Publié par (l.peltier) le 22 décembre 2008 | En savoir plus |
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Rome intervient contre les Illyriens [l’Illyrie est à peu près l’actuelle Croatie] et soumet leur reine Teuta.
~ 225 à ~ 218
Avec la bataille de Télamon, Rome entreprend la conquête de la Gaule cisalpine : c’est alors le nom donné à la vallée du Pô, qui aura plusieurs capitales, mais essentiellement Ravenne. Bien que vaincus, les Gaulois [1] y firent forte impression : Effrayants étaient l’aspect et le mouvement de ces hommes nus du premier rang, remarquables par l’éclat de leur vigueur, de leur beauté et de leurs colliers et bracelets d’or.
Fabius Pictor
L’aspect de l’armée gauloise et le bruit qui s’y faisait glaçaient les Romains d’épouvante, le nombre des cors et des trompettes était incalculable.
Polybe [205 – 126]
De façon générale, le guerrier gaulois a excellente réputation :
On sait que les Gaulois ont été des mercenaires extrêmement efficaces et professionnels. Toutes les armées voulaient leur contingent de Gaulois ! Nous avons un texte qui nous dit que pour une campagne à l’époque hellénistique, une troupe de 1 000 cavaliers et de 4 000 fantassins gaulois est payée en or, pour un montant de l’ordre de la tonne.
Christian Goudineau
~ 218
Hannibal est à la tête de Carthage.
Un singulier mélange de réflexion contenue, de savants calculs, de précision méticuleuse, d’entêtement incroyable et d’imagination aventureuse
Camille Jullian
Aucun homme de guerre, sauf Napoléon, n’a été plus favorisé de dons qui souvent, s’excluent : l’imagination, le jugement et la volonté.
Stéphane Gsell
Il a succédé à Hasdrubal et à son père Hamilcar. Ce dernier, le vaincu des îles Égates, s’était rattrapé de la perte de la Sicile en construisant un véritable empire en Espagne, principalement constitué de comptoirs, dont Carthagène, le premier d’entre eux, sur la côte méditerranéenne. Les Romains avaient demandé à Carthage de ne pas dépasser l’Ebre, pour ne pas empiéter sur les plate-bandes de Massilia. Rome ne pouvait supporter un aussi dangereux voisinage, avec ce talent mis à se construire un empire en peu de temps. Général d’une puissance maritime, Hannibal va ignorer la mer et décide de combattre sur terre, sur le territoire même des Romains, comptant soulever contre elle au passage Celtes et Italiens, récemment soumis.
Il a 29 ans, 28 000 fantassins, essentiellement nord africains et espagnols, 6 000 cavaliers et 37 éléphants, derniers témoins d’une période humide du Sahara, dont l’assèchement a débuté depuis à peu près 1 800 ans, vivant dans les quelques îlots d’humidité qui restaient encore.
On sait que les anciens avaient utilisé l’éléphant d’Afrique à la guerre. On a longtemps supposé qu’ils n’avaient eu que des éléphants d’Asie, alors qu’un simple examen des monuments, des médailles, des mosaïques, montrant les énormes oreilles de ces animaux aurait suffi à éclairer la question [c’est principalement par la taille des oreilles que se distinguent les éléphants d’Afrique de ceux d’Asie ]
Louis Lavauden
Polybe parle des éléphants de Carthage, originaires de l’Atlas, et de leurs conducteurs hindous. Ainsi, si Hannibal se servait bien d’éléphants africains, il faisait appel à des cornacs asiatiques.
E.-F. Gauthier, université d’Alger Le Passé de l’Afrique du Nord.
Muni d’un tel bagage, il n’a pas l’intention de se laisser arrêter par les Alpes. Il arrive par l’Espagne [2], où il s’est arrêté quelques mois, le temps de prendre et détruire Sagonte, la principale alliée de Rome, – aujourd’hui Sagunto, au nord de Valence -, déclenchant ainsi la seconde guerre punique. Il emprunte la voie hérakléenne [3], via Castelnau le Lez, Nîmes, franchit le Rhône à Roquemaure. À partir de là, très nombreux sont les avis sur le trajet suivi et à ce jour, aucune hypothèse ne l’emporte nettement, y compris la plus récente : le col de la Traversette. Il aurait peut-être remonté le Grésivaudan, et la vallée de la Maurienne, où il se serait fait accrocher deux fois par des Allobroges, plus pillards que soldats, à Aiton et à l’Esseillon, au dessus de l’actuelle Modane. Il aurait alors quitté la vallée principale qui mène à l’actuel col du Mont Cenis [4] – 2 081 m – pour passer par l’ancien col du Petit Mont Cenis, au sud du col du Clapier ; on ne dispose en fait que d’un texte de Polybe disant qu’il avait une vue imprenable sur la plaine du Pô. Les avalanches et la fatigue de ces 10 derniers jours de marche ont décimé ses troupes : 8 000 fantassins, 2 000 chevaux manquent à l’appel, ainsi que la plupart des éléphants. Les victoires à venir seront éclatantes : la Trébie en décembre 218, Trasimène le 23 juin 217, où les Romains crurent pouvoir repousser les éléphants en leur lançant dans les pattes des cochons de guerre enduits de résine enflammée ; Cannes, dans les Pouilles le 2 août 216 : chaque fois, les morts et prisonniers romains se compteront en dizaine de milliers ; ses soldats finiront par connaître les délices de Capoue… qui auront raison des éléphants survivants, à l’exception d’un seul, surnommé le Syrien.
Mais en 2014, une autre hypothèse reviendra sur le devant de la scène : Une équipe de scientifiques pense avoir découvert des dépôts animaliers de masse en fait des quantités énormes de crottin, qu’une analyse carbone date aux alentours de 200 avant J.C., mais aussi des traces abondantes de bactéries Clostridium, qu’on trouve généralement dans les excréments de cheval. Qu’est-ce que cela prouve ? Même si nous ne pouvons pas relier à coup sûr cette découverte à Hannibal, les résultats sont cohérents avec le passage d’un grand nombre d’animaux et de personnes à l’écart des voies de transhumance habituelles, observent les biologistes. Or, cette découverte a été faite près du Col de la Traversette, dans les Alpes, reconnu comme étant le plus probable concernant l’itinéraire d’Hannibal, car c’est pratiquement le seul qui rassemble les 5 conditions citées par l’historien Polybe dans ses Histoires.
Par Abdelaziz Belkhodia. 06 Avr 2016 http://www.realites.com.tn/2016/04/la-route-dhannibal-dans-les-alpes-enfin-decouverte/
Il est difficile de prendre cette hypothèse pour argent comptant, tant Hannibal est admiré pour ses intuitions de stratège hors-pair, ce que ce choix viendrait infirmer.
ET SI…
Que l’on ait trouvé abondance de crottin dans les parages est une chose, que ce soit celui des éléphants et des chevaux d’Hannibal en est une autre. On peut même lire des hypothèses selon lesquelles, étant donné que cette période était au réchauffement, Hannibal aurait pu traverser les Alpes sans rencontrer de neige, ce qui écornifle très largement les récits divers et variés. Quoi qu’il en soit, il est plutôt amusant de voir historiens, amateurs autant que professionnels, se disputer sur le sujet, tout autant que sur le Masque de fer, ou les amours de Cléopâtre, car tout ceci ne change rien à l’affaire qui est qu’Hannibal a flanqué une sacrée raclée aux Romains après avoir traversé les Alpes ; mais où ? est-il donc si important de le savoir ?
[Espagne, Sagonte] Là, à cet instant précis, tout commence. Il le sent, il voit ce soldat courir vers lui, dans l’allée centrale du campement, dépassant les tentes qui sont plantées ici depuis huit mois, et à son passage, les soldats sortent, lèvent la tête, s’immobilisent. tous sentent qu’il va se passer quelque chose, que la nouvelle qu’il apporte à Hannibal est d’importance. Lui reste immobile, prêt à la recevoir, cette nouvelle, au milieu des siens, ces hommes rugueux qui ont déjà battu les Olcades, les Vacéens et les Carpétans en unifiant l’Hispanie, jusqu’à ce que finalement le messager parle : Sagonte est tombée. Ça y est : le siège de la ville s’achève. Huit mois de strangulation lente, patiente, pour arriver à ce jour. Tout commence maintenant. La traversée du détroit de Gibraltar n’était rien. La terre était si proche. Il n’y avait aucune frontière à passer et les navires ont accosté avec douceur. La traversé des Pyrénées ne sera rien non plus. Même si les montagnes sont hautes, il y a des cols qu’ils trouveront. Ils s’aideront des peuplades locales, ou, si elles sont réticentes, ils leur brûleront les pieds jusqu’à ce qu’ils parlent. Non, c’est avec la chute de Sagonte que tout commence. Et Rome, peut-être, ne le sait pas encore. Rome, qui a été si peu pressée de venir secourir cette cité alliée. Rome qui ne se méfie pas de cet homme parce qu’elle ne connait que le nom du père, Hamilcar, qui est venu jusqu’en Sicile, faire des raids de pirate, mais elle va apprendre le nom des fils: Hannibal, Hasdrubal, et Magon. Elle va les apprendre en pleurant, en tremblant, en se réveillant la nuit, et elle finira pas comprendre qu’elle a grand besoin d’alliés et que c’était une erreur de ne pas porter secours à Sagonte… Mais, pour l’heurs, elle ne sait rien. Seul Hannibal reçoit la nouvelle : Sagonte est tombée. La marche peut commencer. Il va laisser Hasdrubal régner sur l’Hispanie et il passera les Pyrénées. Les soldats tout autour de lui, hurlent de joie. Et les peuples partout, ne tarderont pas à savoir que Sagonte n’a pas pu compter sur l’aide de Rome. Les alliances se déferont alors. C’est cela qu’il faut : que Rome soit seule face à eux et alors ils la mangeront. Les soldats maintenant se regroupent et l’entourent. Ils sont une foule compacte Les frondeurs des Baléares qui vont le torse noué de lanières de cuir, les cavaliers numides, les plus fous, les plus braves, les fantassins ibères qu’il a su rallier à son armée, les Libyens qui manient la cetra le sourire aux lèvres, tous l’acclament, dans leur langue, avec leur joie épaisse d’égorgeurs. Pour la première fois, ils sentent que le jeune homme qui est face à eux et à qui ils ont promis d’obéir n’est pas un petit chef de guerre mais un conquérant, que ce à quoi il leur sera donné de participer n’est pas une série de razzias de mercenaires mais une page d’Histoire, parce qu’elle se fait ainsi, l’Histoire – qui peut en douter ?-, l’arme au poing, en groupe serré autour de trois frères. Et ce qu’ils sentent peut-être à cet instant, c’est le souffle d’Alexandre le Grand car, comme lui et son armée, ils savent qu’ils vont partir sur des routes infinies, entreprendre des conquêtes que personne n’aurait pu imaginer avant eux, alors ils l’acclament : Hannibal, Hannibal… Ils sentent que c’est l’Histoire qui les traverse, morts ou vivants, glorieux ou fracturés. Ils sentent qu’ils vont se mettre en marche, Hannibal… Hannibal… et que le monde ne sera plus jamais le même.
[Rive gauche du Rhône] Ont-ils vu les éléphants ? Hannibal pose la question pour la troisième fois et les hommes autour de lui hésitent – oui ils les ont vus, il était impossible de ne pas les voir, mais ils ne savent pas si cette réponse va déclencher la colère de leur chef ou au contraire le faire sourire. Alors ils gardent le silence et baissent la tête. Puis enfin un cavalier numide se redresse bien droit sur son cheval et dit : Oui Hannibal, il les ont vus.
Hannibal contemple le Rhône derrière lui et les corps qui jonchent le sol. Les premiers morts de l’Empire romain sont là, casques transpercés, mains encore crispées sur leur glaive ou sur leur plaie, le visage défiguré de douleur ou figé dans la stupeur. Il fait chaud. Le mois d’août pèse sur les rives du fleuve et fait danser les moustiques. La première bataille contre les Romains vient d’avoir lieu. Une escarmouche plus qu’une bataille, mais dorénavant, Rome ne peut plus ignorer que les Barcides marchent sur elle. La nouvelle va se répandre. Les soldats qui se sont repliés vont raconter ce qu’ils ont vu. Ils parleront de cette armée où se mêlent Ibères, Gaulois et Numides. On les interrogera sur le nombre exact d’hommes de l’armée ennemie, sur la proportion de cavaliers et de fantassins. Et surtout, ils parleront des éléphants… Hannibal sourit. Les quarante éléphants qu’il amène avec lui vont grossir, devenir des monstres énormes, des bêtes avides de sang. Les récits vont se construire. Ils ne seront plus quarante, mais quatre-vingt, cent … Et la peur va naître de partout. Oui, ils ont vu les éléphants. Et chaque jour qui passe dorénavant mine un peu plus le moral des Romains. Ils vont avoir peur, de plus en plus. Le temps va les éreinter, ce temps long de la marche. Les Alpes sont encore loin. Il y aura peut-être encore d’autres accrochages, mais Hannibal n’est pas pressé. Il doit laisser la rumeur le devancer. Déjà, partout sur son chemin, les peuples l’ont laissé passer n’osant s’opposer à cette armée jamais vue. Pourquoi l’auraient-ils fait ? Pour être loyaux envers Rome ? Ils ont vu avec Sagonte où menait la loyauté envers Rome. Alors ils ont laissé Hannibal traverser leurs villages, leur territoire, ils les ont même nourri parfois et, devant la longue colonne de quarante éléphants, chargées de paquets, d’armes et de boucliers, ils ont prié leurs dieux pour n’avoir pas à combattre pareilles créatures et se sont dit que peut-être, si ces bêtes étaient aussi redoutables qu’elles le paraissaient, il leur serait donné de voir la chute de Rome.
[…] Il entend les dents claquer tout autour de lui. Les hommes ont froid. Peut-il renoncer ? Il faut aller jusqu’au bout. Il serre les mâchoires. Son corps entier se raidit sur son cheval. Il tremble malgré les peaux de bête qu’il a sur le dos. Il voit certains de ses meilleurs cavaliers numides saisis par la fièvre, l’œil jaune, les lèvres blanches, qui s’accrochent encore mais vacillent et finiront par tomber sans que personne ne puisse rien pour eux. Ils mourront comme tant d’autres, là, sur le bord de ces sentiers de pierre au milieu des premières neiges, étonnés de finir ainsi, sur une terre froide, aussi loin de chez eux, sans avoir même livré bataille. Son armée fond sous la neige. Cela fait déjà dix jours qu’ils avancent, esquintant les sabots de leurs montures, abandonnant des éléphants malades derrière eux, se frayant un passage dans la brume des sommets. Les peuples, ici, les regardent en crachant par terre ou el leur jetant des pierres avant de caracoler dans des pistes invisibles. Peut-il renoncer, revenir en arrière ? peut-il retourner à Carthage et remettre à Hannon, le vieil ennemi de la famille qui n’attend qu’une erreur, qu’une faiblesse pour reprendre la main et faire un pacte avec les Romains ? Les hommes meurent partout autour de lui. La morsure du froid le leur laisse aucun répit. Chaque matin, ils font le compte de ceux qui sont morts dans la nuit, chaque matin, des bêtes, des chevaux, des mulets, des éléphants refusent de se lever et il faut les défaire de leurs paquets et sauver ce qui peut l’être. Il a vu des hommes râler à cheval, puis mourir et rester en selle, ainsi, comme gelés, jusqu’à ce que leur bête tombe dans le ravin. Il a vu des éléphants devenir fous de douleur et charger contre les hommes qui leur imposaient pareille torture, piétinant ceux qui auraient peut-être survécu, emmenant tout avec eux, leur rage, leur cornac, et des grappes d’hommes sidérés. La moitié de ses éléphants sont morts. Il n’en reste plus que vingt. D’après Magon, ils perdront quinze mille hommes avant d’arriver de l’autre côté des Alpes. Et Rome doit sourire de voir les montagnes user de la sorte ses ennemis, les faire maigrir, grelotter. Rome doit sourire parce que le froid les esquinte. Il entame Hannibal lui-même. Depuis quelques jours, il ne voit plus d’un œil. Tout s’est infecté et il sait que si la fièvre s’installe, elle l’emportera. Souvent il lui semble que son cheval marche trop près du bord et va tomber, mais c’est parce qu’il ne voit plus. Il avance malgré tout. Si les montagnes doivent être son tombeau, qu’elle le prennent ainsi, à cheval, le regard tourné vers Rome. Il est fou peut-être d’avoir voulu passer par ici. Il est fou d’avoir condamné plus de quinze mille de ses propres hommes à la mort, d’avoir pensé qu’ils trouveraient des cols dans ces terres qu’ils ne connaissent pas et que les éléphants survivraient aux vents froids des glaciers. Il est fou mais tant mieux, car c’est la folie qui fera la légende. Et tant pis s’il doit laisser un œil aux montagnes, tant pis si son armée doit fondre de moitié, s’ils passent, alors ils seront terrifiants.
[…] Hannibal touche du bout du doigt son œil. Il n’y a plus de pus. Est-ce qu’il a guéri ? Est-ce que son corps a pris le dessus sur la gangrène ? La plaie a fini de suinter. Il lève la tête à l’horizon, balancé par le pas lent de son cheval. Il ne voit rien, ne verra plus jamais rien de cet œil-là. Mais ce n’est pas grave. Les marécages de l’Arno lui ont pris un œil. Soit. Cet empire romain dont il foule le sol, cet empire qu’il bat depuis qu’il est arrivé le marque à son tour dans sa chair. C’est juste. C’est une guerre totale qui s’annonce et peut-être prendra-t-il davantage, peut-être cet œil n’est-il qu’un début ? Au fil des campagnes à venir, son corps va s’esquinter. Il doit accepter cette possibilité. Tant des siens seront blessés. Tant des siens qui le suivront malgré une jambe boiteuse ou une main atrophiée. Plus ils avancent et plus les estropiés seront nombreux. Il est juste qu’il connaisse cela aussi, à l’égal de ses hommes. La guerre fait rage. Il est face à Publius Cornelius Scipio. L’un d’entre eux doit plier et ce sera le Romain. Il a déjà commencé à le faire : lors de la bataille du Tessin, puis lors de celle de la Trebbia. Il s’en est fallu de peu qu’il ne meure sur le champ de bataille, dès leur premier affrontement. Les Romains paniquent, s’effraient, ne savent plus que faire. Il était d’usage de respecter une trêve d’hiver dans l’art de la guerre, mais Hannibal a ordonné de continuer d’avancer malgré le froid. Ils marchent sur Rome en novembre, en décembre, dans la neige parfois.. Leurs éléphants meurent les uns après les autres, mais rien ne les empêche d’avancer toujours. Lors de la bataille de la Trebbia, ils s’étaient oint le corps d’huile pour se protéger du froid et ce sont les Romains qui sont mort d’avoir été trop engourdis, trop lents, d’avoir claqué des dents au moment de se battre et grelotté au moment de viser. Il va perdre un œil, oui, mais il avance. Et le sénat commence à trembler. Cornelius Scipio semble ne plus savoir mener une bataille tandis que les bras des frondeurs nubiens, eux, ne tremblent pas. Alors, il peut bien donner un œil à la terre romaine. Qu’est-ce qu’ils croyaient, tous ? Qu’on obtient des victoires en restant immaculé ? Que l’on peut sortir de tant de mêlées indemne et frais comme au premier jour ? Depuis qu’il a traversé Gibraltar, il a donné sa vie à la guerre. Cela signifie son corps, son temps, ses pensées. Il y aura des morsures, des cris. Il y aura des cicatrices et de la terreur, et s’il n’y a que cela, c’est qu’il est chanceux. Les Romains n’ont pas encore compris, ne font que réaliser doucement que ce qui se joue maintenant ne sera ni propre ni respectueux. Il n’y aura pas de panache. Tout est sale et effrayant, comme l’étaient les cadavres des Romains noyés dans les eaux gonflées par la neige de la Trebbia, ces hommes aux lèvres bleues, au corps raidi de froid, qui flottaient avec tristesse. Il a perdu un œil, oui. Il ira borgne désormais, mais peu importe pourvu qu’il avance.
[Toscane] Mettez à sac les villages ! Hannibal regarde, du haut de la colline où il a planté son campement, les monts harmonieux de Toscane dans cette lumière douce de fin de journée. Tout est beau ici : les vignes à flanc de coteaux, les cyprès qui ponctuent les champs. Tout est opulent et paisible. Ses hommes hésitent, le regardent. Ont-ils bien compris son ordre ? Il voit leur incrédulité et il répète : Dites à vos hommes de tout mettre à sac. Il sait ce que cela veut dire. Il sait la rudesse des frondeurs des Baléares qui défonceront les portes et se jetteront sur tout, femmes, bêtes, vin, pour satisfaire un appétit de siècle, pour faire oublier les privations des Alpes et les morsures du soleil des glaciers. Il sait que cela sera laid, que les robes vont être déchirées dans la boue, que des maisons seront incendiées et des villages rasés. Mais c’est la région de Flaminius, le commandant des légions romaines, et il faut le défier, le piquer, lui faire perdre son sang-froid. Certains hommes font la guerre à condition qu’elle ne les touche pas. Ils accepteront de mettre leur vie dans la balance, oui, mais pas celle de leur femme, de leurs enfants, dans les caves pleines d’amphores d’huile et de vin de leur région, pas les belles bâtisses dont ils ont hérité. Flaminius est de ceux-là. Hannibal le sent. Il va mettre à feu et à sang cette région, et le Romain perdra son sang-froid et sa clairvoyance.
[lac Trasimène] Pas un son ne résonne. La brume épaisse semble tout étouffer. Les oiseaux se sont tus. Les Romains n’entendent même pas le bruit de leurs propres pas sur le sol. Tout est silence. Ils avancent. Flaminius veut en finir avec Hannibal. Que plus jamais un barbare ne soit en position de brûler les villages de Toscane. Que plus jamais Rome ne connaisse l’humiliation de trembler devant un ennemi.
Les Carthaginois essaient de ne pas respirer, de ne faire cliqueter aucune de leur armes. Ils attendent. C’est ici que la victoire se joue. Ils le savent. Le lac de Trasimène est un peu plus loin. Ils se sont disposés sur les hauteurs du vallon. Si les Romains passent à leurs pieds, dans le défilé, le long du fleuve, ils ont gagné. Si le ciel se découvre et qu’ils deviennent visibles, tout aura échoué. Hannibal attend. Il sait que l’issue de cette journée ne dépend plus de lui. Un bruit, un cheval qui hennit, un nuage qui se déplace, tout cela peut changer le cours de l’Histoire. Et puis, soudain, un de ses hommes s’approche de lui et d’une voix sourde, lui murmure : Ils se sont engagés dans le défilé. Alors il se lève et ordonne à ses hommes de se ruer sur l’ennemi
Les Carthaginois dévalent la pente. Et d’abord les Romains ne comprennent pas d’où viennent ces cris car la brume déforme les sons, les déplace. Et puis soudain, ils les voient surgir, là, déjà sur eux, glissant de la colline, à leur gauche. Les chevaux prennent peur et se cabrent. Les fantassins reculent spontanément vers le lac pour éviter la charge. Tout est confusion et personne ne voit plus rien.
La panique est générale. Plus personne ne tient les hommes. Flaminius sait que s’ils perdent leur sang-froid, ils sont perdus. Il hurle des ordres mais personne ne les entend dans la brume. Tout se disloque. Les Gaulois ont des visages terrifiants avec leurs tresses et leurs longues barbes. Et puis, un cavalier charge sur le consul et le tue d’un coup. Une petite voix se tait dans la mêlée et le grand corps romain, n’ayant plus de tête, se précipite en tous sens.
Pour que la victoire soit réelle, il ne faut pas uniquement que l’ennemi soit pris dans la souricière, qu’il n’ait plus d’issue, que son chef soit mort, il ne faut pas seulement que plus aucun ordre ne fédère les troupes, que chacun ne pense plus qu’à sa vie, essaie de fuir, tremble de peur. Pour que la victoire soit réelle, il faut aller jusqu’au bout et, lorsque l’ennemi est acculé, avec le lac dans le dos, ne sachant plus que faire, il faut encore avancer et le tuer. C’est ce qu’ils font maintenant. Les Ibères, les Baléariens, les soldats puniques. Ils entourent les Romains et les immolent. Ils tranchent, piquent, coupent. Ils abattent des hommes, comme on le ferait d’un troupeau. Un à un, patiemment. Quinze mille hommes. Avec la lassitude des mêmes gestes. Ils le font parce que ce n’est qu’ensuite que l’on pourra parler véritablement de victoire, ce n’est qu’ensuite que la nouvelle parviendra à Rome et que pour la première fois la panique s’emparera des rues. Ils égorgent, mutilent, un à un, jusqu’à ce que quinze mille corps salissent les eaux du lac de leur sang, quinze mille corps d’hommes qui pensaient vivre ce matin et qui flottent, trois heures plus tard, tandis que les brumes se dissipent enfin, offrant à Hannibal le spectacle horrible de sa victoire Et peut-être est-il saisi par cet instant ? peut-être ont-ils été des frères pendant ces trois heures de corps à corps, unis d’avoir tous remis leur vie dans les mains du destin ? Peut-être est-ce pour cela qu’il cherche longtemps la dépouille de Flaminius sur le champ de bataille mais ne la trouve pas, car le consul a été décapité et sa tête a roulé dans l’eau, alors il demande qu’on rende hommage à tous les morts, y compris à ceux que, quelques minutes plus tôt, ses soldats égorgeaient encore. Et tout le monde se tait enfin, face au las devenu rouge.
[Cannes] Hannibal sait, malgré l’énorme supériorité numérique des Romains, malgré la fatigue de ses propres soldats, qu’il est face à un de ces instants l’Histoire. Sous les casques, sous les armures de cuir, on sue à grosses gouttes. Le soleil assomme les couleurs et semble faire trembler les arbres. La mer, au loin, est immobile. Pas un souffle d’air. Le sol lui-même est chaud, et les lézards, sentant probablement le martèlement inhabituel de dizaines de milliers d’hommes, se sont glissés sous les pierres et ne bougent plus. Il regarde les lignes ennemies : les Romains doivent être deux fois plus nombreux. Chaque jour, ils alternent le commandement. Aujourd’hui, c’est Varron qui a l’étendard. Cela ne change rien. Ils se battent toujours de la même façon : mettant les jeunes recrues devant pour qu’elles ne soient pas tentées de fuir, et les vétérans derrière. Aujourd’hui, tout sera différent. Il sait que, s’il veut vaincre Rome, il faudra qu’il renverse le cours normal des choses, comme Alexandre le fit face à Darius, à Issos ou à Gaugamélès. Il faut être fou. Sinon, il enchaînera les batailles – certaines gagnées, d’autres perdues – et , au bout du compte, les forces s’équilibreront. Il faut risquer davantage. Alors, il demande que l’on étire la ligne de front. Les Romains doivent scruter la manœuvre. Encore dit-il Et ce sont ses propres lieutenants qui s’inquiètent : à trop étirer, la ligne de front risque de se briser, et alors, ce sera la déroute. Oui C’est le risque. Mais il demande que l’on étire encore. Et la ligne sur laquelle se tiennent les Carthaginois est bien plus longue maintenant que celle des Romains, mais plus fine aussi et plus fragile. Varron sourit. Il doit penser qu’Hannibal essaie de compenser le fait qu’il est en sous-nombre. La cavalerie lourde chargera au centre et en premier, dit-il. Il faut faire exploser leur ligne. Et il ne doute pas que c’est ce qui se produira. Il sait qu’ils sont plus nombreux. Il croit que c’est pour pallier ce désavantage qu’Hannibal étire au maximum sa ligne. Il ne voit pas le génie de la manœuvre parce qu’il ne voit pas la folie. Il prête à Hannibal des pensées et des calculs qu’il aurait lui-même s’il était à sa place. La raison veut que les Carthaginois ne puissent pas envisager d’autre planque d’essayer de faire face, en priant pour ne pas être balayés par la charge de la cavalerie. Percer le front. Tout se résume à cela. Et Varron s’y attelle. Il est heureux que la bataille advienne un jour où c’est à lui qu’a été confié le commandement suprême, car alors, c’est son nom que l’on prononcera au sénat.
Hannibal donne ses derniers ordres. Il est calme. Il demande comment s’appelle la rivière qui coule plus loin : l’Olfanto, lui dit-on. Bien. Il annonce à ses hommes que Maharbal dirigera la cavalerie légère, Hasdrubal la cavalerie lourde, et que lui restera au centre avec les fantassins celtes et les espagnols. C’est là que tout se décidera. À l’instant de donner l’ordre d’engager la bataille, tandis que les consuls romains Varron et Paul-Émile sourient parce qu’ils ont hâte d’en finir, il sent, lui, que ce jour est un de ceux où l’enchaînement des choses tient de la grâce. Est-ce l’Histoire qui se saisit du cours des choses et écrit le monde pour quelques instants, déjouant les plans et surprenant les vivants ? Est-ce la chance ? Les Romains chargent. De toute leur puissance. Ils veulent venger les défaites de Tessin et de Trasimène. Ils veulent faire oublier la peur qui, depuis des mois, ronge Rome. Les Romains chargent et Hannibal est resté là où va avoir lieu le coup d’estoc. Il faut recevoir la charge et ne pas rompre la ligne. Il regarde une dernière fois ces quatre mille mercenaires celtes et ibères au visage épais, aux yeux clairs, qui plantent leurs pieds au sol, et voient les cavaliers s’approcher avec peur. C’est eux, aujourd’hui, qui décident de l’Histoire, eux qui ne sont pas même carthaginois. L’impact est terrifiant. Les chevaux entrent de plein fouet sur le muer de défense. Ils sont si nombreux… Hannibal hurle à ses troupes de reculer un peu. Il faut amortir le choc et laisser les Romains avancer. Tout est là : faire croire à Varron que la ligne recule sous le choc, qu’elle est près de se rompre, pour, s’il avance encore, qu’il insiste, qu’il engouffre tous ses hommes dans l’espoir de parvenir enfin à fissurer le mur. Les gaulois doivent tenir, arc-boutés contre des chevaux, boucliers fendus par la force du galop, tenir et reculer pour que le piège fonctionne. Et c’est ce qui se produit. Hannibal le sent. C’est le sourire du ciel. Dans cette chaleur effrayante qui fait chauffer les casques et plisser les yeux, tout s’enchaîne comme si c’était lui-même qui indiquait au destin le chemin qu’il doit prendre. Les Gaulois tiennent, tout en reculant. Les Romains avancent, aveuglés par leur force. Ils ne vient pas que la défense n’a pas cédé. Ils ne voient pas qu’ils sont trop enfoncés et que maintenant, d’un coup, parce qu’Hannibal l’a ordonné, les ailes carthaginoises se referment sur eux. Cette longue ligne trop étirée, qui semblait tout à l’heure si fragile, les encercle. Et la cavalerie lourde menée par Hasdrubal les heurte de plein fouet leur trouant les flancs. Varron blêmit. Il voir le piège mais il est trop tard. Il balbutie, veut réagir, n’y croit pas encore, pense peut-être qu’il s’agit d’un revers, qu’il va pouvoir se reprendre. Mais la bataille est perdue. On vient de lui annoncer que Paul Émile est mort. Alors il comprend que tout a changé, que c’est une éclipse, qu’il vient d’être balayé et que ce n’est pas son nom que l’on prononcera au sénat demain, mais celui d’Hannibal, avec terreur.
Hannibal contemple la plaine. La mer n’a pas frémi. La chaleur tombe doucement. Il a la tête encore pleine des chocs et des contre-chocs, des cris, des chutes de corps, du sifflement des flèches, de la course des chevaux. Trois heures que des hommes se tuent. Il contemple la marée de corps qui l’entoure. Tous romains. Il ne le sait pas encore, ne le saura peut-être jamais avec une telle précision, mais quarante-cinq mille Romains gisent à ses pieds. Ils gémissent encore, bougent parfois, implorent qu’on les achève ou qu’on les soigne, continuent à suer tandis qu’ils saignent. Quarante-cinq mille morts. Ses hommes à lui ont mal aux bras d’avoir tant frappé. Ils n’ont eu qu’à refermer le piège et massacrer, un à un, tous ceux qui étaient pris dans leur filet. Cela a mis du temps. Et maintenant, il ne reste à Cannes, sur les bords de l’Olfanto, qu’une lumière de fin de journée douce, caressante, et une marée de corps. Des litres, des hectolitres de sang nourrissent la terre. Et il y en a tant qu’elle ne parvient plus à boire. Quarante-cinq mille hommes qui se vident en même temps. Quarante-cinq mille corps sectionnés, ouverts, ça pue. Un vaste mouroir qui chauffe au soleil. Car même s’il décline doucement, le jour est encore chaud. C’est l’été, les pierres sont brûlantes de toute la chaleur accumulées dans la journée. Quarante-cinq mille corps qui mettent des jours, des semaines à se décomposer. Elle est là , sa victoire : laide comme une boucherie sans nom. C’est le plus grand massacre de l’Histoire. Jamais aucune bataille ne fera autant de morts en si peu de temps. Il regarde les hommes à ses pieds. Ils en ont perdu dix fois moins que les Romains, mais ils ont perdu ceux à qui ils doivent la victoire: les Celtes. Alors il se penche, touche parfois la main de l’un d’entre eux, raide de mort, car la gloire, c’est d’eux qu’il veut la recevoir. Bientôt, le Sénat apprendra la nouvelle. Bientôt Carthage fêtera son audace. Il sera, à jamais, celui qui a gagné à Cannes et a renversé le cours des choses. La victoire qu’il attendait depuis si longtemps, depuis le jour où il a traversé le détroit de Gibraltar et bien avant, même, depuis que son père lui racontait comment il avait pris et tenu le mont Pellegrino en Sicile, sa victoire, elle est là, mais il veut se souvenir que ce sont des morts qui la lui offrent. Il en est toujours ainsi et malheur à celui qui l’oublie. Les grandes batailles qui restent dans les mémoires sont des charniers atroces qui font tourner les oiseaux. Est-il fier de cela ? Des quarante-cinq mille Romains qui gisent à ses pieds ? Peut-on l’être vraiment… ? Il veut se souvenir des viscères qui se mêlent au cœur de l’été, car si l’Histoire a un parfum, c’est celui-là.
Laurent Gaudé. Écoutez nos défaites. Actes sud 2016
Entre Trasimène et Cannes, la sage lenteur de Fabius, nommé dictateur dans une pareille crise, arrêta les progrès du général carthaginois, et déconcerta ses projets, évitant, avec le plus grand soin, d’engager une action. Campé sur les hauteurs, il le harcela par des marches et des contre-marches, et parvint même à le renfermer dans un défilé d’où Annibal ne put se tirer qu’à l’aide du plus singulier stratagème ; ce général fit mettre le feu à des sarments de vigne, attachés, par son ordre, aux cornes d’un grand troupeau de bœufs qui, aiguillonnés par la douleur, se jetèrent dans ce défilé, effrayèrent le poste romain, lequel s’enfuit, et de cette manière, ouvrit un passage à l’armée carthaginoise.
[…] Rome succomboit infailliblement, si Carthage eut envoyé promptement des renforts à son général victorieux ; mais dans le sénat de cette ville, se trouvaient des citoyens aussi envieux de la gloire d’Annibal, qu’insensibles au salut de leur patrie ; la faction d’Hannon paralysa les efforts d’Annibal, et par de pitoyables raisonnements que dictait une haine mal déguisée, empêcha qu’on ne lui envoya des secours. Le vainqueur, affaibli par ses victoires mêmes, refusa de marcher sur une ville telle que Rome où, loin de se laisser abattre par le malheur, les habitans s’empressaient de s’enrôler, et se montroient décidés à s’ensevelir sous les ruines. Rome, malgré tant de revers, subsistoit toute entière avec son sénat magnanime, et un caractère inébranlable d’intrépidité. Le véritable reproche que l’on soit en droit d’adresser à Annibal, c’est d’avoir fait prendre à son armée victorieuse des quartiers d’hiver à Capoue où elle s’amollit. Quand les troupes carthaginoises sortirent de cette capitale de la Campanie, elles étaient méconnaissables.
M.E. Jondot. Tableau historique des nations. 1808
[Capoue] Qui a ouvert les portes de Capoue ? Après combien d’heures d’hésitation et de discussion ou sous quelle impulsion subite un homme, représentant officiel de la ville ou simple citoyen, n’en pouvant plus de subir ce siège, a ouvert les portes de la ville, laissant les effluves du marché aux parfums s’échapper ? Il y a forcément une main qui s’agrippe aux lourdes barres de fer, une gorge qui s’époumone pour prévenir que la ville se rend. Il y a forcément des doigts qui font tourner la clef dans un verrou. Savent-ils qu’ils viennent de faire basculer l’Histoire ? Qu’un Empire va chuter et l’autre triompher ? Les habitants de Capoue se sont laissé leurrer par la ruse qu’Hannibal réservait aux Romains. Lui voulait faire croire à Rome qu’elle était menacée, qu’il allait concentrer toutes ses forces sur elle. Les Romains n’y ont pas cru, mais Capoue si. La ville s’est sentie abandonnée par Hannibal. Elle n’ a pas compris que la manœuvre n’était faite que pour desserrer l’étau qui pesait sur elle et que le Carthaginois, plus tard, viendrait la délivrer. Une main a ouvert les portes. Ils ont cru que Rome enverrait des parlementaires. Ils ont cru que l’Empire exigerait qu’ils soient désarmés et peut-être même durement sanctionnés par de lourds impôts. Ils en ont parlé entre eux et ont accepté cette idée. Ils ne pensaient pas que Rome ferait d’eux un exemple. La porte de Capoue s’ouvre. Le temps long de l’hésitation s’achève, ce temps infini où Hannibal allait et venait sous les remparts de Rome pour que tous le voient et que la panique s’empare des rues du forum. L’Histoire a choisi, la porte s’ouvre et ce qui s’engouffre dans Capoue, à cet instant, ce ne sont pas les palabres et les tractations, c’est la colère et le châtiment. Les Romains entrent et dévastent tout. Que plus aucune ville ne s’amuse ainsi à leur tenir tête. Que personne ne puisse se targuer d’avoir fait trembler Rome. Ils entrent et leur font payer les nuits d’insomnie, la peur des patriciennes. Ils leur font payer ces heures passées à se demander s’ils vivront ou seront bientôt des corps gisant dans la boue froide d’un champ de bataille. Capoue doit saigner et bientôt l’odeur douce du marché Selpasia est couverte par celle, plus lourde, plus écœurante, du sang chaud qui se répand à terre. Lorsque le messager le lui dit, Hannibal regarde une dernière fois les murailles de Rome. Il sait que ce n’est pas maintenant qu’il parviendra à mettre à genoux l’Empire. Peut-être ne reverra-t-il jamais cette muraille…. Alors il prend son temps puis ordonne le repli. Il ne parle pas. Tous ceux qui l’entourent savent ce que signifie la chute de Capoue. À eux, maintenant la retraite vers le sud. À eux, trois ans de piège et d’attente. Il faudra se retrancher dans les monts de Calabre et y vivre comme les sangliers de montagne en attendant les renforts. À eux d’être assiégés. L’Histoire a choisi. À eux la fuite avec l’ennemi sur les talons, nuit et jour. La victoire de Cannes est loin. Capoue brûle maintenant et c’est à eux de pleurer.
Laurent Gaudé. Écoutez nos défaites. Actes sud 2016
Que de richesses, que de charmes dans la côte de Campanie, chef d’œuvre où évidemment la nature s’est plu à accumuler ses magnificences ! Ajoutez ce climat perpétuellement salubre et favorable à la vie, ces campagnes fécondes, ces coteaux si bien exposés, ces bocages exempts de toute influence nuisible, ces bois ombreux, cette végétation variée, ces forêts, ces montagnes d’où descendaient tant de souffles de vent, cette fertilité en grain, en vin, en huile, ces troupeaux revêtus de laine précieuse, ces taureaux au cou puissant, ces lacs, cette abondance de fleuves et de sources qui l’arrosent tout entière, ces mers, ces ports, cette terre ouvrant partout son sein au commerce et s’avançant elle-même au milieu des flots, empressée d’aider les mortels.
Pline l’Ancien. Histoire Naturelle III-6, traduction Littré, Nizard.
Rome a chancelé, mais Rome se reprend, met en œuvre une formidable mobilisation et finit par renouer avec la victoire, enlève Capoue, et reprend Syracuse malgré le génie défensif d’Archimède…. Syracuse, où le tyran Hiéron II a fait construire un autel de 192 mètres de long pour les sacrifices animaux : ces hécatombes pouvaient représenter jusqu’à 450 taureaux par jour ! de quoi nourrir toute la ville !
Dans l’Ouest, tout est plus grand, plus riche. Voyez la guirlande des villes grecques de Sicile avec leurs monuments grandioses.
Fernand Braudel
Publius Cornelius Scipion, qui se complaisait à laisser les imaginations tracer autour de lui une auréole de divinité, – on l’appellera l’Africain – profitant de l’éloignement d’Hannibal à Capoue, effectuera une marche fulgurante sur Carthage, via l’Espagne et reprendra tous les comptoirs de la côte africaine : l’armée carthaginoise, malgré le rappel d’Hannibal sera défaite en 202 à Zama, et la Narbonnaise, qui avait pris le parti de l’ennemi, colonisée. Il reprend les recettes déjà éprouvées par Alexandre en salant les terres agricoles pour les rendre stériles.
Massinissa, fils du roi numide Gaïa – l’actuelle Algérie -, tout d’abord écarté de la succession à la mort de son père, n’a pu devenir roi qu’en s’alliant à Rome, et c’est donc aux cotés de Scipion qu’il combat Hannibal à la tête de ses excellents cavaliers qui montent à cru des chevaux non bridés. Il connaîtra une longévité exceptionnelle et passera à la postérité :
Massinissa, le roi des Numides, fut le meilleur et le plus heureux des monarques de notre temps. Il régna plus de soixante années, restant toujours en parfaite santé. Il vécut très longtemps et atteignit l’âge de 90 ans. Il l’emportait sur tous ses contemporains par la vigueur du corps. Quand il fallait rester debout, il était capable de demeurer ainsi une journée entière à la même place. Et quand il fallait rester assis, il n’éprouvait jamais le besoin de se lever. Il endurait les fatigues que lui imposaient les longues randonnées à cheval poursuivies de nuit comme de jour, sans se ressentir aucunement d’une pareille épreuve. […] Voilà encore un fait qui montre bien sa vigueur physique : quand il mourut à l’âge de 90 ans, il laissa un fils de 4 ans… Il avait eu, avant ce dernier né, neuf autres fils. Grâce à l’affection qui les unissait, jamais, durant tout le cours de sa vie, aucun complot, aucun crime domestique ne vint troubler la paix de son royaume. Mais son œuvre la plus belle, la plus divine fut celle-ci : avant lui la Numidie était stérile [aujourd’hui, on sait que c’est faux]. Or, le premier, avec ses seules ressources, il prouva qu’elle pouvait produire toutes espèces de fruits en constituant des domaines particuliers qu’il répartit entre ses fils.
Polybe. Histoires XXXVI, 16
~ 217
La bataille de Raphia, – aujourd’hui Rafa, ville frontière entre le territoire de Gaza et l’Égypte, là où se trouvent les tunnels par lesquels passent tous les échanges entre Gaza et l’Égypte -, met aux prises les 73 éléphants d’Afrique de Ptolémée IV contre les 102 éléphants d’Asie d’Antiochos III, et ce sont les Africains qui l’emportent.
~ 213
Les victoires d’Hannibal ont laissé les Romains exsangues et ils se refont une santé comme ils peuvent, en recourant au crédit, car il leur faut garantir les biens fourmis par les fermiers d’État, au sein desquels se glissent quelques fripouilles : l’arnaque aux assurances n’est peut-être pas vieille comme le monde, mais presque :
Ce Postumius était un publicain qui, pendant de nombreuses années, n’avait eu d’égal à Rome pour la malhonnêteté et la cupidité que Titus Pomponius Veientanus, tombé l’année précédente aux mains des Carthaginois commandés par Hanon, alors qu’il pillait imprudemment la campagne lucanienne. Ces deux hommes, profitant de la garantie accordée par l’État contre les risques encourus du fait des tempêtes par les fournitures qu’on apporterait aux armées, avaient déclaré des naufrages imaginaires ; et même quand les naufrages qu’ils avaient annoncés étaient réels, leur propre ruse, et non le hasard, en était la cause. Ils chargeaient quelques marchandises de peu de valeur sur de vieux navires branlants, qu’ils faisaient couler au large [l’équipage était recueilli sur des canots préparés à l’avance], puis ils prétendaient que la cargaison perdue était bien plus considérable.
Tite-Live. Histoire romaine. XXV, 3,9-11
Mais l’arnaque, comme la vermine, ne peuvent prospérer que sur un corps sain et dans l’ensemble, riche :
Au moment où s’achèvent la conquête et l’unification politique de l’Italie, les traits qui définissent dans sa spécificité la civilisation romaine sont à peu près définitivement fixés. La fusion entre le vieux fonds italique et les apports de la civilisation étrusque, puis celle du monde grec et hellénique, elle-même enrichie des héritages de l’Orient, est achevée. Elle a modelé une culture originale qui constitue, à la fin de la République, un puissant facteur d’homogénéisation des peuples de la Péninsule. Pour la première fois de son histoire, l’Italie dans son ensemble se trouve engagée dans un processus d’unification dont les notables municipaux sont à la fois les agents les plus actifs et les principaux bénéficiaires. Partout, des Alpes à la pointe occidentale de la Sicile, on utilise une unité monétaire commune – c’est en 213 que Rome commença à frapper sa monnaie d’argent, le denier – et une langue véhiculaire, le latin, que tous ou à peu près comprennent. Certes, ce n’est pas la seule langue utilisée par les peuples de la Péninsule. Les parlers locaux n’ont pas disparu, pas plus que ne disparaîtront les dialectes régionaux dans l’Italie unifiée au XIX° siècle par la monarchie de Savoie. Le grec conserve ses positions en tant que langue de culture. Mais le latin est désormais universellement employé comme langue des échanges, de la vie sociale, du droit, de la politique, voire de la littérature. Il structure la communication et fonde ainsi l’unité du monde italien.
Partout s’étalent également les signes d’une romanisation qui est en fait diffusion et pénétration d’une culture composite, reliant au vieux fonds romain et italique l’immense apport de la civilisation hellénistique. L’urbanisme, l’architecture, le décor et l’agencement des habitations inspirés des modèles gréco-orientaux constituent un art unifié et donnent des villes italiennes une image homogène. Relèvent également d’une culture commune à l’ensemble de l’Italie des pratiques sociales et politiques qui, à la fois, s’inscrivent dans le cadre étroit de la cité et témoignent d’un sentiment d’appartenance à une entité collective que l’on pourrait presque qualifier de nationale.
Nous avons vu que les guerres puniques et les entreprises de conquête en Orient avaient eu pour effet d’accroître considérablement la richesse et la puissance de Rome, mais également d’aggraver les déséquilibres sociaux. Détentrice du pouvoir politique, la nobilitas avait augmenté dans des proportions démesurées son assiette économique. Par comparaison avec celles de Crassus ou de Pompée, créditées l’une et l’autre d’un patrimoine de plus de 50 millions de deniers, la fortune des vedettes du monde politique romain du II° siècle – Paul Emile et Scipion Emilien (280 000 deniers pour le premier, un million de deniers pour le second) – paraissent dérisoires. De tels chiffres impliquaient la possession de nombreux biens fonciers, d’immenses domaines ruraux répartis dans diverses régions de la Péninsule, d’immeubles, de maisons, de villas offrant à leurs propriétaires de confortables revenus, de milliers d’esclaves, d’affranchis, de clients qui pouvaient à tout moment se transformer en mercenaires. Crassus n’estimait-il pas que l’on ne pouvait se prétendre riche que si l’on était capable d’entretenir une armée avec sa propre fortune ?
L’impérialisme avait donc essentiellement profité à un petit nombre de sénateurs et de chevaliers. Quelques dizaines de familles contrôlaient à la fois le pouvoir politique, l’accès aux hautes magistratures, les commandements militaires et les sources de l’enrichissement. Conscients de l’identité de leurs intérêts, les représentants de cette caste dirigeante n’avaient pas la même manière d’envisager l’avenir de la République. Pour les optimates (les meilleurs), rien ne devait être changé à un statu quo qui leur assurait, outre le contrôle du consulat et du Sénat, la fructueuse administration des provinces. Les populares, membres également de grandes familles aristocratiques, étaient au contraire partisans de réformes visant à moraliser la vie publique, à élargir la citoyenneté aux Italiens et à redistribuer une partie des terres pour restaurer une classe de paysans-soldats : fondement à leurs yeux de la République et de la puissance militaire romaine. Ils souhaitaient en somme que tout change pour que rien ne change. Par compassion pour les dominés ? Par adhésion sincère aux principes vertueux du stoïcisme ? Ou simplement par un souci tactique d’affaiblir leurs adversaires en détachant d’eux pauvres et dépendants ? Voire dans le but d’établir un régime populiste, une sorte de tyrannie à la grecque s’appuyant sur la plèbe ? Un peu de tout cela sans doute, dans des proportions variables.
Pierre Milza. Histoire de l’Italie Pluriel 2005
01 ~ 202
L’empereur de Chine Ts’in Che Houang-ti est mort en ~210. Son fils adolescent, incapable s’est suicidé 3 ans plus tard, au milieu de la révolte générale. Deux aventuriers que tout oppose vont se disputer le pouvoir : Hiang Yu, géant brutal aux allures de soudard, et Liou Pang, paysan plein de finesse naturelle, politique d’instinct, rusé, adroitement généreux. La bataille décisive a lieu à Kai-hia, près de Fong-yang, sur la rivière Houai, entre Hoang-Ho et Yang Tse Kiang, dans le Nang-houei :
Hiang Yu fit des prodiges de valeur, traversa plusieurs fois avec sa cavalerie les rangs ennemis et abattit de sa main un des lieutenants de Lieou Pang ; mais, criblé de blessures, il se vit encerclé. Reconnaissant parmi ses poursuivants un de ses anciens compagnons d’armes : Je sais que ma tête est à prix, lui cria-t-il, tiens, prends-la. Et il se trancha la gorge.
Lieou Pang n’avait plus de rival. Le soldat de fortune se trouvait empereur. Par un dénouement imprévu, c’était pour ce fils de paysan qu’avaient travaillé trente sept générations de princes de Ts’in. C’était finalement pour lui que Ts’in Che Houang-ti avait unifié la Chine et crée le césarisme chinois. L’heureux aventurier se trouvait en cinq ans l’héritier inattendu de cette longue suite d’orgueilleux féodaux, le bénéficiaire de l’œuvre accomplie par l’homme de génie qui avait créé la centralisation impériale.
Et tandis qu’en dépit de la valeur de Ts’in Che Houang-ti, la dynastie des Ts’in n’était restée que quatorze ans sur le trône impérial (~ 221 à ~ 207), la dynastie fondée par Lieou Pang, la dynastie des Han allait, à une brève interruption près, s’y perpétuer pendant plus de quatre siècles (de ~ 202 ou plutôt, pour compter comme les Chinois, de ~ 207 à 220 de notre ère). Du fait de cette longue durée, la maison allait acquérir un prestige de légitimité qu’aucune autre dynastie impériale ne devait posséder à un égal degré. Tel est d’ailleurs resté ce prestige à travers l’histoire que, par la suite, c’est sous ce nom de fils des Han que le peuple chinois s’est plu à se désigner.
René Grousset, Sylvie Regnault-Gatier. L’Extrême Orient. 1956
06 ~ 197
Rome a envoyé des ambassades en Grèce qui n’ont pas bien mesuré la complexité de la situation… des analyses biaisées les ont amené à vouloir intervenir et le jeune consul Flamininus défait Philippe V de Macédoine à Cynocéphales : c’en est fini de la mainmise de la Macédoine sur la Grèce.
L’apparition du luxe à Rome a commencé avec le retour de l’armée d’Asie. C’est elle la première qui introduisit les lits à pied de bronze, les tapis précieux, les couvertures et autres étoffes, les guéridons et les consoles, qu’on regardait alors comme l’élégance suprême de l’ameublement. À cette date remontent les joueuses de cithare ou de sambuque et les histrions chargés d’égayer les festins. Alors aussi on commença à mettre dans la préparation des repas plus de soin et de dépense, à faire cas des cuisiniers, qui chez les vieux Romains étaient au dernier rang des esclaves comme prix et comme fonction, et à tenir pour un art ce qui avait été un vil métier.
Tite Live
Si Athènes est tombée, c’est parce qu’elle était trop pauvre, que l’alliance qu’elle dirigeait était trop hétéroclite, que ses dieux furent renversés par des cultes plus profonds et que sa science était devenue stérile […] Athènes tomba parce qu’elle dépendait du grain de la Mer Noire, et, quand elle en fût coupée, elle n’eut pas d’autre choix que de se rendre.
Maurice Bowra
~ 190
Éclipse totale de soleil. Hipparque de Nicée (aujourd’hui Iznik, en Turquie) la fait observer de 2 lieux différents, mais sur un même méridien : Alexandrie et l’Hellespont. Sur ce dernier lieu la Lune éclipsa totalement le soleil, mais à Alexandrie, le soleil ne fût caché qu’à 80 %.
La raison en était que la Lune est plus proche de la Terre que ne l’est le soleil, et le fait d’observer le phénomène de 2 lieux différents provoquait un changement apparent de sa position dans le ciel. Connaissant les différentes latitudes des deux lieux et prenant en compte les erreurs possibles de mesure, Hipparque fut capable de donner la distance de la Lune en fonction de la dimension de la Terre. Il trouva que la distance de la Lune devait être supérieure à 59 fois et inférieure à 67.33 fois le rayon de la Terre. D’après des études ultérieures d’éclipses de Soleil et de Lune, il calcula que la distance du Soleil est 2 500 fois le rayon de la Terre et, plus tard, il fut en mesure de préciser 60.5 fois pour la distance de la Lune. Ces évaluations étaient de qualité très supérieure aux estimations précédentes et, bien que la distance du Soleil indiquée par Hipparque fut environ dix fois trop petite, celle de la Lune était quasiment correcte (évaluation moderne 60.25). Son calcul de la dimension de la Lune était lui aussi d’une précision satisfaisante, alors que le chiffre qu’il donna pour celle du Soleil était beaucoup trop petit.
[…] Hipparque de Nicée dégagea la voie pour une nouvelle théorie des mouvements planétaires qui sauverait les apparences avec une précision mathématique, réalisation qui sera l’œuvre de Ptolémée. Sur ce terrain donc, Hipparque fut un précurseur, pas un conquérant, mais il en va tout autrement de ses travaux d’observation : excellent observateur, très méticuleux de surcroît, Hipparque a parfois été qualifié de plus grand astronome observateur de l’Antiquité classique. Pour l’essentiel de ses observations, il employa les instruments courants de son époque – la sphère armillaire et le cadran solaire portatif des instruments faits d’anneaux de métal qui fonctionnaient comme des échelles graduées, et ajustés à une ligne de visée que l’astronome orientait vers le corps céleste observé. À ces instruments, Hipparque ajouta l’astrolabe plan, un disque sur lequel une carte mobile du ciel permettait de calculer les heures des levers et des couchers des corps célestes ; cet instrument pouvait également être utilisé pour mesurer les angles. De plus, il utilisa la dioptre, une planche de bois le long de laquelle pouvait coulisser un prisme en bois ; on l’utilisait pour mesurer la dimension apparente des disques du Soleil et de la Lune.
Avec ces instruments, Hipparque dressa un catalogue des positions des étoiles, le premier du monde occidental, rapportant les positions comme des angles mesurés le long de la course apparente du Soleil (écliptique) et au nord et au sud de celle-ci. Le point de départ des mesures angulaires le long de l’écliptique était le point où cette ligne coupe l’équateur céleste (grand cercle de la sphère céleste aligné sur l’équateur de la Terre) ; c’est le point qui marque un équinoxe car, lorsque le Soleil l’atteint au cours de son circuit annuel dans le ciel, le nombre des heures de la nuit est égal à celui des heures du jour. Au fil de ses observations, Hipparque découvrit que cet équinoxe, ce point de croisement, n’était pas fixe ; ce point et son pendant de l’autre côté de la sphère céleste reculaient lentement. Bien entendu, cette découverte de la précession des équinoxes sera d’une grande importance pour toute l’astronomie de précision qui suivra. Hipparque mesura aussi avec une grande exactitude la durée de l’année qu’il estima à 365,2467 jours (l’estimation actuelle est de 365,2422 jours).
Colin Ronan. Histoire mondiale des sciences. Seuil. 1988
~ 186
À Rome, scandale des Bacchanales. Il semble nécessaire de mettre des guillemets tant cette affaire abondamment rapportée par Tite Live et par lui seul, ressemble à un procès stalinien avant la lettre qui peut se résumer au dicton : Quand on veut tuer son chien, on dit qu’il est enragé. Il y aurait eu découverte de rites en l’honneur de Bacchus qui auraient largement débordé les limites autorisées : le vin coulait à flots et s’ensuivait viols et assassinats en cas de résistance. Vrai ou faux, ou simplement exagération outrancière ? Toujours est-il que la répression fut impitoyable : les supposés coupables furent condamnés à mort par milliers. Dans le sud, une insurrection armée des bacchants tiendra plusieurs années.
Il restait d’autres fêtes pour se réjouir, ainsi des Saturnales, hymne rendu à Saturne lors du solstice d’hiver, à l’occasion desquelles, table rase étant faite de toute hiérarchie sociale, – l’esclave était l’égal du consul – on procédait à l’élection d’un roi ou d’une reine par tirage au sort d’une fève de couleur dans une urne : l’élu pouvait alors tout se permettre, le temps de la fête, 7 jours. La France au Moyen-Âge récupérera la tradition avec l’élection de l’évêque des fous, à l’occasion de laquelle on partageait le gâteau des rois. Sous le Consulat, en 1801, l’Église ayant définitivement récupéré la fête, la fève, aphrodisiaque reconnu des botanistes d’où son nom scientifique Vicia faba sera remplacée par une fève en porcelaine : c’est notre galette dont les rois bien païens de la Rome antique sont devenus rois mages du petit Jésus.
C’est la stratégie des coucous : les chrétiens font leurs œufs dans le nid des autres.
Gilles Lapouge. L’incendie de Copenhague. Albin Michel 1995
En Chine, dans la province du Henan, meurt la Dame de Tai. Elle occupe une position suffisamment élevée pour que l’on cherche à conserver son corps du mieux possible. Des fouilles du XX° siècle l’ont mise à jour : son corps était semblable à celui d’une personne dont la mort remonterait à environ une semaine : la chair était encore assez souple pour revenir à la normale après avoir subi une pression. Mais le corps n’avait été ni embaumé, ni momifié, ni tanné, ni même congelé ; il avait été préservé par immersion dans un liquide de couleur brune contenant du sulfure de mercure, à l’intérieur d’un cercueil lui-même placé dans un second cercueil hermétiquement clos par des couches de charbon de bois et d’une argile blanche visqueuse. L’atmosphère dans les cercueils contenait principalement du méthane et elle était sous pression.
~ 184
Au cours d’une bataille navale contre Eumène II, roi de Pergame, Hannibal, réfugié auprès de son adversaire, Prusias de Bythinie, invente l’arme bactériologique… en projetant sur les bateaux ennemis des pots de terre contenant des serpents venimeux. Encore un an, et Prusias le trahira auprès des Romains : il préférera alors s’empoisonner plutôt que de tomber en leurs mains.
Très vite, la bataille tourne en leur défaveur. Maudits bateaux… Jamais il ne parviendra à vaincre Rome sur la mer. Les navires de l’empire utilisent des brûlots. Ils enflamment les voiles de la flotte d’Antiochus. Les incendies éclatent partout. La mer se met à scintiller. Hannibal serre les dents. Rome va gagner. Les images se superposent. Il voir la flotte punique brûler dans le port de Carthage et les navires d’Antiochus qui se déchirent et se démembrent. Il va perdre à nouveau. Et la seule question qui se posera ce soir, lorsqu’ils se seront repliés à Tyr, c’est de savoir si Antiochus le livrera aux Romains ou pas. Car ils le demanderont, cela ne fait pas de doute. Est-ce que son allié le livrera au nom d’un accord qu’il aura négocié, d’une paix arrachée ? C’est la seule question qu’il emporte avec lui, lorsque les navires font demi-tour, laissant brûler ceux qui ont été touchés et hurler les hommes à la mer qui supplient qu’on vienne les chercher, puis s’épuisent et sombrent.
[…] Antiochus ne l’a pas trahi mais Hannibal a dû fuir. La vie désormais ressemblera à cela : une fuite. Il a quitté Tyr pour la Crète, puis la Crète pour le royaume de Prusias. Chaque fois sa vie est entre les mains de son hôte. Chaque fois le souverain qui l’accueille doit faire face au mécontentement de Rome. Et il sait qu’il sera vendu un jour, ou troqué contre un accord de paix. Il sera offert en gage de bonne volonté ou cédé comme dernier argument dans un longue négociation. Qu’y peut-il ? Il est en fuite, d’un pays à l’autre, sur la côte orientale de la Méditerranée, et sa vie jusqu’à la fin ne sera plus que cela.
Laurent Gaudé. Écoutez nos défaites. Actes Sud 2016
vers ~ 170
Eumène II, ayant échappé au venin des serpents d’Hannibal, veut faire de Pergame un grand centre de la culture hellénistique : pour ce faire, il doit importer du papyrus d’Égypte, via le port de Byblos [5].
Ensuite, en raison de la rivalité qui opposait Ptolémée et Eumène au sujet des bibliothèques, quand Ptolémée supprima l’exportation de papyrus, de nouveau d’accord avec Varron, les livres en mouton furent inventés à Pergame ; et de là l’utilisation devint courante au point qu’il finit pat être l’instrument de l’immortalité de l’homme.
Pline l’Ancien. Histoire naturelle XIII, 70
Eumène II conçut une nouvelle technique [6] qui consistait à nettoyer, étirer et lisser les peaux de mouton et de chèvre, sur lesquels on pouvait écrire des deux cotés. C’est ce que, d’après le nom de Pergame, on appela le pergamenon, notre parchemin. On baptisa vélin le parchemin particulièrement fin fabriqué avec de la peau de veau (du vieux français veel)
Daniel Boorstin. Les Découvreurs.
Et encore plus à l’est, en Inde, de grands brassages se mettent en branle : ils toucheront la vieille Europe quelques siècles plus tard.
Cent cinquante ans à peine après la constitution de l’empire Maurya, les Grecs pénétraient de nouveau dans l’Inde et s’enfonçaient bien plus loin qu’Alexandre, jusqu’au cœur du Magadha. Pendant des siècles, la puissance politique va appartenir dans l’Inde du Nord-Ouest à des étrangers : Grecs, Parthes, Scythes, Yue-tche. Mais, par l’intermédiaire de ces envahisseurs, le patrimoine indien s’enrichit de conceptions nouvelles.
C’est en Chine qu’il faut aller chercher, pour cette période confuse et troublée, les causes des événements qui affectent l’Inde, la Perse et les marches orientales de l’hellénisme. Des remous de peuples agitent l’Asie Centrale, les nomades se bousculent aux frontières des empires sédentaires, mais c’est à l’autre bord de l’océan central asiatique que se jouent les prémices du drame : la politique d’expansion des empereurs chinois met en mouvement les hordes qui se déversent sur l’Occident.
À mi-chemin entre les deux blocs politiques romain et chinois, ce sont les régions situées à l’orient de la Perse jusqu’au Pendjab qui occupent le centre de gravité de la scène eurasiatique : Sogdiane, entre Oxus et Iaxartes ; Bactriane entre Oxus et Hindou-Kouch ; Margiane, à l’ouest de la Bactriane, où Antiochos fonda une Antioche de Margiane qui est l’actuelle ville de Merv ; Arachosie autour de Qandahâr et Drangiane, dans le bassin du Helmand, à laquelle des populations Çaka qui y séjournaient depuis l’époque achéménide ont donné le nom de Seistân [7] (Cakaflhâna) ; plus près de l’Inde enfin, traversés par un petit affluent de l’Indus dont l’importance historique est plus considérable que le débit, le Kapiça, bassin du haut Caboul, autour de la ville de Caboul, anciennement Kâpiçî, et le Gandhâra sur le Caboul inférieur, c’est à dire, le district de Pourouchapoura, de nos jours Peshawar
Jean Naudou. L’Inde. 1956
22 06 ~ 168
La bataille de Pydna met aux prises les Romains commandés par le consul Paul-Emile et les Macédoniens du roi Persée : c’en était fait du royaume de Macédoine : 70 villes furent renversées et 150 000 habitants emmenés en esclavage. Ne survivaient plus en Orient que 2 royaumes : les Séleucides à Babylone/Syrie et les Lagides en Égypte.
15 12 ~ 167
Révocation par le séleucide Antiochos IV de l’édit d’Antiochos III qui reconnaissait à Jérusalem la loi de Moïse : l’abomination de la désolation, pour les Juifs : le temple jahviste des Samaritains se voit consacré à Zeus, le sabbat supprimé, les sacrifices aux divinités grecques deviennent obligatoires, la circoncision bannie et le porc n’est plus frappé d’interdit. En fait, en interdisant la Torah, le souci d’Antiochos n’était que de faire cesser les querelles entre Juifs à son sujet. C’en était trop pour les juifs, qui, un an plus tard, provoquèrent la révolte des Maccabées, du nom du meneur, Judas Maccabée qui infligea plusieurs défaites à l’armée régulière. Le Temple sera rendu au culte à la mort d’Antiochos IV, en ~ 164.
~ 167
150 000 habitants de l’Épire – actuelle Albanie – sont emmenés à Rome en esclavage. On estime à 500 000 le nombre total des esclaves fournis à Rome entre ~ 200 et ~ 60.
Les Romains, enrichis par la destruction de Carthage et de Corinthe, s’étaient vite habitués à se servir d’un très grand nombre d’esclaves, dont beaucoup étaient vendus à Délos. Les pirates virent bien le parti qu’ils pouvaient tirer de cette circonstance et, conciliant les deux métiers, le métier de brigands et celui de marchands d’esclaves, ils en vinrent proprement à pulluler.
Strabon (vers ~64 av J.C. 25 ap. J. C.) Géographie XIV, v.2.
Les Romains n’avaient pas eu, à l’origine, de domaine à main d’œuvre servile. Faut-il voir là, comme certains ont pu le soutenir, la raison du triomphe de Rome sur Carthage, qui était alors un Etat boursouflé, avec ses plantations peuplées d’esclaves amers, venus de tous les bord de la Méditerranée ? Toujours est-il que Rome ne tarda pas à emboîter le pas à Carthage et à se gonfler à son tour de la sève malsaine d’une main d’œuvre servile surabondante. Les conquêtes entreprises à partir du III° siècle av. J.C. apportèrent à Rome de nouveaux territoires, mais, plus encore d’incessantes vagues d’esclaves qui allèrent grossir les rangs de la main d’ouvre servile déjà affectée aux plantations nouvelles en Italie : la prise d’Agrigente rapporta 25 000 esclaves, 60 000 par la victoire de Marius en Allemagne, 150 000 par la conquête de l’Épire et deux millions par les succès de Pompée en Asie. À cette époque, l’île de Délos, qui avait été la plus grande colonie de l’empire athénien, était devenue la plaque tournante du commerce des esclaves dans le monde civilisé. À en croire le géographe Strabon, 10 000 esclaves y étaient négociés chaque jour: un quai spécial avait été construit à cet effet. Même numériquement, ces entreprises auraient rivalisé avec la traite des Noirs dans les Antilles du XVIII° siècle.
Hugh Thomas. Histoire inachevée du monde. Robert Laffont 1986
~ 165 à ~127
Les Grecs sont grand amateurs de pains et gâteaux : on en compte pas moins de 72 variétés. Les Romains en prendront de la graine puisqu’ils n’auront pas moins de 40 variétés de pain. Les Gaulois se font alors remarquer surtout par les quantités de vin qu’ils importent de Rome : on parle de 120 000 à 150 000 hectolitres par an, pendant un siècle de ~150 à ~50. Il semblerait qu’il s’agisse plutôt de troc que d’achat : une amphore, soit une vingtaine le litres aurait eu la valeur d’un esclave : vin contre esclaves ! Et si les Romains mettaient de l’eau dans leur vin, ce n’était pas le cas des Gaulois, qui le buvaient pur.
~ 153
Carthage défaite, l’un des ses anciens adversaires numides, le vieux – 88 ans – Massinissa a profité de la défaite, tout en restant contrôlé par Rome. Mais Hasdrubal prend la tête d’une insurrection populaire contre Massinissa pour l’attaquer. Rome ne peut le supporter et Delanda est Carthago : – il faut détruire Carthage – va devenir l’idée fixe de tout un peuple, lancée par Caton l’Ancien, et reprise à la fin de tous ses discours. Carthage assiégée par terre comme par mer, succombe en ~ 146 : des milliers de patriotes préfèrent mourir dans les flammes plutôt que de se rendre à Scipion Émilien, le vainqueur. Si le feu prit si bien, c’est que les toits d’argile des maisons étaient goudronnés ; Pline parle de toits de poix. Les survivants sont vendus comme esclaves, la ville rasée, le sol maudit. Carthage n’est plus.
Polybe, qui était à ses côtés, le voyant pleurer devant la ville en flammes, lui demande : Pourquoi pleures-tu, Scipion ? Je pense à ma patrie, à Rome, en voyant comment vont les affaires des hommes.
*****
L’impérialisme romain est d’abord, sous la République, une réaction de défense. Rome a eu peur. Carthage au sud, les Grecs à l’est, avec le souvenir d’un empire étendu par Alexandre de la Macédoine jusqu’à l’Indus, il n’en faut pas plus pour qu’on prenne conscience sur les bords du Tibre que l’indépendance est chose fragile et que l’équilibre en Méditerranée appelle la constitution d’une forte puissance européenne. Mais les horizons s’étrécissent, et Rome ne reprend pas à son compte les ambitions de Carthage. Les descendants de Romulus restent des paysans qui bornent leur pré carré, et qui l’élargissent en lui ménageant des glacis protecteurs.
Il leur faut des espaces continus. L’esprit des navigateurs phéniciens et puniques leur demeure étranger : la dilatation du monde romain ne passe pas par l’établissement de têtes de pont et par une mainmise sur les routes du commerce lointain. La domination romaine ne sera pas une hégémonie de marchands.
Jean Favier. Les Grandes découvertes. Livre de poche Fayard. 1991
vers ~ 150
Héron d’Alexandrie, par la diversité de ses centres d’intérêt, son esprit synthétique, peut être considéré comme le premier ingénieur. Les premières machines ont été des jouets, les automates, et jeux scéniques pour lesquels se développe la mécanique acquise dans le milieu de l’école des mécaniciens d’Alexandrie : le mouvement est donné par un moteur à sable, qui, par la descente d’un contrepoids, transmet le mouvement aux deux roues motrices. Il mettra encore en œuvre nombre de pièces couramment reprises par après en mécanique – la vis, dont l’existence remonterait bien avant Archimède -, le régulateur à flotteur (que l’on trouve dans nos chasses d’eau), l’éolipyle – une machine à vapeur – la soupape de Ctésibios, un autre mécanicien de 2 siècles son aîné. Les applications militaires seront bien sûr importantes.
~142
La guerre des Macchabées prend fin avec l’indépendance d’Israël, les dernières troupes séleucides ayant été chassées du territoire. Cette guerre aura aussi été civile, opposant les juifs hellénisants, soutenus par les Séleucides et les Juifs traditionalistes. C’est la dynastie des Hasmonéens, descendants des Macchabées qui s’installe au pouvoir ; ils représentent les Juifs hellénisés.
vers ~ 140
Damophilos est riche propriétaire terrien à Enna, dans le centre est de la Sicile qui traite ses esclaves avec cruauté et arrogance… ils travaillent le jour dans les campagnes et sont enfermés la nuit dans des ergastules, tandis que ceux qui sont gardiens de troupeaux, étaient laissés dans la nature armés de massues, de lances, de houlettes et de meutes de chiens… il y en a largement assez pour que la révolte qui grondait finisse par éclater, menée par Eunous, un syrien parvenu à les convaincre que la faveur divine était avec eux :
Les rebelles délivrèrent de leurs fers les esclaves enchaînés, et, ayant emmenés les autres esclaves séjournant dans le voisinage (ils étaient environ 400), ils les rassemblèrent dans un domaine rural proche d’Enna. Ils conclurent entre eux un pacte et, de nuit, se donnèrent des garanties sous la foi d’un serment sur les victimes immolées. Puis ils s’armèrent, autant que leur permettaient les circonstances ! Mais tous s’équipaient de la plus puissante des armes, la colère qui les animait et visait la destruction de maîtres arrogants ! Eunous les guidait. Et, s’encourageant mutuellement, ils firent irruption dans la ville vers le milieu de la nuit et massacrèrent les habitants.
Diodore de Sicile. (vers 90-vers 27 av. J.C.) Bibliothèque historique XXXIV fr.8
Encouragés par les succès de cette révolte, d’autres esclaves se soulevèrent dans la région d’Agrigente, si bien que le mouvement des esclaves finit par avoir sous contrôle plusieurs cités siciliennes. Leur roi Antiochos (le nom qu’avait pris Eunous) avait organisé leur communauté sur le modèle hellénistique. L’armée des esclaves finit par compter 20 000 hommes, et en 138, l’emportera sur les 8 000 légionnaires romains aux ordres du nouveau gouverneur, Lucius Hypsaeus. Il faudra attendre ~ 132 pour que soient réduites au silence les dernières poches de résistance.
~ 139
Rome soumet les Lusitaniens du Portugal.
~ 138 à ~ 126
Le Chinois Zhang Quian, missionné par l’empereur Wudi, de la dynastie Han, voyage à travers l’Asie Centrale, découvre la Bactriane grecque, au nord de l’Afghanistan actuel : il va jusqu’au fleuve Oxus, l’actuel Amou-Daria. L’empereur lui a demandé de nouer des alliances pour l’assister dans la guerre qui l’oppose aux Xiongnus, des turques qui razziaient le nord et l’ouest de l’empire. Zhang Quian ne trouva pas d’alliés, mais découvrit des textiles et autres produits chinois sur les marchés de Bactriane. Il apprit que ces produits venaient du sud-est de la Chine, via le Bengale, c’est-à-dire par le sud de l’Himalaya. Dans son rapport il suggéra à l’empereur une autre route, par le nord de l’Himalaya. Vingt ans plus tard, Wudi, de ~ 102 à ~ 98, mènera une importante campagne pour venir à bout des Xiongnus, posant ainsi les jalons de ce qui allait devenir la route de la soie [8]. La soie n’existait pas qu’en Chine, mais sur le plan technique, les Chinois avaient alors des décennies d’avance quant à la qualité, la finesse du produit, sur tous les autres. La Bactriane vivait alors ses dernières années : des barbares d’Asie centrale, les Kouchans la conquirent avant que de poursuivre sur la plaine du Gange.
Au temps des rois achéménides, cette voie s’appelait alors la route de l’or. Les échanges se faisaient sur de courtes distances, entre la Bactriane et la Chine. Puis le chemin s’allongeant, les marchandises se sont diversifiées : on y fait le trafic des émeraudes, des lapis-lazuli tant appréciés des Égyptiens, du jade venu de Chine, du musc descendu des montagnes du Tibet, des fourrures apportées de Sibérie, des parfums d’Arabie, et des épices originaires des lointaines Philippines. Et puis la soie s’impose, et les caravanes ne transportent bientôt plus que le précieux tissu. Les clients des caravaniers sont d’abord des religieux qui veulent impressionner leurs ouailles, et les militaires, toujours à l’affut d’oriflammes fastueuses. Les élégantes prendront le relais. Sur ce chemin que j’emprunte, entre Boukhara et Samarcande, qu’on appelle le chemin des rois, ont aussi transité quelques idées qui voyagent dans les têtes, en l’occurrence les religions, le bouddhisme d’abord, puis le manichéisme, le nestorianisme et l’islam, qui vont tour à tour bâtir leur temple tout au long de la route.
Bernard Ollivier. Longue Marche. II Vers Samarcande. Libretto Phébus 2001
De tout temps, en particulier lorsque la route de la Soie était à son apogée, les marchands ont été eux aussi taxés. Les chefs locaux, pour laisser passer les convois, exigeaient qu’on leur versât un tribut. S’ils n’obtenaient pas satisfaction, ils pillaient la caravane. Les voyageurs payaient, ils en avaient les moyens car le profit qu’ils tiraient de leur commerce était colossal, allant parfois jusqu’à mille pour cent. Pline écrit au début de notre ère : Parmi les peuples innombrables de ces contrées, une moitié vit dans le commerce et l’autre dans le brigandage. En somme, ce sont les nations les plus riches du monde, car les trésors des Romains et des Parthes y affluent. Partant vers l’ouest, les marchands [9] emportaient des rouleaux de soie, bien sûr, mais aussi des fourrures, céramiques, armes en bronze, de la cannelle, de la rhubarbe – non pas en tant que légume mais comme médicament -. Quand ils revenaient, ils étaient porteurs d’or, de pierres précieuses, verre, ivoire, parfums, corail, safran, épices et cosmétiques. Ils transportaient des animaux exotiques dont la cour de Xi’an était avide : perroquets, paons, faucons, gazelles et tout particulièrement l’autruche, l’oiseau-chameau qui fascinait l’empereur et ses sujets. Le convoi était aussi très souvent suivi de personnes qu’on importait en quelques sorte, d’Occident : des nains, des acrobates ou des jongleurs.
[…] Kashgar est une des perles les plus resplendissantes de l’Asie centrale dans l’histoire de la route de la Soie. Elle ne fait pas seulement briller l’œil des aventuriers et des commerçants, elle fut aussi au centre de ce qu’on peut appeler la première guerre froide entre la Russie des Tsars et l’empire britannique au faîte de sa puissance. Située à l’extrême ouest du Sinkiang – la province la plus étendue de Chine, grande comme trois fois la France -, elle n’abrite que seize millions d’habitants. Elle fut envahie au I° siècle de notre ère par un général chinois, Ban Chao, qui régna sur la région pendant plus de trente ans. Cet homme de fer fit la guerre pour un cheval. Comme il demandait à entrer avec ses troupes dans une ville d’Asie centrale, les maîtres de la cité qui étaient les vassaux des Mongols acceptèrent, mais en échange exigèrent qu’il sacrifie son cheval. Il refusa de perdre sa monture et préféra sacrifier quelques soldats dans la guerre qui s’ensuivit.
Le Sinkiang s’est émancipé de la domination chinoise jusqu’au VII° siècle et Kashgar a joué un rôle de premier plan dans le commerce de la route de la Soie. En effet, pour les voyageurs venant de l’actuel Kirghizistan, de l’Afghanistan ou du Pakistan, l’étape par l’oasis était et reste obligatoire avant de pouvoir entreprendre le contournement de l’immense désert du Taklamakan par le nord ou le sud.
Au VII° siècle, les empereurs Tang reprennent pied dans le pays pour assurer la sécurité des convois vers l’Asie centrale et, sur leur lancée, poussent leurs troupes aussi loin que Boukhara. Les Arabes, dans leur soif de conquête, pénètrent jusqu’à l’oasis au début du VIII° siècle. Mais ni les uns ni les autres ne parviendront à s’installer durablement de l’autre côté du Pamir, ce formidable barrage, cette Grande Muraille naturelle qui sépare les deux mondes. Les Chinois, après la bataille de Talas, ne tenteront plus l’aventure en Asie centrale. Les Arabes qui feront des incursions jusqu’ici en 713 constateront que la place ne peut être sécurisée et, en conséquence, se retireront. Mais à la fin du XIV° siècle les Timourides mettent Kashgar à sac et l’islam conquièrent la région, chasse les bouddhistes, les nestoriens, les zoroastriens jusqu’à devenir la religion exclusive. Les temples des autres croyances qui n’auront pas eu la chance d’être engloutis sous les sables et de traverser ainsi les siècles sous ce camouflage seront impitoyablement détruits, leurs peintures grattées et leurs statues martelées.
Kashgar, au début du XX° siècle, est au centre d’une guerre larvée entre Russes et Anglais qui guignent le Sinkiang, à la frange de leurs empires. La Chine, affaiblie, est incapable de défendre ce qu’on appelle alors le Turkestan chinois. Véritables nids d’espions, les consulats russe et anglais de Kashgar tirent les ficelles, nouent des complots. Cette bataille secrète que les Anglais surnommèrent le grand jeu se termina sur un score nul pour les deux belligérants, la Chine mettant finalement sa grande main sur la proie.
Saisi par le romantisme de la ville et pour respirer le parfum nostalgique du grand jeu et du bon vieux temps, je descends au Chini Bagh Hôtel qui, à peu de choses près, occupe aujourd’hui la place où se trouvait le consulat britannique. À deux pas de là, on peut aussi dormir dans les somptueuses suites de l’ancien rival russe également transformé en hôtel.
Si la manne des caravanes s’est peu à peu tarie, Kashgar n’a jamais perdu son âme commerçante. Et le marché du dimanche est un des événements les plus fabuleux de la route de la Soie que j’ai suivie jusqu’alors. Pour en goûter tout le sel, il faut se lever de bonne heure, avant que le jour se lève. J’ai loué les services d’une voiture à âne et nous nous lançons dans les ruelles de la vieille ville. Une foule incroyable s’y presse, traînant ses marchandises sur tout ce qui existe ici-bas comme véhicules : charrettes à ânes ou à bras, tricycles motorisés ou à pédales, vélos, motos, voitures, camions et brouettes s’y côtoient et se bousculent dans la hâte. Ne manquent que les chameaux. On n’est jamais trop tôt à sa place, il n’est pas question de rater une affaire. Alors les hommes se fraient un passage en criant posh, posh qu’on peut traduire par place, place. Ce cri, d’abord isolé, se multiplie jusqu’à devenir une rumeur, puis un bruit de fond au fur et à mesure qu’on se rapproche. Le samedi et le dimanche, soixante mille personnes se pressent ici, sans compter les touristes qui ne viennent à Kashgar que pour assister au fabuleux marché. Des paysans ont mis parfois plusieurs jours à pied pour venir vendre leurs produits et il n’est pas question qu’ils ratent un emplacement.
Le spectacle est si étrange, coloré, que mon appareil photo mitraille sans relâche ; un homme qui essaie un cheval en galopant au milieu de la foule, les yeux turquoise d’une fillette serveuse dans un restaurant, une femme masquée d’un lourd tissu marron et coiffée d’une flopée de calottes religieuses qu’elle vend à la criée… Je ne sais où donner de la pellicule, mais je m’arrête rapidement. Aucune photo ne pourra jamais rendre l’effervescence mercantile, le grouillement humain, le tourbillon de couleurs, de bruits et d’odeurs qui peu à peu enfle et vous emporte. Il est impensable de ne pas être happé par la vague qui déferle sur vous, vous pousse, vous entraîne, vous soulève, et vous vous retrouvez à faire partie du magma, que vous le vouliez ou non
D’ailleurs vous le voulez, car vous savez bien que c’est la vie qui est là, et vous vous prenez même à jeter un œil critique sur les marchés d’Europe, policés, bardés de quant-à-soi, de codes et de petites convenances. Peut-être parce qu’on sent qu’ici la communauté est encore un mot qui a du sens. On joue le jeu – en l’occurrence on joue à la marchande -, mais au fond de lui chacun se sent l’égal de l’autre, le statut ne colle pas à la peau comme chez nous. Là réside la magie de l’Orient qui a tant fasciné les voyageurs d’Occident. Comment filmer les mille odeurs qui montent de ces hectares de transpiration, du suint des moutons, de la graisse brûlée des shashlicks sur le charbon soufré, des déjections animales, des fruits ou légumes qui pourrissent dans un coin ; ou celles, plus subtiles, qui flottent sur le quartier des vendeurs d’épices ? On pourrait visiter le marché les yeux fermés, le nez saurait vous conduire vers les fruits mûrs ou le quartier des cuirs…
Dans une rue, une trentaine de cordonniers, leurs clients en chaussettes bavardant face à eux sur de petits tabourets, font résonner leurs marteaux sur de petites enclumes ou tiqueter leurs machines à coudre d’un autre âge. Plus loin, les affûteurs de couteaux nous vrillent les oreilles en faisant crisser le fer des lames sur des meules qu’on actionne par à-coups en tirant sur une ficelle enroulée autour de l’axe. Un petit malin a relié sa meule au pédalier de son vélo posé sur une béquille, et il transpire ardemment dans sa course immobile. Les ânes, par centaines, lancent leur braiment pathétique haché par des klaxons d’impatients car – posh, posh – le temps, ailleurs suspendu, devient ici de l’argent. Le bruit est insupportable dans la rue consacrée aux équipements audiovisuels, chaque marchand ayant réglé ses téléviseurs ou chaînes hi-fi sur le seul ton qu’on affectionne ici : fort à faire exploser les tympans. Le vacarme le plus constant monte de la foule elle-même. Combien de langues parle-t-on? Les plus exotiques sont celles des touristes qui se reconnaissent à leur costume universel : pantalon ou bermuda à poches multiples, chapeau vissé sur des visages pâles, caméra ou appareil photo en bandoulière, avides d’emmagasiner ces images, ces couleurs violentes, car le voyage ne prendra corps qu’avec le récit illustré qu’ils en feront.
Il y a peu de Chinois hans sur ce marché de Kashgar. Mais les multiples ethnies d’Asie centrale y sont représentées. Les locaux ouighours sont vêtus à l’occidentale. Mais les autres – Kirghiz, Kazakhs, Mongols, Tadjiks, Ouzbeks, Afghans – sont souvent en tenue traditionnelle. De nombreux Pakistanais – longue chemise sur pantalon de même tissu – sont venus ici vendre ou acheter.
J’ai depuis longtemps rangé mon appareil photo et j’erre au hasard des mouvements de foule, laissant le tohu-bohu me pénétrer, un vrai bain d’émotions, une immersion profonde de sensations par tous mes pores et mes sens. C’est trop fort, trop vaste, trop prégnant. On ne peut rester derrière l’objectif. Il faut plonger dans cette foule, l’embrasser, s’y fondre. Affamé, j’entre plusieurs fois dans des échoppes où l’on mange vite et en silence un lagman avant de replonger dans la folie marchande. Ici on vend de tout, on peut tout acheter. Chaque quartier, conformément à la tradition asiatique, est spécialisé ; pour les coutelas, les bonbons, les chapeaux, les chaussures, les vêtements, cinquante boutiques alignées vendent les mêmes produits. Jamais un prix n’est affiché. Tout repose sur la capacité du commerçant à vendre et sur celle de l’acheteur à marchander. Dans le quartier des appareils photo et des optiques, trois militaires japonais négocient à grand bruit une paire de lourdes jumelles. Là on ne vend que des fruits secs, ici ne sont exposés que des colliers pour mules ou ânes bricolés à partir de pneus de motocyclettes usés jusqu’à la corde. Pas de problème puisque la route n’a râpé que la périphérie et que l’âne n’usera que les flancs. Dans une petite impasse, devant des toiles où sont peintes toutes les maladies de la création avec un réalisme écorché, quelques médecins ou apothicaires ont étalé leurs fioles, leurs herbes, crapauds, scorpions et serpents séchés. Les clients, accroupis, un œil fixé sur les images, essaient de se rassurer en vérifiant que leur maladie ne figure pas dans le tableau des horreurs. Près de là est la rue des débris, détritus, déchets et rebuts qui vivent ici une énième vie. Morceaux de ferraille, pièces détachées rouillées, vieux bidons, morceaux de cuir ou de plastique, bouteilles et vases ébréchés, fils de fer, monceaux de chiffons huileux : tout ici est à vendre. Images étonnantes, surréalistes. Un homme sur ses deux pieds négocie ardemment une botte unique alors que passe près de lui un vieil homme cul-de-jatte accroché au cou d’une mule, posh, posh.
Mais voilà sans doute la plus fascinante des activités : une foule que j’évalue à deux cent cinquante ou trois cents femmes circule en silence en tenant sur le bras, ou à deux mains devant elles un vêtement, une robe, une jupe, un corsage qu’elles souhaitent vendre. La presse est si dense qu’elles n’envisagent pas d’exposer leurs objets par terre comme cela se fait ailleurs, ils seraient piétinés. Chacune est à la fois vendeuse et acheteuse. Fatiguées de la jolie robe achetée ici ou ailleurs, elles veulent s’en débarrasser au meilleur prix pour… en acheter une autre. Aussi, dès qu’elles ont l’argent d’une vente en poche, elles cherchent autour d’elles comment elles pourraient le dépenser. Les prix sont chuchotés. De la main, on caresse les soies ou les laines. Les yeux parlent plus que les bouches. L’argent tourne.
Que ne trouverait-on pas sur ce marché des mille et un objets de Kashgar qui fut et reste le plus grand de l’ancienne et de l’actuelle route de la Soie ? Tout est exposé, en quantités incroyables, cordages, sacs en plastique et billets de loterie. Un vieil homme amorce des pièges à moineaux encollant dessus un grain de maïs. Un autre circule dans la foule, arborant un melon et un grand couteau, et vend ses tranches à la demande. Des gamins, de grands plateaux sur la tête, offrent des gâteaux au sucre ou au miel. Un barbu, coiffé du kalpak kirghiz et tenant une chèvre en laisse, marchande l’achat d’une bêche.
Ce sont le soleil et la fatigue qui m’ont chassé. Je suis pourtant habitué à marcher trente, quarante kilomètres par jour. Mais le piétinement et les émotions m’ont crevé plus que l’ascension d’un col sur les pistes kirghizes.
Dans la rue Norbesche, une petite porte donne sur le parc qui se trouve derrière la mosquée Id Kah, le cœur de la ville. Là règne un silence bienfaisant. Saoulé par la foule et sa fureur, je m’y repose un temps.
Près d’un chaudronnier qui, secondé par son aide, martèle une bassine de cuivre rouge, un petit restaurant ouighour déborde de clients. Dehors, quatre hommes, sans relâche, découpent menu des quartiers de viande qu’ils enfilent sur des brochettes. À l’intérieur, on se touche, on s’écrase sur les bancs. Pas la peine d’attendre une tasse propre, il faut saisir celle du voisin qui se lève, la laver avec du thé bouillant et jeter le liquide sur le sol. La télévision hurle et chacun crie pour s’entendre ou passer commande aux serveurs débordés qui filent comme des lièvres. Sous les feux de charbon ronflants, les fagots de brochettes projettent des gouttes de graisse qui s’enflamment, répandant une odeur fade. On sert le thé vert par litres, dans de grandes bouilloires en aluminium.
Les petites rues du quartier du forgeron, autour de la mosquée, m’attirent comme ces papiers tue-mouches qu’on suspendait au plafond. Je reste collé sur le trottoir ou planté au milieu de la chaussée, fasciné par le spectacle. On fabrique ici, depuis des temps immémoriaux, des centaines d’objets avec le fer, le tissu, le cuivre, l’or et les pierres, le verre, le bois. De la hache au chapeau traditionnel en passant par les bijoux ou le pain, tout se fabrique dans des échoppes grandes comme des cabines de bain et débordant de marchandises. Les artisans et leurs petits aides, attentifs et sales, travaillent sur le trottoir. Tourneurs sur bois, couturières, boulangers, forgerons, chapeliers, couteliers, ferblantiers, orfèvres, mécaniciens voisinent avec les restaurants, librairies, dentistes, cordonniers ou brocanteurs. L’université du travail, c’est ici. Les livres n’existent pas, les notes se prennent avec les yeux. Chez un coiffeur où je me fais raser le menton et le crâne en prévision de mon entrée dans le désert, le maître est penché sur moi et, en arrière-plan, trois apprentis observent, concentrés, sérieux, admiratifs devant la sûreté du geste. Fort heureusement pour moi, je ne peux transporter que l’indispensable, sinon j’achèterais mille bricoles aussi superbes qu’inutiles. En 1997, dans ce même bazar de Kashgar, j’étais tombé en arrêt devant un vieil artisan qui achevait de clouter la semelle d’une fine paire de bottes de cheval. La matière était si belle, et si admirable le geste de l’homme, que j’ai acheté les bottes dont je ne me suis jamais servi : je ne monte pas à cheval… C’était une manière de garder en mémoire ce moment, si commun là-bas et si rare chez nous, de cette communion de la main et de l’œil. Quand par hasard chez moi mon œil tombe sur cette paire de bottes, l’image du vieil homme penché sur son ouvrage dans la boutique obscure me revient avec une précision photographique.
Loin de Pékin où l’on rase les derniers vieux quartiers, isolée à la fin du siècle dernier par une série de seigneurs de la guerre despotiques, enclavée par la fermeture des frontières du Pamir et des Tian shan à cause de la révolution soviétique, puis chinoise, Kashgar a merveilleusement conservé ses ruelles, ses échoppes, ses traditions mercantiles et son marché. J’y respire l’atmosphère qui devait être celle du temps de la route de la Soie, lorsqu’elle fascinait les voyageurs. Et je doute que je puisse trouver ailleurs un climat aussi authentique. Kashgar est sans doute l’unique ville entre Istanbul et Xi’an qui affirme à ce point sa personnalité.
Bernard Ollivier. Longue Marche. III Le Vent des steppes. Libretto Phébus 2003
Les échanges ne se développent pas qu’en Asie ; le Moyen Orient et l’Afrique y prennent aussi leur part. Le Sahara a commencé à s’assécher à partir de ~ 2000, mais est resté tout de même longtemps à un stade moins désertique qu’aujourd’hui : moins d’aridité, cela signifie des conditions de transport plus faciles … dont étaient bénéficiaires les comptoirs phéniciens de l’Afrique du Nord.
Les Phéniciens étaient tantôt colporteurs trafiquant bibelots, petites cargaisons d’huile ou de vin, tantôt aristocrates marchands participant à des entreprises d’envergure gérées par le roi de Tyr. Ce furent donc toujours des comptoirs qu’ils établirent outre-mer et non des colonies. Les textes font souvent état de temples, lieux de culte des divinités phéniciennes comme Melqart, Eshmoun ou Astraté, mais peut-être aussi lieux d’échanges : le comptoir assumait une fonction de débarcadère auquel le sanctuaire prêtait un support économique et social. La marchandise pouvait y être stockée et vendue, le marchand y trouvait un logement. Quant aux liens avec la métropole, ils étaient placés sous le signe d’une bonne entente, et assurés par des assemblées locales d’armateurs et de négociants.
Javier Teixidor. Phéniciens : un empire sur la mer. La mer, 5 000 ans d’Histoire. Les Arènes – L’Histoire 2022
Le dromadaire a été domestiqué en Arabie vers ~ 3000. Son arrivée en Afrique attendra ce 1° siècle av. J.C. pour le voir s’y plaire et se reproduire, offrant ainsi des possibilités de développement commercial que l’aridité gagnante du Sahara rendait de plus en plus difficile : c’est la naissance des grandes caravanes entre la Mer Rouge, le Maghreb [10] et le pays des noirs – Bilad-al-Soudan en arabe -, caravanes selon un axe général nord-sud pour les échanges avec le Maghreb et est-ouest pour ceux avec l’Orient.
Élevé dans les pâturages du Maghreb ou du Sahel, le dromadaire était engraissé pendant des mois avant le voyage. Parfaitement adapté au milieu, il permet aux nomades pasteurs, en particulier les Berbères du Nord de l’Afrique, de se spécialiser dans le commerce. Les nomades des régions correspondant à la Mauritanie et au Sahara occidental actuels se spécialisent dans l’élevage de dromadaires pour les caravanes dans lesquelles ils peuvent servir de conducteurs ou de guides. Le commerce était géré par des communautés souvent familiales mais pour les longs voyages les marchands se groupaient en caravane parfois gigantesques (plusieurs milliers de dromadaires) pour se prémunir des accidents ou des attaques – rezzou- des pillards. Les familles devaient s’organiser en réseau d’information pour connaître les fluctuations de prix d’un bout à l’autre du Sahara. Une caravane faisait l’objet de plusieurs mois de préparation et devait prévoir des pertes, les dromadaires exténués par leurs énormes charges ne faisaient souvent qu’un voyage. Il fallait deux mois de marche pour franchir de 1 500 à 2 000 kilomètres.
[…] Des puits sont creusés le long des pistes. Ce trafic entraîne l’éclosion de cités comme Sijilmassa, dans le sud-est de l’actuel Maroc et Aoudaghost, à l’ouest de Tombouctou, a mi-distance avec la côte atlantique.
Wikipedia
Le Sud fournissait l’ambre, la gomme arabique, les peaux ; le Nord des bijoux, du tissu, des dattes et du blé. Mais les principales marchandises seront l’or, le sel et les esclaves, ces derniers surtout à partir de la naissance de l’Islam, qui, de par l’interdiction qui lui est faite de le pratiquer en interne, va se fournir chez les Africains infidèles du sud du Sahara.
L’existence de ce trafic caravanier pendant toute la période du Moyen Âge est attestée par la présence sur différents sites archéologiques africains, tant au sud qu’à l’est et à l’ouest, de Cauries, venues des Maldives dans l’océan indien, de perles de cornaline, venues du Nord-ouest de l’Inde, de perles de pâte de verre, venues de l’actuel sud-est asiatique et même de porcelaines, venues exclusivement de Chine.
vers ~ 145
Nicandre de Colophon, médecin grec écrit un traité de médecine qu’il nomme Thériaque, le nom du médicament universel – une panacée – composée pour une bonne part de plantes qui étaient alors en grande vogue : nard, galbanum, athamante, bryone, hellébore, staphisaigre, cytise, maceron, gattilier, nitre (salpêtre) etc… La composition évoluera, le nom restera, utilisé par les plus grands, dont Gallien, médecin de Marc-Aurèle vers 150 ap. J.C., pour lequel la Thériaque sera la référence, avec une composition de près de 60 plantes ! On le trouve encore aujourd’hui sous le nom de Panacériaque.
~ 133
Tiberius Gracchus, tribun de la plèbe, dépose une loi limitant l’occupation du domaine public à 125 hectares par personne, ceci en vue de doter de terres les citoyens les plus déshérités. Les terres conquises étaient accaparées par les optimates – les aristocrates – et le fossé avec les populares ne cessait de s’agrandir. Son initiative provoque une émeute : il est tué quelques mois plus tard. Son frère Caius reprend le flambeau, mais lui aussi, succombera lors d’une émeute 12 ans plus tard. Seuls les chevaliers conserveront les avantages qui leur avaient été accordés.
Voilà à peu près vingt ans que les Celtibères de Numance – dans l’actuelle Castille, proche de Soria, à mi-chemin entre Valladolid et Saragosse -, tiennent tête aux Romains, les repoussant chaque fois lors de leurs cinq tentatives pour la soumettre. Rome a choisi son plus célèbre général, Scipion Émilien, dernier vainqueur des Carthaginois, pour s’en emparer. On lui a confié une armée de 30 000 hommes. Mais il préfère économiser la vie de ses hommes et, connaissant la valeur guerrière de ses ennemis, il entoure la ville d’une enceinte qui la coupe radicalement de ses sources d’approvisionnement. Le siège durera plus d’un an, et les Numanciens affamés, ne pouvant supporter l’idée de se rendre et devenir esclaves des Romains, mettront le feu à leur ville ; la plupart d’entre eux périront dans l’incendie, les survivants devenant esclaves. Numance deviendra le symbole de l’indépendance et du courage espagnol.
~ 125
Les Chinois, voisins orientaux des Huns envoient aux Sarmates, établis au nord de la Mer Noire, et voisins occidentaux des mêmes Huns, une ambassade pour les inciter à leur faire la guerre et les soulager ainsi de la pression qu’ils exercent sur eux à l’est.
~ 125 à ~ 121
Les Romains ont fini de coloniser l’Espagne, dont la richesse est fruit, au mieux de la sueur, au pire, de la mort des esclaves des mines d’argent, dans la haute vallée du Guadalquivir, la Sierra Morena et la Sierra de Carthagène.
Employés au travail de la mine, les esclaves procurent d’incroyables bénéfices à leurs maîtres, mais eux-mêmes épuisent leurs corps en creusant jour et nuit des galeries souterraines, et meurent en grand nombre, par suite de l’exceptionnelle dureté de ce qu’ils vivent. Car il n’y a ni pause ni répit dans leur travail. Les coups des surveillants les contraignent à supporter la cruauté de leur terrible condition. Leur vie est gâchée de cette misérable manière, même si certains d’entre eux, grâce à leur force physique et à la fermeté de leur esprit, parviennent à supporter longtemps de telles souffrances.
Diodore de Sicile. Bibliothèque historique.
Marseille, leur vieille alliée, est menacée par les populations celto ligures qui rendent difficile toute liaison, maritime ou terrestre avec la nouvelle province ibérique. Narbonne [11] est alors la fille aînée de Rome, hors d’Italie, port très actif alors formé par un des bras de l’Aude, alors nommée Atax. Les Romains créent une dérivation des autres bras, vers l’étang de Vendres au moyen d’une digue de pierres partant de l’actuelle Sallèles d’Aude. L’Aude n’ayant plus qu’un seul lit sous les murs de la ville se jetait ainsi dans l’actuel étang de Bages, Sigean et Peyriac, puis la mer, par le grau de Port la Nouvelle. Une ancre de navire de mer – 3.65 m de long – trouvée dans l’étang en 1994, prouve que les étangs restèrent longtemps ouverts sur la mer, et ce n’est qu’au début du XVII° que les marais salants les fermèrent à la mer. Port la Nouvelle sera créée au XVIII° siècle.
Salut Narbonne, riche de santé, belle à voir dans ta ville et ta campagne, avec tes murailles, tes citoyens, ton enceinte, tes boutiques, tes portes, tes portiques, ton forum, tes sanctuaires, tes capitoles, tes changes, tes thermes, tes arcs […] Fière au milieu de tes citadelles demi-ruinées, montrant les traces glorieuses de l’ancienne guerre, tu portes des blocs ébranlés par les coups.
Sidoine Appolinaire préfet de Rome, évêque de Clermont, 431-487. Épistulae IV, 3. en 465
Rome vit une époque difficile : d’une part elle a besoin de débouchés pour son vin, mais elle a surtout besoin d’esclaves pour travailler sur les grands domaines agricoles, où la petite paysannerie ruinée, survit difficilement.
En ~ 123, Sextius Calvinus établit une garnison au nord de Marseille, Aqua Sextiae, qui deviendra Aix en Provence. Le proconsul de la Narbonnaise Cnaeus Domitius Ahenobarbus – Barberousse – entreprend plusieurs campagnes militaires, toutes brillantes, pour venir à bout de la résistance des populations de la Gaule du sud. En ~ 118, il peut inaugurer, juché sur un magnifique éléphant, la Via Domitia, aménagement de l’ancienne voie hérakléenne, qui relie le Rhône aux Pyrénées, et donc, Rome à l’Espagne, en prenant soin de s’écarter de la côte là où elle est dangereuse, peuplée de Ligures, rudes gaillards qui seront les derniers à être soumis, entre ~ 25 et ~ 13, et infestée de pirates, à la chute des Alpes dans la mer – les actuels Menton et Vintimille – : elle remonte alors vers le nord et passe les Alpes au Mont Genèvre. Un de ses arrières petit fils épousera Agrippine la Jeune et de cette union naîtra Néron.
http://www.lattara.culture.fr/
Cette route est excellente en été, mais en hiver et au printemps, c’est un bourbier inondé par les débordements des cours d’eau, qu’on franchit soit par des bacs, soit par des ponts de bois ou de pierre.
Strabon Géographie IV, 1,12. 64 av J.C. – 21 ap J.C.
On donne le nom de Narbonnaise à la partie de la Gaule qui est baignée par la Méditerranée ; elle se nommait jadis Braccata – porteuse de braies -, elle a pour limite du coté de l’Italie, le Var et les Alpes, montagne dont la barrière a été si utile à l’empire romain ; du coté du reste de la Gaule, au nord, les Cévennes et le Jura. Par sa culture florissante, par les mœurs et le mérite de ses habitants, par son opulence, elle ne le cède à aucun des pays soumis à l’Empire ; en un mot, c’est plutôt l’Italie qu’une province.
Pline l’Ancien 24 av JC – 79 ap J.C. Histoire Naturelle III, 5.
Avec sa topographie si tourmentée, ses paysages clairs pareils à ceux de la Grèce, sa végétation spéciale, la Clape [entre Narbonne et la mer] n’est semblable à rien. En vain l’on chercherait ailleurs la pureté de ses profils, les fortes senteurs de sa flore odorante, ses teintes insaisissables, changeantes à toutes les heures du jour… Nulle autre garrigue ne lui est comparable.
Sidoine Appolinaire préfet de Rome, évêque de Clermont, 431-487.
~ 121
L’empereur de Chine Wou-ti, est monté sur le trône des Han à l’âge de seize ans : Wou-ti (~ 140 – ~ 87) est une personnalité hors de pair, un destin hors série. Monté sur le trône à l’âge de seize ans, il l’occupa pendant cinquante-trois années. Doué d’une activité prodigieuse, d’une vigueur physique extraordinaire, se dépensant sans compter, il a stupéfié ses contemporains. Chasseur infatigable, on le voyait forcer les fauves au milieu des hautes herbes, en corps à corps, pour le plus grand effroi de son entourage. Remarquablement intelligent, plein de conceptions novatrices et hardies, ayant le goût de l’autocratie, il savait cependant écouter. En lui semblaient se combiner la fougue, le tempérament absolutiste de Ts’in Che Houang-ti et le réalisme politique de Kao-tsou.
L’insubordination des princes apanagés en ~ 177 et en ~ 154 l’avait édifié. Il fallait en finir avec cette noblesse. Contre elle il reprit avec autant de résolution l’œuvre de Ts’in Che Houang-ti, réduisit l’influence des seigneurs et morcela leurs fiefs. Ces princes apanagés, que Kao-tsou avait dû laisser se reconstituer, ne songeaient qu’à rétablir le système féodal. Wou-ti les confina dans des fonctions purement honorifiques. Il n’appela aucun d’eux à partager le pouvoir effectif, mais, reléguant toute cette noblesse dans les honneurs vides, il la remplaça à la tête des affaires par des hommes de mérite sortis du peuple, à la tête des armées par des capitaines de basse extraction. Pour réduire l’importance des apanages, il prit d’ailleurs une mesure radicale. À chaque décès d’un prince apanagé, il obligea le fils à partager indistinctement le fief avec tous ses frères, sans aucune constitution de majorat. Wou-ti parvint ainsi très vite à morceler, à appauvrir et à annihiler la propriété féodale.
Pour remplacer les nobles à la tête de l’administration, Wou-ti, fit appel aux lettrés confucianistes. Les lettrés, étaient jusque-là restés, à l’égard du césarisme chinois, dans une opposition boudeuse qu’expliquaient trop les persécutions de Ts’in Che Houang-ti et les sarcasmes de Kao-tsou. Et voici que, du jour au lendemain, Wou-ti faisait appel à eux. Est-ce à dire qu’il se laissât prendre aux théories utopiques dont ils se faisaient les inlassables défenseurs ? Tout ce que nous savons de son tempérament nous prouve le contraire. Seulement, les lettrés se trouvaient maintenant servir sa politique. Cette classe des lettrés confucianistes – le futur mandarinat qui commençait alors à s’organiser en tant que tel – permettait au grand empereur de normaliser la monarchie absolue en l’étayant sur une classe administrative démocratiquement recrutée par voie d’examens. En même temps, le césarisme chinois se réconciliait avec le traditionalisme immémorial. Leur union allait durer autant que l’Empire lui-même.
Wou-ti reprit l’œuvre de Ts’in Che Houang-ti en achevant la conquête de la future Chine méridionale. En ~138, il reçut la soumission du royaume de Tong-hai (capitale Wen-tcheou, au Tcho-kiang). En ~110, le pays fut annexé. En ~111, une armée impériale attaqua le royaume cantonais de Nan Yué, entra à Canton, déposa la dynastie locale des Tchao et annexa le pays (Kouang-tong et Kouang-si, – l’actuel Viet-Nam -). Ce fut alors que commença la sinisation intensive de la région cantonaise.
[…] En ~121, son neveu, le jeune héros Houo K’iu-ping, mis à la tête de dix mille cavaliers, chassa de même les Hiong-nou – les Huns – de la région nord-ouest du Kan-sou, naguère occupée par les Yue-tche, du côté des villes actuelles de Leang-tcheou, Kan-tcheou et Koua-tcheou. Tout un système de colonies militaires fut organisé dans la région.
Cette occupation du Kan-sou nord-occidental par la Chine a une importance capitale dans l’histoire universelle. Il s’agit en effet du point de départ de la future Route de la Soie, du premier chapelet d’oasis caravanières par lesquelles le monde chinois allait désormais communiquer avec le monde indien, iranien et gréco-romain. La date de ~121, où les têtes de pistes des caravanes du Kan-sou et la marche de Touen-houang passèrent sous le contrôle chinois, est une date décisive : l’isolement chinois allait prendre fin ; la Chine allait bientôt entrer en contact avec les civilisations du monde classique.
René Grousset, Sylvie Regnault-Gatier. L’Extrême-Orient. 1956
~ 109
Cimbres du Jütland, Teutons et Ambrons du Mecklembourg, chassés de leur habitat par un raz de marée, s’en étaient allées vers le sud : ils font subir une lourde défaite à une armée romaine aux portes de la Narbonnaise, près de Lyon.
~ 107
Cimbres, Teutons et Ambrons remettent le couvert face aux Romains, dans le bassin de la Garonne.
Le consul Marius réforme profondément le mode de recrutement de l’armée : elle était jusqu’alors composée d’hommes répartis en 5 classes, selon leur fortune, car le soldat devait s’équiper lui-même et les citoyens peu fortunées n’étaient pas astreints au service militaire. Désormais, elle se compose d’hommes pauvres percevant une solde, qui pouvaient profiter des circonstances pour s’élever dans l’échelle sociale sans avoir de bien à défendre. À sa démobilisation le soldat se verra attribuer une terre. Cela change bien des choses, et fidélise la clientèle.
~ 105
Deux armées consulaires sont défaites à Orange.
~ 104
En Sicile, le prêteur Licinius Nerva, appliquant une disposition du Sénat, a commencé à rendre leur liberté à plusieurs esclaves ; mais les riches propriétaires et les publicains ne l’entendent pas de cette oreille, et, pressions aidant, finissent par faire faire machine arrière au prêteur qui revient donc sur ses décisions ; et cette fois-ci, ce sont les esclaves qui ne l’entendent pas ainsi, et se soulèvent… à Héraclée, et la région entre Ségeste et Lilybée. Le scénario de la révolte d’il y a presque 40 ans plus tôt se répète : à la tête de 30 000 hommes, Salvius bat l’armée du prêteur près de Margantina et se fait nommer roi sous le nom de Tryphon.
Cette fois-ci, ce n’était pas seulement la foule des esclaves lancés dans la révolte qui se livrait à des incursions, mais aussi celle des hommes libres qui ne possédaient pas de biens à la campagne et se tournaient vers le pillage et les exactions.
Diodore de Sicile Bibliothèque historique XXXVI fr.2.1.
Cette fois-ci, il faudra 3 ans à Rome pour venir à bout des rebelles. Mais ils avaient négligé le cas des gladiateurs, esclaves contraints à se battre pour le plaisir des Romains… parmi eux un certain Spartacus qui rejoindra une école de gladiateurs à Capoue, en Campanie : ceux-là savaient se battre … on va le revoir.
~ 101
Les légions romaines de Marius et Catulus anéantissent les bandes Cimbres et Teutones près d’Aix.
~ 100
Les Chinois inventent le moulin à eau : jusqu’à la machine à vapeur de Fulton, il va être la principale source d’énergie mécanique. L’ensemble du système technique chinois va rester relativement stable, en se développant lentement et régulièrement jusqu’au XVI° siècle, centré autour du bois – essentiellement le bambou [12]-, du fer et de l’eau. Les propriétés remarquables du bambou en feront la colonne vertébrale de la technique chinoise : grande résistance à la flexion, légèreté, section constante, structure tubulaire, avec compartiments étanches par le septum, croissance rapide.
Les Gaulois ne laissent pas indifférents les visiteurs : Les Gaulois sont de grande taille, leur chair est molle (humide même) et blanche. Leurs cheveux sont blonds. […] Leurs femmes sont belles et bien faites. […] Les femmes sont fécondes et bonnes nourrices. […] On ne voit pas en Gaule de sol inactif, sauf en quelques endroits défendus par des étangs et des forêts, et pourtant, du fait de la surabondance de la population, même ces endroits sont habités.
Poseidonios d’Apamée ~131 ~51
~ 93
Sylla, préteur [une charge judiciaire] soigne sa clientèle en organisant des jeux du cirque où l’on peut voir des chasseurs armés de javelots, envoyés par le roi Bocchus de Maurétanie, attaquer pas moins de cent lions ! Cette faune sauvage de l’Afrique du Nord donnait lieu depuis quelques dizaines d’années à un commerce régulier organisé par des sociétés ayant pognon sur rue, de transport et de chasse qui sévissaient sur toute l’Afrique du Nord : lions, éléphants, rhinocéros, panthères… En 55, pour inaugurer son théâtre, Pompée offrira deux chasses quotidiennes durant cinq jours : des Gétules – des Berbères du centre de l’Afrique du Nord – combattront 410 panthères, 500 ou 600 lions et 20 éléphants ! En ~ 46, César en fera autant avec 400 lions. En 55, les cavaliers de la garde à cheval de Néron tueront trois cents lions !
10 ~ 91
L’assassinat du jeune tribun Livius Drusus sonne le glas des réformes sociales qu’il avait engagé : les peuples d’Italie, las d’être laissés à l’écart de la citoyenneté romaine proclament leur indépendance, s’organisant en confédérations. La guerre ravage le pays mais Rome finit par promulguer des lois qui élargissent considérablement l’accès à la citoyenneté : Lex Julia de Civitate : les droits des citoyens romains sont étendus aux autres cités alliées et à celles qui se rendent, l’usage de la langue latine devenant alors obligatoire de même que la reconnaissance de la prééminence du droit romain. C’en est fini des cités étrusques : leur impuissance à s’unir politiquement aura causé leur défaite. Les troubles vont cependant durer jusqu’en ~ 81.
Printemps ~ 88
Mithridate VI Eupator, roi du Pont (rives méridionale et orientale de la Mer Noire), exploitant un fort ressentiment contre le colonisateur romain, ordonne secrètement le massacre des marchands romains installés dans ces provinces : on comptera 80 000 morts à Ephèse, Pergame, Adramyttion, Caunos, Delos… on versera de l’or fondu dans la gorge du représentant de Rome …
~ 88
Sylla, jeune consul, a été désigné pour diriger la guerre d’Orient. Il est avec ses troupes en Campanie. Des troubles à Rome amènent sa destitution au profit de Marius. Son armée massacre les officiers de Marius venus prendre en son nom le commandement, et Sylla marche sur Rome : il fait voter par les comices terrorisées, l’imperium proconsulaire à Pompeius Rufus en Italie, et pour lui-même le consulat sans limite de durée en Asie ; il s’embarque à Brindes à l’automne ~88 : il s’agissait de reconquérir la Grèce et l’Asie Mineure soulevées par Mithridate. Manu militari, Sylla se chargera de rétablir la Pax Romana : Athènes et le Pirée vont résister jusqu’à mars ~86 : il y mettra fin par les victoires de Chéronée et d’Orchomène. Mithridate finit par accepter la paix de Dardanos en été ~85, somme toute avantageuse pour lui, puisque, sur la base du statu quo ante bellum, il retrouve sa situation antérieure, dur aux riches, libérateur pour les débiteurs et les esclaves. Sylla avait hâte de retrouver Rome : il n’avait pas tort car il y avait le feu à la maison : Pompeius Rufus avait été assassiné : Cinna, un des nouveaux consuls avait trahi la cause sénatoriale, Marius était venu à ses cotés et ils s’étaient emparé du pouvoir ; les démocrates avaient pu lever des troupes et assiéger Rome en septembre ~87. Tombée 3 mois plus tard, elle connut 5 jours de massacres incessants. Cinna se fit élire consul et Sylla devint ennemi public.
~ 87
Un navire romain coule dans une baie d’Anticythère, en Grèce. Il contient entre autres quantité de statues, mais surtout un étrange puzzle tridimensionnel constitué d’au moins 82 pièces, dont des engrenages en bronze et un châssis en bois. C’est Elias Stadiatis, pêcheur d’éponges qui le trouvera en 1901. Il sera remis aux bons soins du physicien anglais Derek de Solle Price qui révélera sa surprenante complexité : des dizaines de roues dentées, tambours, aiguilles mobiles, axes et cadrans solidaires et disposés en plusieurs plans. Le tout gravé d’inscriptions en grec et de symboles astronomiques : il s’agit ni plus ni moins d’un calculateur astronomique, qui décrit à l’aide d’une manivelle les mouvements du Soleil, de la Lune et des planètes visibles ; il prédit des évènements tels que les éclipses, les phases de la Lune ou encore la position des cinq planètes connues à l’époque. L’objet en bronze s’est toutefois avéré largement incomplet.
Une récente étude de l’université de Glasgow démontre que la machine serait percée de 354 trous, ce qui correspondrait au calendrier lunaire grec. Antérieurement, il avait été établi que l’Anticythère se basait sur le calendrier lunaire égyptien, avec près de 360 cavités estimées sur l’un des anneaux du mécanisme. Le résultat a été obtenu en employant une méthode d’analyse bayésienne, dont l’utilité est de quantifier les cavités ayant été altérées ou détruites à l’aide de statistiques.
[…] les chercheurs se sont penchés sur les méthodes d’analyse des données captées par le détecteur d’ondes gravitationnelles Ligo. Les données obtenues offrent des renseignements précis sur l’espacement des trous perforant l’Anticythère. Sur un cercle de 77,1 mm de rayon, les universitaires ont noté un espacement moyen de 0,028 mm entre chaque perforation. Avec 354 ou 355 trous comptabilisés, la théorie d’un mécanisme basé sur le calendrier lunaire grec semble ainsi confirmée par les informations acquises ces dernières années.
La machine d’Anticythère continue d’étonner par sa complexité, les scientifiques soulignant la symétrie de la structure. Il est désormais évident que la machine a servi à l’observation et la compréhension de phénomènes astronomiques. La question est désormais de savoir si l’Anticythère a servi à établir un modèle cosmologique en Grèce antique. Une certitude demeure : cet étrange calculateur, le premier de son genre, recèle encore bien des secrets qui devraient continuer à attiser la curiosité des historiens.
Futura Juillet 2024
08 ~ 83
Sylla débarque à Brindes, ralliant à lui plusieurs chefs militaires et leur armée, dont le fils de Pompeius Strabon, le futur grand Pompée. Cinna s’apprête à marcher contre lui, mais se fait massacrer à Ancône.
Printemps ~ 82
Sylla entre dans Rome, où la guerre civile se termine à la fin de l’année. Pompée mettra fin aux soulèvements qui se prolongent en Sicile et en Afrique où il va écraser Domitius Ahenobarbus. Sylla se fait conférer par une loi la dictature legibus perferendis reipublicae constituendae, c’est à dire, en vue de légiférer et de réformer la constitution. Il gouverne par la terreur : pendant des mois, ce ne furent qu’atroces massacres, organisées par le systèmes des proscriptions : les listes de condamnés sont affichées, leurs biens confisqués : le premier venu qui tuera empochera une prime : l’auteur du Wanted, dead or alive n’est pas américain. Sa législation eut pour effet d’abaisser également toutes les classes sociales, tous les partis. Cependant, il ne remettra pas en question l’élargissement du droit de cité, les réductions de dettes, ni la législation agraire qu’il a renouvelée au profit de ses vétérans.
été ~ 79
À la surprise générale, Sylla abdique et se retire dans sa villa de Cumes. Il meurt 8 mois plus tard, à 60 ans.
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[1] Si l’on retient que le terme Gaulois est une création romaine, il n’est pas certain que ceux-là, installés à l’est des Alpes, soient les mêmes que ceux qui se trouvaient à l’ouest, mais enfin, ne chipotons pas, puisque le propos est élogieux.
[2] N’eut été sa volonté de s’attacher à détruire Sagonte, il aurait très bien pu choisir un autre itinéraire, plus simple, plus rapide et déjà emprunté par ses prédécesseurs, trente ans plus tôt : le canal de Sicile – le bras de mer de 145 km qui va du nord-est de la Tunisie à l’ouest de la Sicile -, puis le détroit de Messine, à l’ouest de la Sicile pour se retrouver en Calabre et de là, marcher sur Rome. En ~251, Hasdrubal, pour tenter de prendre Palerme, avait fait venir de Lilybée – l’actuel Marsala – 143 éléphants de guerre : s’ils étaient déjà en Sicile, c’est bien qu’ils avaient été amenés là par bateau depuis Carthage. Quant au détroit de Messine, c’est un consul romain qui avait capturé ces 143 éléphants qui leur fera passer le détroit sur un pont de bateau, le seul pont qui ait jamais existé dans le détroit de Messine ! Autre problème d’itinéraire : pourquoi, une fois franchies les Pyrénées, ne pas rester sur la côte plutôt que se lancer dans des ascensions périlleuses dans les Alpes ? Probablement parce que cette côte d’azur était déjà infestée de pirates et qu’il ne voulait pas se frotter à eux.
[3] qui relie l’Italie à l’Espagne et ce, depuis le VI° siècle av. J.C., aménagée à l’initiative des commerçants ioniens, aidés sans doute des populations indigènes celtes… pour certains. Pour d’autres, cette voie tient plus de la mythologie que de la réalité historique. Il n’empêche qu’Hannibal a bien pris une voie…
On dit que d’Italie jusqu’en Celtique, chez les Celtes de Ligurie et les Ibères, il y a une route nommée Héraclée ; lorsqu’un Grec ou un habitant du pays passe par cette route, il est protégé par les gens qui habitent auprès, de manière à ne subir aucun tort ; car ceux qui causent du tort doivent acquitter une amende.
attribué à Aristote. Anecdotes merveilleuses
[4] Selon un rapport rédigé en 1956 par Marc de Lavis Trafford, médecin et président de la Société d’Histoire et d’archéologie de Maurienne, il y aurait eu au VIII° siècle un éboulement qui aurait entraîné la disparition de l’ancien col du Petit Mont Cenis, symétrique au sud à celui du Clapier : de l’époque romaine au VIII° siècle, le franchissement des Alpes empruntait la petite vallée d’Ambin, puis remontait le vallon du lac de Savine. Il existe de fait sur le versant italien de nombreux vestiges d’une voie romaine entre l’ancien col du Petit Mont Cenis et la Haute Clarée, qui conduit à Suse, que les Italiens n’ont jamais cessé d’appeler le col de la voie Romaine.
[5] … lequel donnera son nom au livre , en grec – biblia – et donc, au Livre des livres : la Bible. C’est le latin qui en fera un nom au féminin singulier quand c’était un pluriel en grec : les livres.
[6] La technique était nouvelle dans le bassin méditerranéen, mais elle avait déjà été mise en œuvre dès ~460 par les scribes du roi achéménide qui écrivaient en araméen, langue qui finit par s’imposer dans tout le Moyen Orient.
[7] Sans doute un des coins les plus inhospitaliers au monde ; on y a enregistré en hiver des vents de 190 km/h. En mai se lève le vent dit des cent vingt jours, dont les rafales atteignent 100 km/h. En été une chaleur torride est garantie, de même qu’un froid intense en hiver ; et c’est aussi le paradis des taons.
[8] La réalité de la route de la soie est une vieille affaire, mais le nom lui-même est très récent, inventé par le géographe et géologue allemand Ferdinand von Richtofen, à la fin du XIX° siècle.
[9] À une époque où ils étaient pratiquement les seuls à effectuer aussi régulièrement d’aussi longs voyages, cela leur donnait rang bien souvent d’informateurs des puissants ; polyglottes par nécessité, ils devenaient aussi traducteurs.
[10] Maghreb – l’Occident – est une notion géographique en même temps qu’ethnique : l’ensemble des régions riveraines de la Méditerranée, du rivage atlantique du Maroc à la frontière entre la Lybie et l’Égypte, peuplé d’arabo-berbères. C’est la France coloniale qui a rétréci l’extension de cette zone à l’Afrique du Nord : Maroc, Algérie, Tunisie. À l’est, le pendant est le Machrek – l’Orient – composé des pays exclusivement arabes, ce que nous nommons le Moyen-Orient.
[11] La richesse archéologique de Narbonne essentiellement en éléments de monuments funéraires entrainera dans les années 2010 la construction du Musée Narbo Via, dû à Norman Forster, l’architecte anglais du viaduc de Millau : une grande réussite pleine d’intelligence dans la sobriété inaugurée le 19 mai 2021.
[12] même si c’est une graminée, dans l’usage qu’en font les Chinois, il peut être assimilé à du bois.