1658 à 1664. Mazarin. Marie Mancini. Cromwell. Le petit âge glaciaire. 17231
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Publié par (l.peltier) le 9 novembre 2008 En savoir plus

novembre 1658           

Les pourparlers de paix avec l’Espagne traînent en longueur : au cœur de l’affaire – mais pas au cœur des intéressés – le projet de mariage entre l’infante Marie-Thérèse d’Espagne et Louis XIV, sur lequel Philippe IV tergiverse, ce qui agace Mazarin ; mais il est dans son élément et se met à la manœuvre en propageant la nouvelle d’une union entre Louis et une fille de la duchesse régente de Savoie : l’amusement n’était pas qu’une parole : la cour se transporta à Lyon avec armes et bagages. Philippe IV, apprenant cela lâcha un Este no puede ser y no sera – Ce ne peut être et ne sera pas – et, dans la foulée demanda une audience secrète à Lyon, couronnée de succès pour Mazarin : tel un maquignon venant de faire un gros coup, il  renvoya toutes les savoyardes dans leurs foyers d’un sec claquement de mains : allez, les filles, maintenant vous pouvez rentrer chez vous ; et joignant le geste à la parole il leur fit remettre moulte colliers et bracelets : il fallait bien cela pour que personne ne s’étrangle de rage ! L’amour propre ne le reste jamais bien longtemps, disait Hervé Bazin.

Mais il faillit bien se faire piéger lui-même, et autrement plus gravement : Louis XIV avait rencontré l’une de ses plus jeunes nièces, Marie Mancini [1], et se mît à l’aimer – elle est jolie, elle a vingt ans, ses yeux sont remplis de lumière, pour l’oublier y’a rien à faire -. Le typhus [2] avait failli l’emporter à Mardyck, puis sous les murs de Calais et lors de sa convalescence à Compiègne, Marie Mancini lui avait tenu compagnie tout en éprouvant un chagrin sincère [la Grande Mademoiselle persiflera en disant que Marie se tuait de pleurer] qu’elle ne dissimula pas : et il lui en avait été plus que reconnaissant : le malade se mit en tête de l’épouser ; ce ne fût pas la tâche la plus facile de Mazarin comme de la Reine que de parvenir à l’en dissuader. L’idylle dura 18 mois et ne cessa pratiquement qu’à la veille de son mariage : la belle avait oublié d’être sotte, elle s’était cultivée toute seule quand sa mère la tenait au couvent et la couronne de France ne lui aurait certainement pas déplu. Elle était du voyage à Lyon, caracolant aux côtés du roi, tous deux étincelants de bonheur, avec ces commencements d’Alexandre ou de Bonaparte, cette étoile au front, ce cortège électrisé et un peu fou de jeunesse et de succès, pour paraphraser Julien Gracq parlant de Hugo. Jusqu’aux abords de Lyon, ces jours auront été les jours de gloire de Marie.

Le roi aime son intrépidité, son absence de coquetterie, car il est encore à l’âge où le temps qu’une femme met à sa toilette est plus un embarras qu’une flatterie, et toujours il appréciera par-dessus tout les femmes capables de soutenir le rythme de ses plaisirs.

Françoise Mallet Joris. Marie Mancini. Pygmalion/GérardWatelet 1998

Arrivé à Lyon, il fallut bien s’astreindre à ce pour quoi l’on avait fait ce voyage, et le roi fit preuve d’un empressement certain auprès de Marguerite de Savoie, empressement que Marie se refusa à subir en silence, grippant toute la belle machinerie de son oncle Mazarin.

En mai 1660, quand elle se sera résignée à ne pas épouser Louis XIV, elle le quittera en gardant ce à quoi elle tenait le plus  : sa dignité. Vous m’aimez, vous êtes roi, vous pleurez, et je pars ! [3]

Qui donc a dit que les italiennes étaient bavardes ? Un sujet pareil, Beaumarchais en auraient fait une pièce, Victor Hugo un livre de 500 pages, Henri Troyat une saga de 1000 pages. Là, 10 mots et tout est dit : quel sens de la concision, belle demoiselle Mancini ! On peut se dire : c’est toujours ça de pris sur l’inhumaine condition de roi, car ce fût bien la dernière fois qu’il connut la condition commune : désormais il s’enfermera dans la prison glaciale de l’Étiquette, à laquelle il donnera une puissance et un lustre que l’on ne retrouvera jamais. Cette prison était au demeurant la scène idéale pour que s’y exprime son souci d’être impénétrable, son art de la dissimulation. Rien de tel qu’une grande liturgie pour masquer ce que l’on pense.

Marie quittera la France, épousera puis quittera un grand prince italien, Laurent Colonna et mènera sa vie de bout en bout avec une inaptitude certaine au bonheur, constamment partagée entre sa fierté, sa sincérité et sa faim de fêtes, chasses, parades  en tous genres dont raffolait ce siècle, les difficultés de sa vie se réglant toujours par la fuite en avant, fuir, fuir, toujours fuir ; sur ordre du cardinal, elle ira, de la cour à l’abbaye du Lys, près de Damarie les Bains, puis à la Rochelle, puis à Brouage, puis à Rome pour s’y marier ;  et, de son fait, quand elle se séparera de son mari trousseur de jupons, elle commencera par se réfugier à la cour de Charles Emmanuel de Savoie, à Chambéry comme à Turin, de temps à autre dans un couvent, mais elle évitait cette solution autant que possible en préférant cent fois la vie de la cour ; de là, elle voudra rejoindre l’Espagne, mais, personna non grata en terre de France, elle passera par les Flandres espagnoles pour y aller ; là encore, elle séjournera longtemps dans un couvent sans avoir à partager le quotidien des nonnes. Après la mort de son mari, elle décidera de retourner à Rome, mais une apoplexie la foudroiera à Pise le 8 mai 1715. Sa personnalité n’aura cependant pas été originale au point de s’occuper elle-même de l’éducation de ses enfants.

À sa décharge, elle ne pouvait savoir que la gloire n’est que le deuil éclatant du bonheur, puisqu’il faudra plus de cent ans pour que madame de Staël s’en rende compte, au début du XIX° siècle.

Au XXI° siècle, on reste ébahi du mode de fonctionnement de l’aristocratie européenne des XVII° et XVIII° siècle pour lesquels l’Europe est n’est qu’une grande famille où l’on se dispute certes souvent et beaucoup, mais tout de même une famille où cousins, cousines, peuvent débarquer sans même prévenir chez oncle et tante sans que cela crée une quelconque difficulté et y séjourner longtemps, parfois très longtemps. Chers oncles et tantes, cousins, cousines, me voilà ; je n’ai que très peu de bagages, mais j’apprécierais beaucoup d’être rétablie dans mes droits [droits ? il faut traduire : je voudrais bien une belle maison où je puisse recevoir, une domesticité, un ou deux carrosses – quand on voyage beaucoup il y en a souvent un à réparer -. Madame la Connétable Colonna, mais, voyons, entrez-donc, prenez-place, quelle joie, quel plaisir … Les obligations de famille n’avaient même pas à être négociées, tant elles étaient indiscutables.

Jules Michelet donnera de ce premier amour du roi un scénario quelque peu différent, ne pouvant envisager une seconde que Mazarin ne se réjouisse pas au plus profond de lui-même à la perspective de voir sa nièce reine de France – ainsi,  je mourrais comblé – ; il aurait plus simplement reculé face à la fureur d’Anne d’Autriche : Si mon fils est assez bas pour faire cela, je me mettrai contre lui avec mon second fils, à la tête de tout le royaume.

*****

Mazarin crût que l’amour du roi pour sa nièce ne pouvait être que conforme à ses intérêts. Comme il vit dans la suite que sa mère ne lui rendait aucun compte de ses conversations avec le roi et qu’elle prenait sur son esprit tout le crédit qui était possible, il commença à craindre qu’elle n’en prit trop et voulut apporter quelques diminution à cet attachement. Il vit bientôt qu’il s’en était avisé trop tard : le roi était entièrement abandonné à sa passion.

Madame de La Fayette

chanson de Louis Aragon – 1897-1982 – du Recueil La Diane Française 1944

ET SI …

Louis n’avait pu se résigner à renoncer à Marie Mancini, restée à ses cotés tout au long de sa convalescence à Compiègne, suite à sa guérison quasi miraculeuse du typhus sous les murs de Calais en juillet 1658. Il avait gardé par devers lui  les dispositions dans lesquelles il se trouvait, ne s’en ouvrant qu’à Marie.

  • Je ne puis me résoudre à vivre sans vous. Je tourne et retourne cette affaire en tous sens et n’en trouve pas l’issue. Votre oncle le cardinal tout comme ma mère sont irrévocablement opposés à notre union, qui viendrait mettre à terre tout un réseau d’alliances patiemment construites.

  • Louis, s’il n’est pas possible d’obtenir leur accord, marions-nous à leur insu. Je ne connais pas assez bien la France pour savoir qui et où pourrait être bénie notre union, mais à Rome, et même à Milan plus proche, je sais pouvoir trouver des prêtres à même de célébrer cette cérémonie. Une bourse bien garnie faciliterait probablement bien les choses. Je saurai supporter la fureur qu’en concevra votre mère ; quant à celle de mon oncle le cardinal, elle me fera plutôt sourire de contentement, même si je sais que mon sourire vous déplaira ; que voulez-vous ? il vous a fait ce que vous êtes, et pour moi il n’est qu’un oncle bien trop envahissant.

Le projet avait mûri, avec de nombreuses complicités italiennes, trop heureuses de participer à l’élaboration de ce splendide pied de nez au cardinal… qui n’avait pas que des amis… Chevaux et relais avaient été requis, jusqu’à Milan, – via le col du Mont Cenis –  où un jésuite mis dans le secret avait accepté de bénir leur union. Et il avait fallu aller vite, plus vite que les informations des réseaux du cardinal, aux innombrables indics, qui avaient certainement reçu mission de mettre la main sur ces deux tourtereaux inconscients, qui s’apprêtaient à mettre à bas les fondements mêmes de la monarchie. Quant on relève d’un typhus qui a failli vous envoyer dans l’au-delà, cela tient de l’exploit… mais, amoureux à 20 ans, quelle épreuve pourrait bien vous mettre à bas ?
Le retour en France avait lui aussi été bien étudié et le couple royal, dans un carrosse plutôt simple, avait mis quelque lenteur pour regagner Paris, cultivant à l’envi en province une popularité que la jeunesse, la beauté, l’intelligence leur offraient sur un plateau. Lyon, accoutumé à recevoir des reines de France venant d’Italie, sut leur donner un avant-goût de ce qu’allait être leur arrivée dans la capitale. Munis de cette force, leur entrée dans Paris fut une fête d’une indescriptible joie. Avec cette reine, notre roi n’aura que du bonheur ! Il ne restait plus à la reine mère et à Mazarin qu’à afficher un sourire crispé.
Le règne du roi s’annonçait sous les meilleurs auspices, non que son amour pour sa jeune épouse lui ait fait oublier la fronde, les enseignements de Mazarin, mais il employa un peu moins d’ardeur à museler les princes ligueurs et à en faire les dociles courtisans de Versailles ; il donna encore moins de place à sa mégalomanie et les fêtes de Versailles, plus rares, ne baignèrent pas dans les intrigues permanentes et vaines. La sacro-sainte Étiquette perdit sa majuscule. Aimée du roi, le rôle de Marie ne se limita pas à celui de reproductrice et mère des princes et princesses : elle marqua son règne en calmant son amour de la guerre, en prenant plus en compte le quotidien de ses peuples…  elle prit un rôle officieux de médiatrice des artistes italiens, sachant argumenter pour que le génial Cavalier Bernin, reste l’invité préféré de Louis XIV, comme Léonard de Vinci l’avait été de François I°, plutôt que de s’en retourner en Italie six mois plus tard, écœuré par le sévère, austère, laborieux et tout puissant Colbert et tous ses collaborateurs qui ne savaient que ricaner sur ses plans du Louvre qui ont plus de défauts qu’il ne faut de pierres pour le bâtir.
Elle parvint à instaurer une limite à son fol orgueil … ce fut un heureux règne.
Quand on lui rapportait ce qui se disait dans les tavernes, les échoppes et autres lieux publics – ce que l’on entend le plus souvent, parlant de vous, c’est : Notre Reine – elle souriait en enchaînant : Oh là, mais c’est qu’il faut faire attention… En France, fille aînée de l’Église, Notre Reine, c’est ainsi que l’on nomme la Vierge Marie dans certains chants religieux ; quand je mourrai, en arrivant au ciel, on va me dire :

Ainsi, c’est vous qui avez usurpé le nom de la Vierge Marie… La faute est impardonnable … en enfer !
Non, je vous en supplie, pas en enfer…  Mais ne vous méprenez pas, car ce n’est pas vraiment l’enfer que je ne pourrai supporter, c’est de revoir mon oncle.
Votre oncle ?
Le cardinal Mazarin.
Ah, c’est votre oncle ! En effet… je comprends. Bon, ça va. Entrez, mais n’oubliez plus jamais que Notre Reine, c’est la Sainte Vierge.
Si, si, ho capito. Scusi. Grazie mille.

Et elle riait, elle riait, elle riait. Elle aidait ainsi la France à oublier Mazarin. Les mazarinades repartaient d’où elles venaient : au caniveau. Elle n’avait certes pas terrassé l’Étiquette, mais lui avait tout de même porté un sérieux coup. Et malgré ses sorties pleines de gaieté, de drôlerie, les Français avaient continué à l’appeler notre reine.

Late 1650's - 'Portrait of 'Marie Mancini Princesse de Colonna' (Italian, Roma, 1639-1715) by Jacob Voet (Belgian, Ant… | Portrait, Female portrait, European dress

1658

L’armée suédoise peut se passer de bateaux pour attaquer les Danois à Copenhague, car la mer Baltique est gelée.

31 10 1659

Louis XIV a fait construire une glacière à Versailles ; le succès de l’entreprise l’amène à accorder le privilège de la glace aux fermiers dépendant des Intendants, leur donnant permission de faire construire et bâtir des glacières en tous lieux et endroits du Royaume et y faire vendre de la glace. Les particuliers sont autorisés à avoir des glacières, mais pour leur usage seulement. Se créa alors un important commerce : Montpellier, par exemple s’approvisionnait essentiellement sur l’Aigoual, distant d’une centaine de kilomètres ; mais, les années chaudes, on pouvait aller chercher la glace au Ventoux, voire dans les Alpes : les rendements n’étaient alors certes pas brillants : en 1772, 400 quintaux de glace du Ventoux deviennent 20 quintaux à Montpellier, soit 5 % ! (un quintal = 38 kg.). Plus tard, de 1865 à 1893, les Suisses exploiteront les glaciers du Trient et de Saleinaz, dans le Massif du Mont Blanc, à raison de 20 à 30 tonnes/jour, conservant la glace dans de la sciure et l’expédiant à Paris, Lyon, Marseille : l’actuel chemin qui longe le bisse de Trient, du front du glacier au col de la Forclaz, a commencé par être un chemin de convoyage de la glace de Trient sur une voie ferrée.

7 11 1659 

La paix des Pyrénées met fin à 25 ans de guerre contre l’Espagne.

L’un des drames des Pyrénées, c’est que leurs portes n’ont jamais servi dans les deux sens à la fois. Ou la France est éducatrice, et tout transite du Nord au Sud : c’est le cas à partir des XI°, XII° siècles, jusqu’au XV° siècle. Ou le flambeau passe à l’Espagne, et tout circule du Sud au Nord : c’est le cas aux XVI° et XVII° siècles. Le dialogue ancien de la France et de l’Espagne a donc brusquement changé de sens ; il en changera encore au XVIII° siècle. Au temps de Cervantès, la France recherche les modes et les leçons du pays voisin, pays raillé, honni, craint et admiré tout à la fois. L’Espagne rompt au contraire les contacts, surveille ses frontières, interdit aux sujets des Pays-Bas d’aller étudier en France, retire de Montpellier ses apprentis médecins.

Étrange dialogue, une fois de plus sans affection. Où, si ce n’est aux Pays-Bas – l’Espagnol a-t-il alors été plus raillé que chez nous ? Pauvre Segnor ! Le voilà comparé à toutes les bêtes, diable en la maison, loup en table, pourceau en sa chambre, paon en la rue, renard avec les femmes… et j’en passe. Gardez-vous donc du Segnor en tous lieux conclut le pamphlet. Mais ce Segnor dont on se moque, on l’envie, on l’imite. Le rayonnement de l’Espagne est celui d’un peuple fort, d’un Empire immense, sans crépuscule, d’une civilisation plus raffinée que la nôtre.

Fernand Braudel. La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II. 2. Destins collectifs et mouvements d’ensemble. Armand Colin 9° éd. 1990

9 06 1660   

Louis XIV vient de parcourir son royaume pendant un an : Bordeaux, Toulouse, Aix, Marseille qui perd toute autonomie municipale. Il est à Saint Jean de Luz pour y rencontrer et épouser l’infante d’Espagne Marie-Thérèse, en compagnie de laquelle il entrera solennellement à Paris le 26 août. Marie-Thérèse… ce n’est pas Marie Mancini : elle n’est pas spécialement futée, mais tout de même un peu plus que son cadet Charles qui va monter sur le trône d’Espagne 5 ans plus tard : dernier des Habsbourg espagnols, Charles II est un idiot congénital : à 38 ans, quand il mourra, impuissant, il saura à peine lire et écrire. Il avait pris sur lui toutes les tares de la consanguinité. Les susceptibilités de chaque nation, la religion de l’étiquette cultivée sans mesure compliquent l’affaire à souhait. La patte de Mazarin est encore là, à l’œuvre depuis un an pour peaufiner tout cela :

  • Le mariage par procuration a eu lieu à Fontarabie.
  • Comme l’étiquette s’oppose à ce que le roi d’Espagne traverse la frontière, la ratification du traité des Pyrénées et du contrat de mariage ont lieu sur l’île des Faisans[4], au milieu de la Bidassoa, qui fait frontière.
  • La cérémonie du mariage religieux a lieu à Saint Jean de Luz

25 09 1660 

L’Anglais Samuel Pepys note : Bu pour la première fois une tasse d’un liquide chinois, du thé. Bien longtemps, il fut infect : les Chinois n’exportaient que les plus mauvaises qualités de leurs 85 variétés.

Le thé très fermenté est réservé à l’avant breakfast et au breakfast ; étendez-le d’eau, il ne s’éclaircira jamais. Plus la journée s’avance, plus le thé doit être vert et moins la feuille est fermentée. Le faire infuser plus de cinq minutes développe un excès de tannin. Les Anglais sont toujours fidèles à la formule perpétuée chez nous par les nurses : une cuillerée par personne et une pour la théière.

Paul Morand. Londres 1933

1660 

On voit apparaître en Valais le mot de crétin, pour désigner les malades atteints d’hyperthyroïdie, qui se traduit par un goitre. Crétin ne vient pas du tout de chrétien mais dérive d’une expression valaisanne. En effet, les Suisses de cette région qui vivaient en altitude, sur les crêts, buvaient de l’eau de pluie quasi-pure, celle-ci n’ayant pas eu le temps de se charger en minéraux et en iode en descendant dans la vallée. Les carences entraînaient des malformations et des symptômes divers que l’on nommait crétinisme.

https://www.topito.com/top-etymologie-improbable

On parle alors de crétin du Valais et des Alpes voisines. Ce n’est qu’au XIX° siècle que le terme deviendra péjoratif et on ne dira plus que crétin des Alpes. En fait, dès l’an mil, Raoul Glaber, parlait des Alpes, où l’on trouve en grand nombres des gens idiots, le plus souvent établis dans des lieux inaccessibles. Il faudra attendre la première moitié du XIX° siècle pour que l’on réalise que le principal responsable de ce dysfonctionnement de la thyroïde était un déficit en iode, mais il faudra attendre 1922 pour que le comité d’hygiène de la Suisse impose l’iode, bientôt suivi par tous les pays de l’arc alpin, puis par l’ensemble des pays du monde, qui imposeront que, pour les régions concernées, le sel soit iodé, c’est-à-dire qu’on y ajoute tout simplement quelques milligrammes d’iode par kilo. Et cela suffira pour que les thyroïdes se remettent à fonctionner normalement.

Escalades dans les Alpes/CHAPITRE XVI - Wikisource

Crétin des Alpes à Aoste. Gravure d’Edouard Whymper, le grand alpiniste.

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Hypothyroïdie congénitale, gravure, Vienne 1819. Bundesdenkmalamt, Autriche.

Importation de châssis vitrés hollandais pour permettre la culture en serres de légumes destinés à la cour.

8 03 1661  

À 57 ans, Mazarin s’éteint à Vincennes : néphrite aiguë, œdème pulmonaire etc…

Mazarin avait eu l’immense tort de n’être pas né français, et ceci sera suffisant aux yeux de bien des historiens pour le dénigrer systématiquement. En fait, dans cette époque de disputes incessantes, qu’elles aient pris la forme de fronde ou de guerre, on ne peut que souligner qu’à sa mort, il laisse un pays en paix : en paix intérieure car il a mis fin à la fronde sans pour autant remplir les prisons et en paix extérieure : il n’a pas hésité à s’allier avec le diable, – l’Angleterre de Cromwell – pour avoir sa flotte de son coté, il a arrangé le mariage du roi avec l’infante d’Espagne, et là encore c’était des décennies de paix assurées.

1650.Cardinal Jules Mazarin (1602-1661) by Philippe de Champagne ...

par Philippe de Champaigne (1602-1674), Le Cardinal Mazarin. Musée Condé, Chantilly,

Personnellement, pour que nul ne vienne enquêter de trop près sur l’origine de son immense fortune, le très habile cardinal s’offrit un ultime tour de passe-passe en léguant sa fortune au roi ; mais un autre testament suivit, qui annula le premier, en nommant cinq exécuteurs testamentaires pour en faire bénéficier sa famille. Mais pour lui, l’essentiel était ailleurs : Je vous dois tout, Sire ; mais je crois m’acquitter en quelque manière en vous donnant Colbert.

On estime comme suit le montant de ses seuls bénéfices ecclésiastiques :

1641 16 000 livres Saint-Médard de Soissons
1642 96 000 livres Ourscamp, Corbie et Saint-Michel en L’Herm
1643  138 500 livres  6 abbayes
1644 158 500 livres.  7 abbayes
1645 147 500 livres 7 abbayes
1646  193 750 livres 9 abbayes
1647  218 750 livres 10 abbayes
1648  228 250 livres 11 abbayes
1656 485 630 livres 19 abbayes – dont Saint-Denis pour 140 000 1.
 1658 478 000 livres 20 abbayes
1661 572 000 livres  21 abbayes plus une pension sur l’évêché d’Auch

Détail pour 1656, d’après le Minutier central, étude XCV 24, 1° juin 1656, contrat avec Girardin.

Cercamp 4 600 1.
La Chaise-Dieu 18 630 1.
Chastenoy 400 1.
Cluny  57 000 1.
Corbie 10 000 1.
 Grand-Selve et Moissac
38 000 1.
Saint-Arnoul, Saint-Vincent, Saint-Clément (Metz) 10 800 1.
Saint-Bénigne de Dijon (seulement en 1658  10 000 1.
Saint-Étienne de Caen 38 800 1.
Saint-Germain d’Auxerre 15 300 1.
Saint-Honorat de Lérins 12 400 1.
Saint-Lucien de Beauvais 19 000 1.
Saint-Mansuit de Toul  3 300 1.
Saint-Médard de Soissons 18 500 1.
Saint-Michel en L’Herm  36 000 1.
Saint-Seyne  8 000 1.
Saint-Victor de Marseille 35 900 1.
Saint-Vigor de Cerisy 14 000 1
 

Joseph Bergin. Cardinal Mazarin and his benefices, in French History, 1987, pp. 11 et 23

On pourrait épiloguer longtemps sur cette fortune ministérielle, l’une des plus fortes qu’on connaisse, en tout cas en France. L’historien n’est ni un moraliste ni un juge, et n’a pas à le devenir. Il peut seulement constater qu’un certain nombre de propos fort malveillants colportés sur Mazarin ont dû correspondre à la réalité. Mais il ne peut oublier que cet homme évidemment avide, retors, mais suprêmement intelligent, travailleur et dévoué à son vrai roi et filleul autant qu’à sa mère, a su gagner deux guerres, trois provinces, sauvegarder un trône menacé, et a beaucoup moins fait souffrir la France que les révoltés, les soudards, et même la disette et l’épidémie qui vont bientôt reparaître.

Pierre Goubert. Mazarin. Fayard 1990

9 03 1661  

Louis XIV, 23 ans, réunit à sept heures le chancelier, les ministres et secrétaires d’État :

Messieurs

Je vous ai fait assembler avec mes ministres et mes secrétaires d’État pour vous dire que, jusqu’à présent, j’ai bien voulu laisser gouverner mes affaires par feu M. le cardinal ; il est temps que je les gouverne moi-même. Vous m’aiderez de vos conseils quand je le demanderai. Hors le courant du Sceau auquel je prétends ne rien changer, je vous prie et vous ordonne, Monsieur le chancelier ne rien signer en commandement que par mes ordres et sans m’en avoir parlé, à moins qu’un secrétaire d’État ne vous les porte de ma part […]. Et vous, mes secrétaires d’État, je vous ordonne de ne rien signer, pas même une sauvegarde, ni un passeport sans mon consentement […]. Et vous, Monsieur le surintendant, je vous ai expliqué mes volontés ; je vous prie de vous servir de Colbert, que feu M. le cardinal m’a recommandé. Pour Lionne, il est assuré de mon affection, et je suis content de ses services. […] La face du théâtre change. Dans le gouvernement de mon État, dans la régie de mes finances et dans les négociations au-dehors, j’aurai d’autre principes que ceux de feu M. le cardinal. Vous savez mes volontés, c’est à vous maintenant, Messieurs, de les exécuter.

Mémoires de Brienne

Puis il fixa les règles de travail : Conseil d’en haut, restreint aux ministres, tous les jours de neuf à onze heures, conseil avec le chancelier tous les deux jours pour les affaires du Sceau et de la justice, conseil consacré aux finances les après-dîners.

30 04 1661

En Chine, la dynastie Ming est tombée en 1644 au profit des Mandchous qui ont installé la dynastie Qing. Mais les Ming continuent à avoir des partisans qui luttent pour leur retour au pouvoir. Le général chinois Koxinga est des leurs, qui réalise qu’il lui faut une base arrière pour continuer le combat et ainsi part, suivi de 25 000 hommes à la conquête de l’île de Formose – ainsi qualifiée par les Portugais en 1542 Ilha Formosa : la Belle île -, alors colonie hollandaise depuis 1642. Il entreprend le siège de Fort Zeelandia, qui se rend le 1 février 1662 ; Koxinga mourra de la malaria le . Son fils Zheng Jing lui succèdera à la tête du royaume de Tungning qui règne désormais sur l’île.

4 05 1661

Colbert s’est chargé de rendre Louis XIV méfiant vis à vis de Fouquet. Mais l’aveuglement de cet épicurien avide de pouvoir est tel que plus n’est besoin de Colbert pour que le border line permanent saute aux yeux. Louis XIV décide de le renvoyer, mais en diffère l’exécution après les moissons, de façon à assurer sans troubles les rentrés d’impôts, ce qui le contraint à simuler : La calamité générale de tous mes peuples, sollicitait sans cesse ma justice contre lui. Mais ce qui le rendait plus coupable envers moi était que, bien loin de profiter de la bonté que je lui avais témoignée en le retenant dans mes conseils, il en avait pris une nouvelle espérance de me tromper et, bien loin d’en devenir plus sage, il tâchait seulement d’en être plus adroit. Mais quelque artifice qu’il pût pratiquer, je ne fus pas longtemps sans reconnaître sa mauvaise foi.

[…] Ce qui m’incommodait était que pour augmenter la réputation de son crédit, il affectait de me demander des audiences particulières, et que, pour ne pas lui donner de défiance, j’étais contraint de les lui accorder et de souffrir qu’il m’entretint de discours inutiles, pendant que je connaissais à fond toute son infidélité. Vous pouvez juger que, à l’âge où j’étais, il fallait que ma raison fit beaucoup d’efforts sur mes ressentiments pour agit avec tant de retenue.

 Louis XIV. Mémoires au Dauphin

17  08 1661

Deux très riches mariages, l’un à 25 ans, l’autre à 36, une entreprise maritime et coloniale héritée de son père, une intelligence et habileté hors-pair ont mis Nicolas Fouquet, surintendant des finances et procureur général près le Parlement à la tête d’une colossale fortune qu’il dépense en se construisant un château à Vaux-le-Vicomte, acquis en 1641 avec, pour devise : Quo non ascendam ? – Jusqu’où ne pourrais-je monter ? c’est un écureuil qui orne ses armoiries – … Il en a confié la construction à Le Vau, et les jardins [5] sont de Le Nôtre et Le Brun. Dès 1659, la monarchie lui doit plus de 5 millions de livres. Certains de ses protégés nous sont encore connus : La Fontaine, Perrault, Corneille.

Trois mille invités sont là, venus de toute la France, parfois de l’étranger ! Autant de carrosses encombrent la route de Paris à  Melun. Trente-six douzaines de plats d’or massif, cinq cent douzaines d’assiettes d’argent, verrerie de cristal et service d’or ornent les quatre-vingt tables et trente buffets, d’où l’insistance que met Colbert à écrire au roi que Sa Majesté n’a même pas une paire de chenets d’argent !

Michel Vergé-Franchesci. Colbert. Biographie Payot 2003

Je donne au liquide cristal
Plus de cent formes différentes
Et le met tantôt en canal
Tantôt en beautés jaillissantes ;
On le voit souvent par degrés
Tomber à flots précipités ;
Sur des glacis je fais qu’il roule,
Et qu’il bouillonne en d’autres lieux ;
Parfois il dort, parfois il coule,
Et toujours il charme les yeux.

Jean de La Fontaine. Le songe de Vaux

Lequel Jean de la Fontaine n’aura pas toujours été seulement le remarquable observateur de la vie des grands et des moins grands, tout empreint de sagesse et d’ironie, mais aussi un acteur de l’amour au verbe bien cru :

Aimons, foutons, ce sont des plaisirs
Qu’il ne faut pas que l’on sépare ;
La jouissance et les désirs
Sont ce que l’âme a de plus rare.
D’un vit, d’un con et de deux cœurs
Naît un accord plein de douceurs
Que les dévots blâment sans cause.
Amaryllis, pensez-y bien :
Aimer sans foutre est peu de chose,
Foutre sans aimer, ce n’est rien.

Jean de la Fontaine. Contes libertins

Le 11 juillet, Fouquet avait reçu avec éclat la Cour à Vaux. Madame et Monsieur avaient admiré la merveille surprenante des grandes eaux. Après une somptueuse collation, ils avaient eu droit à un concert et à la première d’une comédie de Molière – L’école des maris –, qui plut tant que sa troupe fut invitée à venir la jouer à Fontainebleau quelques jours plus tard. Le roi, qui n’avait pu venir, accepta une invitation pour le mercredi 17 août. Ce fut la fameuse fête qui reste associée à la chute spectaculaire du surintendant, comme la roche Tarpéienne au Capitule… Fouquet, malade, n’eut pas trop d’un mois pour mettre au point les préparatifs de cette réception qu’il imaginait comme une apothéose. Il vida Saint-Mandé et l’hôtel d’Emery de tous leurs meubles, fit convoyer à Vaux par chariots entiers des tapisseries, du linge et de la vaisselle d’argent. À Molière, il commanda une nouvelle pièce de théâtre.

Après des semaines d’attente fébrile arriva le grand jour. La reine mère et ses dames vinrent en carrosse, comme le roi, tandis que Madame, enceinte, emprunta une litière. Les gardes françaises, à pied, retardaient la marche, si bien que la Cour, partie à trois heures, n’arriva qu’à six.

Louis s’accorda quelques instants de repos dans le château. C’est alors qu’il eut l’agrément de découvrir dans la salle à manger un portrait de Le Brun le représentant assis sur son lit de justice avec les marques de la puissance royale. Il comprit ainsi avec quel éclat le surintendant entendait le recevoir. Mme de La Fayette note dans son Histoire d’Henriette d’Angleterre que le roi en arrivant fut étonné et que Fouquet le fut de remarquer que le roi l’était. Etranges instants, où la vérité surgit soudain des regards démasqués… Il passa ensuite au jardin, où la Cour admira avec lui les parterres, les statues, les vertes prairies, la gerbe d’eau, la fontaine de la couronne, celle des animaux. La végétation encore tendre et la plupart des arbres récemment plantés donnaient une impression de jeunesse et d’inachèvement qui ne déparait pas la fête. Le roi s’arrêta devant le spectacle des eaux jaillissantes et cascadantes. C’est ici, dit l’auteur anonyme d’une relation de l’époque, où il faut que Tivoli et Frascati et tout ce que l’Italie se vante de posséder de beau, de magnifique et de surprenant avouent qu’ils n’ont rien de comparable à Vaux. Ce n’est rien de dire que cent jets d’eau de plus de trente-cinq pieds de hauteur de chaque côté faisaient qu’on marchait dans une allée comme entre deux murs d’eau. Il y en avait encore pour le moins plus de mille qui, tombant dans des coquilles et des bassins merveilleusement bien taillés, faisaient un si grand et si beau bruit que chacun jurait que c’était le trône de Neptune…

Nul doute que Louis XIV gardait en souvenir cette saisissante promenade lorsqu’il commanda les aménagements hydrauliques de Versailles puis de Marly. Au milieu de ces merveilles, les courtisans chargés de rubans et de plumes formaient une symphonie de couleurs vives. Fouquet avait eu la délicate attention de réserver une calèche pour la reine mère afin qu’elle pût participer à la promenade.

Le ciel s’obscurcissant, tous s’en revinrent au château, où Mme la surintendante fit avec grâce les honneurs de sa maison. Une loterie fut organisée, qui n’eut que des gagnants. Ensuite fut servi un ambigu, préparé par Vatel, qui bâtissait là sa réputation. Pour ce faire, on avait dressé 80 tables et une trentaine de buffets et utilisé 120 douzaines de serviettes, 500 douzaines d’assiettes d’argent, 36 douzaines de plats et un service complet en vermeil. Après avoir goûté des mets exquis et abondants, la Cour retourna au jardin. Là, dans l’allée des sapins, sous la grille d’eau, parmi la fraîcheur des fontaines, se dressait un théâtre. Charles Le Brun et le machiniste italien Giacomo Torelli avaient travaillé au décor.

De feuillages touffus la scène était parée,
Et de cent flambeaux éclairée :
Le Ciel en fut jaloux. Enfin figure-toi
Que lorsqu’on eut tiré les toiles,
Tout combattit à Vaux pour le plaisir du roi :
La musique, les eaux, les lustres et les étoiles.

C’est ce qu’écrivait La Fontaine à son ami Maucroix, à Rome. L’estrade était vide. Un Molière embarrassé monta sur les planches en habit de ville, s’excusant d’avoir manqué de temps et d’acteurs pour donner à Sa Majesté le divertissement qu’elle semblait attendre. Chacun se regarda, surpris : c’était un artifice de comédien, prélude au divertissement. Mais écoutons La Fontaine :

D’abord aux yeux de l’assemblée
Parut un rocher si bien fait
Qu’on le crut rocher en effet ;
Mais insensiblement se changeant en coquille,
Il en sortit une nymphe gentille,
Qui ressemblait à la Béjart,
Nymphe excellente en son art,
Et que pas une ne surpasse.
Aussi récita-t-elle avec beaucoup de grâce
Un prologue estimé l’un des plus accomplis…

Ce prologue, débité par la naïade en équipage de déesse, était un éloge du roi conçu par Pellisson :

Jeune, victorieux, sage, vaillant, auguste,
Aussi doux que sévère, aussi puissant que juste […]
Et le ciel à ses vœux ne peut rien refuser.
Ces termes marcheront, et, si Louis l’ordonne,
Ces arbres parleront mieux que ceux de Dodone.
Hôtesses de leurs troncs, moindres divinités,
C’est Louis qui le veut, sortez, Nymphes, sortez…

À peine Madeleine Béjart eut-elle fini qu’en effet des termes, des statues et des arbres jaillirent des dryades et des satyres qui dansèrent galamment au son des violons et des hautbois. Puis la troupe de Molière enchaîna avec la représentation des Fâcheux, pièce conçue en quinze jours, apprise en trois, et qui était la première d’un genre nouveau, la comédie-ballet. Les actes étaient entrecoupés de ballets de Beauchamp, dansés principalement par le sieur Olivet, dans lesquels apparaissaient des fâcheux en tous genres. On avait aussi intercalé une courante de Lully. La pièce de Molière soulignait, bien entendu, les mérites de Sa Majesté.

Aux Fâcheux succéda un somptueux feu d’artifice, œuvre de Torelli. Déchirant le voile de la nuit, le parc s’illumina de girandoles qui formaient des chiffres et des fleurs de lys. Sur le canal, tandis qu’éclatait le vacarme des trompettes et des tambours d’un combat fictif, on vit s’avancer une baleine d’où s’échappaient des pétards fumigènes. La Fontaine à Maucroix :

Figure-toi qu’en même temps
On vit partir mille fusées,
Qui par des routes embrasées
Se firent toutes dans les airs
Un chemin tout rempli d’éclairs,
Chassant la nuit, brisant ses voiles.
As-tu vu tomber les étoiles… ?

La cour étonnée, ravie, abasourdie par tant de nouveautés, revint en silence vers le château, croyant la soirée terminée. C’est alors que le bouquet final partit du clocheton du dôme. Fusées et serpenteaux formaient une voûte sous laquelle les invités passèrent. Ce feu d’artifice fit deux victimes, deux chevaux du carrosse de la reine mère qui s’emballèrent.

Au château on servit, accompagnée par un ensemble de vingt-quatre violons, une dernière collation composée principalement de fruits. Enfin, les invités prirent congé de leur hôte. Fouquet était ébloui de son propre faste. Dans sa magnificence, il avait une dernière fois offert son domaine au roi. On plia les marchepieds des carrosses, et les troupes repartirent, tambour battant, comme elles étaient venues.

Le roi, qui s’était contenu durant tout le spectacle, dit alors à sa mère : Ah ! Madame, est-ce que nous ne ferons pas rendre gorge à tous ces gens-là ? L’abbé de Choisy, qui rapporte ce propos, prétend qu’il aurait songé à faire arrêter son surintendant sur-le-champ mais qu’Anne d’Autriche l’en détourna. Il est plus vraisemblable qu’il se contenta de serrer les poings de fureur en attendant le déclenchement du plan prévu…

Telle fut la fête de Vaux : vertigineux divertissement d’un mégalomane aveugle qui croyait plaire, étalage de luxe inouï qui ne pouvait qu’exaspérer le roi, humilié par l’éclatante et folle vanité de l’un de ses sujets alors que, comme le dira Colbert, les maisons royales étaient vides et qu’il ne s’y trouvait pas même une paire de chenets d’argent pour la chambre du monarque.

Jean-Christian Petitfils. Fouquet. Perrin 1999

Château de Vaux-le-Vicomte, si Vaux m'était conté - Détours en France

5 09 1661

À l’occasion d’un voyage en Bretagne qui le fait passer par Nantes, le roi ordonne l’arrestation de Nicolas Fouquet, ennemi juré de Colbert, lui-même vivement recommandé au Roi dans le testament de Mazarin. La découverte des travaux effectués à titre privé à Belle Isle, la transformant en véritable camp retranché l’avait conforté dans sa résolution : une garnison de 200 hommes, 400 pièces de canon, des bombes, des mortiers, des armes pour 6 000 hommes ! comment donc tolérer cela ! Il a différé la décision de trois jours, le temps pour Fouquet de se remettre d’une méchante fièvre – probablement la malaria -. C’est le brave mousquetaire d’Artagnan qui s’en charge, cueillant le surintendant à la sortie du château de Nantes ; cette arrestation assure la promotion à ce poste de Colbert. Fouquet sera d’abord détenu à Angers, puis Amboise, Vincennes et enfin Pignerol, sur les contreforts du sud des Alpes italiennes.

Charles de Batz, de Castelmore d’Artagnan [6] par sa mère, avait quitté sa Gascogne en 1635, pour intégrer la Compagnie des Mousquetaires, laquelle sera dissoute pour avoir penché pour la fronde contre Mazarin. Mais d’Artagnan lui restera fidèle et deviendra chef des Mousquetaires lorsque ceux-ci seront reconstitués. Il mourra le 24 juin 1673 lors du siège victorieux de Maastricht, sous les ordres de Vauban. Le roi ne se contentera pas de belles paroles en hommage au grand homme : il adoptera ses deux filles.

Que Nicolas Fouquet n’ait commis aucun vol grossier, qu’il n’ait pas eu la volonté de piller les deniers de l’État – ce qui ne saurait se dire de Mazarin, des trésoriers de l’Épargne ou des agents de la surintendance -, c’est une thèse qui peut se défendre. Rien, en effet, ne démontre qu’il ait puisé directement dans les caisses du Trésor. Il reste qu’on ne saurait en faire un parangon de vertu. Il est difficile d’admettre qu’au milieu de cette orgie de faux et de concussion Fouquet soit resté blanc comme neige. Ne lui prêtons pas une conscience plus délicate qu’aux autres. Il s’est servi de certains procédés en usage dans son administration, où la confusion était telle, hélas ! que plus personne ne savait où finissait le bien, où commençait le mal.

Quoiqu’une partie des preuves ait disparu, ses techniques d’enrichissement peuvent être aisément repérées. À l’égard du roi, il agissait à la fois comme banquier, comme financier et comme traitant :

1°) Comme banquier de l’État, il se faisait rémunérer par des différences d’intérêt. Son crédit lui permettait d’emprunter à 10 %. Il est facile de comprendre qu’il reprêtait ces sommes au taux ordinaire auquel le roi pouvait prétendre : 15 % au minimum. Fouquet, qui agissait comme prêteur privé, considérait qu’il rendait service au roi. Il était donc naturel qu’il y trouvât son compte. Mazarin agissait de même. En droit, ses fonctions d’ordonnateur des fonds lui interdisaient de faire des avances à l’État. Mais la règle avait été oubliée depuis longtemps par ses prédécesseurs.

2°) Comme financier, il avait recours à la technique de la réassignation de vieux billets surannés. Il ramassait à vil prix des créances de l’État irrécouvrables gagnées sur des fonds à sec qu’il réassignait sur des fonds productifs. Tout le monde le faisait, de Mazarin à Gourville. Lui-même en usait ainsi pour ses amis. […]

3°) Comme traitant, retranché derrière des prête-noms, il achetait des droits sur le roi, mieux il se les attribuait en remboursement d’avances qui lui étaient dues. Il acquit ainsi les deux tiers des parisis des cinq sols pour muid de vin entrant dans Paris, dont jouissaient les administrateurs des hôpitaux, de même que les deux tiers des parisis des deux sols pour muid de vin appartenant à la Ville et les deux tiers des parisis appelés la ceinture la reine. Sous le nom de Rémy et avec un ami de Basile, le sieur de Varangeville, il s’adjugea les deux tiers des droits des sucres et cires. L’autre tiers fut pris par Girardin. Il acheta cette participation avec de vieux billets et se les fit rembourser. La liquidation de l’affaire fut arrêtée en Conseil à 500 000 livres. Fouquet et Varangeville trouvèrent que c’était peu. Ils le dirent au cardinal qui, par l’intermédiaire de l’abbé Fouquet, leur répondit de porter la somme à 750 000. Sans autre forme de procès, on raya donc sur l’ordonnance les 500 000 livres et on écrivit à leur place 750 000 ! Mazarin l’avait dit !

Ce ne sont que des exemples. On pourrait parler des droits et billots de Bretagne, des regrats de Melun, de ceux du Languedoc, des aides de Romorantin, des octrois de Moret et de Montereau, des parisis des ports et péages de la rivière de Seine, etc. À ces opérations fort juteuses, Nicolas associait ses parents et amis. Prenons le bail des octrois des villes, dont il fit renouveler en août 1657 la moitié des adjudications. On trouva chez Bruant des Carrières, qui n’intervenait pas pour son compte, mais pour celui de son patron, une enveloppe portant : Octrois de certaines villes appartenant à Monseigneur. La liste est éloquente : tous étaient des parents, des amis intimes ou de proches créatures du surintendant. Celui-ci avait écrit de sa propre main les noms des attributaires des sous-traités : à Vatel les octrois de Meaux, à Achille de Harlay ceux de Montargis, à Henri de Graves ceux d’Orléans, à Hector Pierre Chanut ceux de Chartres, à Pierre Clément ceux de Châteaudun, Nogent-le-Rotrou, Langres, Angers et Saumur, au marquis de Créqui, ceux d’Amiens, Bonneval, Magny et Château-Gontier, au chevalier de Clerville ceux de Chalon, au chevalier de Maupeou ceux de Troyes, à Mme du Plessis-Bellière ceux de Sézanne, à Gilles Fouquet ceux de Tours, etc. C’était la curée !

Les esprits vétilleux objecteront que ces placements n’étaient pas illégaux, que le grand Sully avait fait main basse sur les aides de Pont-Audemer, Evreux et Elbeuf, que l’intègre Servien collectionnait lui aussi les droits sur le roi. C’étaient, dira-t-on, des pratiques auxquelles toute l’élite du pays participait joyeusement. Il reste qu’il était choquant, même à l’époque, de voir les surintendants s’intéresser en tant que capitalistes privés à des opérations qu’ils décidaient en tant que ministres ! L’imbrication malsaine des deux fonctions risquait de mener à de dangereuses dérives. S’il était nécessaire effectivement pour sauver l’État d’engraisser les traitants avec d’ahurissantes remises, quel besoin Fouquet ou Servien avaient-ils de prendre leur place ? Ils n’avaient pas l’excuse de soutenir le crédit public. De là à penser qu’ils arrangeaient certaines affaires en fonction de leurs intérêts, il n’y a qu’un pas qu’on serait tenté de franchir. Le traité du marc d’or permettant à Nicolas de recouvrer rapidement les avances qu’il avait consenties à la couronne après la déroute de Valenciennes paraît louche à bien des égards.

Faut-il ajouter d’autres pratiques douteuses, jongleries aventureuses ou techniques acrobatiques ? Il est probable que Fouquet s’est fait accorder des donatifs, usage si courant que tout le monde au sein du groupe dirigeant en profitait, Mazarin – on s’en serait douté ! -, la reine et même le roi ! Il est possible qu’il ait reçu des pensions sur les fermes mises en adjudication. On n’en a pas la preuve tangible, car la plupart de celles évoquées à son procès se révélèrent appartenir au cardinal, mais très fortes sont les présomptions. Sur la ferme des convois de Bordeaux, vieille taxe payée par les négociants de ce port (primitivement pour couvrir les frais l’escorte militaire de leurs navires), une pension existait, sur laquelle, comme par hasard, émargeaient ses principaux amis et obligés, le comte de Brancas, le duc de La Rochefoucauld, Mme du Plessis-Bellière et son gendre Créqui. On peut concevoir à la rigueur, comme il le dit avec une certaine hypocrisie, que cela n’a point passé par ses mains, mais, que diable ! il a bien fallu qu’il en ait donné l’ordre ! Ce n’est pas Gourville, spécialiste de ce genre de racket, qui spontanément en a eu l’idée.

Sans doute ne faudrait-il pas trop noircir le tableau. On l’a dit à propos de Mazarin, il est difficile de juger les abus d’une époque avec la morale des affaires de la nôtre. Fouquet le magnifique n’avait probablement qu’une lointaine idée de ses comptes. Il puisait dans le Pactole en crue qui coulait à ses pieds avec une prodigalité princière et insouciante, sans préméditation, assuré qu’on mettrait un jour les comptes au net, quand on en aurait le temps. Pour l’achat de ses immenses biens fonciers, pour son joyau de Vaux-le-Vicomte, il se faisait un scrupule d’emprunter, mais il l’oubliait sitôt qu’il s’agissait de sortir sa bourse ! La fuite en avant fut sa règle de vie. Il fut happé par la spirale des dépenses, notamment de ses grandes propriétés. Il est vrai qu’il aimait faire plaisir. Il prêtait de l’argent à tout le monde, même sans intérêt. Longue est la liste de ses débiteurs. Saluons cette vertu ! Pour obliger ses amis, il allait jusqu’à se porter caution et emprunter.

Étrange personnage ! Mystère d’un homme dont l’intime secret finalement nous échappe ! Au milieu de cet océan de corruption que fut l’administration des finances après la Fronde, on peut penser qu’il vécut sans trop se poser de questions, royalement, magnifiquement, porté par les événements, le cerveau embrumé par la folie des grandeurs qui l’avait saisi depuis son accession à la surintendance, les nerfs surmenés, souvent malade et migraineux, en proie à des fièvres pernicieuses, tierces ou quartes. Ses collaborateurs suppléaient à son impéritie. Lui, pour flatter sa vanité qui n’était pas mince et faire étinceler son crédit auprès du roi, se contentait d’étaler ses richesses. La clef de cet homme est politique. L’essentiel pour ce dilettante flamboyant, ce nonchalant tendu par l’ambition était d’user des incommensurables facilités financières que lui permettait sa position pour gagner des sympathies, se faire de nouvelles créatures, créer un parti à lui, préparer l’avenir pour grimper, grimper toujours plus haut, devenir chancelier puis Premier ministre. Le pouvoir l’intéressait plus que l’argent, mais l’un n’allait pas sans l’autre.

Jean Christian Petitfils. Fouquet. Perrin 1999

Il est bien possible aussi que la principale erreur de Fouquet soit de ne pas avoir deviné dans l’intelligent et timide jeune homme qu’était le roi le monarque absolu qu’il allait très rapidement devenir. Voilà près de quarante ans que la France était gouvernée d’une main parfois de velours, parfois de fer, mais dans les deux cas une main ferme -, par des pseudo ecclésiastiques, vrais premiers ministres ; 40 ans, c’est beaucoup, c’est probablement suffisant pour croire que la réalité du pouvoir va rester dans les mains du premier ministre, suffisant pour vous empêcher de deviner que tout ceci n’est pas immuable et que les choses peuvent changer. Entre la mort de Mazarin, qui, de son vivant, avait certainement masqué la personnalité du roi, et l’exercice du pouvoir absolu par Louis XIV, il ne faut pas parler en années, peut-être même pas en mois, mais bien plutôt en semaines : et le souvenir des humiliations de la Fronde n’était certainement pas étrangère à la rapidité de cette évolution. Mais la mégalomanie annihile le flair.

27 10 1661

Saint Malo brûle : 237 maisons sont détruites. On reconstruira en pierre, et cela durera jusqu’à la seconde guerre mondiale. À nouveau détruite cette fois-ci par les bombardements, elle sera alors reconstruite à l’identique.

Saint-Malo, bâti sur la mer et clos de remparts, semble, lorsqu’on arrive, une couronne de pierres posée sur les flots dont les mâchicoulis sont les fleurons. Les vagues battent contre les murs ou, quand il est marée basse, déferlent à leur pied sur le sable. De petits rochers couverts de varechs surgissent de la grève à ras du sol, comme des taches noires sur cette surface blonde. Les plus grands, dressés en rang à pic et tout unis, supportent de leurs sommets inégaux la base des fortifications, en prolongeant ainsi la couleur grise et en augmentant la hauteur.

Au-dessus de cette ligne uniforme de remparts, que çà et là bombent des tours et que perce ailleurs l’ogive aiguë des portes, on voit les toits des maisons serrés l’un près de l’autre, avec leurs tuiles et leurs ardoises, leurs petites lucarnes ouvertes, leurs girouettes découpées qui tournent, et leurs cheminées de poterie rouge dont les fumignons bleuâtres se perdent dans l’air.

Tout à l’entour sur la mer s’élèvent d’autres îlots sans arbres ni gazon sur lesquels on distingue de loin quelques pans de murs percés de meurtrières tombant en ruines, et dont chaque tempête enlève de grands morceaux.

En face de la ville, rattaché à la terre ferme par une longue jetée qui sépare le port de la pleine mer, de l’autre côté du bassin, s’étend le quartier de Saint-Servan, vide, spacieux, presque désert, et couché tout à son aise dans une grande prairie vaseuse. À l’entrée se dressent les quatre tours du château de Solidor, reliées entre elles par des courtines, et noires du haut en bas. Cela seul nous récompensa d’avoir fait ce long circuit sur la grève, en plein soleil de juillet, au milieu de chantiers, parmi les marmites de goudron qui bouillaient et les feux de copeaux dont on flambait la carcasse des navires.

Le tour de la ville par les remparts est une des plus belles promenades qu’il y ait. Personne n’y vient. On s’assoit dans l’embrasure des canons, les pieds sur l’abîme. On a devant soi l’embouchure de la Rance, se dégorgeant comme un vallon entre deux vertes collines, et puis les côtes, les rochers, et partout la mer. Derrière vous se promène la sentinelle dont le pas régulier marche sur les dalles sonores.

Un soir nous y restâmes longtemps. La nuit était douce, une belle nuit d’été, sans lune, mais scintillant des feux du ciel, embaumée de brise marine. La ville dormait, les lumières, l’une après l’autre, disparaissaient des fenêtres, les phares éloignés brillaient en taches rouges dans l’ombre qui sur nos têtes était bleue et piquée en mille endroits par les étoiles vacillantes et rayonnantes. On ne voyait pas la mer, on l’entendait, on la sentait, et les vagues se fouettant contre les remparts nous envoyaient des gouttes de leur écume par le large trou des mâchicoulis.

À une place, entre les maisons de la ville et la muraille, dans un fossé sans herbe, des piles de boulets sont alignés.

De là vous pouvez voir écrit sur le second étage d’une maison : Ici est né Chateaubriand.

Plus loin, la muraille s’arrête contre le ventre d’une grosse tour : c’est la Quiquengrogne ; ainsi que sa sœur, la Générale, elle est large et haute, ventrue, formidable, renflée au milieu comme une hyperbole, et tient bon toujours. Intactes encore et comme presque neuves, sans doute qu’elles vaudraient mieux, si elles égrenaient dans la mer les pierres de leurs créneaux, et si par leur tête frissonnaient au vent les sombres feuillages amis des ruines. Les monuments, en effet, comme les hommes et comme les passions, ne grandissent-ils pas par le souvenir ? Ne se complètent-ils pas par la mort ?

La cour déserte, où les tilleuls chétifs arrondissent leur ombre sur la terre, était silencieuse comme celle d’un couvent. La femme du concierge alla chercher les clefs chez le commandant ; elle revint en compagnie d’une belle petite fille qui venait s’amuser à voir les étrangers. Elle avait les bras nus et tenait un gros bouquet. Ses cheveux noirs, frisés d’eux-mêmes, dépassaient de sa capote mignonne, et la dentelle de son pantalon flottait sur ses petits souliers de peau de chèvre, rattachés autour de ses chevilles par des cordons noirs. Elle allait devant nous dans l’escalier en courant et en appelant.

On monte longtemps, car la tour est haute. Le jour vif des meurtrières passe comme une flèche à travers le mur. Par leur fente, quand vous mettez la tête, vous voyez la mer s’enfoncer de plus en plus et la couleur crue du ciel qui grandit toujours, si bien que vous avez peur de vous y perdre. Les navires paraissent des chaloupes et leurs mâts des badines. Les aigles doivent nous croire gros comme des fourmis. Nous voient-ils seulement ? Savent-ils que nous avons des villes, des arcs de triomphe, des clochers ?

Arrivés sur la plate-forme, quoique le créneau vous vienne jusqu’à la poitrine, on ne peut se défendre de cette émotion qui vous prend sur tous les sommets élevés : malaise voluptueux, mêlé de crainte et de plaisir, d’orgueil et d’effroi, lutte de l’esprit qui jouit et des nerfs qui souffrent. On est heureux singulièrement ; on voudrait partir, se jeter, voler, se répandre dans l’air, être soutenu par les vents, et les genoux tremblent, et l’on n’ose approcher du bord.

Des hommes ont pourtant grimpé là, une nuit, avec une corde, mais jadis, dans ce prodigieux XVI° siècle, époque de convictions féroces et de frénétiques amours. Comme l’instrument humain y a vibré de toutes ses cordes ! Comme l’homme y a été large, rempli, fertile ! Ne peut-on pas dire de cet âge le mot de Fénelon : Spectacle fait à souhait pour le plaisir des yeux ? Car, sans parler des premiers plans, croyances qui craquent sur leur base comme des montagnes qui s’écroulent, mondes nouveaux qu’on découvre, mondes perdus qu’on exhume, et Michel-Ange sous son dôme, et Rabelais qui rit, et Shakespeare qui regarde, et Montaigne qui rêve, où trouver ailleurs plus de développement dans les passions, plus de violences dans les courages, plus d’âpreté dans les volontés, une expansion plus complète enfin de la liberté se débattant et tournant sous toutes les fatalités natives ? Aussi avec quel relief l’épisode se détache de l’histoire, et comme il y rentre cependant d’une merveilleuse façon pour en faire briller la couleur et en approfondir les horizons ! Des figures passent devant vous, vivantes en trois lignes ; on ne les rencontre qu’une fois ; mais longtemps on les rêve et on s’efforce à les compléter pour les mieux saisir. N‘en étaient-ce pas de belles, entre autres, et de terribles, que celles de ces vieux soudards dont la race disparut à peu près vers 1598, à la prise de Vervins, tels que Lamouche, Heurtaud de Saint-Offrange, La Tremblaye qui s’en revenait portant au poing la tête de ses ennemis, ou ce La Fontenelle dont on a parlé ; hommes de fer dont les cœurs ne ployaient pas plus que les épées et qui, attirant à eux mille énergies divergentes qu’ils dirigeaient de la leur, réveillaient les villes en entrant au galop, la nuit, dans leurs murs, équipaient des corsaires, brûlaient la campagne, et avec qui l’on capitulait comme avec des rois ! Qui a songé à peindre ces violents gouverneurs de province, taillant à même la foule, violant les femmes et raflant l’or, comme d’Épernon, tyran atroce en Provence et mignon parfumé au Louvre, comme Montluc, étranglant les huguenots avec ses mains, ou comme Baligni, ce roi de Cambrai, qui lisait Machiavel pour copier le Valentinois, et dont la femme allait sur la brèche, à cheval, casque en tête et cuirassée.

Gustave Flaubert. Par les champs et par les grèves. Arlea 2007

14 12 1661    

Les scellés ont été mis sur les maisons de Fouquet, et l’on découvre derrière un miroir de l’Hôtel de Saint Mandé un plan des mesures à envisager au cas où il serait arrêté, véritable description d’une tentative de prise du pouvoir en utilisant ses principales forces économiques : son implantation dans les milieux de la Marine, autour de Belle-Isle-en-mer, de l’Isle d’Yeu, l’utilisation de ses navires pour dégager des revenus… de tout cela il ne sera question dans le procès, le roi et Colbert renonçant à impliquer toutes les personnes nommées dans ce mémoire, quand il suffisait de leur signifier qu’on savait bien des choses, pour qu’elles restent désormais tranquilles.

1661 

Thévenot Melchisedech invente le niveau à bulle.

Le site de Bombay, constitué de 7 petites îles réunies artificiellement, est devenu le principal centre commercial de la Compagnie anglaise des Indes orientales, qui avait commencé par avoir un comptoir à Surat, sur la côte occidentale, dès 1613. Faisant partie de la dot de la fille du roi du Portugal, qui vient d’épouser Charles II d’Angleterre, l’archipel de Bombay devient anglais. La ville va devenir le quartier général de la Compagnie des Indes orientales.

Madame Royale, encore Régente, a signé un édit qui limite le viager aux biens entre particuliers, ceci pour en exclure les communautés religieuses, jusqu’alors les principales bénéficiaires. Elle a établi un service de messageries régulier entre Milan, Turin et Lyon, par le col du Mont Cenis et la Maurienne : la ramasse naîtra sur les pentes du Mont Cenis : les marons, guides avant la lettre, (marons parce que les premiers d’entre eux étaient les frères de l’Hospice du Mont Cenis, revêtus d’une bure de couleur marron, ou bien, plus savant, en provenance d’un maronne du bas latin, devenu marrone en italien qui signifie cheval de tête, pilote : celui qui dirige les embarcations jusqu’au port) ramassaient les voyageurs et mettaient à leur disposition des traîneaux.

Les gens se fiaient facilement aux marrons. Ils savaient qu’ils étaient de grands connaisseurs des routes, des changements de temps et surtout que leur pas était des plus sûrs même sur la glace. Ils portaient en effet des chaussures spéciales sans talon, munies de crampons de fer et enduites de cire imperméabilisante.

La réputation de ces excellents porteurs se diffusa si bien que les personnes ayant à traverser les Alpes pendant l’hiver préféraient le Mont-Cenis au Simplon et autres passages. Ainsi le Mont Cenis fut-il plus fréquenté en hiver qu’en été. Le nombre des porteurs de chaque kadriga dépendait du poids de celui qui se faisait transporter ; le prix de la course lui était également proportionnel. Quand on atteignait le plateau du Mont-Cenis, les chaises étaient alors fixées sur des luges rudimentaires et soit poussées par les mêmes marrons, soit traînées par des mules. On arrivait ainsi à la descente vers Lanslebourg, appelée piste des ramasses. La descente était très rapide. Elle se déroulait en quelques minutes à vitesse vertigineuse sur des luges rudimentaires justement nommées ramasses et guidées par les ramasseurs. Les voyageurs les plus téméraires, véritables pionniers des sports d’hiver, trouvaient fort amusant de se faire ramasser et remontaient souvent la pente pour éprouver à nouveau l’émotion de la descente.

G. Migliardi. 1868

Je passais le Mont-Cenis et descendit dans la vallée du Piémont, non à dos d’éléphant mais dans un léger siège d’osier transporté par des bergers des Alpes, habiles et courageux….

Edward Gibbon

Au pied du Mont Cenis, nous fûmes contraints de descendre du carrosse qui fut démonté et dont les morceaux furent chargés sur des mules. Nous fûmes transbordés sur des chaises montées sur une paire de brancards et pourvus de bérets, de gants, de chaussons en peau de castor, d’ours et de manchons… La promptitude et l’agilité de ces montagnards est indescriptible ; ils courent en nous descendant sur des pentes gelées et abruptes où un homme commun ne se hasarderait pas à faire un pas. Pour être charriés avec nos serviteurs et nos bagages, il fallait compter dix porteurs et neuf mules ; nous restâmes plus de cinq heures dans cette plaisante occurrence.

Horace Walpole. 1739

Jusqu’au 19° siècle, quand les progrès techniques permirent la mise en chantier de nombreuses routes et voies ferrées, le Mont Cenis restera la voie privilégiée de passage entre la France et l’Italie.

De 1550 à 1850, on assiste à un net refroidissement climatique, qu’on appellera le petit âge glaciaire, avec une forte poussée glaciaire de 1600 à 1710. À l’origine, probablement, un réchauffement des glaciers tout autour des grands lacs canadiens, baie d’Hudson, etc, qui provoque un déversement d’eaux froides dans l’Atlantique, via le Saint Laurent, venant ainsi casser les effets du Gulf Stream : plus de source chaude pour les eaux de l’Atlantique, et c’est tout l’élément modérateur de ces eaux qui disparaît, laissant ainsi place au seul froid. Autres constatations, apparemment contradictoires : les taches solaires, source de chaleur,  auraient pratiquement disparu de 1643 à 1715, c’est à dire qu’en 3/4 de siècle, on aurait eu moins de taches solaires qu’en une seule année, de nos jours ! Et encore, autres raisons, avec ou sans lien : autour de l’année 1610, la concentration atmosphérique de dioxyde de carbone (CO2) tombe à un minimum jamais atteint depuis 1 000  ans, à environ 270 parties par million (ppm). La lecture des carottes glaciaires indique que, entre 1550 et 1610, le CO2 atmosphérique enregistre une baisse de 7 à 10 ppm, ce qui n’est pas négligeable. Cette brusque chute du CO2 pourrait-elle avoir été le fait de l’homme ? C’est probable. Comment ? Le scénario est le suivant : en 1492, Christophe Colomb et avec lui un certain nombre d’Espagnols découvrent l’Amérique, et rencontrent les autochtones, qu’ils nomment Indiens. Les premiers transportent les virus de la grippe et de la variole. Les seconds, n’ayant jamais rencontré ces pathogènes, périssent en masse. En quelques décennies, environ 50 millions d’Amérindiens meurent. Des millions d’hectares de cultures sont rendus à la forêt, qui, pour croître, pompe dans l’atmosphère quelques milliards de tonnes de CO2. Donc, dès le début du XVI° siècle, l’homme aurait été à même, de par ses comportements, d’entraîner des modifications importantes du climat.

Dès 1560, on pouvait lire dans les Archives de Chamonix : C’est un pauvre pays de montagnes sterilles et ou les glassiers et gellées demeurent en tout temps… Le soleil n’y est pas la moitié de l’année ; … le blé y est cueilli à la neige… il est si pourry qu’il fault l’eschaufer au four, sy que les animaulx ne vouluent manger du pain quy se faisoyt dud bled… le lieu est en montaignes froydes et inhabitables au point de n’y avoir aucune commodité de procureurs et avocats… on y compte grand nombre de gens paouvres, tous rusticques et ignares… si pauvres que audictz lieux de Chamonix et Vallorsine ny a aucun orologe pour observer et scavoir le temps et cours des heures… aucun estranger ne veult y habiter et les glaces et gelées y sont ordinaires depuis la création du monde.

En 1560, Ledit lieu de Chamonix est ung fort maulvais pais de montagne ou les glassiers y sont en tout temps ny croissant sinon quelque peu de bled d’avoyne orge et presque point de froment.

… Chamonix,… montaigne fort pauvres estroictes et strilles ou nul estrangier ny vient habiter et que en tout temps y a glassières gellée ny croissant que quelque peu davoyne et orge.

Archives départementales de Haute Savoie

En 1575, le témoignage d’un laboureur de Saint Gervais, que son travail amenait régulièrement à Chamonix, laisse entendre que les principaux glaciers (Bossons, Glaciers des Bois ou Mer de Glace, Glacier des Rosières, devenu Glacier d’Argentières, Glacier du Tour) atteignaient la vallée : Crans est commissaire : Chamonix, lieu couvert de glatiers que… souvent les champs y sont entièrement nettoiés des bleds emportés par les vents aux bois et aux glatiers comme led tesmoing a veu advenir par plusieurs années.

Nicolas de Bar est député de la Chambre des Comptes ; il parle des maisons emportées par les crues glaciaires en 1600 et 1601 : … nous avons recognu les ruynes que les glassiers et rivières d’Arve, ont faict au terroir dud. Chamonyx en plusieurs endroictz, même le clacier appelé des Bois quapporte affroig et espoventement aux regardans, lequel a ruyné une bonne partie du terroir et village entièrement du Chastellard (à mi-chemin entre Les Tines et Les Bois) et emporté tout à faict ung aultre petit village nommé Bonnecuict (au nord de la côte du Piget, entre le Tour et le glacier du même nom).

Le 29 mai 1644, les syndics du Val de Chamonix invitent Charles Auguste de Sales, coadjuteur de l’évêque de Genève – Annecy à se rendre chez eux car ils sont menacés de l’entière ruyne de leurs maisons et possessions, se doutant que cela leur arrive par divine permission, pour punition de leurs péchés.

Cela fut fait début juin : devant trois cents fidèles, l’évêque bénit et exorcisa le grand et spovantable glacier (des Bois, aujourd’hui Mer de Glace) poussé du hault des monts. Il arrivait à cette époque jusqu’au milieu de la vallée de Chamonix. La cérémonie fut renouvelée pour les glaciers du Tour, Argentières et des Bossons, et répétée en 1664 et 1669. Des photos de 1862 montrent un front de glacier pour les Nantillons, les Pèlerins, beaucoup plus bas qu’aujourd’hui, celui des Bossons atteignait pratiquement l’Arve. En 1896, le glacier d’Argentières était proche de l’église. Le glacier du Nant Blanc et celui de Talèfre atteignaient la Mer de Glace, puis formaient dans la partie basse le glacier des Bois, proche de la vallée.

Le cosaque Yakov Pokhabov fonde la ville d’Irkoutsk, au bord de la rivière Angara, émissaire (qui a  pour source) du lac Baïkhal. Ses successeurs se montreront suffisamment entreprenants pour que deux siècles plus tard Michel Strogoff lui consacre quelques lignes : La ville, moitié byzantine, moitié chinoise, redevient européenne par ses rues macadamisées, bordées de trottoirs,  traversées de canaux, plantées de bouleaux gigantesques, par ses maisons de brique et de bois, dont quelques unes ont plusieurs étages, par les équipages nombreux qui la sillonnent, non seulement tarantass et télègues, mais coupés et calèches, enfin par toute une catégorie d’habitants très avancés dans les progrès de la civilisation et auxquels les modes les plus nouvelles de Paris ne sont point étrangères.

Jules Verne. Michel Strogoff.

Blog - D'Irkoutsk au lac Baïkal, un mythe sibérien | Nord ...

On doit à une plante bien spécifique – le sarrasin -, une polygonacée -, d’avoir atténué considérablement les effets de ce refroidissement : venue d’Asie centrale et de Sibérie, elle avait été introduite chez nous au début du XV° siècle. Le sarrasin, se contentant des sols les plus maigres pour une très bonne valeur nutritive, participa très activement à nourrir une population toujours menacée par la famine. La froidure des temps explique peut-être le déclin de l’art alpin à partir de la renaissance. Son apogée se situe au XV° siècle ; il reprit au XVIII° siècle avec l’art baroque. Les échanges sont importants et, si les influences italiennes et autrichiennes marquent beaucoup la Savoie, on constate aussi des influences françaises dans le piedmont italien, à Turin, avec le château du Valentino, de style Louis XIII.

La Savoie occupe alors (à la fin du XVI° siècle) une position stratégique dans la formidable lutte d’influence qui va se jouer entre catholiques et protestants. Genève, ville prestigieuse aux portes du Duché de Savoie est une place forte du Calvinisme que l’on qualifie de Rome protestante. Sous son emprise, la province voisine du Chablais a adhéré aux idées de la Réforme. La terre savoyarde, qui jusque là avait été fidèle à la religion catholique romaine constitue un véritable rempart face à la poussée protestante. Les évêques du XVII° siècle mesurent bien cet enjeu et se dépensent sans compter pour que les idées de la Contre Réforme fleurissent en Savoie. Cette Église de la reconquête a besoin d’affirmer sa présence. Dans le moindre village, on bâtit ou on rebâtit un sanctuaire dans lequel un art nouveau, chaleureux et coloré, doit soutenir les idées d’une Église Romaine en pleine mutation. L’image, que ce soit dans la statuaire ou la peinture, la couleur, le rythme, apparaissent comme des piliers de ce catéchisme vivant devant enflammer une population souvent peu lettrée, qui depuis plusieurs générations n’a plus de guides spirituels capables de nourrir sa foi ou d’expliciter le message divin.

Le but de la Contre Réforme qui s’exprime par l’art baroque est donc double : réanimer la foi chancelante de populations très éprouvées par des conditions de vie difficiles et établir un rempart capable de contenir les idées de la Réforme en magnifiant une foi joyeuse et triomphante en complète opposition avec les thèses de Luther et de Calvin.

[…] Deux thèmes sont chers à l’Église de la Contre Réforme, qui n’oublie jamais qu’elle est une Église en lutte contre le Protestantisme : le Rosaire et le Purgatoire. Aussi est-il bien rare de rencontrer une Église baroque qui ne possède pas un autel consacré au Rosaire et un autre dédié aux âmes du purgatoire.

De 1650 à 1725, on assiste à un vaste mouvement de reconstructions d’églises dans les hautes vallées : en regard du travail fourni, le coût en est peu élevé : seuls les architectes et leurs équipes de contremaîtres se font payer ; dans bien des cas, ce sont les maîtres maçons piémontais qui sont retenus. Étrangement, ces derniers sont presque tous originaires d’une petite vallée accrochée au flanc du Mont Rose : le Val Sésia, et plus précisément le village le plus haut de la vallée, Alagna. Les locaux témoignent de leur foi en travaillant gratuitement, pendant les périodes où les champs n’ont pas besoin d’eux, et ces paysans, habiles menuisiers – c’est la principale occupation pendant l’hiver – meublent leurs églises de leurs sculptures, retables, autels au style baroque très marqué par les voisins autrichiens, suisses et italiens : la structure générale est en épicéa ou sapin, les statues en pin d’arolle (ou pin cembro, qui n’est pas attaqué par la vermine).

Pour chaque reconstruction, pour chaque décoration intérieure, un contrat est signé. On l’appelle prix-fait. Ce document extrêmement détaillé engage le maître maçon ou l’artiste d’une part et les communiers (les chefs de famille réunis en assemblée) d’autre part. Le fait est d’importance : la construction ou la reconstruction d’une église au village est l’affaire de toute une communauté qui doit s’y impliquer directement ou indirectement : directement, lorsque chacun doit donner une ou plusieurs journées de travail pour transporter les matériaux nécessaires au gros œuvre ou aller couper les bois nécessaires à la réalisation de la charpente. Indirectement, lorsqu’il faut vendre une montagne à gruyère, une forêt communale pour payer la décoration intérieure du nouveau sanctuaire.

Les constructions de chapelles furent, elles aussi, très nombreuses : pour les habitants de la multitude de hameaux établis sur les coteaux et les flancs de vallée, il n’est pas toujours facile d’accéder à la Maison de Dieu. Les jours d’intempérie ou pendant les longs mois d’hiver, c’est souvent une véritable expédition de se rendre à l’église. Aussi, la majorité des hameaux de la région auront à cœur d’élever et d’entretenir une chapelle pour assurer la protection des habitants de l’endroit et répondre à leur besoin de spiritualité.

Ces lieux de prière sont placés tantôt sous le patronage de la Vierge, tantôt sous celui d’un saint protecteur ou guérisseur. Dans l’univers des montagnards du XVIII°, le culte des saints est très important. Les paysans d’alors ont parfois quelques craintes à adresser directement leurs prières à Dieu, trop impressionnant ou trop inaccessible. En revanche, ils n’ont pas la même attitude avec les saints qui sont restés proches du quotidien de chacun : le fait qu’ils aient eu une vie terrestre les rend moins distants, plus accessibles. On ne craint pas de les appeler à l’aide face aux situations délicates de la vie de tous les jours.

[…] Les chapelles sont des lieux de culte particulièrement prisés par les habitants des hameaux. […] On y fait célébrer des messes à l’intention d’un proche ou à la mémoire des donateurs qui permirent son édification. Par ailleurs le petit sanctuaire est un passage obligé de toutes les processions qui se déroulent à l’occasion des fêtes comme les Rogations. Au grand dam de bien des villageois, il n’est toutefois pas possible d’y célébrer la messe dominicale. Celle-ci doit obligatoirement être dite en l’église paroissiale. Les autorités ecclésiastiques seront toujours extrêmement intransigeantes sur ce chapitre. L’explication est simple : en aucun cas le pouvoir religieux ne souhaite qu’une chapelle rurale prenne trop d’importance par rapport à l’église paroissiale car s’il en était ainsi, le risque serait grand de voir une majorité d’habitants revendiquer l’indépendance du hameau et réclamer le droit de s’ériger en paroisse.

Jean Paul Gay. Le Sentier du Baroque. Pays du Mont Blanc. 1997.

6 06 1662  

Colbert achète la tapisserie des Gobelins pour en faire une manufacture royale, qui sera incluse dans la Manufacture royale des meubles de la Couronne en décembre 1667.

13 06 1662

Depuis Uzès, [à la latitude de Forcalquier] Jean Racine écrit à Monsieur Vitart :

Je souhaite que vous ayez une aussi belle récolte à vos deux fermes, que nous avons en ce pays ci. La moisson est déjà fort avancée et elle se fait fort plaisamment ici au prix de la coutume de France : car on lie les gerbes au fur et à mesure qu’on les coupe : on ne laisse point sécher le blé sur la terre, car il n’est déjà que trop sec, et, dès le même jour, on le porte à l’aire, où on le bat aussitôt. Ainsi le blé est aussitôt coupé, lié et battu. Vous verriez un tas de moissonneurs rôtis du soleil, qui travaillent comme des démons, et quand ils sont hors d’haleine, ils se jettent à terre au soleil même, dorment un miserere et se relèvent aussitôt. Pour moi, je ne vois cela que de nos fenêtres, car je ne pourrai pas être un moment dehors sans mourir ; l’air est à peu près aussi chaud qu’un four allumé, et cette chaleur continue autant la nuit que le jour; enfin il faudrait se résoudre à fondre comme du beurre, n’était un petit vent frais, qui a la charité de souffler de temps en temps ; et pour achever, je suis tout le jour étourdi d’une infinité de cigales qui ne font que chanter de tous cotés, mais d’un chant le plus perçant et le plus importun du monde. Si j’avais autant d’autorité sur elles qu’en avait le bon Saint François, je ne leur dirais pas comme il faisait : chantez, ma sœur la cigale ; mais je les prierais bien fort d’aller faire un tour jusqu’à Paris ou la Ferté, si vous y êtes encore, pour vous faire part d’une si belle harmonie.

16 10 1662 

Premier convoi de prostituées vers les colonies d’Amérique.

27 10 1662   

Charles II, roi d’Angleterre, vend Dunkerque et Mardyck à la France, pour cinq millions de livres. Des travaux titanesques vont être entrepris pour transformer un port ensablé qui n’admettait que les navires à faible tirant d’eau, en port de guerre et de commerce de premier plan. Au XVI° siècle, les Hollandais l’avaient nommé l’Alger du Nord, car repaire de corsaires et de contrebandiers. Ça ne va guère changer, avec, au premier rang Jean Bart – Jan Baert de son nom de naissance, et qui, toute sa vie, parlera le flamand beaucoup plus que le français – qui va capturer durant la guerre contre les Provinces Unies, 14 navires de guerre et 81 vaisseaux marchands. À la bataille du Texel en 1694, il reprendra au contre-amiral de Frise un convoi de 180 navires chargés de blé ! Louis XIV lui concédera dès novembre 1662 la franchise de … tout : gabelle, taille, dîme. C’est un pays étranger effectif – les commerçants y font leurs affaires hors-taxes et une frontière douanière sépare la ville du territoire français : la population va y doubler de 1662 à 1685 !

1662 

Antoine François Payen, magistrat, prétend avoir visité la Suède… ; certains en doutent. S’il ne l’a pas fait il a tout de même écrit un récit fait de compilations : […] leur façon de cultiver la terre, et d’avoir des grains, est admirable ; la charrue ne leur est point connue, car il n’y a pas de champ à labourer ; la bêche et le hoyau n’ont point assez de force pour mordre sur les pierres et sur les roches, et le feu seul est capable de les tirer de la nécessité : ils brûlent des forêts entières, et après leur consommation, ils sèment sur les cendres qui en restent du blé mêlé avec de la terre, et sans aucun autre travail, recueillent deux ans après de forts bons grains.

1663 

Naissance du premier cru classé des graves du Bordelais, le Ho-Bryon, auquel Samuel Pepys trouve un goût excellent et très particulier. Suivront en 1705 les Margaux, en 1707, les Lafite, Latour et Pauillac.

27 05 1664  

Colbert fonde la Compagnie française des Indes occidentales. Elle reçoit, pour quarante ans, la propriété des possessions françaises des côtes atlantiques de l’Afrique et de l’Amérique, et le monopole du commerce avec l’Amérique. Elle est censée peupler le Canada, en utilisant les profits de l’économie sucrière qui débute en Guadeloupe. En 1664, les Provinces-Unies, dont la principale province est la Hollande, dominent le commerce maritime mondial. Colbert, en charge des affaires maritimes du royaume de France, observe que, sur les 20 000 navires européens qui commercent sur les mers du monde, 15 000 à 16 000 sont hollandais, 3 000 à 4 000 anglais et 500 à 600 français. L’essentiel de l’argent en circulation en Europe est produit dans les colonies espagnoles du Pérou et du Mexique. Un dixième à un tiers de cette production sert à acheter des textiles et des épices en Asie. Pour Colbert, c’est la quantité d’argent accumulé par un État qui assure sa puissance. Et c’est l’argent du Pérou et du Mexique qui permet à l’Espagne de financer sa puissance militaire. Si le royaume de France perd de l’argent, c’est que les denrées (sucre, tabac, indigo) produites dans les colonies françaises sont transportées essentiellement sur des navires hollandais. Tous les sucres des îles allaient en Hollande pour y être raffinés, et que nous n’avions de sucres raffinés que par la Hollande, l’Angleterre et le Portugal. Alors que les Français sont implantés dans quatorze îles des Antilles, ce sont les Hollandais qui en tirent profit. Ils exportent vers les Antilles françaises des esclaves d’Afrique, de la viande salée de Moscou et d’Irlande, des produits manufacturés de Hollande, des vivres d’Allemagne qu’ils échangent contre des denrées coloniales brutes qu’ils transforment et réexportent vers toute l’Europe et notamment vers le royaume de France.

C’est bien pour évincer les Hollandais du commerce des Antilles françaises que Colbert décide de créer, en mai 1664, la Compagnie des Indes Occidentales, dont le siège est établi au Havre. La même année est fondée la Compagnies des Indes Orientales (son siège est à Lorient), pour concurrencer les Anglais et les Hollandais dans le commerce asiatique des cotonnades et des épices.

Frédéric Régent. Histoire Mondiale de la France, sous la direction de Patrick Boucheron et 132 auteurs encadrés par Nicolas Delalande, Florian Mazel, Yann Potin, Pierre Singaravélou. Seuil 2018

19 06 1664 

Le gouverneur des Antilles françaises s’occupe à réglementer les rapports entre maitre et esclave : Prouville de Tracy, lieutenant général du roi pour assurer le commandement de toute l’Amérique française du Canada aux Antilles, prend une ordonnance qui définit les droits et les devoirs des propriétaires d’esclaves et des maîtres d’engagés. Les maîtres doivent soigner leurs esclaves et leurs engagés. Il est interdit de battre et d’excéder de travail l’engagé ; dans le cas contraire il deviendra libre. L’esclave est considéré comme une propriété. Celui convaincu de vol de sucre ou de tabac sera condamné à trente coup de fouet. Il doit disposer d’une autorisation écrite de son maître pour vendre sur les marchés. Le baptême des esclaves devient obligatoire. En effet la Compagnie des Indes occidentales reçoit aussi pour mission le développement de la religion catholique, apostolique et romaine.

En mars 1685, la monarchie légifère sur l’esclavage : les dispositions de l’ordonnance de Tracy sont précisées dans un édit préparé par Colbert (mort deux ans plus tôt), que nous nommons aujourd’hui le Code noir – du nom dont l’a rebaptisé un éditeur parisien en 1718.

Frédéric Régent. Histoire Mondiale de la France, sous la direction de Patrick Boucheron et 132 auteurs encadrés par Nicolas Delalande, Florian Mazel, Yann Potin, Pierre Singaravélou. Seuil 2018

22 07 1664 

Sur les conseils du chevalier Paul, Louis XIV a décidé d’une expédition contre les Barbaresques qui font régner l’insécurité en Méditerranée et ce sont 63 navires qui font cap sur Djidjelli, un port fortifié à mi-chemin entre Alger et Tunis. Ils y débarquent 9 000 marins et soldats placés sous le double commandement du comte de Gadagne et du duc de Beaufort, son cousin, dont on dit qu’il était sublimement beau mais tragiquement con. La place forte est prise mais les troupes françaises doivent faire face à une résistance opiniâtre. Dissensions au niveau du commandement… Beaufort regagne les navires avec l’intention de s’en prendre directement à Alger. L’affaire va de mal en pis tant et si bien que tout le monde se replie dans le plus grand désordre le 22 octobre sur les navires venus  en renfort le Dauphin, le Soleil, le Notre-Dame et la Lune : on compte plusieurs centaines de morts. Les quatre navires, surchargés parviennent à Toulon le 6 novembre. Mais en Provence sévit la peste, et, pour les en protéger, le 6 novembre les navires reçoivent l’ordre d’appareiller à nouveau  pour aller se réfugier à Porquerolles. La Lune, avec ses 350 marins et 450 soldats à bord, n’est plus qu’une passoire à l’intérieur de laquelle les pompes en service 24 h/24 maintiennent vaille que vaille le navire à flots ; François de Livenne, commandeur Verdille, qui le commande, le sait très bien, mais, très curieusement un charpentier de marine, en mission officielle, est venu certifier que le navire pouvait encore faire un tour du monde : que ne ferait-on pour éloigner des côtes françaises 800 hommes qui viennent de connaître une déroute. La mer est mauvaise, et, sitôt sortis de la rade, La Lune se brise en deux et coule comme du marbre. On comptera une quarantaine de rescapés, mais ce sont plus de 700 hommes qui seront envoyés par le fond. Les autres navires parviendront à Porquerolles, où la plupart des marins et soldats mourront d’épuisement, de maladie,  de faim ou de soif.  L’échec est total, mais le roi Soleil a fait en sorte qu’il ne soit pas retentissant. Le 15 mai 1993, le Nautile, sous-marin de l’Ifremer, retrouvera l’épave au large de Toulon, en très bon état de conservation : par 90 m. de fond, elle sera restée inaccessible au pilleur d’épave classique ; [au-delà de 50 m., pour éviter l’ivresse des profondeurs causée par l’azote de l’air, on respire un mélange d’oxygène et d’hélium, difficilement à la portée de plongeurs amateurs]. Elle sera explorée par des robots sous la direction de Michel L’Hour, archéologue reconnu.

En 2022, lors de la dernière exploration, a été remonté un curieux objet en céramique qui évoque une grosse tirelire. Je pense que c’est une grenade, avance Michel L’Hour. À l’époque, il s’agissait de vases globulaires avec un bouchon scellé, qu’on remplissait de poudre. Au moment du combat, on décapitait ce bouchon en terre cuite d’un coup de sabre, on introduisait une fusée et une mèche qu’on allumait. 

Quelques jours après cet entretien, Michel L’Hour nous informe d’une nouvelle surprenante : la dessinatrice qui reproduit la grenade pense avoir détecté la présence d’une fente, apparemment colmatée, sur le haut de la panse de l’objet. Si tel est le cas, l’option tirelire reprend du poil de la bête… L’objet est lourd et contient donc quelque chose, mais sont-ce des pièces de monnaie qui se sont soudées entre elles dans une même concrétion ou de la poudre qui s’est agglomérée et solidifiée ? Le mystère devrait être résolu une fois l’objet radiographié.

Pierre Barthélémy. Le Monde du 28 07 2023

   27 08 1664             

Colbert fonde la Compagnie Française des Indes Orientales, dont le siège va se trouver à Lorient, crée pour l’occasion. Elle a pour l’objet de naviguer et négocier depuis le cap de Bonne-Espérance dans toutes les Indes et mers orientales. Elle est constituée définitivement par lettres patentes de ce jour, avec monopole du commerce lointain pour cinquante ans. Les débuts vont être discrets, jusqu’à l’arrivée de François Martin qui sût gagner la sympathie des Indiens et faire alors de Pondichéry une grande et belle ville. Moins de dix ans plus tard, il s’appliquait à cadrer le dynamisme du directeur, impatient de conquête : Je continuerai de vous dire que vous ne devez point avoir d’autre vue en ce pays-là que celle du commerce.

Par ailleurs, la volonté de Louis XIV de prendre sa part au pactole qu’était alors le commerce du sucre, le poussa à lancer la construction de 500 galions, mais les Anglais en alignaient 3 000, les Hollandais 2 000. Sur deux siècles, le sucre suscitera 3 500 expéditions ! Les grandes villes européennes tirant alors leur richesse de cette denrée récemment découverte et au succès foudroyant étaient : pour la France, Lorient, Nantes, Bordeaux, La Rochelle, le Havre, pour l’Angleterre, Londres, Liverpool, Bristol, pour les pays du nord : Copenhague, Anvers.

La volonté de se limiter géographiquement à des comptoirs côtiers pour n’avoir économiquement qu’une activité de négoce était évidente : elle sera prédominante pour plusieurs décennies.

16 11 1664 

La Reine met au monde une fille noire comme de l’encre. Il était alors à la mode, [venue d’Espagne : en témoignent les nombreux tableaux de l’époque, au premier rang desquels Velasquez] d’avoir à son service des nains noirs, et c’était bien le cas de Marie-Thérèse, avec son Nabo, ramené par l’amiral Vendôme, duc de Beaufort. Face au scandale, on n’hésita pas à brandir des arguments à pisser de rire : la Reine se régalait de chocolat et en abusait probablement (histoire resservie par Madame De Sévigné !!!). Le médecin s’avança en terrain dangereux, disant au roi : il peut parfois suffire d’un regard [7] Sire, qui lui vaudra une réplique sans appel : Vous me parlez là de regard bien pénétrant… Le roi montrait ainsi qu’il avait décidé de prendre l’affaire à la légère : après tout, il s’amusait fort de son coté, pourquoi la reine ne se serait-elle pas aussi amusée un peu. Le bébé fut déclaré décédé le 26 décembre suivant et en réalité, la Moresse de Moret passa le reste de sa vie au couvent de Moret sur Loing, dûment pensionnée par le roi. Nabo disparut de la circulation quelques jours après la naissance de sa fille, très probablement assassiné.

Le roi n’avait pas encore pour confesseur le père La Chaise, mais un autre jésuite, François Annat, presqu’aussi rigoureux sur le plan de la morale que sur celui de la doctrine… les chansonniers s’en donnaient à cœur joie :

Le Père Annat est rude
Et me dit fort souvent
Qu’un péché d’habitude
Est un crime fort grand
De peur de lui déplaire
Je change la Vallière
Et prends la Montespan…

21 12 1664

Après 3 ans de procès, la Chambre de justice condamne Fouquet à la confiscation de ses biens et au bannissement hors du royaume. Le bannissement, cela aurait permis un certain confort et une appréciable liberté. Mais la condamnation sera aggravée par les bons soins du seul Louis XIV qui prétendit ne pas intervenir dans le cours de la justice mais user seulement de son droit de grâce : et tant pis pour ceux qui pensent qu’en l’occurrence c’est l’exact contraire d’une grâce qui s’est manifesté. Et ce sera donc l’enfermement dans la forteresse de Pignerol, dans le piémont savoyard, versant italien, en aval de Sestrières, proche de Turin, mais territoire français depuis 1630 [il avait déjà été français de 1536 à 1574]. Il y mourra en 1680. Il a été reconnu coupable de péculat [détournement de fonds publics] et de lèse-majesté.

Au début, une cordelette eut suffi pour pendre Fouquet, mais on a fait la corde si grosse qu’on ne peut plus la serrer.

Le Tellier

C’est un désaveu pour Colbert, qui a consacré trois ans d’efforts à obtenir la peine capitale, ce qui était aussi le souhait du roi. L’affaire n’était pas simple : jusqu’où chacune des parties pouvait-elle s’autoriser à dire tout ce qu’elle savait, car planait sur ce procès la très grande ombre de Mazarin : parrain de Louis XIV, Fouquet autant que Colbert lui devaient leur carrière ; Fouquet n’avait rien inventé, il n’avait fait que pousser à leur extrême les très mauvaises habitudes qui avaient largement cours sous Mazarin ; Colbert avait été aux premières loges en tant qu’intendant de la fortune de Mazarin pour savoir qu’il était le plus grand des voleurs. Il était donc entendu tacitement que personne n’allait écornifler la réputation de Mazarin, et cela cadrait très étroitement les débats.

Fouquet n’avait pas manqué d’illustres soutiens, au premier rang desquels Madame de Sévigné. Voltaire, tout en reconnaissant que Fouquet a dissipé les finances de l’État et (…) en a usé comme des siennes propres, explique cette sentence clémente par l’irrégularité des procédures faites contre [Fouquet], la longueur de son procès, l’acharnement odieux du chancelier Séguier contre lui [Fouquet voulait les sceaux, il les a, avait-il lâché lors de la pose des scellés sur toutes les résidences de Fouquet, après son arrestation], le temps qui éteint l’envie publique, et qui inspire la compassion pour les malheureux, enfin les sollicitations toujours plus vives en faveur d’un infortuné que les manœuvres pour le perdre ne sont pressantes.

Né vingt ans avant la mort de Louis XIV, Voltaire se faisait historien et ne risquait rien, quand, pour bien moins que cela, d’autres se virent coupés les vivres, de par la mesquinerie de Colbert qui supprima sa pension à Jean de La Fontaine pour avoir donné la parole aux nymphes de Vaux :

On ne blâmera pas vos larmes innocentes ;
Vous pouvez donner cours à vos douleurs pressantes :
Chacun attend de vous ce devoir généreux.
Les destins sont contents. Oronte est malheureux.

Vous l’avez vu naguère au bord de vos fontaines
Qui, sans craindre du sort des faveurs incertaines,
Plein d’éclat, plein de gloire, adoré des mortels,
Recevait des honneurs qu’on ne doit qu’aux autels

Pour lui les plus beaux jours sont des secondes nuits.
Les soucis dévorants, les regrets, les ennuis,
Hôtes infortunés de sa triste demeure,
En des gouffres de maux le plongent à toute heure.

Voilà le précipice où l’ont enfin jeté
Les attraits enchanteurs de la prospérité.

[…] Mais quittons ces pensers : Oronte nous appelle.
Vous, dont il a rendu la demeure si belle,
Nymphes, qui lui devez vos plus charmants appas,
Si le long de vos bords Louis porte ses pas,
Tâchez de l’adoucir, fléchissez son courage :
Il aime ses sujets, il est juste, il est sage ;
Du titre de Clément rendez-le ambitieux :

C’est par là que les rois sont semblables aux dieux.
Du magnanime Henri qu’il contemple la vie ;
Dès qu’il put se venger, il en perdit l’envie.
Inspirez à Louis cette même douceur :
La plus belle victoire est de vaincre son cœur…

Jean de la Fontaine. Élégie aux nymphes de Vaux

On eut encore, de Jean Dehénault, une adresse au roi, plus soucieuse d’insolence que de justesse :

Libre de passions et libre d’intérêts,
Je ne suis qu’à demi du rang de vos sujets.

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Ce serait ne rien comprendre à ce procès que de le considérer seulement comme une banale affaire de jalousie ou de rivalité avec Colbert, sous couvert de divergences de vues en matière fiscale. À ne considérer que cet aspect des choses, on risquerait de réduire le roi au rôle de simple marionnette, ce qu’à l’évidence il ne fut pas. Même si Louis a suivi les conseils du Rémois, il a agi pour d’autres motifs. Le discours qu’il tint au premier président de Lamoignon venu lui rendre visite à Fontainebleau au début de novembre 1661, peu après sa désignation comme président de la Chambre de justice, est éclairant à cet égard : Fouquet, dit-il, « voulait se faire duc de Bretagne et roi des îles adjacentes. Il gagnait tout le monde par ses profusions ; je n’avais plus personne en qui je pusse prendre confiance ». Ces propos révèlent que l’affaire était bien plus politique que financière. Si rivalité il y eut, elle se situait au plus haut niveau, entre Nicolas et lui. Il a craint pour son pouvoir, ce pouvoir tout neuf qu’il avait pris avec jubilation à la mort du cardinal. Se sentant enserré par la toile d’araignée des créatures de son insatiable ministre, il a redouté de perdre le contrôle de l’État. Un fait est significatif : pas une seule des cinquante personnes nommées dans le plan de Saint-Mandé ne fut interrogée, à commencer par la marquise du Plessis-Bellière, qui avait sans doute bien des choses à raconter. Par souci d’apaisement, on a voulu jeter un voile pudique sur les agissements des Grands ou des militaires – Nuchèze, Duquesne, Créqui, Fabert, Bournonville, La Rochefoucauld… -, afin de les rallier au nouveau régime. Fouquet crut pouvoir s’imposer comme Premier ministre en s’appuyant sur un réseau serré de clients, en semant l’or sous ses pas et en achetant les consciences. Lourde erreur ! Son échec montre que si le patronage, en cette époque d’État faible, était essentiel pour l’exercice du pouvoir, il constituait en revanche une base bien fragile pour sa conquête. Sans la confiance du maître, rien n’était possible. On ne force pas la main du roi ! D’autres, à commencer par Jean-Baptiste, retiendront la leçon.

Pour bien comprendre les motivations de cette élimination politique, un détour par la psychologie de Louis XIV n’est pas inutile. À bien des égards, la chute de la maison Fouquet apparaît comme un exorcisme du passé mené par un jeune homme ardent, soucieux d’oublier la figure omniprésente de son mentor. Ayant souffert d’une trop longue soumission, Louis éprouvait le besoin cathartique de se libérer de son adolescence tumultueuse. L’arrestation de cet homme présomptueux représentait, comme l’a bien dit Yves-Marie Bercé, le rejet de l’autorité parentale, la rupture avec les années d’apprentissage, la fin des humiliations et des mises à l’écart qu’il avait dû supporter depuis ses plus anciens souvenirs. L’amant de Louise de La Vallière, qui ne voulait plus d’entraves, se vengeait aussi des leçons de morale de sa mère. On n’aurait garde d’oublier la jalousie de l’homme face au luxe déployé par l’un de ses sujets. Louis XIV n’avait pas encore conçu le grand Versailles, son rêve de pierres et sa société de cour, mais il avait compris que le salon littéraire de Saint-Mandé et le décor raffiné de Vaux, en aimantant tous les beaux esprits du royaume, s’opposaient à un système ordonné autour de sa personne. Le carrousel de 1662 et la fête des Plaisirs enchantés de 1664 seront les répliques à la trop étincelante soirée de Vaux et une manière pour lui d’embrigader la noblesse de cour, qui avait largement émargé aux caisses du surintendant.

Il est certain que Nicolas Fouquet a payé autant sinon davantage pour les fautes des autres que pour les siennes. Après la mort de Mazarin, pour tourner la page, il fallait une victime expiatoire susceptible de calmer le mécontentement ambiant et de satisfaire l’attente du peuple, un bouc émissaire chargé d’endosser les fautes du régime précédent, d’assumer le passé dans ce qu’il avait de sombre : le poids écrasant des impôts directs, le désordre des finances publiques, l’enrichissement des publicains. Louis XIV, plutôt modéré et conservateur par tempérament, crut durant quelques semaines faire l’économie de cette purge en reprenant à son service l’ensemble de l’équipe administrative de Mazarin. Il hésita et, finalement, se rendit aux arguments de Colbert, mais pour des raisons qui échappaient à ce dernier. Il souffrait de ne pas être pris au sérieux. Ce coup d’éclat se voulait avant tout une opération de propagande destinée à affermir son pouvoir.

La fin de l’âge baroque, dominé par Mazarin et Fouquet, marque un tournant important dans l’histoire de l’État. La suppression de la surintendance correspond à une volonté de rationaliser le pouvoir. Treize ans après la banqueroute de 1648, une fois la paix revenue, on n’avait plus besoin de ce personnage fastueux, en marge de l’Administration, qui était chargé d’insuffler la confiance, de séduire traitants et partisans et de suppléer par son crédit personnel à l’image exécrable de l’État. Cette réforme remettait en cause bien des intérêts particuliers. Il revint à Colbert d’abolir ce qu’on pourrait appeler le système Fouquet – qui était celui de tous les surintendants depuis un quart de siècle au moins -, cette façon assez incohérente, il faut l’avouer, de gérer les finances publiques, à coups d’expédients et de perpétuelles fuites en avant.

La chute de Fouquet marque également la fin du ministériat, régime politique dans lequel la plénitude de la puissance repose sur un Premier ministre, seul responsable devant le roi et disposant d’une solide armée de clients lui faisant directement allégeance. L’Administration se réorganisa sur d’autres bases, le chancelier perdit une partie de ses attributions au profit du contrôle général, notamment la tutelle des intendants des généralités. À l’État de justice succéda l’État de finance. Telle fut ce que Michel Antoine a appelé la révolution de 1661. Est-ce à dire qu’on avait atteint le stade définitif de la monarchie administrative ? Nullement. Au début, on eut même l’impression que rien n’avait changé : une équipe en remplaçait une autre. Après l’élimination de son rival malheureux, l’ascension de l’ancien intendant de Mazarin, Colbert, parut prodigieuse. Dès 1661, il était promu ministre d’État, membre du Conseil d’en haut et du Conseil royal des finances ; en 1664, le voilà surintendant des Bâtiments royaux ; l’année suivante, après la mise à l’écart de Hervart et Le Tonnelier de Breteuil, il devint seul et unique contrôleur général des Finances avec des pouvoirs considérablement renforcés ; deux ans plus tard, l’Académie française lui ouvrit ses portes ; en 1669, il achetait la charge de secrétaire d’État à la Maison du roi et à la marine ; en 1670, il était fait grand maître et surintendant des Mines et Minières de France… Il avait la haute main sur les finances, les manufactures, le commerce, la marine, les colonies, la maison du roi, les arts et lettres, les bâtiments et les réformes judiciaires. Son clan, formé de ses frères, ses alliés, ses amis, ses créatures, étendait partout ses ramifications, structurait l’appareil administratif du royaume. Colbert veut tout pour lui, pour ses parents et son fils, écrivait alors le marquis de Saint Maurice, ambassadeur de Savoie en France. Sa famille cumulait les pensions, les charges militaires ou parlementaires, les évêchés, les abbayes. Sa fortune comptait parmi les plus grosses de France ! Trois de ses filles se mariaient à des ducs : Beauvillier, Chevreuse et Rochechouart. Quel changement y avait-il donc par rapport à la période mazarine ? Après son coup d’éclat de 1661, Louis aurait-il capitulé à ce point et rétabli dans les faits ce qu’il avait condamné dans les mots, le ministériat ? Non. C’est là que transparaît, sinon son génie, du moins son exceptionnelle habileté politique. N’ayant ni compétence particulière, ni formation technique pour s’occuper d’affaires parfois fort complexes, ne disposant d’aucune structure administrative susceptible de lui obéir directement, il résolut de partager sa confiance entre plusieurs, car, confiait-il dans ses Mémoires, la jalousie de l’un sert souvent de frein à l’ambition de l’autre. Pour résister à la puissance du lobby Colbert il éleva donc, parallèlement, le clan Le Tellier-Louvois qui, à partir du secrétariat d’État à la guerre, verrouilla l’administration militaire, noyauta l’armée, une partie de la diplomatie et de la magistrature. Se nourrissant de la féroce rivalité des deux clans, le monarque élargissait ainsi son espace politique et gardait la maîtrise de la situation. Il ne cherchait pas particulièrement à envenimer les conflits entre ses collaborateurs – une guerre de tranchées à la Cour aurait été un désastre pour lui ! -, mais un certain degré d’émulation était loin de lui déplaire. Il n’était pas question de choisir le meilleur, de remplacer un clan par un autre. Nul ne pouvait se vanter d’occuper une position inexpugnable. Colbert et Louvois demeuraient toujours en équilibre instable. Louis distribuait librement ses faveurs, jouait par des mouvements d’humeur calculés de la jalousie des uns contre celle des autres, bref restait l’arbitre. Le paysage politique ne changea qu’à la disparition de Louvois (juillet 1691) qui mit fin au règne des grands vizirs. À partir de cette date, Louis XIV assuma la plénitude du pouvoir, prenant personnellement en main les rênes du gouvernement. Il avait domestiqué la haute noblesse, l’avait enfermée dans la prison dorée de Versailles, d’où il la surveillait étroitement par la distribution des grâces et des disgrâces. Il avait conclu une série de pactes tacites avec les corps, les parlements, la robe, l’aristocratie provinciale, pactes aux termes desquels chaque groupe social était autorisé à se développer dans son domaine de compétence, à condition de ne jamais empiéter sur son propre pouvoir politique. Il avait ramené à lui toutes les fidélités des Grands. Enfin, les créatures ministérielles étaient devenues les siennes, de sorte que, désormais, il n’avait plus besoin du jeu des clans, ni même de puissants ministres disposant de vastes réseaux de clients. Quelques grands commis bien stylés suffisaient. En 1693, abandonnant son rôle de roi de guerre qui combat à la tête de ses troupes, comme les rois-chevaliers des temps anciens, il cessa de paraître à l’armée. Les campagnes militaires se décidèrent désormais à Versailles. En trente ans, la France était passée d’un pouvoir faible, dépendant d’un petit groupe de fidèles, à une monarchie administrative, aux rouages sinon efficaces, du moins mieux définis.

Le point de départ de cette mutation décisive, qui marque la naissance de l’État moderne, a bien été le coup de tonnerre du 5 septembre 1661. Sans doute Nicolas Fouquet avait-il compris qu’avec le retour de la paix en Europe et la disparition de Mazarin, des temps nouveaux s’annonçaient. En témoignait sa volonté de réformer les finances et de réduire les crues de la taille. Mais il n’avait pas saisi le caractère véritable du jeune roi, n’avait rien perçu de son ardent désir d’assurer la direction des affaires. Et lui-même n’avait pas pu ou pas su s’adapter. Le malheur de cet homme, qui n’avait pas toujours démérité, tant s’en faut, fut de s’être trouvé à la mauvaise place au mauvais moment. Il fut happé et impitoyablement broyé par la meule de l’Histoire. Se heurtant à l’ambition naissante du Grand Roi, il devait nécessairement s’effacer pour que s’affirmât la monarchie absolue. Un vieux donjon salpêtre aux confins du royaume lui servit de résidence forcée et de dernière demeure. Singulier destin, assurément, pour celui qui avait rêvé d’être le nouveau Richelieu, l’Éminence troisième d’un règne d’ordre, de magnificence et de gloire ! 

Jean-Christian Petitfils. Fouquet. Perrin 1999

1664 

Pays encore très majoritairement catholique, la France compte 150 jours maigre par an (on faisait maigre le mercredi et le vendredi) : le poisson – pour l’essentiel la morue – joue donc un rôle très important dans l’alimentation ; on compte 352 navires de pêche à la morue.

Avec le soutien actif de l’administration colbertiste, les soyeux lyonnais renforcent leurs normes de fabrication et enrichissent leurs gammes de produits : ils s’installent solidement en tête du marché du tissu de luxe, n’hésitant pas à mettre à bas ce qu’ils ont édifié la veille. Ainsi leur écoute des phénomènes de mode, et en particulier de celle de la cour à Versailles, les amène à changer fréquemment de collection – c’est d’ailleurs le meilleur moyen pour contenir la contrefaçon, rançon du succès, dont se chargent Italiens et Hollandais -.

Cet encouragement de la mode par le renouvellement des collections va créer le souci de se débarrasser des collections antérieures : les soldes vont apparaître. Et pourquoi donc continuer à fabriquer des tissus qui peuvent durer trente ans, dès lors qu’on en change tous les ans ? les normes de qualité traditionnelles vont être abaissées, en dépit des réglementations corporatistes : on pourra ainsi baisser les prix, élargir les marchés et donc produire plus.

La durée du travail allait alors du lever au coucher du soleil : dans cette plage se trouvaient les heures légales ; ceux qui y contrevenaient en commençant avant le lever ou en continuant après le coucher du soleil, ceux-là travaillaient au noir.

Les Turcs sont défaits au Saint Gothard par une armée autrichienne, aux cotés desquels sont présents les Français ; plus tard le grand vizir Kœprulu s’en souviendra qui répondra au marquis de Nointel, venu lui présenter ses lettres de créance et l’assurer de l’amitié de la France : Les Français sont nos amis, mais nous les trouvons partout avec nos ennemis.

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[1] Fréquentes sont les confusions sur la nombreuse famille Mancini : on voit fréquemment associé au nom de Marie celui d’Olympe ; mais il n’existe pas de Marie Olympe Mancini ; Olympe est une sœur aînée de Marie. Olympe a connu aussi Louis XIV jeune mais Marie a rapidement pris sa place dans le cœur du jeune roi. Et c’est Olympe qui sera compromise plus tard dans l’affaire des poisons et non Marie, comme on le lit parfois.

[2] Dans Colbert, Biographie Payot 2003, Michel-Vergé Franceschi, parle au conditionnel de tentative d’empoisonnement.

[3] qui inspirera Racine dans Bérénice, Acte IV, scène 5 : Vous êtes empereur, Seigneur, et vous pleurez !

[4] Cette île de 6 820 m² a depuis 1850 le statut de condominium : gérée alternativement par 2 vice-roi, un français (Pierre Loti fut l’un d’eux) et un espagnol avec un changement d’administration tous les six mois. Son accès est interdit au public. Le principal problème est le secours à apporter aux taupes en cas de crue de la Bidassoa. Gamins espagnols comme français y font des concours clandestins de la plus belle cabane.

[5] On sait aujourd’hui que les jardins du Grand Trianon, s’ils ont commencé par être une réalisation de Le Nôtre ont ensuite été repris à la fin du XVIII° siècle par Richard Mique. Ce sont ceux-là que l’on voit aujourd’hui.

[6] C’est dans la biographie romancée – Mémoires de d’Artagnan – écrits par Gatien Courtilz de Sandras en 1700 qu’Alexandre Dumas ira prendre son inspiration.

[7] On ne savait alors pas grand-chose sur le Comment fait-on des enfants ? Bien sûr, le dogme de l’Immaculée conception n’avait pas encore été proclamé, mais on s’en approchait tout de même. Ainsi, depuis Arnaud de Villeneuve (XIII° siècle) on pensait que le vent charrie les semences que Dieu a essaimé partout dans la nature au début du monde – aujourd’hui on appelle cela la pollinisation -. Ben oui quoi ! C dans l’air. La femme peut donc les avaler par mégarde, et devenir enceinte même si son homme est à la guerre !  Eh bé voyons, disait cependant Louis XIV qui se refusait à avaler ce genre de couleuvre !