Publié par (l.peltier) le 3 octobre 2008 | En savoir plus |
2 04 1888
Stanley, reparti pour l’Afrique Centrale depuis un an, retrouve Emin Pacha et ses 600 hommes sur les bords du lac Albert. Emin Pacha, comme son nom ne l’indique pas, est allemand : Mazenod, dit Eduard Emmanuel Schnitzer ; il était sous les ordres du général Gordon, qui commandait au Soudan une colonne égyptienne et s’était fait assassiner en 1885 par Mohammed Achmed, chef musulman fanatique. Mais Emin Pacha ne veut pas partir : Stanley attendra donc qu’il change d’avis, ce qui se fera fin 1889 quand il regagnera Zanzibar accompagné de ses hommes.
13 05 1888
Au Brésil, la majorité parlementaire vote l’abolition de l’esclavage, proclamée par la régente Isabel, épouse de Gaston d’Orléans, petit-fils de Louis Philippe, et fille de Pedro II, en voyage en Europe. Elle aura exercé la régence par trois fois : du 25 mai 1871 au 31 mars 1872, [c’est durant cette période qu’est signée la loi du ventre libre, qui donne la liberté aux enfants d’esclaves nés après 1871], du 1 mars 1876 au 12 septembre 1877 et du 30 juin 1887 au 22 08 1888. Foncièrement libérale, c’est cette orientation, insupportable aux grands propriétaires, qui lui coûtera son trône le 18 novembre 1889 : si j’avais eu mille trônes, j’aurais donné mille trônes pour libérer les esclaves du Brésil – Mil tronos eu tivesse, mil tronos eu daria para libertar os escravos do Brasil. Elle tenait bien de son père Pedro II : Mon sang est le même que celui qui coule dans le sang des esclaves noirs […] Le Brésil est le pays de mon cœur, la France celui de mon intelligence.
15 06 1888
Jean Jaurès écrit aux instituteurs : Vous tenez en vos mains l’intelligence et l’âme des enfants ; vous êtes responsable de la patrie. Les enfants qui vous ont été confiés n’auront pas seulement à écrire et à déchiffrer une lettre, à lire une enseigne au coin d’une rue, à faire une addition et une multiplication…
Ils seront citoyens et ils doivent savoir ce qu’est une démocratie libre, quels droits leur confère, quels devoirs leur impose la souveraineté de la nation.
Enfin, ils seront hommes et il faut qu’ils aient une idée de l’homme, il faut qu’ils sachent quelle est la racine de toutes nos misères : l’égoïsme aux formes multiples ; quel est le principe de notre grandeur : la fierté unie à la tendresse. Il faut qu’ils puissent se représenter à grands traits l’espèce humaine domptant peu à peu les brutalités de la nature et les brutalités de l’instinct et qu’ils démêlent les éléments principaux de cette œuvre extraordinaire qui s’appelle la civilisation. Il faut leur montrer la grandeur de la pensée ; il faut leur enseigner le respect et le culte de l’âme en éveillant en eux le sentiment de l’infini qui est notre joie, et aussi notre force, car c’est par lui que nous triomphons du mal, de l’obscurité et de la mort.
Eh ! quoi ! Tout cela à des enfants !
Oui, tout cela, si vous ne voulez pas fabriquer simplement des machines à épeler.
30 06 1888
Une pluie de météorites – mille environ – s’abat sur Polotsk, en Biélorussie.
23 07 1888
À Belfast, le vétérinaire irlandais John Boyd Dunlop remplace les roues métalliques de son tricycle à vapeur De Dion Bouton et Trépoudoux par des pneumatiques munis d’une chambre à air : les courses auxquelles il participe sont ainsi quasiment gagnées d’avance. La même année, la cour de l’hôtel Savoy de Londres est pavée de cubes de caoutchouc, diminuant ainsi le bruit des attelages.
5 08 1888
Bertha Ringer a épousé Carl Benz, dont les inventions mécaniques ont déjà bien grignoté la dot ; si au moins, il les exploitait convenablement, mais même pas. Elle est très énervée, et, au petit matin, se met aux commandes du prototype Benz Patent Motorwagen – modèle 3 – pour faire les 104 km qui séparent Mannheim de Pforzheim, un record de distance. Comme il ne fallait pas regarder à la dépense d’huile de coude, elle emmène ses deux fils pour changer les piles de recharge, s’approvisionner en benzine chez les pharmaciens, manipuler l’eau pour refroidir les moteurs. Le parcours est effectué à la vitesse de 15 km/h. Carl en tirera quelques leçons, dont certaines mécaniques comme une vitesse supplémentaire pour les côtes. Dès 1885, il avait développé le Tricycle Teo en installant un monocylindre refroidi par eau, d’un litre de cylindrée et de 560 watts, avec allumage électrique, soupape d’admission commandée, boîte de vitesses et différentiel. De 1885 à 1887, il en avait développé trois versions.
15 08 1888
Fridtjof Nansen, explorateur norvégien part avec cinq compagnons pour traverser en partie le Groenland avec des skis en chêne à trois rainures ; il arrivera 49 jours plus tard, le 3 octobre. En 1895, il atteindra en compagnie du lieutenant Hjalmar Johansen le point le plus proche du pôle nord – 379 km -, jusque là jamais atteint : 86° 14′ latitude nord. Son livre In Northern Mists, contribuera grandement à l’essor du ski.
28 10 1888
Les habitants de Chaudun, 112 habitants, dans les Hautes Alpes, au nord-ouest du col Bayard [à pied, partir du col de Gleize accessible en voiture depuis le col Bayard] n’en peuvent plus de survivre durement à une altitude moyenne de 1 900 mètres. La principale source de revenus, l’estive de quelques 3 000 moutons de la Crau, a fini par entraîner la ruine des sols, en faisant le jeu de l’érosion par leur destruction… Les coupes de bois de chauffage, bien au-delà des capacités de renouvellement de la forêt, n’arrangent rien. Ils s’adressent au ministre de l’agriculture pour que l’État vienne leur racheter le terrain de la commune :
À Monsieur le Ministre de l’agriculture à Paris
Monsieur le Ministre,
Nous soussignés, habitants de la commune de Chaudun (…) avons l’honneur de vous adresser respectueusement la requête suivante. Il n’est douteux pour personne qu’un des tristes privilèges conférés par la nature au département des Hautes Alpes est celui de compter parmi les plus pauvres et parmi ceux où les conditions de l’existence sont les plus rudes et les plus précaires. Les montagnards alpins, sans cesse aux prises avec les difficultés les plus lourdes et les plus imprévues, disputent péniblement à un sol rebelle et à un ciel peu clément les chétives ressources qui suffiront à peine à nourrir leur famille. Pour ces déshérités de la nature, le combat de la vie est terrible, continuel et souvent fatal. La commune de Chaudun qui ne compte que 112 habitants est une des plus malheureuses parmi les localités de ce malheureux pays. Bâti à une altitude moyenne de 1 900 mètres au dessus du niveau de la mer, notre village est enfoui sous les neiges pendant huit mois de l’année. Privé de toute communication avec les villages environnants, enfoncé dans les replis abrupts de rochers dénudés, Chaudun est éloigné d’environ 19 kilomètres de son centre d’approvisionnement. L’élévation des montagnes, l’extrême déclivité de leur pente, le mauvais état des sentiers rendent le parcours du pays excessivement difficile et périlleux. Le mulet est la seule bête que nous puissions employer avec sécurité pour le transport à dos de nos approvisionnements et encore devons-nous faire ces provisions durant la belle saison d’été car il nous serait impossible d’y pourvoir pendant l’hiver. Nous n’avons pas à compter sur le revenu de nos forêts par suite de manque de voies de transport. Le terrain est stérile et c’est au prix des plus grandes fatigues que nous en retirons un peu de blé. D’ailleurs, par sa position géographique, le village se trouve protégé par aucun abri naturel. Les intempéries fréquentes ici nous font souffrir plus que personne et il est rare que nos maigres récoltes qui d’ordinaire existent à l’état d’espérance puissent résister aux âpres rigueurs de notre climat. Les terrains incultes s’étendent de jour en jour devant la violence des éléments, et malgré nos persévérances et nos efforts, nous nous voyons obligés de reculer et nous sentons qu’il est impossible de continuer la lutte. (…)
Vaincus par l’indigence, nous avons l’honneur de proposer au gouvernement l’achat du territoire de notre commune. Nous avons appris que le gouvernement faisait des concessions de terrain en Algérie à ceux qui ont l’intention de coloniser. En présence d’une situation géographique et géologique aussi mauvaise que celle de Chaudun, nous n’hésiterons pas, Monsieur le Ministre, à émigrer sur le sol si fertile de l’Afrique française. La sollicitude avec laquelle la République s’occupe du sort des malheureux cultivateurs, en leur abandonnant des terrains en Algérie, nous fait espérer que l’on ne voudra pas nous laisser plus longtemps plongés dans la plus triste indigence. C’est avec la plus grande reconnaissance que nous accepterions quelques hectares sur le sol algérien, attristés assurément par la dure nécessité qui nous contraint à quitter le pays où ont vécu nos frères, mais réconfortés par la pensée que nous trouverons sur la terre africaine une nouvelle France, une seconde patrie plus généreuse et moins désolée que celle qui nous oblige à émigrer. Dans l’espoir que notre modeste supplique recevra de votre bienveillance un favorable accueil nous sommes, avec le plus profond respect, Monsieur le Ministre, vos très humbles et obéissants serviteurs.
Extrait du livre de Luc Bronner : Chaudun, la Montagne blessée. Le Seuil 2020
L’affaire se fera… sept ans plus tard, mais elle se fera, le 24 août 1895. Les habitants quitteront le village de 1° avril 1896, les uns pour les environs… plus bas, les autres pour l’Algérie et même l’Amérique. Ce sont les Eaux et Forêts – aujourd’hui l’ONF – qui prendront l’affaire en charge, reboiseront le site, restaureront un gite d’étape et une maison à leur usage. On peut légitimement se demander pourquoi il aura fallu attendre le départ des habitants pour faire cela : il est évident que les Eaux et Forêts connaissaient cette situation de longue date : pourquoi l’État a-t-il attendu cette dramatique extrémité pour intervenir ?
Sous d’autres latitudes, sous d’autres longitudes, 1 900 mètres d’altitude, ce n’est pas un obstacle à une vie humaine à peu près normale : nombreux sont les villages plus hauts que cela dans la Cordillère des Andes, dans l’Himalaya et sur le plateau tibétain qui s’y trouve, au nord. Mais dans les Alpes, cela marque à peu près la limite supérieure de la présence des arbres, une présence de neige et de froid souvent plus de six mois de l’année, bref, des conditions de vie très difficiles. Comment se chauffer quand il n’y a plus d’arbre ? etc …
Arte donnera un documentaire sur Chaudun le 6 aout 2024.
11 12 1888
Premier emprunt russe à la Bourse : 500 millions de francs à 4 % d’intérêt, ont été très vite souscrits : l’amitié franco-russe est en route, mais personne ne devine que la belle route va dans le mur. En attendant, on va beaucoup s’embrasser pendant une bonne dizaine d’années. Il y avait une contrepartie : la France allait construire dans l’ouest de la Russie des lignes de chemin de fer stratégiques pour l’acheminement des troupes vers le front en cas de conflit sur les frontières ouest.
24 12 1888
Lors d’une crise de folie, Vincent van Gogh, tente de tuer Paul Gauguin, puis se coupe le lobe de l’oreille gauche et va l’offrir à une prostituée. D’autres versions existent, qui attribuent à Gauguin, très bon escrimeur, le forfait. Il s’est enfui à Paris dès le lendemain.
12 1888
À Toulon, premier essai du Gymnote, 1° sous marin électrique, muni de 2 torpilles, construit par Gustave Zédé
1888
Les lecteurs de la presse anglaise se régalent des horreurs des 5 crimes commis par Jack l’Éventreur qui prend son temps pour éviscérer, disséquer en détail les prostituées qu’il assassine. On ne connaîtra jamais vraiment son identité ; plusieurs suspects, proches de la famille royale, mais surtout, un ancien policier satisfaisant ainsi une vengeance contre une hiérarchie qui lui avait refusé une promotion ?
Le début de la ruée sur le caoutchouc en Amazonie a dix ans. Passé le rush des aventuriers au sein desquels les perdants étaient plus nombreux que les gagnants, apparaissent les hommes d’affaires, au mieux malhonnêtes, au pire fous criminels : le Péruvien Julio Cesar Arana sera probablement le pire : En 1888, l’année où Dunlop invente le pneumatique, Arana se lance dans le commerce du caoutchouc en Amazonie péruvienne, à Tarapoto, sur le rio Huallaga [un des nombreux affluents de l’Amazone, dans son cours supérieur, qui prennent tous leur source sur le versant Est de la Cordillère des Andes. Les sources du Huallaga sont au nord-est de Lima]. Ses profits se montent à 400 %, ce qui l’incite à persévérer, même s’il doit pour cela adopter des méthodes très particulières.
Dès 1890, Arana se heurte à une contrainte inhérente au commerce du caoutchouc naturel : pendant les six mois de la saison des pluies, alors que la forêt inondée devient impraticable et que la cueillette s’arrête, sa main-d’œuvre, constituée alors de Nordestins, devait au minimum continuer à être nourrie. À moins que… Ne pouvait-on trouver une main-d’œuvre dont la pure et simple disparition n’attirerait l’attention de personne ? Impossible à mettre en œuvre avec des Nordestins, cette idée devenait envisageable avec des Amérindiens.
En 1899, Arana s’installe dans le bassin du rio Putumayo [un autre affluent de l’Amazone, plus au nord, dont la source est proche de Quito]. Il se débarrasse des quelques commerçants colombiens qui exploitaient le caoutchouc dans cette zone, puis, avec une armée de mercenaires, criminels, déviants et sadiques, il fait régner une terreur absolue chez les Indiens witotos. Réduits à l’esclavage pour la récolte du latex, les Witotos sont soumis à d’énormes quotas de production ; alors qu’ils auraient la plus grande facilité à disparaître dans la forêt, les malheureux doivent se soumettre, leurs femmes et leurs enfants étant entre les mains des hommes d’Arana. Mais la situation se dégrade très vite, pour atteindre le fond de l’horreur. Tandis que leurs femmes sont livrées à la prostitution et que leurs enfants sont coupés en morceaux pour nourrir les chiens des mercenaires, les travailleurs witotos subissent des traitements de plus en plus effroyables, humiliations, amputations, chasses à l’homme, meurtres incessants à titre de simple distraction, immolations en masse par le feu. Avec une main-d’œuvre aisément renouvelable, il n’était plus nécessaire de nourrir les travailleurs pendant les six mois d’inaction de la saison des pluies.
Tout cela finit par se savoir. En 1907, un jeune ingénieur américain, Hardenburg, qui descendait le Putumayo en pirogue, est arrêté et emprisonné par les mercenaires d’Arana qui le considèrent comme un témoin gênant. Pendant sa détention, il assiste à des scènes de cauchemar et, dès sa libération en 1908, il se rend à Londres pour témoigner ; le journal anglais The Morning Leader s’empare de l’affaire et, en 1910, le Foreign Office envoie une commission d’enquête sur le Putumayo, cette région étant alors sous influence anglaise. Six mois plus tard, le rapport de cette commission fait l’effet d’une bombe : pendant les années de la présence d’Arana sur le Putumayo, sa société avait fait un bénéfice de 7 millions $, mais, dans le même temps, la population witoto avait décru de 50 000 à moins de 8 000. Il n’est pas inutile de garder en mémoire que le fameux boom du caoutchouc s’est fait au prix du génocide des Witotos. Julio César Arana n’a jamais été condamné, ni même jugé. Nommé sénateur du département de Loreto au Pérou, il décédera paisiblement à Lima en 1952, à l’âge de 88 ans.
Francis Hallé. Plaidoyer pour l’arbre. Actes Sud 2005
La ruée sur le caoutchouc ne concerna pas que l’Amazonie : le Congo en fut lui aussi la victime ; il n’existe probablement pas de produit industriel dont la naissance se déroula dans d’aussi cauchemardesques conditions ; les débuts du Congo, propriété privée de Léopold II, par ailleurs roi de Belgique s’étaient placés sous la prééminence de l’exportation d’ivoire, alors très en vogue partout dans le monde ; mais rapidement, l’offre avait diminué quand la demande restait stable : on tuait les éléphants bien au-delà du renouvellement de l’espèce. L’exploitation du caoutchouc était très opportunément venue prendre le relais de l’ivoire : en 1891, le Congo ne produisait qu’une centaine de tonnes, mais dès 1896, il en produira 1 300 tonnes, puis en 1901, 6 000 tonnes. Le sort des Congolais récoltant le caoutchouc était à peine plus enviable que celui des Witotos massacrés par Arana : mains coupés en cas de récolte inférieure aux objectifs, terreur généralisée, mises à mort : une immonde saloperie, c’est le titre d’un chapitre de Congo de David Van Reybrouck, chez Actes Sud 2012.
27 01 1889
La France n’a pas le moral. Le général Georges Boulanger, bel homme de grande prestance, est devenu le fédérateur de tous les râleurs : il a déjà été ministre de la guerre 3 ans plus tôt. Le gouvernement a cru pouvoir s’en débarrasser en le mettant à la retraite : malheur ! cela le rend éligible, et il se présente à chaque élection partielle, jusqu’à celle de Paris pour laquelle il recueille 245 000 suffrages… il hésite à marcher sur l’Élysée, mais il va être inculpé de complot contre l’État et s’enfuira à Bruxelles le 19 avril. Mais ses partisans feront encore trembler la France des isoloirs jusqu’en mai 1890.
La dépression économique des années 1880 a frappé tous les secteurs professionnels et provoqué un marasme général et un chômage massif. Les difficultés budgétaires ralentissent les commandes de l’État. La crise du phylloxéra dévaste la viticulture ; la concurrence des blés étrangers fait chuter les prix ; le petit commerce pâtit des premiers grands magasins.
La crise économique se double d’une crise politique à la suite des élections de 1885 qui ne dégagent aucune majorité stable, la valse des ministères s’ensuit ; l’antiparlementarisme s’enflamme.
Le rejet des travailleurs étrangers devient de plus en plus manifeste. Les tribuns de la plèbe s’emparent du sujet, et pour longtemps. Début mai 1893, un débat allume le parlement sur les conditions du séjour des étrangers en France et sur la protection du travail national. Le terme d’invasion devient courant.
À la xénophobie est lié le déferlement de l’antisémitisme, orchestré par Édouard Drumont, auteur de La France Juive, et bientôt directeur d’un quotidien, La Libre Parole, qui divulgue les crimes prétendus des enfants de Moïse, autant de flèches empoisonnées que répercute toute une presse nationaliste.
La demande pressante d’un retour à l’autorité, qui devrait s’incarner dans un chef populaire, a pris la figure du mouvement boulangiste entre 1886 et 1889. Son échec n’a pas été définitif : les ligues de l’affaire Dreyfus, à la fin du siècle, reprendront aussi bien sa flamme antiparlementaire que l’antisémitisme de Drumont.
Michel Winock. Le Monde du vendredi 25 janvier 2013
30 01 1889
L’archiduc d’Autriche Rodolphe, marié à Stéphanie, fille de Leopold II de Belgique, fils unique de François Joseph et d’Élisabeth – Sissi – , et Mary Vetsera, sa maîtresse de 17 ans, sont retrouvés morts dans un pavillon de chasse de Mayerling, à 40 km au sud de Vienne. Jusqu’en 2015, le mystère de la mort du jeune couple nourrira plus qu’abondamment toute une littérature friande de macabre : assassinat de Mary Vetsera par Rodolphe, puis suicide de Rodolphe, ou bien assassinat sur ordre de François Joseph ou de Bismarck, ou de comploteurs voulant renverser François Joseph ? Quand, en juillet 2015 sortiront de la banque privée Schœllerbank à Vienne trois lettres d’adieu manuscrites de Marie Vetsera : elles y dormaient depuis 1926.
Chère Mère
Pardonne ce que je fais / Je n’ai pas pu résister à l’amour / D’accord avec Lui, je veux être enterrée à ses côtés dans le cimetière d’Alland / Je suis plus heureuse dans la mort que dans la vie
Rodolphe était rongé par la morphine et la syphilis ; il s’est donc bien suicidé, et Mary Vetsera probablement aussi, à moins d’avoir d’abord été tuée par Rodolphe. Le cinéma exploitera largement ce drame.
25 ans plus tôt, à l’âge de 7 ans, le garçon avait connu une éducation particulièrement déstabilisatrice : obsédé par la chose militaire, son père l’avait mis dans les mains d’un précepteur chargé de mettre en pratique ses propres ordres : entraînement intensif, douches froides, manœuvres dans la neige, jusqu’à être lâché dans un zoo pour lui faire croire qu’il était poursuivi par des bêtes féroces… Ce régime commando sur un enfant de 7 ans avait provoqué angines, diarrhées, insomnies, crises de toux et frayeurs subites. Seule une menace d’étalage public de l’affaire de la part d’Élisabeth avait pu mettre un terme à l’entreprise… et ce n’est qu’à cette occasion qu’elle avait pu récupérer la maîtrise de l’éducation de ses enfants.
Première incinération en France, au Père Lachaise.
6 02 1889
Camille Douls est étranglé et décapité par ses guides dans le sud Marocain. Il avait 25 ans et voulait marcher dans les pas de René Caillié en gagnant Tombouctou par le Sahara occidental. Rassemblées, ses notes seront publiées : Cinq mois chez les Maures nomades du Sahara occidental. Il avait rencontré le grand cheikh marocain Ma el-Aïnine, fondateur de la ville sainte de Smara, refuge des opposants au colonisateur, quête ultime 40 ans plus tard, de Michel Vieuchange qui mourra peu après l’avoir furtivement connue, rendue au désert, le 1 novembre 1930.
2 04 1889
Inauguration de la Tour Eiffel [0]. Les invités montent à pied, car les ascenseurs, les premiers au monde, ne fonctionneront que le 19 mai. Gustave Eiffel avait jugé que l’utilisation de boulons pour l’assemblage des poutrelles ne pouvait convenir, aussi fut-il fait avec du rond de fer chauffé et martelé à chaque bout après avoir été passé entre les deux éléments à assembler.
Eiffel conçut un système de contrevents pour résister à l’action du vent et l’ensemble du monument de fer demeure très léger (sa charge au sol est égale à celle d’un homme assis sur une chaise). Toutefois, si la Tour Eiffel surprend par l’audacieux profil de sa partie supérieure, il a fallu faire des concessions aux préjugés architecturaux du temps et rajouter entre les piles des arcs ajourés qui rassurent l’œil mais n’ont aucune fonction tectonique.
Jean Pierre Mouilleseaux. Le Grand Atlas de l’architecture mondiale. Encyclopædia Universalis 1988
Avec ses 321 m, elle met un terme au monopole de la hauteur détenu jusqu’alors par les édifices religieux : les Allemands avaient justement l’ambition de s’approprier le record avec la cathédrale d’Ulm : mais la flèche, avec 161 m, ne sera achevée que l’année suivante. Bien sûr, elle eut ses détracteurs, beaucoup plus nombreux que les partisans :
ce lampadaire véritablement tragique Léon Bloy
ce squelette de beffroi. Paul Verlaine
cette haute et maigre pyramide d’échelles de fer, chandelier creux, squelette disgracieux et géant, dont la base semble faite pour porter un formidable monument de Cyclopes, et qui avorte en un ridicule et mince profil de cheminée d’usine.
Guy de Maupassant
Mais le ponpon sera remporté par Joris Karl Huymans :
Devant ce temple se dresse la fameuse tour à propos de laquelle l’univers entier délire.
Tous les dithyrambes ont sévi. La Tour n’a point, comme on le craignait, soutiré la foudre, mais bien les plus redoutables des rengaines : arc de triomphe de l’industrie, tour de Babel, Vulcain, cyclope, toile d’araignée du métal, dentelle de fer. En une touchante unanimité, sans doute acquise, la presse entière, à plat ventre, exalte le génie de M. Eiffel.
Et cependant sa tour ressemble à un tuyau d’usine en construction, à une carcasse qui attend d’être remplie par des pierres de taille ou des briques. On ne peut se figurer que ce grillage infundibuliforme [qui a la forme d’un entonnoir. ndlr] soit achevé, que ce suppositoire solitaire et criblé de trous restera tel.
Cette allure d’échafaudage, cette attitude interrompue, assignées à un édifice maintenant complet révèlent un insens absolu de l’art. Que penser d’ailleurs du ferronnier qui fit badigeonner son œuvre avec du bronze Barbedienne, qui la fit comme tremper dans du jus refroidi de viande ? – C’est en effet la couleur du veau en Bellevue des restaurants ; c’est la gelée sous laquelle apparaît, ainsi qu’au premier étage de la tour, la dégoûtante teinte de la graisse jaune.
La Tour Eiffel est vraiment d’une laideur qui déconcerte et elle n’est même pas énorme ! Vue d’en bas, elle ne semble pas atteindre la hauteur qu’on nous cite. Il faut prendre des points de comparaison, mais imaginez, étagés, les uns sur les autres, le Panthéon et les Invalides, la colonne Vendôme et Notre-Dame et vous ne pouvez vous persuader que le belvédère de la tour escalade le sommet atteint par cet invraisemblable tas. Vue de loin, c’est encore pis. Ce fût ne dépasse guère le faîte des monuments qu’on nomme. De l’Esplanade des Invalides, par exemple, il double à peine une maison de cinq étages ; du quai d’Orléans, on l’aperçoit en même temps que le délicat et petit clocher de Saint-Séverin et leur niveau paraît le même.
De près, de loin, du centre de Paris, du fond de la banlieue, l’effet est identique. Le vide de la cage la diminue ; les lattis et les mailles font de ce trophée du fer une volière horrible.
Enfin, dessinée ou gravée, elle est mesquine. Et que peut être ce flacon clissé de paille peinte, bouché par son campanile comme par un bouchon muni d’un stilligoutte, à côté des puissantes constructions rêvées par Piranèse, voire même des monuments inventés par l’Anglais Martins ?
De quelque côté qu’on se tourne, cette œuvre ment. Elle a trois cents mètres et en paraît cent ; elle est terminée et elle semble commencée à peine.
À défaut d’une forme d’art difficile à trouver peut-être avec ces treillis qui ne sont en somme que des piles accumulées de ponts, il fallait au moins fabriquer du gigantesque, nous suggérer la sensation de l’énorme ; il fallait que cette tour fût immense. (…) C’était irréalisable ; alors à quoi bon dresser sur un socle creux un obélisque vide ? Il séduira sans doute les rastaquouères, les bellâtres passés au jus de chique, les parvenus à l’élégance clinquante, tapageuse, mais il ne disparaîtra pas avec eux, en même temps que les galeries de l’Exposition (…).
Si, négligeant maintenant l’ensemble, l’on se préoccupe du détail, l’on demeure surpris par la grossièreté de chaque pièce. L’on se dit que l’antique ferronnerie avait cependant créé de puissantes œuvres, que l’art des vieux forgerons du XVI° siècle n’est pas complètement perdu, que quelques artistes modernes ont eux aussi modelé le fer, qu’ils l’ont tordu en des mufles de bêtes, en des visages de femmes, en des faces d’hommes ; l’on se dit qu’ils ont également cultivé dans la serre des forges la flore du fer, qu’à Anvers, par exemple, les piliers de la Bourse sont, à leur sommet, enlacés par des lianes et des tiges qui s’enroulent, fusent, s’épanouissent dans l’air, en d’agiles fleurs dont les gerbes métalliques allègent, vaporisent, en quelque sorte, le plafond de l’héraldique salle.
Ici rien ; aucune parure si timide qu’elle soit, aucun caprice, aucun vestige d’art. Quand on pénètre dans la tour, l’on se trouve en face d’un chaos de poutres, entrecroisées, rivées par des boulons, martelées de clous. L’on ne peut songer qu’à des étais soutenant un invisible bâtiment qui croule. L’on ne peut que lever les épaules devant cette gloire du fil de fer et de la plaque, devant cette apothéose de la pile de viaduc, du tablier de pont !
L’on doit se demander enfin quelle est la raison d’être de cette tour. Si on la considère, seule, isolée des autres édifices, distraite du palais qu’elle précède, elle ne présente aucun sens, elle est absurde. Si, au contraire, on l’observe comme faisant partie d’un tout, comme appartenant à l’ensemble des constructions érigées dans le Champ de Mars, l’on peut conjecturer qu’elle est le clocher de la nouvelle église dans laquelle se célèbre (…) le service divin de la haute Banque. (…)
Dans ce cas, sa matière de coffre-fort, sa couleur de daube, sa structure de tuyau d’usine, sa forme de puits à pétrole, son ossature de grande drague pouvant extraire les boues aurifères des Bourses, s’expliqueraient. Elle serait la flèche de Notre-Dame de la Brocante, la flèche privée de cloches, mais armée d’un canon qui annonce l’ouverture et la fin des offices, qui convie les fidèles aux messes de la finance, aux vêpres de l’agio, d’un canon qui sonne, avec ses volées de poudre, les fêtes liturgiques du Capital !
Elle serait, ainsi que la galerie du dôme monumental qu’elle complète, l’emblème d’une époque dominée par la passion du gain ; mais l’inconscient architecte qui l’éleva n’a pas su trouver le style féroce et cauteleux, le caractère démoniaque, que cette parabole exige.
[…] Cette galerie des Machines, elle, trouvait grâce à ses yeux : on n’entre pas dans la Tour Eiffel, mais on entre dans la Galerie des Machines : on y est dans un intérieur]
L’on reconnaît qu’au point de vue de l’art cette galerie constitue le plus admirable effort que la métallurgie ait tenté. Seulement, je dois le répéter encore ; ainsi qu’à l’Hippodrome [architecte : Charles Rouhault de Fleury], ainsi qu’à la Bibliothèque nationale [architecte : Henri Labrousse], cet effort est tout interne. Le palais des Machines est grandiose, en tant que nef, qu’intérieur d’un édifice, mais il est nul, en tant qu’extérieur, en tant que façade vue du dehors. L’architecture n’a donc pas fait un pas nouveau dans cette voie ; faute d’un homme de génie, le fer est encore incapable de créer une œuvre personnelle, entière, une véritable œuvre.
Joris Karl Huysmans. Le fer. Certains. 1889
La concession avait été établie pour 20 ans : elle aurait du donc être détruite en 1909, mais à ce moment-là, elle était aux mains de l’armée qui y avait établi un centre de communication, et après, il y eut la guerre, et après… on s’y était habitué.
Elle restera la plus haute construction du monde pendant 41 ans ; puis viendront battre ce record l’Empire State Building, à New York en 1931 avec 381 m, le World Trade Center de New York en 1972, avec 417 m, la Sears Tower de Chicago en 1974, avec 443 m et les Petronas Tower de Kuala Lumpur avec 451 m en 1996, le World Financial Center, à Shangaï, avec 460 mètres en 1999, Taipei 101 à Taïwan, avec 508 mètres, Burj Dubaï à Dubaï, 860 m. en 2010, Kingdom Tower à Jeddah, Arabie Saoudire, avec 1 000 mètres en 2020 etc…
5 04 1889
Pierre Loti a été invité par son ami Jules Patenôtre, ambassadeur de France au Maroc, résidant à Tanger, à s’intégrer à la caravane qui va le mener de Tanger à Fez, soit 270 km.
L’apparition de la mouna est toujours l’événement le plus considérable de nos fins d’étapes ; c’est au crépuscule généralement que cela arrive, en long cortège, pour se déposer ensuite sur l’herbe devant la tente de notre ministre. Pardon pour ce mot arabe, mais il n’a pas d’équivalent en français: la mouna, c’est la dîme, la rançon, que notre qualité d’ambassade nous donne le droit de prélever sur les tribus en passant. Sans cette mouna, commandée longtemps à l’avance et amenée quelquefois de très loin, nous risquerions de mourir de faim dans ce pays sans auberges, sans marchés, presque sans villages, presque désert.
Notre mouna de ce soir est d’une abondance royale. Aux dernières lueurs du jour, nous voyons s’avancer au milieu de notre camp français une théorie d’hommes graves, drapés de blanc ; un beau caïd, noble d’allure, marche à leur tête, avec lenteur. En les apercevant, notre ministre est rentré sous sa tente et s’est assis, comme le prescrit l’étiquette orientale, pour les recevoir au seuil de sa demeure. Les dix premiers portent de grandes amphores en terre, pleines de beurre de brebis ; puis viennent des jarres de lait, des paniers d’œufs ; des cages rondes, en roseau, remplies de poulets attachés par les pattes ; quatre mules chargées de pains, de citrons, d’oranges ; et enfin douze moutons, tenus par les cornes, qui pénètrent à contrecœur, les pauvres, dans ce camp étranger, se méfiant déjà de quelque chose.
Il y a de quoi nourrir dix caravanes comme la nôtre ; mais refuser serait un manque absolu de dignité.
D’ailleurs nos gens, nos cavaliers, nos muletiers, attendent, avec leurs convoitises d’hommes primitifs, cette mouna pour se la partager ; toute la nuit, ils en feront des bombances sauvages, ils en revendront demain, et il en restera encore des débris par terre pour les chiens errants et les chacals. C’est l’usage établi depuis des siècles : dans un camp d’ambassadeur, on doit faire continuelle fête.
À peine le ministre a-t-il remercié les donateurs (d’un simple mouvement de tête comme il convient à un très grand chef), la curée commence. Sur un signe, nos gens s’approchent ; on se partage le beurre, le pain, les œufs : on en remplit des burnous, des capuchons, des cabas en sparterie, des bâts de mulet. Derrière les tentes de cuisine, dans un petit recoin de mauvais aspect, qui semble se transporter, lui aussi, avec nous chaque jour, on emmène les moutons – et il faut les y traîner -, car ils comprennent, se défendent, se tordent. Au crépuscule mourant, presque à tâtons, on les égorge avec de vieux couteaux ; l’herbe est toujours pleine de sang, dans ce recoin-là. On y égorge aussi des poulets par douzaines, en les laissant se débattre longuement le cou à moitié tranché, afin de les mieux saigner. Puis des feux commencent à s’allumer partout, pour des cuisines bédouines qui seront pantagruéliques ; sur des tas de branches sèches, des petites flammes jaunes surgissent çà et là, éclairant brusquement des groupes de chameaux, des groupes de mules qu’on ne voyait déjà plus dans l’obscurité, ou bien de grands Arabes blancs, aux airs de fantôme. On dirait maintenant d’un camp de gitanos en orgie, au milieu de ce pays désert qui est déployé en cercle immense alentour et qui, tout à coup, dès que les feux brillent, paraît plus profond et plus noir.
Temps toujours couvert, très sombre, presque froid. Nous sommes dans une région de prairies, de marécages. Et, pendant ces préparatifs de festins, des grenouilles nous commencent de tous les côtés à la fois, jusque dans les lointains extrêmes, leur musique nocturne, leur même ensemble éternel, qui est de tous les pays et qui a dû être de tous les âges du monde.
Vers huit heures, comme nous finissons de dîner nous-mêmes sous la grande tente commune qui nous sert de salle à manger, quelqu’un avertit le ministre qu’on vient de lui immoler une génisse, là, dehors, à la porte de son propre logis. Et nous sortons, avec une lanterne, pour savoir ce que signifie ce sacrifice et qui l’a accompli.
C’est un usage marocain d’immoler ainsi des animaux aux pieds des grands qui passent, lorsqu’on a une grâce à leur demander. La victime doit râler longuement, en répandant peu à peu son sang sur la terre. Si le seigneur est disposé à accueillir la supplique, il accepte le sacrifice et autorise ses serviteurs à enlever cette viande abattue pour la manger ; dans le cas contraire, il continue son chemin sans détourner la tête et l’offrande dédaignée reste pour les corbeaux. Quelquefois, paraît-il, pendant les voyages du sultan, la route qu’il a suivie est comme jalonnée par les bêtes mortes.
La génisse, encore vivante, est couchée devant la tente du ministre, en travers de sa porte ; elle souffle bruyamment, les naseaux ouverts ; la lueur du fanal éclaire la mare de sang échappée de sa gorge, qui s’élargit sur l’herbe. Et trois femmes sont là – les suppliantes – enlaçant de leurs bras le mât de notre pavillon de France.
Elles sont de la tribu voisine. Pendant les premiers moments du repas de nos gardes, pendant les premières minutes de gloutonnerie affamée, la nuit aidant, elles ont réussi à pénétrer au milieu de nos tentes sans être aperçues ; puis, quand on a voulu les chasser, elles se sont cramponnées à cette hampe du drapeau avec un air de se croire inattaquables sous cette protection-là, et on n’a pas osé les en arracher de force. Elles ont amené avec elles quatre ou cinq petits tout jeunes, qui s’accrochent à leurs vêtements ou qu’elles portent à leur cou. Dans l’obscurité, et avec leurs voiles à moitié baissés, il est impossible de démêler si elles sont jolies et jeunes, ou bien laides et vieilles ; d’ailleurs, leurs tuniques flottantes, agrafées aux épaules par de larges plaques d’argent que l’on voit briller, dissimulent toutes les lignes de leurs corps.
L’interprète s’approche, et d’autres fanaux sont apportés, éclairant mieux ce groupe de formes blanches autour de cette bête égorgée qui finit de mourir par terre.
Ce sont les trois épouses d’un caïd de la région. Pour des méfaits qu’il ne m’appartient pas d’apprécier, leur mari a été enfermé, depuis déjà deux ans, dans les prisons de Tanger, sur les instances de la légation de France. Et elles voudraient que le nouveau ministre français, comme grâce de joyeux avènement, demandât au sultan de Fez de le remettre en liberté.
Il est peut-être coupable, ce caïd, je n’en sais rien, mais ses femmes sont touchantes. Autant que je puis juger, c’est aussi l’avis du ministre, et, bien qu’il ne veuille dès maintenant faire aucune promesse formelle, la cause me paraît en voie d’être gagnée.
[…] 9 avril Vers midi, revenus de nouveau dans les régions solitaires et sauvages, nous plantons la tente du déjeuner dans un lieu exquis, absolument embaumé. C’est au bas d’une fraîche vallée sans nom, où des sources jaillissent partout entre les pierres moussues, où des petits ruisseaux clairs courent parmi les myosotis, les cressons et les anémones d’eau. Le ciel, maintenant tout bleu, est d’une limpidité infinie ; on a l’impression des midis splendides du mois de juin à l’époque des hauts foins. Toujours pas d’arbres, rien que des tapis de fleurs ; si loin que la vue s’étende, d’incomparables bigarrures sur la plaine ; mais on a tellement abusé de cette expression tapis de fleurs pour des prairies ordinaires, qu’elle a perdu la force qu’il faudrait pour exprimer ceci : des zones absolument roses de grandes mauves larges ; des marbrures blanches comme neige, qui sont des amas de marguerites ; des raies magnifiquement jaunes, qui sont des traînées de boutons d’or. Jamais, dans aucun parterre, dans aucune corbeille artificielle de jardin anglais, je n’ai vu tel luxe de fleurs, tel groupement serré des mêmes espèces, donnant ensemble des couleurs si vives. Les Arabes ont dû s’inspirer de leurs prairies désertes pour composer ces tapis en haute laine, diaprés de nuances fraîches et heurtées, qui se fabriquent à R’bat et à Mogador. Et sur les collines, où la terre est plus sèche, c’est un autre genre de parure ; là, c’est la région des lavandes ; des lavandes si pressées, si uniformément fleuries à l’exclusion de toute autre plante, que le sol est absolument violet, d’un violet cendré, d’un violet gris ; on dirait ces collines recouvertes de ces peluches nouvelles aux teintes doucement atténuées, et c’est un contraste singulier avec l’éclat si franc des prairies. Quand on foule aux pieds ces lavandes, une odeur saine et forte se dégage des tiges froissées, imprègne les vêtements, imprègne l’air. Et des milliers de papillons, de scarabées, de mouches, de petits êtres ailés quelconques, sont là qui circulent, bourdonnent, se grisent de bonne odeur et de lumière… Dans nos pays plus pâles ou dans les pays tropicaux constamment énervés de chaleur, rien n’égale le resplendissement d’un tel printemps.
Dès le début de notre étape de l’après-midi, nous retombons dans des régions infiniment blanches d’asphodèles, qui durent jusqu’au soir.
Vers deux heures, nous quittons le territoire d’El-Araïch pour entrer chez les Séfiann. Comme toujours, à la limite de la nouvelle tribu, deux ou trois cents cavaliers nous attendent, alignés, le fusil droit, brillant au soleil. Dès qu’ils sont en vue, ceux qui nous escortaient depuis Czar galopent en avant et vont se ranger en ligne, leur faisant face ; nous défilons ensuite entre ces deux colonnes ; et, à mesure que nous passons, un mouvement se fait derrière nous à droite et à gauche, les deux rangs se referment, se mêlent et nous suivent.
Le lieu où cela se passe est fleuri toujours, fleuri comme le plus merveilleux des jardins ; aux quenouilles blanches des asphodèles, s’ajoutent çà et là les hauts glaïeuls rouges et les grands iris violets ; nos chevaux sont jusqu’au poitrail dans les fleurs ; sans mettre pied à terre, nous pourrions, en allongeant seulement le bras, en cueillir des gerbes. Et toute la plaine est ainsi, sans vestige humain nulle part, entourée à l’horizon d’une ceinture de montagnes sauvages.
Les longues tiges de ces fleurs, en se courbant sous notre passage, font un bruit léger, comme si nous frôlions de la soie dans notre course.
Le ciel s’est voilé de nouveau, mais d’une gaze toute légère ; c’est comme un tissu de petits nuages pommelés, d’un gris tourterelle, qui semblent être remontés à des hauteurs excessives dans l’éther. Après ces lourdes nuées basses et sombres qui, les jours précédents, jetaient sur nous leurs continuelles averses, il est délicieux de se promener sous cette voûte tranquille, qui tamise une lumière très douce, qui laisse à l’horizon des limpidités très profondes, et les lointains du jardin immense où nous voyageons ont ce soir des teintes d’une finesse d’Éden.
Des fantasias incessantes, tout le long de notre route, qui dure encore deux heures :
D’abord tous les cavaliers s’élancent en avant, très loin – deux ou trois cents à la fois – toujours étranges, ainsi vus de dos, encapuchonnés en pointe, et d’une blancheur uniforme sous leurs burnous traînants ; ici, on ne voit pas leurs chevaux, qui s’enfoncent et disparaissent dans les herbages et dans les fleurs ; alors on ne s’explique plus bien ces gens en longs voiles, fuyant avec des vitesses de rêve ; et puis ce ciel discret de printemps, et la blancheur de ces costumes, au milieu de toutes ces fleurs blanches, éveillent je ne sais quel sentiment de procession religieuse, de fête de jeunes filles, de mois de Marie…
Brusquement, tous ensemble, ils se retournent ; alors apparaissent les visages de bronze des hommes, et les têtes ébouriffées des chevaux, et toutes les couleurs éclatantes des vêtements et des selles. À un commandement rauque, jeté par les chefs, ils reviennent ventre à terre, par petits groupes de front, au galop infernal, lancés sur nous… Brrr !… brrr !… De chaque côté de notre colonne, ils passent, ils passent debout sur leurs étriers, lâchant toutes leurs rênes à leurs bêtes emballées, agitant en l’air leurs longs fusils, au bout de leurs bras nus échappés des burnous qu’emporte le vent. Et chaque cavalier de chaque peloton qui nous croise pousse son cri de guerre, fait feu de son arme, la lance après dans le vide, et d’une seule main la rattrape au vol… À peine avons-nous eu le temps de les voir, que les suivants arrivent ; il en vient d’autres, et d’autres, comme dans les défilés sans fin au théâtre; brrr !.. brrr !… cela passe en tonnerre, avec toujours ces mêmes cris rauques, avec toujours ce même bruit des asphodèles qui se couchent et se froissent comme sous le vent d’une rafale…
Ces Séfiann sont de beaucoup les plus beaux et les plus nombreux cavaliers que nous ayons rencontrés depuis notre départ de Tanger.
Nous camperons ce soir près de chez leur chef, le caïd Ben-Aouda, dont on aperçoit là-bas, au milieu du désert de fleurs, le petit blockhaus blanc, entouré d’un jardin d’orangers. Notre camp aussi est là dressé, en rond comme toujours, dans une haute prairie où l’herbe est fine, sur une sorte d’esplanade dominant les solitudes, et, alentour de nos tentes, une haie de cactus-raquettes aussi hauts que des arbres nous fait comme une clôture de parc.
La mouna du caïd Ben-Aouda est superbe, apportée aux pieds du ministre par une théorie toujours pareille de graves Bédouins, tout de blanc vêtus : vingt moutons, d’innombrables poulets, des amphores remplies de mille choses, un pain de sucre pour chacun de nous, et, fermant la marche, quatre fagots pour faire nos feux. (Dans ce pays sans arbres, ce cadeau est tout à fait royal.)
Puis, comme si cela ne suffisait pas, vers huit heures du soir, dans la nuit claire, toute bleue de rayons de lune, nous voyons arriver une procession lente et silencieuse, une cinquantaine de nouvelles robes blanches, portant sur la tête de ces grandes choses en sparterie dont j’ai parlé déjà, et qui ressemblent à des pignons de tourelles ; cinquante plats de couscous, disposés en pyramides, et tout prêts, tout cuits, tout chauds. Au moment de rentrer sous ma tente, la tête déjà lourde de sommeil, je perçois comme à travers un voile fantastique ce dernier tableau de la journée : les cinquante plats de couscous rangés en cercle parfait sur l’herbe, nous au milieu ; au-delà, en un deuxième cercle, les porteurs alignés comme pour danser une ronde autour, mais gardant toujours leur immobilité grave, sous leurs longs vêtements blancs ; au-delà encore, nos tentes blanches, formant un troisième cercle plus lointain ; puis le grand horizon enfin, vague et bleuâtre, entourant tout. Et, juste au milieu du ciel, la lune – une lune trouble, une lune de vision, un fantôme de lune – ayant un immense halo blanc, qui semble le reflet, dans le ciel, de tous ces ronds de choses terrestres…
Je m’endors au chant de nos veilleurs de nuit, qui ont l’ordre de faire ce soir un guet plus attentif que d’habitude contre les attaques nocturnes. À leurs voix, qui se prolongent et traînent dans la prairie vide, répondent tout bas des cris de chacals, les premiers que nous ayons entendus depuis notre entrée au Maroc ; – oh ! presque rien : deux ou trois petits cris en sourdine, comme seulement pour dire : Nous sommes là ; mais c’est quelque chose de si mystérieusement triste, qu’on se sent glacer jusqu’aux moelles à ce seul avertissement de présence…
[…] 11 avril Nuit de grande rosée. L’eau ruisselle partout sous ma tente, qui est remplie d’une buée lourde et où s’est concentrée l’acre odeur des soucis.
Jusqu’au matin, autour du camp, les veilleurs ont chanté, en lutte contre le sommeil. Au petit jour, leur voix a fait place à celle des cailles s’appelant dans les herbages. Levé le camp à six heures. En selle à sept heures. D’abord, nous nous avançons dans l’immense plaine, escortés de nos amis d’hier, les Beni-Malek, au nombre de deux cents. Il semble que l’air soit plus chaud sur cette rive sud du fleuve et que le pays soit plus inhospitalier encore.
Sur les infinis jaunes des colzas et des soucis s’étend un ciel sombre, tourmenté, avec quelques déchirures très bleues.
Puis viennent des régions toutes blanches, des kilomètres et des kilomètres de camomilles, qu’on écrase en passant et qui imprègnent, pour tout le reste du jour, nos chevaux de leur senteur.
Après deux heures de route, nous rencontrons les cavaliers des Beni-Hassem qui nous attendent. Des brigands en effet : à leur aspect, il n’y a pas à s’y méprendre. Mais des brigands superbes ; les plus belles figures de bronze que nous ayons encore vues, les plus belles attitudes, les plus beaux bras musculeux, les plus beaux chevaux. Des mèches de cheveux longs qui s’échappent de leurs turbans au-dessus des oreilles contribuent à donner je ne sais quoi d’inquiétant à leurs physionomies.
Leur chef s’avance, très souriant, pour tendre la main au ministre. Nous serons en sécurité absolue sur son territoire, cela ne fait pas l’ombre d’un doute ; du moment que nous serons ses hôtes, devant le sultan il répond de nos têtes sur la sienne. D’ailleurs il vaut toujours mieux être confié à sa garde que d’être simplement campé dans son voisinage : c’est un axiome bien connu au Maroc.
Il est un type remarquable de vieux bandit, ce chef des Beni-Hassem. Sa barbe, ses cheveux, ses sourcils, d’un blanc de neige, tranchent en très clair sur le jaune de momie du reste de son visage ; son profil d’aigle est d’une distinction suprême. Il monte un cheval blanc couvert d’un tapis de soie rose-fleur-de-pêcher, avec bride et harnais de soie rose, selle à fauteuil en velours rose et grands étriers niellés d’or. Il est tout de blanc vêtu, comme un saint, dans des flots de transparente mousseline.
Quand il étend le bras pour donner des poignées de main, son geste découvre une double manche pagode adorable, d’abord celle de sa chemise en gaze de soie blanche, puis celle de sa robe de dessous, également en soie et d’un vieux vert céladon tout à fait exquis. En vérité on croirait voir les doigts effilés et les manchettes éteintes de quelque marquise douairière sortir des burnous de ce vieux détrousseur.
Nous apercevons plus loin la réserve de ses cavaliers, les plus beaux et les plus riches, qu’il avait laissés là-bas par habileté de mise en scène, pour nous les faire surgir en ouragan du fond de la plaine. Ils arrivent sur nous à fond de train, avec des hurlements féroces, admirables ainsi, vus de face, à travers la fumée de leur fusillade, dans leur ivresse de bruit et de vitesse. Il y a des turbans déroulés qui s’envolent, des harnais qui se rompent, des fusils qui éclatent. Et la terre s’émiette sous les sabots de leurs chevaux, on en voit sauter de tous côtés des parcelles noires qui semblent de la mitraille…
Faut-il qu’ils aient détroussé des voyageurs, pour pouvoir s’offrir un tel luxe ! toutes les brides et tous les harnais sont en soie d’une couleur merveilleusement assortie à la robe du cheval et au costume du cavalier : bleu, rose, vert d’eau, saumon, amaranthe ou jonquille. Tous les étriers sont niellés d’or. Tous les chevaux ont sur le poitrail des espèces de lambrequins très longs, en velours, magnifiquement brodés d’or, maintenus par de larges agrafes d’argent ciselé ou de pierreries. Comme nous prenons en pitié maintenant ces pauvres fantasias des premiers jours, aux environs de Tanger, qui nous avaient semblé jolies !
Son déjeuner aussi, à ce vieux chef, est sauvage, comme son territoire, comme sa tribu. Par terre, sur le tapis de fleurs jaunes, dans un lieu quelconque au milieu de la plaine infinie, il nous offre du couscous noir, avec des moutons cuits tout entiers, servis sur de grands plats de bois. Et tandis que nous arrachons, avec nos mains, des lambeaux de chair à ces monstrueux rôtis, des suppliants viennent encore égorger devant le ministre un bélier, qui ensanglante les herbages autour de nous.
Toute l’après-midi, la plaine se déroule aussi unie et monotone, plus aride cependant vers le soir, plus africaine, des menthes, des jujubiers épineux remplaçant les colzas et les soucis. Du ciel, complètement dégagé, tombe une lumière chaude et morne. De loin en loin, un cadavre de cheval ou de chameau éventré par les vautours jalonne le chemin. Et dans les rares petits villages de chaume gris, qui sont perdus au milieu des étendues désertes, commence à apparaître la hutte ronde et conique, la hutte soudanienne, la hutte du Sénégal.
Nous changeons de tribu vers quatre heures, n’ayant eu à traverser qu’une toute petite pointe du territoire des Beni-Hassem. Nous entrons chez les Cherarbas, qui sont des peuplades inoffensives et entièrement dans la main du sultan. Mais notre sécurité chez eux sera incertaine, à cause de leurs dangereux voisins qui ne seront plus responsables de nous-mêmes.
Vers six heures, nous campons à un point où bifurquent les chemins de Fez et de Mequinez, près du vénérable tombeau de Sidi-Gueddar, qui fut un grand saint marocain.
Ce tombeau, comme tous les saints d’Algérie et toutes les koubas du Maroc, est une petite bâtisse carrée, surmontée d’un dôme rond. Il est lézardé, fendillé par le soleil, extrêmement vieux. Le drapeau blanc flotte à coté, au bout d’un bâton, pour indiquer aux caravanes qu’il est méritoire d’y déposer quelques offrandes ; une natte, que maintiennent des cailloux lourds, est étendue par terre pour les recevoir, et les pièces de monnaie jetées là par les pieux voyageurs restent à la garde des oiseaux du ciel, jusqu’à ce que les prêtres viennent les ramasser.
Avec des formes polies, on nous recommande de ne pas nous approcher trop de cette sépulture de Sidi-Gueddar : elle est tellement sainte que notre présence à nous, chrétiens, y serait sacrilège.
Pierre Loti. Au Maroc. Voyages 1872-1943. Bouquins Robert Laffont 1991
6 05 1889
Ouverture de l’Exposition Universelle : elle fermera ses portes le 6 novembre après avoir reçu 25 millions de visiteurs. Si la Tour Eiffel rafle la vedette, il ne faut pas qu’elle fasse passer aux oubliettes une autre réalisation exceptionnelle, à l’autre extrémité du Champ de Mars : la Galerie des Machines, d’autant que cette dernière aura la vie courte : après avoir été un temps le premier Vel d’Hiv, elle sera détruite vingt ans plus tard, pour libérer la perspective du Champ de Mars, à la consternation du monde agricole qui y avait pris ses habitudes en y tenant son salon de l’agriculture. Les architectes Ferdinand Dutert, Charles Leon Stephen Sauvestre et les ingénieurs Contamin, Piétron et Charton, ont réalisé un espace couvert de 420 m. sur 115 m, constitué de 20 arcs de métal qui dégagent une surface de 4.5 ha sans aucun point d’appui intermédiaire. Les poutres de la galerie ont une portée de 115 m, la hauteur des voûtes est de 43 m : c’était alors une prouesse ! à même d’accueillir les grandes machines industrielles et agricoles ; il y eut un jour où la galerie vit passer plus de 100 000 visiteurs !
Édouard Delamarre Debouteville obtient la médaille d’or pour un moteur au gaz pauvre, monocylindrique, de 100 chevaux. Le moteur à gaz rentre en concurrence avec la machine à vapeur.
Le comte Hilaire de Chardonnet fait la réclame pour son brevet de fabrication de soie artificielle à partir de cellulose ; il crée une usine pour l’exploiter à Près des Vaux, proche de Besançon : Ce que le ver à soie fait avec la feuille de mûrier dans les élevages où cet insecte valétudinaire consent encore à travailler, de petits tubes capillaires le font ici avec une dissolution de fibres de sapin… Si le procédé est viable…, la Chine n’a qu’à bien se tenir.
Vogüé
Mais, en matière de textile, il n’est pas le seul à se tailler un franc succès, car Herminie Cadolle présente le soutien gorge [2] qui… contient les forts, soutient les faibles, ramène les égarés. Elle le nomme dans son brevet corselet rouge et a déjà ouvert un magasin à Buenos Aires et va en faire autant à Paris. En fait, il s’agit, dans sa première version, d’un corset coupé séparant le haut du bas, et toutes les difficultés ne sont pas réglées. Le temps des seins animés n’était pas encore venu. On s’en tenait aux Pommes de Venus et autres Pommes d’amour.
Aussi, les Américains en revendiquent-ils la maternité, avec Mary Phelps Jacob qui en 1913, présente un soutien gorge où chaque sein a son logement indépendant ; elle vend son brevet à la compagnie américaine Warner’s Bonnets, qui ne produira industriellement qu’au début des années 30. À peu près en même temps Rosalind Kind apportera aussi sa pierre à l’édifice.
23 05 1889
Au Grand Orient de France, Georges Clemenceau, Jules Joffrin et Arthur Ranc créent la Société des Droits de l’Homme et du Citoyen.
8 07 1889
Erik Satie nous livre une envoûtante Gnossienne N° 5, toute de mélancolie comme d’élégance, jouée par Guillaume Coppola.
14 08 1889
La loi Griffe définit le vin comme le produit issu de la fermentation de raisin frais. Elle exige l’affichage par étiquette de la nature du produit vendu sous le nom de vin ; le sucrage des marcs est interdit : mais ce sera insuffisant pour empêcher la fraude de se développer dans un contexte de forte demande. De 325 000 ha en 1890 à l’issue de la maladie, la vigne passera à 462 000 ha en 1900. Entre 1865 et 1869, le Parisien buvait 196 litres de vin par an et par personne ; en 1904, cette consommation sera passée à 317 litres.
18 08 1889
Au sein de l’Exposition Universelle, dans le Palais de l’Industrie, la République célèbre le centenaire de la Révolution en offrant un banquet à 13 000 maires de France.
14 11 1889
Nellie Bly, jeune journaliste américaine de 25 ans, a obtenu de son rédacteur en chef du New York World qu’il l’autorise à entreprendre un tour du monde, avec, en défi – il faut toujours un défi aux américains pour entreprendre quelque chose… le goût du jeu dans le sang – de battre le record de Philéa Fogg : 75 jours au lieu de 80. Un ami lui conseille d’emporter une arme, mais elle refuse : J’étais persuadée que si je me conduisais correctement, je trouverais toujours des hommes pour me protéger, qu’ils soient américains, anglais, français ou de toute autre nationalité.
6 ans plus tard, elle fit ce qu’il lui restait à faire : épouser un millionnaire. Veuve à 46 ans, elle coula la boite de son homme qui avait fait fortune en brevetant le bidon de 55 gallons – le fameux baril de pétrole -, retourna au journalisme pour finalement mourir à 57 ans en 1922.
18 11 1889
Ouverture de l’École Estienne qui prépare aux métiers de l’imprimerie.
1889
Inauguration du premier syndicat d’initiative de France, à Grenoble.
À Java, Dubois, médecin néerlandais, découvre des ossements d’un pithécanthrope sur le bord de la rivière Solo : s’y trouvent juxtaposés des caractères simiens et hominiens.
Premières voitures à essence, fabriquées avec le moteur à 2 cylindres en V de l’Allemand Gottlieb Daimler.
Dépôt d’un brevet décrivant le principe du dérailleur sur le vélo : il faudra attendre 1937 pour que l’emploi en soit autorisé sur le Tour de France, et encore fallait-il s’arrêter et descendre du vélo pour effectuer l’opération ; ce n’est qu’en 1948 que la société italienne inventa le dérailleur à baguettes qui permet de changer de vitesse en roulant.
Léon Gaumont crée aux Buttes Chaumont la cité Elgé, gigantesque studio dont une scène de 30 m. de long, 43 m. de haut. On y fait tout : décors, prises de vue, tirage des copies, impression des affiches et des programmes, avec un mot d’ordre : pas de gaspillage et laissons à Charles Pathé les courses poursuites dispendieuses.
Dissolution de la Compagnie Universelle de Panama : les dernières émissions d’emprunt n’ont couvert qu’à peine 20 % du montant souhaité. C’est l’aboutissement du plus grand scandale financier de l’époque : plus de 500 000 petits épargnants ont été lésés. Gustave Eiffel ne s’en relèvera pas et se consacrera à la seule recherche, contribuant à la naissance de l’aviation.
De Lesseps a dû abandonner les travaux pour le creusement du canal : la forêt tropicale ne se maîtrise pas aussi facilement que le désert ; la malaria a fait des ravages dans les rangs des cadres et des ouvriers, représentant la cause principale des 8 à 12 000 morts, dont 1 635 français. Il existe encore, perdus dans la jungle deux cimetières français, à Culebra – 800 tombes et Paraiso – 600 tombes. Paul Gauguin, en séjour dans les environs vint y gagner un peu d’argent, retournant comme les autres la terre du matin jusqu’au soir. De Lesseps s’est converti sur le tard à l’idée de faire un canal à écluses plutôt qu’à niveau, comme à Suez. Il laissa une tranchée de 28 kilomètres de long, 21 mètres de large sur 7 de profondeur (terminé, le canal fera 81 km de long).
L’ingénieur français Philippe Bunau Varilla va alors jouer un rôle important : fin 1903, un mouvement séparatiste panaméen faisait sécession de la Colombie et le président Roosevelt reconnaît aussitôt le nouvel État, dont un nouveau ministre est … Bunau Varilla : celui-ci avait racheté les actifs de la compagnie de Panama et les avait revendu à la toute jeune République ; il parviendra à convaincre les Américains de reprendre ce projet, plutôt que de creuser un autre canal au Nicaragua : plan, matériel et concession leurs seront vendus en 1904 pour 40 millions $ : le chantier américain fera 4 000 morts de plus, et il sera achevé 10 ans plus tard, juste à la veille de la guerre.
Les Anglais ont entrepris la construction d’un chemin de fer qui relie Mombassa à l’Ouganda. Un chef de chantier choisit un no man’s land des hautes terres kenyanes, à 1 660 m. pour y installer un atelier de construction pour les terrassiers et les poseurs de rail : l’endroit, qui se nomme Nairobi, va devenir la capitale du Kenya.
Le roi Umberto I° d’Italie visite Naples en compagnie de son épouse Margherita qui demande à goûter une spécialité locale : le pizzaiolo Rafaelle Esposito crée alors pour elle l’inusable recette aux couleurs du drapeau italien : la tomate rouge, le basilic vert et la mozzarela blanche, qui sera donc nommée Margherita, érigée très vite en mets mythico-patriotique. L’établissement, qui existe depuis 1780 est toujours là : Brandi, Antica pizzeria della Regina d’Italia. Proprietà Pagnani. Salita Santa Anna di Palazzo, une petite rue donnant sur la Via Chiaia : la façade est décorée d’une belle plaque en marbre célébrant le centenaire de la pizza Margherita. C’est en fait l’histoire de la tomate. Arrivée vers 1500 en Italie, elle était alors jaune et considérée comme un poison : d’où son usage principal de plante ornementale et il faudra attendre le début du XVIII° pour que les Italiens commencent à la cuisiner. La première pizzéria aurait ouvert en 1830 : l’Antica Pizzeria Port’Alba, Via Port’Alba, aujourd’hui tenue par Gennaro Luciano, qui vous présente une carte de 80 recettes !
Les voyageurs l’avaient mentionnée : La pizza est à l’huile, la pizza est au lard, la pizza est au saindoux, la pizza est au fromage, la pizza est aux tomates, la pizza est aux petits poissons ; c’est un thermomètre gastronomique du marché ; elle hausse ou baisse de prix, selon le cours des ingrédients sus désignés, selon l’abondance ou la disette de l’année… Elle rassasie toute une famille pour deux sous.
Alexandre Dumas. Le Corricolo. 1844.
Henri Duhamel rapporte de l’exposition universelle de Paris 14 paires de patins à skis, qu’il essaiera au Sappey en Chartreuse et au Recoin de Chamrousse. Le Docteur Payot les introduit en 1897, à Chamonix. En 1902, il montera au col de Balme en compagnie du guide Joseph Ducroz. Dès 1890, le Commandant Maurice Allotte de la Fuye (1844–1939), fait fabriquer des skis pour ses sapeurs. À La Bérarde, en Oisans, les 1° skis sont en bouleau : on les farte au savon pour la montée et à la cire d’abeille pour la descente. Chez les Chasseurs Alpins, le lieutenant Auguste Monnier fût l’un des pionniers en se payant à ses frais et à titre personnel, dans les années 1901/1902, des stages de ski dans les armées étrangères : Allemagne, Suisse, Autriche, Italie : essuyant dans un premier temps le refus de sa hiérarchie sur l’introduction généralisée de cette nouveauté, il rencontra en 1902 à Briançon le capitaine Clerc, qu’il finit par convaincre… en offrant à sa femme des skis achetés à Genève. En 1904/1905, le ministère des armées crée l’École de ski de Briançon : le commandant Rivas offre une paire de ski aux recrues terminant leur période. Le premier club de ski, dauphinois, date de 1907. En 1911, Arnold Lunn organise le Challenge Roberts of Kandahar, en hommage au Field Marshal Frederick Sleigh Roberts, qui avait été anobli pour avoir vaincu les Afghans à Kandahar, une ville du sud-est de l’actuel Afghanistan en 1880, lors de la seconde guerre anglo-afghane. Que la neige soit un produit quasiment inconnu à Kandahar, Arnold Lunn s’en contrefiche ! so british ! Les premières remontées mécaniques ne verront le jour que vingt ans plus tard, c’est à dire que pendant ces vingt ans on fera grand usage de la peau de phoque et des mollets pour la montée.
La dynastie des Sanson qui assumait la lourde charge de Bourreau national – ceux de province avaient été supprimés en 1871 – depuis la Révolution, cède son office à la dynastie des Deibler.
André et Édouard Michelin ont repris une entreprise de caoutchouc depuis 1886 à Clermont-Ferrand ; un cycliste qui vient de crever s’arrête devant chez eux pour le faire réparer : il s’agit d’un pneu gonflable, récemment breveté par Dunlop. Mais, collé à la jante de bois, il est indémontable : Édouard mettra deux ans pour… le réparer, en inventant le pneu démontable pour vélo. De 1891 à 1900, il multiplia son chiffre d’affaires par treize, et devint vite et pour longtemps le maître du pneu.
Et pour rester dans le caoutchouc, il y a aussi l’histoire de William Halsted, chirurgien de l’Hôpital John Hopkins de Baltimore qui était tombé amoureux de la très belle Caroline Hampton, son infirmière sudiste, nièce de général, et qui avait pris son parti de la défaite des confédérés pour venir travailler chez les nordistes ; hélas, Caroline était venue un jour lui annoncer sa démission car elle avait les mains trop abîmées par la solution antiseptique très caustique qu’elle utilisait, comme tout le personnel du bloc pour se laver les mains et pas la manipulation de l’acide phénique pour nettoyer les instruments, suivant en cela les recommandations de l’Écossais Lister. Et William de lui dire : non, non Mademoiselle, ce n’est pas possible, je vais vous mettre provisoirement dans un service où vous n’aurez pas à toucher à cet acide, le temps pour vous de guérir et puis vous reviendrez m’aider pour les opérations. Et, ne perdant pas de temps, il contacte la société Goodyear qui vient de mettre au point une technique pour entourer de latex les roues des véhicules, pour lui demander de fabriquer des gants en latex…. que la belle infirmière sera la première à utiliser… fort de son avantage, le chirurgien se déclarera, laquelle ne demandait en fait que cela… et ils vécurent heureux et ils eurent de nombreux enfants. En fait il s’agissait plus d’une application que d’une invention, car il y avait déjà une quarantaine d’année qu’existaient les préservatifs en latex. Quant à l’hôpital John Hopkins, il attendra tout de même huit ans pour recommander à tous les chirurgiens du monde de porter ces gants quand ils opèrent.
De 1883 à 1889, Bismarck dote l’Allemagne impériale d’un niveau de protection sociale alors unique au monde : assurance maladie, assurance accident et assurance invalidité retraite : obligation d’affiliation pour tous les salariés de l’industrie, prélèvement de 3 % du salaire (2/3 employé, 1/3 employeur), gratuité totale des soins… l’État était à l’origine de ces lois, mais l’application en était entièrement confiée aux Caisses régionales. Il sera limogé un an plus tard par Guillaume II, se mettant alors à rédiger de nombreux libelles contre l’empereur et livrant quelques prédictions, avant de mourir en 1898 :
La prochaine guerre sera provoquée par une sacrée chose idiote qui se passera dans les Balkans.
Mais cette protection sociale n’aurait pu exister sans une richesse nouvelle, née d’un fantastique développement économique : Quand Bismarck devient ministre président de la Prusse en 1862, les régions industrielles des États allemands ne représentent que 4.9 % de la production industrielle mondiale et occupent la cinquième place. La Grande Bretagne, avec 19.9 %, est en tête du classement. De 1880 à 1900, l’Allemagne se hisse à la troisième place, après les États-Unis et la Grande Bretagne. En 1913, elle est deuxième, derrière les États-Unis et la Grande Bretagne. En d’autres termes, de 1860 à 1913, la part de l’Allemagne dans la production industrielle mondiale a été multipliée par quatre, tandis que la part de la Grande Bretagne a baissé d’un tiers. Encore plus impressionnante est la part allemande dans le commerce mondial. En 1880, la Grande Bretagne en contrôle 22.4 %. L’Allemagne, quoique deuxième, est loin derrière, avec 10.3 %. En 1913 cependant, à 12.3 %, elle talonne la Grande Bretagne qui ne représente plus que 14.2 %. De tous cotés se dessine un miracle économique allemand : entre 1895 et 1913, la production industrielle a augmenté de 150 %, la production d’acier de 300 %, et celle de charbon de 200 %. En 1913, l’Allemagne produit et consomme 20 % de plus d’électricité que la Grande Bretagne, la France et l’Italie réunies. En Grande Bretagne, les mots made in Germany se chargent de menace, non que les pratiques industrielles ou commerciales de l’Allemagne soient plus agressives ou expansionnistes que celles des autres, mais parce qu’ils indiquent que la prépondérance britannique a ses limites.
Le pouvoir économique de l’Allemagne révélait l’anxiété des dirigeants des autres grandes puissances, comme de nos jours le pouvoir économique de la Chine.
Christopher Clark. Les somnambules. Flammarion 2013
Bismarck annonçait donc la guerre, ses successeurs la prépareront : votée en 1893, la loi portera les effectifs de l’armée à 552 000 hommes, soit 150 000 de plus que dix ans auparavant et double le budget de l’armée par rapport à 1886. En 1898, le Reichstag votera une nouvelle loi navale, avec le but ultime de faire jeu égal avec la Grande Bretagne ! [Ils n’y parviendront pas]. Les Allemands ont de bonnes raisons de croire qu’on ne les prendra pas au sérieux tant qu’ils ne disposeront pas d’une flotte puissante et crédible. L’amiral Alfred von Tirpitz, secrétaire d’État à la Marine déclarera en 1897 : Sur les mers, l’ennemi le plus dangereux de l’Allemagne est l’Angleterre. Le 6 décembre de la même année, le secrétaire d’État aux Affaires étrangères, von Bülow enchaînera : Le temps où les Allemands laissaient la terre à l’un de leurs voisins, la mer à un autre, et ne gardaient pour eux-mêmes que les cieux où règne la philosophie pure, ce temps est révolu. […] Nous ne souhaitons faire d’ombre à personne, mais nous aussi nous exigeons d’avoir notre place au soleil.
Mais tout le monde s’armait, la France avec le passage à 3 ans du service militaire, en août 1913, les Russes, en pleine croissance économique eux aussi… si bien que dès que l’horizon commença à s’assombrir, les Allemands, stratégiquement, éprouveront la nécessité de faire la guerre le plus tôt possible, tant qu’ils disposent d’une supériorité numérique, car les projections vers l’avenir les desservent ; en 1914, les Russes auront une armée de 1.5 millions d’hommes – deux fois plus que l’Allemagne – et dépasseront de 300 000 hommes les effectifs de l’Allemagne et Autriche-Hongrie réunis. Pour 1916-1917, il est prévu que l’armée russe dépasse les 2 millions d’hommes.
Bertha von Suttner, née comtesse Kinsky à Prague, de nationalité autrichienne, suite à la dilapidation par sa mère de la fortune familiale, était devenue la secrétaire d’Alfred Nobel, à Paris en 1876. Son mariage avec le baron Arthur von Suttner l’amènera à fuir Vienne et à s’ouvrir à une conscience européenne : elle publie Die Waffen nieder – Bas les armes – roman pacifiste qui devient un best seller. Elle recevra le prix Nobel de la Paix en 1905. Elle mourra à la veille de la 1° guerre mondiale, le 21 juin 1914.
L’abolition de l’esclavage a été précédée par La Case de l’oncle Tom, le fameux livre d’une femme, Mme Beecher-Stowe ; Dieu donne que l’abolition de la guerre le fût par le vôtre.
Léon Tolstoï
Alfred Nobel, quant à lui, salue cette main d’amazone qui fait si vaillamment la guerre à la guerre.
Suicide collectif de déportés politiques sur l’île de Sakhaline, dont le bagne fermera peu après. Soucieux de se rendre compte par lui-même de ce qu’était le sort des plus démunis, Anton Pavlovitch Tchekhov passa deux mois dans l’île, pendant l’été de 1890, alors qu’il était déjà profondément touché par la tuberculose, car le bonheur et la joie de la vie ne sont ni dans l’argent, ni dans l’amour, mais dans la vérité.
Vous dites que personne n’a besoin de Sakhaline et que cette île n’intéresse personne. Est-ce juste ? Nous avons chassé des hommes enchaînés, dans le froid, pendant des dizaines de milliers de verstes, nous les avons rendus syphilitiques, nous les avons dépravés, nous avons procréé des criminels… Nous avons fait pourrir en prison des millions d’hommes, fait pourrir inutilement, sans raison, d’une manière barbare, en rejetant la responsabilité de tout cela sur les surveillants de prison au nez rouge d’ivrognes. Non, je vous assure, aller à Sakhaline est nécessaire et intéressant, et on ne peut que regretter que ce soit moi qui y aille et non quelqu’un d’autre, plus qualifié et plus capable d’émouvoir l’opinion.
Lettre à son ami Souvorine, 9 mars 1890
Il fut le premier à recenser la population de Sakhaline, chaque isba, chaque casernement, chaque mine, chaque lieu de déportation, fiche en main ; 10 000 habitants, un par un, 10 000 fiches remplies. Il relatera, avec la sécheresse bouleversante du compte rendu, l’abaissement, l’avilissement, le mépris de la personne humaine dans L’Île de Sakhaline.
J’ai tout vu. Il n’y a pas à Sakhaline un seul forçat ou déporté à qui je n’aie parlé.
Lettre à Souvorine, 11 septembre 1890
J’ai maintenant fermement compris que la destination de l’homme, ou bien n’existe pas du tout, ou bien n’existe que dans une seule chose : un amour plein d’abnégation pour son prochain.
Récit d’un inconnu 1893
Nous ne voyons pas, nous n’entendons pas ceux qui souffrent, et tout ce qu’il y a d’effrayant dans la vie se déroule quelque part dans les coulisses. C’est une hypnose générale. En réalité, il n’y a pas de bonheur et il ne doit pas y en avoir. Mais si notre vie a un sens et un but, ce sens et ce but ne sont pas notre bonheur personnel, mais quelque chose de plus sage et de plus grand.
Groseilles à maquereau. 1898
Aux termes de la loi suprême du Japon, l’empire du Grand Japon est gouverné par un empereur successeur à jamais de l’ancêtre divin de ligne directe.
Vincent van Gogh est en voie de finir La chambre à coucher de Vincent van Gogh à Arles. Il s’en ouvre à son frère Theo :
Mon cher Theo
Je t’envoie un petit croquis pour te donner une idée de la tournure du travail, car aujourd’hui je m’y suis remis. C’est cette fois-ci ma chambre à coucher tout simplement, seulement la couleur doit ici faire la chose et en donnant par sa simplification un style plus grand aux choses, être suggestive ici du repos ou du sommeil en général. Enfin, la vue du tableau doit reposer la tête ou plutôt l’imagination.
Les murs sont d’un violet pâle. Le sol est à carreaux rouges. Le bois du lit et les chaises sont jaunes beurre frais, le drap et les oreillers citron vert très clair. La couverture rouge écarlate. Le fenêtre verte. La table à toilette orangée, la cuvette bleue. Les portes lilas.
Et c’est tout – rien dans cette chambre à volets clos -.
La carrure des meubles doit maintenant encore exprimer le repos inébranlable. Les portraits sur le mur et un miroir et un essuie-main et quelques vêtements. Le cadre, – comme il n’y avait pas de blanc dans le tableau – sera blanc.
J’y travaillerai encore toute la journée demain, cela pour prendre ma revanche du repos forcé que j’ai été obligé de prendre. Mais tu vois comme la conception est simple. Les ombres et ombres portées sont supprimés, c’est coloré à teintes plates et franches comme les crépons [nom que van Gogh donne aux estampes japonaises]
Mais je ne t’écris pas longtemps, car je vais commencer demain de bonne heure avec la lumière fraîche du matin pour finir ma toile.
Je te serre bien la main.
Tout à toi.
Vincent.
20 01 1890
Marcel Violette fonde le Touring Club de France. Il faisait sien le propos de Viollet le Duc : Nos monuments sont inconnus parce que nous manquons d’auberges. De 1900 à 1914, il publiera 33 volumes copieusement illustrés où sont présentés, par département, les curiosités naturelles et monumentales de la France.
8 02 1890
Le duc d’Orléans vient en France pour y faire son service militaire : ce faisant, il se met en infraction avec les lois du 26 05 1848 et du 23 juin 1886 qui contraignent à l’exil les membres des familles ayant régné sur la France : il est arrêté et condamné à deux ans de prison : gracié par Sadi Carnot, président de la République, il sera expulsé le 4 juin, après avoir effectué quatre mois de prison dans des conditions princières. Né en Angleterre en 1869, il était l’arrière petit-fils de Louis-Philippe. L’Angleterre ne sera jamais plus que la base arrière de ses incessants voyages à travers le monde, qui le conduiront en Inde du nord au Népal et au Sikkim, sur les champs de bataille de la guerre de Sécession, à laquelle son père avait pris part aux côtés des Sudistes, au Canada français, puis en Afrique de l’est, en Andalousie sur les terres de sa mère, en Sicile, dans le palais de sa belle-famille. Il explore aussi la côte est du Groenland, les rives arctiques de la Sibérie jusqu’à la Nouvelle Zemble, en 1907 faute d’être parvenu à forcer le passage du nord-est, exploit réalisé par Adolf Erik Nordenskjöld en 1879, puis les îles Féroé dans l’hémisphère australe à bord de ses yachts Maroussia, puis Belgica. Il aura voulu se faire passer pour savant quand il n’aura été finalement qu’un passionné de chasse, rapportant d’innombrables trophées parmi lesquels, évidemment, quelques espèces inconnues.
22 03 1890
Autorisation de syndicats d’association entre plusieurs communes en vue de réaliser des œuvres d’utilité intercommunale.
1° 05 1890
Les Américains l’ont crée il y a dix ans ; mais pour la France, c’est le premier Premier Mai.
16 05 1890
Vincent Van Gogh qui se trouve depuis le 8 mai 1889 à l’asile d’aliénés Saint Paul de Mausole à Saint Rémy de Provence le quitte pour Auvers sur Oise où il sera près de son frère Théo qui habite Paris et pourra être suivi par le docteur Gachet avec lequel Théo a déjà pris contact. En Arles, il confie au docteur Rey, psychiatre de l’Hôtel Dieu, qui a toute sa confiance, quelques objets à remettre à Monsieur et Madame Ginoux, qui tiennent le Café de la Gare, où il a logé avant d’aller à Saint Rémy de Provence, et avec lesquels il a entretenu des rapports amicaux. Le 20 mai, l’employé du Café de la Gare notera sur son petit carnet sur lequel il rapporte les faits du jour : Mr le docteur Rey a déposé pour Mr et Mme Ginoux de la part du peintre Van Goghe [sic] des boites d’olives vides, un paquet de torchons à carreaux ainsi qu’un grand carnet de dessins et s’escuse [sic] pour le retard.
Le grand carnet de dessins était ce qu’on nommait un brouillard – un registre sur lequel on notait toutes les opérations comptables au jour le jour, [brouillard venant de brouillon, car ces écritures étaient ensuite reprises au propre sur un autre registre]. Monsieur et Madame Ginoux avaient offert à Van Gogh un de ces registres pour qu’il puisse dessiner.
L’histoire de ce registre se perd alors dans les aléas de la vie : malades, Monsieur et Madame Ginoux ne tiennent plus le Café de la Gare qu’ils ont confié à Bernard Soulé, gérant de biens immobiliers… qui classe le brouillard de Van Gogh avec les autres registres comptables. Monsieur Ginoux mourra au tout début de 1902, son épouse déménagera chez sa mère qui tient une épicerie près de la Maison Jaune où Van Gogh aura eu un temps son atelier. Décès, successions, ventes, guerre, bombardements … en 1944, la mère de la propriétaire de cette épicerie découvre le brouillard, qu’elle offrira à sa fille vingt ans plus tard.
En 2008, l’expert en art Frank Baille entend parler des 65 dessins de ce brouillard [dont 20 ont déjà été vendus, et qu’il a pu récupérer à l’amiable], pense qu’il s’agit d’authentiques Van Gogh, dessiné non pour répondre à une commande, mais pour son seul désir, et, par prudence, se fait confirmer son estimation par Madame Bogomile Welsh-Orcharov, canadienne, experte reconnue de Van Gogh. Ces dessins seront publiés au Seuil en novembre 2016 sous le titre Le Brouillard d’Arles de Vincent van Gogh. Avec, dans son sillage les inévitables querelles d’expert sur l’authenticité de ces dessins, mis en cause par les experts bataves du Musée Van Gogh d’Amsterdam. Reste qu’on peut s’étonner du choix de cet excellent papier, légèrement bleuté pour un simple brouillard. Mais cela n’a guère d’importance : Monsieur et Madame Ginoux lui avaient peut-être offert un authentique carnet de papier dessin, qu’on aura jugé plus marketing de nommer brouillard…. pour que ça fasse plus vrai que le vrai.
Mon cher ami Gauguin
Merci de m’avoir de nouveau écrit mon cher ami et soyez assuré que depuis mon retour j’ai pensé à vous tous les jours. Je ne suis resté à Paris que trois jours et le bruit, etc, parisien me faisant une bien mauvaise impression, j’ai jugé prudent pour ma tête de ficher le camp pour la campagne, sans cela j’aurais bien vite couru chez vous. Et cela me fait énormément plaisir que vous dites que le portrait d’Arlésienne, fondé rigoureusement sur votre dessin vous a plu.
J’ai cherché à être fidèle à votre dessin respectueusement et pourtant prenant la liberté d’interpréter par le moyen d’une couleur dans le caractère sobre et le style en question.
C’est une synthèse d’Arlésienne, si vous voulez ; comme les synthèses d’Arésiennes sont rares, prenez cela comme œuvre et de vous et de moi, comme résumé de nos mois de travail ensemble.
Pour la faire j’ai payé pour moi pour ma part encore un mois de maladie, mais aussi je sais que c’est une toile qui sera comprise par vous, moi, et de rares autres, comme nous voudrions qu’on comprenne. Ici mon ami le Docteur Gachet y est, après deux, trois hésitations venu tout à fait et dit Comme c’est difficile d’être simple. Bon, je vais encore souligner la chose en la gravant à l’eau forte, cette chose-là, puis basta. L’aura qui voudra.
Avez-vous aussi vu les oliviers ? Maintenant j’ai un portrait du Docteur Gachet à expression navrée de notre temps. Si vous voulez, quelque chose comme vous disiez de votre Christ au jardin des Oliviers, pas destiné à être compris mais enfin là jusque-là je vous suis et mon frère saisit bien cette nuance.
J’ai encore de là-bas un cyprès avec une étoile, un dernier essai – un ciel de nuit avec une lune sans éclat, à peine le croissant mince émergeant de l’ombre projetée opaque sur la terre – une étoile à éclat exagéré, si vous voulez, éclat doux de rose et vert dans le ciel outremer où courent les nuages. En bas une route bordée de hautes cannes jaunes, derrière lesquelles les basses Alpines bleues, une vieille auberge à fenêtres illuminées orangée, et un très haut cyprès, tout droit, tout sombre.
Vincent Van Gogh
21 06 1890
Record du monde de vitesse sur rail par une locomotive française Crampton : 144 km/h.
29 07 1890
Vincent Van Gogh se suicide à Auvers sur Oise. Il a 37 ans. Il était né le 30 mars 1853, un an jour pour jour après la mort à la naissance de son frère Vincent : Van Gogh aura vécu toute sa vie avec la terreur inconsciente de rivaliser avec l’enfant mort et idéalisé. Chaque réussite fut pour lui une attaque contre la mémoire du mort. Afin que l’on reconnaisse qu’il avait autant de qualités que son frère, il fallait qu’il soit mort, comme lui.
Théo Van Gogh, son frère
Le matin du 27 juillet 1890 à Auvers-sur-Oise la lumière est excitante, exaltante. Van Gogh quitte l’auberge Ravoux pour se rendre avec son chevalet sur un chemin proche. Des bas-côtés d’un monticule s’extirpent des racines. Certaines en agonie de jettent dans le vide. Elles vont captiver, ensorceler le peintre.
Van Gogh réside dans ce village de l’Oise depuis deux mois. Il rentre d’un long séjour passé à l’asile de Saint-Rémy. À Auvers, il peint goulûment, ardemment. Il cherche. Il essaies des techniques. Il invente sans cesse. Il réalise des portraits, peint des toits, des rues, les bords de l’Oise, des paysages dont le fameux champ de blé sur lesquels planent les corbeaux. Certains voient ces oiseaux noirs comme les faucheuses de la mort attendant Vincent. Ce tableau, l’artiste l’a bien peint en juillet 1890 mais pas le 27.
Le matin du 27, Van Gogh peint des racines. Il les représente avec des couleurs denses. Ces racines s’épousent, se dévorent. Elles sont méandreuses, nouées. Hors de terre, elles mettent leurs arbres en danger. L’après-midi, Vincent Van Gogh est l’arbre qui s’abat. Il se tire une balle dans un champ. Il a 37 ans. L’homme aux jaunes hurlants ou sourds, aux bleus joyeux ou nocturnes a été rattrapé par ses idées noires, fatales.
Lui, l’homme en danger, l’homme souvent tenté par le vide, lui le déraciné peint des racines juste avant de se donner la mort. Il peint son état, fragiles, en équilibre précaire, en danger extrême.
Daniel Shick La tribune Dimanche 21 janvier 2024
31 07 1890
Le cardinal Ratti, futur Pie XI, inaugure le premier refuge Vallot, sur l’arête des Bosses, à 4 520 m d’altitude, entre le Dôme du Goûter et le Mont-Blanc en étant parti de Courmayeur en compagnie de 2 guides, et de 2 prêtres. Il a déjà donné son nom à une voie de l’Aiguille Noire de Peuterey.
Un pape a gravi le sommet du mont Blanc en 1890. L’ascension d’Achille Ratti, qui deviendra le pape Pie XI en 1922, a abouti le 31 juillet 1890. Le religieux, qui était aussi un alpiniste chevronné, était alors dans sa 33° année. L’expédition lancée depuis Courmayeur a pris l’éperon de la Tournette, une voie difficile et raide aujourd’hui empruntée par des alpinistes expérimentés, selon Giulio Signo, le président de la Compagnie des guides de Courmayeur. L’ascension a duré deux jours, entrecoupée par une nuit dans la cabane Quintino-Sella, sur le versant italien. Achille Ratti était accompagné par deux guides de Courmayeur, Joseph Gadin et Alexis Proment. Mais aussi par le prêtre Luigi Grasselli, professeur comme lui à Milan, et le révérend Jean Bonin, vicaire de Pré-Saint-Didier.
Autre exploit pour ce futur pape qui ne manquait pas de ressources : il a participé, au moment de redescendre, le 1° août, à l’ouverture d’une nouvelle voie pour accéder au sommet. Après une nuit au nouvel abri Vallot, depuis le Dôme du Goûter, la caravane a décidé de suivre l’arête du col de Bionnassay. Face à la réelle difficulté d’une cascade de séracs sur le parcours, le groupe a préféré éviter les ressauts et contreforts de l’Aiguille Grise, décidant de descendre par la branche Ouest le glacier du Dôme, entre le mont Blanc et les Aiguilles grises, pour enfin passer sur le glacier de Miage jusqu’à Courmayeur : Un passage de séracs sera toujours et à toute heure à éviter […] surtout sur le versant italien du Mont-Blanc, a écrit Achille Ratti dans le récit de ses ascensions, traduit de l’italien par Émile Gaillard. Et de se féliciter de la découverte d’une voie sans difficulté sérieuse et exceptionnelle.
Ainsi est née la fameuse Voie du pape, également connue sous les noms Route du pape ou route des Aiguilles Grises. L’itinéraire a par la suite été défini comme étant le plus pratique pour accéder au sommet depuis le versant italien. Il est considéré aujourd’hui comme la Voie normale italienne. C’est aussi l’une des voies décrites par le guide chamoniard François Damilano dans son topoguide mont Blanc 4 810 m, 5 voies pour le sommet. Peu fréquentée, cette voie oubliée pourrait selon lui être une vraie alternative aux voies classiques françaises surfréquentées. Alors qu’au refuge Gonella, planté à 3 071 mètres d’altitude en guise d’étape de l’itinéraire, on estime accueillir jusqu’à 10 voyageurs par jour les week-ends d’été. On est bien loin des près de 120 par jour au refuge du Goûter, sur la voie normale française.
Une alternative qu’il faut, pour les Français, emprunter depuis l’autre côté de la frontière et qui demande un peu plus de temps et d’efforts. Car contrairement aux voies passant par les refuges du Goûter (3 817 mètres d’altitude) ou de l’Aiguille du Midi (3 842 mètres), deux sites accessibles, ou en partie, grâce à des remontées mécaniques, il faut pour la Voie du pape s’élancer depuis la vallée de Val Veny, à 1 700 mètres d’altitude. Une alternative, aussi, qui incite à la vigilance puisque l’itinéraire peut s’avérer crevassé en fin d’été. […].
Les avantages : la tranquillité due à la faible fréquentation et la plus grande facilité de trouver une place en refuge pour dormir quand le Goûter affiche complet quasiment tous les soirs de la saison. Des alpinistes viennent pour ça, assure Mauro Bianchi, 34 ans, l’un des responsables du refuge Gonella, captivé par cette voie sauvage. C’est ce que recherchent certains Français qu’il accueille régulièrement outre l’accueil au refuge, le peu de personnes et la beauté des paysages, énumère-t-il dans un français marqué par son fort accent italien. Peut-être aussi pour son risotto d’Aoste au gorgonzola ?
Distance et dénivelés importants caractérisent cette voie : il faudra gravir un total de plus de 3 000 mètres (1 371 le premier jour ; 1 739 le second).- Achille Ratti, alpiniste chevronné, a réalisé de nombreuses expéditions en montagne, dont l’une des premières traversées, en 1889 du massif de Mont-Rose (entre Suisse et Italie) par le versant de Macugnaga (Italie).
Rémi Milleret. Le Dauphiné Libéré 15 08 2016
Joseph Vallot, né à Lodève (40 km de Montpellier) en 1854, tenait d’un lointain cousin toulousain une fortune constituée des revenus d’un brevet de cerclage en fer des roues de véhicule. Il fait des études à la Sorbonne, Normale sup. se spécialise en botanique. Il est au sommet du Mont Blanc, dès 1881. Il y retourne pour des études scientifiques, parvient à y passer trois jours, et fait construire à Chamonix un chalet de bois qui sera monté sur l’arête des Bosses à 4 520 m, en 1890 pour devenir le premier refuge Vallot, comprenant une pièce à usage scientifique… avec mobilier d’orient et une autre pour les alpinistes. Mal situé, il provoquait une accumulation de neige sous laquelle il disparaissait. Il fût reconstruit plus bas, à 4 362 m, sur les Rochers foudroyés en 1898.
Dès 1890, il y reçut Jules César Janssen, venu là… en chaise à porteur ; 66 ans, handicapé depuis longtemps, cela se traduisait par une forte claudication. Pionnier de l’astrophysique solaire, fondateur de l’observatoire de Meudon, il prit Vallot de haut, et se priva donc de ses conseils pour l’édification d’un autre laboratoire sur le sommet du Mont Blanc, commandé à Gustave Eiffel, construit en 1893. Mais, prudent, Gustave Eiffel avait posé une condition à son engagement : il faut que l’on trouve le rocher à moins de quinze mètres de profondeur sous le sommet du Mont Blanc ; arrivé à cette profondeur, ils n’auront trouvé qu’un noyau de pruneau ! Janssen se passera d’Eiffel et son refuge sera tout doucement englouti, comme le noyau de pruneau, par les glaces sous lesquelles il disparaîtra définitivement en 1913.
Physicien, botaniste, météorologiste, astronome, cartographe – il s’associa avec son cousin Henri et neveu Charles pour établir les premières cartes du Mont-Blanc, au 20 000°, que les progrès techniques d’aujourd’hui (relevés satellitaires, par exemple) n’ont pas fondamentalement remis en cause. Charles popularisera les célèbres Guides Vallot, qui détaillent les itinéraires des massifs alpins français ; simplifiés et mis à jour par François Labande, ils existent toujours. Il intervint encore dès 1909, avec M. Eugster, sur l’étude du téléférique des Glaciers, à la verticale du tunnel du Mont Blanc ; un autre projet – une voie ferrée jusqu’au sommet du Mont Blanc – fût abandonné après le feu vert donné au TMB. Il se heurta à de nombreuses jalousies sur la fin de sa vie et mourut à Nice en 1925.
16 08 1890
Missionné et financé par le Comité de l’Afrique Centrale, Paul Crampel, remonte depuis Brazzaville le fleuve Oubangui pour rejoindre le lac Tchad, via Bangui. Cette mission est conjointe avec deux autres : Monteil était parti de Saint Louis du Sénégal le 20 octobre 1890, pour rejoindre Tripoli, en Libye, via Bamako, Segou, Ouagadougou, Dori, Say, Sokoto, Kano où il arrivera le 28 novembre 1891. Il sera à Tripoli en janvier 1893, 27 mois après son départ.
Mizon commencera à la tête de deux navires, les Sergent Malamine et Mosca à remonter le Niger depuis son estuaire le 28 septembre 1892, puis la Bénoué, son affluent venu du lac Tchad ; le 25 octobre le Sergent Malamine s’échouait sans que son équipage parvienne à le remettre à flots : il faut attendre la fin de la saison sèche… dans neuf mois. On est près du village de Chirou… les neuf mois seront utilisés à pacifier le coin, au profit du sultan du Mirou : tous les trois devaient se retrouver sur les rives du lac Tchad. Mizon ne rencontrera pas Crampel, entretemps massacré, mais son successeur, Maistre :
À la suite du massacre de la mission Crampel, le Comité de l’Afrique française avait confié à Casimir Maistre le commandement d’une expédition en Oubangui, destinée à renforcer la misson Dybowski qui, malade, est rapatrié. Casimir Maistre le remplace alors et remonte les fleuves Congo et Oubangui : il arrive aux premiers jours de juin 1892 au poste de Bangui. Le , l’expédition, qui comprend cinq Européens, quitte le poste de la Kémo et s’engage dans les régions inexplorées. Elle parcourra ainsi plus de 5 000 kilomètres, du bassin du Congo au Soudan. Maistre put constater que les deux fleuves Chari et Logone, navigables en toute saison, sont les principales voies d’accès au Soudan et au lac Tchad. Grâce aux traités conclus avec les chefs indigènes, il établit l’influence française dans les pays compris entre le Baguirmi, l’Oubangui et l’Asamaoua.
En 1889 Crampel avait déjà exploré le Woleu N’tem, dans le nord Gabon. Le la mission parvient dans l’Oubangui-Chari à Bangui, alors point extrême de l’occupation française. Crampel essaie d’y retrouver des restes de Maurice Muzy, le chef de poste qui venait d’y être assassiné et mangé. Après Bangui, entre le bassin fluvial de l’Oubangui, affluent du Congo au sud, et celui du Chari, qui coule vers le nord pour se déverser dans le lac Tchad, les 500 km de distance ne pouvaient être franchis qu’à pied. Pour 230 charges d’environ 30 kilos chacune, Crampel ne disposait que de 70 porteurs, d’où d’incessants aller-retour. La région, vide ses habitants qui avaient fui les razzias des esclavagistes, rendait impossible tout ravitaillement. Le , à l’âge de 26 ans, il est assassiné à El Kouti par Mohamed-es-Senoussi, seigneur de la guerre esclavagiste devenu sultan du Dar El-Kouti, Royaume de Ouaddaï, dans le nord de la Centrafrique, aujourd’hui fief de la Séléka qui sèmera la terreur en Centrafrique en 2013.
Pendant longtemps, les Européens avait pensé que l’Oubangui qui coulait du nord vers le sud pour se jeter dans le Congo, devait en amont couler plein nord. C’est dans ces conditions que toute la rive droite de l’Oubangui avait été accordée aux Français. Mais en fait, après Bangui, on allait découvrir qu’il s’orientait vers l’est et ouvrait grâce aux affluents de sa rive droite, des perspectives d’accès au Nil, ce qui en changeait considérablement l’importance géopolitique.
9 10 1890
Premier vol en aéroplane : Clément Ader parcourt une quarantaine de mètres dans le parc du château d’Arminvilliers sur un appareil qu’il a appelé Éole.
12 11 1890
À Alger, le cardinal Lavigerie, reçoit l’état-major de l’escadre de la Méditerranée, commandée par l’amiral Duperré. Le cardinal est une grande figure de l’Église ; il se fait le porte parole de Léon XIII, très préoccupé par la vigueur et la puissance du refus des institutions républicaines de la part de la majorité des catholiques de France. Cette réception prendra le nom de toast d’Alger, qui déclenchera un beau charivari. Les dernières années du cardinal en seront très assombries.
L’union, en présence de ce passé qui saigne encore, de l’avenir qui menace toujours, est en ce moment, en effet, notre besoin suprême. L’union est aussi, laissez-moi vous le dire, le premier vœu de l’Église et de ses Pasteurs à tous les degrés de la hiérarchie. Sans doute, Elle ne nous demande de renoncer ni au souvenir des gloires du passé, ni aux sentiments de fidélité et de reconnaissance qui honorent tous les hommes. Mais quand la volonté d’un peuple s’est nettement affirmée ; que la forme d’un gouvernement n’a rien en soi de contraire, comme le proclamait dernièrement Léon XIII, aux principes qui seuls peuvent faire vivre les nations chrétiennes et civilisées ; lorsqu’il faut, pour arracher enfin son pays aux abîmes qui le menacent, l’adhésion, sans arrière-pensée, à cette forme de gouvernement, le moment vient de déclarer enfin l’épreuve faite, et, pour mettre un terme à nos divisions, de sacrifier tout ce que la conscience et l’honneur permettent, ordonnent à chacun de nous de sacrifier pour le salut de la patrie.
C’est ce que j’enseigne autour de moi ; c’est ce que je souhaite de voir enseigner en France par tout notre clergé, et en parlant ainsi je suis certain de n’être point désavoué par aucune voix autorisée.
Tollé, donc, dans les rangs de la droite : Paul Cassagne éructe : le cardinal invite à baiser les pieds des bourreaux. Un an après le toast d’Alger, une œuvre parodiant la bilan de la révolution creuse définitivement le fossé entre l’Église et la République. Intitulé Thermidor, cette pièce brocarde non seulement l’Incorruptible Robespierre mais aussi Lazare Carnot, grand père de l’actuel président de la République. Au nom de la liberté, on interdit paradoxalement cette pièce diffamatoire pour outrage à la Révolution et donc à la République.
Luc Mary Les grands assassins. Éditions TrajectoirE.
22 11 1890
Dès sa naissance à Lille, Charles De Gaulle fait don de la France à sa personne. Il aura plusieurs frères, dont Pierre, qu’il affublera d’un trait de potache plus méchant que drôle : c’est le cadet de mes soucis.
15 12 1890
Dans la Réserve de Standing Rock, dans le Dakota du Sud, Sitting Bull, le grand chef sioux, est tué au cours d’une échauffourée avec un détachement de 43 policiers venus l’arrêter à l’aube, quand il dormait encore.
29 12 1890
Les Tuniques bleues américaines interceptent le chef Big Foot et son peuple indien lakota à Minneconjou et les emmènent à Pine ridge, près de la rivière Wounded Knee, dans le Dakota du sud ; des armes sont cachées dans la caravane indienne ; l’un d’eux jette en l’air une poignée de terre, qui est prise pour le signal de la bataille ; les Tuniques Bleues se livrent à un massacre à la mitrailleuse, qui fait 153 morts, dont 62 femmes et enfants, 50 blessés et 150 disparus. Il y a eu grave incompétence dans le commandement américain, il y a eu crime de guerre dans le comportement de certains soldats.
Cette bataille marque la fin des guerres indiennes. On évalue entre 6 et 8 millions les Indiens [2] d’Amérique du Nord en 1492, 600 000 vers 1800, 375 000 vers 1900, – les épidémies étant les premières responsables de ce déclin -, 2 millions aujourd’hui. L’administration américaine reconnaît aujourd’hui que 17 millions d’Indiens ont été victimes de la Conquête de l’Ouest. En ayant terminé avec les conflits sur leur territoire, les États-Unis vont très vite manifester leur volonté de puissance : Dans l’intérêt de notre commerce (…), nous devrions construire le canal de Panama et, pour protéger ce canal, comme pour assurer notre suprématie commerciale dans le Pacifique, nous devrions contrôler les îles Hawaï et conforter notre influence sur les Samoa. (…) En outre, lorsque le canal de Panama sera construit, Cuba deviendra une nécessité. (…) Les grandes nations annexent rapidement, en vue d’assurer leur future expansion et leur sécurité, toutes les terres inoccupées du globe. C’est un mouvement qui va dans le sens de la civilisation et de l’avancement de la race. En tant que membre du cercle des grands nations, les États-Unis ne peuvent pas ne pas suivre cette voie.
Henry Cabot Lodge, sénateur du Massachusetts
Un nouveau sentiment semble nous habiter : la conscience de notre propre force. Et, avec elle, un nouvel appétit : le désir d’en faire la démonstration. (…) Ambition, intérêt, appétits fonciers, fierté ou simple plaisir d’en découdre, quelle que soit la motivation, nous sommes habités par un sentiment nouveau. Nous sommes confrontés à un étrange destin. Le goût de l’empire règne sur chacun de nous comme le goût du sang règne sur la jungle.
Washington Post
1890 à 1900
L’Église aura attendu jusqu’à la fin du siècle pour mettre fin à la pratique de la castration… [4 000 enfants mutilés chaque année au XVIII° siècle en Italie !] laquelle permettait d’avoir des chanteurs dont la voix ne mue pas. Quand on refuse aux femmes l’accès au chœur de l’Église pour rejoindre le chœur de chant, c’est bien pratique d’avoir des hommes à même de chanter les partitions des sopranes et des altis.
La facilité des échanges avec Genève et la Suisse amènent à répondre aux besoins de l’industrie suisse de l’horlogerie et l’arrivé récente de la fée électricité permet la création d’une nouvelle activité : le décolletage – mécanique de précision pour les mouvements d’horlogerie – qui représente un complément d’activité pour les paysans pendant l’hiver : une machine, entraînée par un moteur électrique, était mise à leur disposition à leur domicile, et ils travaillaient à façon, payés à la pièce. Le collet est la masse de matière enlevée par usinage afin d’obtenir une forme simplement épaulée ou plus complexe, d’où le mot dé-colletage.
Par la suite ces activités dispersées se concentreront en petites industries et ne cesseront de se développer en se diversifiant. Un siècle plus tard, ce sont 650 entreprises qui travaillent dans la Vallée de l’Arve, manquant de main d’œuvre qualifiée, et qui font un chiffre d’affaires supérieur à un milliards €.
L’arrivée de l’électricité, si elle modifia le paysage industriel de certaines régions, n’entraîna pas cependant la révolution que de nombreux visionnaires avaient prévu. Les tenants du patronat et du conservatisme social pouvaient à juste titre s’inquiéter, à la suite de la répression de la Commune, du développement de l’anarcho-syndicalisme dans des usines qui ne cessaient de s’agrandir, et donc, d’offrir un terrain de plus en plus favorable à ces idées ; l’arrivée de l’électricité, c’était la possibilité de petits moteurs électriques qui permettrait de casser ce développement en favorisant le retour du travail à domicile : et la famille, c’est le creuset du conservatisme.
En fait, on observa des changements importants dans la région de Saint Étienne, où les métiers à tisser et machines à coudre électriques passèrent de 19 en 1894 à 10 500 en 1904. On eut encore des chiffres significatifs dans le tissage à Lyon, la lingerie à Paris, et l’horlogerie dans les vallées jurassiennes et de l’Arve : mais de révolution, point.
Hilaire Bernigaud, comte de Chardonnet de Grange, né à Besançon, exerçant à Grenoble, en inventant la viscose, issue de la cellulose végétale, crée l’industrie des textiles artificiels qui va remplacer la soie naturelle avant d’être elle-même détrônée par la fibre synthétique.
1890
La fabrication des vins de raisins secs est assujettie aux droits sur l’alcool.
William Stewart Halsted, chirurgien américain, introduit l’asepsie, l’anesthésie chirurgicale et plusieurs procédés opératoires, parmi lesquels la mastectomie radicale appliquée au cancer du sein.
Henri Matisse a vingt ans. Il est clerc de notaire à Saint Quentin quand une méchante appendicite l’envoie à l’hôpital où il séjourne suffisamment longtemps pour commencer à s’ennuyer. Un voisin lui a déjà soumis ses peintures, et sa mère, peintre amateur, lui apporte une boite de couleurs. On connaît la suite…
L’austro-hongrois Matthias Zdarsky (1856-1940), construit le premier ski alpin qui ne possède sur la semelle qu’une seule rainure, au lieu de trois sur les skis nordiques et une fixation constituée par une plaque métallique à charnière, une talonnière de fer, et un ressort à boudin à l’avant : il ramène en même temps sa longueur de 2,5 m. à 1,8 m, ce qui lui permet d’inventer le torlauf, l’ancêtre du slalom, et le chasse-neige. Mais il continue à n’utiliser qu’un seul bâton. Hannes Schneider (1890-1950) inventera le stembogen.
La convention Sikkim-Tibet, passée entre la Chine et la Grande Bretagne, définit le tracé de la frontière entre les deux territoires, entérine l’expulsion des troupes tibétaines depuis 1888, confirme le protectorat britannique au Sikkim et réaffirme que le Tibet est partie intégrante de l’Empire chinois.
En Afrique, le colonel Archinard s’empare du royaume de Ségou, sur les bords du fleuve Niger pour le compte de la France, avec la stupide brutalité de bien des militaires de cette époque, véritable marque de fabrique de ces gens qui ont baigné dans le culte de la revanche de la défaite de 1870 : 20 000 Toucouleurs sont déportés au Sénégal, établissement, après deux essais d’administration indirecte, de l’administration directe, le tout en moins de trois ans : Il nous faut surveiller tous ces chefs comme autant de gens à détruire.
Les souverains héréditaires ne sont rien d’autre, en règle générale, que des parasites.
William Merlaud Ponty, gouverneur général de l’AOF de 1908 à 1915
Les cardinaux et évêques parlent le même langage que le pape : Je ne crois pas qu’il soit jamais possible d’établir d’une manière efficace et durable des rapports pacifiques entre patrons et ouvriers tant qu’on n’aura pas reconnu, fixé et établi publiquement une mesure juste et convenable, réglant les profits et les salaires, mesure d’après laquelle seraient réglés tous les contrats libres entre le capital et le travail.
Cardinal Manning. Lettre à l’évêque de Liège.
vers 1890
Dien Bien Phu n’est pas du tout la vallée perdue que choisiront les chefs de l’armée française pour affronter les troupes de Ho Chi Minh soixante ans plus tard.
Depuis cinq ans Dien-bien-phu n’avait cessé de se développer et l’ancien désert retrouvait peu à peu l’aspect de ce grand jardin où, suivant la légende, la courge mère des Thaïs s’était merveilleusement développée. En 1890 lors de mon premier séjour à Dien-bien-phu, le poste militaire, composé de tirailleurs tonkinois occupait dans la plaine une partie de l’ancien camp annamite de Xieng-Lé, entouré de remparts en terre. À la suite de notre passage le poste fut transporté sur le mamelon de Xieng-Kiane où la tradition fait reposer les restes de Koun Borom l’aïeul de tous les Thaïs. Un assez gros village s’était peu à peu formé, au pied de la colline, sur les bords du Nam-Yonne, mais l’importance de la garnison, presque entièrement formée de gens du pays allait diminuant de jour en jour, à mesure que la sécurité se développait […] jamais d’ailleurs Dien-bien-phu ne m’avait paru plus intéressant car on commençait à y constater les résultats de la sage administration des lieutenants Gassouin et Noiré qui avaient si bien réussi à gagner la confiance et la sympathie des habitants […] On ne pouvait se dissimuler l’immense intérêt qui s’attachait à ce que Dien-bien-phu reçut le plus rapidement possible tout son développement. Placée entre deux pays mal cultivés et médiocrement exploités cette grande plaine pouvait devenir comme par le passé le grenier de tout le haut Laos, le centre d’attraction des commerçants du voisinage, le siège principal de notre action politique et économique et s’il le fallait, le point de concentration de tous nos efforts dans cette partie de l’Indochine. C’est ainsi que je me représentais l’avenir de Dien-bien-phu.
Lefèvre Pontalis 1890
En réalisant l’unité de l’Allemagne vingt ans plus tôt, Bismarck avait rassemblé les forces de royaumes, principautés, villes qui depuis longtemps pour la plupart avaient les institutions de tout pays indépendant : une académie regroupant tout l’enseignement, université inclue. Il suffit de voir arriver aux commandes du ministère concerné un homme énergique, en l’occurrence Friedrich Althoff, avide d’en découdre sur le plan scientifique avec la France, et surtout, surtout, l’Angleterre pour que l’Allemagne devienne en quelques décennies le pays d’Europe le plus avancé en matière scientifique : le bonhomme parcourait tout l’empire, imposant aux autorités académiques l’embauche de professeurs choisis par ses soins, lors de ses voyages. Il faudra attendre Hitler et le nazisme pour que nombre de ces savants partent à l’étranger ; il y eut une prééminence allemande en matière de sciences pendant près d’un demi-siècle : il n’est que de voir la photo du congrès Solvay en 1911 pour s’en convaincre.
25 01 1891
Devenu fou, Théo Van Gogh meurt à 33 ans de la syphilis dans une maison de santé d’Utrecht. Il avait épousé le 17 avril 1889 Johanna Gezina Bonger et c’est elle qui va se charger, sans compétence particulière au départ en matière de peinture, de vendre la fantastique collection de tableaux de son beau-frère Vincent entreposés dans son appartement, auxquels s’ajoutait encore des Monticelli, des Gauguin, en donnant la préférence aux musées ouverts au public sur les collectionneurs privés. Sans compétence spécifique, il lui en aura fallu de la ténacité pour faire reconnaître le génie de son beau-frère, dont les œuvres étaient tellement loin des goûts de l’époque.
Elle avait eu un enfant de Théo : Vincent Willem, né en 1890. Elle quittera Paris pour Amsterdam où elle se remariera avec le peintre Johan Cohen Gosschalk. Elle mourra à Amsterdam en 1925.
22 02 1891
Le lac d’Annecy gèle en intégralité.
15 03 1891
Toutes les régions de France alignent leur fuseau horaire sur l’heure de Paris, qui devient ainsi l’heure officielle du pays : ce sont les compagnies de chemin de fer qui ont obtenu cette simplification car elles en avaient assez des jongleries imposées par les différences d’heures.
7 04 1891
Arthur Rimbaud, installé à Harar, en Éthiopie, souffre du genou droit depuis trois mois. C’est le début d’un long calvaire. La douleur – il s’agit d’un cancer aggravé par une ancienne syphilis – ne fait qu’empirer et il se décide à quitter Harare, pour se faire soigner à Aden : dans un premier temps il lui faut gagner le port de Zeilah : 300 km à travers le désert ; treize hommes le portent allongé sur une civière pendant quinze jours. De Zeilah, Aden en bateau pendant trois jours, où le médecin anglais de l’hôpital européen décide d’attendre. Il décide de se faire rapatrier et ce sont encore treize jours de bateau pour arriver à Marseille où il est hospitalisé à l’Hôpital de la Conception [il existe toujours, boulevard Baille, près de la Timone] ; il est amputé le 24 mai. De rémission en rechute, le cancer ne le lâchera plus et il mourra le 10 novembre, entouré de sa sœur Isabelle. Il a 37 ans.
Elle s’est retrouvée.
Quoi ? – L’Éternité.
C’est la mer allée
Avec le soleil.
L’Éternité. Mai 1872
1 mai 1891
À Fourmies, ville ouvrière du nord – on y file la dentelle et travaille la laine -, les ouvriers demandant une réduction des heures de travail à huit heures par jour. Par après sont prévues des festivités. Les patrons ont eu peur de débordements et le sous-préfet d’Avesnes a fait appel à l’armée. Quatre contestataires ont été arrêtés, que le maire a l’intention de relâcher dans l’après-midi. Mais leur libération tarde et quelques centaines de manifestants se rassemblent pour peser. La troupe ouvre le feu : on relèvera neuf morts et une trentaine de blessés. Le 1° mai de Fourmies finira par remplacer dans la mémoire ouvrière et syndicaliste de France son origine américaine.
20 05 1891
Parti le 3 mars en mission pour reconnaître la côte entre la frontière Libéria-Côte d’Ivoire et le delta du Niger, le lieutenant Paul Quiquerez meurt sur les berges du fleuve San Pedro. La famille aura du mal à donner du crédit au récit qu’en fera son adjoint, le sous-lieutenant de Segonzac, et ordonnera une enquête ; l’autopsie fera apparaître deux trous de balle dans le crâne. Mais le procès n’entraînera pas de condamnation : de Segonzac sera acquitté. Quelque 30 ans plus tard, Pierre Benoit s’inspirera de cette histoire pour une partie de la trame de l’Atlantide.
23 05 1891
L’Anglais Mills remporte le premier Bordeaux-Paris : c’est du vélo. Il a parcouru près de 600 km en 26 h 34’. Les vélos sont tous équipés de la direction à douille, qui fait passer la tige de fourche au travers du tube avant du cadre.
05 1891
L’encyclique de Léon XIII, né Joachim Pecci, Rerum Novarum, consacre le vaste effort du catholicisme social mis en œuvre en France par Albert de Mun, la Tour du Pin, Léon Harmel, Marc Sangnier.
[…] L’État doit pourvoir d’une manière toute spéciale à ce qu’en aucun temps l’ouvrier ne manque de travail, qu’il ait un fond de réserve destiné à faire face non seulement aux accidents soudains et fortuits, inséparables du travail industriel, mais encore à la maladie, à la vieillesse et aux coups de mauvaise fortune.
6 09 1891
Serge Giffard, directeur du Petit Journal lance la plus grande course cycliste : – Paris-Brest-Paris, soit 1 200 km -, à la périodicité décennale [ça laisse le temps de se reposer]. 206 cyclistes, dont un grand Bi, 10 tricycles et 2 tandems… Le vainqueur sera Charles Terront, roulant sans dormir durant 71 h 22′ avec une moyenne de 17,590 km/h à l’aller et de 16,780 km/h au retour. Jiel-Laval est second, à plus de huit heures, et Henry Coulliboeuf est troisième. 100 cyclistes terminent, certains après plusieurs jours, en s’arrêtant dans des auberges pour la nuit. Cette première édition eut à souffrir de l’impuissance des contrôleurs à voir les fautes évidentes et de la confusion, à l’annonce de l’épreuve comme une course de machines. Ainsi, plusieurs concurrents se firent relayer, ce qui entraîna leur élimination. Le vainqueur avait été embauché par Edouard et André Michelin afin de promouvoir leur toute nouvelle invention de pneumatique démontable pour vélo. Sa victoire assura le succès commercial de ce pneu. Pour la deuxième édition, en 1901, Serge Giffard demandera au pâtissier Louis Durand de créer un gâteau qui porte le nom de la course : Paris-Brest : pâte à choux garnie de mousseline pralinée le tout garni d’amandes effilées, en forme de roue. Les femmes, fatalistes, disaient : 5 minutes dans la bouche, toute la vie sur les hanches, les hommes, avides : vous ne m’avez servi qu’un aller simple, je veux aussi le retour…
30 09 1891
Le général Georges Boulanger se suicide sur la tombe de sa maîtresse, à Ixelles, en Belgique. Un général qui meurt comme un sous-lieutenant, commentera Clemenceau.
1891
Léon Serpollet est le premier homme à obtenir une autorisation de circuler sur une automobile, à la vitesse de 16 km/h. Le 16 août 1889, il avait déjà obtenu le premier examen de conduite sur un tricycle de sa conception. Léon Serpollet n’est donc pas un bourgeois soucieux d’être en avance sur son temps, c’est un homme de 33 ans qui, cinq ans plus tôt, avec l’aide de l’industriel Larsonneau, avait crée la Société des moteurs Serpollet frères et Cie. En 1898 Léon Serpollet rencontrera Franck Gardner, un industriel américain : Serpollet frères et Cie deviendra la Société d’automobiles à vapeur franco-américaine Gardner-Serpollet.
Il avait aidé son frère Henri à mettre au point le premier générateur à vaporisation instantanée, breveté en 1881. Ils vont entreprendre la construction d’une automobile : le tricycle à vapeur Serpollet est la première automobile industrielle : les commandes vont affluer. Armand Peugeot achètera un moteur Serpollet pour sa première voiture, la Peugeot Type 1. Mais il passera rapidement au tout nouveau moteur à combustion interne. En collaboration avec Decauville et Buffaud-Robatel, des moteurs à vapeur vont aussi équiper les locomotives automotrices, ancêtres des autorails.
Moteur à vapeur… moteur Diesel… les concurrence va être plus rude et plus longue qu’on ne pourrait le croire, pendant plusieurs années, et la vapeur vendra chèrement sa peau : en 1903, c’est encore une Serpollet à vapeur qui prendra le record de vitesse : 120.8 km/ h !
Le permis de conduire de Serpollet n’avait pas valeur légale et le 14 août 1893, le préfet Louis Lépine signera une ordonnance instaurant un Certificat de capacité permettant d’être employé en qualité de conducteur d’un véhicule à moteur dans le périmètre de la Préfecture de police de Paris. Ce titre était délivré aux candidats de sexe masculin et de plus de 21 ans par la préfecture sur rapport du service des Mines avec pour critères : savoir démarrer, se diriger, s’arrêter et avoir quelques notions de dépannage. La vitesse est limitée à 20 km/h en campagne et à 12 km/h en agglomération. Ce sont les constructeurs automobiles qui délivrent le certificat de capacité. Il existe alors 1 700 véhicules en France. Par la suite ce certificat deviendra accessible aux femmes et c’est la duchesse d’Uzès qui sera la première femme française à l’obtenir en mai 1898 et, par voie de conséquence, elle sera aussi la première femme à recevoir une contravention, avec son fils, le 3 juillet 1898, pour excès de vitesse à 40 km/h au lieu des 20 km/h autorisés, au Bois de Boulogne.
Première usine d’automobiles à moteur à combustion interne : Panhard Levassor qui fabrique des voitures à essence munie d’un moteur sous licence Daimler. Panhard est un nom breton : tête dure. La firme est issue de la maison Périn-Panhard constituée en 1867. La plupart des voitures Panhard qui naîtront par la suite auront une touche d’originalité certaine… jusqu’à un volant central, sur la Dynamique sortie en 1938. On peut considérer que les premières voitures ouvrant l’ère de l’automobile, toutes équipées du moteur Daimler, sont alors, en Allemagne, Daimler et Benz, et en France, Panhard et Peugeot. Il y aura eu une courte vogue auparavant de voitures à moteur électrique – en 1899, la jamais-contente fût la première voiture à briser la barrière des 100 km/h -. Le vocabulaire automobile ne va pas chercher à innover à tout prix, et conservera de nombreux mots des véhicules à chevaux : le carrosse deviendra carrosserie, la berline restera telle quel, le coupé de même ; le landau changera de fonction, gardant en commun une capote qui se rabat.
Aujourd’hui, comme il y a cent ans, la voiture électrique se frappe à la même barrière : celle des 160 km (100 milles) d’autonomie : en 2010, deux nouvelles voitures électriques, la Leaf de Nissan et la I-MiEV de Mistsubishi ont exactement cette même autonomie que la Fritchle Modèle A Victoria de 1908. C’est-à-dire 160 km sur une recharge. Les premières voitures électriques, avant 1900, avaient une autonomie de 32 à 64 km, ce qui était toujours mieux que le 20 km qu’un cheval pouvait parcourir en une journée. La génération suivante offrait une autonomie de 80 à 130 km et la troisième génération offrait une autonomie de 120 à 160 km, tout en transportant jusqu’à cinq passagers confortablement. Cent ans plus tard, rien n’est changé. […] La voiture électrique n’a pas besoin d’une collusion des compagnies pétrolières ou des gros fabricants d’automobiles pour freiner son développement, à moins que quelqu’un n’arrive à inventer une pile miracle de 10 fois la capacité des piles actuelles, elle ne pourrait pas rivaliser avec les auto à essence en termes d’autonomie, ni en termes de coût énergétique. […] Alors en 2010 comme en 1908, elle demeure un rêve impossible.
http://www.minarchisteqc.com/2010/10/la-voiture-electrique-reve-impossible/
Les voitures de luxe à nom composé que l’on verra un peu plus tard naîtront de l’association du capital et de la maîtrise technique : le comte de Dion s’associera avec le mécanicien Georges Bouton pour fabriquer les de Dion Bouton ; Charles Rolls s’associera avec Henry Royce pour faire les Rolls Royce.
Chemins de fer électriques Veyrier Collonges sous Salève et Etrembières Monnetier sous Salève – c’est à une portée de flèches de Genève, en France -: un téléphérique remplacera ces deux lignes en 1932. Début de la construction du Transsibérien. Georges Nagelmackers, pour faire son Orient Express, s’était inspiré des Pullman américains ; il y manquait une bonne attaque de méchants : voilà chose faite avec une attaque qui laisse 50 000 £ sterling aux pillards, somme qui comprend la rançon pour les 5 otages enlevés. La flotte russe de Kronstadt accueille une escadre de la marine française où l’on voit le tzar écouter la Marseillaise tête nue, geste que la France apprécie : il y a encore peu, le tzar qualifiait les régimes républicains d’abjects.
Jean Ray et Jules Carpentier inventent le périscope. Naissance de l’American Express et du chèque de voyage.
Le Crédit lyonnais ouvre une agence à Odessa. La Société générale et Paribas iront aussi en Ukraine pour participer au développement de l’industrie naissante fondée sur de très importants gisements de charbon et de fer. L’Ukraine sera non seulement le grenier à blé de l’URSS, mais encore le pays noir, producteur de charbon, donc d’électricité, et d’acier.
Les persécutions contre les chrétiens – alors essentiellement des protestants – reprennent au Japon.
Le baron Maurice de Hirsch fonde à Londres, la Jewish Colonization Association, en donnant 50 millions de francs. Elle est destinée à faciliter l’émigration des juifs victimes de pogroms en Russie, avec comme pays de destination essentiellement l’Argentine. À sa mort en 1896, la JCA possédait 100 000 ha sur lesquels vivait un millier de foyers. Mais l’expérience finalement tournera court. Dix ans plus tard, interrogé par la commission royale pour l’émigration des étrangers à Londres, en tant que dirigeant de l’Organisation sioniste, Théodore Herzl déclarera : L’expérience de Maurice de Hirsch s’est terminée par un échec parce que, si on veut réaliser une colonisation à grande échelle, il faut un drapeau et une idéologie. Or Maurice de Hirsch n’avait ni drapeau ni idéologie et on ne peut réaliser ce genre de choses uniquement avec de l’argent. Et donc, ces colons ne pouvaient réussir. On ne peut pas avec le seul argent initier un mouvement général entraînant les masses. Il faut leur donner un idéal. Il faut leur inculquer une foi en leur avenir et ce n’est qu’alors qu’il est possible d’éveiller en eux le dévouement au travail, si pénible fut-il.
À l’occasion d’une compétition sportive, le père dominicain Henri Didon créé la devise Citius, Altius, Fortius. Trois plus tard, le baron Pierre de Coubertin reprendra la formule pour la création du CIO – Comité International Olympique -.
28 02 1892
Rudolf Diesel, choqué par l’énorme quantité de combustible nécessaire aux machines à vapeur, dépose le brevet d’un moteur à huile [4] afin d’économiser l’énergie. Allemand né à Paris, il a commencé par travailler dans une entreprise parisienne de machines à glace. La pression de fonctionnement de ce moteur est très élevée et l’allumage s’effectue de façon spontanée, sans qu’il soit nécessaire d’utiliser ce que nous appelons aujourd’hui une bougie. Ce moteur sera perfectionné par Man et Krupp. Rudolf Diesel deviendra vite millionnaire mais ne parviendra pas à réaliser ses objectifs : les 250 atmosphères prévus de pression interne se limiteront à 34, et le rendement thermique ne dépassera pas 32 % : même avec ces paramètres, ce moteur est nettement plus efficace que les autres. Son usine devra tout de même cesser ses activités en 1900. Il mourra ruiné, peut-être en se suicidant depuis un sous-marin à bord duquel il se trouvait pour contrôler le fonctionnement d’un de ses moteurs en mer du Nord en 1913.
30 03 1892
L’anarchiste Ravachol, de son vrai nom Koenigstein, partisan de la propagande par le fait, a bien manié la dynamite tout au long de l’année : le 29 février, contre l’hôtel du prince de Sagan, le 27 mars au domicile du substitut Bulot. Alphonse Bertillon vient de l’identifier grâce à sa fiche anthropométrique. Il est arrêté au restaurant Very, que ses camarades font sauter le 25 avril, faisant ainsi deux morts et plusieurs blessés. Il sera guillotiné le 11 juillet chantant crânement la chanson du Père Duchesne [5] :
Né en nonante deux, nom de Dieu,
Mon nom est Père Duchesne
Né en nonante deux, nom de Dieu,
Mon nom est Père Duchesne
Marat fut généreux, nom de Dieu,
À qui porta haine, sang Dieu!
Je veux parler sans gène, nom de Dieu
Je veux parler sans gè-è-è-ne
Coquins, filous, peureux, nom de Dieu,
Vous m’appelez canaille
Coquins, filous, peureux, nom de Dieu,
Vous m’appelez canaille
Dès que j’ouvre les yeux, nom de Dieu,
Jusqu’au soir je travaille, sang Dieu!
Et je couche sur la paille, nom de Dieu,
Et je couche sur la pa-a-aille!
On nous promet les cieux, nom de Dieu,
Pour toute récompense
On nous promet les cieux, nom de Dieu,
Pour toute récompense
Tandis que ces messieurs, nom de Dieu,
S’arrondissent la panse, sang Dieu!
Nous crevons d’abstinence, nom de Dieu,
Nous crevons d’abstinen-en-en-ce!
Pour mériter les cieux, nom de Dieu,
Voyez vous ces bougresses
Pour mériter les cieux, nom de Dieu,
Voyez vous ces bougresses
Au vicaire le moins vieux, nom de Dieu,
S’en aller à confesse, sang Dieu!
Se faire peloter les fesses, nom de Dieu
Se faire peloter les fe-e-e-sses!
Quand ils t’appellent gueux, nom de Dieu!
Sus à leur équipage,
Quand ils t’appellent gueux, nom de Dieu!
Sus à leur équipage,
Un pied sur le moyeu, nom de Dieu!
Pour venger cet outrage, sang Dieu!
Crache leur au visage, nom de Dieu!
Crache leur au visa-a-a-ge!
Si tu veux être heureux, nom de Dieu,
Pends ton propriétaire
Si tu veux être heureux, nom de Dieu,
Pends ton propriétaire
Coupe les curés en deux, nom de Dieu,
Fous les églises par terre, sang Dieu!
Et l’bon Dieu dans la merde, nom de Dieu,
Et l’bon Dieu dans la me-e-e-rde!
Peuple trop oublieux, nom de Dieu,
Si jamais tu te lèves
Peuple trop oublieux, nom de Dieu,
Si jamais tu te lèves
Ne sois pas généreux, nom de Dieu,
Patrons, bourgeois et prêtres, sang Dieu!
Méritent la lanterne, nom de Dieu
Méritent la lante-er-er-ne!
Mais le mouvement libertaire ne se réduit pas à ces extrêmes : on y trouve aussi par exemple Fernand Pelloutier, fondateur des Bourses du Travail, Pierre Monate, directeur de La vie ouvrière : d’origine anarchiste, ils ont troqué leur idéal individualiste pour l’action syndicale.
29 04 1892
De mémoire d’homme jamais l’île Maurice, [alors anglaise] à l’est de Madagascar, n’a jamais connu pareil cyclone. L’anémomètre du très moderne Royal Alfred Observatory, situé à Pamplemousses, enregistre des vents de plus de 300 hm/h avant de se casser. L’observatoire n’aura pas servi pas à grand chose puisque son directeur, après avoir assuré que le cyclone éviterait l’île, venant de l’Ouest-Sud-ouest ne jugea pas utile d’y laisser du personnel la nuit précédente, quand les signaux d’annonce s’étaient manifestés. L’habitat, essentiellement de bois et de tôle pour les toits, fût dévasté : on comptera plus de 1 200 morts et 4 000 blessés. L’obélisque Malartic au Champ de Mars fut brisé à mi-hauteur.
7 06 1892
En Louisiane, Homer Plessy, métis francophone, est expulsé d’un train pour s’être assis dans un wagon réservé aux Blancs. Soutenu par un Comité de citoyens, il part pour une longue bagarre juridique qui se conclura le 18 mai 1896 par le rejet du recours de Plessis par la Cour Suprême des Etats-Unis, entérinant ainsi le Separate Car Act de Louisiane qui datait de 1890, imposant la ségrégation dans les wagons entre Blancs et personnes de couleur.
12 07 1892
Sous le glacier de Tête Rousse, à plus de 3 000 m d’altitude, dans le Massif du Mont Blanc, une poche d’eau de plus de 200 000 m³ crève pendant la nuit : elle descendra jusqu’au Fayet, ravageant tout sur son passage. Le berger des Chalets de l’Are qui aurait du être le premier emporté, doit la vie sauve à ses animaux [5], dont l’énervement dans l’étable l’a réveillé, juste avant la catastrophe : il a pu fuir en amont. Le magma de boue, sable, blocs de pierres, glaçons, sapins, emporté par des tonnes d’eau, ravage tout sur son passage : les onze maisons du hameau de Bionnay, à l’embouchure du torrent de Bionassay et du Bon Nant, sont écrasées. En aval, dans les bâtiments des bains de St Gervais, au niveau de la plaine du Fayet, les victimes seront surprises dans leur sommeil : on en dénombrera 150, auxquelles il faut ajouter les 25 tués en amont. Le niveau de l’Arve monta de 80 cm pendant 5 minutes jusqu’à sa confluence avec le Rhône, en aval de Genève… par contre les habitants du village même de Saint Gervais, rive droite du Bon Nant, qui, à cet endroit coule au fond d’une gorge profonde, furent complètement épargnés, ne s’apercevant quasiment de rien, sinon que le niveau du torrent, vu du Pont du Diable, avait bien monté.
Un bruit étrange et terrible, comme un roulement continu de tonnerre accompagné d’un violent mouvement de trépidation, a réveillé les habitants dans la nuit. La trombe d’eau arriva comme la foudre. Entre l’éveil donné et son irruption, à peine une minute. Le torrent d’eau boueuse entraîna, avec les décombres, les malheureux habitants, blessés, mutilés par la chute des toitures, des murs et des planchers. Presque tous furent noyés. Beaucoup, que les remous de l’eau rejetèrent sur les bords ou qu’elle déposa en s’écoulant, périrent lentement, asphyxiés par la boue.
Charles Durier, alpiniste, vice-président du CAF
4 10 1892
Les premiers ballons sonde à usage météorologique sont lancés du parc Montsouris.
5 10 1892
Grat, Emmet et Bob Dalton, Dick Broadwell et Bill Powers descendent de leur monture au centre de Coffeyville, au Kansas. Grimés, trois d’entre eux vont vers la banque Condon, les deux autres vers la Federal National Bank. Ball, le directeur le la Banque Condon, leur raconte qu’il faut attendre que le mouvement d’horlogerie débloque la porte du coffre à 9 h 45 précises. Grat Dalton accepte de patienter, ce qui laisse aux Coffeyvilliens qui ont reconnu les lascars le temps de s’armer et de prendre l’initiative du feu. À la Federal National Bank, les affaires avaient mieux tourné pour les méchants, et aux premiers coups de feu, ils sortent en vitesse, lestés de leur butin pour participer aux combats. Mais quatre d’entre eux vont succomber sous le nombre : seul Emmett survivra, touché par 23 balles ! faut avoir tout de même le cuir plutôt endurci ! En sortant de prison où il avait passé 14 ans, à 35 ans, il écrira les mémoires du gang Dalton dans Beyond the Law et When the Daltons Rode, se voyant même proposer de jouer son propre rôle à Hollywood :
Notre mère commençait à faiblir et j’avais demandé à un ami comment on pourrait bien la remonter un peu. Que boit-elle tous les jours ? me demanda-t-il. Du lait de notre vache. Et bien, ajoutes y donc une petite dose d’alcool de poire, en augmentant au début régulièrement la dose, pendant quinze jours. Et notre mère se mit à boire cela, sans aucun commentaire, et sans jamais rien laisser.
Un mois plus tard, elle s’affaiblissait vraiment et fit venir notre aîné : Mon fils, quoi qu’il arrive, ne vends jamais ta vache.
Et pourtant, ils avaient été de bon garçons, tous quatre [l’aîné Frank avait été tué dans l’exercice de ses fonctions] adjoint-marshall, avec le physique de l’emploi, blonds, yeux bleus, tous plus d’1.80 m : de vrais aryens ! Mais un de leurs chefs avait fait une mauvaise manière à Bob en lui piquant son salaire, les deux autres avaient fait deux ou trois excentricités… il n’en faudra pas plus pour qu’ils basculent en devenant de redoutables bandits : entre mai 1891 et juillet 1892, le gang Dalton pille quatre convois. Les compagnies ferroviaires mettent leur tête à prix. Ils rêvent d’un dernier coup avant de raccrocher : attaquer deux banques en même temps, mais ce sera le coup de trop ! On est tout de même assez loin des Dalton de Morris et Goscinny, débilous graves.
10 1892
Ouverture de l’Université de Chicago, grâce aux dons de John Rockefeller, propriétaire de la Standard Oil, avec l’ambition de concurrencer les grandes universités de la côte est. On y trouve rapidement un département de sociologie, né sous l’impulsion des premiers militants du travail social. C’était à l’université la naissance d’une discipline qui jusqu’alors n’était pas enseignée.
20 11 1892
Deux femmes ont postulé à la Société des gens de lettres : Octave Mirbeau écrivain libertaire, journaliste et critique d’art, s’insurge : La femme n’est pas un cerveau : elle est un sexe et c’est bien plus beau. Elle n’a qu’un rôle dans l’univers, mais grandiose : faire l’amour, c’est-à-dire perpétuer l’espèce. Selon les lois infrangibles de la nature, dont nous sentons mieux l’implacable et douloureuse harmonie que nous ne la raisonnons, la femme est inapte à tout ce qui n’est ni l’amour ni la maternité. Quelques femmes – exceptions très rares – ont pu donner, soit dans l’art, soit dans la littérature, l’illusion d’une force créatrice. Mais ce sont, ou des êtres anormaux, en état de révolte contre la nature, ou de simples reflets du mâle dont elles ont gardé, par le sexe, l’empreinte. Et j’aime mieux ce qu’on appelle les prostituées car elles sont, celles-là, dans l’harmonie de l’Univers.
Ainsi en va-t-il, apparemment, de deux femmes auxquelles il voue pourtant une vive admiration : Camille Claudel, qualifiée de révolte de la nature et chez qui se ressentirait le reflet de deux mâles, son maître et amant Auguste Rodin et son frère Paul Claudel ; et la journaliste Séverine, qui est parvenue, selon lui, à briser les chaînes que la nature a mises à l’esprit de la femme.
Octave Mirbeau. Le Journal
Il ne représente que lui-même certes, et son opinion n’a pas force de loi, mais la loi n’est pas bien loin : dans les usines [fabrique d’agrafes métalliques], un découpeur gagne 5.70 F/jour, une découpeuse 1.50 F/jour. Jusqu’en 1910, la femme aura obligation de remettre son salaire à son mari, etc…
12 12 1892
Violle et Henri Moissan, chimiste et pharmacien parviennent à obtenir 3 000 degrés dans un four, ce qui va leur permettre de fabriquer du diamant artificiel.
1892
À Bruxelles, l’hôtel Victor Tassel, de l’architecte Victor Horta, représente un manifeste de l’architecture de l’époque : on l’appellera modern style en France et en Belgique, Jugenstil en Allemagne, Secession stil en Autriche, Liberty, en Angleterre, Tiffany aux États Unis, et Modernismo en Espagne.
Au Caire – Égypte – on construit la gare ferroviaire de voyageurs Ramsès :
En Savoie, chemin de fer à crémaillère Aix les Bains Le Revard, qui sera remplacé par un téléphérique en 1935.
Première lampe électrique à filament métallique. François Hennebique utilise pour la première fois le béton armé au 1, Rue Danton. Il réalisera 7 ans plus tard, en 1899 le premier pont en béton armé, sur la Vienne, à Châtellerault. Auguste et Gustave Perret sont parmi les premiers architectes à mettre en œuvre ce nouveau matériau dans les années 1900 en construisant pour leur père un immeuble au 25 bis rue Franklin, sur la colline de Chaillot qui sera leur habitation et l’agence Perret et Fils de leur père. Jules Méline inspire une loi, que l’on nommera loi cadenas, qui décide d’un tarif protectionniste pour le blé et le vin, empêchant ainsi les importations de blé russe ou américain. Dans un pays resté encore essentiellement agricole, cela oriente toute une économie, la mettant à l’abri du marché mondial. La loi Brousse autorise la surveillance des marchands et dépositaires de sucre. À Salsigne, au nord de Carcassonne, Louis Marius Esparseil découvre une mine d’or. Elle sera mise en exploitation en 1908. Ce type d’exploitation exige de l’arsenic en quantité. En 1932, la mine produira la moitié de la production française soit 1 564 kg. Le coût de l’arsenic en matière de santé entraînera la fermeture de la mine en 2004.
Le tsar Alexandre III a repéré Sergueï Witte, jusqu’alors responsable des chemins de fer du pays : il le nomme ministre des finances ; il le restera jusqu’en 1903. Le PIB augmenta de 12 % en moyenne par an, les recettes budgétaires doublèrent, la production industrielle tripla ! Un ouvrier qualifié des usines Poulitov touchait 1 300 roubles par an, l’équivalent de ses homologues chez Krupp ou Ford ; il était interdit de baisser les salaires ou de payer un ouvrier en nature ; la Russie adopta l’étalon-or, et les investisseurs se bousculèrent : Witte, surnommé le renard rusé, préférera placer les obligations russes auprès de très nombreux petits porteurs européens plutôt qu’auprès des banquiers de la finance internationale ; la vente forcée des terres au profit de futurs paysans libres souleva de vives oppositions, y compris celle de Nicolas II, propriétaire de 67.8 millions d’hectares ! [une fois et demi la France, excusez du peu !]
Benigno del Carril est estanciero dans la province de Buenos Aires : un estanciero, c’est un grand propriétaire, avec une tradition bien ancrée d’élevage extensif, ovins et bovins ; et quand on est éleveur, on n’est pas paysan ; or tout cet élevage est très mal valorisé : la laine des ovins entre dans un circuit économique, la peau des bovins de même ; mais la viande est pour une bonne part laissée sur place, après abattage, au grand bénéfice des seuls charognards. L’arrivée de la congélation avait permis d’envisager un développement à l’exportation, mais les races existantes ne convenaient pas aux palais occidentaux ; et l’introduction de races européennes exigeait la fourniture sur place de luzerne pour les nourrir ; et quand on est gaucho, on n’est pas cultivateur. Benigno del Carril va régler l’affaire en faisant cultiver ses terres par des immigrants espagnols et italiens : il va leur proposer un nouveau type de contrat de fermage : le loyer sera très faible ; pendant deux ans, le fermier cultivera ce qui lui convient – les terres argentines sont très riches – et la troisième année, il cultivera de la luzerne pour le propriétaire.
La formule va faire florès et se répandre bientôt dans toute la pampa, et le succès économique va suivre rapidement : de 43 000 tonnes en 1895, les exportations de viande de bœuf vont passer à 81 000 tonnes en 1900 et à 230 000 en 1905. Et, pendant les deux ans où les fermiers plantent ce qu’ils veulent, ils font du blé, et ils en font même tellement que l’Argentine, d’une situation d’importateur de blé en 1878, va devenir exportateur en 1908, devenant le troisième fournisseur mondial après les États-Unis et le Canada.
Résumé de Bernard Kapp. Révolution agricole dans la pampa. Le Monde 20 02 2001
12 04 1893
La Goulue inaugure l’Olympia, dû à l’architecte Léon Carle et au décorateur Marcel Jambon. Le premier spectacle est de Loïe Fuller avec ses danses serpentines. Il sera entièrement reconstitué à l’identique en 1997 par Anthony Bechu.
En 1888, Joseph Oller, inventeur du Paris Mutuel et du Moulin Rouge, avait installé sur un terrain vague, l’actuelle rue Edouard VII, un grand huit en bois, que la préfecture de police avait rapidement interdit par peur des incendies. Il fit alors construire ce grand music-hall tout en fer.
Toute cette effervescence, cette soif de nouveautés apparaissaient certes à travers des initiatives individuelles, mais La Belle Epoque imprégnait aussi les milieux littéraires, artistiques … tous les fabricants, pas toujours inspirés, de la mode : C’est la Belle Époque. Et toutes les excentricités sont permises. Pierre Loti s’exhibe avec des chaussures à talon hauts. Robert de Montesquiou fait la folle avec arrogance, la belle Otero danse sur les tables en chantant Tengo de lunares, Judith Gautier se rend à l’Opéra coiffée d’un chapeau sur lequel gît un lézard vivant. Jarry aborde des tenues de cycliste et s’entraîne à parler comme un automate, tandis qu’au Chat Noir, Aristide Bruant, entre deux couplets incendiaires, injurie les bourgeois devant un public qui s’esclaffe.
Un vent d’anarchie souffle dans les milieux artistes et il n’est pas d’écrivain qui ne participe à la revue libertaire que publie Zo d’Axa. On s’encanaille. On fréquente les beuglants. On va la nuit dans les bars louches. On aime l’impertinence et toutes les provocations.
Lydie Salvayre. 7 femmes. Perrin 2013
11 05 1893
Henri Desgranges décroche le premier record du monde de l’heure à bicyclette, avec 35.325 km : cela se passe au vélodrome Buffalo de Paris.
15 05 1893
Le premier ministre grec Charilaos Trikoupis se présente devant le parlement pour leur annoncer la banqueroute de l’État : Malheureusement, nous sommes ruinés. Le gouvernement sera alors placé sous la supervision d’une commission financière internationale, composée de représentants des États créanciers d’Athènes, France, Grande-Bretagne, Allemagne, Italie, Russie et Autriche. Elle prit le contrôle du budget et des dépenses publiques hellènes. La production de raisins de Corinthe représentait alors les trois quarts des exportations. Le pays est miné par le clientélisme et l’évitement de l’impôt par les notables. Le Bavarois Otton I° de Grèce, monarque bavarois imposé par les puissances européennes en 1833, avait instauré une dispendieuse politique de grands travaux. La fonction publique avait embauché à tour de bras, l’armée menait grand train… Le tout, financé par de généreux prêts des pays occidentaux. Le gouvernement perdra vite le contrôle : en 1893, près de la moitié des revenus de l’État sont réservés au paiement des intérêts de la dette.
1 06 1893
À Toulon, lancement du sous-marin Gustave Zédé.
4 06 1893
Henry Ford essaie sa première voiture : Il est quatre heures du matin. Paresseux, le soleil se prélasse encore au lit. Deux ombres se glissent dans l’appentis d’une maison située sur Bagley Avenue, à Detroit. Ils s’affairent sur un engin bizarre perché sur quatre roues de bicyclette. Ils le poussent vers la porte, mais boum, l’engin heurte le chambranle ! Les deux hommes se regardent, incrédules, ils tentent à nouveau une sortie. Pas moyen. La porte est trop étroite. […]
Le quadricycle est enfin dans la rue. Il est temps de faire le premier essai avant qu’il n’y ait trop de monde. Vêtu d’une vieille salopette, Henry Ford se penche sur l’avant de son invention où, durant quelques minutes, il s’active sur des leviers et un volant métallique. Une pétarade déchire soudainement le silence de la nuit. Le soleil ouvre un œil, furieux d’être réveillé de si bon matin. Le moteur hoquette, puis se rendort. Henry continue à s’activer. Cette fois, la pétarade s’élève, plus ferme. Henry se hisse sur le siège fabriqué avec une caisse en bois recouverte d’un tissu. Il prend entre ses mains la longue tige métallique permettant de braquer les deux roues avant. Il esquisse un léger sourire à l’adresse de Bishop avant de pousser un levier. Le quadricycle s’ébroue, avance d’un centimètre, puis de dix et de cent. En route Simone. La première voiture fabriquée par Henry Ford roule !
Aussitôt, Bishop saute sur une bicyclette pour lui ouvrir le chemin. En faisant des signes de la main, il écarte les rares attelages et les passants déjà dans la rue à cette heure matinale. Après une première panne vite réparée, le quadricycle dévale la Grand River Avenue, puis parcourt plusieurs rues avant de revenir à son point de départ. Ford dispose de deux vitesses qui lui permettent de pousser des pointes jusqu’à 35 km/h, il ne dispose ni de marche arrière, ni de frein, mais d’une sonnette de maison en guise d’avertisseur. Le moteur à essence transmet la force motrice aux roues par l’intermédiaire d’une simple chaîne de vélo. De retour à l’appentis, Henry est fier, très fier : lui, le p’tit gars de la campagne, a su fabriquer un véhicule à essence fonctionnant à merveille ! N’allons pas lui gâcher sa journée en lui racontant que la bagnole se révélera à la fin du siècle suivant une machine infernale qui pollue, réchauffe la planète et tue les gens par millions… Le soleil, qui s’est enfin levé, se dit qu’aujourd’hui il y a vraiment du nouveau.
La passion de la mécanique a gagné ce fils de paysan dès sa plus tendre enfance. À 15 ans, déjà en rupture d’école (toute sa vie il peinera à écrire et à lire), Ford construit sa première machine à vapeur. Lorsqu’il fabrique le quadricycle, Henry Ford est devenu chef ingénieur chez Edison Illuminating Company, à Detroit, où il est chargé d’assurer la maintenance des machines à vapeur pour 75 $ par mois. Un bon salaire et pas mal de temps libre, qu’il consacre à la mise au point de moteurs à essence. Il fait fonctionner le premier le 24 décembre 1893, dans l’évier de sa femme, Clara. L’engin tourne moins d’une minute, mais c’est suffisant pour qu’il comprenne avoir trouvé sa vocation. Désormais, il passe tout son temps libre dans le petit appentis qu’il s’est bâti au fond de son jardin. En novembre 1895, il lit dans l’American Machinist Magazine un article consacré à un véhicule actionné par un moteur à essence. Il décide d’en réaliser un à son tour. En mars 1896, il apprend alors qu’un autre ingénieur de Detroit a déjà fabriqué sa propre machine roulante avec une armature en bois, qui atteint la vitesse vertigineuse 8 km/h. Henry décide de faire mieux. Sa voiture sera plus légère, plus puissante et plus rapide.
Il convainc une poignée d’amis, dont Bishop, de lui donner un coup de main. Ils testent une grande variété de moteurs à essence pour trouver le plus efficace. Ford choisit d’utiliser l’acier plutôt que le bois, pour alléger le véhicule. Le moteur qu’il fabrique est un deux-cylindres d’une puissance de 4 chevaux, refroidi par eau. Quelques mois après les premiers tours de roue du quadricycle, il rencontre Thomas Edison, lors d’une convention à New York, qui l’encourage : Jeune homme, vous tenez le truc ! Votre véhicule est autonome et transporte sa propre source d’énergie. La suite de l’histoire fait partie de la légende Ford.
En juillet 1899, il rencontre un riche marchand de bois nommé William H. Murphy qu’il convainc de le financer après lui avoir fait faire un tour sur son quadricycle : 100 kilomètres en trois heures et demie. Ils fondent, le 5 août 1899, la Detroit Automobile Company pour fabriquer des camions de livraison. Mais, perfectionniste dans l’âme, Ford prend beaucoup de temps pour mettre au point son véhicule, au grand dam de son investisseur. Finalement, le premier est mis en vente en janvier 1900, mais il est lourd, compliqué à fabriquer. Ils doivent mettre la clef sous la porte en décembre 1901, après la fabrication de seulement vingt camions. En 1903, ayant trouvé d’autres investisseurs, Ford et Murphy fondent la Henry Ford Company, qui bientôt multipliera les voitures comme Jésus les petits pains.
Frédéric Lowino, Gwendoline dos Santos Le Point 4 06 2012
17 06 1893
Dans l’ouest australien, Paddy Hannan, Daniel O’Shea et Tom Flanagan cherchent de l’eau pour leurs moutons … et découvrent le Super Pit, une mine d’or à ciel ouvert de 3,8 km de long, 2 km de large et 400 m de profondeur : la plus grande du monde. Ils vont fonder la ville de Kalgoorlie, qui va être longtemps un repaire d’aventuriers, très border line, avant que les grandes compagnies minière n’y installent dans les années 1960 leur ordre.
24 06 1893
Fridtjof Nansen appareille à bord du Fram, commandé par Otto Sverdrup, pour un long périple sur la route du passage du nord-est, mais avec le but d’aller aussi loin que possible à l’est, s’y laisser prendre dans les glaces pour se laisser dériver avec elles, vers l’ouest, au plus près du pôle nord. L’affaire a commencé quand des Esquimaux découvrirent sur un glaçon de la côte orientale du Groenland, des débris de matériel provenant probablement de la Jeannette, et authentifiés par une casquette et une veste portant les marques personnelles de Ninderman et de Noros, les deux hommes du groupe de De Long, envoyés en éclaireurs pour chercher du secours. Cela ne venait que corroborer d’autres trouvailles, antérieures : mélèzes de Sibérie, diatomées de la mer des Tchouktchis trouvées sur la côte est du Groenland, autant de preuves de l’existence constante d’une dérive des glaces de l’arctique au nord de la Sibérie de l’est vers l’ouest.
Nansen souhaitait rompre avec la tradition des expéditions polaires organisées jusqu’alors, principalement par la marine militaire de la puissance dominante d’alors, l’Angleterre, où l’on ne mégotait presque jamais sur le nombre d’hommes et on prenait ce qui était disponible comme navire, le moins inadapté possible, ce qui peut être très éloigné du mieux adapté possible.
Nansen voulait un équipage réduit pour disposer d’un maximum de place pour des équipements scientifiques et un navire particulièrement adapté aux conditions polaires, c’est à dire qui résiste à l’immobilisation dans les glaces. Il confiera à Colin Archer le soin de changer radicalement le dessin de la coque de façon à ce que les glaces, plutôt que de comprimer la coque jusqu’à l’écrasement, la soulèvent. D’où des formes très rondes, une absence quasi totale de quille, des bordés d’une épaisseur jamais vue : 60 cm, idem pour celle du pont : 40 cm. Il rencontre la banquise le 20 septembre 1893 à l’est de la presqu’île de Taïmyr par 77°44′ N et 138° E. La dérive au gré des glaces commençait. Deux hivernages se passèrent sans mauvaise surprise.
Une discipline stricte et une silencieuse camaraderie régnaient à bord où le travail ne manquait pas.
Paul Emile Victor
Mais la dérive se révélait très, … trop lente, et Nansen décida d’un raid léger sur le pôle. Il partit le 14 mars 1895 par 84°N et 102°E, en compagnie de Halmar Johansen, bon skieur, gymnaste, officier d’un calme et d’une ténacité exemplaire, même au sein des navigateurs norvégiens (c’est dire…). Ils avaient 3 traîneaux, 27 chiens tirant 600 kg de charge. Partant ainsi, ils savaient qu’ils avaient très peu de chances de retrouver le Fram. Le 8 avril 1895, par -38°, Nansen et Johansen plantaient le drapeau norvégien par 86°14′ N : 320 km plus près du pôle que Lockwood, jusque là l’homme le plus nord à 83°24′ en 1882 avec l’expédition tragique de Greely. La retraite fut longue. Il est déprimant de constater le soir que la dérive des glaces a pratiquement annulé toute la progression de la journée. 670 km les séparaient de l’archipel François Joseph, qu’ils atteignirent finalement le 6 août 1895 ; bien évidemment, le comité d’accueil était inexistant. Les deux derniers chiens avaient été tués, mangés une semaine plus tôt et le 15 août ils mangeaient les dernières rations pemmican pomme de terre. À la fin du mois, ils construisaient une cabane de pierre pour hiverner, sans savoir qu’à 150 km de là l’expédition Jackson avait construit une station confortable. Au menu le matin : ours, à midi : ours, le soir : ours.
Le 17 juin 1896, alors que plusieurs membres de l’expédition anglaise de Jackson et Harmsworth scrutaient les glaces de la terre de François Joseph, depuis le cap Flora, ils aperçurent une étrange silhouette venant vers eux, aux cheveux longs, à la barbe hirsute et aux vêtements souillés de graisse et de sang. Il s’avéra que ce n’était autre que le Docteur Fridhjof Nansen, lequel, quinze mois auparavant, avait quitté son navire le Fram, par 83°59′ de latitude nord et 102°27′ de longitude est, pour gagner le Pôle au moyen de traîneaux, de chiens et de bateaux. À quelque distance de là se trouvait, dans un abri, le compagnon du Docteur Nansen, le lieutenant Johansen.
National Geographic Octobre 1896
Malgré l’environnement, la glace se brisa tout de même bien vite. Les deux rescapés passèrent sans transition de la vie de naufragé du grand nord au confort, spartiate mais réel d’une station équipée à l’occidentale. Nul n’avait de nouvelles du Fram. Le 13 août, le Winward, navire ravitailleur de Jackson qui avait embarqué les deux rescapés, touchait Vardö, à la pointe extrême nord-est de la Norvège. À Hammerfest, le 19 août, Nansen est l’hôte de Baden Powell à bord de son yacht Otarie, qui revient de Nouvelle Zemble, et le 20 au matin, le postier lui apporte un télégramme de Sverdrup :
Fram arrivé en bon état. Tout va bien à bord. Partons aussitôt Tromsoe. Bienvenue dans la patrie.
Le Fram avait continué à dériver sans incidents. En octobre 1895, il avait atteint 85°57’N. Le 13 août 1896, après 38 jours d’un effort herculéen pour se dégager des glaces du Spitzberg, il faisait route au sud, quand Nansen touchait Vardö.
Le 20 août au matin, à 3 heures, Sverdrup prend d’assaut le bureau de poste de Skjaervoe. Une tête paraît à la fenêtre :
Vous en faites du bruit !
C’est vrai, concède Sverdrup, mais je viens du Fram.
La porte s’ouvre…
Le 21 au matin, tout l’équipage du Fram, à Tromsoe, exécutait devant Nansen et Johansen, à bord de l’Otarie, une java de Viking comme ces Nordiques n’en avaient pas vu depuis longtemps.
Le 9 septembre, dans le fjord d’Oslo, 130 navires pavoisés, toutes sirènes hurlantes, escortaient le Fram, précédé des unités de guerre et salué de 13 coups de canon.
Paul Emile Victor
_______________________________________________________________________________________
[1] […] Lors du scandale de Panama, des accusations, avec, bien en tête, portant haut la bannière des antisémites, Édouard Drumont. Les anti-Eiffel lui font payer son patronyme d’origine : Bonickhausen dit Eiffel. Un nom qui témoigne de l’origine rhénane de sa famille paternelle, arrivée en France cinq générations plus tôt, vers 1700.
À l’époque, l’aïeul de Gustave, tapissier de profession, avait déjà, dans un désir d’intégration à la France, fait accoler à son nom la mention dit Eiffel. Pourquoi Eiffel ? En mémoire du plateau d’Eifel, près de Cologne, d’où étaient originaires les Bönickhausen (avec tréma). Trois générations plus tard, François Alexandre, père de Gustave, a rompu avec cette lignée familiale d’artisans pour s’engager, en 1811, dans l’armée napoléonienne. Il a servi sous les ordres d’Eugène de Beauharnais, fils adoptif de l’Empereur, dans trois campagnes italiennes, avant d’être réformé sous la Restauration.
La mère de Gustave, elle, est une femme d’affaires avisée. Après avoir hérité du commerce de son père, elle s’est engagée dans celui de la houille, favorisé dans la région par une récente voie marchande : le canal de Bourgogne. La famille s’est installée sur le port principal du canal, à Dijon, et Alexandre a rejoint l’entreprise de son épouse.
Grâce au travail acharné de ses parents, comme l’écrit Gustave Eiffel dans un recueil intitulé Souvenirs biographiques sur mes dix premières années, la famille a engrangé une belle fortune. Durant son enfance, une fois par semaine, Gustave Bonickhausen dit Eiffel (le tréma n’est pas mentionné sur son acte de naissance) est reçu chez une de ses tantes et son époux, Jean-Baptiste Mollerat, qui dirige une usine chimique à Pouilly-sur-Saône.
Ce dernier participe à la formation et à la vision de chef d’entreprise de son neveu. Il obtient, en 1850, le baccalauréat ès lettres ainsi que le baccalauréat ès sciences, avant de partir à Paris, étudier au collège Sainte-Barbe. On sait que c’est à partir de ce moment que Gustave ne veut plus être appelé Bonickhausen, note Louis Devance. Il s’inscrit au concours d’entrée à l’École polytechnique sous le seul patronyme d’Eiffel. Recalé, il intègre l’École centrale des arts et manufactures (Centrale), où il est formé au diplôme d’ingénieur civil, spécialité chimie. Son objectif ? Entrer dans l’établissement de son oncle, Jean-Baptiste Mollerat, afin de lui succéder et de faire fortune. […]
[2] En fait, – et Emilie Cadolle ne pouvait pas le savoir -, on découvrira plus tard que le soutien-gorge existait dès le XV° siècle, en fouillant une chambre forte au 2° étage du château de Lengberg, dans le Tyrol autrichien. Mais quelle est donc la catastrophe qui a pu faire plonger dans le gouffre de l’oubli cette parure pour plusieurs siècles… elle n’était même pas protégée par un brevet !
[3] 16 millions pour les deux Amériques
[4] Et ça marchait, – de toutes façons, le gazole n’existait pas encore – et 100 ans plus tard, ça marche encore, mais les rapports de force ne sont plus les mêmes, et les pétroliers sont tellement puissants qu’ils sont à même de faire barrage aux impudents qui osent produire avec une facilité déconcertante du carburant avec le tournesol (Midi Libre Ressources 25 février 2003)
[5] Il n’est pas du tout certain que Deibler, le bourreau ait laissé à Ravachol suffisamment de temps pour qu’il puisse chanter l’intégralité de la chanson. C’est donc à la seule édification du lecteur qu’en est transcrite l’intégralité.
[6] Les animaux qui sentent le danger ou en sont victimes avant les humains… les exemples ne manquent pas : dans les mines de charbon, les hommes descendaient avec un canari en cage, beaucoup plus sensible que lui au grisou : dès qu’il donnait des signes de malaise ou plus, mourrait, le mineur savait qu’il lui fallait rapidement quitter les lieux. On a parlé aussi des éléphants qui avaient fui le tsunami dans l’océan indien en décembre 2004, des parulines à ailes dorées, de la famille des fauvettes qui ont fui les tornades des Appalaches en mars et avril 2014 pour revenir avec le calme : on l’a su car certaines d’entre elles avaient été munies de capteurs…