Publié par (l.peltier) le 9 novembre 2008 | En savoir plus |
vers 1650
À la recherche de la route la plus économique vers le sud, des marchands hollandais envoient le peintre Jan Hackaert faire un relevé de la Via Mala, sous couvert de peinture paysagiste. La Via Mala, ce sont ces gorges très profondes, sur le Rhin postérieur, au sud de la ville suisse de Coire (Chur), qui, via le col de San Bernardino, donne sur Bellinzona, Lugano et Milan. Le chemin va s’avérer bien meilleur que sa réputation : aussi les dessins du peintre vont-ils être classés documents secrets, pour que la concurrence continue à croire aux dangers encourus sur cette route. 150 ans plus tard, – les légendes ont la vie dure – la Via Mala gardait toute sa réputation : Tout espoir meurt ici, où, des entrailles de la Terre, résonne la plainte de l’eau dans son froid cachot, telle la voix d’un mourant. Nous sommes environnés de lugubres et sauvages rochers qui troublent l’esprit, anéantissent l’être. Des fantômes blafards flottent dans l’espace et des spectres surgis du chaos de la nuit effrayante soufflent leur haleine froide
Friederike Brun. 1800
Il est vrai que depuis plusieurs décennies, Amsterdam s’était fait une spécialité dans l’information économique, – qui inclut donc la rétention d’information – publiant nombre de feuilles hebdomadaires tirées à quelques centaines d’exemplaires, truffées de données sur les cours de la Bourse, des récapitulatifs des différents taux de change, une description précise des cargaisons annoncées pour une arrivée prochaine etc… tout cela participait de sa fortune commerciale. Elle était à même de fournir nombre de renseignements sur les compagnies concurrentes étrangères, notamment anglaises à telle enseigne que certaines compagnies anglaises avaient pris l’habitude d’acheter en Hollande les informations concernant leur propres établissements !
Otto von Guericke, bourgmestre de Magdeburg, réalise la première pompe pneumatique, qui vide l’air retenu à l’intérieur de deux hémisphères jointés. Le vide étant fait, il démontre qu’il faut un attelage de 30 chevaux pour séparer les 2 hémisphères.
Les Hongrois se sont mobilisés pour combattre le Turc : les vignerons sont contraints de retarder les vendanges de Tokaj ; bien leur en prend, car ces vendanges tardives auront permis au botrytis, un champignon, de s’épanouir sur les raisins et de donner au vin ce goût liquoreux qui fera sa célébrité : le Turc repartira, mais les vendanges resteront tardives.
1650
L’archevêque anglican James Ussher, primat d’Irlande et confident du roi Charles I°, établit l’histoire de la planète à partir de la Bible et en ignorant les écrits de l’Antiquité grecque. Sa chronologie est la suivante : le ciel et la terre ont été créés au début de la nuit précédant le dimanche 23 octobre de l’an 4004 avant J.C. Le mardi suivant, les eaux avaient été rassemblées et les terres avaient émergé ; l’homme et les autres formes de vie apparurent le jeudi. Le déluge s’abattit sur la terre 1665 années plus tard, Noé monta dans l’arche le dimanche 7 décembre 2149 avant J.C. Et en redescendit le mercredi 6 mai de l’année suivante. Depuis la terre n’a pas changé.
Il avait de la constance dans les idées, car il répétera la même chose dans un autre ouvrage 4 ans plus tard.
9 02 1651
À Paris, les milices bourgeoises avaient pris les armes pour garder les portes et empêcher la fuite de la Cour. Des Ouches, capitaine des Suisses de Monsieur, se présente au Palais Royal pour vérifier qu’Anne d’Autriche et le petit roi ne se préparaient pas à fausser compagnie aux Parisiens : la reine, en toilette de nuit, fait se recoucher Louis tout habillé, puis la bougie à la main, montre son fils profondément endormi à l’officier. Mais dehors, la foule chauffée par Gondi, demande à voir, elle aussi : il fallut rouvrir les portes et laisser défiler le peuple devant l’enfant endormi. Gaston d’Orléans était devenu le premier personnage du royaume et Louis XIV ne lui pardonnera jamais l’humiliation de cette nuit.
12 05 1651
La Fronde n’en finit pas de fomenter complots et cabales, parfois plus pieds nickelés que dangereux : Il ne faut pas que Votre Majesté ait aucun scrupule à se raccommoder avec les gens qui lui ont fait du mal. […] La règle de votre conduite ne doit jamais être la passion de la haine ou de l’amour, mais l’intérêt de l’avantage de l’État.
Mazarin à Louis, 13 ans.
Pour ce qui en est d’être la cible des méchants, le cardinal était aux premières loges et les mazarinades se comptèrent par milliers : Sa naissance était basse et son enfance honteuse. Au sortir du Colisée, il apprit à piper, ce qui lui attira des coups de bâtons d’un orfèvre de Rome appelé Moreto. Il fut capitaine d’infanterie en Valtelin ; et Bagni, qui était son général, m’a dit qu’il ne passa dans sa guerre, qui ne fut que de trois mois, que pour un escroc. Il eut la nonciature extraordinaire en France, par la faveur du Cardinal Antoine, qui ne s’acquérait pas, en ce temps-là, par de bons moyens. Il plut à Chavigny par ses contes libertins d’Italie, et par Chavigny à Richelieu, qui le fit cardinal, par le même esprit, à ce que l’on a cru, qui obligea Auguste à laisser à Tibère la succession de l’Empire. La pourpre ne l’empêcha pas de demeurer valet sous Richelieu. La Reine l’ayant choisi faute d’autre, ce qui est vrai quoi qu’on en dise, il parut d’abord l’original de Trivelino Principe. La fortune l’ayant ébloui et tous les autres, il s’érigea et l’on l’érigea en Richelieu ; mais il n’en eut que l’impudence de l’imitation. Il se fit de la honte de tout ce que l’autre s’était fait de l’honneur. Il se moqua de la religion. Il promit tout, parce qu’il ne voulut rien tenir. Il ne fut ni doux ni cruel, parce qu’il ne se ressouvenait ni des bienfaits ni des injures. Il s’aimait trop, ce qui est le naturel des âmes lâches ; il se craignait trop peu, ce qui est le caractère de ceux qui n’ont pas de soin de leur réputation. Il prévoyait assez bien le mal, parce qu’il avait souvent peur ; mais il n’y remédiait pas à proportion, parce qu’il n’avait pas tant de prudence que de peur. Il avait de l’esprit, de l’insinuation, de l’enjouement, des manières ; mais le vilain cœur paraissait toujours au travers, et au point que ces qualités eurent, dans l’adversité, tout l’air du ridicule, et ne perdirent pas, dans la plus grande prospérité, celui de fourberie. Il porta le filoutage dans le ministère, ce qui n’est jamais arrivé qu’à lui ; et ce filoutage faisait que le ministère, même heureux et absolu, ne lui seyait pas bien, et que le mépris s’y glissa, qui est la maladie la plus dangereuse d’un État, et dont la contagion se répand le plus aisément et le plus promptement du chef dans les membres.
Cardinal de Retz – auparavant Gondi -. Mémoires
Pour avoir par ses artifices diverses fois empesché la conclusion de la Paix Generalle
Pour avoir fait commettre plusieurs assassinats, desquels il a esté par des preuves suffisantes convaincu estre le seul Auteur.
Pour avoir dérobé et transporté hors de France les deniers du Roy.
Pour avoir publiquement vendu les Benefices qui ont vaqué depuis la Régence.
Pour avoir voulu affamer la Ville de Paris, et sacrifier à sa hayne les Bourgeois d’icelle.
Pour avoir secrettement enlevé les bleds du Royaume, et vendus aux ennemis de l’Estat.
Pour avoir par ses enchantemens et par ses sortileges suborné l’esprit de la Reyne.
Pour avoir violé les coustumes de la France, et transgressé toutes les Loix divines et humaines.
Pour avoir esté recognu l’auteur des guerres civiles qui ont esté depuis deux ans en France.
Pour avoir fait des impossitions sur les sujets du Roy, et extorqué tyraniquement d’eux des sommes immenses.
Enfin le tout cy dessus spécifié, ayant esté prouvé et vérifié par tous les Parlemens de France, et en outre ayant esté convaincu du crime de leze-Majesté au premier chef.
A esté condamné d’estre pendu et estranglé par la main du bourreau, et pour n’avoir encore pu estre saisi et apprehendé au corps, son portraict a esté attaché à la potence, et exposé pendant vingt-quatre heures, ès lieux communs, places publiques et tous endroicts destinez à y faire l’exécution des criminels ; Sçavoir en la place de Greve, à la Pone de Paris, à la Croix du Tiroir, aux Halles, à la Place Mauben et au bout du Pont-Neuf, a esté le present Arrest exécuté, lu, publié et affiché à Paris le troisième Novembre mil six cens cinquante.
A signé à l’original
*****
… Ha! ha!, je vous tiens, Mazarin
Esprit malin de notre France,
Qui pour obséder son destin,
Faites le soir et le matin
Main basse dessus sa pitance,
À ce coup vous serez bien fin
Si vous évitez la potence.
Levez les yeux, regardez-moi,
Et n’usez d’aucun artifice :
Vous avez faussé votre foy,
Vous avez enlevé le Roy,
Vous avez trahi la justice,
Et vous aurez fait sans la loy
Enchérir jusqu’au pain d’épice
[…] Vous avez fait cent mauvais tours ;
Vous avez joué tous les jours
Et créateur et créatures…
Cardinal à courte prière,
Priape est chez vous à tout vent,
Vous tranchez des deux bien souvent
Comme un franc couteau de tripière,
Et ne laissez point le devant
Sans escamoter le derrière.
[…] Vous n’avez jamais eu chez vous
Que des gens indignes de louange,
Vos pages sont de jeunes fous,
Vos estaffiers de vrais filous,
Votre Suisse une beste estrange,
Vos confesseurs des loups-garous
Et le diable est votre bon ange.
La Seine et le Rhin par vos lois
Vont aussi mal que la Tamise…
etc. etc. (plus de 300 vers de cette encre)
De Cyrano, 1649
La littérature de caniveau était née : à l’usage, la demande anglaise se révélera beaucoup plus importante que la française et donc, ce genre de littérature aura un avenir beaucoup plus radieux outre-Manche qu’en France. Elle refleurira chez nous à la Révolution, avec pour cibles principales Louis XVI et Marie-Antoinette.
L’Anglais Thomas Hobbes publie le Léviathan dans lequel il nous apprend que l’homme est un loup pour l’homme (… étaient déjà nombreux ceux qui s’en étaient rendu compte). Bien plus tard, un anonyme tiendra à enfoncer le clou : Quand Hobbes dit que l’homme est un loup pour l’homme, il est bien gentil pour les loups.
21 08 1651
Un ennemi uni est dangereux mais un ennemi désuni est déjà à moitié vaincu et il en va ainsi de la Fronde : les partisans de Gondi se battent contre ceux de Condé tandis que la Rochefoucauld cherche à assassiner Gondi en lui faisant maintenir la tête coincée entre deux portes par des huissiers ! Nicolas Fouquet procureur général du Parlement de Paris [représentant du roi auprès du Parlement… notre actuel parquet] assiste au spectacle et retient poliment son rire.
7 09 1651
Le roi entre dans sa quatorzième année et devient donc majeur : le règne plein commençait, la régence était terminée, la régente n’était plus qu’une reine-mère, Monsieur un oncle et le roi pouvait exercer son entière autorité et signer lui-même les plus importantes décisions de son Conseil – ce qu’il ferait, au moins de sa main -.
[…] Le vrai Conseil du roi retrouva sa puissance, qu’il soit étroit, large ou des dépêches, avec ses authentiques conseillers d’État du roi en son Conseil privé et son escouade de maîtres des requêtes, vivier des futurs grands administrateurs. Désormais, le roi pourra (et même devra) signer les actes essentiels et nommer de nouveaux ministres (ce qui sera fait) avec l’appui courtoisement requis de sa mère.
Pierre Goubert. Mazarin. Fayard 1990
La fête est magnifique… tout aurait été parfait si le Prince de Condé n’avait osé informer le roi de son absence par un petit mot remis en début de cérémonie : le roi ne pardonnera pas l’affront. Condé va s’éloigner de Paris en gagnant Bordeaux où il se fait acclamer le 22 septembre.
1651
Mazarin n’en a pas fini avec la fronde qui le contraint à s’exiler à Brühl de février à décembre. Et il lui faudra encore faire de même, à Bouillon, d’août 1652 à février 1653. Il a confié la gestion de sa fortune – on parle de 38 millions de Livres, le tiers du budget du pays ! – à Colbert, son intendant personnel, grand architecte de cette fortune constituée d’œuvres d’art et de placements financiers. Ce sont les différences de personnalité qui cimenteront leur attachement réciproque, que Mazarin résumera : Il faut suppléer où je manque. L’éloignement des affaires lui laisse le temps d’élaborer un Breviarum politicorum qui sera publié en 1683, plus de 20 ans après sa mort. Bien au-dessus des modes, il n’a pas pris de rides :
Et ses préceptes de base étaient à l’opposé du culte de la transparence absolue :
Ceci dit, on est tout de même en droit de dire qu’il y a erreur d’étiquetage sur le produit, qui n’aurait pas dû être nommé Breviarum politicurum , mais bien Autoportrait, avec un oubli, et non des moindres : Quand l’argent public te passe dans les mains, n’oublie pas de prendre ton pourcentage. On ne peut s’empêcher de penser au mot de Sacha Guitry : si tout les gens qui pensent du mal de moi savaient ce que je pense d’eux, ils en diraient plus encore .
Depuis bien longtemps les morts n’avaient été aussi nombreux et les nouveaux nés si rares.
La Compagnie hollandaise des Indes Orientales a crée 6 ans plus tôt un poste dans la baie Sainte Hélène, sur la côte atlantique de l’Afrique du sud. En 1648, le Haarlem a fait naufrage au large de la baie de la Table, et les survivants ont vécu là pendant 2 ans : ils chantent les mérites du lieu à Jan van Riebeeck, qui fonde avec 70 autres personnes la première colonie blanche du Cap ; elle sera par la suite âprement disputée entre les souverainetés anglaise et hollandaise. Il va introduire le savoir faire viticole européen, en l’adaptant au contexte local, adaptation grandement facilitée 35 ans plus tard, par l’arrivée de nombre de huguenots, chassés de France par la révocation de l’Édit de Nantes. Ils préféreront souvent faire venir des esclaves plutôt qu’employer les Hottentots, qu’ils repousseront vers le nord.
On lit dans son journal personnel : Pour animer leurs leçons et les rendre plus attentifs aux prières chrétiennes, chaque esclave recevra un petit verre d’eau de vie et quatre centimètres de tabac. Il suffira de quelques jours pour leur inculquer la discipline et en faire des personnes décentes.
450 ans plus tard, dans les régions viticoles, plus d’un enfant sur 15 – 52 fois plus qu’aux États-Unis – souffre du SAF : Syndrome d’Alcoolisme Fœtal, qui se traduit principalement par des déficiences mentales.
Parution d’un dictionnaire vietnamien-portugais-latin, reprise d’un dictionnaire portugais-vietnamien de Gaspar do Amaral et Antonio Barbosa. C’est là l’œuvre de plusieurs jésuites missionnaires au Tonkin et en Cochinchine, dont le plus connu, probablement parce que le plus talentueux et le plus doué dans l’apprentissage des langues étrangères est Alexandre de Rhodes [1]. [1591-1660]. Mais s’étaient penché sur la question avant lui, Francesco Buzomi, Francesco de Pina et un laïc autodidacte, Christophe Borri. Mais pour ce qui est du noyau dur de leur job, la conversion, Alexandre de Rhodes était le champion, véritable stakhanoviste de la conversion en masse, par brassées entières… il parle de plusieurs milliers en une nuit ! Dérangeait-il tous ceux que perturbait l’arrivée d’un concurrent aussi affûté, le roi, sous la pression des concubines, des eunuques et des bonzes se résignait à le chasser. Il sortait par la porte, passait quelques mois à Macao et il rentrait à nouveau par la fenêtre !
Cette transcription, le quôc-ngū, devenue très populaire, acquerra le statut d’orthographe officielle en 1918 dans le système scolaire français destiné aux indigènes, jusque-là en concurrence avec les deux autres écritures, à l’initiative du pouvoir colonial français, qui souhaitait à la fois déraciner les mouvements indépendantistes liés à l’intelligentsia écrivant en caractères chinois et disposer rapidement d’interprètes, relais de l’action des colonisateurs. Même si l’initiative de cette réforme revint aux autorités coloniales, l’adoption du quôc-ngū fut bien accueillie par les milieux nationalistes vietnamiens, dans la mesure où il constituait un vecteur d’unification, y compris face au colonisateur, entre des populations indigènes dont les idiomes étaient différents jusque-là.
Le quôc-ngū a été un outil de démocratisation de l’éducation, puisque plus simple à apprendre que l’écriture vietnamienne traditionnelle qui nécessite un apprentissage préalable du chinois. Il est l’écriture officielle des administrations vietnamiennes depuis 1954.
Wikipedia
4 07 1652
Journée de Paille. À la tête de troupes peu nombreuses, Condé et Turenne se battent dans Paris. La Grande Mademoiselle, fille de Gaston d’Orléans, fait tirer les canons de la Bastille sur l’armée royale. L’Hôtel de Ville est incendié. Paul Mancini, compagnon du roi, neveu préféré de Mazarin, qu’il pensait peut-être voir lui succéder, meurt des suites de ses blessures. Condé a traité avec les Espagnols, et s’appuyant sur un mouvement populaire, l’Ormée à Bordeaux, opposé au Parlement, prend ainsi la tête de la Fronde. Le roi et la reine quittent Paris et rejoignent Mazarin à Poitiers. La tête de Mazarin est mise à prix, mais ce dernier parvient à gagner Turenne à la cause royale : le pays est au bord de la guerre civile.
21 10 1652
Huit jours après le départ de Condé, le roi est de retour à Paris. Une amnistie générale ramène le calme.
Lorsqu’on transporte uniformément hors de Paris le terme paresseusement consacré de Fronde, s’autorise-t-on assez légèrement à discourir sur des frondes provinciales. Sauf pour Bordeaux, c’est faire beaucoup d’honneur à des mouvements, des émeutes, au plus des révoltes, dont ni la durée, ni l’extension, ni les motifs n’ont vraiment mis en danger l’État, même s’ils ont contribué à aggraver les conflits des seuls grands acteurs qui comptent : Mazarin, Condé, Paris, le roi d’Espagne.
Mis à part ce terme abusif de frondeur, on assiste donc à la continuation, parfois exacerbée, des vieux conflits entre officiers anciens et officiers nouveaux, intendants et gouverneurs, leveurs d’impôt de tout poil et leurs victimes éventuelles ou désignées, accentués par l’atmosphère de pouvoir affaibli qu’implique toute minorité, surtout gérée, une fois encore, par un Italien. Ressort une fois de plus cette constatation renouvelée que la France est une juxtaposition assez mal vécue de provinces, duchés, comtés, seigneuries dominés par de grands corps et surtout de grands seigneurs entourés de vastes clientèles personnelles, vassaux pas toujours très fidèles d’un personnage à la fois mystique et sacré, le roi, vers qui montait la religieuse vénération de tout un peuple, qui n’en restait pas moins citoyen de sa province et de son pays.
La Fronde provinciale – ou ce que l’on appelle ainsi – est en somme l’expression à peu près normale de l’ancienne France, profondément divisée, que Louis XIV et ses ministres essaieront non pas d’unifier, mais de faire obéir – ce qu’au fond réussira Napoléon seul, fils de la Révolution jacobine et père d’un centralisme forcené et brutal.
[…] Point n’est besoin de réfléchir longtemps, ni de se perdre dans des questionnements savants. La Fronde a échoué par ses propres faiblesses et par l’intelligence – pourtant discutée – et la puissance – par instants branlante – de ceux qu’elle visait, c’est-à-dire Mazarin et son petit groupe de fidèles, et par ricochet la reine, sinon le jeune roi.
Qu’y avait-il de commun entre quelques douzaines de parlementaires qui avaient tous acheté leur charge (ou en avaient hérité) comme on acquiert une grosse ferme et en avaient tiré, outre du pouvoir et des profits, une noblesse qui n’était jamais que de robe, et ces brillants personnages dont l’ancienneté nobiliaire (qui seule comptait) remontait à plusieurs siècles, parfois aussi loin que les Capétiens, plus loin même pour une poignée ? Comme les autres, Condé, en des termes qu’il savait rendre assassins, ne se privait guère de se moquer d’eux, quitte à les utiliser de temps à autre, parfois à leur sourire.
À l’intérieur de chaque groupe, l’entente régna rarement. On a eu l’occasion de relever que, dans le Parlement de Paris – le seul qui joua ou tenta de jouer un rôle important -, on trouvait des exaltés, des mesurés, des fidèles au pouvoir (dont le nouveau Procureur général, Nicolas Fouquet), et un marais attentif dont l’effectif grossit. Sans compter tous ceux (les deux tiers ?) qui, par alliances subtiles et actes sous seing privé, soutenaient secrètement de leurs deniers les financiers et traitants qu’ils vouaient à haute voix à toutes les gémonies.
Quant aux Grands, on a pu constater, tout au long d’un récit pourtant réduit à l’essentiel, à quel point leurs rivalités, d’ailleurs variables, les empêchaient d’agir efficacement. Par surcroît, l’orgueil souvent exacerbé de Monsieur le Prince comme les variations de Gaston d’Orléans et les manigances secrètes ou violentes de Gondi venaient s’entrecroiser et se gêner, empêchant d’aboutir telle combinaison pourtant subtile, tel projet hardi, peut-être réalisable avec de la persévérance et de l’application, dont tous manquaient.
Sans doute le mécontentement d’une partie de la bourgeoisie qui se disait surimposée et du petit peuple qui l’était vraiment vint-il à plusieurs reprises épauler par la manifestation, les cris, les violences et les armes les ambitions ou les aspirations des deux groupes privilégiés. Mais ce fut par à-coups, décisifs quelques jours ou quelques semaines, et avec des chutes de tension qu’expliquaient la profonde adoration du jeune roi, jointe à quelque fatigue et à plus encore de misère.
Aux frondeurs séparés ou provisoirement unis il aurait fallu autre chose que des bricoleurs de barricades, des compagnies de milice bourgeoise peu, courageuses et mal armées ou quelques bandes de franches canailles avinées et pillardes. Certes, les seuls frondeurs qui auraient pu l’emporter, les grands nobles, eurent des troupes mais (sauf pour Condé, et encore…) assez peu nombreuses, capables de fondre ou de s’égailler lorsque la solde manquait ou que l’intendance ne suivait pas.
Sauf quelques excités – en de courts moments -, personne n’osait s’en prendre à la majesté du monarque grandissant puis majeur, bientôt sacré, mais bien à ses conseillers, l’odieux Italien surtout, homme de rien, plein de tous les vices. Mais celui-ci n’était rien de moins que faible, et très rarement vulnérable.
Certes, ce politique et ce diplomate avait mal saisi ce qu’était vraiment un parlement français et avait cru qu’il pourrait intimider ces prétentieux comploteurs en acceptant qu’on arrête quelques-uns de leurs meneurs. Les révoltes d’août 1648 lui ouvrirent rapidement les yeux. À partir de là, sa tactique revêtit une simplicité qu’on pourrait dire évangélique si ce terme convenait à l’homme. Il lui fallut calmer la fière et coléreuse Anne d’Autriche, et lui apprendre à souffrir en silence et à céder parfois, ou paraître céder. L’avenir de son fils étant en jeu, elle comprit.
L’ascendant naturel et l’attentive affection du cardinal firent le reste.
Quant à l’essentiel de sa tactique, elle se ramena à éloigner le monarque et la Cour du danger – Paris, par là puni -; à diviser ses adversaires, soit en les flattant, soit en les corrompant, soit en les infiltrant, soit en s’éloignant (sans joie la première fois, avec jubilation la seconde), donc en paraissant céder tout en préparant une revanche qui survint toujours. Il comptait religieusement sur le temps, ce grand maître que ne surent pas courtiser ses adversaires, Gondi comme Condé.
Et surtout il sut presque toujours, aux moments cruciaux, avoir la force avec lui, malgré quelques imprudences, comme d’aller habiter l’indéfendable Palais-Royal. Sans doute eut-il la chance d’avoir Condé avec lui au début de la Fronde, puis Turenne par la suite. Les deux plus grands généraux français jouèrent donc tour à tour le rôle de défenseurs du Trône et donc du ministre. Mais qu’auraient été de grands généraux sans armée ? Et comment recruter une armée sans l’acheter ? Ainsi, lorsque Turenne, après une éclipse, rejoignit le camp royal, ses régiments l’avaient en partie abandonné ou s’étaient évaporés. Quand Condé quitta Paris, ses propres troupes, défaites ou découragées, ne suffisaient effectivement plus à soutenir une ambition ou une résistance devenues l’une et l’autre impossibles.
Au contraire, le roi, soutenu à la fois par des financiers, des gardes, une maison militaire solide et sûre, détenait la double puissance de l’argent et des armes – qui pourtant avaient paru un moment prête à se dérober. C’est ici qu’il convient de souligner le rôle bénéfique des unités suisses au service de la France, qui peut-être la sauvèrent du désordre.
[…] Depuis plus d’un siècle, les soldats suisses avaient formé le noyau stable et solide des forces de la monarchie française. Les Cent Suisses ordinaires, institués dès 1496, appartenaient à la garde personnelle et en quelque sorte rapprochée du roi. Le régiment des Gardes suisses, appelé à devenir fameux, fut constitué en 1616. On trouvait aussi des Suisses, généralement fantassins, dans d’autres régiments, où ils fournissaient souvent avant-gardes et troupes de choc, et gardaient les plus importantes places-frontières. En tout, une bonne dizaine de milliers d’hommes, solides et bien payés (du moins en temps ordinaire). Ils avaient défendu le Palais-Royal au milieu des émeutes, protégé la fuite à Saint-Germain et se tenaient au premier rang devant Paris insurgé. On a dit que Louis XIV évoqua leur fidélité et le nom de leurs capitaines jusqu’à la fin de sa vie. Même si Mazarin omit parfois de les payer ou détourna une partie de leur solde (ce que conte sans ambages l’ambassadeur de France auprès des Treize Cantons, La Barde, en résidence à Soleure), les velléités de grève des soldats ou de retour dans leurs cantons ne passèrent jamais à complète réalisation, même si quelques hommes, impayés ou congédiés par aberration, regagnèrent leurs vallées ou écoutèrent les sirènes d’Espagne. Même si l’employeur français leur devait plusieurs millions (dont finalement la plus grande partie fut versée), la plupart demeurèrent fidèles, les cantons ayant besoin du soutien politique, économique et même financier de la France, même si elle se dérobait par moments.
Si bien que la discipline, la solidité et la bravoure des Suisses, jointes à celles d’autres régiments de la Maison du roi, concoururent fortement à contenir ou vaincre les diverses troupes frondeuses, surtout aux périodes les plus difficiles. Ils avaient déjà joué ce rôle durant les guerres de Religion, et Henri IV dut vendre beaucoup d’offices pour honorer ses dettes envers eux. Mazarin et le roi triomphèrent des divers frondeurs et de leurs alliés parce qu’ils purent, aux moments graves, rassembler les soldats les plus braves et les plus nombreux. Et s’ils y parvinrent, ce fut parce que le respect du roi était profond, mais au moins autant parce que les meilleurs financiers et leurs habituels prêteurs ne ménagèrent pas leur soutien, après quelques hésitations tout de même.
En de pareilles difficultés, ce sont presque toujours, intimement unies, les armées solides et l’argent abondant, plus de l’intelligence, qui décident de la victoire. Mazarin en fut-il toujours également persuadé ? L’argent à débourser le fit toujours souffrir, et il peut paraître absurde qu’il ait tenté d’économiser ou de grappiller sur la solde des excellentes troupes qui, suivant le roi, n’avaient ni l’habitude ni la possibilité de vivre sur le pays, comme tant d’autres. Le cardinal avait toujours compté, avant tout, sur son génie de l’intrigue et sur son évidente supériorité intellectuelle dans le domaine de la négociation et de la séduction. Mais quand il décida de revenir de Brühl, à la fin de 1651, il fut bien contraint d’acheter une armée, même s’il trouva l’argent ailleurs que dans ses réserves. Exemple encore plus frappant de cette simple constatation à laquelle il dut se soumettre, que l’or et les armes décident presque toujours de tout…
Pierre Goubert. Mazarin. Fayard 1990
1652
Ustad Isa et Khan Rumi terminent le Taj Mahal à Agra : ils ont exécuté la commande que Shah Jahan leur a faite en 1632 pour le tombeau de sa défunte sultane favorite, Muntaz Mahal – l’Elue du Palais -, morte en juin 1631 en mettant au monde son 14° enfant. Shah Janan, lui-même fils du Grand Moghol Akbar, manifestait ainsi sa volonté de cohabitation harmonieuse entre musulmans et hindous. Musulman intégriste, son fils Aureng Zeg amorce le déclin de la dynastie moghol. On dit qu’il fallut pas moins de 20 000 hommes pour ce chantier. Parmi eux, un artiste français : Augustin de Bordeaux.
Pour moi, je ne sais pas bien encore si je n’aurais point le goût un peu trop indien, mais je crois qu’on devrait mettre le Taj Mahal plutôt au nombre des merveilles du monde que ces masses informes de pyramides d’Égypte que je me lassai de voir dès la seconde fois qu’on m’y mena.
François Bernier, en 1667
C’est ainsi, à petit souffle, à petit pas, soutenu par le maître de pousse-pousse chaque fois qu’il y avait une marche à franchir – il y en a – que j’ai découvert le Taj-Mahal. De ce palais tombeau construit en vingt deux ans (1630-1652) au bord de la rivière Djuma par le grand bâtisseur moghol, l’Empereur Shah Jahan, pour la Reine Banu, son épouse favorite, on peut dire comme de la Cité Interdite ou de Venise que, quelle que soit votre attente, elle sera dépassée. Ce dôme qui tire vers le haut comme une montgolfière, ces miroitements, ce gigantesque monument qui flotte. Tout autre commentaire est superflu sauf, peut-être, cette inscription apposée plus tard par l’Empereur Aureng-Zeg dans un jardin adjacent : Si le paradis existe sur terre, c’est ici, c’est ici, c’est ici ! Mais il y a une pointe de nostalgie à vouloir amarrer le paradis dans ce monde trompeur.
Nicolas Bouvier. Dans la vapeur blanche du soleil. Éditions Zoe. 1985
Pour être seuls dans l’enceinte du Tâj Mahal, arriver avant l’heure de l’ouverture, glisser un billet au gardien et marcher promptement dans la lumière matinale qui, elle aussi, est une manifestation du divin. Les premiers rayons qui touchent les bassins passent du jaune au rose à cause d’un pétale. Le mausolée est en sucre glacé. On est saisi par l’harmonie des masses. Et par ceci : au-dessus de la porte principale, des fenêtres et des coupoles, ce sont les alvéoles qui procurent sa force à l’ensemble. Dépourvu de ces espaces vides que la lumière dégage peu à peu, ce monument d’amour et de mort n’aurait pas la respiration qui lui donne vie. Les murs, minarets, coupoles qui le dessinent, on en voit ailleurs, mais pas de telles évidures. Elles nous invitent à continuer le travail, à creuser, encore creuser, à transformer ce tombeau en prière. Le dessein de l’empereur amoureux était d’en faire un jardin du ciel pour sa défunte épouse.
La beauté du Tâj Mahal est renforcée par les causes de son existence. L’empereur moghol Shâh Jahân avait connu l’amour sans épithète avec son épouse Mûmtaz Mahal, après avoir caressé une multitude de chairs parfumées qui ne lui avaient donné que du plaisir. Elle mourut en couche en 1631 de notre ère à la naissance de son quatorzième enfant. L’an suivant, l’empereur inconsolé lui faisait construire un mausolée d’une blancheur étincelante avec (j’imagine) le fol espoir que la beauté serait un baume sur sa douleur. Il conçut le projet d’ériger pour lui une réplique en noir du Tâj. Il ne sera jamais construit. On le voit dans la nuit se pencher vers le tombeau blanc avec lequel il se confond.
Le pouvoir ne convole guère avec le sentiment. Shâh Jahân fut détrôné par son fils, le cruel Aurangzeb incendiaire de temples. Shâh Jahân avait désigné comme successeur son fils aîné Dârâ Shikûh, poète et penseur dont l’objectif était de trouver une voie commune entre les mystiques soufies et hindoues. Sa tête roula en 1659. De son côté Shâh Jahân put, de la fenêtre de la prison où l’avait enfermé son autre fils, admirer les coupoles blanches du Tâj Mahal et rêver au corps de la défunte en ignorant l’avancée des moisissures. Il mit huit ans à mourir dans cette contemplation. L’intérieur de la divine enclave est d’une sobriété qui étonne l’œil habitué aux insatiables flots de l’art hindou. Mais, comme à travers sa course en Perse, l’islam a pu attraper quelques images, les incrustations de fleurs en pierres colorées dans le marbre blanc nous rappellent joyeusement que le paradis sera un jardin. Toute parole serait vaine. Dans ce tabernacle, on n’entend que le glissement de nos huit pieds nus. Nous tournons deux fois, trois fois, comme unis, mais chacun possède – le sait-il ? – une incrustation différente de l’amour, de Dieu ou des piqûres de moustiques conviés ensemble dans cet espace vide. Que partager avec le gardien qui a la tête d’un homme pieux, nous qui avons laissé sur le bord de la route la certitude que l’autre monde est naturel ?
De loin, coupoles, minarets, vides et pleins ne forment plus qu’une seule masse comme un souvenir qui aurait lissé les articulations.
Olivier Germain-Thomas. Le Bénarès-Kyôto. Éditions du Rocher 2007
http://www.google.fr/search?q=taj+mahal&hl=fr&prmd=imvnso&tbm=isch&tbo=u&source=
Charles Emmanuel II, duc de Savoie missionne l’ingénieur Borgonio pour tracer une voie entre Pont de Beauvoisin, près de Voiron, rive droite de l’Isère en aval de Grenoble et Chambéry, jugeant que la voie qu’ont faire les Romains ne convient plus aux exigences du temps et qu’il faut une route carrossable royale. Cette voie franchit le massif de l’Épine. Borgonio fera son tracé qui empruntant la voie romaine, dans des défilés remontant aux périodes glaciaires pour ensuite la quitter en la faisant passe par le col du Crucifix à 915 mètres d’altitude, proche de l’actuel village des Échelles : ce sont des travaux colossaux de 1652 à 1670 : murs de soutènement, pavages en pierre de taille d’une longue rampe de 400 m. pour rejoindre la plaine des Échelles, qui prendront plus tard le nom de voie Sarde. Napoléon, la jugeant trop difficile ordonnera le percement du tunnel des Échelles de 1813 à 1820. La voie sarde sera définitivement abandonnée en 1820. Dynamitée par la Résistance lors de la dernière guerre, elle sera à nouveau rendue accessible au public dans les années 1980 Un monument à la gloire de Charles Emmanuel II sera érigé sur le site sur la commune de Saint Christophe la Grotte en 1674, terminé six mois avant sa mort : Charles Emmanuel II, duc de Savoie, prince de Piémont, roi de Chypre, après avoir assuré la félicité publique, s’être occupé de l’avantage de tous, renversant ici les barrières opposées par des rochers escarpés et menaçants, aplanissant les inégalités des montagnes, comblant les précipices, sous les pieds des voyageurs, a ouvert cette voie royale, plus courte, plus sûre, fermée par la nature, vainement entreprise par les Romains, abandonnée par d’autres, maintenant offrant à jamais un libre accès au commerce des peuples.
Traduit du latin par l’abbé Tesauro
1653
Cromwell chasse le Parlement et transforme l’oligarchie en dictature. Il devient Lord Protecteur de la République d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande, et, pour briser toutes les résistances, divise l’Angleterre en douze régions commandées chacune par un major général. Voulant gagner l’Irlande au protestantisme, il confisque les terres pour les donner au convertis, confiant le soin de cette affaire à ses devil’s columns : femmes empalées, hommes scalpés et brûlés, à telle enseigne que le nombre de pieux nécessaires entraîna un déboisement massif de l’île ! on parle d’un anéantissement des quatre cinquièmes de la population : 180 000 civils et militaires ; il ne serait resté que 40 000 habitants. Il mourra en 1658 et Richard, son fils et successeur, abdiquera huit mois plus tard. C’en est fini à jamais de la République en Angleterre.
Le banquier napolitain Lorenzo Tonti laisse son nom au régime qu’il a crée : la Tontine, dont l’Encyclopaedia Universalis donne cette définition : Groupement d’une dizaine d’adhérents dont les cotisations étaient converties en valeurs d’État et capitalisées. Au terme de la durée prévue aux contrats, les sommes capitalisées étaient réparties entre les survivants jusqu’aux derniers décès.
Elle est encore très pratiquée de nos jours en Afrique, et encore légale mais obsolète chez nous pour les hommes de loi ; les biens, immobiliers ou simplement financiers sont gérés par un statut communautaire, dans lequel la part de chaque membre décédé profite aux souscripteurs survivants. Cela permet d’éviter tous les problèmes d’héritage. Elle reprend en France du service avec vigueur, hors de toute reconnaissance officielle, avec plusieurs finalités : de nouveaux arrivants en milieu rural y ont recours pour se procurer les équipements indispensables sans avoir affaire aux banques ; mais on peut être aussi tout simplement dans l’illégalité, sous le nom de pyramide de Ponzi, un autre financier border line : chaque nouvel épargnant s’engage à trouver deux autres candidats : le volume global d’épargne s’accroît ainsi très vite, et les premiers arrivés raflent une mise importante : on se trouve quelque part entre le jeu de hasard et la secte.
7 06 1654
Sacre de Louis XIV à Reims. Mais son règne personnel ne commencera qu’avec la mort de Mazarin, en 1661.
12 08 1654
Éclipse du soleil. Elle avait été annoncée avec une configuration astrologique des plus néfastes : qu’on y songe : le soleil se trouvait dans le signe igné du Lion, lequel était alors proche de Saturne et Mars, planètes maléfiques… que du malheur, tout ça : Le 12 aoust, matin, pendant qu’on estoit au presche advint une éclipse de soleil fort petite, contre les pronostications des astrologues qui la faisaient fort grande, avec des présages funestes de ses effets, en telle sorte qu’on n’a jamais attendu une éclipse avec plus de consternation et d’effory de la plupart du monde qui s’enfermait dans les maisons avec feux et parfums. Pour faire paraître comme nous [les réformés] debvions estre exempts de craointes suobs la protection de Dieu, je montai à cheval pendant l’éclipse.
Un huguenot de Castres
À l’occasion d’une éclipse qui arriva sur les neuf ou dix heures du matin le 12 du mois d’aoust, il se fit de plus grandes sottises, non seulement en Provence, mais encore par toute la France, l’Espagne, l’Italie et l’Allemagne, qu’on ait jamais entendu raconter. Quelques uns ayant fait courir le bruit que quiconque se trouverait en la campagne au point de l’éclipse, ne passerait pas la journée, donnèrent occasion aux plus crédules de se tenir enfermez dans leurs chambres.. Les médecins mêmes authorisèrent ces fadaises, obligeant de tenir les portes et les fenêtres fermées, et de n’avoir dans les chambres autre clarté que celles des chandelles…, et sur le bruit qui courait qu’en ce jour-là tout le monde devoir périr, on ne vit jamais tant de conversions, tant de confessions, générales et tant d’actes de pénitence : les confesseurs eurent grand employ durant plusieurs jours auparavant, et dans cette fiction et peur imaginaire, la seule Église profita dans les folies du peuple. Je n’approuve pas pourtant ce qui se fit dans beaucoup d’églises de cette province où l’on dit que le saint sacrement fut tout ce jour-là exposé en évidence : les ecclésiastiques ayant approuvé par une telle action la folle créance du petit peuple.
Honoré Bouché. Chorographie ou Description de Provence.
Certains acceptent de jouer le jeu, mais comme il n’y a tout de même pas là matière à dogme, que cela ne vient pas de Rome mais reste surtout croyance populaire, on s’autorise à faire montre d’humour : Ces prédictions terrifiantes avaient jeté un tel effroy dans les cœurs que mesme quelques uns d’entre les sages sentirent leur constance ébranlée ; chascun couroit au tribunal de la confession pour expier ses péchés et il ariva là-dessus une chose plaisante dans la ville de Lyon, car un curé voyant qu’il estoit accablé par ses paroissiens, qui le demandaient en foule pour se confesser, fut contraint de monter en chaire, et d’advertir le peuple qu’il n’avait que faire de tant se presser parce que l’archevesque avoit différé la solennité de l’éclipse jusques au dimanche suivant.
Jacques de Billy, jésuite. Le tombeau de l’astrologie. 1657
12 10 1654
Delftse donderslag – le Coup de tonnerre de Delft – : c’est le nom de l’explosion d’un magasin de 90 000 livres de poudre – nitrate – à Delft, en Hollande, qui fait au bas mot cent morts. Le peintre Carel Fabritius, un temps élève de Rembrandt, avait son atelier à proximité y trouva la mort et nombre de ses œuvres furent dévorées par le feu.
23 11 1654
Une nuit du feu laisse Blaise Pascal dans des pleurs de joie, comme enivré d’amour. Cette expérience mystique en cerise sur le gâteau de ses choix spirituels très marqués par la prédestination l’ancrera dans la certitude qu’il a la chance de faire partie du petit nombre des élus. Cela peut donner beaucoup de force pour affronter le grand ennemi à venir : les Jésuites.
1654
L’Ukraine fait allégeance à Moscou. Les armées françaises, suédoises, impériales, espagnoles, ont ravagé la Lorraine pendant 2 ans, qui a ainsi perdu 60 % de sa population. Les Portugais sont occupés ailleurs : depuis 2 siècles qu’ils ont commencé le trafic d’esclaves, ils en ont enlevé un 1.3 million de ses habitants au seul Angola.
La Guadeloupe, qui avait commencé par n’être guère plus qu’un repère de flibustiers, avait vu Richelieu s’intéresser à son sort pour y mettre bon ordre avec la création de la Compagnie des Îles d’Amérique, sans effet marquant sinon qu’au final, les îles avaient été vendue à des particuliers, Charles Hoüet pour ce qui est de la Guadeloupe. C’est l’expulsion du Brésil des Hollandais – sont ainsi qualifiés l’ensemble de ceux qui se trouvaient dans le circuit hollandais au Brésil – qui va être la chance de la Guadeloupe. Ils vont enseigner aux planteurs français ce qu’ils ne connaissaient pas : la technique pour sécher le sucre, ce qui lui permet d’être transporté sur de longues distances, jusqu’en Europe, sans connaître une dégradation du goût. De 3 000 en 1654, les esclaves vont passer à plus de 5 000 en 1671.
La guerre de Trente ans a pris fin il y a un peu plus de 5 ans. Le traité de Westphalie du 24 octobre 1648 a accordé aux Protestants de Silésie la construction de 3 églises avec un cahier des charges à faire bondir de bonheur les plus farouches écologistes du XXI° siècle : ni pierre ni métal, ni clous, ni tours, ni cloches, hors de l’enceinte des villes ; seulement du bois, de la paille et de l’argile, et c’est l’architecte de Breslau, Albrecht von Saebisch qui réalise l’exploit, en construisant l’Église Protestante de la Paix à Jawor, dans le sud-ouest de la Pologne, sur 43 mètres de long, 15.7 mètres de haut. Le clocher a été ajouté au début du XVIII° siècle après que la Convention d’Altranstädt (1° septembre 1717) en aura donné l’autorisation. Plus écolo que ça, tu meurs… Ce cahier des charges parait à nos yeux d’Occidentaux riches du XXI° siècle d’une incroyable exigence, mais peut-être ne s’agissait-il dans le fond que de s’en tenir au type de construction qui était le plus courant pour les habitats populaires… donc pauvres.
fin avril 1655
40 000 soldats du duc de Savoie, renforcés par les milices communales et commandés par le marquis de Pianezza, sont lancés sur les vallées vaudoises. L’occupation tourne rapidement au massacre au Pra-du-Tour, à Villar, à Bobbi, à Rora, à Prali : les Pâques piémontaises. Pianezza célébrera la victoire sur ces hérétiques et simples bergers idiots et faux monnayeurs, apostats et sorciers. Le gouverneur français de Pignerol, pourtant peu favorable aux protestants, accueillera les réfugiés dans le Val Pragelas. Un héros populaire, Josué Janavel, appela à la résistance, mais ce ne sera qu’un feu de paille. Le 10 mai 1655, le Val Germanasca tombera. Dans les vallées, le culte est supprimé. Mais les vaudois vont être soutenus par la communauté internationale protestante, en premier lieu anglaise. Oliver Cromwell décrète un jeûne national en l’honneur des martyrs, John Milton écrit son 15° sonnet : Venge, ô Dieu, tes élus massacrés.
On the Late Massacre in Piedmont | Sur le récent massacre en Piémont | |
Avenge, O Lord, thy slaughtered Saints, whose bones Lie scattered on the Alpine mountains cold; Even them who kept thy truth so pure of old, When all our fathers worshiped stocks and stones, |
Venge, O Seigneur, tes élus massacrés, dont les os |
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Forget not: in thy book record their groans Who were thy sheep, and in their ancient fold Slain by the bloody Piemontese, that rolled Mother with infant down the rocks. Their moans |
Ne les oublie pas : recueille dans ton livre leurs gémissements Eux qui furent tes brebis et dans leur centenaire enclos Abattus par les sanglants Piémontais qui firent dévaler La mère et son enfant jusqu’en bas des rochers. Leurs plaintes, |
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The vales redoubled to the hills, and they To heaven. Their martyred blood and ashes sow O’er all the Italian fields, where still doth sway |
Les vallons les ont renvoyées aux collines, puis celles-ci Au Ciel. Le sang et la cendre des martyrs, sème-les Par tous les champs d’Italie, où règne toujours |
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The triple Tyrant; that from these may grow A hundredfold, who, having learnt thy way, Early may fly the Babylonian woe. |
Le triple Tyran : afin que cent fois plus nombreux Ils en renaissent, alors instruits de tes voies ceux-ci Plus tôt pourront fuir Babylone et ses malheurs. |
Traduit de l’anglais par Maxime Durisotti
Mais ces dragonnades embrassaient Mazarin pour qui les protestants étaient des alliés. Il fera pression sur le duc de Savoie pour le pousser à la paix. Une assemblée de barbes vaudois se réunira du 6 au 16 février 1664 à Roccafiero (Envers Villar) pour ratifier la Patente de Turin obtenue de Charles-Emmanuel II de Savoie après l’intervention d’ambassadeurs suisses. Le texte, validé par le Duc de Savoie le 24 février, accorde la liberté de culte aux anciennes Églises des Vallées, comme dans les précédents traités, en particulier la Paix de Cavour. La Patente apporta vingt années de paix après 10 ans de persécutions continuelles de 1655 à 1665.
octobre 1655
Ménasseh Ben Israel, juif sépharade dont les parents ont été chassés du Portugal, est éditeur, professeur et rabbin à Amsterdam ; au fil des ans il est devenu une notabilité reconnue. Il a pour ami Rembrandt, pour élève Baruch Spinoza. Il a déjà tenté de plaider la cause des Juifs auprès de Christine de Suède, mais trop tard… elle avait déjà quitté le pouvoir. Il s’en va à Londres pour renouveler la demande auprès d’Olivier Cromwell, l’Angleterre ayant chassé les Juifs depuis plus de 350 ans, sous Edouard 1°, en 1290. Cromwell approuvait le contenu du Salut des Juifs, rédigé par Menasseh, mais, sous la pression de son clergé et des commerçants craignant leur concurrence, il ne dit ni oui ni non : en fait il régularisera la situation des Juifs qui étaient resté malgré tout en Angleterre et aussi celle des nouveaux immigrants à titre individuel. Il tenait en grande estime Messaneh à qui il délivra une pension annuelle de 100 livres… qui ne lui coûta pas bien cher : Messaneh mourut peu après son retour à Amsterdam, où ses combats avaient donné aux Juifs une sécurisation de leur statut.
1655
Un lit de justice avait enregistré trois semaines plus tôt, le 20 mars, un train de 17 édits fiscaux crées par Nicolas Fouquet devant faire entrer dans les caisses de l’État environ 15 millions de livres. La grogne avait été telle que Mazarin avait pressé Louis XIV de tenir un nouveau lit de justice. Tout cela plutôt dans la précipitation, à tel point que le roi, 16 ans, n’avait même eu le temps de se changer au retour d’une chasse à Vincennes : il entre dans la Grand-Chambre pour tenir aux conseillers le discours écrit par Mazarin : Chacun sait combien vos assemblées ont excité de troubles dans mon État. J’ai appris que vous prétendiez les continuer : je suis venu tout exprès pour le défendre. Monsieur le premier Président, je vous défends de souffrir aucune assemblée et à pas un de vous de la demander.
Le premier président Pomponne de Bellièvre fit part de son étonnement à Mazarin qui, jouant la surprise, feignit d’avoir ignoré l’initiative de son élève ! Si l’on voulait éviter tout retour de la Fronde, il était préférable de faire preuve d’autorité.
22 04 1656
Création de l’Hôpital Général de Paris : plus de 6 000 indigents sont internés dans 5 de ses maisons. Le régime de l’assistance forcée sera étendu aux provinces en 1662. Au XVI° siècle, on soigne et on nourrit le mendiant avant de l’expulser [des villes]. Au début du XVII° siècle, on le rase. Plus tard on le fouette, et à la fin du siècle, le dernier mot de la répression en fait un forçat.
Gaston Roupnel. La ville et la campagne au XVII° siècle. Étude sur les populations du pays dijonnais. 1995
05 1656
Naples connait une terrible épidémie des peste : 42 % de la population en meurt. Faute d’en connaître les causes les premières décisions prises par les autorités ne feront qu’aggraver le mal : les médecins qui osaient parler de maladie contagieuse étaient tout simplement emprisonnés ! La maladie étant perçue comme une punition divine, on laissait les gens se rassembler dans les églises pour implorer le pardon de Dieu, rassemblements qui ne faisaient que faciliter la contagion… Il faudra attendre décembre pour que les médecins certifient le bon état sanitaire de la ville.
24 07 1656
En juin, le Prince de Condé a sévèrement corrigé les troupes royales empêtrées dans le siège de Valenciennes. Les troupes ont besoin d’être refaites et il faut pour cela de l’argent, beaucoup d’argent… que Mazarin n’a pas. Il fait le tour de tous ceux qui sont susceptibles de lui en fournir et, au final de ce tour de table, c’est Nicolas Fouquet qui se révèle être, et de loin, le meilleur, apportant 900 000 Livres quand les autres n’étaient parvenus à en rassembler au mieux que 200 000 ! Il n’est pas encore surintendant des finances, il n’est que procureur général, mais sait faire ce qu’il faut pour le devenir. Mazarin lui en est reconnaissant : Je sais que vous avez trouvé cette somme sur vos obligations particulières que vous avez engagé tout ce que vous aviez au monde pour nous assister dans la conjoncture présente ; et je sais aussi que vous n’avez rien que vous ne voulussiez sacrifier, non seulement pour le service du roi, mais pour le mien particulier. J’en ai la reconnaissance que je dois et je suis touché au dernier point de la manière dont vous en avez usé. J’en ai entretenu au long Leurs Majestés, lesquelles sont tombées d’accord que vous êtes plein d’un zèle très effectif, qu’on doit faire cas d’un ami fait comme vous. Elles m’ont donné charge de vous remercier de leur part de l’effort que vous avez fait, de vous assurer qu’Elles en conservent le souvenir. Il faudra que vous repreniez cette somme sur le premier argent qui viendra des affaires qui sont sur le tapis.
Fouquet sur ce plan était capable donc de prouesses ; mais ce sont des miracles qu’il aurait fallu accomplir pour répondre aux attentes de Mazarin : Colbert aidant, les relations finirent par se détériorer et Fouquet sentant la menace d’une arrestation possible, se mettra à échafauder des plans d’une fiabilité douteuse pour s’y soustraire, non sans ressemblance avec la Fronde : réseau puissant dans le nord, Belle Isle organisée en place forte etc…
27 07 1656
Amsterdam est alors la plus grande place financière d’Europe ; c’est le magasin du monde : Amsterdam est aujourd’hui la ville la plus marchande, la plus fréquentée pour le négoce qui soit au reste du monde, c’est aujourd’hui le magasin de l’Europe, ou pour mieux dire presque de l’univers, où toutes sorte de nations viennent trafiquer. […] On voit dedans son port et ses canaux plus de 3 000 vaisseaux tant petits que grands, et il ne se passe point de jour qu’il n’en parte pour aller aux quatre coins du monde. […] C’est une autre Venise pour son assiette, n’étant bâtie que sur des pilotis dans l’eau de la rivière Tye. […] La maison des Indes est à voir, et là-dedans sont des richesses incomparables, c’est là que l’on travaille à éplucher toutes sortes d’épiceries, muscade, clous de girofle et cannelle, etc. On y voit aussi toutes sortes d’armes des Indes.
Roussignault Le guide universel de tous les Pays Bas et les 17 Provinces.1665
Et ce jour-là, il y a foule dans la grande synagogue d’Amsterdam, car un jeune homme de 23 ans, Baruch Spinoza va être exclu de la communauté juive, sans qu’aujourd’hui on sache exactement pourquoi, sinon qu’il s’agissait de doctrine et non de mœurs. Les juifs sont installés dans la ville depuis une cinquantaine d’années, venant pour ce qui est des Spinoza du Portugal où ils ont trouvé refuge après avoir été chassés d’Espagne en 1492 par la très catholique Isabelle. Ils bénéficient de la tolérance religieuse du traité d’Utrecht, mais se gardent bien d’appliquer cette tolérance en interne ; qu’on en juge : Ne pouvant porter remède à cela, recevant par contre chaque jour de plus amples informations sur les horribles hérésies qu’il pratiquait et enseignait et sur les actes monstrueux qu’il commettait et ayant de cela de nombreux témoins dignes de foi qui déposèrent surtout en présence dudit Spinoza qui a été reconnu coupable ; tout cela ayant été examiné en présence de Messieurs les rabbins, les Messieurs de Maamad décidèrent que ledit Spinoza serait exclu et écarté de la nation d’Israël à la suite du herem que nous prononçons maintenant en ces termes :
A l’aide du jugement des saints et des anges, nous excluons, chassons, maudissons et exécrons Baruch de Spinoza avec le consentement de toute la sainte communauté en présence de nos saints livres et des six cent treize commandements qui y sont enfermés. (…)
Qu’il soit maudit le jour, qu’il soit maudit la nuit ;
Qu’il soit maudit pendant son sommeil et pendant qu’il veille.
Qu’il soit maudit à son entrée et qu’il soit maudit à sa sortie.
Veuille l’Éternel ne jamais lui pardonner.
Veuille l’Éternel allumer contre cet homme toute sa colère et déverser sur lui tous les maux mentionnés dans le livre de la Loi.
Que son nom soit effacé dans ce monde et à tout jamais et qu’il plaise à Dieu de le séparer de toutes les tribus d’Israël l’affligeant de toutes les contradictions que contient la Loi. (…)
Sachez que vous ne devez avoir avec Spinoza aucune relation ni écrite ni verbale. Qu’il ne lui soit rendu aucun service et que personne de l’approche à moins de quatre coudées. Que personne ne demeure sous le même toit que lui et que personne ne lise aucun de ses écrits.
Bigre !… Pour joindre les deux bouts Spinoza devint ouvrier spécialisé, en fabriquant des lentilles pour lunettes et microscopes, ceci ne l’empêchant pas de poursuivre une œuvre philosophique importante : Ce qu’il y a de plus difficile pour un homme, c’est d’accepter de lutter contre ses passions tristes.
16 10 1656
Par la bulle Ad Sacram, le pape condamne la doctrine de la prédestination soutenue par Jansénius, Saint Cyran Arnaud et Pascal. Dans les semaines qui précèdent, l’assemblée du clergé de France avait exigé de tous les prêtres, religieux et religieuses qu’ils signent un formulaire condamnant expressément les thèses jansénistes. Laïc, Pascal n’était pas soumis au décret : il eut donc tout loisir de s’y opposer, devenant ainsi l’adversaire de tous ceux qui finirent par accepter de le signer, Arnaud, Nicole et jusqu’à sa sœur Jacqueline, sœur Saint Euphémie, qui mourut peu après, non sans avoir lancé quelques flèches : Puisque les évêques ont des courages de filles, les filles doivent avoir des courages d’évêques. Restèrent quelques irréductibles qui seront dispersés en 1710.
1656
Le Nîmois Jean Hindret a volé aux Anglais le secret de la technique de la bonneterie au métier ; il obtient un privilège exclusif et installe au château de Madrid, à Neuilly, une manufacture de bas employant la maille mécanique. Louis XIV a dix huit ans, et a beaucoup apprécié le Timocrate de Thomas Corneille, frère de Pierre, mais avec le temps, va, tout s’en va … et il oubliera le conseil :
Je dirai qu’un bon roi doit n’oublier jamais
Qu’il est comptable aux Dieux du sang de ses sujets ;
Et qu’il n’est point de guerre, encore que légitime,
Qui par trop de longueur ne penche vers le crime.
Sur le même sujet, Blaise Pascal donne ses lettres de noblesse au pacifisme à venir : Se peut-il rien de plus plaisant qu’un homme ait droit de me tuer parce qu’il demeure au-delà de l’eau, et que son prince a querelle avec le mien, quoique je n’en aie aucune avec lui.
Il existera au moins un jésuite pour être là-dessus d’accord avec lui : le Père Jean de Canaye [1594-1670] : Le monde fait son idole de cette brutalité [la guerre] et n’honore rien tant que la force d’un bras qui ne pardonne à personne. De façon qu’on fait passer aujourd’hui pour maxime de noblesse, que qui répand le sang d’autruy, annoblit le sien… Je ne veux pas consentir qu’une ardeur insatiable de nuire aux autres, qui se prend vulgairement pour de la vaillance, se pare d’un nom d’honneur, qui ne luy est nullement dû.
À l’occasion de la maladie de sa mère – sœur de Mazarin – Marie Mancini, 17 ans, sœur de Paul, [2] commence à faire plus amplement connaissance du roi, qui vient rendre visite à la mère tous les soirs ; Marie, tenue à l’écart de sa chambre, se place néanmoins sur son parcours : Mes petites affaires étaient dans cet état quand ma mère tomba malade ; au commencement son mal ne fut pas dangereux, cependant le roi lui faisait l’honneur de la venir visiter tous les soirs, et comme sa Majesté remarquait en moi beaucoup de feu, de vivacité et d’enjouement, il me disait tous les jours quelque chose en passant, ce qui n’était pas un petit soulagement aux maux que ma mère me faisait souffrir, mais qui augmentait étrangement les siens, ne voulant point que j’entrasse dans la chambre quand il y avait du monde.
Marie Mancini. Mémoires
Hardie, emportée, avec infiniment d’esprit, mais rude, et éloignée de toute civilité et politesse
Madame de La Fayette
7 05 1657
Louis XIV a crée l’Hôpital Général de Paris, qui englobe la Pitié, le Refuge, Scipion, Bicêtre, la Savonnerie, pour y accueillir les pauvres ; mendiants, vagabonds, vieillards, condamnés, s’y entassent. Les valides doivent travailler selon la mesure de leurs forces. L’ordre de St Lazare est chargé de l’instruction spirituelle des enfermés. Le jour de l’ouverture, la foule tente d’empêcher les archers de l’Hôpital général d’arrêter les mendiants ; la Salpêtrière (ancienne fabrique de poudres), Bicêtre et les autres maisons qui en dépendent sont pillées. 5 000 mendiants y sont alors enfermés.
10 11 1657
Oubliées les charges du royaume, oubliées les leçons de Descartes, Christine qui a abdiqué du trône de Suède, séjourne en France, où elle trouve le moyen de faire assassiner dans la galerie des cerfs du château de Fontainebleau son écuyer et amant Monadelchi : Louis XIV possédait déjà suffisamment de bon sens pour sentir que cette histoire n’avait pas à devenir affaire d’État, Mazarin ouvrit grand les yeux, eut un sourire de commisération et dit au jeune roi : que voulez-vous Sire… le sang Viking… et tous deux s’entendirent pour faire sentir à l’ex-souveraine qu’elle n’était plus la bienvenue au royaume de France, que Fontainebleau, c’était Paris, et que Paris, ce n’était pas Marseille ; sa cote tomba au plus bas : elle comprit qu’il était préférable de quitter la France, et ce fut pour Rome. Le froid glacial des palais suédois avait emporté Descartes avant qu’il ne lui ait appris que le linge sale se lave en famille.
1657
On mentionne le porte-plume réservoir, plume perpétuelle, ancêtre du stylo. Il nous vient de Hollande. Vincenzo Viviani et Evangelista Toricelli, tous deux élèves de Galilée fondent à Florence l’Accademia del Cimento – l’Académie des expériences – , qui prendra vite le pas sur ses deux sœurs aînées à Naples et l’Accademia dei Lincei à Florence, mais fermera en 1667, lorsqu’un Médicis, les plus importants des mécènes, montera sur le trône pontifical.
Johan de Nieuhoff, Allemand entré au service de la VOC, hollandaise – la Compagnie des Indes Orientales – accompagne l’ambassade en Chine : Description de la cour impériale de Péking.
Je ferois tort à la magnificence de cette cour et à la curiosité du lecteur si je ne lui communiquais pas libéralement ce que j’y ay remarqué dans ses bâtiments, que j’ai crayonné aussi exactement qu’il m’a été possible. Ce palais donc impérial se voir du coté septentrional de la ville, qui surpasse en grandeur et embellissement tous les plus superbes de notre Europe. Il a douze stades chinoises de circuit, quatre portes qui regardent les quatre parties du monde, et portent les noms des quatre vents principaux : celle du Midy a plus grand abord que les autres : ce fut aussi par celle-cy que nous entrâmes lorsque nous comparûmes devant le Throne. Nous vîmes au milieu d’une basse-cour large de 400 pas un Canal fort mal entretenu sur lequel estait élevé un pont de pierres de 14 pas, enrichi de très belle guirlandes et statues. Au pied de ce canal, on voit un grand nombre de soldats tartares qui y font une très étroite garde.
L’incendie détruit la moitié de la capitale du Japon : Edo, future Tokyo. Les Japonais le nommeront Meireki ; on dénombra plus de 100 000 morts. Ils eurent le plus grand mal à trouver le bois nécessaire à la reconstruction, d’où une prise de conscience de l’état de la déforestation. Dès 1663, l’usage du bois fut interdit pour de nombreux ustensiles domestiques. En 1666, ordre sera donné de replanter de nouveaux arbres dans tout le pays et, au début du XVIII° sera mis en œuvre un code forestier très contraignant, interdisant le débroussaillage par le feu et le pâturage du bétail dans les bois. Des inventaires précis seront dressés pour éviter les coupes clandestines, les chênes et les cèdres seront réservés à l’usage gouvernemental : à partir de la fin du XVIII ° siècle, la forêt japonaise aura été reconstituée. Il est vrai que le régime alimentaire des Japonais, peu consommateurs de viande, permettait un élevage de bétail très réduit, et si la forêt est en bonne santé, on ne peut en dire autant des ressources de la pêche, puisque c’est sur le poisson que se porte leur consommation de protéines. Trois siècles plus tard, des sondages diront les ravages du feu : effectués sur les parties du palais impérial qui avaient été incendiés durant la seconde guerre mondiale, les sondages donnaient une épaisseur de cendres de 5 centimètres, quand on était à une épaisseur de 20 centimètres dans les cendres de l’incendie de 1657.
La déforestation fut un élément majeur de la crise écologique et démographique suite à la situation de paix et de prospérité qui avait caractérisé le XVII° siècle : la consommation de bois d’œuvre du Japon – fourni pour sa quasi-totalité par le Japon lui-même – augmenta de façon spectaculaire. Jusqu’à la fin du XIX° siècle, la plupart des bâtiments japonais étaient faits de bois et non de pierre, de brique, de ciment, de boue séchée ou de tuiles comme dans d’autres pays. Cette tradition qui consistait à privilégier les constructions en bois était en partie liée à une préférence esthétique des Japonais pour le bois, mais elle tenait également au fait que les arbres avaient toujours été largement disponibles dans les premiers temps de l’histoire du Japon. L’usage du bois pour la construction décolla donc pour satisfaire les besoins d’une population rurale et urbaine en pleine croissance. À partir de 1570, Hideyoshi, son successeur, le shogun Ieyasu et bien d’autres daimyos encore, pour flatter la haute idée qu’ils avaient d’eux-mêmes et satisfaire la rivalité mimétique entre les uns et les autres, furent les premiers à construire d’énormes châteaux et des temples gigantesques. Rien que pour les trois plus grands châteaux commandés par Ieyasu, il fallut abattre environ vingt-cinq kilomètres carrés de forêt. Presque deux cents villes fortes furent construites sous le règne de Hideyoshi, de Ieyasu et de son successeur. Après la mort de Ieyasu, les constructions urbaines l’emportèrent sur les constructions monumentales aristocratiques par leur exigence en bois, notamment parce que les villes, qui regroupaient des bâtiments aux toits de chaume serrés les uns contre les autres et chauffés en hiver par des feux de cheminée, étaient souvent détruites par des incendies et devaient donc être régulièrement reconstruites. Le plus grand de ces incendies fut celui de Meireki, qui détruisit la moitié de la capitale de Edo et qui fit cent mille victimes en 1657. La majeure partie de ce bois était transportée vers les villes par des navires le long des côtes, qui eux-mêmes étaient faits de bois et qui contribuaient donc à l’augmentation de la consommation de ce matériau. Sans compter qu’il fallut accroître la construction de navires pour pouvoir transporter les armées de Hideyoshi à travers le détroit de Corée chaque fois qu’il tenta, en vain, de conquérir ce pays.
La nécessité de se procurer du bois de construction ne fut pas la seule cause de la déforestation. On utilisait également du bois pour chauffer les habitations, pour cuisiner et pour des usages industriels, notamment dans la fabrication du sel, des tuiles et des céramiques. Le bois était transformé en charbon de bois pour pouvoir atteindre de très hautes températures dans les fourneaux où le fer était fondu. La population croissante du Japon nécessitait de plus grandes quantités de nourriture, il fallut donc déboiser pour augmenter les surfaces agricoles. Les paysans fertilisaient leurs champs avec des fertilisants verts (c’est-à-dire des feuilles, de l’écorce d’arbre et des broussailles) et nourrissaient leurs bœufs et leurs chevaux avec du fourrage (de l’herbe et des broussailles) qu’ils allaient chercher dans la forêt. Chaque hectare de terre cultivée nécessitait de deux à cinq hectares de forêt pour obtenir le fertilisant vert nécessaire. Jusqu’à la fin des guerres civiles, en 1615, les armées en guerre commandées par les daimyos et les shoguns se procurèrent dans les forêts le fourrage pour leurs chevaux et le bambou nécessaire à la fabrication de leurs armes et des palissades défensives. Dans les régions boisées, les daimyos s’acquittaient de leurs obligations envers les shoguns en leur remettant du bois.
La période qui va d’environ 1570 à 1650 vit la déforestation et la construction atteindre leur maximum, puis celles-ci ralentirent lorsque le bois devint plus rare. Au départ, les arbres étaient abattus soit par ordre direct du shogun ou du daimyo, soit par les paysans eux-mêmes pour pouvoir satisfaire leurs besoins à l’échelle locale, mais vers 1660 l’abattage des arbres par des entrepreneurs privés prit le pas sur l’abattage par ordre du gouvernement. Quand un nouvel incendie se déclara à Edo, l’un des industriels du sciage les plus connus, un marchand nommé Ki-nokuniya Bunzaemon, conclut avec pertinence que le drame allait causer une augmentation de la demande en bois. Avant même que l’incendie n’ait été éteint, il prit la mer pour aller acheter de grandes quantités de bois dans la région de Kiso, qu’il revendit avec un important bénéfice à la ville de Edo.
La première région du Japon à être déboisée, dès l’an 800, fut le bassin de Kinai, sur l’île de Honshû, qui est la plus grande île du Japon et qui vit naître les premières villes principales du pays, comme Osaka et Kyoto. Vers l’an 1000, la déforestation atteignit la plus petite île voisine de Shikoku. Vers 1550, environ un quart de la surface du Japon (qui ne correspondait encore principalement qu’au centre de Honshû et à la partie orientale de Shikoku) avait été déboisé, mais les autres parties du Japon abritaient encore de vastes forêts de basses terres et des forêts originelles.
En 1582, Hideyoshi fut le premier souverain à exiger que du bois lui soit envoyé de toutes les régions du Japon, car les constructions monumentales qu’il entendait faire ériger nécessitaient plus de bois que n’en produisaient ses propres domaines. Il s’empara de certaines des forêts les plus précieuses du Japon et exigea de chaque daimyo qu’il lui fournisse chaque année une quantité donnée de bois. Les shoguns et les daimyos, outre les forêts dont ils s’étaient emparés, réquisitionnèrent également toutes les espèces de bois précieux qui poussaient dans les villages et sur les terres privées. Pour transporter tout ce bois depuis les zones d’abattage, qui étaient de plus en plus lointaines, jusqu’aux villes et aux châteaux où ce bois était requis, le gouvernement fit dégager les cours d’eau de manière à pouvoir y faire flotter les troncs d’arbres ou à les faire transporter sur des radeaux vers la côte, d’où ils étaient alors emmenés par bateau vers les villes portuaires. On se mit à abattre des arbres sur les trois îles principales du Japon, de la pointe méridionale de l’île la plus au sud, l’île de Kyûshû, à la pointe septentrionale de Honshû, en passant par Shikoku. En 1678, les bûcherons durent se tourner vers la pointe méridionale de Hokkaidô, île située au nord de Honshû et qui à l’époque ne faisait pas encore partie de l’État japonais. En 1710, la plupart des forêts accessibles avaient disparu des trois principales îles japonaises (Kyûshû, Shikoku et Honshû) et de la partie méridionale de Hokkaidô, pour ne laisser que des vestiges de la forêt originelle sur les versants abrupts des montagnes, dans des régions inaccessibles et aux endroits où il aurait été trop difficile ou trop coûteux de déboiser avec les moyens techniques qui étaient ceux de l’époque.
La déforestation causa au Japon de l’ère Tokugawa d’autres dommages que la pénurie de bois, de combustible et de fourrage et l’obligation de renoncer aux constructions monumentales. Des conflits se déclenchèrent de plus en plus fréquemment entre les différents villages et à l’intérieur même de ces villages, et entre les villages et le daimyo ou le shogun, car chacun voulait sa part de bois d’œuvre et de combustible. Des conflits opposèrent également ceux qui voulaient utiliser les rivières pour faire flotter leurs troncs ou les transporter par radeau et ceux qui voulaient les utiliser pour la pêche ou l’irrigation des terres agricoles. […] Les feux de friches se multiplièrent, parce que les arbres de la seconde génération qui avaient poussé sur les terres déboisées étaient plus inflammables que les arbres de la forêt originelle. Une fois que le couvert végétal qui protégeait les versants pentus des montagnes eut disparu, l’érosion des sols augmenta, car le Japon est fréquemment soumis à de fortes précipitations, à la fonte des neiges et à des secousses sismiques. Des inondations dans les basses terres causées par un ruissellement plus important sur les pentes dénudées, une augmentation du niveau d’eau dans les systèmes d’irrigation des basses terres due à l’érosion du sol et à l’alluvionnement des cours d’eau, une augmentation des dommages causés par les tempêtes et des pénuries en fertilisants et en fourrage, qui autrefois étaient recueillis dans la forêt, s’allièrent pour diminuer la production agricole à une époque où la population ne cessait de croître, et contribuèrent donc à de graves épisodes de famine qui frappèrent le Japon des Tokugawa à partir de la fin du XVII° siècle.
L’incendie de Meireki et l’augmentation de la demande en bois entraînée par la nécessité de reconstruire la capitale du Japon furent autant de signaux d’alarme, révélant que le bois était de plus en plus rare dans le pays, de même que d’autres ressources, à un moment où la population, en particulier la population urbaine, connaissait une croissance soutenue. Cette situation aurait pu conduire à une catastrophe comparable à celle que vécut l’île de Pâques. Ce ne fut pas le cas. Au fil des deux siècles qui suivirent, le Japon parvint à stabiliser sa population et à fixer la consommation à un niveau garantissant la survie du pays. Ce changement fut instauré au sommet de la pyramide sociale, par les shoguns successifs qui invoquèrent les principes confucéens pour promouvoir une idéologie officielle encourageant une limitation de la consommation et l’accumulation de réserves dans le but de mettre le pays à l’abri d’un désastre.
Cette politique de changement supposait, entre autres, que l’on cessât de ne compter que sur l’agriculture pour se procurer les ressources alimentaires. Celles-ci devaient désormais provenir également de la pêche et du commerce avec les Aïnous. Pour augmenter la productivité de la pêche, on élabora de nouvelles techniques, parmi lesquelles l’utilisation de très grands filets et la pêche hauturière. Les daimyos et les villages firent valoir leurs droits sur les eaux attenantes à leurs terres, car ils étaient désormais conscients du fait que les réserves de poissons et de coquillages étaient limitées et qu’elles pourraient un jour s’épuiser si aucune restriction n’était imposée. On cessa de ne compter que sur les forêts pour se procurer les fertilisants verts nécessaires aux cultures et l’on fit plus fréquemment appel aux fertilisants issus de farines de poisson. La chasse aux mammifères marins (baleines, phoques et loutres de mer) augmenta et des organisations coopératives se formèrent pour financer les bateaux, l’équipement et l’importante main-d’œuvre nécessaires. Grâce au développement du commerce avec les Aïnous sur l’île d’Hokkaidô, le Japon put importer du saumon fumé, des concombres de mer séchés, des ormeaux, des laminaires, des peaux de cervidés et des fourrures de loutres de mer, en échange de riz, de saké – alcool de riz –, de tabac et de coton. Il en résulta la disparition du saumon et du cerf de l’île d’Hokkaidô, les Aïnous, qui autrefois vivaient en autosuffisance de leur chasse, furent amenés à dépendre des importations japonaises, puis finirent par disparaître en raison des perturbations causées à leur économie, des épidémies et des conquêtes militaires.
Dans une certaine mesure, les solutions qui furent élaborées par les Tokugawa pour mettre fin au problème de l’épuisement des ressources au Japon consistèrent en une préservation des ressources japonaises aux dépens d’une autre région, tout comme les solutions qui sont aujourd’hui élaborées par le Japon et d’autres pays développés pour lutter contre l’épuisement de leurs ressources consistent à épuiser les ressources d’autres pays. (Hokkaidô ne fut politiquement intégré au Japon qu’au XIX° siècle.)
Autre objectif de cette politique de changement : atteindre une croissance zéro de la population. Entre 1721 et 1828, la population du Japon n’augmenta que de très peu, passant de 26 100 000 habitants à seulement 27 200 000 habitants. Par comparaison avec les siècles précédents, les Japonais du XVIII° et du XIX° siècle se mariaient plus tard, allaitaient leurs enfants plus longtemps et maintenaient de plus grands intervalles entre les naissances, en ayant recours à l’aménorrhée lactationnelle mais aussi à la contraception, à l’avortement et à l’infanticide. Ces taux de natalité plus bas peuvent être lus comme le fruit d’une prise de conscience des couples face à une diminution des ressources alimentaires et autres – ce que confirme l’adéquation qui apparaît entre les variations du taux de natalité au Japon et les variations du prix du riz.
Le Japon modifia également sa consommation de bois. A partir de la fin du XVII° siècle, le charbon remplaça de plus en plus souvent le bois comme combustible. Des constructions plus légères remplacèrent les bâtiments aux lourdes ossatures, des cuisinières moins gourmandes en bois remplacèrent les âtres, de petits poêles à charbon transportables mirent fin à l’habitude qu’avaient les Japonais de chauffer toute leur maison et on vit de plus en plus souvent les habitants utiliser la chaleur du soleil pour chauffer les maisons en hiver.
De nombreuses mesures furent prises par le sommet de la hiérarchie afin de réduire le déséquilibre qui existait entre le nombre d’arbres abattus et la production de bois. Au départ furent imposées des mesures négatives (réduction de l’abattage) auxquelles vinrent progressivement s’ajouter des mesure positives (augmentation de la production de bois). L’un des premiers signes indiquant une prise de conscience par les autorités fut la reconnaissance officielle par le shogun, en 1666, à peine neuf ans après l’incendie de Meireki, des risques d’érosion, d’alluvionnement des cours d’eau et d’inondations induits par la déforestation, qu’il décida de contrer en donnant l’ordre aux habitants de planter de nouvelles pousses. Dans la même décennie, le Japon lança une campagne nationale engageant toutes les classes sociales et destinée à réguler l’utilisation des forêts du pays. Au début du XV° siècle un système complexe de gestion des forêts était mis en place. Selon l’historien Conrad Totman, ce système avait pour objet de préciser qui pouvait faire quoi, où, quand, comment, dans quelles proportions et à quel prix. Autrement dit, dans la première phase de l’ère Tokugawa, le Japon mit l’accent sur des mesures négatives pour résoudre ses problèmes forestiers, mesures qui ne firent pas revenir la production de bois à son niveau antérieur, mais qui eurent au moins le mérite de faire gagner du temps, empêchèrent la situation d’empirer jusqu’à ce que des mesures positives puissent entrer en vigueur et réglementer la concurrence que se livraient les membres de la société japonaise pour s’attribuer des produits forestiers de plus en plus rares.
Ces mesures négatives visaient trois étapes de la chaîne de production du bois : la gestion des forêts, le transport du bois et la consommation de bois dans les villes. Le shogun, qui contrôlait directement environ un quart des forêts japonaises, nomma un magistrat d’expérience du ministère des finances responsable de ses forêts, et la quasi-totalité des deux cent cinquante daimyos firent de même : chaque daimyo nomma un responsable des forêts sur ses terres. Ces magistrats clôturèrent les terres déboisées pour permettre à la forêt de se régénérer, promulguèrent des autorisations spécifiant les droits des paysans à couper du bois ou à faire paître du bétail sur les terrains forestiers gouvernementaux, et interdirent la pratique du débroussaillage par le feu qui permettait de remplacer la forêt par des cultures. Dans les forêts placées sous l’autorité non pas du shogun ou d’un daimyo mais sous l’autorité d’un village, le chef gérait la forêt comme un bien communal dont pouvaient faire usage tous les villageois. Il établit des lois régulant la récolte des produits forestiers, interdit aux paysans venus d’autres villages l’usage de la forêt de son propre village et engagea des gardes armés pour faire respecter ces lois et règlements.
Le shogun comme les daimyos financèrent des inventaires extrêmement détaillés de leurs forêts. Citons ici, pour illustrer la précision qu’ils exigeaient dans ce travail, l’exemple de l’inventaire qui fut établi en 1773 d’une forêt située près de Karuizawa, à 130 kilomètres au nord-ouest de Edo. Il indiquait que cette forêt avait une superficie de 7,733 kilomètres carrés, qu’elle comptait 4 114 arbres, dont 573 étaient tordus ou noueux, et 3 541 en bon état. Sur ces 4 114 arbres, 78 étaient des grands conifères (dont 66 étaient en bon état) dont les troncs mesuraient de 7 à 10 mètres de long et de 1,8 à 2 mètres de circonférence, 293 étaient des conifères de taille moyenne (dont 253 étaient en bon état) de 1,2 à 1,5 mètre de circonférence, 255 étaient des petits conifères en bon état de 1,8 à 5,5 mètres de long et de 0,3 à 0,9 mètre de circonférence qui allaient être abattus en 1778, et 1 474 arbres étaient des petits conifères (dont 1 344 étaient en bon état) qui allaient être abattus dans les années ultérieures. Il y avait aussi 120 conifères de ligne de crête de taille moyenne (dont 104 étaient en bon état) de 4,5 à 5.5 mètres de long et de 0,9 à 1,2 mètre de circonférence, 15 petits conifères de ligne de crête de 3.5 à 7,3 mètres de long et de 20,3 centimètres à 30,5 centimètres de circonférence qui allaient être abattus en 1778, et 320 petits conifères de ligne de crête (dont 241 étaient en bon état) qui allaient être abattus dans les années ultérieures, sans parler des 448 chênes (dont 412 étaient en bon état) de 4,5 à 5,5 mètres de long et de 91 à 167 centimètres de circonférence et des 1 126 autres arbres dont les caractéristiques étaient énumérées de la même manière. Un tel recensement est une illustration extrême de la gestion par le haut qui ne laissait rien au jugement individuel des paysans.
La deuxième étape visée par ces mesures négatives était celle du transport du bois. Le shogun et les daimyos postèrent des gardes sur les chemins et les cours d’eau dont le rôle était d’inspecter les cargaisons de bois et de vérifier que toutes les lois réglementant la gestion des forêts étaient bien respectées. Enfin, pour réglementer la consommation de bois, le gouvernement établit toute une série de lois qui précisaient, une fois qu’un arbre avait été abattu et qu’il avait passé l’inspection du poste de garde, qui pouvait l’utiliser et dans quel but. Les cèdres et les chênes, qui étaient les arbres les plus précieux, étaient réservés à l’usage gouvernemental et les paysans n’y avaient pas accès. La quantité de bois que chaque habitant se voyait allouer pour construire sa maison dépendait de son statut social : trente ken (un ken est une poutre de deux mètres de long) pour un chef ayant sous son autorité plusieurs villages, dix-huit ken pour l’héritier d’un tel chef, douze ken pour le chef d’un seul village, huit ken pour un petit chef local, six ken pour un paysan imposable et seulement quatre ken pour un paysan ou pour un pêcheur ordinaires. Le shogun édicta également des lois réglementant l’usage du bois dans la fabrication de plus petits objets. Par exemple, en 1663, un édit fut promulgué qui interdisait à tout travailleur du bois de Edo de fabriquer une petite boîte dans du bois de cyprès ou de cèdre du Japon, ou de fabriquer des ustensiles domestiques dans du bois de cèdre du Japon. Le même édit autorisait en revanche la fabrication de grandes boîtes dans du cyprès ou dans du cèdre du Japon. En 1668, le shogun interdit l’usage du cyprès, du cèdre du Japon et de tous les autres arbres de qualité pour la fabrication de panneaux d’affichage publics et, trente-huit ans plus tard, les grands pins furent retirés de la liste des arbres autorisés pour la fabrication de décorations pour les fêtes du Nouvel An.
Toutes ces mesures négatives avaient pour but de mettre fin à la crise forestière que vivait le Japon en garantissant que le bois ne serait utilisé que dans les limites imposées par le shogun et les daimyos. Pour parvenir à une résolution complète de la crise, il fallait donc mettre en place des mesures positives qui augmenteraient la production de bois et qui dans le même temps protégeraient les sols de l’érosion. Des mesures de ce type avaient déjà été élaborées au XVII° siècle, lorsque le Japon avait commencé à pratiquer la sylviculture sur le mode scientifique. Les forestiers employés à la fois par le gouvernement et par des marchands privés observaient, expérimentaient et publiaient leurs découvertes dans toutes sortes de journaux et de manuels consacrés à la sylviculture, dont l’exemple le plus connu est le premier grand traité de sylviculture japonais, le Nogyo zensho, publié en 1697 par Miyasaki Antei. On y trouve des instructions pour récolter, extraire, sécher, stocker et préparer au mieux les graines ; on y apprend comment préparer un lit de semence en le nettoyant, en le fertilisant, en le pulvérisant et en le retournant ; comment détremper les semis avant de les semer ; comment protéger les semis plantés en les recouvrant de paille ; comment arroser le lit de semis ; comment et où transplanter les jeunes pousses; comment remplacer les pousses qui n’ont pas pris au cours des quatre années suivant leur plantation ; comment éclaircir les jeunes arbres qui ont poussé ; et comment élaguer les branches des troncs en croissance afin de produire une grume de la taille désirée. Les arbres n’étaient pas toujours le résultat de semis ; pour certaines espèces on pratiquait également le repiquage de pousses ou de branches coupées, pour d’autres encore on avait recours à la technique dite du recépage (c’est-à-dire qu’on laissait sur le sol des racines ou des chicots pour qu’ils germent).
Le Japon, indépendamment de l’Allemagne, développa progressivement l’idée de la forêt de plantation : les arbres devaient être envisagés comme des cultures à croissance lente. Les gouvernements aussi bien que les entrepreneurs privés se mirent à planter des forêts sur des terres qu’ils achetaient ou qu’ils louaient, notamment dans des régions où cette activité présentait un intérêt économique, comme par exemple à proximité des villes, qui généraient une forte demande en bois. D’un côté, la forêt de plantation est onéreuse, risquée, et exige l’investissement d’un capital important. Les coûts sont importants car il faut payer les ouvriers qui plantent les arbres, puis la main-d’œuvre qui sera chargée de l’entretien de la plantation pendant plusieurs décennies, sans pouvoir récupérer cet investissement avant que les arbres soient assez grands pour être abattus. À n’importe quel moment au cours de ces décennies, on peut perdre ses cultures à cause d’une maladie ou d’un incendie, et le prix que le bois finira par atteindre dépend des fluctuations du marché qui sont totalement imprévisibles au moment où l’on plante les semis. D’un autre côté, la forêt de plantation offre certaines compensations par comparaison avec l’exploitation des forêts naturelles. On peut ne planter que certaines espèces de bois de valeur, au lieu de devoir se contenter de ce qui pousse dans une forêt naturelle. On peut optimiser la qualité des arbres et le prix qu’on en reçoit, par exemple en les élaguant pendant leur croissance pour obtenir des grumes bien régulières et bien droites. On peut choisir un site avantageux qui réduit les coûts de transport, à proximité d’une ville et d’un cours d’eau permettant le flottage du bois, au lieu d’avoir à descendre les troncs sur le flanc d’une montagne éloignée. On peut espacer les arbres à des intervalles réguliers, ce qui réduit le coût de l’abattage au final. Certains forestiers de plantation japonais se spécialisèrent dans la culture du bois avec une finalité particulière, ce qui leur permit d’exiger des prix élevés justifiés par leur marque : ainsi, les plantations de Yoshino devinrent célèbres comme étant celles qui produisaient les meilleures douves pour les tonneaux en bois de cèdre dans lesquels était conservé le saké.
Le développement de la sylviculture au Japon fut facilité par la relative uniformité des institutions du pays et de ses pratiques. Contrairement à l’Europe, qui à l’époque était divisée entre des centaines de principautés ou d’États, le Japon de l’ère Togukawa constituait un seul pays uniformément gouverné. Si le climat du sud-ouest du Japon est subtropical et celui du nord-est du Japon tempéré, l’ensemble du pays est uniformément humide, montagneux, propice à l’érosion, d’origine volcanique et divisé entre de hautes montagnes boisées et des terres cultivées en plaine, ce qui permet à la sylviculture d’être pratiquée dans des conditions écologiques relativement uniformes. Remplaçant une tradition qui voulait que les forêts fussent exploitées pour divers usages et qui donnait à l’aristocratie le monopole du bois d’œuvre alors que les paysans n’avaient droit qu’aux fertilisants, au fourrage et au combustible, la forêt de plantation se vit attribuer la fonction spécifique de produire du bois de construction, les autres usages n’étant autorisés que dans la mesure où ils ne nuisaient pas à la production de bois de construction. Des patrouilles forestières étaient chargées de vérifier que nul ne se livrait à un abattage illégal. La forêt de plantation se répandit donc au Japon entre 1750 et 1800, et au début du XIX° siècle le lent recul de la production de bois d’œuvre avait été inversé.
Un observateur étranger qui aurait visité le Japon en 1650 aurait pu dire que la société japonaise était au bord de l’effondrement, suite à une déforestation catastrophique et à la concurrence à laquelle des habitants de plus en plus nombreux se livraient pour des ressources en constante diminution. Le Japon des Tokugawa se révèle capable d’établir une gestion par le haut de ses problèmes. Ce qui ne laisse pas de poser la question plus vaste : pourquoi et à quel moment un peuple parvient-il, ou ne parvient-il pas, à prendre des décisions collectives ?
Les explications traditionnellement avancées dans le cas du Japon n’expliquent rien : un amour supposé de la nature, le respect qu’ont les bouddhistes pour la vie, la philosophie confucéenne. Outre qu’elles ne reflètent pas la réalité complexe des mentalités japonaises, elles n’empêchèrent pas les Japonais du début de l’ère Tokugawa d’épuiser les ressources de leur pays, pas plus qu’elles n’empêchent le Japon actuel d’épuiser les ressources de l’océan ainsi que celles d’autres pays. Pour comprendre, il est plus juste de se tourner vers les atouts environnementaux dont dispose le Japon : certains sont identiques à ceux qui nous avaient permis de comprendre pourquoi l’île de Pâques et plusieurs autres îles de Polynésie et de Mélanésie avaient fini par être entièrement déboisées, alors que Tikopia, Tonga et d’autres îles n’ont pas connu ce sort tragique. Les habitants de ces dernières îles ont la chance de vivre dans un environnement écologiquement résistant, où les arbres repoussent rapidement sur des sols déboisés. Comme sur les îles résistantes de Polynésie et de Mélanésie, les arbres repoussent vite au Japon en raison de pluies abondantes, d’importantes retombées de cendres volcaniques et de poussières asiatiques, qui restaurent la fertilité du sol, et de la jeunesse des sols du pays. La pérennité du Japon s’explique également par certaines caractéristiques du monde japonais, dont le pays bénéficiait déjà avant la crise de la déforestation : l’absence de chèvres et de moutons, qui ailleurs, dans de nombreux pays, dévastèrent les forêts transformées par la suite en pâturages ; la diminution du cheptel chevalin au début de l’ère Tokugawa, due à la fin de l’état de guerre qui rendit moins indispensable le maintien d’une cavalerie ; et l’abondance des poissons et coquillages, grâce auxquels les Japonais n’étaient pas obligés de se limiter aux forêts pour trouver des sources de protéines et des produits fertilisants. Les Japonais utilisèrent bien les bœufs et les chevaux comme animaux de trait. Pour autant la diminution de leur nombre suite à la déforestation et à la disparition du fourrage forestier ne causa pas de crise, mais accéléra plutôt le remplacement par des outils, comme des bêches ou des houes.
D’autres facteurs intervinrent : les shoguns Tokugawa, ayant imposé la paix et ayant éliminé les armées rivales dans le pays, pensèrent avec discernement qu’ils n’avaient guère à craindre ni une révolte dans le pays ni une invasion étrangère, et donc que leur famille régissait continûment le Japon, ce qu’elle fit effectivement pendant deux cent cinquante ans. La paix, la stabilité politique et une confiance justifiée en leur propre avenir encouragèrent donc les shoguns Tokugawa à investir et à faire des plans d’avenir à long terme sur leur domaine, contrairement aux rois mayas et aux présidents rwandais et haïtiens, qui ne pouvaient ou ne peuvent pas espérer voir leurs fils leur succéder, ni même parvenir eux-mêmes au terme de leur mandat. La société japonaise était dans son ensemble – et elle l’est toujours – relativement homogène du point de vue ethnique et religieux et ne connaissait pas les divisions qui déstabilisent la société rwandaise, voire les sociétés maya et anasazi. Du fait de sa situation isolée, du peu d’échanges commerciaux qu’il entretenait avec le monde et de sa renonciation à l’expansion géographique, le Japon des Tokugawa ne pouvait compter que sur ses propres ressources et ne pouvait de toute évidence pas chercher à garantir sa survie par le pillage des ressources d’un autre pays. De même, parce que les shoguns avaient imposé la paix dans le pays, les Japonais savaient qu’ils ne pourraient pas satisfaire leurs besoins en bois par l’appropriation du bois d’un voisin. Vivant dans une société stable sans subir d’influences étrangères, l’aristocratie aussi bien que les paysans du Japon s’attendaient à ce que l’avenir ressemblât au présent et pensaient que les problèmes qui surviendraient dans l’avenir allaient devoir être résolus grâce aux solutions du présent.
Les paysans aisés de l’ère Tokugawa partaient du principe que leurs terres seraient finalement transmises à leurs fils. C’était également l’espoir des villageois démunis. Pour cette raison et pour d’autres encore, le contrôle effectif des forêts japonaises fut progressivement transmis à ceux qui avaient un intérêt personnel à long terme dans leur forêt : soit parce qu’ils présupposaient ou qu’ils espéraient que leurs enfants hériteraient d’un droit d’usage de cette forêt, soit parce que des baux de diverses natures leur avaient été accordés ou qu’ils avaient conclu des arrangements contractuels. Par exemple, une grande partie des terres communales fut graduellement divisée en baux individuels attribués à différents foyers, ce qui évita la tragédie des biens communaux. Pour d’autres forêts villageoises, des accords régissaient la vente du bois et ils avaient été établis longtemps avant que les arbres ne fussent abattus. Dans les cas des forêts gouvernementales, le gouvernement négocia des contrats à long terme qui prévoyaient que le traitement du bois après abattage serait confié à un village ou à un marchand, qui en échange devait se charger de la gestion et de l’entretien de la forêt. Pour toutes ces raisons politiques et sociales, il était de l’intérêt du shogun, des daimyos et des paysans de gérer leurs forêts de façon durable. Il est tout aussi évident que, pour les mêmes raisons, après l’incendie de Meireki, la surexploitation des forêts à court terme apparut comme insensée.
On sait néanmoins que des individus ayant des intérêts à long terme n’agissent pas toujours raisonnablement. Ils s’attachent souvent à des objectifs à court terme, et commettent des actes qui sont inconséquents aussi bien à court terme qu’à long terme. C’est ce qui fait que les biographies et l’histoire sont infiniment plus compliquées et moins prévisibles que le déroulement des réactions chimiques. C’est la raison pour laquelle également cet ouvrage ne prêche pas le déterminisme environnemental. Les dirigeants qui ne se contentent pas de réagir passivement, qui ont le courage d’anticiper les crises ou d’agir suffisamment tôt, et qui prennent des décisions pertinentes et résolues garantissant une gestion des problèmes par le haut, peuvent véritablement changer le cours de l’histoire de leur société. C’est également vrai des citoyens courageux et actifs qui s’engagent dans la gestion des problèmes par le bas. Les shoguns Tokugawa et mes amis propriétaires terriens du Montana qui interviennent dans le cadre du Teller Wildlife Refuge représentent au mieux chacun des deux types de gestion des problèmes, poursuivant leur propres objectifs à long terme et protégeant les intérêts de nombreux autres citoyens.
Jared Diamond. Effondrement. Gallimard 2005
02 1658
Terribles inondations à Paris : plus de 900 ha sous les eaux ; le record absolu est atteint le 27 février avec une hauteur d’eau de 8.96 m. au niveau de l’actuel pont d’Austerlitz, (8.62 m en 1910) ; s’il avait existé, le Zouave du Pont de l’Alma aurait eu de l’eau presque jusqu’au cou : le Pont Marie, en pierre, est détruit. L’hiver avait été très froid, neige, pluie et gel ; en février, le dégel fit des plaques de glace des barrages, et c’est tout le bassin parisien qui fut affecté par la montée des eaux : la Seine de Troyes à Rouen, le Loing à Nemours, l’Oise à Pontoise, l’Aisne à Soissons, le Thérain à Beauvais, la Voulzie à Provins, la Somme à Amiens, et encore l’Yonne, la Marne, et même la Suzon à Dijon. Le froid comme la chaleur, la pluie comme la sécheresse auront été constants tout au long de ces vingt dernières années : Jean de Thoulouse, moine de l’abbaye Saint Victor de Paris, s’en fera le chroniqueur scrupuleux.
14 06 1658
La bataille des Dunes, où les Français commandés par Turenne, se retrouvent alliés aux Anglais, commandés par Lockhart – une fois n’est pas coutume – voit la victoire de cette alliance sur les Espagnols. Mazarin offre Dunkerque à Cromwell.
Dunkerque aura été espagnole le matin, française à midi, anglaise le soir.
Pierre Faulconnier
5 09 1658
Nicolas Fouquet achète Belle-Isle-en-mer à Pierre de Gondi, frère du cardinal de Retz pour un million trois cent mille livres, château extrêmement fort et presque imprenable, situé sur un rocher, si bien qu’il est impossible de le miner par dehors. C’est le roi, qu’on avait pourtant déjà entendu dire : je connais ses voleries, qui lui en a donné l’ordre, le 28 août pour que cette place ne tombe pas entre les mains de personnes suspectes et qui n’aient pas toutes les qualités requises pour la bien défendre.
Il ne compte pas laisser dormir le bien : Au XVII° siècle, une émigration très importante de pêcheurs méridionaux se produisit en Bretagne. Elle fût provoquée par Fouquet. Le célèbre surintendant des finances, après l’acquisition de Belle-Île, y envoya une flottille de 400 barques et 4 chasse-marées. Il détermina une émigration de Languedociens qui instruisirent les Bel-Ilois des procédés de pêche et de fabrication. Cette émigration ne fut pas soudaine et spontanée. Elle revêtit, au contraire, un caractère d’infiltrations continues, réparties sur plusieurs années, et qui, des ports du sud, fît tâche d’huile vers le nord.
M.R. Le Bour, lors du 5° congrès national des pêches maritimes, tenu aux Sables d’Olonne en 1909 Paris. Hôtel des Sociétés savantes 1910. [il n’a pas été possible de retrouver trace de cela dans les archives départementales de l’Hérault en 2010. ndlr]
Mais il ne se contenta pas pour Belle Île d’affaires de pêche, lançant des travaux qui auraient dû en faire la base d’un commerce avec les possessions françaises outre-Atlantique : les Antilles, la Louisiane, le Canada. Il avait acquis les navires et ce très ambitieux projet en était à sa phase de démarrage. Plus même, – et là les intentions du surintendant peuvent être interprétées de plusieurs façons – il fit acheminer un armement important sur Belle Île : pour armer ses navires marchands ? ce qui se faisait en ces temps de piraterie ou bien pour faire de l’île une place forte où il serait en mesure de se réfugier en cas d’ennuis sérieux ? Et c’est bien à des activités commerce mais aussi de piraterie qu’il utilisait nombre de ses navires, s’en prenant aux navires hollandais, alors alliés de la France dans la guerre contre l’Espagne,… de quoi faire froncer les sourcils plus d’un amiral : pour faire un port de commerce, Belle-Isle-en-mer n’est pas le choix le plus heureux …. Sa flotte n’était pas petite : l’Écureuil, le Saint Antoine de Padoue, une flûte de Hollande, le Saint Sébastien, navire de guerre, le Sainte Anne, le Saint Anne de Biscaye, vaisseau de guerre lui aussi, la Tour, la Grande Gabarre. En octobre 1660, il achètera à un marchand d’Amsterdam quatre autres navires : le Jardin de Hollande, la Renommée, l’Aigle d’Or, le Saint Jean Baptiste. Il avait encore acheté plusieurs domaines aux Antilles, en Guyane, en Amérique. Tout cela faisait de lui un des premiers armateurs de France et ce fût là le cœur de la rivalité avec Colbert, qui, avant que d’arriver en pleine lumière, avait longtemps travaillé dans la famille Chapelain où l’on vouait un culte à Richelieu… de là à s’en croire l’héritier, il n’y avait qu’un pas… que Colbert avait franchi : il ne pouvait y avoir deux hommes à la tête de la marine.
Rivalités personnelles, mais encore oppositions sur les stratégies politiques : le réseau de Fouquet tournait autour des dévots, – dont Madame de Sévigné, Beaufort, grand maître de la Marine du Levant -, ce qui, politiquement se traduit par une alliance avec le très catholique roi d’Espagne et Venise pour recommencer encore et encore la croisade contre le Turc, quand Colbert comme Louis XIV prirent très vite toujours soin de rester en retrait de ce choix, préférant marcher dans les pas de François I° en s’entendant avec le Turc pour affaiblir les Habsbourg, réduisant au minimum la participation de la France aux expéditions contre Candie.
La citadelle de Belle-Isle-en-Mer avait été construite en 1549 par François de Rohan (1510-1559), sur l’ordre d’Henri II de France. Elle avait été agrandie en 1640 par les ducs de Gondi de Retz, puis par Fouquet en 1660. Sa double enceinte, ses puissants bastions d’angle, ses dehors portent la marque de Vauban, qui y séjournera en 1683, 1687 et 1689. Assiégée à la fin de la guerre de Sept ans, elle tombera entre les mains des Anglais qui l’occuperont jusqu’au traité de Paris de 1763.
André Larquetoux en fera l’acquisition en 1960 et en confiera la restauration à l’architecte Philippe Prost de 1992 à 2005. Elle est ouverte à la visite et comprend un musée, un hôtel et un restaurant.
Un peu plus tard, Louis XIV se soucia de l’île de Sein, dont les habitants avaient sauvé de nombreux navires de la Royale, en les exemptant de l’impôt : vouloir imposer Sein, déjà accablée de tous les impôts de la nature, ce serait vouloir imposer la mer, les tempêtes et les rochers. Les Sénans conservèrent un goût certain pour la franchise : s’ils paient aujourd’hui l’impôt sur le revenu, ils ne paient ni taxe foncière, ni taxe d’habitation ; l’île de Sein et l’île Molène n’ont pas de cadastre.
Il est vrai que la situation foncière de l’île est à décourager tout notaire de s’en occuper : les successions ont morcelé à l’extrême le foncier pour aboutir aujourd’hui à des parcelles qui ont bien souvent la surface d’une chambre : une dizaine de m² ! Quel notaire accepterait de maîtriser ce rébus où une chatte ne retrouverait pas ses petits !
La pratique du droit de bris est très ancienne : la première trace historique de cette pratique par les Sénans remonte à 1476, quand le pillage d’un navire espagnol échoué est évoqué dans un mandement du duc de Bretagne François II qui demande la restitution des cinq-sixièmes de la valeur de la cargaison au marchand espagnol propriétaire.
L’isle de Sain, ou de Sizun en breton, (…) est à présent habitée de gens sauvages qui courent sus aux naufragans, vivans de leurs débris et allumans des feux dans leur isle, en des lieux de péril, pour faire faire naufrages aux passans le raz (…) Ce raz est un destroit de deux lieues, plein de rochers ou escueils descouverts, très dru semés et où se fait le concours et rencontre de diverses marées, voisins aucuns de 50 pas l’un de l’autre, entre lesquels il faut que les vaisseaux passent adroitement, entre ladite isle, qui est deux lieues en mer, et la terre ferme du cap de Siun.
François Nicolas Baudot, sieur du Buisson et d’Aubenay Itinéraire de Bretagne en 1636
Cette accusation d’être des naufrageurs, [ce qui, évidemment, est très controversé] n’est pas sans références : Pour son roman Un recteur de l’île de Sein, Henri Queffélec s’inspirera de l’histoire du prédicateur Michel Le Nobletz venu y prêcher une mission en 1613 : Il prêche et catéchise deux fois le jour et obtient de tous une confession générale. Pourtant ces insulaires étaient tristement connus pour leurs mœurs barbares. En l’absence de prêtre, il choisit un marin, François Guilcher, dit François Le Su (Fañch ar Su), pour présider les cérémonies, qui sera finalement ordonné prêtre 28 ans plus tard en 1641, âgé de 60 ans, et devenu le premier recteur connu de l’île.
Avant que Maître Michel Le Nobletz ne fût venu les convertir, ces démons de la mer, comme on les appelait non sans raison, avaient la barbare coutume d’allumer des feux sur leurs récifs pour tromper les navigateurs, les attirer à leur perte, et profiter des débris de leurs navires.
Edmond Perdrigeon du Vernier
L’île de Sizun (Sein), plus malheureuse encore, sous le double rapport de secours spirituels et de son sol aride et sauvage, n’avait point de prêtres. Cette île avait recelé longtemps les derniers restes du druidisme. C’est l’île de Sein où résidait le collège des Druidesses vierges (étymologie de l’île des Saints). Les apôtres de la Bretagne étaient parvenus à renverser le culte de Teu à Sizun, mais l’absence des secours religieux n’avait point permis au christianisme de régénérer le caractère sauvage de ses habitants, nommés les diables de la mer. La pêche, et des ruses cruelles pour attirer les vaisseaux, par des signaux trompeurs, sur leurs affreux rochers, afin de piller leurs débris ; tels étaient les affreux travaux des hommes de Sizun. Leurs femmes cultivaient un peu d’orge dans les rares parties de l’île susceptibles de culture, elles recueillaient sur le rivage le varec comestible, suppléant à l’insuffisance du blé pour leur nourriture ; et les autres varecs qu’on desséchait à l’air servaient à cuire les aliments.
Révérend Père Guillaume Le Roux Biographie de Julien Maunoir prédicateur 1848
Aucun prêtre ne se sentait le courage de vivre sur l’île de Sein, antique retraite des druidesses gauloises, au milieu de ses sauvages habitants.
Abbé Kerdaffret, au début du XVII° siècle
La stérilité de cette île effraie autant que sa situation : l’on n’y voit ni arbres, ni fruits, ni herbes, ni bestiaux. Il n’y vient que de l’orge, et encore en cueille-t-on à peine pour nourrir les insulaires trois mois de l’année. On ne vit le reste du temps que de racines broyées, dont on fait une espèce de galette, que l’on cuit sous la centre du goësmon, qui est une herbe de mer fort puante, de quoy l’on fait du feu faute de bois. Les femmes s’occupent à arracher cette herbe et à labourer la terre à force de bras. Les hommes vont à la pesche, et le poisson rosti sans nul assaisonnement, avec du pain de racines, fait toute la nourriture de l’isle. L’on n’y boit que de l’eau à demi-sallée, à moins que quelque naufrage n’y apporte quelque fois du vin.
Père Boschet, jésuite, au XVII° siècle
Vivre à Sein était si difficile et les revenus si restreints qu’aucun prêtre ne voulait y être nommé. Pendant une partie du XVII° siècle, entre 1602 et 1635 les îliens durent traverser le Raz pour aller à Plogoff pour faire baptiser leurs enfants. En 1641 encore, une archive atteste l’absence de prêtre dans l’île.
Une solitude affreuse pour le spirituel et le temporel, des appontements médiocres et mal payés, les mauvais traitements qu’avaient reçus les autres prêtres, faisaient qu’on n’en trouvait aucun qui voulut y passer, quand par un zèle de la gloire de Dieu et du salut de ces barbares, je l’offris à M. l’évêque de Quimper qui m’y envoya il y a six ans… Le dernier prêtre qui les avait quitté m’avertit de me défier et me dit qu’on avoit attenté plusieurs fois à sa vie (…) Il exposait ensuite avec une très vive acrimonie les mauvais procédés de ses paroissiens à son égard.
Joachim-René Le Gallo ancien aumônier de marine.1729
À l’arrivée de Joachim-René Le Gallo à l’île-Saint, la misère était grande. Le pain et le poisson de l’hiver étaient consommés. La pêche à pied, qui se faisait, autour des roches, au déchal des marées, ne donnait plus : tous les coquillages avaient été cueillis (…). La pêche d’été ne pouvait encore se faire : le poisson ne ralliait pas la côte, car la température était trop rude. Le 4 avril 1723, un pêcheur (…), 45 ans, était trouvé mort de faim et de froid dans son bateau.
Hyacinthe Le Carguet décrit ainsi la misère régnant en avril 1723 lors de l’arrivée de Joachim-René Le Gallo à l’Isle-Saint
En 1762, les habitants de Sein surent se concilier la sympathie du duc d’Aiguillon qui, craignant de voir disparaître cette malheureuse population par un raz-de-marée, leur proposa de les transporter sur le continent, où ils auraient reçu des terres. Tous refusèrent, donnant de leur refus un motif touchant : ils voulaient que les naufragés français ou étrangers fussent toujours assurés de trouver des secours et des soins charitables. On les récompensa de leur dévouement par l’allocation d’un secours annuel de 200 quintaux de biscuits et par la construction d’une digue qui, plusieurs fois, sauva l’île des invasions de la mer.
Ces terres sont entièrement dépouillées, on n’y voit pas une ronce ; quelques fougères, quelques bouquets de lande sont les seules productions naturelles de l’île. […] Tous les hommes y sont pêcheurs, les femmes cultivent la terre, à la main ; leurs maris, quelques fois, ignorent la place de leurs propriétés. Les partages, les mesures entre elles se font avec leurs tabliers, de bonne foi et sans querelles. […] Il existe trois cent quarante-quatre habitans dans cette république : soixante maisons, soixante feux, soixante vaches. Dans la meilleure année, la culture produit quatre cents boisseaux d’orge, d’une qualité médiocre. […] Ne cherchez dans cette île ni fleurs, ni fruits, ni cette multitude d’oiseaux faits pour animer la nature. Il y règne d’affreuses tempêtes, une humidité continuelle, une éternelle mélancolie. Les brouillards, les frimas, s’y promènent habituellement en tourbillons comme les sables dans l’Afrique ; la vie s’y prolonge communément jusqu’à soixante-dix à soixante-quatorze ans. Les maladies chroniques y sont inconnues ; du vin, une nourriture plus délicate, une poule bouillie, sont les seuls remèdes qu’on y connoisse ; la médecine n’a pas encore pénétré dans cette demeure de la sobriété, de la sagesse et de la pauvreté. L’île de Sein ne nourrit ni lapin, ni lièvre ; on n’y voit pas un seul cheval ; des oiseaux de mer s’y reposent un moment. Des lieues ; des congres, des raies, des turbots, une grande quantité de vieilles, d’écrevisses deviennent la proie des pêcheurs qui sont souvent trois, quatre, cinq jours éloignés de leur domicile ; ils ne quittent pas leurs bateaux dans ces courses.
Jacques Cambry, vers 1795
Que de richesses englouties dans ces parages, bonheur du riverain, quand le douanier n’est pas là. Il guette un baril de rhum, de vin, une caisse de fromage, de dentelles quelquefois, souvent des produits exotiques, des bois de teck, des billes énormes d’acajou. Combien se rappellent encore les quantités d’oranges et d’avelines que le flot apportait sur la grève et le sable, il y a de cela une vingtaine d’années. Jadis, au cri de ralliement : Paze zo an od ! ( Il y a des épaves à la côte ), les riverains se hâtaient de courir à l’endroit signalé. Une espèce de syndicat était formé pour le pillage des navires, quelques vigies à l’œil exercé surveillaient à tour de rôle. Après le pillage, part égale ; les absents n’étaient pas oubliés. Que de scènes terribles et d’orgies se sont ainsi passées ? Ces faits ne remontent pas déjà si haut. Si la douane, si les gendarmes n’étaient pas là pour leur inspirer une crainte salutaire, les mêmes actes se reproduiraient. C’est la Providence qui nous envoie cela disent-ils, et ils ne sauraient considérer ces larcins comme des vols ; pour eux, ce sont des profits licites. Un instant avant, ils auraient risqué leur vie pour sauver les équipages ; quant aux épaves, c’est autre chose.
Lucien Boulain, 1893
Morin et moi connaissons déjà ce petit village de Sein crasseux et tassé, baignant dans l’écume et la boue ; ces Sénans timides et insolents qui tournent le dos au lieu de répondre ; cette mince lande caillouteuse, à peine émergée, au bout de laquelle se trouve le phare. C’est tout Sein. C’est un des lieux où la vie marque ses limites. De sol, il y a juste assez pour dormir dessus chaque soir et dedans pour toujours. L’Océan est un autre cimetière. Un récif n’offre pas moins aux goélands, que la terre de Sein aux deux cents foyers qui y vivent. Cette terre qui fait crever les vaches, qui supporte mal de nourrir six moutons et une chèvre, qui ne porte ni fleur, ni légume, ni feuillage d’aucune sorte ; qui possède pourtant, et à quel éclatant degré, l’essentielle vertu des plus vertueuses terres. Elle élève des hommes qui ne sont qu’à elle. J’ai vu plus tard sur la grève de Sein, si l’on peut appeler ainsi la vase du port à marée basse, couverte de détritus, deux petits enfants, dans un accoutrement indescriptible de fichus et de morceaux de voiles, s’amuser d’une boîte de conserve vide, se vautrer dans la boue, grimper aux coques des barques échouées et y tomber, tête première. Dans sept ou huit ans, pensai-je, ce seront des mousses et des Sénans.
Le Sénan est français si l’on veut, comme il le dit lui-même. Mais, dans l’île, il ne reconnaît que l’autorité du Maire élu par lui, et du Curé. Les gendarmes le savent bien, qui abrègent encore leurs rares visites d’été. Au moment des inventaires, un détachement ne dut-il pas fuir, lapidé, abandonnant sur la cale son prisonnier, par crainte de représailles plus graves. Il n’y a d’autre impôt sur l’île que sur les chiens, pour ceux qui veulent bien les déclarer. Il n’y a pas de juge, pas de garde champêtre. Les Sénans se font justice eux-mêmes, sans jugement. La paix règne, secouée par de grosses saouleries.
Jean Epstein, cinéaste qui y tourna Mor Vran, 1930.
Nous sommes du pays où la mer et le vent
Ont donné aux rêves des enfants
Le goût salin des pierres usées par les embruns
Et la pluie compagne des chagrins (bis)
Un pays si petit face au grand océan
Qu’on ne voit pas son ombre au couchant
Un trait sur l’horizon fait de quelques maisons
De granit et de brun goémon (bis)
Guenola Kervarec
Il en est peu qui n’aient déjà un frère, un cousin ou quelque autre parent péri en mer. Et chaque fois qu’un bateau se perd, l’un ou l’autre se souvient d’avoir navigué à son bord ; presque tous en connaissent l’équipage et y comptaient de vieux camarades. Et pourtant, fatalistes, ils repartent sans faire de phrases. Leur vie a été tracée une fois pour toutes ; cette communauté de la mer, même à terre, ils ne peuvent s’en dégager. Leur petite ville aux lourdes maisons de pierre, plantée sur la rive nue d’une baie bretonne, est complètement tournée vers l’océan – elle ne vit que par lui, elle ne vit que pour lui. Dans le haut, l’usine de conserve de poisson fait écho à la rumeur du port qui monte d’en bas, et quand l’usine laisse s’écouler ses eaux bouillantes qui dévalent par toutes les rigoles des rues jusqu’à la mer, l’odeur de poisson imprègne la ville entière.
Dans la grand-rue se croisent ceux ceux qui partent pour la pêche et ceux qui en reviennent; les premiers portent leurs paniers grinçants d’osier vernissé avec leurs pots de beurre frais et leurs gâteaux secs, l’un ou l’autre plie sous le poids d’une paillasse neuve ; les seconds remontent en louvoyant d’un café à l’autre et donnent des nouvelles de leur voyage.
Les femmes, sans avoir jamais navigué, savent le langage de la mer et des bateaux. Elles connaissant les vents et les marées, elle déchiffrent les signes du temps qu’il fera demain, songent à ceux qui sont au large. À la sortie de la messe, dans les magasins, au coin des rues, on parle moins de ce qui se passe à terre, en France, que des nouvelles venues de la mer, la mer à qui cette ville, à force d’attente et de départs, semble appartenir plus encore qu’au rocher sur lequel elle est bâtie : Vous avez entendu ? Belle Monique a été abordée par un cargo dans le canal Saint Georges ; on dit que le patron est disparu. – Étoile de France n’est pas encore rentré : ça leur fait maintenant plus de trente-cinq jours de mer. – Ils seront descendus trop loin dans le sud et n’auront pas trouvé le vent pour rentrer. Vous vous rappelez ? l’Espoir des Familles a eu la même aventure il y a quelques années : quand ils sont revenus, il y avait déjà dix jours qu’ils n’avaient plus de pain, et ils avaient du entamer le biscuit ! – Douce Amélie est rentrée ce matin, avec treize cents thons ! Presque tous pêchés dans les cinq derniers jours : ils ont toujours de la chance, ceux-là. – Dame oui, c’est un bateau pêchant, et connu pour ça…
Simon Leys Prosper Arlea 2003
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[1] De Rhodes n’est qu’une liberté prise avec l’état civil, que l’on pouvait alors tromper plus aisément qu’aujourd’hui. D’origine juive, marrane de Calatayud, en Aragon, son grand-père avait pris pour patronyme le mot Rueda – petite roue – traduit rode en provençal [ils s’étaient installés en Avignon] : qui n’est autre que la rouelle, le disque écarlate que les Juifs devaient coudre sur leur vêtement au Moyen-Âge. Son père ajouta la particule par coquetterie et transforma le rode en Rhodes, et nous voilà honorable aristocrate !
[2] Laurent Mancini père de huit enfants, – 3 garçons : Alphonse, Paul, Philippe, et 5 filles : Victoire, Olympe, Marie, Hortense et Marianne – était mort assez jeune et seul Mazarin, son beau-frère, se trouvait à même d’assurer pareille charge ; c’est ainsi que toute la famille avait quitté Rome pour être aux côtés du cardinal, à Versailles et à Paris.