1 mai 1960 à fin 1960. L’avion espion U2. Le paquebot France. Premier supermarché. Indépendances africaines. Edith Piaf. 19174
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Publié par (l.peltier) le 28 août 2008 En savoir plus

1 05 1960 

Un avion espion – Lockheed U2 – américain décolle de la base de Badaber, proche de Peshawar, au Pakistan, pour espionner le site nucléaire de Tcheliabinsk, en Sibérie à 20 000 mètres d’altitude. L’U2 est à l’époque un bijou technologique, capable de voler dans la stratosphère : le laboratoire qui en a la paternité créera 30 ans plus tard l’avion furtif. Gary Powers le pilote. C’est la dix-huitième mission d’espionnage d’un U2. La dix-septième a eu lieu quelques trois semaines plus tôt, le 9 avril 1960 : l’U-2 avait franchi la frontière sud de l’Union soviétique dans la région du Pamir, survolant quatre sites soviétiques secrets, en République socialiste soviétique kazakhe :

  • le site de tests de missiles de Semeï, alors Semipalatinsk ;
  • l’aérodrome de Tchagan, à Semipalatinsk, où étaient stationnés les Tu-95 ;
  • le site d’essais de missiles SAM près de Sarychagan.
  • la base spatiale de Tiouratam, qui deviendra le cosmodrome de Baïkonour.

L’appareil avait été détecté par les Russes à plus de 250 km de la frontière soviétique. L’U-2 était parvenu à éviter plusieurs tentatives d’interception par des MiG-19 et Soukhoï Su-9 et avait quitté l’espace aérien soviétique, après avoir récolté une quantité importante de renseignements. Les protestations russes n’annuleront pas le programme prévu et la 18° mission du 1° mai sera maintenue.

Depuis la fin de la guerre, bien d’autres avions américains ont déjà violé l’espace aérien russe, et l’un d’eux a été abattu, les douze hommes d’équipage étant morts. Mais jamais aucun avion n’a été abattu, le pilote étant capturé vivant. Et c’est ce qui arrive à Gary Powers : repéré par la chasse russe, un missile endommage l’arrière de son avion et l’extrémité des ailes si bien qu’il perd le contrôle de son avion, s’éjecte… et se retrouve rapidement, une fois au sol, où, semble-t-il, il était attendu, aux bons soins du KGB. Partis d’une autre base, d’autres missiles ne parviennent qu’à abattre le MiG-19 du lieutenant Sergueï Safronov qui poursuivait l’U2. On est dans la région de Sverdlovsk où les Russes pensent qu’il s’agit d’une démonstration aérienne pour le 1°mai !

Khrouchtchev est dans le fond bien embêté, car cela vient mettre à bas toute la détente qu’il a élaborée avec Eisenhower. Il annonce qu’un avion américain a été abattu dans l’espace aérien soviétique, sans annoncer que le pilote est vivant. Les américains se prennent les pieds dans le tapis, et sont ridiculisés quand 8 jours plus tard, le même Khrouchtchev annonce que le pilote est vivant. Gary Powers écopera de dix ans de prison, mais sera libéré deux ans plus tard contre un espion soviétique. En fait, il  n’est pas impossible qu’il ait eu un sabotage au sein de la CIA, maître d’œuvre de l’U2, ayant pour objectif que le pilote soit capturé vivant, c’est à dire, que son siège éjectable fonctionne, contrairement à la version d’origine, et que le processus de destruction de l’appareil soit neutralisé, pour que l’épave puisse être récupérée par les Russes, ce que ces derniers feront croire : pour que son avion puisse être à la portée des missiles russes, il fallait que le pilote vole à beaucoup moins de 20 000 mètres. Gary Powers disposait d’une capsule de cyanure qui lui permettait de se suicider : il n’en a pas fait usage. Selon ses déclarations, il ne serait pas non plus parvenu à faire fonctionner le système de destruction de l’appareil,  avant de s’éjecter.

Cette affaire fera capoter le sommet prévu des Quatre Grands, dans les jours suivants.

A Lockheed U-2 : aviation

11 05 1960  

Lancement du France, construit par les Chantiers Navals de L’Atlantique. Il faudra encore 7 mois de travaux avant la première croisière ; 315 m de long, 34 de large, 56 en hauteur, 4 hélices, 36 nœuds, 55 000 tonnes, 1 000 hommes d’équipage pour 2 200 passagers.

Et maintenant, que France s’achève et s’en aille vers l’océan pour y voguer et pour y servir !

Charles De Gaulle

 

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Le couple – bien sûr mythique – Jean-Jacques Servan Schreiber, Françoise Giroud, fait un flop : Françoise Giroud, enceinte, tente de se suicider. Elle a 44 ans. Couple mythique, car ils ne sont pas mariés, ils sont beaux, ils sont intelligents, plus vraiment jeunes, mais dans la force de l’âge, peut-être pas vraiment riches mais, à la tête de l’Express, ils ont du pouvoir : celui de donner une portée nationale à leur engagement contre la guerre d’Algérie ; cela leur vaut d’être saisi par l’État, d’être plastiqué ; pouvoir encore que celui d’être les fervents soutiens de Pierre Mendès France pour qu’il entre à Matignon. Et puis, ils sont modernes et incarnent tout ce que de Gaulle n’est pas. Il n’empêche que statistiquement, la normalité est respectée, c’est l’homme qui largue la femme, pour la nuit comme pour le jour : il la vire de l’Express, où elle reviendra un an plus tard. JJSS, grand consommateur de femmes, n’était pas DSK : il les voulait intelligentes, mais tout de même, pas plus que lui. Pour se venger de la jeune Sabine [Sabine Becq de Fouquières, stagiaire à L’Express], elle quittera le lit pour la littérature, où elle occupait une position de force : Jean-Jacques ? Il écrit avec deux cents mots. Ça exclu les nuances, forcément.

Fritz Bauer, procureur juif allemand, avait préféré donner au Mossad qu’à la Justice allemande le logement d’Eichmann à Buenos Aires sous le nom de Ricardo Klement [1]: Ben Gourion avait autorisé Harel [directeur du Mossad] à se rendre à Buenos Aires, à la tête d’une équipe nombreuse. Le Premier ministre était déterminé à régler ses comptes avec Eichmann, […]. L’opération poursuivait un objectif bien plus vaste que la volonté d’assouvir une vengeance contre un individu, en dépit de l’énormité de ses crimes. Ben Gourion ordonna à Harel et à son équipe de ne faire aucun mal à Eichmann, même si le tuer eût été l’option la plus commode, mais plutôt de l’enlever et de le ramener pour qu’il soit jugé en Israël. Le but était d’éveiller les consciences à l’échelle internationale de manière retentissante et de raviver le souvenir indéracinable de l’Holocauste en révélant les exactions d’un de ses pires auteurs.

Des dizaines d’agents et de collaborateurs prirent part à l’opération, munis pour quelques uns d’entre eux de passeports de cinq nations, avec lesquels ils jonglaient. Ils se déployèrent dans un certain nombre de lieux sûrs, des maisons disséminées en plusieurs quartiers de la capitale argentine.

Le 11 mai, l’équipe se posta non loin de l’arrêt où l’homme qui répondait au nom de Klement descendait du bus tous les soirs à dix-neuf heures quarante et rejoignait à pied son domicile, à une courte distance de là. Le soir-là, le bus arriva, mais Eichmann n’était nulle part. L’équipe avait ordre d’attendre jusqu’à vingt heures et, s’il ne se montrait toujours pas, d’annuler son intervention, afin de ne pas éveiller les soupçons.

À vingt heures, ils s’apprêtait à se replier mais Rafi Eitan, commandant opérationnel sur le terrain, décida d’attendre un peu plus longtemps. Cinq minutes plus tard, alors qu’il était sur le point de renoncer, un deuxième bus s’immobilisa. Klement en descendit et marcha, une main dans la poche.

Zvi Malchin fut le premier à se précipiter sur lui. Il redoutait que l’allemand suspecte quelques chose et ne soit sur le point de dégainer un pistolet, aussi, au lieu de le ceinturer par derrière et de le traîner en direction de la voiture comme prévu, il le poussa dans le dos, le renversa dans un fossé, lui sauta dessus et s’assit sur lui à califourchon, suivi de près par Eitan et un autre agent. Klement hurla mais il n’y avait personne aux alentours pour l’entendre. En quelques secondes, il fût maîtrisé et jeté sur la banquette arrière d’un véhicule. Zvi Aharoni, un autre agent du Mossad, installé lui aussi à l’arrière, l’avertit en allemand que s’il faisait du grabuge il l’abattrait d’une balle, séance tenante.

Aussitôt, Eitan l’examina, recherchant les signes distinctifs qui leur confirmeraient sans nul doute possible qu’il s’agissait en effet d’Eichmann. La cicatrice sous le bras, où se trouvait jadis son tatouage de la SS, fut facile à repérer. Une autre cicatrice, celle de l’opération de l’appendicite qu’il avait subie, méticuleusement consignée dans son dossier de la SS, s’avéra plus problématique. Eitan dut lui déboucler la ceinture et lui fourrer la main dans le pantalon, pendant que la voiture démarrait dans un hurlement de moteur et que les passagers étaient ballottés en tous sens. Il finit par la trouver et s’exclama en hébreu : Zeh hou ! Zeh hou ! – C’est lui, c’est lui.

Ronen Bergman. Lève-toi, et tue le premier [2]. L’Histoire des assassinats ciblés commandités par Israël. Grasset 2018

18 05 1960

Le premier supermarché de France – un Casino – ouvre ses portes à Grenoble. Quelques mois après, quatre nouvelles grandes surfaces ouvriront à Nice, Saint Etienne, Firminy et Lyon. Les deux premiers supermarchés de la région parisienne ouvriront en 1970 à Saint Denis et Bagneux.

Les technocrates français de l’après-guerre lancèrent la dékoulakisation des petits commerçants et paysans. Les grandes surfaces furent le bras armé de cette épuration sociale. Ils liquidèrent les petits commerçants, et asservirent les rares paysans qui survécurent à l’industrialisation de l’agriculture. Les petits commerçants et paysans devaient mourir pour que meure l’ancienne France, et renaisse sur ses ruines une nouvelle France, rajeunie, celle du baby-boom, modernisée, américanisée, oublieuse de son passé et de ses racines, pour mieux effacer ses humiliations récentes et se jeter à corps perdu dans les bras d’une modernité hédoniste, consumériste, une jeunesse du monde sans passé ni mémoire. C’était l’âme de la France qu’on mettait au bûcher, mais l’autodafé avait lieu dans la joie et sous les applaudissements.

La richesse fabuleuse de la nomenklatura des grandes surfaces (les Leclerc, Auchan, Carrefour, Casino ont édifié en une génération les plus grandes fortunes de France) fut bâtie sur ce crime social de masse, avec la complicité de tout un pays avide de jeter par la fenêtre les oripeaux d’un passé honni.

Les super et les hyper devinrent très vite les temples de la nouvelle religion où on se précipitait en famille, tandis qu’on désertait les anciennes églises.

Nos élites faisaient alors le choix – qu’on payerait au prix fort des années plus tard – du consommateur contre le producteur, des importations contre les exportations, des prix bas contre la qualité, de la finance contre l’industrie, de l’agrobusiness contre les paysans.

Royer avait cru sauver les petits commerçants en les mettant sous la protection des élus locaux. Il pensait renouveler le pacte républicain entre les radicaux et les petits. Il avait sans le savoir livré la victime à son bourreau. La démographie électorale défavorisa très vite les petits patrons au bénéfice des nouvelles couches moyennes salariées. L’industrialisation, le développement des services, le travail féminin salarié, l’arrivée de familles immigrées pauvres, l’ouverture des frontières : les élus locaux furent emportés par un bouleversement économique et sociologique qui les dépassait. Les pressions s’exerçaient sur eux de manière contradictoire. Ils étaient en rivalité les uns avec les autres. Une commune qui refusait une grande surface voyait la voisine accepter : sa base fiscale s’effondrait, les consommateurs accouraient avec leurs chariots, ruinant quand même les petits commerçants de son centre-ville. Lorsqu’elle sentait le maire hésitant, la grande distribution ne lésinait pas sur la construction d’un parking, d’un rond-point, d’une salle polyvalente, d’une piscine ou d’un stade. Certains élus, moins farouches, se voyaient même offrir une résidence secondaire ou un gros compte en Suisse. Ou du liquide… Les commissions départementales d’urbanisme commercial avaient été initialement conçues pour être des cerbères protégeant les petits commerçants des appétits des méchantes grandes surfaces ; mais le loup suborna la mère-grand, et croqua le petit chaperon rouge ; nos commissions d’élus devinrent des machines à dire oui.

Seul le Paris chiraquien résista, tel un fier village gaulois. Ce fut une nouvelle version de Paris et le désert français.

À partir des années 1980, un élu socialiste du Sud-Ouest, Jean-Pierre Destrade, adossa, de manière rationnelle et systématique autant qu’illégale, le financement du parti socialiste sur l’installation des grandes surfaces à travers la France. La droite, décomplexée par ce mélange de naïveté et d’immoralisme de la gauche, s’enhardit. Après la révélation, dans les années 1990, du scandale d’URBA-Gracco, la grande distribution française s’envola vers d’autres cieux plus cléments, Europe de l’Est, Amérique du Sud, Asie du Sud-Est, où elle exporta son savoir-faire corrupteur.

Lorsque des responsables politiques de droite s’aperçurent de l’ampleur de la catastrophe en France, il était trop tard. Les lois Galland et Raffarin, en 1996, réduisirent la superficie des magasins nécessitant l’autorisation administrative (de 1 000 m² à 300 m²). En vain. Au tournant des années 2000, les libéraux prirent leur revanche. En décembre 2006, la Commission européenne remit au goût du jour les principes révolutionnaires, exigeant que le gouvernement français respectât la liberté d’établissement, et fît entrer le droit de l’urbanisme commercial dans le droit commun de l’urbanisme ; et qu’il ôtât les dernières bandelettes laissées par la loi Royer. La France tergiversa, mais obtempéra. On repoussa de 300 à 1 000 mètres carrés les surfaces librement édifiées. Paris, passée à gauche, capitula, et vit se multiplier les petits formats, appelés mini-markets, répandus par Casino et Carrefour. Les derniers représentants du commerce indépendant dans la capitale furent éliminés.

Quarante ans après, le bilan de la loi Royer est épouvantable.

Le ministère de l’Agriculture estime que 74 000 hectares de terres agricoles sont urbanisés chaque année. Tous les quinze ans, un département disparaît sous l’urbanisation.

La grande distribution occupe 1,4 million d’hectares, soit plus de 30 % des surfaces urbanisées.

62 % du chiffre du commerce est réalisé en périphérie (jusqu’à 80 % dans certaines régions) contre 25 % au centre-ville, et 13 % dans les quartiers. En Allemagne, les chiffres sont plus équilibrés : 33 %, 33 %, 33 %.

Dans les années 1970, on autorisa entre 500 000 et 1 million de mètres carrés de surface de vente par an ; le seuil du million fut dépassé en 1997 ; dans la décennie 2000, on édifia 3 millions de mètres carrés l’an ! La surface commerciale augmente chaque année de 3 % alors que la consommation des ménages croît de 1 %.

La grande distribution est intouchable. Inattaquable. Inatteignable. Indéboulonnable. Les gouvernements tremblent devant un coup de gueule télévisuel de Michel-Edouard Leclerc, ou une pression discrète des patrons de Carrefour ou de Casino. Les politiques défendent le pouvoir d’achat ; la grande distribution agit pour les prix bas. Les politiques luttent contre le chômage, en particulier des non-qualifiés ; la grande distribution aussi : 3 millions de salariés y travaillent (20 % des emplois privés). Ils créent entre 10 000 et 20 000 emplois par an. Et tant pis si trois emplois de proximité sont détruits pour un emploi créé dans la grande distribution ! Celle-ci a forgé un nouveau prolétariat à la Zola, en majorité féminin, taillable et corvéable à merci.

La grande distribution est le cœur battant du périurbain, comme les commerces d’autrefois animaient les centres villes. Le commerce fut historiquement à l’origine des villes qui s’édifièrent grâce à lui, à l’écart des châteaux forts, et où on cultiva un art de vivre empreint de liberté individuelle, de raffinement et de douceur de vivre ; urbain ne signifie-t-il pas à la fois citadin et poli ? Le commerce, transformé par les prédateurs de la grande distribution, est devenu le fossoyeur de cette urbanité et de cette civilité. En centre-ville, les rideaux se ferment les uns après les autres, les rues se désertifient ; les commerces de bouche périclitent ; seules les boutiques de vêtements et de luxe subsistent. Le commerce urbain est devenu le royaume des succursalistes, des franchisés et des financiers. Les technocrates qui avaient favorisé l’essor de la grande distribution en sont devenus les patrons.

La grande distribution est le parrain de l’économie française ; elle lui assure une protection que celle-ci ne peut pas refuser. Les méthodes de ses négociateurs sont très proches des pratiques de Don Corleone. On convoque le petit patron ou le paysan dès l’aube ; on l’enferme dans une pièce cadenassée ; on le reçoit à la tombée de la nuit. On le harcèle, on le menace, on lui coupe la parole ; un gentil succède au méchant ; on lui promet ruine et damnation s’il ne réduit pas ses prix de quelques centimes… qui sont toute sa marge. On punit le récalcitrant, on le boycotte, on déréférence ses produits. On l’étrangle en gants blancs.

La religion des prix bas alimente le chômage de masse. Dans chaque client de grandes surfaces, il y a un consommateur qui détruit son propre emploi. La grande distribution est le plus redoutable pousse au crime des délocalisations, de la désindustrialisation, de la malbouffe.

Il y a cinquante ans, il y avait 2,5 millions de fermes. 700 000 en 1990. 515 000 en 2013. La France n’aura plus de paysans en 2050. Rien que des complexes agro-industriels. Nous importons 40 % de nos besoins alimentaires. Les activités les plus précieuses, élevage, maraîchage, agriculture de montagne, tirent le diable par la queue, tandis que les gros céréaliers se gavent aux subventions de Bruxelles.

Après avoir enlaidi le sublime paysage de la France, la grande distribution l’a transformé en désert économique. C’est la onzième plaie d’Egypte.

Pendant la campagne présidentielle de 1974, les meetings du candidat Royer furent interrompus par des jeunes filles ravissantes et provocatrices qui ôtaient leur soutien-gorge [la semaine prochaine, j’enlève le bas…] à la face des braves bourgeois choqués. Mais elles ne précisaient pas si elles avaient pour cela été payées par Leclerc ou Carrefour.

Eric Zemmour. Le suicide français. Albin Michel 2014

La conquête du territoire français par un nouvel habitat avait été rapide. Quelques années suffirent à la chirurgie esthétique de la géographie. En 1945, le pays devait se relever. Redessiner la carte permettrait de laver les hontes de 1940. La prospérité nouvelle assura le projet. L’État logea les enfants du baby-boom. Les barres d’immeubles poussèrent à la périphérie des villes. Puis, il fallut étaler l’urbanisme, comme le disaient les aménageurs. Leur expression était logique puisque le béton est liquide. L’heure fut au désenclavement. La ville gagnait du terrain. Ce fut le temps des ZUP dans les années 1960, des ZAC une décennie plus tard. Les autoroutes tendirent leurs tentacules, les supermarchés apparurent. La campagne se hérissa de silos. Pompidou était gros et la France prospère. L’agriculture s’industrialisait, les insectes refluaient, les eaux se polluaient. Seuls quelques rabat-joie du Larzac prévenaient du désastre. On les prenait pour des gauchistes, ce qu’ils étaient. On les laissa lire Lénine dans l’humidité des bergeries. Le septennat de Giscard sonna le deuxième acte. Une loi d’urbanisme autorisa les constructions particulières sur les surfaces agricoles. Le temps des maisons individuelles était venu. Chacun aurait son paradis. Le rêve pavillonnaire moucheta le territoire. Vu d’avion, on aurait dit que le sucrier renversé avait craché ses cubes sur la nappe. Au sol on entendait aboyer les chiens. La maison familiale se répliquait à l’infini. Les enfants jouaient dans les jardins, protégés par les thuyas. C’était tout de même mieux que l’entassement dans les villes.

La décentralisation de Gaston Defferre fut l’estocade. Les collectivités reçurent les clefs de leur développement. Réveillez-vous, Provinces endormies, claironna l’État ! Les enseignes d’hypermarchés fleurirent et les petits commerces ne résistèrent pas. Mammouth balaya de la queue les bistrotiers qui offraient le pastis, le matin, aux cœurs assoiffés. Désormais, pour se soûler, il fallait acheter son cubitus en grande surface.

La géographie humaine est la forme de l’Histoire. En quarante ans le paysage se refaçonna pour que passent les voitures. Elles devaient assurer le mouvement perpétuel entre les zones pavillonnaires et le parking des supermarchés. Le pays se piqueta de ronds-points. Désormais les hommes passeraient des heures dans leur voiture. Les géographes parlaient du mitage du territoire : un tissu mou, étrange, n’appartenant ni à la ville ni à la pastorale, une matrice pleine de trous entre lesquels on circulait.

Internet paracheva la mue en fermant les dernières écoutilles. Après les Trente Glorieuses, on aurait pu donner aux deux premières décennies du XXI° siècle le nom de Vingt Cliqueuses. Les autels de la première période pointillaient la campagne : châteaux d’eau, péages et pylônes. La seconde époque avait laissé moins de traces, se contentant de creuser le vide. Le monde se projetait sur un écran, on pouvait rester à la maison, entouré de voisins vigilants, comme le proclamaient les dispositifs de sécurité municipale. Parfois, un foyer rural organisait une tarte aux pommes avec partie de belote le dimanche, pour ramener un ersatz d’énergie dans les villages dévitalisés. Le service à la personne avait remplacé la vieille amitié et la vidéosurveillance garantissait l’ambiance.

Au commencement, les choses avaient dû être enthousiasmantes. Nos parents s’en souvenaient : le pays attendait les lendemains, les jupes raccourcissaient, les chirurgiens remportaient des succès, le Concorde rejoignait l’Amérique en deux heures et les missiles russes, finalement, ne partaient pas – la belle vie, quoi ! Les nourrissons de 1945 avaient tiré à la loterie de l’Histoire le gros lot des années prospères. Ils n’avaient pas écouté Jean Cocteau [1] lançant cette grenade à fragmentation dans son adresse à la jeunesse de l’an 2000 : Il est possible que le Progrès soit le développement d’une erreur.

[…] Pour Fernand Braudel, la France procédait d’un extravagant morcellement humain et paysager. Il tenait le pays pour une anomalie. Faire voisiner sur le même territoire (sous le même drapeau) les mangeurs de pistou et les dentellières de Cambrai relevait du miracle. Une grâce avait permis la coexistence des contraires physiques et de leur incarnation psychoculturelle : le calcaire et le granit, les phoques et les scorpions, les parpaillots et les catholiques, les petits Savoyards et les bergers landais, Maurras et Jaurès. Le destin normal de pareilles associations était la guerre civile. Deux mille ans de craquements s’étaient pourtant résorbés dans l’unité (au prix, certes, de quelques heurts). Une tentation caressait les gouvernants contemporains de choisir ce qui leur convenait dans le magasin de l’Histoire. Le droit d’inventaire, disaient-ils dans un langage de chef de rayon.

Le vieux Fabre dont je venais de quitter le pays avait inventé une expression à verser aux méditations de Braudel. Il décrivait les couches fossiles du territoire comme la pâte des morts. Nous vivions sur la compression de milliards d’animalcules digérés par le temps et dont la stratification avait composé un substrat. La France impossible était comme le calcaire : issue d’une digestion. Le lent ruminement d’idées contraires, de climats opposés, de paysages inconciliables et de gens dissemblables avait malaxé une pâte viable. Pour Braudel, là était l’identité : dans l’amalgame, ce mot superbe. Il avait nécessité des dizaines de siècles.

Sylvain Tesson. Sur les chemins noirs. Gallimard 2016

La posture du sage qui préside ne m’intéresse pas. Je la trouve obscène. Afficher une telle précaution avec le réel raconte une absence de scrupules proche de l’inconscience. C’est un cynisme qui ne se reconnaît pas. Une ruine de la pensée, sans conscience d’elle-même. L’idée de Koolhaas [architecte hollandais] sur la ville contaminée par un junkspace où, désormais, au nom du confort et du plaisir, se perd le consommateur, est rendue caduque par une pratique qui la dément car le plaisir n’est plus là. À grand renfort d’architecture éphémère, il participe à l’égarement du pigeon-client globalisé, au sens critique interdit de séjour, avec ses interventions sous la coupole des Galeries Lafayette, à Paris, ou dans les espaces de la luxueuse et très belle boutique Prada de Beverly Hills, à Los Angeles. Lorsqu’il déclare que le junkspace conquiert l’espace pour engendrer une viabilité commerciale, en parallèle d’une humanité soumise à des scénarios de plus en plus dictatoriaux, des régimes d’instructions sécuritaires, sanitaires, de plus en plus prononcés, je veux bien y souscrire, jusqu’au moment où je m’aperçois que, dans ses propres activités, le très psychanalyste Koolhaas ne tire aucune aversion des analyses qu’il signe. C’est lui-même qui propose de faire des supermarchés comme moteur d’urbanité, d’accentuer la pression commerciale au service du confort et du plaisir. Son projet pour les Halles de Paris, qui était de réaliser un grand entonnoir entre le métro et l’horizon de la ville, en était une illustration parmi d’autres. Je suis désolé, un espace commercial, junkspace ou non, n’a rien d’un espace politique. On donne au mot politique des dévoiements qui ne sont pas admissibles. Porcius Latron disait: Nul n’est bon volontairement. Vendre la cité aux logiques des marchands du temple est l’abandon de tout rêve politique. Quant à la question du plaisir, si les clients investissent les surfaces commerciales pour leur divertissement, c’est d’abord par nécessité, et secondairement, éventuellement, par habitude consumériste. Il n’y a pas de relation durable entre consumérisme et plaisir. Une mésentente sans doute liée à une question de définition. Chacun a les plaisirs qu’il peut. Mais tous n’aspirent pas à jouir de l’acquisition du dernier i-Phone. Encore un point sur lequel nos usages du vocabulaire diffèrent.

Parce qu’il a défendu concrètement les logiques des grandes surfaces, Rem Koolhaas – dans le sillage des utopies de Peter Cook et du devenir de la ville contemporaine en ville-supermarché, avec la transparence et son illusion démocratique, l’escalator en inox, l’enceinte commerciale et l’inévitable agora où rien de citoyen ne risque jamais de se passer, sinon peut-être une parodie de distribution de tracts par des étudiants en patins à roulettes aux couleurs d’une marque de soda -, n’est plus intellectuellement crédible. Promouvoir les supermarchés est une malédiction impardonnable. Je reste persuadé que les grandes surfaces sont des lieux avant-coureurs d’un racisme cognitif insidieux, où le Noir assurera la sécurité en crâne rasé ou sera attendu habillé en rasta avec un skateboard, tandis que le Blanc, costumé et cravaté, sera plutôt chétif et chauve, et la Blonde vue avec un caniche dans les bras, et le Beur avec une cagoule de rappeur. Une catégorisation des individus pensée en amont, au stade de la conception des objectifs affichés des surfaces de vente, est une gare de triage de sinistre mémoire, à la source des mécanismes de discrimination les plus odieux. C’est une vision cynique et délabrée de la société. Le Noir et le Blanc peuvent jouer d’autres partitions, ni en skate ni en costume, et la blonde n’est pas forcément une putain, même si le puritanisme en place ne laisse aucune chance à toute personne étrangère aux circuits de management de la relation clients. Ils vocifèrent il faut s’y faire, dit le poète Julien Blaine. De ce fatras, le mat est absent. Seul le brillant s’impose. Le bruit du clinquant. L’artiste Bernard Bazile avait pourtant exposé il y a bien longtemps les attendus politico-esthétiques de l’affrontement mat/brillant. Résumer l’affrontement mémoire/instantané à cette dualité est une ironie lucide de cet artiste majeur auquel rien n’échappe du bricolage culturel de l’art contemporain.

Bazile est cruel, là est sa tendresse. À sa suite, je ne partage pas cet horizon fait de cartes de fidélité alignées sur un orientalisme anglo-saxon à l’origine de la nécrose des supermarchés, des hypers, des mails et de leur dernier avatar, la supérette de proximité. Je ne souhaite pas m’y faire arnaquer. D’ailleurs, contrairement à ce que l’on imagine, les prix y sont plus élevés, à l’image des prétentions croissantes de la consommation. Au lieu de prendre le nécessaire, le caddie se remplit de produits qui n’auraient jamais été achetés si les courses avaient été faites chez le commerçant du coin. Encore faut-il qu’il ait survécu aux grandes surfaces, le commerçant du coin. Et le frigo est plein de bocaux dépressifs. Les théories d’urbanisme vont dans ce sens, avec Archigram en prêtre majeur et Koolhaas dans le rôle de l’enfant de chœur. Même dans la cathédrale de Strasbourg, le merchandising est présent. Pour les urbanistes et développeurs, la parole d’un HEC a plus de valeur que celle d’un charpentier ou d’un maçon, c’est cela le nouveau réel. Là aussi, il y a perte de mémoire du travail. Ce ne sont pas les emballages en cellophane qui vont nous apprendre à reconnaître la qualité d’une viande, le savoir-faire de sélection et de découpe d’un boucher.

[…] Le renouvellement urbain est une marâtre sourdingue aux notions de réhabilitation, le b.a.-ba du sauvetage patrimonial. Il préfère occuper l’espace avec des ronds-points et des glissières de sécurité. La sémantique du mot terroriste peut également s’appliquer à l’État. Depuis quelques décennies, il y a bien eu explosion – d’échangeurs, de bretelles, de rocades. Une marée noire de goudron qui s’est abattue sur la France. En même temps que la pousse de zones pavillonnaires et commerciales, comparables au chiendent avalant au passage campagnes et cultures, l’hyperlogique des supermarchés a imposé sa loi : Moi, annonceur poids lourd, Attila du petit commerce, colossale fortune privée soutenue par les banques, je finance un terrain de basket, à toi, petit maire, tandis que j’installe mes sbires à la caisse, en embuscade de la zone de flux, dans un bel ensemble de tôle échappant à toutes contraintes réglementaires architecturales, panneaux publicitaires inclus. Je laisse le soin aux poètes et aux survivants de célébrer l’art de vivre des restes de la bourgade, car je suis aussi un ami des Arts et des Lettres. Désormais, toutes les villes sont étranglées par une ceinture de hangars à rez-de-chaussée consommant du terrain agricole où l’on se fait braquer sa paye, de parking en parking, des chaussures au pantalon de jogging, du nain de jardin au matériel informatique, faute d’alternatives, mortes étouffées entre temps par ce nouvel art de vivre. Ce constat, fruit d’une mondialisation que rien n’arrête, n’a rien de nouveau, mais rien de nouveau n’est venu l’enrayer. Ni de la part des acteurs de l’économie ni du côté de ceux de la politique, tous d’accord pour soutenir les valeurs de la République, bien entendu non négociables, pourvu que l’on ferme les yeux sur les modestes entorses faites par chacun au gré des intérêts et des carrières. Après ces passages en machine, la République ressemble plus à une vieille serpillière bonne pour le tapin qu’à une institution respectée. Affolée par ces réalités difficiles à nier, la puissance publique chargée de l’urbanisme, jamais à court de bonnes idées quand il s’agit de conforter ses prérogatives, accomplit alors avec zèle ses devoirs, indispensables à la survie du territoire existentiel qui lui sert de carpette pour se coucher. La dérive à vue des plans locaux d’urbanisme (PLU) et les toquades architecturales des conseils généraux en attestent. Pour juger de la pertinence de leurs interventions, rien de mieux que prendre le temps de faire défiler en famille les réalisations décoratives des divers ronds-points du pays. Le kitsch, tel un virus mutant, le dispute à la fantaisie régionale. Ce serait à pleurer de rire si cette misère organisée ne contribuait pas au silence coupable de l’intelligence collective, à un égarement généralisé. Au bout du tunnel, une perte des repères qui engendre le plus naturellement du monde une véritable schizophrénie de la réglementation. En quelques centaines de milliers de ronds-points, nous sommes passés d’une ville européenne dix-neuviémiste magnifique – Paris, Marseille, la rue, les commerces -, au mitage du pays sous la férule de petits chefs. Cette réalité n’est pas urbanisation anarchique mais le fruit de l’urbanisation planifiée par notre démocratie. Le rond point est la révélation mystique du fonctionnaire territorial en charge des routes à qui Dieu aura soufflé à l’oreille les consignes sécuritaires. Parfois les ronds points s’enchaînent jusqu’à devenir des anneaux olympiques.

Rudy Ricciotti. L’architecture est un sport de combat. Textuel 2013

22 05 1960 

Au Chili, tremblement de terre de 9,5° sur l’échelle de Richter, qui entraîne des éruptions volcaniques et un raz de marée sur Santiago et Concepcion : 5 000 morts… l’alerte a été donnée à Hawaï avec dix heures d’avance, et malgré tout, il y fera 61 morts.

05 1960

Des élections nationales au Congo viennent confirmer la répartition ethnique du pays, à cela près que le parti ayant obtenu le plus de voix est celui de Patrice Lumumba, le moins fédéraliste des candidats. Trois hommes émergent de ces élections : Kasavubu qui contrôle l’ouest du pays, Lumumba, le nord-est et le centre, Tshombe l’extrême sud. Mobutu est encore dans l’ombre de Lumumba. La composition du gouvernement ne reflétera pas le résultat des élections puisque c’est Kasavubu qui devient président et Lumumba premier ministre, Tshombé n’obtenant qu’un simple ministère. Le gouvernement est composé aux ¾ d’hommes de moins de 35 ans. Le plus jeune a 26 ans, le plus vieux 59.

Le premier gouvernement du Congo héritait de la Belgique un pays doté d’une infrastructure bien développée : plus de 14 000 km de voies ferrées, plus de 140 000 km de routes et de rues, plus de 40 aéroports ou aérodromes et plus de cent centrales hydroélectriques et à vapeur, numéro un mondial du diamant industriel, numéro trois mondial du cuivre, 300 hôpitaux pour les autochtones, des centres médicaux et des maternités, un taux élevé d’alphabétisation. Une armée auréolée de ses succès durant les deux dernières guerres mondiales ;  mais, mais …  

Les Congolais ont souffert plus du manque de sincère sympathie, de considération et d’amour de la part des colonisateurs que de l’absence d’écoles, de routes et d’usines, dira Thomas Kanza, tout jeune ministre.

En outre, à quoi bon disposer d’un pays entièrement équipé si personne n’en maîtrisait le mode d’emploi ? Le jour de l’indépendance, le pays comptait seize diplômés de l’université. Certes des centaines d’infirmières et d’employés de l’administration avaient bénéficié d’une bonne formation, mais la Force publique n’avait pas un seul  officier noir. Il n’y avait qu’un seul médecin indigène, pas un seul ingénieur, pas un seul juriste, agronome ou économiste.

La Belgique n’avait pas l’expérience de la colonisation, encore moins de la décolonisation.

Pourquoi fallait-il que tout se passe si vite ? Si seulement ils avaient attendu cinq ans, le premier lot d’officiers congolais aurait fini ses études. Il n’y aurait alors pas eu de mutinerie dans l’armée. De 1955 à 1960, le pouvoir colonial chercha fébrilement à mettre en œuvre des réformes qui lui permettent de faire face à la grande agitation sociale, mais ces mesures se révélèrent insuffisantes et tardives. La décolonisation fut par conséquent une véritable fuite en avant que personne ne maîtrisait. En ne cédant que tard aux exigences compréhensives d’une élite frustrée, Bruxelles déchaîna des forces qui dépassaient très largement ses capacités à gérer la situation. Cela valait aussi cependant pour la jeune élite qui avait non seulement pointé du doigt et canalisé le mécontentement social des classes inférieures, mais l’avait aussi dramatisé et amplifié jusqu’à ce qu’il atteigne des proportions face auxquelles elle ne savait elle-même plus quoi faire. La chronologie des événements fit ressortir un paradoxe que l’on pouvait tout au plus constater, mais pas résoudre : le décolonisation commençait bien trop tard, l’indépendance arrivait bien trop tôt. L’émancipation accélérée du Congo fut une tragédie déguisée en comédie dont la fin ne pouvait être que désastreuse.

David van Reybrouck. Congo Actes Sud 2012

6 06 1960       

Le conflit algérien

C’est avec gêne que j’ai abordé l’armée au cours d’un voyage d’information récemment entrepris pour mon compte personnel en Algérie. Les uniformes dans les villes et les campagnes, les automitrailleuses sur les routes, la présence d’une force qui se tient bien et assure avec flegme et autorité le contrôle absolu du pays, finissent par angoisser. La Méditerranée franchie, on plonge dans ce qu’on appelle là-bas, avec une pudeur mêlée de honte, les événements, et l’on essaie en vain de dominer la tristesse où baigne cette nouvelle guerre de Cent Ans.

La position que j’ai exposée en 1955 dans l’Express, et qui eut un amer retentissement, n’était pas pour faciliter mes rapports avec les officiers. Au vrai il n’en fut jamais question, mais le titre de mon article : Mes camarades, je ne vous envie pas… demeura toujours entre nous comme un champ de mines. Autant dire que mes premiers contacts avec les états-majors furent plutôt frais. Mes interlocuteurs restaient sur la défensive, et la question qu’on me posa et se posa sur mes intentions se chargea parfois d’une hostilité à peine déguisée.

Qu’étais-je venu voir ? L’armée. Que voulais-je savoir ? Ce qu’elle faisait, comment elle vivait, ce qu’elle pensait. Soyons net. Sans l’intervention du cabinet de la présidence de la République, mes recherches eussent été interdites et mes impressions faussées. On répliquera peut-être que je n’en ai pas moins été trompé et téléguidé. Je suis convaincu du contraire.

D’abord parce que le choix des lieux et des interlocuteurs n’a tenu qu’à moi : je suis allé et j’ai vu qui j’ai voulu ; ensuite parce qu’au bout d’un temps plus ou moins long s’est établi entre les officiers et moi un commerce reposant sur une tradition d’honneur, dont tout mensonge était exclu. Peut-être s’agit-il là, pour l’ensemble de la nation, d’un concept dépassé. Pas pour l’armée. Enfin parce que j’aime soulever les problèmes les plus graves et que, loin de les écarter ou de les éluder, on les a étudiés longuement avec moi.

Au cours des dix premiers jours de mon voyage j’avais pu, clandestinement ou presque, enquêter chez les musulmans sur les méthodes de guerre et de pacification. Je crois pouvoir affirmer que les meurtres arbitraires et les corvées de bois ne peuvent plus être mis au compte de l’armée. L’armée semble à présent résolue à se tenir hors de toute équivoque. Mais, bien qu’elle éprouve de la répulsion à son égard, l’organisation D.O.P. lui échappe. Le regret que j’éprouve pour ma part est que l’armée la tolère. Sans doute faut-il, pour voir disparaître cette pourriture, attendre que certains colonels qui ont vécu les événements de près soient promus au grade supérieur.

Dès mes premiers contacts avec elle il m’a semblé que l’armée souffrait d’un complexe d’accusé. Les campagnes de presse menées en France ces années dernières sur son comportement à l’égard des populations ont donné de la rancœur aux officiers dont les mains étaient pures, et un malaise à ceux qui se savaient coupables. Extrêmement attentive à tout ce qui vient de la métropole, l’armée demeure un grand corps qui souffre dès que le moindre de ses membres est atteint. Son inquiétude presque chronique à l’égard de tout ce qui peut s’apparenter au monde intellectuel de gauche la laisse repliée sur soi, car l’appui de la droite lui semble trop intéressé pour qu’elle ne reste pas sur ses gardes. Les questions qu’elle se pose sur l’opinion française dénotent une sensibilité très vive. Se demandant comment on peut encore la charger de méfaits qu’elle ne commet pas, elle ignore même pourquoi on la craint.

Désemparée un instant par la désaffection manifeste du pays à l’égard de la guerre d’Algérie, aspirée, il y a deux ans, par la tentation de suppléer au pouvoir et de prendre en main le destin de la nation, séduite par la générosité apparente de l’intégration qui lui parut concrétiser l’union idéale des deux communautés ennemies, puis déconcertée par le désaveu de cette formule à l’échelon le plus élevé de l’État, éprouvée par le souvenir de l’Indochine et craignant d’être trahie à l’intérieur dans son combat avec le F.L.N., elle a connu des déchirements qui l’ont conduite en pleine confusion. Déçue par la communauté européenne d’Algérie, blessée par les colons, elle s’est tournée vers la communauté musulmane dans le but évident et un peu pathétique de s’en faire aimer. En janvier dernier le spectre de la sécession l’a épouvantée et un instinct de salut et de survie a tout à coup fait prendre, comme un bloc de béton, son unité.

Que les hommes qui fondent sur l’armée des rêves de divisions politiques ou de coups d’État perdent donc toute illusion. Jamais chef d’État n’a eu plus d’autorité et inspiré plus de respect et de confiance que le général de Gaulle. Les remous provoqués par la mesure disciplinaire qu’a constituée l’éloignement du général Massu sont aujourd’hui apaisés. L’armée obéira aveuglément au président de la République et lui obéirait même s’il lui imposait la solution du problème algérien la plus contraire à ses vœux ; mais l’armée pense qu’elle casserait alors comme une poutre maîtresse surchargée, et c’est pourquoi elle croit que cette solution ne lui sera pas ordonnée.

Quelle idée se fait l’armée du problème algérien ? Je ne crois pas commettre d’erreur en la résumant ainsi :

Sur le plan militaire, le F.L.N. est réduit à la condition de gibier. Les grandes opérations de l’an dernier ont dégagé de vastes régions où ses unités régulières pouvaient autrefois vivre et se déplacer à l’aise. Désormais regroupée dans quelques bastions montagneux, contrainte, sauf rares exceptions, à ne mener la guérilla que par petits groupes d’une dizaine d’hommes, l’A.L.N. a perdu presque toute liberté d’action en dehors de la pose des mines pendant la nuit (un succès par mois et par secteur). Une jeep et une automitrailleuse peuvent à présent sillonner des zones où il n’était pas possible de s’aventurer, il y a dix-huit mois, sans l’appui de feu d’une compagnie ou d’un bataillon.

Sur les frontières le F.L.N. est bloqué. Quelques isolés parviennent encore à franchir les barrages, à échapper aux tirs de concentration, à la course des escadrons motorisés ou au verrouillage des régiments de parachutistes. Aucune de ses unités constituées ne peut se lancer à l’assaut des réseaux électriques sans perdre, dans les pièges et les champs de mines ou du fait de la manœuvre de l’armée, une proportion considérable de son effectif. Pourchassé à l’intérieur du pays, forcé de se limiter à des embuscades ou à des actes de terrorisme et de changer chaque nuit de refuge, maîtrisé à l’extérieur où il ne peut se livrer qu’à des tirs de harcèlement, le F.L.N, qui ne reçoit aucun ravitaillement par mer, voit son action militaire diminuer chaque semaine. Dans toute l’Algérie, même en avant du premier barrage, j’ai vu les terres cultivées, la récolte en céréales en train de mûrir et, dans les plaines, les vignobles sulfatés comme en temps de paix. Pendant les trois nuits que j’ai passées dans un poste de Grande-Kabylie je n’ai pas entendu un coup de feu. Le F.L.N. non plus ne pouvait me donner de son combat une image préfabriquée. A l’opposé de la guerre d’Indochine, où le Vietminh tenait en échec ou surclassait le corps expéditionnaire pendant la nuit, la guerre d’Algérie consacre la prédominance incontestable-de l’armée sur le F.L.N. en tout ce qui concerne la bataille.

Sur le plan social l’armée envisage résolument l’avenir. Avec des fortunes diverses dues à la personne des chefs de corps et des officiers S.A.S. elle s’efforce de garder les agglomérations à l’abri des incursions des groupes rebelles, d’étendre l’esprit d’apaisement, d’entreprendre la construction ou d’assurer le bon fonctionnement des écoles et de répartir les secours aux populations. Elle étudie un projet de réforme agraire qui attribuerait à des collectivités musulmanes, dotées d’outillages puissants et de conseillers techniques, les terres dont beaucoup de colons seraient expropriés. Ainsi serait accru le niveau de vie des paysans et le rendement des exploitations.

L’armée souhaite la disparition totale de tout ce qui pourrait rappeler le régime colonial, les discriminations raciales et les inégalités de salaires. Attachée à une œuvre gigantesque et à un idéal dont les principes s’inspirent, chez beaucoup d’officiers, de l’éthique de Camus, elle souhaite transformer le pays, établir une justice sociale, favoriser la naissance d’une masse paysanne et prolétarienne consciente de ses droits. Les leviers de l’administration et du gouvernement seraient ensuite et progressivement remis à l’organisme qui serait alors constitué. En un mot l’armée voudrait que de ses sacrifices et de ses morts surgisse une véritable révolution (le mot a été employé plusieurs fois devant moi) dans les esprits et dans les cœurs, et dont la France serait l’initiatrice et le garant.

Sur le plan politique il ne m’a pas semblé que l’armée caressait beaucoup d’illusions sur l’avenir algérien. Elle sait que tôt ou tard l’Algérie obtiendra son indépendance. Loin de s’opposer à ce qu’elle considère comme une évolution fatale et logique, elle consent même à en sauvegarder la bonne marche pour la préserver des convulsions sanglantes et lui assurer l’ordre et la paix. Elle souhaite que la future république entre dans la Communauté et reste liée à la France par beaucoup d’intérêts temporels et spirituels. Le F.L.N. exige-t-il autre chose ? Je ne crois pas. Mais l’armée souhaite ardemment que le F.L.N. reste à l’extérieur du territoire et ne revienne pas exploiter en Algérie une victoire militaire qu’il n’obtiendra jamais, et elle risquerait de s’opposer à ce que ses leaders et ses terroristes puissent mener librement leur propagande électorale, dans la crainte qu’ils ne plongent le pays dans la folie des règlements de comptes. En revanche elle admet que les nationalistes qui demeurent à l’intérieur défendent leur doctrine et participent à la campagne de l’autodétermination.

Pour l’armée le F.L.N. est donc l’ennemi désigné, reconnu et en voie d’être vaincu. Elle est sûre de l’amener à l’impuissance militaire et il ne viendrait à personne l’idée de discuter la valeur de l’ensemble impressionnant de moyens, d’énergies et de valeurs que constituent sur les plans tactique et stratégique les barrages édifiés aux frontières. Cette réalité doit compter, avec son propre poids, dans les données du problème, afin de l’éclairer et de nous aider à le résoudre. (A suivre.)

Jules Roy. Le Monde du 6 juin 1960

 Les deux notes qui suivent sont du journal Le Monde(1) Signalons que dans cet article, paru le 24 septembre 1955, M. Jules Roy rappelait que, parti pour l’Indochine comme volontaire, il s’était abstenu de participer à une guerre vite jugée imbécile dans ses causes. S’agissant du conflit algérien, il notait que l’armée avait abandonné sa mission première de défense du territoire pour se consacrer au maintien de l’ordre public. Au nombre des raisons qui avaient poussé les musulmans contre nous jusque dans l’abomination il citait la misère, le désespoir, l’injustice sociale, le fanatisme et la sottise, les consignes de la Ligue arabe, mais aussi le mépris où nous les avons tenus, notre ingratitude et notre prétention d’appartenir à une race supérieure à la leur.

Après avoir écrit : De nos Jours la force ne résout rien, et encore : L’Algérie française est un mythe parce qu’il y existe encore une trop grande disproportion entre le niveau de vie des Français et des musulmans, l’auteur concluait en ces termes : Aujourd’hui, pour combattre en faveur d’une cause, il faut savoir d’abord si elle est juste ou si elle vaut la peine de mourir pour elle. S’il m’est souvent arrivé de vous jalouser, mes camarades, cette fois encore je ne vous envie pas.

(2) Plusieurs interprétations ont été données du sigle D.O.P. : Dispositif opérationnel de protection, Détachement opérationnel de police, Défense, Organisation, Population. En tout état de cause ces initiales désignent une organisation policière mi-civile, mi-militaire, dont la direction était encore assurée à Alger, à une époque récente, par le colonel Simonneau. Elle se spécialise dans l’exploitation approfondie, par des moyens qui lui sont propres et hors du contrôle du commandement, local, de certains renseignements.

Officiellement le D.O.P [3]  a été dissous depuis plusieurs mois. L’organisation n’en poursuit pas moins son activité sous le couvert de nouveaux noms.

9 06 1960 

L’esprit de révolte

J’ai essayé de transcrire sans les commenter et aussi fidèlement qu’il est possible l’opinion et le sentiment de l’armée tels qu’ils ressortent des longues conversations que j’ai eues avec beaucoup d’officiers de fonctions et de rangs très divers entre Alger et la frontière tunisienne. Il reste à mesurer la force de cette position venant d’un corps où les hommes nouveaux ont fait leur apparition, gagné peu à peu les commandements, imposé leur foi et médité sur le destin de la Communauté, où l’Algérie doit avoir une place à part.

Le 13 mai est enterré, les colonels obéissent à l’État et sont obéis par les capitaines, les généraux douteux ont été éliminés. La collusion longtemps exploitée par les ultras a fait place à une franche hostilité de l’armée pour les ultras Le corps des parachutistes ne constitue pas une exception à cette règle. Nous sommes tous des parachutistes, m’a dit un officier de hussards, et les parachutistes pensent comme nous. Quant au droit de suite, les capitaines qui seraient tentés d’en abuser sont rappelés à l’ordre par leurs chefs de bataillon. L’impassibilité sous les coups de l’adversaire a toujours fait partie de la règle du jeu. Proches de celles où l’on reçoit les coups sans pouvoir les rendre, il est des zones où l’on prend sa revanche en en portant d’autres auxquels l’adversaire ne s’attend pas. J’ajouterai enfin que la somme de pureté et de désintéressement que représente l’armée que j’ai vue impose le respect et l’admiration. Dans cet esprit il sera peut-être permis d’entamer une discussion.

Ne craignez-vous pas, ai-je demandé à un commandant de secteur, que l’asphyxie du F.L.N. que vous cherchez à provoquer ne conduise à prolonger la guerre de deux ou trois ans, que la misère de la communauté musulmane ne s’en accroisse, que le F.L.N. ne s’ingénie à provoquer des complications internationales et qu’une partie du monde qui nous appuie pour le moment ne soit conduite à nous désapprouver ? Enfin ne croyez-vous pas que la France perdra beaucoup moins dans toute l’Afrique du Nord par la paix que par la guerre ?

Tous les cadres accepteront de revenir une fois de plus en Algérie si cela est nécessaire, m’a-t-il été répondu. En ce qui concerne les complications internationales et nos chances en Afrique du Nord, je sais que nous courons ce risque, et c’est pourquoi nous ne sommes pas opposés à une fin honorable des hostilités. Cela ne dépend pas de nous.

L’armée nourrit une illusion quand elle croit rallier à elle la majorité de la population musulmane. Peut-être faut-il un œil très exercé pour ne pas se laisser duper par les déclarations trop empressées, d’un certain loyalisme. Les villages qui réservent à l’armée l’accueil le plus chaleureux sont souvent les mêmes qui apportent l’aide la plus efficace au F.L.N. L’enquête que j’ai menée dans tous les milieux, hors de l’appui des autorités locales, loin des services d’information et grâce aux amitiés que j’ai pu garder ou susciter chez les Algériens des deux communautés, m’a laissé peu de doutes à ce sujet. Je suis persuadé, et le résultat des élections cantonales n’y changera rien, que 80 % de la population musulmane considèrent, soit ouvertement avec tous les risques que cela comporte pour eux, soit au fond d’eux-mêmes, que le F.L.N. représente le seul interlocuteur capable de conduire des négociations avec la France et de prendre des engagements à son égard, le seul pouvoir qui ait une autorité sur ses cadres et sur ses troupes, la seule autorité musulmane qui puisse conduire le peuple algérien vers un destin qui ne soit pas discuté. Le jugement qu’on m’a donné à la chambre d’agriculture d’Algérie sur l’opinion musulmane ne s’écarte pas de celui-ci si l’on sait interpréter les chiffres auxquels se sont ralliés les colons : 20 % pour la France, 20 % pour la France avec prudence, 40 % d’indécis. 20 % contre la France. J’ai rencontré quelques-uns des musulmans qui s’affichent pour nous : ils ne doutent pas que les 60 % de la masse prudente et indécise doivent être traduits par un attachement au F.L.N. avec une hostilité plus ou moins marquée à notre égard. Le refus de tenir compte de cette autre réalité pourrait conduire à des erreurs graves.

Pourquoi d’autre part quand il s’agit de la guerre d’Algérie l’esprit de révolte serait-il brisé par la force des armes, si imposante et respectable fût-elle ? Pourquoi le peuple algérien serait-il le seul peuple du monde à ne pas remporter la victoire morale qu’il mérite sur le cadavre du colonialisme ? Je veux bien prendre acte que le colonialisme est mort ou à l’agonie (car j’ai visité certaines campagnes où le colon, européen ou musulman, sévit encore) et qu’en tout cas l’armée le détruira. Mais qui oserait affirmer que c’est moins à la rébellion qu’aux réformes politiques françaises que cette victoire est due ? Qui ne regretterait que, méprisant tous les avertissements des intellectuels, la source de la rébellion n’ait pas été tarie d’emblée par la table ronde à laquelle pensait Albert Camus en 1955 ou par le plan révolutionnaire de l’armée cinq ans plus tard, disons un demi-siècle ? Pourquoi cette table ronde ne rassemblerait-elle pas maintenant les interlocuteurs possibles qui se trouvent de part et d’autre des frontières ? Parce que le F.L.N. est l’ennemi ? Avec qui traite-t-on dans les guerres, sinon avec l’ennemi ? Ou alors nous serions toujours en guerre avec l’Angleterre, et l’Allemagne de l’Ouest ne serait pas entrée à l’O.T.A.N. Un faux règlement avec des membres musulmans du Parlement français ne satisfera jamais les aspirations populaires et ne mettra jamais un terme au conflit.

On ne saurait non plus garder cette autre illusion d’écraser le terrorisme tant que le F.L.N. n’ordonnera pas aux meurtriers d’arrêter. J’entends bien qu’il s’agit là d’une arme abominable dirigée plus contre les innocents que contre les coupables, et que je réprouve plus que jamais. Mais il s’agit aussi d’une arme de pauvres et de vaincus, qui fournit, dans la haine et l’injustice, de bons arguments aux mauvais défenseurs de la justice. Redisons une fois de plus que c’est la cause du terrorisme qu’il faut détruire, c’est-à-dire le désespoir, et qu’il faudra exiger du F.L.N. la fin du terrorisme le jour où l’espoir renaîtra.

Au bout du long voyage dans la nuit que je viens d’accomplir, je me demande avec angoisse quel est le mécanisme qui empêche de faire une paix que tout le monde appelle. Je sais aussi que la guerre ne cessera pas tant que l’armée n’acceptera pas de considérer le F.L.N. comme un mouvement capable lui aussi de travailler à une reconstruction en commun. Pour l’instant il faut reconnaître que le F.L.N. a su mobiliser contre lui des moyens démesurés par rapport à ses propres moyens d’action militaire, et je pèse bien l’argument suprême de l’armée : elle se fait fort d’en finir avec lui par asphyxie. Mais les guerres civiles, comme les guerres révolutionnaires, ne se gagnent pas seulement par les canons, les mitrailleuses et les internements. Tant que les esprits ne sont pas désarmés il n’est pas de victoire plus incertaine que celle qui s’établit provisoirement sur l’écrasement du plus faible. Même si le F.L.N. ne pouvait plus passer un homme ou une arme par les frontières, je pense que rien ne l’empêchera jamais, avec l’aide des ennemis que nous nous sommes faits et peut-être même avec celle de quelques-uns de nos amis, de demeurer le chef d’un refus permanent, la seule autorité populaire véritable, et qu’on le veuille ou non une plaie ouverte dans la conscience de l’Algérie.

L’armée reconnaît volontiers que la rébellion, c’est-à-dire le F.L.N., fut provoquée par un réflexe honorable de dignité blessée. Pourquoi refuserait-elle, contrairement à toute logique, de conserver à cette blessure qui n’est pas guérie sa dignité ? Pourquoi écarterait-elle des négociations pour la paix les hommes qui ont eu le courage de prendre les armes contre ceux avec qui l’armée ne veut plus rien avoir de commun ? Et puisque le F.L.N. est l’ennemi juré de l’armée, je demande avec qui on finit les guerres sinon avec l’ennemi. La grande crainte de l’armée sera, de voir le F.L.N. replonger, à la paix, l’Algérie dans un bain de sang. Je souscrirais à cette crainte si je n’avais reçu à Tunis des assurances sur les raisons qu’a le F.L.N de s’engager à faire passer l’intérêt supérieur d’un accord vers la paix et vers une association étroite avec la France avant le risque d’un désordre qui pourrait tout remettre en question.

Si étrange que cela paraisse, l’armée française et le F.L.N. se battent désormais pour la même cause : rendre au peuple algérien une liberté et une dignité que le colonialisme lui refusa après lui en avoir donné conscience. Un colonel est même allé plus loin et m’a dit :

Faites-moi l’honneur de croire que nous ne nous battons pour aucun intérêt matériel, même pas pour le pétrole. Mais, tant qu’ils resteront des adversaires irréductibles, l’armée et le F.L.N. feront leur guerre et voudront aussi leur paix. Pourtant toutes les guerres ont une fin, et si l’on souhaite que le sang n’ait pas été répandu seulement pour le malheur des hommes et que la paix serve aux survivants, il faut travailler à la réconciliation et à un avenir commun. Quand il s’agit d’hommes nés sur la même terre et unis plus qu’ils ne le pensent dans l’amour qu’ils ont pour elle et pour le ciel qui les recouvre, avec qui d’autre que le frère ennemi pourrait-on travailler pour l’établissement d’une vraie patrie ? Il me semble que la plus grande victoire que remportera l’armée et celle qui aura les plus sûrs prolongements repose là. Mais il est certain que ce n’est pas dans l’atmosphère empoisonnée d’Alger qu’on peut découvre l’Algérie et le drame dont elle souffre, comme ce n’est pas d’Alger qu’un délégué général peut commander librement.

À chercher la vérité à travers l’inquiétude, la peur, la misère, le courage et la mort, je sais que le problème algérien est un de ceux qu’on résout en les tranchant. Je sais aussi que l’espoir n’a pas encore abandonné un pays suspendu aux paroles et aux décisions d’un homme qui peut tout sauver s’il se montre aussi grand et aussi généreux que nous croyons qu’il est.

Jules Roy. Le Monde du 9 juin 1960

10 06 1960     

Mohammed Zamoum, -alias Si Salah, commandant de la Wilaya IV, Si Mohamed, son adjoint militaire, le boucher de l’Ouarsenis [430 suspects ont été égorgés lors de la dernière purge] et Si Lakhdar Bouchema, son adjoint politique, sont reçus à la nuit tombante à l’Élysée. Le président se trouve avec Bernard Tricot et le colonel Mathon, du cabinet militaire du premier ministre. Mais l’aide de camp du président, Gaston de Bonneval, veille derrière une porte, pistolet en main, tout comme le général Nicot, chef du cabinet militaire de Matignon… au cas où… Selon le général Challe, le commandant Si Salah pèse trois quarts de l’armée intérieure. Il demande que l’on prenne les dispositions pour qu’il puisse librement circuler en Algérie : il souhaite rallier à ses vues la wilaya III de Kabylie. Il va disparaître sur le chemin du retour de Kabylie, à l’initiative de l’un de ses adjoints, lesquels seront à leur tour tués. Les chefs de la résistance intérieure ont peut-être uniquement servi d’appât pour le GPRA, c’est à dire le FLN de Tunis… peut-être la résistance extérieure a-t-elle parue à de Gaulle plus légitime que celle de l’intérieure… on ne se débarrasse pas facilement des schémas du passé : de Gaulle à Londres, très politique, fiable, face à une résistance intérieure, vaillante mais brouillonne.

Si Salah a le physique longiligne d’Amirouche, la même vivacité d’esprit et la même autorité naturelle. En froid avec ses supérieurs hiérarchiques du FLN, des révolutionnaires de palace qui ne lui fournissent plus de matériel de guerre depuis plusieurs mois, ce nationaliste inflexible croit à la sincérité du président français et leur dit, dans des messages interceptés par l’armée française qu’il est prêt à signer la paix des braves proposée par la France l’année précédente.

Le FLN est en mauvaise posture. Pas seulement à cause des opérations de nettoyage de l’armée française, mais aussi parce que le rumeurs propagées par ses services d’action psychologique minent de l’intérieur le mouvement nationaliste. C’est la technique de la bleuite mise au point par un maître espion, ancien membre des SAS britanniques pendant la Seconde Guerre mondiale, le commandant Paul-Alain Léger. Elle consiste à relâcher les combattants après leur avoir fait croire que leurs chefs travaillent pour la France.

Sitôt libérés, ils répandent le virus de la suspicion dans les maquis où se succèdent des purges effroyables : quatre mile combattants au moins seraient morts de la bleuite pendant la guerre d’Algérie. De toutes les wilayas, la IV° reste néanmoins celle qui a le mieux résisté aux offensives de toutes sortes de l’armée française. Si la France entrait en négociation avec Si salah et ses lieutenants, elle porterait un rude coup aux apparatchiks de l’indépendance, qui squattent les grands hôtels de Tunis et avec lesquels il est si difficiel de dialoguer.

Franz-Olivier Giesbert Le sursaut. Histoire intime de la V° république Gallimard 2021

20 06 1960 

Le Sénégal et le Soudan français fusionnent pour accéder à l’indépendance sous le nom de Fédération du Mali, cherchant a promouvoir l’existence d’ensembles formant une fédération, contrairement aux choix de Félix Houphouët-Boigny partisan d’indépendances plus calquées sur l’ancien régime colonial. Cette fédération du Mali durera ce que durent les roses : le Sénégal proclame unilatéralement son indépendance le 5 septembre suivant, Mamadou Dia cédant le pouvoir à Léopold Sédar Senghor. Le Soudan proclamera son indépendance le 22 septembre, conservant le nom de Mali.

21 06 1960     

De Gaulle voit Beuve Méry : ce sera leur dernière rencontre. Depuis son retour aux affaires, les rapports des deux hommes se sont détériorés : deux orgueils aux origines sociales différentes s’affrontaient, qui se ressemblaient trop pour ne pas se détester. Ils parlent bien sur de l’Algérie, et lorsque Beuve Méry s’apprête à prendre congé, de Gaulle lui lance sa dernière pique : Et puis, vous êtes comme Méphisto… Mais oui, rappelez-vous, quand Méphisto dit à Faust : Ich bin der Geist, der stets verneint – Je suis l’esprit qui toujours nie -. Déstabilisé, Beuve Méry s’était repris : vous savez bien que ce n’est pas vrai, mon général… Je n’ai pas toujours dit non. Pour de Gaulle, c’était une façon de mettre de beaux habits à la flèche qu’il lui avait déjà adressée, mais qui sentait un peu son corps de garde, en nommant le patron du Monde : Monsieur Faut qu’ça rate. Plus rustique, la pique n’en était que plus efficace : en plein dans le mille, de Gaulle ne l’avait pas raté.

Il n’est que de voir une photo de Beuve Mery entouré de son aréopage lors de la conférence de rédaction – la grand messe quotidienne -, mais, contrairement aux grand messes, on reste debout tout le temps que dure la conférence, pour réaliser à quel point ils ressemblent aux pères fondateurs des États-Unis, avec cet air de puritain donneur de leçon, constipé, dur à jouir, ayant en horreur la rigolade et le simple bon sens,  les parfaits pisse-froid, tout cela au nom de la rigueur et des obligations de l’exercice de la critique. Plus sérieux que ça, tu meurs. Cinquante ans plus tard, Le Monde aura changé à plusieurs reprises d’actionnaires, mais sera toujours  faut qu’ça rate, juste pisse-un-peu-moins-froid, ne prenant pour s’exonérer que le crayon souvent féroce, parfois laborieux de Plantu. Le catastrophisme banalisé deviendra la marque première des titres quand se sera installé le divorce schizophrénique entre les auteurs des titres et les auteurs des articles, les premiers s’éloignant de plus en plus du contenu des articles, jusqu’à dire tout simplement le contraire du contenu de l’article… racolage, démagogie ? nul ne s’en expliquera jamais vraiment. À ne lire que les titres de politique intérieure de l’année 2014, on ne comprend vraiment pas comment François Hollande peut encore être à l’Élysée. On ne lit que des histoires d’impasse, au bord du gouffre, marge de manœuvre nulle, impopularité record etc etc ….

23 06 1960 

Henri Giraud pose son Piper Choucas au sommet du Mont-Blanc

Air Alpes Aviation de Montagne et Régionale: 2016

25 au 29 06 1960               

De Gaulle reçoit à la préfecture de Melun une délégation du GPRA, mais la négociation achoppe sur le contenu du cessez-le-feu. Faute d’accord sur la remise des armes et la destination des combattants, de Gaulle renvoie la délégation à Tunis.

27 06 1960

Le Parlement belge, avec l’accord du gouvernement congolais, dissout le Comité Spécial du Katanga, ce qui fait perdre au nouvel État le contrôle de l’Union minière, moteur de l’économie nationale, en restant actionnaire certes, mais minoritaire.

30 06 1960   

Le Congo ex-belge fête son indépendance : le roi Baudouin est à Léopoldville, – aujourd’hui Kinshasa – ; il vient de faire un discours à la Chambre des représentants où il est allé jusqu’à faire l’éloge de son prédécesseur Léopold II, dont le Congo resta la propriété personnelle de 1884 à 1908. Les discours sont retransmis à l’extérieur, où il y a foule et à la radio. Le président Kasa Vubu prend sa suite avec un discours pour le moins consensuel pour ne pas dire vassal. Patrice Lumumba est premier ministre : il prend la parole quand cela n’était pas prévu par le protocole. [le texte se trouve dans la rubrique discours de ce site.]

Le discours de Lumumba contenait un regard tourné plutôt vers le passé que vers l’avenir, plus de colère que d’espoir, plus de rancune que de magnanimité, et donc reflétant plus l’esprit d’un rebelle que celui d’un homme d’État.

David van Reybrouck. Congo, une histoire. Actes Sud 2012

Le roi Baudouin pas plus que le président Kasavubu n’avaient eu le texte avant que Lumumba ne le lise. Il fallut tout le pouvoir de persuasion du premier ministre belge Eyskens pour que le roi renonce à son désir de quitter sur le champ le pays.

J’étais dans la salle et j’étais stupéfait. Lumumba se comportait comme un démagogue. J’étais membre du MNC [le parti de Lumumba], mais notre campagne n’avait pas porté sur ce qu’il disait. Quelques députés ont applaudi, pas moi. Je me suis dit : il commet un suicide politique.

Mario Cardoso. Il avait représenté Lumumba lors de la conférence de la Table ronde

L’accouchement se fait dans la douleur, c’est ainsi, mais une fois que l’enfant est né, on lui sourit.

Anonyme

Une des premières mesures de Lumumba, face à une mutinerie de soldats, sera de congédier le général belge Janssens, commandant en chef de l’armée [il y avait encore un millier d’officiers belges] pour le remplacer par le Congolais Victor Lundula, puis il entreprit une africanisation accélérée et radicale du corps des officiers : en une semaine, Lumumba aura fait ce qu’il fallait pour que le Congo n’ait plus d’armée efficace. Des viols de femmes blanches seront commis lors de cette première semaine, déclenchant un important mouvement d’exode : en quelques semaines, 30 000 Belges quitteront le pays.

Indépendances africaines par ordre chronologique :

1 Éthiopie XI° siècle av J.C.
2 Égypte  28 02 1922
3 Afrique du Sud 31 05 1910
4 Liberia 28 07 1847
5 Lybie 24 12 1951
6 Soudan 01 01 1956
7 Maroc 02 03 1956
8 Tunisie 20 03 1956
9 Ghana (ex Gold Coast) 06 03 1957
10 Guinée (Conakry) 02 10 1958
11 Togo 07 04 1960
12 Madagascar 25 06 1960
13 Congo RDC (ex-Zaïre) 30 06 1960
14 Somalie 01 07 1960
15 Mali (ex Soudan français) 22 07 1960
16 Benin (Ex Dahomey) 01 08 1960
17 Niger 03 08 1960
18 Burkina Faso (ex Haute Volta) 05 08 1960
19 Côte d’ivoire 07 08 1960
20 Tchad 11 08 1960
21 République Centre africaine 13 08 1960
22 Congo Brazzaville 15 08 1960
23 Gabon 17 08 1960
24 Sénégal 20 08 1960
25 Nigeria 01 10 1960
26 Cameroun 01 10 1960
27 Mauritanie 21 10 1960
28 Sierra Leone 27 04 1961
29 Tanzanie (ex Tanganyika) 09 12 1961
30 Rwanda 01 07 1962
31 Burundi 01 07 1962
32 Algérie 03 07 1962
33 Ouganda 09 10 1962
34 Kenya 12 12 1963
35 Malawi (ex Nyassaland) 07 06 1964
36 Mozambique 25 06 1964
37 Zambie (ex Rhodésie du nord) 24 10 1964
38 Gambie 12 02 1965
39 Zimbabwe (ex Rhodésie du sud) 11 11 1965
40 Botswana (ex Bechwanaland) 30 09 1966
41 Lesotho 04 10 1966
42 Guinée équatoriale 12 10 1968
43 Swaziland 06 09 1969
44 Guinée Bissau 10 09 1974
45 Comores 06 07 1975
46 Sao Tome – Principe 12 07 1975
47 Angola 11 11 1975
48 Djibouti 28 06 1977
49 Érythrée 24 05 1993

 Les nouvelles frontières tracées en Europe sur des cartes à petite échelle, parfois fausses, étaient le plus souvent des lignes droites ou des cercles, toute une abstraction géométrique ne tenant aucun compte des peuples, le plus souvent ignorés. De là, des découpages à la hache, une boucherie diplomatiques. Une Gambie anglaise taillée dans les peuples wolof et mandingue accordés à la France. Les Evhé coupés en deux tronçons, anglais et allemand. De même les Pahouins entre le Kamerun et le Gabon ; les Bakongo entre la France, la Belgique et le Portugal ; les Ovambo entre le Portugal et l’Allemagne ; les Luanda entre Belges, Portugais et Anglais etc…

Les réunions de nombreux peuples au sein de la même entité administrative arbitraire posèrent peu de problèmes tant qu’ils furent soumis à un même maître étranger. Les difficultés apparurent lors des indépendances. La création artificielle de grands ensembles comme le Nigeria, le Tchad, le Soudan nilotique groupait dans les mêmes frontières des peuples du Nord, anciens esclavagistes et les peuples du Sud qu’ils avaient rançonnés ; les premiers, musulmans, n’avaient eu aucun scrupule à lancer des raids chez les seconds, païens. De là, des souvenirs qui les portaient assez peu à vivre ensemble. La révolte du Biafra, celle des Sud-Soudanais, les malaises constants du Tchad etc… s’expliquent largement par l’absurdité des découpages européens. C’est le péché originel.

Deschamps. Peuples et frontières Revue française d’études politiques africaines N°80 1972

La colonisation a donc tracé des frontières, réalité inconnue et même souvent incompréhensible en Afrique. Ce faisant, elle y a perturbé les grands équilibres humains car dans l’ancienne Afrique, les territoires des peuples n’étaient pas bornés et surtout, le plus généralement, l’on ne sortait pas de chez soi pour immédiatement entrer chez le voisin. Entre les cœurs nucléaires territoriaux existaient en effet de véritables zones tampon, parfois mouvantes, n’appartenant ni aux uns ni aux autres. Dans certains cas, ces espaces pouvaient être parcourus par les uns et par les autres, mais in fine, ils étaient le domaine des esprits dans lesquels nul ne s’aventurait.

[…] Les frontières ont également détruit, et cela d’une manière irrémédiable, l’équilibre interne aux grandes zones d’élevage où la transhumance millénaire a été changée de nature par le cloisonnement des espaces

Bernard Lugan. Histoire de l’Afrique. ellipses 2009

En instaurant la frontière-linéaire comme principe exclusif d’encadrement de l’espace, la colonisation a entrepris de contester les usages de la frontière comme espace tampon. Des délimitations précises et rigides ont été substituées à une logique organisationnelle qui permettait de transcrire dans le temps et dans l’espace la fluidité des allégeances et rapports entre individus, groupes et structures politiques. Avec la remise en cause de l’épaisseur géographique inhérente à la frontière-tampon, ce sont ses fonctions de front pionnier qui ont aussi été brutalement contestées.

Bach. L’Afrique, son intégration, ses frontières. Marchés tropicaux N° 3000 2003

Au palmarès allant de la meilleure gouvernance à la pire, on peut mettre en tête le Ghana, avec son premier chef d’État incorruptible, Jerry Rawlings et en queue, le Zimbabwe qui détient la palme dans l’art de précipiter aux enfers un pays  au départ très bien mis en valeur, avec cet abruti de Robert Mugabe qui ne cesse de répandre son pouvoir de nuisance depuis des décennies. Enclavé, pays de hauts plateaux, avec une altitude moyenne entre 1 200 et 1 600 mètres d’altitude, pourvu de charbon, chrome, amiante, or, nickel, cuivre, fer, vanadium, lithium, étain, et d’autres métaux du groupe du platine. Une température moyenne annuelle de 25°.

En 1890, le territoire, baptisé Rhodésie en l’honneur de Cecil Rhodes est administré complètement par sa compagnie la BSAC. – British South Africa Company- ce qui prend fin en 1923 : la Rhodésie devient colonie autonome de l’Angleterre. En 1964, la fédération qui regroupait la Rhodésie du Sud, la Rhodésie du nord et le Nyassaland éclate et chaque pays prend son indépendance. La Rhodésie du nord va devenir la Zambie et le  Nyassaland le Malawi. En 1965, la Rhodésie du sud proclame son indépendance avec à sa tête Ian Smith, un ancien pilote de la RAF. En 1980 les Anglais accordent son indépendance à la Rhodésie du Sud qui devient Zimbabwe avec à sa tête Robert Mugabe, jusque-là dirigeant de la guérilla d’opposition.

Entre 1980 et 1983 et, guerre civile  entre les deux mouvements nationalistes noirs ZANU (Shonas) et ZAPU (Matabélés et Ndébélés).

De 2000 à 2003 expropriations des fermiers blancs. En 2007 70% de la population est au chômage, inflation à 1000 % en 2006, à 100 000 % en 2007. L’exode concerne de plus en plus de monde.

En 1996, 4 500 fermiers blancs possédaient encore environ 30 % des terres cultivables du pays (contre 47 % en 1980) cultivant blé, arachides et tabac : ce chiffre d’affaires représentait plus de 50 % du PIB. Ce grenier à blé de l’Afrique, participait en tant que fournisseur de denrées au Programme Alimentaire Mondial – PAM -.. Depuis, l’expropriation des fermiers blancs, a entraîné le morcellement ou la redistribution, faites en dépit du bon sens à des amis du régime ou à des fermiers noirs sans la connaissance technique pour gérer des exploitations. De nombreux blancs ont alors émigré vers l’ Australie, la Zambie, l’Afrique du Sud ou l’Angleterre.

Grand pays minier (or, platine, diamant, chrome), l’exploitation faite à l’aide de capitaux privés s’est effondrée, la plus grande partie se fait maintenant clandestinement. De nouvelles mines de diamants ont été découvertes en 2006, mais le minerai est revendu clandestinement en Afrique du Sud sous la maîtrise des officiels zimbabwéens.

Absence de vision à long terme, absence de courage, d’intelligence, de goût de l’honnête compromis, incompétence technique à tous les niveaux… et bien sûr, une corruption qui a pognon sur rue : il n’en faut pas plus pour faire d’un pays prospère, un enfer en quelques années… à pleurer de désespoir… De 1983 à 1987, la 5° milice, Gukurahundi formée par des nord-coréens – en shona, ce nom désigne les premières pluies qui emportent les vestiges de la moisson à la saison suivante, autrement dit : le grand nettoyage – aura à son actif la mort d’à peu près 20 000 personnes. Emmerson Mnangagwa, alors ministre de la Sécurité, sera candidat à la présidentielle le 30 juillet 2018.

Entre ces deux extrêmes, toute une gamme de gris plus ou moins clairs… parmi eux, parmi les moins clairs, la Côte d’Ivoire présidée par l’un des plus grands voleurs du monde : Alassane Ouattara, lequel est entouré d’un halo tabou : personne de parle de cela… le garçon a dû passer un deal avec les média et les politiques pour que le silence règne : mais qu’a-t-il donc de si précieux à proposer pour que personne n’ose dire qu’il n’est que le plus grand voyou d’Afrique ? Sa fortune est estimée à 25 milliards $, le tout intégralement détourné des fonds publics, en partie via la fortune personnelle d’Houphouët Boigny. Alassane Ouattara n’a jamais dirigé quelque entreprise privée que ce soit : toute sa fortune n’est qu’un vol du bien public.

9 07 1960  

Cinq Européens, dont le consul d’Italie, sont tués à Elisabethville – aujourd’hui Lumumbashi – : Bruxelles décide une intervention armée sans en informer qui que ce soit : les avions décollent de la base de Kamina. Mais ce qui devait être une opération de sauvetage de personnes se transforma vite en occupation du territoire du Katanga, au sous-sol regorgeant de richesses, au sud du pays.

11 07 1960

Deux navires de guerre belges tirent sur Matadi, et Moïse Tshombé proclame l’indépendance du Katanga, en recevant aussitôt le soutien de la Belgique. Apprenant cela, le président et le premier ministre prennent l’avion pour se rendre à Elisabethville mais se voient refuser l’autorisation d’y atterrir  par le commandant belge Weber ! Le moins que l’on puisse dire, c’est que Weber ne manque pas d’air ! Sur place, dirigeants katangais, militaires belges et dirigeants de l’Union minière, appuyés par les banquiers de Bruxelles s’entendront comme larrons en foire pour mettre sur pied une force armée katangaise. Mais aucun État ne reconnaîtra jamais le Katanga, Belgique compris.

Une association de quatre-vingts ans comme celle qui a uni nos deux peuples crée des liens affectifs trop étroits pour qu’ils puissent être dissous par la politique haineuse[4] d’un seul homme. [Cela visait évidemment Lumumba]

Le roi Baudouin à Moïse Tshombé

Le président et le Premier ministre sollicitent alors le soutien de l’ONU, présidée par le suédois Dag Hammarskjöld.

14 07 1960  

Les dirigeants du Congo, deux semaines après l’indépendance, ont perdu le contrôle des événements : n’étant pas satisfaits de la réponse trop molle à leurs yeux de l’ONU, ils prennent contact avec l’URSS…qui répond très favorablement.  La pression monte et on se retrouve dans une configuration qui pourrait bien déclencher un conflit international, du type guerre de Corée.

Dag Hammarskjöld, conscient de la gravité de la situation, parvient à envoyer dans les 48 heures un contingent de casques bleus.

Fin juillet, Lumumba décidera d’aller lui-même aux Etats-Unis pour négocier leur appui : il le fera sans avoir rien préparé, sans avoir demandé le moindre rendez-vous : Eisenhower n’appréciera pas la désinvolture et refusera de le recevoir.

Aux Nations Unies, on n’appréciera pas non plus cet homme qui dictait ses exigences impossibles et voulait des résultats immédiats. Douglas Dillon, sous-secrétaire d’États américain, enfoncera le clou : Il ne vous regardait jamais dans les yeux, il regardait en l’air. Puis suivait un gigantesque flot de paroles […] Ses propos n’avaient jamais aucun rapport avec de dont nous voulions parler. Il paraissait, sur le plan humain, possédé par une ardeur que je ne peux qualifier que de messianique. Il n’était tout simplement pas rationnel. […] Il produisait une impression extrêmement négative, c’était une personne avec laquelle il était absolument impossible de travailler.

Il n’est pas inutile d’ajouter qu’il avait demandé au staff de Dillon de lui procurer une escort-girl blonde. Si au moins, il avait demandé une belle black, peut-être aurait-on satisfait à sa demande, après tout, n’est-ce pas ? Mais une blonde, non, le fantasme se montrait vraiment trop à découvert pour un homme qui se faisait le chantre de l’indépendance africaine. Et l’équipe de Dillon se contenta de lui adresser un discret bras d’honneur.

Au bout d’un mois, la situation au Congo était la suivante : l’armée était totalement remaniée, l’Administration était décapitée, l’économie était perturbée, le Katanga avait fait sécession, la Belgique avait envahi le pays et la paix mondiale était menacée. Et tout cela parce qu’à l’origine, quelques soldats dans la capitale avaient demandé une augmentation de leur solde et des grades plus élevés.

David van Reybrouck. Congo, une histoire. Actes Sud 2012

17 08 1960 

Joe Kittinger, colonel de l’US Air Force, saute d’un ballon à 31 333 m d’altitude. Le record tiendra jusqu’au 15 octobre 2012 quand l’Autrichien Felix Baumgartner sautera depuis une capsule soutenue par un ballon, de 39 045 m., passant le mur du son avec 1 343 km/h.

First Spaceman Joe Kittinger Leaves a Great Legacy | LTA-Flight Magazine

08 1960  

En Afrique francophone, 10 nouveaux États accèdent à l’indépendance.

1 09 1960 

Finale du 100 m. hommes aux Jeux Olympiques de Rome : La correspondance entre la grâce et la volonté, le parfait accomplissement du rendez-vous qu’un athlète peut donner à son génie ont été illustrées par la victoire de l’Allemand Armin Hary dans la finale du 100 mètres.

Au fond du couloir, à gauche, un homme est accroupi  sur la ligne de départ. Devant lui la distance qui sépare trois réverbères. Un rien pour exprimer le discours de toute une vie. Car, derrière lui, c’est bien le fardeau d’une existence dévouée à un seul but qui lui voûte le buste, fait frémir le jarret, affole le regard. La course explose, frise ramassée dont les chevaux sont des chevaux légers, et, déjà, l’escadron atteint le fil, le disloque du poitrail. Comme le cep surgit de la grappe, le bras de Hary s’élève au-dessus des têtes pour répondre aux acclamations des deux Allemagnes solidement ressoudées pour la circonstance. Aucun hymne national ne salue pourtant ce succès mais l’Hymne à la joie de Beethoven qui en tient lieu.

La joie, ce soir, est d’ailleurs la vraie patrie germanique. Elle accorde le milieu extérieur où baigne un homme à son univers intérieur.

Antoine Blondin. L’Équipe du 2 9 1960 repris dans L’ironie du sport Éditions François Bourin 1988

Armin Hary est le dernier Blanc vainqueur d’un 100 mètres international. À partir  de cette date, les athlètes Noirs, d’abord les Américains, puis les autres obtiendront des conditions d’entrainement analogues à celles des Blancs et imposeront leur suprématie.

5 09 1960 

De Gaulle : L’Algérie algérienne est en marche… et un peu plus tôt où un peu plus tard, à l’un de ses proches : l’humiliation… n’oubliez pas l’humiliation…

Ouverture du procès du réseau Jeanson. Lecture y est faite d’une lettre attribuée par erreur à Sartre, quand elle était de Marcel Péju, des Temps Modernes. Il se trouva quelques intellectuels de gauche pour refuser de signer ce manifeste : Jean Daniel, Germaine Tillion : Sartre était du coté des assassins.  Sommé par un ministre d’envoyer Sartre derrière les barreaux, de Gaulle lui répondit : On n’emprisonne pas Voltaire.
La vision historique, voir le machiavélisme de de Gaulle, ne sont pas reconnus par tous :

Il ne savait qu’alterner les pressions et les concessions, la menace et l’abandon, sans se préoccuper de tous les temps moyens, de tous les intervalles entre ces deux extrêmes qui font la trame du marchandage diplomatique.

Pierre Mendes France

Le général n’a consenti à s’asseoir à la table des négociations qu’après s’être minutieusement dépouillé de toutes ses cartes. Rien dans les mains, rien dans les poches. Était-il nécessaire de rompre les premières négociations d’Évian sur la question du Sahara pour proclamer soudain, au cours d’une conférence de presse, qu’aucun gouvernement algérien ne renoncerait à la souveraineté sur les sables et le pétrole ? … pourquoi la tournée des popotes ? Pourquoi avoir laissé les officiers s’engager solennellement vis-à-vis des populations si l’on était décidé à ne pas leur permettre de tenir leur serment ?

Raymond Aron

De Gaulle, s’il respectait la liberté de parole, et donc de la presse, ne renonçait pas pour autant à s’exprimer et avait gardé pour  Raymond Aron quelques flèches bien acérées : Ce personnage qui est journaliste au Collège de France et professeur au Figaro.

À postériori, les paroles fluctuantes de de Gaulle seront avalisées par un de ses disciples : Jacques Chirac, quand il déclarera avec le plus parfait cynisme : les promesses n’engagent que ceux qui les croient, ce en quoi il ne faisait que Plagier Henri Queuille. Cette poignée de mots laisserait-elle la porte ouverte à un procès en bonne et due forme, car, venant d’un personnage aussi haut placé, elles ne pèsent tout de même par le même poids que venant d’un simple chansonnier.

                 6 09 1960                 

Publication du manifeste des 121, affirmant le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie.

11 09 1960

De Gaulle reçoit à l’Élysée le maréchal Juin, né à Bône, en Algérie. Condisciples à Saint Cyr, Alphonse Juin est sorti major de la promotion Fès, il est le seul à tutoyer de Gaulle. L’entrevue est nettement à l’orage. Mais Juin ne rejoindra jamais les factieux, aussi de Gaulle n’aura-t-il pas à le mettre en prison et se contentera de le placardiser.

14 09 1960   

À Alger, Salan réaffirme l’inaliénabilité de l’Algérie. Le colonel Joseph Désiré Mobutu, 30 ans, annonce qu’il neutralise les politiciens du Congo Kinshasa jusqu’au 31 décembre. Il place Lumumba, son ancien mentor, en résidence surveillée, d’où il s’échappera le 27 novembre.

15 09 1960 

Le Congo Brazzaville accède à l’indépendance. Un parachutiste français amène le drapeau tricolore, et se fait reprendre par le nouveau président, l’abbé Fulber Youlou, qui exige que le drapeau congolais soit monté avec celui de la France :  Il n’est pas question de séparer l’enfant de sa mère.

26 09 1960  

Le premier débat télévisé entre deux candidats à une présidence américaine oppose John Fitzgerald Kennedy à Richard Nixon : tous les sondages donnent Nixon gagnant : il a l’expérience et puis, un catholique ne peut pas devenir président des États-Unis. Le 9 novembre au petit matin, J.F. Kennedy, épuisé, s’en va dormir sans attendre le résultat des élections : quelques heures plus tard, son tout jeune fiston viendra le réveiller par un joyeux : Good morning, Mister President.

Je ne sais pas ce qu’il avait vraiment. Il savait toucher les gens, exciter leur imagination. C’était réel et magique.

Larry Newman

Souvenez-vous, lorsque Cicéron parlait, le peuple disait : Il a bien parlé. Mais lorsque Démosthène avait fini de s’exprimer, le peuple disait : En avant marche !

Adlai Stevenson, deux fois battu par Eisenhower, parlant de Kennedy.

Les élections se sont jouées sur un fil : 100 000 voix d’écart. Ces 100 000 voix pourraient bien ne rien à voir avec les religions catholique de l’un, protestante de l’autre, mais beaucoup plus simplement avec l’importance des comptes en banque familiaux : Joe, le père de John, homme d’affaires dont la richesse s’expliquait en partie par ses liens avec la Mafia avait acheté celle-ci pour qu’elle vote en bloc pour son fils. Et le contrat avait donc été respecté.  Et ce n’est pas la dernière fois qu’il mettra la main à la poche : il le fera encore – un million de dollars, excusez du peu – pour inciter sa cupide belle fille à rester à la Maison Blanche en dépit des innombrables infidélités de son époux, incorrigible coureur de jupons.

Castro fait part de son plan de lutte massive contre l’illettrisme à l’As­­sem­­blée géné­­rale des Nations unies. Le recen­­se­­ment des personnes illettrées commencera en novembre. La campagne d’al­­pha­­bé­­ti­­sa­­tion sera forma­­li­­sée en janvier 1961, avec trois objectifs : généraliser l’enseignement primaire à tous les enfants d’âge scolaire pour éradiquer l’analphabétisme, mener une campagne nationale d’alphabétisation, mener une campagne post-alphabétisation permettant le suivi et le maintien de l’alphabétisation au sein de la population. Grâce à cette campagne, en une seule année et sur 7,5 millions d’habitants, plus de 700 000 sont devenus alphabètes. Plus de 10 000 salles de classe ont été ouvertes en un seul jour et le 22 décembre 1961, on déclarera l’éradication de l’illet­­trisme à Cuba.

09 1960  

Naissance à Bagdad de l’Organisation des Pays Producteurs de Pétrole : l’OPEP.

1 10 1960  

Condamnation de réseau Jeanson qui, en métropole, soutenait le FLN algérien.

8 10 1960     

De Gaulle prononce un discours à Annecy : Mon premier mot à Annecy, c’est pour dire à toutes celles et à tous ceux qui sont ici, combien me touche, m’émeut, me réconforte le témoignage qu’ils m’apportent par cette magnifique assemblée. À Annecy, je sens battre, en même temps que le mien, le cœur de la France. Je ne peux pas manquer d’évoquer ce qui s’est passé ici, il y a cent ans, où la Savoie, la province de Savoie, fut rattachée à la France d’une manière définitive. La Savoie avait toujours été française de cœur, d’esprit, de langue et en 1860, comme vous le savez aussi bien que moi, la victoire de nos armées en Italie, à Magenta et à Solferino, remportée en même temps que la remportait l’armée sarde et, d’autre part, la volonté lucide de l’Empereur Napoléon III et encore l’habileté politique du Roi Victor Emmanuel et de son ministre Cavour, enfin et par dessus tout le plébiscite pour ainsi dire unanime de la province pour le rattachement, ont réalisé cela. Par la suite, quelle province fût plus française, fût mieux française que la Savoie ? Aucune. Et la preuve, ce sont les innombrables sacrifices que vos concitoyens et vous-mêmes avez offert à la France dans tous les moments difficiles et en particulier dans les plus récents : je parle de ce qui se passait pendant la dernière guerre, car c’est d’ici, c’est de votre terre, c’est de vos cœurs, c’est de vos âmes que sont partis de très nombreux et de très exemplaires concours et celui qui vous parle peut vous dire que ce qui est venu de chez vous lui a été dans son œuvre de libération aussi précieux que possible. De cela aussi, je vous dis merci.

[…] je veux parler de l’Algérie ; notre devoir en Algérie, qui est la paix, ce devoir nous en apercevons l’aboutissement maintenant, la voie est tracée, l’issue est en vue, c’est l’autodétermination pleine et entière des Algériens. Nous la leur avons promise et garantie et d’avance nous adoptons, quelles que soient les décisions qu’ils voudront prendre, convaincus du reste qu’ils voudront une Algérie algérienne oui, mais unie à la France. Et d’autre part, et en même temps à chaque instant et à l’instant présent, nous proposons à ceux qui prolongent le meurtre, de faire la paix pour que l’on puisse passer à la libre décision de citoyens en Algérie et ce en présence des informateurs du monde entier qu’une fois pour toutes nous avons invité à assister à l’opération. Mais encore une fois, pour aboutir à cela, où nous sommes en train d’aller, pour aboutir à cette émancipation de l’Algérie, nous n’avons pas besoin du diktat des autres qui ne ferait que prolonger la crise et peut-être la rendre irréparable. Nous ferons ce que nous devons faire et nous le ferons sous notre propre responsabilité.

13 10 1960   

À l’ONU, le délégué des Philippines déclare que les pays de l’Europe de l’Est ne sont rien d’autre que des colonies de l’URSS : Khrouchtchev fait alors son numéro en frappant le pupitre de sa chaussure.

15 10 1960  

Paul Grosselin, alors chef des services de renseignements raconte sa conversation avec Michel Debré, premier ministre :

  • Il y a une révolte au sud du Cameroun. Il faut faire quelque chose. Avez-vous des renseignements ?
  •  Chez eux, à cause du système tribal, on zigouille le chef et c’est fini. Le chef, c’est Mounié, et il est en Suisse. On pourrait s’en débarrasser.

C’est William Bechtel, un franco suisse membre du SDECE, qui a reçu mission de se débarrasser de Felix Mounié, à la tête de l’UPC : Union des Populations du Cameroun, un mouvement d’opposition, chose encore fort mal vue aux lendemains d’une indépendance encore fragile : le président Amadou Ahidjo a fait jouer des accords de défense avec la France pour mater la rébellion du pays Bamiléké, frontalier avec le Biafra du Nigéria : les Bamiléké camerounais sont de la même ethnie que les Ibos nigérians. William Bechtel a gagné la confiance de Félix Mounié au Ghana, en se faisant passer pour journaliste, et est parvenu à l’inviter à dîner au Plat d’argent, un restaurant du vieux Genève. Le but de l’opération est de l’empoisonner avec du thallium, dont l’effet est lent mais radical : comme il part le lendemain pour le Cameroun, il devrait décéder là-bas et ainsi, pas d’ennuis possibles avec des analyses de laboratoires irréprochables. Mais les choses ne se passent pas comme il avait été prévu ; d’abord Felix Mounié vient accompagné d’un étudiant camerounais, ensuite il est curieusement appelé au téléphone [fixe… les portables ne sont pas encore là] alors qu’aucune de ses connaissances ne le savait dans ce restaurant, ensuite il ne touche pas au pastis dans lequel le Grand Bill, alias William Bechtel, a versé la dose de thallium, lequel Grand Bill, s’évertue à en verser dans son vin… pas facile quand il y a en face deux personnes ; Mounié boit son vin, et à la fin du repas, geste insensé pour un européen, mais que le Grand Bill aurait pu prévoir s’il avait vraiment connu l’Afrique, il boit son pastis : cela fait non pas une, mais deux doses de thallium, et donc l’effet va être accéléré. Et en effet, la nuit même, Mounié se sent mal, demande à être hospitalisé en urgence : il mourra rapidement dans d’atroces souffrances, en ayant eu le temps de parler d’empoisonnement. La police suisse trouvera dans les affaires du Grand Bill qui a pris très vite la poudre d’escampette face à cette bien fâcheuse tournure des événements, de quoi l’inculper mais ne parviendra à mettre la main dessus qu’en 1974 : il a alors 82 ans, fait deux ans de prison, puis est libéré, après qu’un non lieu ait été prononcé. Il mourra tranquillement au début des années 1990.

De 1955 à 1965, la répression menée contre les Bamiléké, encadrée par 5 bataillons français commandés par le général Max Briand fit entre quatre cent mille et un million de morts. Des centaines de villages furent incendiés, rasés au napalm répandu par hélicoptère. Une chape de plomb se mit à recouvrir l’information sur cette tragédie et on parvint à l’étouffer au niveau international. Ainsi allaient les choses dans cette république où de Gaulle fermait les yeux sur tout ce que décidait Jacques Foccart.

19 10 1960   

Fidel Castro a saisi en juin les entreprises pétrolières américaines à Cuba : les États-Unis décrètent l’embargo économique.

24 10 1960  

Sur le site de Baïkonour, – à mi-chemin entre la Caspienne et le lac Balkach, au Kazakhstan -, une fusée intercontinentale R 16 du constructeur Yanguel, explose à la mise à feu des moteurs, provoquant la mort de 190 personnes. Andreï Sakharov rapporte dans ses Mémoires le récit que lui en a fait un témoin :

Le maréchal Mitrofan Nedelin, commandant les armes nucléaires de l’URSS, dirigeait les essais. La fusée était sur le plateau de lancement. On avait déjà déclaré zone interdite une zone de l’océan Pacifique là où devait tomber la fusée, du moins sa tête ; une multitude de navires militaires patrouillaient sur le périmètre de cette zone, des vaisseaux spécialement équipés pour la télémesure avaient pris position. Lorsqu’on vérifia le dispositif automatique de la fusée, le pupitre de commande reçut un signal laissant craindre un dysfonctionnement du schéma. Les chefs des équipes concernées avertirent Nedeline que, dans ces conditions, il fallait interrompre toute l’expérience jusqu’à ce que l’avarie soit découverte et corrigée. Nedeline répondit :

Nous ne pouvons modifier les délais gouvernementaux.

Et il donna l’ordre de poursuivre le travail.

Sur l’ordre du maréchal, sa chaise et sa petite table furent installées sur le plateau de lancement juste sous les tuyères. Les brigades de mise au point reprirent leur travail aux différents étages de la fusée dressée verticalement. Soudain les principaux moteurs se mirent en route. Des jets de gaz incandescents jaillirent des tuyères, s’abattirent sur le plateau de lancement puis rebondirent vers le haut, mettant le feu aux passerelles sur lesquelles s’affairaient les équipes. Nedeline trouva la mort probablement dès les premières secondes. En même temps que les moteurs, les caméras se déclenchèrent automatiquement et filmèrent cette effroyable tragédie. Sur les passerelles, les gens couraient dans le feu et la fumée, beaucoup sautèrent et disparurent dans les flammes. Un seul réussit à s’échapper du feu, il parvint à atteindre le fil de fer barbelé qui entourait la position de lancement et resta accroché sur lui. L’instant d’après, les flammes le dévoraient. Il y eut en tout 190 morts.

Si les Russes ont nommé cet accident la catastrophe de Nedelin, ce n’est pas parce qu’il en avait été la plus célèbre victime, mais parce qu’il en avait été la cause : en nommant ainsi ce jour funeste, ils pouvaient laisser planer l’ambiguïté sur ce qu’ils pensaient. Trois ans plus tard, jour pour jour, un incendie sur le pas de tir fera sept morts.

22 11 1960

Louis Joxe est nommé ministre des Affaires Algériennes ;  il a rang de ministre d’État : Je voudrais m’adresser aux Français de souche et aux Français musulmans qui entendent rester Français. Comment peut-on imaginer ici que la France pourrait les abandonner ? Elle qui a donné toute sa jeunesse au combat. Les abandonner dans leurs vies, dans leurs intérêts… Ceci est impensable !

1 12 1960  

Lumumba est repris par les hommes de Mobutu et transféré au camp militaire de Thysville , 150 km au sud de Kinshasa. De là il sera transféré au Katanga, la province du sud, où il sera remis aux mains de son pire ennemi : Moïse Tschombé. Dès son arrivé à Elisabethville – aujourd’hui Lubumbashi -, il est battu à coups de crosse.

  12 12 1960   

De Gaulle est à Biskra : c’est son septième et dernier voyage en Algérie depuis son retour aux affaires ; le voyage a été rude, des manifestations partout, pieds-noirs, FLN, des morts ; pour la première fois, on a vu des drapeaux FLN brandis dans la casbah à Alger : il renonce à voir émerger une Algérie algérienne ; ce sera donc une Algérie FLN.

14 12 1960

L’OECE (Organisation Européenne pour le Commerce et l’Économie) fait place à l’OCDE (Organisation de Coopération pour le Développement Économique), qui s’élargit aux États-Unis et Canada.

                 19 12 1960                 

L’Assemblée générale de l’ONU affirme le droit à l’indépendance de l’Algérie.

29 12 1960 

Édith Piaf est dans un trou noir… voilà onze ans que Marcel Cerdan est mort dans un accident d’avion, Georges Moustaki vient de la quitter… il y a un bail qu’elle ne s’est plus produite sur scène, elle ne quitte pratiquement pas le lit. Charles Dumont est un compositeur de chansons de 31 ans qui aimerait composer pour elle… il a mis en musique des paroles de Michel Vaucaire, – l’époux de Cora – avec pour titre Non, rien de rien, non, je ne regrette rien ; les relations entre Charles et Michel sont compliquées :

Ma chère Edith. Je vous avais téléphoné hier pour vous dire que j’avais trouvé une idée sur l’air de Charles [Dumont]. Le titre a l’air un peu pessimiste, mais la chanson est très optimiste. Je n’ai pas montré les paroles à Charles, car il n’a jamais l’air enthousiaste et ça me décourage. Il avait gardé huit jours dans sa poche Mon Dieu, car il était sûr que ça ne vous plairait pas. Alors je préfère avoir votre avis. Je vous embrasse

Michel

Charles va la voir et se fait bien mal recevoir… il va la revoir… idem… puis compose. Ailleurs, mais toujours à Paris intra muros, Bruno Coquatrix se fait des cheveux blancs quant à l’avenir de l’Olympia, au bord du dépôt de bilan après l’annulation par Gilbert Bécaud d’une réservation de plusieurs mois… il loue sa salle à des cirques pour… parfois 10 entrées ! Bruno Coquatrix va voir Edith Piaf, qui lui répond : vous seriez venu trois mois plus tôt, c’aurait été non, mais… mais là il y a un jeune qui vient de m’apporter une chanson qui me plait bien… faut voir.

Et c’est un triomphe, le tout Paris est là, les rappels ne cessent, le rideau se ferme puis se rouvre indéfiniment. Édith Piaf et l’Olympia sont sortis du trou.

Non! Rien de rien …
Non! Je ne regrette rien…
Ni le bien qu’on m’a fait
Ni le mal tout ça m’est bien égal !

Non! Rien de rien …
Non! Je ne regrette rien…
C’est payé, balayé, oublié
Je me fous du passé!

Avec mes souvenirs
J’ai allumé le feu
Mes chagrins, mes plaisirs
Je n’ai plus besoin d’eux!

Balayés les amours
Avec leurs trémolos
Balayés pour toujours
Je repars à zéro …

Non! Rien de rien …
Non! Je ne regrette rien …
Ni le bien, qu’on m’a fait
Ni le mal, tout ça m’est bien égal!

Non! Rien de rien …
Non! Je ne regrette rien …
Car ma vie, car mes joies
Aujourd’hui, ça commence avec toi !

Édith Piaf meurt le  à 13 h 10 à Placassier, un quartier excentré de Grasse, à 47 ans, d’une rupture d’anévrisme due à une insuffisance hépatique. Elle est usée par les excès, l’alcool, la morphine, la polyarthrite rhumatoïde et les souffrances de toute une vie. Elle s’éteint dans les bras de Danielle Bonel, sa secrétaire et confidente tout au long de sa carrière.

Le transport de sa dépouille jusqu’à son appartement du 67, boulevard Lannes, à Paris , est organisé clandestinement et dans l’illégalité. Sa mort est annoncée officiellement le  à Paris grâce à un faux certificat de décès postdaté de son médecin, Claude Bernay de Laval. Six heures après cette annonce, son ami Jean Cocteau, avec qui Édith entretenait une correspondance suivie, meurt à son tour. Apprenant la nouvelle, il avait déclaré : C’est le bateau qui achève de couler. C’est ma dernière journée sur cette Terre. Et il ajoute : Je n’ai jamais connu d’être moins économe de son âme. Elle ne la dépensait pas, elle la prodiguait, elle en jetait l’or par les fenêtres.

L’organisation des obsèques est encadrée par le préfet de la Seine Louis Amade. Le convoi funèbre […] est salué par un demi-million de personnes. L’inhumation a lieu au Père-Lachaise (division 97). Comme l’artiste a vécu en contradiction avec les valeurs morales du catholicisme, divorcé et mené une vie sexuelle tumultueuse, l’Église catholique refuse de lui accorder des obsèques religieuses. L’Osservatore Romano, le journal du Vatican écrit qu’elle a vécu en état de péché public et qu’elle était une idole du bonheur préfabriqué. Cependant, à titre personnel, l’aumônier du théâtre et de la musique, le père Thouvenin de Villaret, lui accorde une dernière bénédiction au moment de l’enterrement. Au moins 40 000 personnes, dont Marlène Dietrich, viennent lui rendre un dernier hommage. La foule hystérique est telle que le service d’ordre est débordé : des jeunes se hissent sur les mausolées, Bruno Coquatrix, bousculé, tombe dans la fosse.

Édith Piaf est embaumée avant d’être enterrée. Elle se trouve dans un caveau où reposent également son père, Louis-Alphonse Gassion, mort en 1944, son second mari, Théo Sarapo, tué dans un accident de voiture en 1970 à Panazol près de Limoges, et sa fille Marcelle, morte en 1935 d’une méningite foudroyante, à l’âge de 2 ans.

Wikipedia

1960  

Sortie de la Panhard PL 17. 1° surgelés Vivagel.  L’Anglaise Mary Quant lance la mode de la mini jupe, qui sera récupérée en France par André Courrèges 5 ans plus tard. Théodore Maiman réalise le premier laser. Après 5 ans de travaux à plus de 1 500 m., mise en eau du barrage de Roselend, dans le Beaufortin : il a fallu 1 million de m³ de béton pour construire cet ouvrage de 800 m de long qui retient 187 millions de m³ d’eau.

Les Kiffer ont acheté un terrain au bord du lac d’Annecy, à Angon, près de Talloires, où ils ont installé un mazot ; les enfants Peltier y passent fréquemment des vacances, certainement les meilleures de leur enfance : un bain par un petit matin de juillet dans les eaux lisses suivi d’un bon petit déjeuner avant de gréer les Vauriens que leur avaient offerts les parents : difficile de rêver mieux quand on a quinze ans. (Les Vauriens étaient les premiers dériveurs construits en série ; ils coûtaient à l’époque 100 000 F – un peu plus de mille € ).

Il faut aussi souligner que si l’on prenait tant de plaisir à ces jeux d’eau, c’est bien parce que celle ci, d’abord, était propre : et cela, on le devait au maire d’Annecy, Me Charles Bosson, (père de Bernard Bosson, maire d’Annecy dans les années 80), qui, avant que l’écologie ne devienne un mouvement d’opinion, l’avait tout simplement pratiquée en ceinturant le lac d’Annecy d’un réseau d’égouts dans ces années 60, ce qui lui évita les problèmes que connurent plus tard le lac du Bourget, et surtout, le lac Léman.

Au départ, tous les lacs alpins et périalpins sont oligotrophes : eaux peu chargées en substances nutritives, claires, oxygénées, riches en poissons nobles : par exemple, les salmonidés. Aujourd’hui, il y a un phénomène d’eutrophisation : accroissement importé du potentiel nutritif par déversement biotiques et chimiques (matières fécales, nitrates, phosphates), issus de trois sources : eaux usées domestiques, eaux usées industrielles et déversement, surtout par ruissellement, des produits utilisés par l’agriculture. D’où une augmentation de la biomasse bactérienne, phyto et zooplanctonique, macrophytique, qui entraîne une baisse de la teneur en oxygène des couches profondes, même s’il s’établit une sursaturation dans les couches superficielles et ainsi s’amorce en profondeur un passage à l’anaérobie conduisant en fin de compte à la libération de composés toxiques ( méthane, acétylène etc..). C’est l’empoisonnement.

Paul Guichonnet.                 Histoire et Civilisation des Alpes.                Privat / Payot 1980.

Randonnée panorama sur le lac d'Annecy : la pointe de la Rochette

Lac d’Annecy vu du col de la Forclaz. Sur la presque île du milieu, le château de Duingt.

Les technocrates du camarade Staline mettent en œuvre la première grande catastrophe environnementale du XX° : la dramatique diminution de la mer d’Aral par prélèvement des eaux douces des fleuves qui l’alimentent – Amou Daria et Syr Daria -, pour augmenter les rendements du coton. Les écologistes de la fin du siècle en feront l’un des pires exemples des déviances technocratiques, sans que rien ne vienne tempérer le propos : la condamnation est sans appel. Des techniciens plus précis et soucieux de vérité s’efforceront de démontrer que tout n’est pas irrémédiablement condamné, et que les responsables politiques locaux de la fin du XX° siècle s’efforcent de réparer les dégâts, non sans quelques succès, même s’ils restent mineurs :

Il y a 5 000 ans, la mer d’Aral atteint sa plus grande extension, son niveau atteint l’altitude de 58-60 m et elle s’étend jusqu’au lac Sary Kamysh, [actuellement entre la Caspienne et la mer d’Aral] Ses eaux s’écoulent alors dans la mer Caspienne par l’intermédiaire de l’Ouzboï ce qui permet sa colonisation par les poissons venus de la Caspienne. Ce maximum est lié à un climat plus chaud et plus humide ; les fleuves ont alors un débit trois fois plus élevé qu’au début du XX° siècle et apportent alors 150 km³ d’eau par an.

Plus tard, le climat redevient plus sec et le niveau de la mer va varier en fonction des apports de l’Amou-Daria qui pouvait soit alimenter la mer d’Aral, soit s’orienter vers le lac Sary Kamysh et l’Ouzboï. Les reconstitutions paléogéographiques laissent penser que ce deuxième cheminement a été préféré entre -1 800 et -1 200 puis entre +100 et +500 et de 1 200 à 1 550 faisant pratiquement disparaître la mer d’Aral à ces périodes.

La mer d’Aral couvrait, au début des années 1960, une superficie de 66 458 km² [soit la 4° étendue lacustre au monde] dont 2 345 km² occupés par des îles. Longue de 428 km, large de 284 km. Située à 52 m au-dessus du niveau moyen de la mer, c’était un espace lacustre peu profond (sur plus du tiers de sa superficie, la profondeur ne dépassant pas 10 m). Toutefois, cette profondeur était dissymétrique, la partie occidentale de la mer d’Aral (en rebord du plateau d’Oust-Ourt) voyaient les fonds descendre jusqu’à 68 m alors que moins de 10 % de ces derniers dépassaient les 10 m dans la partie orientale.

Le niveau des eaux a beaucoup varié au cours de l’histoire. Jusqu’au XVI° siècle, la mer d’Aral était reliée à la mer Caspienne par l’intermédiaire de l’Ouzboï et son niveau baissait car son principal fleuve tributaire, l’Amou-Daria, empruntant le cours de cet ancien fleuve, aujourd’hui à sec, allait déverser la majeure partie de ses eaux dans la grande mer intérieure. Le cours de l’Amou-Daria fut détourné voilà 400 ans par les khans de Khiva car le fleuve charriait des sables aurifères et ses eaux rejoignirent la mer d’Aral dont le niveau s’éleva. Une nouvelle baisse fut enregistrée entre 1850 et 1880, mais les eaux remontèrent de 3 m entre cette dernière date et 1960.

L’assèchement de cette mer fut planifié dès 1918 par les autorités de la Russie bolchevique. Au début des années 1960, les économistes soviétiques décidèrent d’intensifier la culture du coton en Ouzbékistan et au Kazakhstan. Les fleuves Amou-Daria et Syr-Daria furent privés d’une partie de leurs eaux pour irriguer les cultures (Canal du Karakoum). Ainsi à partir de 1960, entre 20 et 60 km³ d’eau douce furent détournés chaque année. Le manque d’apport en eau assécha alors peu à peu la mer dont le niveau baissait de 20 à 60 cm par an. Depuis 1971, une bonne partie des eaux de l’Amou-Daria est orientée vers le Darjalyk, un ancien bras du fleuve menant vers le bassin du Sary Kamysh, un lac asséché qui a été ainsi reconstitué.

Depuis 1960, la mer d’Aral a perdu 75 % de sa surface, 14 mètres de profondeur et 90 % de son volume, ce qui a augmenté la salinité de l’eau et tué quasiment toute forme de vie. Le nombre d’espèces de poissons est passé de 32 à 614. On peut retrouver des épaves de bateaux sur l’ancien fond marin.

La séparation entre la Petite mer au nord et la Grande mer au sud date de 1989. L’évolution a d’abord laissé présager la disparition totale de la seconde à l’horizon 2025, avant que des travaux d’aménagement ne soient opérés.

En août 2005 les pays riverains achèvent la digue de Kokaral, qui sépare la petite Aral au nord du reste de la dépression. L’ensemble est partagé entre 5 pays : Kazakhstan, Ouzbékistan, Tadjikistan, Kirghizistan, Turkménistan. Alimenté par deux affluents principaux, l’Amou-Daria et le Syr-Daria, le bassin-versant de ce lac d’eau salée compte 17 752 glaciers pour une superficie d’environ 1 549 000 km². En 2007, on constate que le niveau de la Petite Mer d’Aral Septentrionale remonte spectaculairement, plus vite que ne l’espéraient les experts.

Zavialov décèlerait un lien entre la hausse de la mer Caspienne et l’abaissement de la mer d’Aral ; pour Chilo, académicien russe, ce sont les fonds des mers (Caspienne et Aral) qui seraient très friables…. et un historien Bunyatov démontre que ce lac aurait déjà agonisé quatre fois au cours des siècles. Allant dans ce sens, des analyses contradictoires sur la mort programmée pour 2025 de la mer d’Aral ont été publiées récemment ; des signes d’espoir sont même apparus dernièrement depuis que la digue séparant les deux lacs est terminée (2005) ; l’eau remonte progressivement et la pêche a repris depuis 2006.

Aujourd’hui, les 28 espèces endémiques de la mer d’Aral ont disparu. Seule subsiste une espèce de raie importée et sélectionnée pour survivre à de tels taux de salinité. Sa survie à long terme n’est pas assurée, même dans la Petite mer. Les quantités gigantesques de pesticides qui, jadis, avaient été charriées par les deux fleuves tributaires de la mer et s’étaient déposées au fond du bassin de l’Aral ainsi que le sel laissé par les eaux se retirant, se sont retrouvées, au fur et à mesure que l’évaporation progressait, à l’air libre en raison des vents violents. Ils ont provoqué une forte hausse du taux de mortalité infantile (parmi les plus élevés du monde aujourd’hui), une augmentation du nombre des cancers et des cas d’anémies, ainsi que le développement d’autres maladies respiratoires directement reliés à l’exposition à des produits chimiques, phénomènes confirmés par des études de l’OMS.

Pour empêcher cet assèchement total, de multiples projets ont été évoqués, dont le creusement d’un canal depuis la mer Caspienne ou le détournement des fleuves de Sibérie, mais une seule tentative a été couronnée de succès à ce jour : la construction d’une digue au sud de l’embouchure du Syr-Daria, pour barrer un détroit entre la Petite mer (Maloïé), ancienne mer bordière au nord de l’ancienne mer d’Aral, et la Grande mer (Bolchoïé, ce qui reste du sud de la grande mer). Le maire de la ville d’Aralsk, Alachibaï Baïmirzaev a fait construire en 1995 une digue de vingt-deux kilomètres de long en sable et roseaux. Achevée en 1996, elle permit immédiatement d’éviter que les eaux du fleuve ne se perdent dans le delta entre Petite et Grande mer et de faire remonter le niveau de la Petite mer. Un semblant de vie renaquit autour de la mer, qui avança de plusieurs kilomètres : roseaux, oiseaux, rongeurs et renards, et même quelques poissons. Une tempête a détruit cette digue en 1999, et le niveau de la mer a reperdu partiellement ce qui avait été gagné.

La Banque mondiale a décidé de financer la construction du barrage en béton de Kok-Aral ainsi qu’une série de digues en vue d’éliminer l’excès de sel par des déversoirs et de faire remonter le niveau de l’eau. Ce projet controversé dont les travaux ont débuté en 2003 devrait permettre à terme à la Petite mer de regagner environ 500 km², mais il risque également de condamner la Grande mer à un assèchement encore plus rapide, même si une vanne située au-dessus du barrage prévoit de reverser le trop-plein d’eau dans la Grande Aral, située pour une bonne part en Ouzbékistan.

Ainsi le barrage qui permet à la vie de revenir dans la Petite mer est une pomme de discorde entre le Kazakhstan qui en profite et l’Ouzbékistan dont la gestion désastreuse de l’Amou-Daria a détruit toute vie dans la Grande mer.

Au Kazakhstan, un espoir renaît avec les projets du président Noursoultan Nazarbaïev. Il est en effet question de rehausser le niveau de la petite mer de 6 m, ce qui permettrait à l’industrie de la pêche de renaître, et à la ville d’Aralsk de redevenir un port. Ce projet estimé à 120 millions de dollars (98 millions d’euros) serait financé principalement par les revenus du pétrole du Kazakhstan. Ce projet prévoit également le creusement d’un canal de jonction entre les deux bassins et la construction de nouvelles structures pour exploiter l’énergie hydroélectrique.

Depuis le début des travaux, la profondeur moyenne de la Petite Aral est passée de moins de 30 m à 38 m, le niveau de viabilité étant estimé à 42 m. Alors que les spécialistes de la Banque mondiale avaient prévu que l’eau ne remonterait pas avant trois ans – d’autres hydrologues ayant même décrété que la mer d’Aral était irrémédiablement perdue –, la petite mer a déjà regagné 30 % de sa superficie, ce qui représente plus de 10 milliards de mètres cubes d’eau. Cependant, pour certains responsables kazakhs, il ne faut pas se réjouir trop tôt car il faudra probablement des décennies pour résoudre les problèmes.

Depuis la fin de la construction du barrage en 2005, on a constaté en 2009 que le niveau de la partie nord de la mer d’Aral était remonté de six mètres.

Dans la décennie 2010, l’Ouzbékistan a planté 300 000 hectares de saxaoul (arbuste), qui produisent 167 000 tonnes d’oxygène en absorbant 230 000 tonnes de CO2. Commencé dans les années 1980, ce programme n’a pu reprendre qu’en 2008, faute de financement. Ces plantes ne sont pas seulement une aide contre l’érosion, elles jouent également un autre rôle essentiel : selon le professeur Zinovi Novitsk, elles permettent de réduire l’effet de serre. Mais parallèlement à ce type de projet, l’Ouzbékistan reste le 2° exportateur mondial de coton en 2011 – 2 millions d’hectares de cette plante y sont encore cultivés – ; or l’irrigation reste incontrôlée puisque le coton est une culture qui demande beaucoup d’eau, accentuant ainsi les phénomènes naturels d’assèchement.

Wikipedia 2015

La faute au dieu coton. Voilà, en raccourci, l’explication de la catastrophe aralienne. Les aménageurs soviétiques qui croyaient qu’on pouvait traiter la nature comme une vache à lait et qui – en bons fidèles du catéchisme matérialiste – lancèrent les grands programmes de production de coton en Ouzbékistan n’habitent pas bien sûr au bord de la mer et ne peuvent donc éprouver dans leur chair les ravages que leurs fantasmes productivistes ont commis. Il en va toujours ainsi des traîtres : ils quittent avant qu’elle soit brûlée la terre où ils ont mis le feu.

C’est en 1950 que le destin de l’Aral se joue. Lorsque les communistes décident d’augmenter les rendements du coton ouzbek, ils savent qu’ils scellent l’avenir de la mer et la condamnent à mort. L’Aral, qui à l’époque mesure plus de 400 kilomètres de long sur 230 kilomètres de large et représente un volume de 67 000 km³, reçoit en effet du Syr et de l’Amou-Daria à peu près autant qu’elle perd par évaporation – c’est-à-dire 60 km³ par an. Le lac aralien (dont les Kazakhs disent qu’il est une île d’eau, perdue dans les sables du Turkestan) vit sur un équilibre fragile entre apports fluviaux et ponctions atmosphériques. Que l’harmonie naturelle soit menacée et la catastrophe est inévitable ! Les Soviétiques le savent. Mais qu’importe ! Le Plan avant tout ! Le rayonnement de l’URSS vaut bien qu’on sacrifie une flaque inutile, alimentée du débit de deux fleuves qui gâchent leurs eaux en la déversant dans une cuvette fermée.

Les travaux commencent dans les années cinquante. On perce des collecteurs, on augmente l’irrigation des parcelles de coton, on détourne les cours du Syr-Daria et de l’Amou-Daria, on creuse surtout le gigantesque canal turkmène, censé amener les eaux de l’Amou jusqu’à Achqabad à travers le désert du Karakoum. Mais la déperdition est telle en raison de l’infiltration dans le fond non étanchéifié du canal qu’il faut ponctionner 40 litres du fleuve pour qu’un seul arrive à destination ! Le canal prend chaque année 14 km³ d’eau à la mer. Gâchis monstrueux. Si bien qu’en 1960, ce sont 55 km³ par an qui sont demandés aux deux fleuves et 90 km³ en 1980…

Bientôt, les eaux de l’Amou et du Syr – fleuves allochtones, qui sont les seuls tributaires de la mer – n’arrivent plus à l’Aral. La glace des sommets du Pamir où l’Amou prend sa source, les torrents cristallins des Tian Shan où naît le Syr-Daria ne verront plus jamais les écumes qu’ils sont censés nourrir. Au début des années quatre-vingt, l’Aral ne reçoit plus qu’un dixième de ce qu’elle percevait en 1950…

Dès 1970, le rivage commence à reculer. En 1987, la mer se divise en deux lacs. L’un au nord, l’autre à l’ouest. La partie orientale de la mer, la moins profonde naturellement (à peine un mètre à certains endroits), se découvre la première. Les habitants de Moynak et d’Arlask, les deux principaux ports de pêche, s’aperçoivent avec effroi de la réalité : le rivage recule ! La mer s’assèche !

Aujourd’hui, la mer a perdu 75 % de son volume, la moitié de sa surface, et le niveau a baissé d’une vingtaine de mètres. Les eaux disparues ont découvert une surface de terre de plus de 4 millions d’hectares et la grève a reculé selon les endroits de 20 à 100 kilomètres par rapport à son ancien emplacement ! Les usines de pêche sont en ruine. Les conserveries fonctionnent avec des poissons venus d’ailleurs. Les bateaux sont échoués dans le sable. Oubliées les 450 000 tonnes de poisson ramenées des eaux chaque année ! Les habitants ont déserté les villes portuaires et les pourtours de la cuvette aralienne.

Le constat pourrait s’arrêter là : un désastre économique qui a condamné quelques milliers de pêcheurs et asséché une mer prétendue inutile. Hélas ! Les conséquences de l’assèchement ont dépassé les prévisions des aménageurs. Car, pendant les glorieuses années de production effrénée de coton, les exploitants, pressés par les planificateurs, ont épandu dans leurs champs des produits chimiques. Pas moins de 118 000 tonnes d’agent orange, déversées entre 1960 et 1990. Cette pollution se manifeste aujourd’hui. Sous la triple influence de la sécheresse, des vents violents et de l’absence de pluies propres à laver les sols, les pesticides et les engrais remontent à la surface ou, arrachés par les tempêtes, enduisent la région entière d’une croûte mortifère, blanche comme une meringue, mortelle comme un poison, luisante comme la peau d’un cadavre !

Conséquence de l’empoisonnement général de l’atmosphère et du sol : du bétail malade, des hommes infectés, des plantes impropres à la consommation, des espèces animales disparues, une faune marine éradiquée, des eaux polluées, des enfants malformés, un air vicié, des vents corrosifs, des récoltes gâtées, des vies condamnées…

Enfin, autre impact que n’avaient pas prévu les assécheurs de Moscou : la transformation du climat qui – loin de n’intéresser que les alentours immédiats de l’ancienne mer – entraîne une modification des conditions atmosphériques du Turkestan en général ! Sécheresses, tempêtes de poussière, chaleurs caniculaires des étés : le ciel rappelle chaque année qu’il a eu, lui aussi, à souffrir de la fuite de la mer.

Priscilla Telmon, Sylvain Tesson. Carnets de Steppes. Glénat 2002

L’Amou-Daria et le Syr-Daria détournés par des canaux d’irrigation. 1853

Mer d'Aral, le début d'une renaissance - Médiaterre

Image illustrative de l’article Mer d'Aral

la mer d’Aral en 1989 (à gauche) et en 2014 (à droite)

La mer d'Aral en 2020

2020

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[1] La localisation d’Eichmann avait été d’une stupéfiante banalité : il était installé avec au moins un fils, qui connaissait son histoire ; ce fils s’était mis à sortir avec une voisine qui vivait sous un faux nom sans le savoir : ses parents étaient en fait juifs, et n’en avaient rien dit à leur fille. Et un jour, le fils d’Eichmann révéla son vrai nom à sa dulcinée… qui le répéta à son père… lequel envoya l’information à Fritz Bauer.

[2] ÉTitre emprunté au Talmud de Babylone, traité Sanhédrin, chapitre 73, verset 3 : Face à celui qui vient te tuer, lève-toi et tue le premier

[3] Dans Mémoires barbares Jules Roy avancera, pour le village de Toujda, à 12 km au nord de la vallée Soummam, proche de Bougie, où il avait passé quelques jours, le chiffre de 1 200 morts, à attribuer au DOP.

[4] L’adjectif sera supprimé dans la  version officielle