Discours de 1921 à 1946 : Elie Faure, Gandhi, Mussolini, Valery, Briand, Sélassié, Camus, Brossolette, De Gaulle, Churchill, Spaak. 27054
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Publié par (l.peltier) le 29 mai 2008 En savoir plus

SOMMAIRE

1921                          Élie FAURE, Introduction à la première édition de 1909 de l’Histoire de l’art.

20 03 1922             Mahatma GANDHI. Plaidoirie lors de son procès à Ahmedabad

20 09 1922            Benito MUSSOLINI   Discours d’Udine

15 11 1922               Paul VALÉRY, Essai de définition de l’Europe devant les étudiants de Zürich

10 09 1926              Aristide BRIAND est à la tribune de la SDN, à Genève à l’occasion de l’admission de l’Allemagne en son sein.

7 09 1929                Aristide BRIAND est à la tribune de la SDN, où l’on parle déjà de l’Europe. Derniers accents sincères de paix.

1930                         Plaidoirie de Howard Roark, personnage central du roman de Ayn Rand, La Source vive 1930

30 06 1936             Haïlé SÉLASSIÉ, Empereur d’Éthiopie est à la tribune de la SDN, pour demander des sanctions contre l’Italie qui a massacré son peuple.

25 11 1939            Albert CAMUS, exclu du Parti Communiste trois ans plus tôt – il a alors 26 ans – aurait voulu publier dans le Soir Républicain – le journal qu’il dirige à Alger avec Pascal Pia et qui se limite à un recto-verso – ce manifeste adressé principalement aux journalistes. Le texte ne paraîtra pas, car censuré. Il sera retrouvé par Macha Séry aux Archives Nationales d’Outre-Mer, à Aix en Provence.

18 06 1943             Pierre BROSSOLETTE, à l’Albert Hall de Londres.

11 08 1945             Général de GAULLE, à Béthune.

19 09 1946             Winston CHURCHILL, à Zurich

*****

1921                             

Élie Faure. Introduction à la première édition de 1909 de l’Histoire de l’art.

L’insertion de cette Introduction… à une rubrique qui répertorie des discours n’est anachronique que dans la forme, car pour le fond, cette Introduction aurait très bien pu faire l’objet d’une conférence et donc, d’un discours.

L’art, qui exprime la vie, est mystérieux comme elle. Il échappe, comme elle, à toute formule. Mais le besoin de le définir nous poursuit, parce qu’il se mêle à toutes les heures de notre existence habituelle pour en magnifier les aspects par ses formes les plus élevées ou les déshonorer par ses formes les plus déchues. Quelle que soit notre répugnance à faire l’effort d’écouter et de regarder, il nous est impossible de ne pas entendre et de ne pas voir, il nous est impossible de renoncer tout à fait à nous faire une opinion quelconque sur le monde des apparences dont l’art a précisément la mission de nous révéler le sens. Les historiens, les moralistes, les biologistes, les métaphysiciens, tous ceux qui demandent à la vie le secret de ses origines et de ses fins sont conduits tôt ou tard à rechercher pourquoi nous nous retrouvons dans les œuvres qui la manifestent. Mais ils nous obligent tous à rétrécir notre vision, quand nous entrons dans l’immensité mouvante du poème que l’homme chante, oublie, recommence à chanter et à oublier depuis qu’il est homme, à la mesure des cadres trop étroits de la biologie, de la métaphysique, de la morale, de l’histoire. Or, le sentiment de la beauté est solidaire de toutes ces choses à la fois, et sans doute aussi il les domine et les entraîne vers l’unité possible et désirée de toute notre action humaine, qu’il est seul à réaliser.

Ce n’est qu’en écoutant son cœur qu’on peut parler de l’art sans l’amoindrir. Nous portons tous en nous notre part de vérité, mais nous l’ignorerons nous-mêmes si nous n’avons pas le désir passionné de la rechercher et si nous n’éprouvons aucun enthousiasme à la dire. Celui qui laisse chanter en lui les voix divines, celui-là seul sait respecter le mystère de l’œuvre où il a puisé le besoin de faire partager aux autres hommes son émoi. Michelet n’a pas trahi les ouvriers gothiques ou Michel-Ange, parce que la passion qui soulève le vaisseau des cathédrales ou déchaîne son orage aux voûtes de la Sixtine le dévorait. Baudelaire a pénétré jusqu’au foyer central d’où rayonne en force et en lumière l’esprit des héros, parce qu’il est un grand poète. Et si les idées de Taine ne sont pas mortes avec lui, c’est que sa nature d’artiste dépasse sa volonté et que sa raideur dogmatique est débordée sans cesse par le flot toujours renouvelé des sensations et des images.

Il est venu à l’heure où nous apprenions que notre propre destinée était liée aux actes de ceux qui nous précèdent sur la route et à la structure même de la terre où nous sommes nés. Il avait le droit de voir la forme de notre pensée sortir du moule de l’histoire.  L’art résume la vie. Il entre en nous avec la force de nos sols, avec la couleur de nos ciels, à travers les préparations ataviques qui le déterminent, les passions et les volontés des hommes qu’il définit. Nous employons à l’expression de nos idées les matériaux qu’atteint notre regard et que nos mains peuvent toucher. Il est impossible que Phidias et Rembrandt, le sculpteur qui vit dans la lumière du Midi, au milieu d’un monde accusé, le peintre qui vit dans la brume du Nord, au milieu d’un monde flottant, deux hommes que séparent vingt siècles au cours desquels l’humanité a vécu, a souffert, a vieilli, se servent des mêmes mots… Seulement il est nécessaire que nous nous reconnaissions dans Rembrandt comme dans Phidias.

C’est notre langage, et seulement notre langage qui prend et garde l’apparence de ce qui frappe immédiatement nos sens autour de nous. Nous ne demanderions à l’art que de nous enseigner l’histoire s’il n’était qu’un reflet des sociétés qui passent avec l’ombre des nuages sur le sol. Mais il nous raconte l’homme, et l’univers à travers lui. Il dépasse l’instant, il élargit le lieu de toute la durée, de toute la compréhension de l’homme, de toute la durée et l’étendue de l’univers. Il fixe l’éternité mouvante dans sa forme momentanée.

En nous racontant l’homme, c’est nous qu’il nous apprend. L’étrange, c’est qu’il soit besoin de nous le dire. Le livre de Tolstoï  [Qu’est-ce que l’art ?] ne signifiait pas autre chose. Il est venu à une heure douloureuse, alors que fortement armés par notre enquête, mais désorientés devant les horizons qu’elle ouvre et nous apercevant que notre effort s’est dispersé, nous cherchons à confronter les résultats acquis pour nous unir dans une foi commune et marcher de l’avant. Nous pensons et nous croyons ce que nous avons besoin de penser et de croire, c’est ce qui donne à nos pensées et à nos croyances, au cours de notre histoire, ce fond indestructible d’humanité qu’elles ont toutes. Tolstoï a dit ce qu’il était nécessaire de dire à l’instant où il l’a dit L’art est l’appel à la communion des hommes. Nous nous reconnaissons les uns les autres aux échos qu’il éveille en nous, que nous transmettons à d’autres que nous par l’enthousiasme et qui retentissent en action vivante dans toute la durée des générations sans parfois  qu’elles le  soupçonnent. Si quelques-uns d’entre nous entendent seuls cet appel aux heures d’incompréhension et d’affaissement général, c’est qu’ils représentent à ces heures l’effort idéaliste qui ranimera l’héroïsme endormi dans les multitudes. On a dit que l’artiste se suffit à lui-même. Ce n’est pas vrai. L’artiste qui le dit est atteint d’un orgueil mauvais. L’artiste qui le croit n’est pas un artiste. S’il n’avait pas eu besoin du plus universel de nos langages, l’artiste ne l’aurait pas créé. Dans une île déserte, il bêcherait la terre pour faire pousser son pain. Nul n’a plus besoin que lui de la présence et de l’approbation des hommes. Il parle parce qu’il les sent autour de lui, et dans l’espoir souvent déçu et jamais découragé qu’ils finiront par l’entendre. C’est sa fonction de répandre son être, de donner le plus possible de sa vie à toutes les vies, de demander à toutes les vies de lui donner le plus possible d’elles, de réaliser avec elles, dans une collaboration obscure et magnifique, une harmonie d’autant plus émouvante qu’un plus grand nombre d’autres vies viennent y participer. L’artiste, à qui les hommes livrent tout, leur rend tout ce qu’il leur a pris.

Rien ne nous touche, hors de ce qui nous arrive ou de ce qui peut nous arriver. L’artiste, c’est nous-mêmes. Il a derrière lui les mêmes profondeurs d’humanité enthousiaste ou misérable, il a autour de lui la même nature secrète qu’élargit chacun de ses pas.

L’artiste, c’est la foule à qui nous appartenons tous, qui nous définit tous avec notre consentement ou malgré notre révolte. Il n’a pas le pouvoir de ramasser les pierres de la maison qu’il nous bâtit au risque de s’écraser la poitrine et de se déchirer les mains, sur une autre route que celle que nous suivons à ses côtés. Il faut qu’il souffre de ce qui fait notre souffrance, que nous le fassions souffrir. Il faut qu’il ressente nos joies, qu’il tienne de nous ses joies. Il est nécessaire qu’il vive nos deuils et nos victoires intérieures, même quand nous ne les sentons pas.

L’artiste ne peut sentir et dominer son milieu qu’à la condition de le prendre comme moyen de création. Alors seulement il nous livre ces réalités permanentes que tous les faits et toutes les minutes révèlent à ceux qui savent les voir et les vivre. Elles survivent aux sociétés humaines comme la masse de la mer aux agitations de sa surface. L’art est toujours un système de relations, et un système synthétique, même l’art primitif qui avoue, dans l’accumulation infatigable du détail, la poursuite passionnée d’un sentiment essentiel. Toute image, au fond, est un résumé symbolique de l’idée que se fait l’artiste du monde illimité des sensations et des formes, une expression de son désir d’y faire régner l’ordre qu’il sait y découvrir. L’art a été, dès ses plus humbles origines, la réalisation des pressentiments de quelques-uns répondant aux besoins de tous. Il a forcé le monde à lui livrer les lois qui nous ont permis d’établir progressivement sur le monde la royauté de notre esprit. Émané de l’humanité, il a révélé à l’humanité sa propre intelligence. Il a défini les races, il porte seul le témoignage de leur dramatique effort. Si nous voulons savoir ce que nous sommes, il faut que nous comprenions ce qu’il est.

Il est l’initiateur de quelques réalités profondes dont la possession définitive, si elle ne devait tuer le mouvement et par lui l’espérance, permettrait à l’humanité d’introduire en elle et autour d’elle la suprême harmonie qui est le but fuyant de son effort. Il est quelque chose d’infiniment plus grand à coup sûr que ne se le représentent ceux qui ne le comprennent pas, de plus pratique peut-être que ne se le représentent beaucoup de ceux qui sentent la force de son action. Né de l’association de nos sensibilités et de nos expériences pour la conquête de nous-mêmes, il n’a rien en tout cas de cette distraction désintéressée où Kant, Spencer, Guyau lui-même ont voulu limiter son rôle. Toutes les images du monde sont pour nous des instruments utiles, et l’œuvre d’art ne nous attire que parce que nous reconnaissons en elle notre désir formulé.

Nous avouons volontiers que les objets d’utilité première, nos vêtements, nos meubles, nos véhicules, nos routes, nos maisons nous semblent beaux dès qu’ils remplissent leur fonction avec fidélité. Mais nous nous obstinons à placer au-dessus, c’est-à-dire hors de la nature, les organismes supérieurs où elle se dénonce à nous avec le plus d’intérêt pour nous-mêmes, notre corps, notre visage, notre pensée, le monde infini des idées, des passions et des paysages au milieu desquels ils vivent, qu’ils définissent et qui les définissent sans que nous puissions les séparer. Guyau n’allait pas assez loin quand il se demandait si le geste le plus utile n’est pas le geste le plus beau et nous reculons avec lui devant le mot décisif comme s’il devait étouffer notre rêve, que nous savons pourtant impérissable puisque nous n’atteindrons jamais cette réalisation de nous-mêmes que nous poursuivons sans arrêt. Or, ce mot a été prononcé, et par celui de tous les hommes dont l’intelligence fut la plus libérée, peut-être, de toute entrave matérielle : N’est-ce pas la fonction d’un beau corps, disait Platon, n’est-ce pas son utilité qui nous démontrent qu’il est beau ? Et tout ce que nous trouvons beau, les visages, les-couleurs, les sons, les métiers, tout cela n’est-il pas d’autant plus beau que nous le sentons plus utile ?

Que notre idéalisme se rassure ! Ce n’est que par une longue accumulation d’émotions et de volontés que l’homme parvient à reconnaître sur sa route les formes qui lui sont utiles. C’est ce choix seul, opéré par quelques esprits, qui déterminera pour l’avenir dans l’instinct de multitudes ce qui est destiné à passer du domaine de la spéculation dans le domaine de la pratique. C’est notre développement général, c’est l’épuration pénible et progressive de notre intelligence et de notre désir qui créent et rendent nécessaires les formes de civilisation qui se traduisent, pour les esprits positifs, par la satisfaction directe et facile de tous leurs besoins matériels. Ce qu’il y a de plus utile à l’homme, c’est l’idée.

La forme belle, qu’elle soit un arbre ou un fleuve, les seins d’une femme ou ses flancs, les épaules ou les bras d’un homme ou le crâne d’un dieu, la forme belle c’est la forme qui s’adapte à sa fonction. L’idée n’a pas d’autre rôle que de nous la définir. L’idée, c’est l’aspect supérieur et l’extension infinie dans le monde et l’avenir du plus impérieux de nos instincts qu’elle résume et dénonce comme la fleur et le fruit résument la plante, la prolongent et la perpétuent. Tout être, même le plus bas, enferme en lui, une fois au moins dans son aventure terrestre, quand il aime, toute la poésie du monde. Et ce que nous appelons l’artiste c’est celui d’entre les êtres qui maintient, en face de la vie universelle, l’état d’amour dans son cœur. La formidable voix obscure qui révèle à l’homme et à la femme la beauté de la femme et de l’homme et qui les pousse à un choix décisif afin d’éterniser et de perfectionner leur espèce, ne cesse pas de retentir en lui, élargie et multipliée de toutes les voix et les murmures et les rumeurs et les tressaillements qui l’accompagnent. Cette voix, il l’entend toujours, toutes les fois que les herbes remuent, toutes les fois qu’une forme violente ou gracieuse affirme la vie sur son chemin, toutes les fois qu’il suit des racines aux feuilles l’ascension des sucs souterrains dans le tronc et les rameaux des arbres, toutes les fois qu’il regarde la mer se soulever et s’abaisser comme pour répondre aux marées des milliards de germes qu’elle roule, toutes les fois que la force de fécondation de la chaleur ou de la pluie l’inonde, toutes les fois que les vents générateurs lui répètent que les hymnes humains se font avec les appels de volupté et d’espérance dont le monde est rempli. Il cherche les formes qu’il pressent comme les cherchent l’homme, l’animal en proie à l’amour. Son désir va de l’une à l’autre, il établit entre elles des comparaisons impitoyables d’où jaillit un jour la forme supérieure, l’idée dont le souvenir pèsera sur son cœur tant qu’il ne lui aura pas communiqué sa vie. Il souffre jusqu’à la mort, parce que chaque fois qu’il a fécondé une forme, donné l’essor à une idée, l’image d’une autre naît en lui pour le torturer et que son espoir jamais lassé d’atteindre ce qu’il désire ne peut naître que du désespoir de ne pas l’avoir atteint. Il souffre, son inquiétude tyrannique fait souvent souffrir ceux qui vivent à ses côtés. Mais il console autour de lui et cinquante siècles après lui des millions d’hommes. Les images qu’il laissera assureront à ceux qui sauront en comprendre la logique et la certitude un accroissement de pouvoir. Ils goûteront à l’écouter l’illusion qu’il a goûtée une minute, l’illusion souvent redoutable mais toujours anoblissante de l’adaptation absolue.

C’est la seule illusion divine! Nous appelons un Dieu la forme qui traduit le mieux notre désir, sensuel, moral, individuel, social, qu’importe! notre désir indéfini de comprendre, d’utiliser la vie, de reculer sans cesse les limites de l’intelligence et du cœur. Nous envahissons de ce désir les lignes, les saillies, les volumes qui nous dénoncent cette forme, et c’est dans sa rencontre avec les puissances profondes qui circulent au-dedans d’elle que le Dieu se révèle à nous. Du choc de l’esprit qui l’anime et de l’esprit qui nous anime jaillit la vie. Nous ne saurons l’utiliser que si elle répond tout entière aux mouvements obscurs qui dictent nos propres actions. Quand Rodin voit frémir dans l’épaisseur du marbre un homme et une femme noués par leurs bras et leurs jambes, si étroite que soit l’étreinte, jamais nous n’en comprendrons la tragique nécessité si nous ne sentons pas qu’une force intérieure, le désir, confond les cœurs et les chairs des corps soudés ensemble. Quand Carrière arrache à la matière universelle une mère donnant le sein à son enfant, nous ne comprendrons pas la valeur de cet enlacement si nous ne sentons pas qu’une force intérieure, l’amour, commande l’inclinaison du torse et la courbe du bras maternel, et qu’une autre force intérieure, la faim, blottit l’enfant dans la poitrine. L’image qui n’exprime rien n’est pas belle, et le plus beau sentiment nous échappe s’il ne détermine pas directement l’image qui le traduira. Les frontons, les fresques, les épopées, les symphonies, les plus hautes architectures, toute la liberté entraînante, la gloire et l’irrésistible pouvoir du temple infini et vivant que nous élevons à nous-mêmes sont dans ce mystérieux accord.

Il définit dans tous les cas toutes les formes supérieures des témoignages de confiance et de foi que nous avons laissés sur notre longue route, tout notre effort idéaliste qu’aucun finalisme — au sens radical que donnent à ce mot les philosophes – n’a dirigé. Notre idéalisme n’est autre que la réalité de notre esprit. La nécessité d’adaptation le crée, le maintient en nous pour l’accroître et le transmettre à nos enfants. Il est en puissance au fond de notre vie morale originelle comme l’homme physique est contenu dans le lointain protozoaire. Notre recherche de l’absolu, c’est le désir infatigable du repos que nous donnerait le triomphe définitif sur l’ensemble des forces aveugles qui s’opposent à nos progrès. Mais, pour notre salut, à mesure que nous allons, la fin s’éloigne. La fin de la vie, c’est de vivre, et c’est à la vie toujours mouvante et toujours renouvelée que notre idéal nous conduit.

Quand on suit la marche du temps, qu’on passe d’un peuple à un autre, les formes de cet idéal semblent changer. Mais ce qui change, au fond, ce sont les besoins de ce temps, ce sont les besoins de ces peuples dont l’avenir seul peut démontrer, à travers les variations d’apparence, l’identité de nature et le caractère d’utilité. A peine sortis du monde égypto-hellénique, nous voyons s’étendre en surface le royaume de l’esprit. Les temples indous, les cathédrales font éclater ses frontières, les estropiés espagnols, les pauvres de Hollande l’envahissent sans y introduire un seul de ces types d’humanité générale par qui les premiers artistes avaient défini nos besoins. Qu’importe. Le grand rêve humain peut reconnaître, là encore, l’effort d’adaptation qui l’a toujours guidé. D’autres conditions de vie sont apparues, des formes d’art différentes nous ont fait sentir la nécessité de les comprendre pour orienter notre action dans le sens de notre intérêt. Le paysage réel, la vie populaire, la vie bourgeoise viennent caractériser avec puissance les aspects quotidiens où notre âme épuisée de rêve peut se recueillir et se refaire. L’appel même de la misère et du désespoir est fait pour exalter notre désir de nous rejoindre, de nous reconnaître et de nous rendre plus forts.

Si nous nous tournons tour à tour vers les Égyptiens, vers les Assyriens, vers les Grecs, vers les Indous, vers les Français du Moyen Age, vers les Italiens, vers les Hollandais, c’est que nous appartenons tantôt à un milieu, tantôt à une époque, tantôt même à une minute de notre temps ou de notre vie qui a besoin des uns plus que des autres. Quand nous avons froid, nous cherchons le soleil, nous cherchons l’ombre quand nous avons chaud. Les grandes civilisations qui nous ont formés ont chacune une part égale à notre reconnaissance, parce que nous avons demandé successivement à chacune d’elles ce qui nous faisait défaut. Nous avons vécu la tradition quand nous avions intérêt à la vivre, accepté la révolution quand elle nous sauvait. Nous avons été idéalistes quand le monde s’abandonnait au découragement ou pressentait des destinées nouvelles, réalistes quand il semblait avoir trouvé sa stabilité provisoire. Nous n’avons pas demandé plus de recueillement aux races passionnées, ni plus d’élan aux races positives, parce que nous avons compris la nécessité de la passion et la nécessité de l’esprit positif. C’est nous qui avons écrit le livre immense où Cervantès a raconté combien nous étions généreux et combien nous étions pratiques. Nous avons suivi l’un ou l’autre des grands courants de l’esprit et nous avons pu invoquer des arguments de valeur à peu près égale pour justifier nos penchants. Ce que nous appelons l’art idéaliste, ce que nous appelons l’art réaliste sont des formes momentanées de notre éternelle action. À nous de saisir la minute immortelle où les forces conservatrices et les forces révolutionnaires de la vie s’épousent pour réaliser l’équilibre de l’âme humaine.

Ainsi, quelle que soit la forme sous laquelle il nous est offert, qu’il soit actuellement vrai ou vrai dans notre désir, qu’il soit vrai à la fois dans son apparence immédiate et dans ses destinées possibles, l’objet par lui-même, le fait par lui-même ne sont rien. Ils ne valent que par leurs relations infiniment nombreuses avec une ambiance infiniment complexe et jamais semblable à une autre, qui traduisent des sentiments universels d’une infinie simplicité. Chaque fragment de l’œuvre, parce qu’adapté lui-même à sa fin, si humble que soit cette fin, doit retentir en échos silencieux dans toute sa profondeur et dans toute son étendue. Ses tendances sentimentales, au fond, sont d’ordre secondaire : La belle peinture, disait Michel-Ange, est pieuse en elle-même, car l’âme s’élève par l’effort qu’il lui faut donner pour atteindre la perfection et se confondre en Dieu; la belle peinture est un reflet de cette perfection divine, une ombre du pinceau de Dieu…!

Idéaliste ou réaliste, actuelle ou générale, que l’œuvre vive, et pour vivre, que l’œuvre soit une, d’abord ! L’œuvre qui n’est pas une meurt comme les êtres mal venus que l’espèce, évoluant vers ses destinées supérieures, doit éliminer peu à peu. L’œuvre une, au contraire, vit dans le moindre de ses fragments. Une poitrine de statue antique, un pied, un bras, même à demi rongé par l’humidité souterraine, frémit et paraît tiède au contact de la main, comme si les forces vitales le modelaient encore par le dedans. Le morceau déterré est vivant. Il saigne comme une blessure. Par-dessus le gouffre des siècles, l’esprit retrouve ses rapports avec les débris pulvérisés, anime l’organisme tout entier d’une existence imaginaire, mais présente à notre émotion. C’est le témoignage magnifique de l’importance humaine de l’art, gravant l’effort de notre intelligence dans les assises de la terre, comme les ossements y déposent la trace de l’ascension de nos organes matériels. Réaliser l’unité dans l’esprit et la transporter dans l’œuvre, c’est obéir à ce besoin d’ordre général et durable que notre univers nous impose et que le savant exprime par la loi de continuité, l’artiste par la loi d’harmonie, le juste par la loi de solidarité.

Ces trois instruments essentiels de notre adaptation humaine, la science qui définit les rapports du fait avec le fait, l’art qui suggère les rapports du fait avec l’homme, la morale qui recherche les rapports de l’homme avec l’homme, établissent pour notre usage, d’un bout du monde matériel et spirituel à l’autre, un système de relations dont la permanence et l’utilité nous démontreront la logique. Ils nous apprennent ce qui nous sert, ce qui nous nuit. Le reste nous importe peu. Il n’y a ni erreur, ni vérité, ni laideur, ni beauté, ni mal, ni bien hors de l’usage humain que nous voulons en faire. La mission de notre sensibilité, de notre intelligence personnelle est d’en établir la valeur en recherchant de l’un à l’autre les passages mystérieux qui nous permettront d’embrasser la continuité de notre effort afin de tout comprendre et de tout accepter de lui. Ce sera le meilleur moyen d’utiliser peu à peu ce que nous appelons l’erreur, la laideur et le mal en vue d’une éducation plus haute, et de réaliser en nous l’harmonie pour la répandre autour de nous.

L’harmonie est une loi d’ordre profond qui remonte à l’unité première et dont le désir nous est imposé par la plus générale et la plus impérieuse de toutes les réalités. Les formes que nous voyons ne vivent que par les transitions qui les unissent et par qui l’esprit humain peut revenir à la source commune comme il peut suivre le courant nourricier des sèves en partant des fleurs et des feuilles pour remonter jusqu’aux racines. Voyez un paysage s’étendre jusqu’au cercle de l’horizon. Une plaine couverte d’herbes, de bouquets d’arbres, un fleuve qui coule à la mer, des routes bordées de maisons, des villages, des bêtes errantes, des hommes, un ciel plein de lumière ou de nuages. Les hommes se nourrissent avec les fruits des arbres, avec la chair, avec le lait des bêtes qui les habillent de leurs poils et de leurs peaux. Les bêtes vivent des herbes, des feuilles, et si les herbes et les feuilles poussent, c’est que le ciel prend aux mers et aux fleuves l’eau qu’il répand sur elles. Ni naissance, ni mort, la vie permanente et confuse. Tous les aspects de la matière se pénètrent les uns les autres, l’énergie générale flue et reflue, fleurit à tout instant pour se flétrir et refleurir en métamorphoses sans fins, la symphonie des couleurs et la symphonie des murmures ne sont guère que le parfum de la symphonie intérieure faite de la circulation des forces dans la continuité des formes. L’artiste vient, saisit la loi universelle, et nous rend un monde complet dont les éléments caractérisés par leurs relations principales participent tous à l’accomplissement harmonieux de l’ensemble de ses fonctions.

Spencer a vu les astres nus s’échapper de la nébuleuse, se solidifier peu à peu, l’eau se condenser à leur surface, la vie élémentaire sourdre de l’eau, diversifier ses apparences, pousser tous les jours plus haut ses branches, ses rameaux, ses fruits, et, comme une fleur sphérique s’ouvre pour livrer sa poussière à l’espace, le cœur du monde s’épanouir dans ses formes multipliées. Mais il semble qu’un désir obscur de retourner à ses origines gouverne l’univers. Les planètes, sorties du soleil, ne peuvent s’arracher au cercle de sa force, comme si elles voulaient s’y replonger. L’atome sollicite L’atome, et tous les organismes vivants, issus d’une même cellule, cherchent des organismes vivants pour refaire cette cellule en s’abîmant en eux… Ainsi le juste quand il se contente de vivre, ainsi le savant, ainsi l’artiste quand ils pénètrent côte à côte dans le monde des formes et des sentiments, font remonter à leur conscience la route qu’ il a parcourue pour passer de son ancienne homogénéité à sa diversité actuelle, et dans un héroïque effort, recréent l’unité primitive.

Que l’artiste ait donc l’orgueil de sa vie illuminée et douloureuse ! De ces annonciateurs de l’espérance, il a le rôle le plus haut. Il peut dans tous les cas le conquérir. L’action scientifique, l’action sociale portent en elles une signification assez définie pour se suffire. L’art touche à la science par le monde formel qui est l’élément de son œuvre, il entre dans le plan social en s’adressant à notre faculté d’aimer. Il y a de grands savants qui ne savent pas émouvoir, de grands hommes de bien qui ne savent pas raisonner. Il n’y a pas un héros de l’art qui ne soit en même temps, par l’âpre et longue conquête de son moyen d’expression, un héros de la connaissance, un héros humain par le cœur. Quand il sent vivre en lui la terre et l’espace, et tout ce qui remue, et tout ce qui vit, même tout ce qui paraît mort, jusqu’au tissu des pierres, comment n’y sentirait-il pas vivre aussi les émotions, les passions, les souffrances de ceux qui sont faits comme lui ? Qu’il le sache ou non, qu’il le veuille ou non, son œuvre est solidaire de l’œuvre des artistes d’hier et des artistes de demain, elle révèle aux hommes d’aujourd’hui la solidarité de leur effort. Toute l’action du temps, toute l’action de l’étendue aboutissent à son action. C’est à lui qu’il appartient d’affirmer l’accord de la pensée de Jésus, de la pensée de Newton et de la pensée de Lamarck. Et c’est pour cela qu’il est nécessaire que Phidias et Rembrandt se reconnaissent et que nous nous reconnaissions en eux.

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20 03 1922 

Mahatma GANDHI. Plaidoirie lors de son procès à Ahmedabad

Je dois peut-être au public de l’Inde et au public de l’Angleterre que ce procès a principalement pour but d’amadouer, de leur faire connaître pourquoi, de loyaliste et de coopérateur fervent, je suis devenu désaffectionné et non-coopérateur intransigeant. Je devrais dire également à la Cour pourquoi je me reconnais coupable d’avoir encouragé la désaffection envers un Gouvernement établi en Inde par la loi.

Mon activité publique commença en 1893 en Afrique du Sud, à un moment critique. Les premiers rapports que j’eus avec les autorités britanniques de ce pays ne furent point agréables. Je découvris que je n’avais comme homme et comme Indien aucun droit; ou plus exactement je découvris que je n’avais aucun droit, parce que j’étais Indien.

Cela ne me dérouta point. Je me dis que cette façon de traiter les Indiens était une excroissance d’un système de gouvernement bon en soi. Je lui donnai donc ma coopération loyale et volontaire, le critiquant sans me gêner lorsque je considérais qu’il se trompait, mais sans jamais souhaiter sa destruction.

Aussi, lorsqu’en 1899 l’existence de l’Empire fut menacée par la guerre des Boers, je lui offris mes services, je formai un corps de brancardiers volontaires et pris part à divers engagements qui eurent lieu pour sauver Ladysmith [Ville d’Afrique du Sud dont les Anglais, assiégés par les Boers, furent dégagés le 1er mars 1900, par l’arrivée d’une colonne de secours après plus de cent jours de siège] En 1906, à l’époque de la révolte des Zoulous, je formai un corps d’infirmiers et servis jusqu’à la fin de la révolte. Je reçus chaque fois la croix et fus cité à l’ordre du jour. Pour mes services en Afrique du Sud, Lord Hardinge [Charles Hardinge (1858-1944) fut Gouverneur général et vice-Roi des Indes de 1910 à 1916] me remit la médaille d’or Kaiser-i-Hind. Lorsqu’en 1914 la guerre éclata entre l’Angleterre et l’Allemagne, je formai un corps d’ambulanciers volontaires composé des Indiens qui se trouvaient à Londres, étudiants pour la plupart. Son utilité fut reconnue par les autorités.

Enfin, lorsqu’en 1918 à la Conférence de la guerre qui eut lieu à Delhi, Lord Chelmsford [Frederic John Napier Thesiger, 1er Vicomte Chelmsford (1868-1933), fut vice-Roi des Indes de 1916 à 1921.] fit un pressant appel pour l’enrôlement de la jeunesse, je me donnai tant de mal pour former un corps sanitaire à Khedda que je compromis sérieusement ma santé. Ce corps allait être formé lorsque les hostilités prirent fin. Dans tous ces efforts, j’étais poussé par la conviction que des services de ce genre me permettraient d’obtenir pour mes compatriotes un rang égal à celui des autres parties de l’Empire.

Le premier choc me vint sous forme des lois Rowlatt, qui furent prises pour voler au peuple sa véritable liberté. Je compris qu’il me fallait mener contre ces lois une agitation vigoureuse. Puis, ce furent les horreurs du Pendjab, qui commencèrent par le massacre du Jallianwala Bagh et arrivèrent à leur point culminant, lorsqu’on donna l’ordre de faire ramper les gens sur le ventre, de les fouetter publiquement, et autres humiliations indescriptibles ; je découvris que la promesse faite par le Premier ministre aux musulmans de l’Inde, au sujet de l’intégrité de la Turquie et des lieux saints de l’islam ne serait point tenue. Et malgré ces présages, malgré les conseils de mes amis qui m’avaient mis en garde au congrès d’Amritsar en 1919, je soutins la coopération et l’application des réformes Montagu-Chelmsford, parce que j’espérais que le Premier ministre tiendrait sa promesse aux musulmans, que l’on panserait la blessure faite au Pendjab, et que les réformes, si peu adéquates et satisfaisantes qu’elles fussent, seraient le début d’une ère d’espérance pour l’Inde.

Mais tout l’espoir que j’avais nourri s’effondra; la promesse faite au Califat ne fut pas tenue, le crime commis au Pendjab fut blanchi, et la plupart des coupables non seulement ne furent pas punis, mais restèrent au service du Gouvernement et continuèrent à émarger au Budget de l’Inde, certains même obtenant de l’avancement. Je me rendis compte également que les réformes n’indiquaient pas le début d’une transformation dans les sentiments du gouvernement à notre égard, mais une méthode pour épuiser l’Inde et lui prendre toutes ses richesses et pour prolonger sa servitude.

J’en arrivai à contrecœur à la conclusion que notre association avec la Grande-Bretagne avait, au point de vue politique et économique, rendu l’Inde plus impuissante que jamais. Une Inde désarmée est incapable de pouvoir se défendre contre un agresseur si elle voulait se battre avec lui. C’est au point que certains de nos hommes les plus capables considèrent qu’il faudra à l’Inde plusieurs générations, avant de pouvoir devenir un Dominion. Elle est si pauvre qu’elle ne peut guère résister aux famines. Avant la venue des Anglais, l’Inde tissait et filait suffisamment dans ses millions de chaumières, pour ajouter aux maigres ressources de l’agriculture ce qui lui était nécessaire. Cette industrie villageoise si vitale pour l’existence de l’Inde fut ruinée par des procédés inhumains et cruels décrits par les Anglais qui en ont été témoins. Les habitants des villes ne savent guère comment les masses de l’Inde à demi mourantes de faim tombent dans l’épuisement, ils ne savent guère que leur méprisable confort provient du courtage qu’ils reçoivent de l’exploiteur étranger et que ce courtage et ces bénéfices, on les a arrachés aux masses. Ils ne se rendent pas compte que le Gouvernement établi par la loi en Inde n’existe que pour cette exploitation de masse. Nul sophisme, nul arrangement de chiffres, ne peut faire disparaître le témoignage évident des squelettes que l’on voit dans un grand nombre de villages. En tout cas, je suis certain que l’Angleterre et les habitants des villes de l’Inde, s’il y a un Dieu au-dessus de nous, auront à répondre devant lui de ce crime envers l’humanité et envers l’histoire. Même la Loi, dans ce pays, est mise au service de l’exploiteur étranger. Mon étude impartiale des procès jugés par la Loi martiale du Pendjab m’a convaincu que 95% des condamnations n’auraient pas dû avoir lieu; l’expérience que j’ai des procès politiques m’a amené à cette conclusion que neuf sur dix des hommes condamnés étaient absolument innocents. Leur crime, c’était d’aimer leur pays. Dans 99 cas sur 100 dans les tribunaux de l’Inde, justice n’est pas rendue aux Indiens, alors qu’elle l’est aux Anglais. Je n’exagère pas. C’est l’expérience de tout Indien ayant eu quelques rapports avec ce genre de cause. Selon moi, l’administration de la loi, consciemment ou inconsciemment, s’est prostituée au service de l’exploiteur.

Le plus grand malheur, c’est que les Anglais et leurs associés indiens qui administrent le pays ignorent qu’ils commettent le crime dont je viens de parler. J’en ai la conviction, nombre de fonctionnaires anglais en Inde croient de bonne foi que le Gouvernement qu’ils représentent est un des meilleurs qui existent et que l’Inde progresse sûrement, si elle progresse lentement. Ils ignorent qu’un système subtil, mais efficace, de terrorisme et un déploiement organisé de forces d’une part, et la privation de tout moyen de défense d’autre part ont émasculé le peuple et l’ont conduit à la dissimulation. Cette habitude épouvantable a contribué à l’ignorance et à l’illusion des administrateurs. Le paragraphe 124 du Code pénal d’après lequel j’ai le bonheur d’être accusé est au premier rang de ceux qui tendent à supprimer la liberté du citoyen. La loi ne peut donner ou régler l’affection. Si l’on n’a pas d’affection pour un homme ou pour un système, on doit être libre d’exprimer sa désaffection dans toute sa force, du moment qu’on n’a pas l’intention de se montrer violent ou d’inciter à la violence. Mais d’après le paragraphe sur lequel vous vous appuyez pour nous poursuivre, M. Banker [Il s’agit du second accusé du procès, Shankarlal Banker, l’éditeur de Young India, jugé responsable des articles que Gandhi y a publiés] et moi, le seul fait d’exprimer de la désaffection est un crime. J’ai étudié certaines causes qui ont été jugées d’après ce même paragraphe, et je sais qu’il a fait condamner quelques-uns des Indiens les plus populaires de l’Inde. Je considère par conséquent comme un privilège d’être accusé de même. J’ai essayé d’exprimer le plus brièvement possible les raisons de ma désaffection. Je n’ai aucun grief personnel contre un seul administrateur, j’ai donc encore moins de désaffection envers la personne du Roi. Mais je considère que c’est une vertu d’avoir de la désaffection pour un Gouvernement qui a fait plus de mal à l’Inde dans l’ensemble que n’importe quel autre système antérieur. L’Inde n’a jamais été aussi peu virile que depuis qu’elle est gouvernée par l’Angleterre. Avec de tels sentiments […], je considère comme un privilège précieux d’avoir pu écrire ce que j’ai écrit dans les divers articles qui me sont reprochés.

Je suis d’ailleurs convaincu d’avoir rendu service à l’Inde et à l’Angleterre, en leur montrant comment la non-coopération pouvait les faire sortir de l’existence contre nature menée par toutes deux. À mon humble avis, la non-coopération avec le mal est un devoir tout autant que la coopération avec le bien. Seulement, autrefois, la non-coopération consistait délibérément à user de violence envers celui qui faisait le mal. J’ai voulu montrer à mes compatriotes que la non-coopération violente ne faisait qu’augmenter le mal et, le mal ne se maintenant que par la violence, qu’il fallait, si nous ne voulions pas encourager le mal, nous abstenir de toute violence. La non-violence demande qu’on se soumette volontairement à la peine encourue pour ne pas avoir coopéré avec le mal. Je suis donc ici prêt à me soumettre d’un cœur joyeux au châtiment le plus sévère qui puisse m’être infligé pour ce qui est selon la loi un crime délibéré et qui me paraît à moi le premier devoir du citoyen. Juge, vous n’avez pas le droit, il vous faut démissionner et cesser ainsi de vous associer au mal si vous considérez que la loi que vous êtes chargé d’administrer est mauvaise et qu’en réalité je suis innocent, ou m’infliger la peine la plus sévère si vous croyez que le système et la loi que vous devez appliquer sont bons pour le peuple et que mon activité par conséquent est pernicieuse pour le bien public.

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Réformes Montagu-Chelmsford : En août 1917, Samuel Montagu, secrétaire d’État britannique pour l’Inde, avait promis une participation accrue des Indiens au pouvoir à l’issue de la guerre de manière à en arriver rapidement à un gouvernement indien autonome au sein de l’Empire. En fait, le Government of India Act de 1919 permet l’arrivée de ministres indiens dans les gouvernements provinciaux et la représentation des communautés indiennes au sein des assemblées centrale et provinciales, mais c’est bien la Grande-Bretagne qui conserve le pouvoir réel sur le plan des finances et de l’exécutif.

Promesse faite au Califat : Durant la Première Guerre, Londres avait fait une série de promesses aux musulmans indiens concernant le devenir de la Turquie ralliée aux puissances centrales et le rôle du Sultan, par ailleurs Calife du monde islamique, c’est-à-dire chef spirituel et temporel de l’islam et successeur légitime du Prophète. Le mouvement du Califat, auquel Gandhi, bien qu’hindou, va apporter son ferme soutien, défend la pérennité de ce titre. Mais en 1920, le traité de Sèvres imposé aux Ottomans par les Alliés fait perdre à la Turquie ses provinces arabes. En ce qui concerne le Califat, il semble qu’il devrait passer à Hussein ibn Ali, chérif de La Mecque, protégé de Lawrence d’Arabie et chef de la révolte arabe contre les Turcs en 1916. En réalité, le Califat sera aboli non par les Anglais mais bien par Mustafa Kemal en mars 1924. Hussein voulut effectivement récupérer le titre mais il fut vite renversé par les Wahhabites d’ibn Séoud et le Califat ne fut plus revendiqué. Quoi qu’il en soit, la question a permis à Gandhi et aux musulmans de conclure, face aux Britanniques, un programme commun de non-coopération.

Crime commis au Pendjab fut blanchi… : Le rapport de la commission Hunter, désignée suite au massacre d’Amritsar, a été interprété par les Indiens comme blanchissant le général Dyer. Le Congrès qui avait refusé d’y participer avait créé sa propre commission, dont Gandhi était membre.

Dominion : État politiquement indépendant au sein du Commonwealth. En 1922, il existe six dominions: le Canada, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, l’Union sud-africaine, Terre-Neuve et l’État libre d’Irlande. En 1947, le terme de dominion disparaîtra car il impliquait une idée de subordination devenue intolérable dans le contexte de la décolonisation.

Article 124 du Code pénal : Appliqué depuis les années 1860, le Code pénal est un élément d’unification et de centralisation en Inde. L’article 124 concerne la sédition et réprime tout acte, tout écrit, toute parole tendant à susciter la haine, le mépris ou la désaffection envers les autorités légales, le terme désaffection englobant la déloyauté comme tout sentiment d’hostilité.

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20 09 1922                    

Benito MUSSOLINI. Discours d’Udine

Avec le discours que j’ai l’intention de prononcer devant vous, je fais une exception à la règle que je me suis imposée : c’est-à-dire de limiter au minimum possible les manifestations de mon éloquence. Oh, s’il était possible de l’étrangler, comme conseillait un poète, l’éloquence verbeuse, prolixe, ne concluant pas, démocratique, qui nous a fourvoyés pendant si longtemps ! Moi, je suis donc sûr, ou au moins je me flatte d’avoir cette espérance, que vous n’attendez pas de moi un discours qui ne soit pas pleinement fasciste, c’est-à-dire squelettique, âpre, direct et dur.

N’attendez pas la commémoration du 20 septembre. Certes, l’argument serait tentant et flatteur. Il y aurait pléthore d’éléments de méditation, en réexaminant par quel prodige de forces impondérables et à travers quels et combien de sacrifices de peuples et d’hommes, l’Italie a pu obtenir son unité non encore totale, parce qu’on ne pourra parler d’unité totale avant que Fiume et la Dalmatie et les autres terres ne soient retournées à nous, accomplissant ainsi ce rêve orgueilleux qui fermente dans nos esprits [Applaudissements retentissants]

Mais je vous prie de considérer qu’aussi avec le Risorgimento et à travers le Risorgimento italien, qui va de la première tentative insurrectionnelle par un détachement de cavalerie légère, qui s’est déroulée à Nola, et finit avec la brèche de Porta Pia en 1870, deux forces entrent en jeu : l’une est la force traditionnelle, la force conservatrice, la force nécessairement un peu statique, rétrograde, la force de la tradition de la maison de Savoie et piémontaise ; l’autre, la force insurrectionnelle et révolutionnaire, qui montait de la meilleure partie du peuple et de la bourgeoisie ; et c’est seulement à travers la conciliation et l’équilibre de ces deux forces que nous avons pu réaliser l’unité de la Patrie.

Quelque chose de similaire se vérifie peut-être aussi aujourd’hui et je me propose d’en parler par la suite. Mais pourquoi (vous l’êtes-vous jamais demandé ?) l’unité de la patrie se résume-t-elle dans le symbole et le mot Rome ? Il faut que les fascistes oublient absolument (s’ils ne le faisaient pas ils seraient mesquins) les accueils plus ou moins ingrats que nous eûmes à Rome en octobre de l’année dernière et il faut avoir le courage de dire qu’une partie des responsabilités de tout ce qui advint, est due à quelques-uns de nos éléments qui n’étaient pas à la hauteur de la situation. Et il ne faut pas confondre Rome avec les Romains, avec ces centaines de soi-disant « réfugiés du fascisme » qui sont à Rome, à Milan, et dans quelques autres centres d’Italie, et qui font naturellement de l’antifascisme pratique et criminel.

Mais si Mazzini, si Garibaldi tentèrent trois fois d’arriver à Rome, et si Garibaldi avait donné à ses chemises rouges le dilemme tragique, inexorable de « ou Rome ou la mort », cela signifie que chez les hommes du Risorgimento italien, Rome avait une fonction essentielle de premier ordre à accomplir dans la nouvelle histoire de la nation italienne. Nous élevons donc, avec une âme pure et vide de rancœurs notre pensée à Rome, qui est l’une des rares villes de l’esprit qui soient au monde, parce qu’à Rome, entre ces sept collines si chargées d’histoire, s’est opéré l’un des plus grands prodiges spirituels dont l’histoire se souvient ; une religion orientale, non comprise de nous, est devenue une religion universelle, reprenant sous une autre forme cet empire que les légions consulaires de Rome avaient étendu jusqu’aux extrêmes confins de la terre. Et nous pensons faire de Rome la ville de notre esprit, une ville purifiée, désinfectée de tous les éléments qui la corrompent et la salissent ; nous pensons faire de Rome le cœur battant, l’esprit vif de l’Italie impériale dont nous rêvons [Applaudissements prolongés].

Quelqu’un pourrait nous objecter : « Êtes-vous dignes de Rome, avez-vous les jarrets, les muscles, les poumons suffisamment capables pour hériter et transmettre les gloires et les idéaux d’un Empire ? ». Et alors, les critiques acerbes s’obstinent à voir dans notre jeune et exubérant organisme des signes d’incertitude.

On nous parle du phénomène de l’autonomisme fasciste : je dis aux fascistes et aux citoyens que cet autonomisme n’a aucune importance. Ce n’est pas l’autonomisme des idées et des tendances. Le fascisme ne connaît pas de tendances. Les tendances sont le triste privilège des vieux partis, qui sont des associations comiciales diffusées dans tous les pays et qui n’ayant rien à dire ni à faire, finissent par imiter ces sordides prêtres d’Orient qui discutaient sur toutes les questions du monde pendant que Byzance périssait. Les rares, sporadiques tentatives d’autonomie fasciste ou sont liquidées, ou sont en voie de liquidation, parce qu’elles représentent seulement des revanches de nature personnelle.

Venons à un autre argument : la discipline. Moi, je suis pour la discipline rigide. Nous devons nous imposer à nous-mêmes une discipline de fer, parce qu’autrement, nous n’aurons pas le droit de l’imposer à la nation. Et c’est seulement à travers la discipline de la nation que l’Italie pourra se faire entendre dans le concert des autres nations. La discipline doit être acceptée. Quand elle n’est pas acceptée, elle doit être imposée. Nous repoussons le dogme démocratique selon lequel on devrait procéder éternellement par sermons, par prédications et prêches de nature plus ou moins libérale.

À un moment donné, il faut que la discipline s’exprime, dans la forme, sous l’aspect d’un acte de force et de commandement. J’exige donc, et je ne parle pas aux militants de la région du Frioul qui sont (laissezmoi le dire) parfaits par leur sobriété et leur bonne tenue, austérité et sérieux, mais je parle pour les fascistes de toute l’Italie qui doivent avoir un dogme portant un seul nom : discipline7 ! C’est seulement en obéissant, c’est seulement en ayant l’orgueil humble mais sacré d’obéir que se conquiert ensuite le droit de commander. Une fois l’effort accepté, vous pouvez l’imposer aux autres. Avant, non. De cela, les fascistes de toute l’Italie doivent s’en rendre compte. Ils ne doivent pas interpréter la discipline comme un rappel d’ordre administratif, ou comme une peur des chefs qui craignent la rébellion d’un troupeau. Cela non, parce que nous ne sommes pas des chefs comme tous les autres, et nos forces ne peuvent en aucun cas porter le nom de troupeau. Nous sommes une milice, mais justement parce que nous nous sommes donné cette constitution spéciale nous devons faire de la discipline le point suprême de notre vie et de notre action [Applaudissements bruyants].

Et j’en viens à la violence. La violence n’est pas immorale. La violence est quelquefois morale. Nous contestons à tous nos ennemis le droit de se plaindre de notre violence, parce que comparée à celles qui se commirent dans les années funestes de 1919 et de 1920, et comparée à celle des bolcheviques de Russie, où deux millions de personnes ont été exécutées et où deux autres millions d’individus gisent en prison, notre violence est un jeu d’enfants. D’autre part, notre violence est résolutive, parce qu’à la fin de juillet et d’août, en quarante-huit heures de violence systématique et guerrière, nous avons obtenu ce que nous n’aurions pas obtenu en quarante-huit années de prédication et de propagande [Applaudissements]. Donc, quand notre violence est résolutive d’une situation gangreneuse8 elle est moralissime, sacro-sainte et nécessaire. Mais, ô amis fascistes, et je parle aux fascistes d’Italie, il faut que notre violence ait des caractères spécifiques, fascistes. La violence de dix contre un doit être répudiée et condamnée [Applaudissements]. La violence qui ne s’explique pas doit être répudiée. Il y a une violence qui libère et une violence qui enchaîne ; il y a une violence qui est morale et une violence qui est stupide et immorale. Il faut proportionner la violence à la nécessité du moment, ne pas en faire une école, une doctrine, un sport. Il faut que les fascistes évitent soigneusement, avec des gestes de violence sporadique, individuelle, non justifiée, de gâcher les brillantissimes et splendides victoires des premiers jours d’août [Applaudissements]. C’est ce qu’attendent nos ennemis, lesquels de certains épisodes, et disons le franchement, de certains épisodes malvenus comme celui de Tarante, sont induits à croire et à espérer ou à se flatter que la violence, étant devenue une espèce de deuxième nature, quand nous n’avons plus une cible sur laquelle l’exercer, nous l’exerçons sur nous ou contre nous ou contre les nationalistes. Or, les nationalistes divergent de nous sur certaines questions, mais il faut dire la vérité et c’est celle-ci : dans toutes les batailles où nous avons combattu, nous les avons eus à nos côtés [« Bien !». Applaudissements].

Peut-être que parmi eux, il y a des dirigeants, des chefs qui ne voient pas la nature du fascisme comme nous la voyons nous-mêmes, mais il faut reconnaître et proclamer et dire que

les chemises bleues à Gênes, à Bologne, à Milan et dans d’autres centaines de localités furent aux côtés des chemises noires [Applaudissements]. Par conséquent l’épisode de Tarante est infiniment désagréable et je souhaite que les dirigeants du fascisme agissent dans le sens qu’il reste un épisode isolé à oublier, dans une réconciliation locale et dans une affirmation de sympathie et de solidarité nationale.

Autre argument qui peut se prêter aux espérances de nos adversaires : les masses. Vous savez que je n’adore pas la nouvelle divinité : la masse. C’est une création de la démocratie et du socialisme. Seulement parce qu’ils sont nombreux ils doivent avoir raison. Absolument pas. L’opposé se vérifie souvent, c’est-à-dire que le nombre est contraire à la raison. En tout cas, l’histoire démontre que toujours des minorités, insignifiantes au départ, ont produit de profonds bouleversements dans les sociétés humaines. Nous n’adorons pas la masse, même si elle est pourvue de tous les sacrosaints cals aux mains et au cerveau. Et en revanche nous portons, dans l’examen des faits sociaux, des conceptions, des éléments au moins nouveaux dans l’ambiance italienne. Nous, nous ne pouvions pas repousser ces masses. Elles venaient à nous. Devions-nous peut-être les accueillir avec des coups de pied dans les jarrets ? Sont-elles sincères ? Sont-elles insincères ? Viennent-elles à nous par conviction ou par peur ? Ou parce qu’elles espèrent obtenir de nous ce qu’elles n’ont pas obtenu des socialpussisti ? Cette question est pratiquement sans intérêt, parce que le moyen de pénétrer dans l’intimité de l’esprit n’a pas encore été trouvé. Nous avons dû faire du syndicalisme. Nous en faisons. On dit : « Votre syndicalisme finira par être en tout et partout similaire au syndicalisme socialiste ; vous devrez par nécessité de choses faire de la lutte des classes ».

Les démocrates, une partie des démocrates, cette partie qui semble avoir pour seul but de troubler les eaux, continue depuis Rome (où trop de journaux sont publiés, dont beaucoup ne représentent personne ou rien) à manœuvrer en ce sens.

Pour commencer, notre syndicalisme diverge de celui des autres, parce que nous n’admettons la grève des services publics pour aucun motif. Nous sommes pour la collaboration de classes, spécialement dans une période, comme l’actuelle, de crise économique très aiguë. Nous cherchons donc à faire pénétrer dans la cervelle de nos syndiqués cette vérité et cette conception. Mais il faut dire, avec la même franchise, que les industriels et les employeurs ne doivent pas faire de chantage, parce qu’il y a une limite au-delà de laquelle on ne peut aller ; et les industriels et les employeurs, la bourgeoisie, pour le dire en un mot, la bourgeoisie doit se rendre compte que dans la nation il y a aussi le peuple, une masse qui travaille, et on ne peut penser à la grandeur de la nation si cette masse qui travaille est inquiète, oisive, et que le devoir du fascisme est d’en faire un tout organique avec la nation pour l’avoir demain, quand la nation a besoin de la masse, comme l’artiste a besoin de la matière brute pour forger ses chefs-d’œuvre.

C’est seulement avec une masse insérée dans la vie et dans l’histoire de la nation, que nous pourrons faire une politique étrangère.

Et je suis arrivé au thème qui est en ce moment d’une actualité grandissime.

À la fin de la guerre, il est évident qu’on n’a pas su faire la paix. Il y avait deux voies : ou la paix de l’épée ou la paix de la justice approximative. Au contraire, sous l’influence d’une mentalité démocratique délétère, la paix de l’épée ne s’est pas faite en occupant Berlin, Vienne, Budapest, et la paix approximative de la justice ne s’est pas faite non plus.

Les hommes, beaucoup de ceux qui étaient ignares en histoire et en géographie (et il semble que ces fameux experts, que nous pourrions appeler d’une manière italienne techniciens, en sussent autant que leurs responsables, et qu’ils aient décomposé et recomposé la carte géographique de l’Europe) ont dit : « Du moment que les Turcs causent des ennuis à l’Angleterre, supprimons la Turquie. Du moment que l’Italie, pour devenir une puissance méditerranéenne, doit avoir l’Adriatique comme son golfe interne, nions à l’Italie les justes revendications d’ordre adriatique ». Qu’est ce qui va arriver ? Il arrive que le traité le plus périphérique vole naturellement en éclats avant les autres.

Mais puisque tout consiste dans la construction de ces traités, parce que tous sont en relation entre eux, ainsi la désagrégation, l’éclatement du traité de Sèvres reconduit éventuellement le danger que les autres traités finissent également de la même façon.

L’Angleterre, à mon avis, démontre qu’elle n’a plus une classe politique à la hauteur de la situation. En effet vous voyez que jusqu’ici, depuis quinze ans, un seul homme incarne la

politique anglaise. Il n’a pas été encore possible de le remplacer. Lloyd George, qui, selon tous ceux qui le connaissent intimement, est un piètre avocat, représente la politique de l’Empire depuis trois lustres !

L’Angleterre, même en cette occasion, révèle la mentalité mercantile d’un empire qui vit sur ses rentes et qui exècre tout effort qui lui coûte du sang. Il fait appel aux Dominions, à la Yougoslavie et à la Roumanie.

D’autre part, si les choses se compliquent dans ce sens, vous voyez pointer l’éternel et indestructible cosaque russe, qui change de nom, mais qui ne change pas d’âme. Qui a armé la Turquie de Kemal Pasha ? La France et la Russie. Qui peut armer l’Allemagne de demain ? La Russie. C’est une grande chance pour notre politique étrangère, c’est une grande chance qu’à côté d’une armée qui a des traditions très glorieuses, l’armée nationale, il y ait l’armée fasciste.

Il faudrait donc que nos ministres des Affaires Etrangères sachent jouer aussi cette carte et la jettent sur le tapis vert en disant : « Gare à vous parce que l’Italie ne fait plus une politique de renoncement ou de lâcheté, ça coûtera ce que ça coûtera ! [Applaudissements prolongés.

Acclamations enthousiastes pour Fiume italienne, pour la Dalmatie italienne. Un drapeau aux couleurs de Fiume est porté en triomphe, dans un enthousiasme indescriptible, sur l’estrade. La démonstration se renouvelle et dure encore cinq minutes].

Je disais donc que, pendant que dans les autres pays on commence à avoir une claire conscience de la force représentée par le parti fasciste, même à propos de politique étrangère,

nos ministres ont toujours une attitude de soumission. Ils nous demandent quel est notre programme. J’ai déjà répondu à cette question, qui voudrait être insidieuse, à l’occasion d’une petite réunion à Levanto devant trente ou quarante fascistes et je ne supposais pas que mon discours, mon discours familial, eût une si vaste répercussion.

Notre programme est simple : nous voulons gouverner l’Italie. On nous dit : « des programmes ? ». Mais des programmes il y en a même trop. Ce ne sont pas les programmes de sauvetage qui manquent à l’Italie. Ce sont les hommes et la volonté ! [Applaudissements]. Il n’y a pas un Italien qui n’a pas ou qui ne croit pas posséder la méthode sûre pour résoudre certains des problèmes les plus obsédants de la vie nationale. Mais je crois que vous êtes tous convaincus que notre classe dirigeante est défaillante. La crise de l’État libéral est écrite dans cette défaillance. Nous avons fait une guerre splendide du point de vue de l’héroïsme individuel et collectif. Après avoir été soldats, les Italiens en « 18 » étaient devenus des guerriers. Je vous prie de remarquer la différence essentielle.

Mais notre classe politique a conduit la guerre comme une affaire d’administration ordinaire. Ces hommes, que nous connaissons tous et dont nous avons à l’esprit l’image physique, nous paraissent désormais comme dépassés, éreintés, sans enthousiasme, comme des vaincus. Moi, je ne nie pas, dans mon absolue objectivité, que cette bourgeoisie, qu’avec un titre global on

pourrait appeler giolittienne, n’ait pas ses mérites. Elle les a sûrement. Mais aujourd’hui, lorsque l’Italie est en fermentation de Vittorio Veneto, [Vittorio Veneto : grande victoire militaire italienne entraînant le reflux définitif des autrichiens, le 29 octobre 1918] .aujourd’hui que cette Italie est exubérante de vie, d’élan, de passion, ces hommes, qui sont habitués surtout à la mystification d’ordre parlementaire, nous paraissent d’une stature qui n’est pas à la hauteur des événements [Applaudissement].

Et alors il faut affronter le problème : « Comment remplacer cette classe politique, qui a toujours, dans les derniers temps, conduit une politique d’abdication face au fantoche gonflé de vent qu’était le socialpussismo italien ? »

Moi, je crois que la substitution est rendue nécessaire et plus elle sera radicale, mieux cela vaudra. Sans doute le fascisme, qui demain prendra la nation sur les bras (quarante millions, même quarante-sept millions d’Italiens), endosse une terrible responsabilité. Il est à prévoir que les déçus seront nombreux, puisqu’il y a toujours une désillusion : ou avant ou après, mais toujours, dans le cas où on agit comme dans le cas où on ne fait rien.

Amis !

Comme la vie de l’individu, celle des peuples implique une certaine quantité de

risques. On ne peut prétendre marcher toujours sur le rail Decauville [Paul Decauville (1846-1922) est un industriel français, promoteur d’un système de voie ferrée à faible écartement, et inventeur de la « voie Decauville » très utilisée pendant le premier conflit mondial. Mussolini procède ici par analogie. La normalité politique est aussi étroite que le rail Decauville]. de la normalité quotidienne. On ne peut pas toujours s’adresser à la vie laborieuse et modeste d’un employé du Loto, et cela soit dit sans ombre d’offense pour les employés des susdits « casinos d’État ». À un moment donné il faut qu’hommes et partis aient le courage d’assumer la grande responsabilité de faire de la grande politique, d’essayer leurs muscles. Peut-être qu’ils échoueront. Mais il y a des tentatives, même ratées, qui suffisent à ennoblir et à exalter pour toute la vie la conscience d’un mouvement politique, du fascisme italien. Moi, je m’étais promis de faire le discours à Naples, mais je crois qu’à Naples j’aurais d’autres sujets. Ne tardons plus à rentrer sur le terrain délicat et brûlant du régime. Beaucoup de polémiques qui furent suscitées par ma tendenzialità [dans le langage politique, désigne la tendance républicaine de Mussolini, sans adjonction systématique de l’adjectif républicaine] sont oubliées, et chacun s’est convaincu que cette tendenzialità-là n’est pas née si soudainement. Elle représentait, par contre, une pensée précise. Il en est toujours ainsi. Certaines attitudes semblent soudaines au grand public, lequel n’est pas concerné et n’est pas obligé de suivre les transformations lentes, souterraines, d’un esprit inquiet et désireux d’approfondir certains problèmes, toujours sous de nouveaux aspects. Mais le tourment est là, intime, quelquefois tragique. Vous ne devez pas penser que les chefs du fascisme n’ont pas le sens de cette tragédie individuelle, surtout tragédie nationale. Cette fameuse tendenzialità républicaine devait être une espèce de tentative de réparation de beaucoup d’éléments qui étaient venus à nous seulement parce que nous avions gagné. Ces éléments-là ne nous plaisent pas. Ces gens qui suivent toujours le char du vainqueur et qui sont disposés à changer de drapeaux si la chance tourne, sont des gens que le fascisme doit tenir en grande suspicion et sous la plus sévère surveillance.

Une profonde transformation de notre régime politique est-elle possible, voici la question, sans toucher l’Institution monarchique ? C’est-à-dire : est-il possible de rénover l’Italie sans

mettre en jeu la monarchie ? Et quelle est l’attitude de principe du fascisme face aux institutions politiques ?

Notre attitude face aux institutions politiques ne nous engage dans aucun sens. Au fond les régimes parfaits existent seulement dans les livres des philosophes. Moi, je pense que si l’on avait appliqué exactement, alinéa par alinéa, les théories de Platon dans la cité grecque, un désastre se serait produit. Un peuple qui se trouve très bien sous des formes républicaines ne pense jamais à avoir un roi. Un peuple qui n’est pas habitué à la république désirera ardemment le retour à la monarchie. On a bien voulu mettre sur le crâne carré des Allemands le bonnet phrygien ; mais les Allemands haïssent la république ; et pour le fait qu’elle a été imposée par l’Entente et qu’elle a été une espèce d’Ersatz, ils trouvent en Allemagne une autre raison d’aversion pour cette République.

Donc les formes politiques ne peuvent être approuvées ou désapprouvées face à l’éternité, mais elles doivent être examinées en rapport direct avec la mentalité, l’état de l’économie, les forces spirituelles d’un peuple déterminé. [Une voie crie : « Vive Mazzini ! »] Tel est le principe. Maintenant je pense qu’on pourrait rénover profondément le régime, en laissant de côté l’institution monarchique. Au fond, et je me réfère au cri de l’ami, le même Mazzini, républicain, maître de doctrines républicaines, n’a pas considéré ses doctrines incompatibles avec le pacte monarchique de l’unité italienne. Il l’a subi, il l’a accepté. Ce n’était pas son idéal, mais on ne peut pas toujours trouver l’idéal.

Nous laisserons donc de côté, hors de notre jeu, qui aura d’autres cibles très visibles et formidables, l’institution monarchique, parce que nous pensons aussi qu’une grande partie de

l’Italie verrait avec suspicion une transformation du régime qui irait jusqu’à ce point-là.

Nous aurions peut-être du séparatisme régional, puisque cela arrive toujours ainsi. Aujourd’hui beaucoup sont indifférents face à la monarchie ; demain ils seraient, par contre, Tendenzialità, sympathisants, favorables et ils se trouveraient des motifs sentimentaux très respectables pour attaquer le fascisme qui aurait frappé cette cible.

Au fond, moi, je pense que la monarchie n’a aucun intérêt à s’opposer à ce qu’il faut désormais appeler la révolution fasciste. Ce n’est pas son intérêt, parce que si elle le faisait, elle deviendrait tout de suite une cible, et, si elle devenait une cible, il est certain que nous ne pourrions pas l’épargner parce que ce serait pour nous question de vie ou de mort. Celui qui peut sympathiser avec nous ne peut se retirer dans l’ombre. Il doit rester dans la lumière. Il faut avoir le courage d’être monarchiste. Pourquoi sommes-nous républicains ? Dans un certain sens parce que nous voyons un monarque pas suffisamment monarque. La monarchie représenterait donc la continuité historique de la nation. Une tâche très belle, une tâche d’une importance historique incalculable.

D’un autre côté, il faut éviter que la révolution fasciste ne remette tout en jeu.

Il faut laisser quelque point ferme, pour ne pas donner l’impression au peuple que tout s’écroule, que tout doit recommencer, parce qu’alors à la vague d’enthousiasme du premier temps suivraient des vagues de panique et peut-être d’autres succéderaient, qui pourraient emporter la première. Désormais les choses sont très claires ; démolir toute la superstructure socialistoïde-démocratique.

Nous aurons un État qui fera ce simple discours : « L’État ne représente pas un parti, l’État représente la collectivité nationale, il comprend tout le monde, il dépasse tout le monde, il protège tout le monde et il affronte tous ceux qui portent atteinte à son imprescriptible souveraineté »

[applaudissements retentissants et prolongés].

Voilà l’État qui doit sortir de l’Italie de Vittorio Veneto. Un État qui ne donne pas localement raison au plus fort ; un État différent de l’État libéral, qui en cinquante ans n’a pas su s’équiper d’une typographie pour faire son journal lors d’une grève générale des typographes ; un État qui est à la merci de l’omnipotence, de la feu omnipotence socialiste ; un État qui croit que les problèmes peuvent être résolus du seul point de vue politique, parce que les mitrailleuses ne suffisent pas s’il n’y a pas l’esprit qui les fasse chanter. Tout l’attirail de l’État s’écroule comme un vieux décor de théâtre d’opérette, quand il n’y a pas la plus intime conscience d’accomplir un devoir, même une mission. Voici pourquoi nous voulons dépouiller l’État de tous ses attributs économiques. Ca suffit avec l’État cheminot, avec l’État facteur, avec l’État assureur. Ça suffit avec l’État exploitant les dépenses de tous les contribuables italiens et aggravant les finances épuisées de l’État italien. Il reste la police, qui protège les honnêtes gens des attentats, des voleurs et des délinquants ; il reste le maître éducateur des nouvelles générations ; il reste l’armée, qui doit garantir l’inviolabilité de la Patrie et il reste la politique étrangère.

[Applaudissements].

Qu’il ne soit pas dit que l’État si vidé reste petit. Non ! Il reste une très grande chose, puisque tout le domaine des esprits lui reste, pendant qu’il abdique le domaine de la matière. [Ovation prolongée].

Et maintenant, mes amis, moi, je crois avoir suffisamment parlé [cris de : « Non ! Non ! »] et je pense que vous partagez aussi cette opinion.

Citoyens !

Moi, je vous ai exposé synthétiquement mes idées. Elles suffisent, à mon avis, à les identifier. On demande toujours le signalement du mouvement, mais plus que ceci…

Si notre mentalité ne suffisait pas, il y a notre méthode, il y a notre activité quotidienne que nous n’avons pas l’intention de renier, tout en veillant à ce qu’elle n’exagère pas, ne dépasse pas les bornes et ne nuise pas au fascisme. Et quand je prononce ces mots, je les dis intentionnellement, parce que si le fascisme était un mouvement comme tous les autres, alors le geste de l’individu ou du groupe aurait une importance relative. Mais notre mouvement est un mouvement qui a donné beaucoup de sang rouge vermeil. Il faut s’en souvenir quand on fait preuve d’autonomisme et quand on est indiscipliné. Il faut penser aux morts d’hier, surtout. Il faut penser qu’un tel autonomisme et une telle indiscipline peuvent chatouiller aussi les bas instincts du fauve socialpussista, qui est vaincu, fatigué, mais qui cuve encore secrètement les propos de la révolte ; que nous empêcherons avec une action collective et en gardant toujours notre épée sèche. Au fond les Romains avaient raison : « Si tu veux la paix, prépare à la guerre. » Ceux qui prouvent qu’ils ne sont pas prêts à la guerre, n’ont pas de paix et ils ont la déroute et la défaite.

Ainsi nous disons à tous nos adversaires : « Il ne suffit pas que vous dressiez trop de drapeaux tricolores sur vos taudis et cercles vinicoles. Nous voulons vous voir à l’épreuve. Il sera nécessaire de vous garder un petit moment dans une sorte de quarantaine politique et spirituelle. Vos chefs, qui pourraient vous réinfecter, seront mis en condition de ne pas nuire ». Seulement comme cela, en évitant de tomber dans les préjugés de la quantité, nous réussirons à sauver la qualité et l’âme de notre mouvement, qui n’est pas éphémère et transitoire, puisqu’il dure depuis quatre ans, et quatre ans, dans ce siècle de tempête, équivalent à quarante. Notre mouvement est encore dans la préhistoire et encore en voie de développement et l’histoire commence demain. Ce que le fascisme a fait jusqu’ici est œuvre négative. Maintenant il faut qu’il reconstruise. Ainsi il montrera sa noblesse, ainsi il montrera sa force, son âme.

Amis !

Moi, je suis certain que les chefs du fascisme feront leur devoir. Je suis aussi certain que les simples soldats le feront. Avant de procéder aux grandes tâches, procédons à une inexorable sélection de nos troupes. Nous ne pouvons pas emmener nos impedimenta ; nous sommes une armée de vélites, avec quelques braves, solides territoriaux en arrière-garde. Mais nous ne voulons pas que parmi nous il y ait des éléments déloyaux.

Moi, je salue Udine, cette chère vieille Udine, à laquelle me lient tant de souvenirs. Par ses amples routes, sont passées des générations et des générations d’Italiens qui étaient la fleur pourpre de notre race. Beaucoup de ces jeunes et très jeunes dorment maintenant du sommeil qui n’a plus de réveil dans les petits cimetières isolés des Alpes ou dans les cimetières le long de l’Isonzo, redevenu le fleuve sacré d’Italie.

Habitants d’Udine ! Fascistes ! Italiens ! Rassemblez l’esprit de nos inoubliables morts et faites-en l’esprit ardent de la Patrie immortelle.

[Une immense, triple ovation salue la fin du vigoureux discours. La foule sort alors lentement du théâtre, parmi des acclamations renouvelées et continues à l’Italie, au fascisme, à Mussolini.

Des chaînes de chemises noires doivent s’employer pour freiner l’impétuosité de la foule enthousiaste qui veut écouter Mussolini et lui serrer la main].

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15 11 1922

Paul VALÉRY, 51 ans, essaie de définir l’Europe devant les étudiants de l’Université de Zürich. Le texte sera publié en 1924 :

Mais qui donc est Européen ?

Je me risque ici, avec bien des réserves, avec les scrupules infinis que l’on doit avoir quand on veut préciser provisoirement ce qui n’est pas susceptible de véritable rigueur, — je me risque à vous proposer un essai de définition. Ce n’est pas une définition logique que je vais développer devant vous. C’est une manière de voir, un point de vue, étant bien entendu qu’il en existe une quantité d’autres qui ne sont ni plus ni moins légitimes.

Eh bien, je considérerai comme européens tous les peuples qui ont subi au cours de l’histoire les trois influences que je vais dire.

La première est celle de Rome. Partout où l’Empire romain a dominé, et partout où sa puissance s’est fait sentir ; et même partout où l’Empire a été l’objet de crainte, d’admiration et d’envie ; partout où le poids du glaive romain s’est fait sentir, partout où la majesté des institutions et des lois, où l’appareil et la dignité de la magistrature ont été reconnus, copiés, parfois même bizarrement singés, — là est quelque chose d’européen. Rome est le modèle éternel de la puissance organisée et stable.

Je ne sais pas les raisons de ce grand triomphe, il est inutile de les rechercher maintenant, comme il est oiseux de se demander ce que l’Europe fût devenue si elle ne fût devenue romaine.

Mais le fait nous importe seul, le fait de l’empreinte étonnamment durable qu’a laissée, sur tant de races et de générations, ce pouvoir superstitieux et raisonné, ce pouvoir curieusement imprégné d’esprit juridique, d’esprit militaire, d’esprit religieux, d’esprit formaliste, qui a le premier imposé aux peuples conquis les bienfaits de la tolérance et de la bonne administration.

Vint ensuite le christianisme. Vous savez comme il s’est peu à peu répandu dans l’espace même de la conquête romaine. Si l’on excepte le Nouveau Monde, qui n’a pas été christianisé, tant que peuplé par des chrétiens ; si l’on excepte la Russie, qui a ignoré dans sa plus grande partie la loi romaine et l’empire de César, on voit que l’étendue de la religion du Christ coïncide encore aujourd’hui presque exactement avec celle du domaine de l’autorité impériale. Ces deux conquêtes, si différentes, ont cependant une sorte de ressemblance entre elles, et cette ressemblance nous importe. La politique des Romains, qui s’est faite toujours plus souple et plus ingénieuse, et de qui la souplesse et la facilité croissaient avec la faiblesse du pouvoir central, c’est-à-dire avec la surface et l’hétérogénéité de l’Empire, a introduit dans le système de domination des peuples par un peuple une nouveauté très remarquable.

De même que la Ville par excellence finit par admettre dans son sein presque toutes les croyances, par naturaliser les dieux les plus éloignés et les plus hétéroclites, et les cultes les plus divers, — le gouvernement impérial, conscient du prestige qui s’attachait au nom romain, ne craignit pas de conférer la cité romaine, le titre et les privilèges du civis romanus à des hommes de toutes races et de toutes langues. Ainsi, par le fait de la même Rome, les dieux cessent d’être attachés à une tribu, à une localité, à une montagne, à un temple ou à une ville, pour devenir universels, et en quelque sorte communs ; — et d’autre part, la race, la langue et la qualité de vainqueur ou de vaincu, de conquérant ou de conquis, le cèdent à une condition juridique et politique uniforme qui n’est inaccessible à personne. L’empereur lui-même peut être un Gaulois, un Sarmate, un Syrien, et il peut sacrifier à des dieux très étrangers… C’est une immense nouveauté politique.

Mais le christianisme, à la parole de saint Pierre, quoique l’une des très rares religions qui fussent mal vues à Rome, le christianisme, issu de la nation juive, s’étend de son côté aux gentils de toute race ; il leur confère par le baptême la dignité nouvelle de chrétien comme Rome conférait à ses ennemis de la veille la cité romaine. Il s’étend peu à peu dans le lit de la puissance latine, il épouse les formes de l’empire. Il en adopte même les divisions administratives (civitas au Ve siècle désigne la ville épiscopale). Il prend tout ce qu’il peut à Rome, il y fixe sa capitale et non point à Jérusalem. Il lui emprunte son langage. Un même homme né à Bordeaux peut être citoyen romain et même magistrat, il peut être évêque de la religion nouvelle. Le même Gaulois, qui est préfet impérial, écrit en pur latin de belles hymnes à la gloire du fils de Dieu qui est né juif et sujet d’Hérode. Voici déjà un Européen presque achevé. Un droit commun, un dieu commun ; le même droit et le même dieu ; un seul juge pour le temps, un seul juge dans l’éternité.

Mais, tandis que la conquête romaine n’avait saisi que l’homme politique et n’avait régi les esprits que dans leurs habitudes extérieures, la conquête chrétienne vise et atteint progressivement le profond de la conscience. Je ne veux même pas essayer de mesurer les modifications extraordinaires que la religion du Christ a imposées à cette conscience qu’il fallait rendre universelle. Je ne veux même tenter de vous exposer comment la formation de l’Européen en a été singulièrement influencée. Je suis contraint de ne me mouvoir qu’à la surface des choses, et d’ailleurs les effets du christianisme sont bien connus.

Toutefois nous ne sommes pas encore des Européens accomplis. Il manque quelque chose à notre figure ; il y manque cette merveilleuse modification à laquelle nous devons non point le sentiment de l’ordre public et le culte de la cité et de la justice temporelle ; et non point la profondeur de nos âmes, l’idéalité absolue et le sens d’une éternelle justice ; mais il nous manque cette action subtile et puissante à quoi nous devons le meilleur de notre intelligence, la finesse, la solidité de notre savoir, — comme nous lui devons la netteté, la pureté et la distinction de nos arts et de notre littérature ; c’est de la Grèce que nous vinrent ces vertus.

Il faut encore admirer à cette occasion le rôle de l’Empire romain. Il a conquis pour être conquis. Pénétré par la Grèce, pénétré par le christianisme, il leur a offert un champ immense, pacifié et organisé ; il a préparé l’emplacement et modelé le moule dans lequel l’idée chrétienne et la pensée grecque devaient se couler et se combiner si curieusement entre elles.

Ce que nous devons à la Grèce est peut-être ce qui nous a distingués le plus profondément du reste de l’humanité. Nous lui devons la discipline de l’Esprit, l’exemple extraordinaire de la perfection dans tous les ordres. Nous lui devons une méthode de penser qui tend à rapporter toutes choses à l’homme, à l’homme complet ; l’homme se devient à soi-même le système de références auquel toutes choses doivent enfin pouvoir s’appliquer. Il doit donc développer toutes les parties de son être et les maintenir dans une harmonie aussi claire, et même aussi apparente qu’il est possible. Il doit développer son corps et son esprit. Quant à l’esprit même, il se défendra de ses excès, de ses rêveries, de sa production vague et purement imaginaire, par une critique et une analyse minutieuses de ses jugements, par une division rationnelle de ses fonctions, par la régulation des formes.

De cette discipline la science devait sortir, Notre science, c’est-à-dire le produit le plus caractéristique, la gloire la plus certaine et la plus personnelle de notre esprit. L’Europe est avant tout la créatrice de la science. Il y a eu des arts de tous pays, il n’y eut de véritables sciences que d’Europe.

Sans doute, il existait, avant la Grèce, en Égypte et en Chaldée, une sorte de science dont certains résultats peuvent sembler encore remarquables ; mais c’était une science impure qui se confondait tantôt avec la technique de quelque métier, qui comportait d’autres fois des préoccupations infiniment peu scientifiques. L’observation a toujours existé. Le raisonnement a toujours été employé. Mais ces éléments essentiels n’ont de prix et n’obtiennent de succès régulier que si d’autres facteurs ne viennent pas en vicier l’usage. Pour construire notre science il a fallu qu’un modèle relativement parfait lui fût proposé, qu’une première œuvre lui fût offerte comme Idéal, qui présentât toutes les précisions, toutes les garanties, toutes les beautés, toutes les solidités, et qui définit une fois pour toutes le concept même de science comme construction pure et séparée de tout souci autre que celui de l’édifice lui-même.

La géométrie grecque a été ce modèle incorruptible, non seulement modèle proposé à toute connaissance qui vise à son état parfait, mais encore modèle incomparable des qualités les plus typiques de l’intellect européen. Je ne pense jamais à l’art classique que je ne prenne invinciblement pour exemple le monument de la géométrie grecque. La construction de ce monument a demandé les dons les plus rares et les plus ordinairement incompatibles. Les hommes qui l’ont bâti étaient de durs et pénétrants ouvriers, des penseurs profonds, mais des artistes d’une finesse et d’un sentiment exquis de la perfection.

Songez à la subtilité et à la volonté qu’il leur a fallu pour accomplir l’ajustement si délicat, si improbable, du langage commun au raisonnement précis ; songez aux analyses qu’ils ont faites d’opérations motrices et visuelles très composées ; et comme ils ont bien réussi dans la correspondance nette de ces opérations avec les propriétés linguistiques et grammaticales. Ils se sont fiés à la parole et à ses combinaisons pour les conduire sûrement dans l’espace. Sans doute, cet espace est devenu une pluralité d’espaces ; sans doute s’est-il singulièrement enrichi, et sans doute cette géométrie, qui semblait si rigoureuse jadis, a laissé voir bien des défauts dans son cristal. Nous l’avons examinée de si près que là où les Grecs voyaient un axiome, nous en comptons une douzaine.

À chacun de ces postulats qu’ils avaient introduits, nous savons qu’on en peut substituer quelques autres, et obtenir une géométrie cohérente et parfois physiquement utilisable.

Mais songez à la nouveauté que fut cette forme presque solennelle et qui est dans son dessin général si belle et si pure. Songez à cette magnifique division des moments de l’Esprit, à cet ordre merveilleux où chaque acte de la raison est nettement placé, nettement séparé des autres ; cela fait penser à la structure des temples ; machine statique dont les éléments sont tous visibles et dont tous déclarent leur fonction.

L’œil considère la charge, le soutien de la charge, les parties de la charge, le tas et ses moyens d’équilibre, l’œil divise et régit sans effort ces masses bien dressées dont la taille même et la vigueur sont appropriées à leur rôle et à leur volume. Ces colonnes, ces chapiteaux ces architraves, ces entablements et leurs subdivisions et les ornements qui s’en déduisent sans jamais déborder de leurs places et de leur appropriation, me font songer à ces membres de la science pure, comme les Grecs l’avaient conçue : définitions, axiomes, lemmes, théorèmes, corollaires, porismes, problèmes… c’est-à-dire la machine de l’esprit rendue visible, l’architecture même de l’intelligence entièrement dessinée, — le temple érigé à l’Espace par la Parole, mais un temple qui peut s’élever à l’infini.

Telles m’apparaissent les trois conditions essentielles qui me semblent définir un véritable Européen, un homme en qui l’esprit européen peut habiter dans sa plénitude. Partout où les noms de César, de Gaius, de Trajan et de Virgile, partout où les noms de Moïse et de saint Paul, partout où les noms d’Aristote, de Platon et d’Euclide ont eu une signification et une autorité simultanées, là est l’Europe. Toute race et toute terre qui a été successivement romanisée, christianisée et soumise, quant à l’esprit, à la discipline des Grecs, est absolument européenne.

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10 09 1926

Aristide BRIAND est à la tribune de la SDN, à Genève à l’occasion de l’admission de l’Allemagne en son sein.

Messieurs, la paix, pour l’Allemagne et pour la France, cela veut dire : c’en est fini de la série des rencontres douloureuses et sanglantes dont toutes les pages de l’Histoire sont tachées ; c’en est fini des longs voiles de deuil sur des souffrances qui ne s’apaiseront jamais ; plus de guerres, plus de solutions brutales et sanglantes à nos différends ! Certes, ils n’ont pas disparu, mais désormais c’est le juge qui dira le droit. Comme les individus, qui s’en vont régler leurs difficultés devant le magistrat, nous aussi nous règlerons les nôtres par des procédures pacifiques.

Arrière les fusils, les mitrailleuses, les canons ! Place à la conciliation, à l’arbitrage, à la paix ! »

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7 09 1929

Aristide BRIAND est à la tribune de la SDN, où l’on parle déjà de l’Europe. Ce sont les derniers accents sincères de paix, et il faudra attendre l’après-guerre pour entendre à nouveau parler d’Europe, car dans l’immédiat  le ciel va très vite noicir : la mort de Stresemann, et la crise économique venue des Etats-Unis vont ouvrir grandes les portes à Hitler en Allemagne : le nazisme fleurira sur la misère.

Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs, Premier délégué de la France, Je viens cette année, comme les précédentes, apporter à cette tribune un acte de foi, sincère et ardent, dans la société des nations. Elle s’est constituée, elle a marché, elle a travaillé, elle a rendu des services, elle a donné confiance. Et aujourd’hui malgré tout, elle a poussé, dans la conscience des peuples, des racines trop profondes pour que quelques coups de vents sur le haut de ses frondaisons puissent l’ébranler. Il n’est pas douteux que les hommes qui se trouvaient à travailler pour le rapprochement, se trouvaient placés entre les coups et ils étaient destinés à en recevoir, j’en ai reçu quelques-uns. Par le mauvais temps, je les ressens de temps en temps. Et bien, messieurs, si les nations réunies pouvaient réduire les armements et pratiquer l’article 8 du Pacte, si à ce moment là, elles ont la possibilité de cette parole et de ce geste, et si elles le produisent devant le peuple écartant d’une main vigoureuse toute possibilité de crime, de guerre, dans l’avenir c’est le point d’interrogation qui gène notre constitution. C’est comme une tache dans notre pacte. S’il disparaît sous une telle influence, alors, mesdames et messieurs, ce jour-là, les peuples pourront s’illuminer, les peuples pourront se réjouir, les peuples pourront envisager la possibilité d’une large réduction des armements car la situation sera nette. Elle sera éclaircie, elle ne sera plus hypothéquée par l’effroyable risque de guerre qui pèse sur les nations et qui est encore, dans la situation actuelle, une des causes profondes de sa réalité.

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Plaidoirie de Howard Roark, architecte et personnage central du roman de Ayn Rand, La Source vive 1930

Fountain Head rencontra dès sa sortie en 1930 un immense succès. Ce roman, devenu très vite la Bible de nombre d’architectes, a pour thème la place de la création artistique au sein de la société, et, pour aller aux extrêmes, en cas de conflit, quels sont les droits du créateur, quels sont ceux de la société, en l’occurrence très souvent, le client ou le financeur. Ayn Rand, d’origine russe, fut classée assez vite pour le moins sympathisante du fascisme américain. Fascisme américain ?  L’expression elle-même prête à sourire tant elle est loin de la réalité du pays. En fait elle se fait simplement le farouche défenseur des droits de l’individu face à la société. Il ne faut tout de même pas oublier que  notre Déclaration des Droits de l’Homme ne proclame rien d’autre.

Le texte qui suit est la plaidoirie d’Howard Roark lors de son procès. La puissance de la profession de foi est telle qu’on peut le considérer comme un discours.

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Il y a des milliers d’années, un homme fit du feu pour la première fois. Il fût probablement brûlé vif sur le bûcher qu’il avait allumé de ses propres mains. Il fut considéré comme un malfaiteur qui avait dérobé à un démon un secret que l’humanité redoutait. Mais, grâce à lui, les hommes purent se chauffer, cuire leurs aliments, éclairer leurs cavernes. II leur laissa un don inestimable et chassa les ténèbres de la terre ; des siècles plus tard, un autre homme inventa la roue. Il fut probablement écartelé sur cette roue qu’il avait enseigné ses frères à construire. Il fut considéré comme un transgresseur qui s’aventurait dans un domaine interdit. Mais, grâce à lui les hommes purent voyager dans toutes les directions. Il leur laissait lui aussi, un don d’une valeur inestimable et avait ouvert pour eux les routes du monde.

Cet homme là, le pionnier, le précurseur, nous le retrouvons dans toutes les légendes que l’homme a imaginées pour expliquer le commencement de toutes choses. Prométhée fut enchaîné à un rocher et dépecé par des vautours parce qu’il avait dérobé le feu des dieux. Adam fut condamné à souffrir parce qu’il avait mangé du fruit de l’arbre de la connaissance. Quelle que soit la légende, l’humanité sait obscurément que c’est à ces héros obscurs qu’elle doit sa gloire et que chacun d’eux paya son courage de sa vie.

Et au cours des siècles il y eut ainsi des hommes qui s’élancèrent sur  des voies nouvelles, guidés uniquement par leur vision intérieure. Leurs buts différaient, mais tous avaient ceci en commun : ils s’élançaient les premiers sur une route nouvelle, leur vision était originale et ils ne recevaient en retour que de la haine. Les grands créateurs, les penseurs, les artistes, les savants, les inventeurs, se sont toujours dressés, solitaires, contre les hommes de leur temps. Chaque grande pensée nouvelle ne rencontra qu’opposition ; chaque grande invention qu’incrédulité. Le premier moteur fut considéré comme une absurdité, l’avion comme une impossibilité, le métier mécanique comme une invention répréhensible, l’anesthésie comme un péché, mais les hommes qui avaient inventé tout cela continuèrent d’aller de l’avant. Ils luttèrent, ils souffrirent, mais ils remportèrent la victoire.

Aucun de ces créateurs n’était inspiré par le désir de servir l’humanité, car les hommes refusaient ce qu’il leur apportait, ayant horreur de tout ce qui pouvait changer leur routine paresseuse. Sa conviction intérieure était son ultime motif. Une oeuvre à accomplir, conçue par lui, exécutée par lui. Que ce fût une symphonie, un livre, un moteur, un système philosophique, un avion ou un building… là était son but et le sens de sa vie, et non pas ceux qui entendraient, liraient ou se serviraient de ce qu’il créait. La création en elle-même et non celui à laquelle elle était destinée. L’œuvre et non pas les bienfaits qu’en retireraient d’autres hommes. Cette œuvre qui donnerait forme à sa vérité intérieure, cette vérité qui comptait pour lui plus que tout.

Sa vision intérieure, sa force, son courage, il les puisait en lui-même, dans cette entité qu’est la conscience de l’homme, car penser, sentir, juger, sont des fonctions du moi.

C’est pourquoi les créateurs ne sont jamais dépourvus d’égoïsme. C’est en cela que réside le secret de leur puissance ; ils trouvent en eux-mêmes leurs raisons de créer, leur source d’énergie, leur principe moteur. Le créateur ne sert rien ni personne. Il vit pour lui-même.

Et c’est uniquement en vivant pour lui-même que l’homme est capable de réaliser les œuvres qui sont l’honneur de l’humanité car telle est la loi même de la création.

L’homme ne peut se maintenir sur la terre que grâce à sa pensée. Il vient au monde désarmé. Son cerveau est sa seule arme. Les animaux se procurent leur nourriture par la force. L’homme n’a ni griffes, ni crocs, ni cornes, ni même une très grande force musculaire. Il lui faut cultiver les aliments qu’il absorbe ou se livrer à la chasse, à la pêche. Pour cela, il lui faut des armes ; et ces armes sont encore une création de son esprit. Des plus humbles nécessités aux abstractions religieuses les plus hautes, de la roue au gratte-ciel, tout ce que nous sommes et tout ce que nous possédons nous vient d’une fonction que seul l’homme possède… sa faculté de raisonner.

Mais l’esprit est un attribut individuel. Il n’existe rien de pareil à un cerveau collectif. Une décision prise par un groupe d’hommes n’est jamais qu’un compromis ou une moyenne de la pensée de plusieurs. C’est une conséquence secondaire. Mais l’acte premier, le processus du raisonnement, doit être accompli par un individu isolé. Nous pouvons partager un repas entre plusieurs personnes, mais ce repas ne peut être digéré que par un estomac collectif, et aucun homme ne peut, à l’aide de ses poumons, respirer pour un autre. Toutes les fonctions de notre corps et de notre esprit nous sont personnelles. Nous ne pouvons ni les partager, ni les transférer.

Nous héritons du produit de la pensée des hommes qui nous ont précédés. De la roue, nous faisons une charrette, puis une auto. Cette auto se transforme en avion. Mais en réalité tout cela n’est rien d’autre que la résultante d’une pensée. Or la faculté créatrice ne peut être ni donnée, ni reprise, ni partagée, ni empruntée, elle appartient en propre à un individu. L’œuvre qu’il crée appartient au créateur. Certes les hommes apprennent beaucoup les uns par les autres, mais ce qu’un homme ne peut donner à un autre, c’est la capacité de penser par lui-même.

Rien n’est donné à l’homme sur la terre. Tout ce qui lui est nécessaire, il lui faut le produire. Et c’est là que l’homme se trouve en face de cette alternative : ou vivre du travail indépendant de son propre esprit, ou n’être qu’un parasite nourri par l’esprit des autres. Le créateur s’exprime, le parasite emprunte. Le créateur affronte la vie directement, le parasite à l’aide d’intermédiaires.

Le but du créateur est la conquête des éléments ; le but du parasite est la conquête des autres hommes.

Le créateur vit pour son œuvre. Il n’a pas besoin des autres. Son véritable but est en lui-même. Le parasite vit par dépendance. Il a besoin des autres. Les autres hommes sont pour lui le principe moteur.

Le besoin le plus profond du créateur est l’indépendance. L’esprit humain ne peut travailler sous la contrainte. Il ne peut être plié, sacrifié ou subordonné à des considérations quelles qu’elles soient. Et c’est pourquoi ses relations avec les autres hommes sont, pour le créateur, secondaires.

Le besoin profond du parasite est d’assurer ses biens avec les autres hommes. Il met au-dessus de tout les relations. Il déclare à qui veut l’entendre que l’homme est fait pour servir l’homme. Il prêche l’altruisme.

L’altruisme est cette doctrine qui demande que l’homme vive pour les autres et qu’il place les autres au-dessus de lui-même.

Or aucun homme ne peut vivre pour un autre. Il ne peut pas davantage démembrer son cerveau qu’il ne peut démembrer son corps. Mais le parasite s’est fait de l’altruisme une arme pour exploiter l’humanité et détruire les bases mêmes des principes moraux de l’humanité. Tout ce qu’on a enseigné à l’homme détruisait en lui le créateur, car on lui a fait croire que la dépendance est une vertu. L’homme qui s’efforce de vivre pour les autres est un homme dépendant. Il est lui-même un parasite et transforme ceux qu’il sert en parasites. Rien ne peut résulter de cet échange qu’une mutuelle corruption. L’homme qui, dans la réalité, s’approche le plus de cette conception est l’esclave. Si l’esclavage par force est déjà une chose répugnante, que dire de l’esclavage spirituel. II reste dans l’homme asservi un vestige d’honneur, le mérite d’avoir résisté et le fait de considérer sa situation comme mauvaise. Mais l’homme qui se transforme en esclave volontaire au nom de l’amour est la créature la plus basse qui existe. Elle porte atteinte à la dignité de l’homme et à la conception même de l’amour. Et telle est cependant l’essence même de l’altruisme.

On a enseigné à l’homme que la plus haute vertu n’était pas de créer, mais de donner. Mais comment peut-on donner une chose avant de la créer ? La création vient avant le don, sans cela, il n’y aurait rien à donner ; la nécessité intérieure du créateur avant les besoins des bénéficiaires éventuels. Et cependant on nous a appris à admirer l’être de second plan qui dispense des dons qu’il n’a pas créés, en passant par-dessus celui qui a rendu ce don possible. Nous appelons cela un acte de charité, et nous l’admirons davantage qu’un acte de création.

Les hommes ont appris également que leur premier souci devait être de soulager les misères des autres hommes. Or la souffrance est une maladie. Si un homme se trouve en contact avec cette maladie, il est naturel qu’il cherche à donner au malade l’aide dont celui-ci a besoin, mais faire de cet acte la plus grande marque de vertu est faire de la souffrance la chose la plus importante de la vie. L’homme en arrive alors à souhaiter les souffrances des autres, afin de pouvoir faire montre de vertu. Telle est la nature même de l’altruisme. Le créateur lui, n’a pas pour intérêt premier la souffrance, mais la vie. Mais en réalité l’œuvre des créateurs a plus fait pour supprimer sur la terre toutes les formes de souffrance, aussi bien morales que physiques, que l’altruiste ne peut l’imaginer.

On a également enseigné à l’homme que faire chorus avec les autres est une vertu. Or le créateur est par essence même un homme qui s’oppose aux autres hommes. On a fait croire à l’homme que nager dans le courant est une vertu. Or le créateur est un homme qui nage contre le courant. Les hommes croient également que vivre en foule est une vertu. Or le créateur est un homme qui vit seul.

On a enseigné à l’homme que le moi est synonyme de mal et que l’oubli de soi-même est la plus haute des vertus. Mais le créateur est un égotiste dans le sens du mot le plus absolu, car l’homme dépourvu d’égotisme est celui qui ne pense, ne sent, ne juge ni n’agit, par lui-même.

Et c’est ici que l’échelle des valeurs a été le plus dangereusement faussée ; que toute liberté a été enlevée à l’homme. C’était ou l’égotisme ou l’altruisme ; l’égotisme étant considéré comme le fait de sacrifier les autres à soi-même, l’altruisme le fait de se sacrifier soi-même aux autres. Ceci liait irrévocablement l’homme à l’homme, ne lui laissant le choix qu’entre deux partis également pénibles, ou souffrir par les autres ou faire souffrir les autres. Et lorsque enfin, on eut persuadé l’homme qu’il trouverait ses plus grandes joies dans le sacrifice de lui-même, la trappe se referma. L’homme se vit forcé d’accepter le masochisme comme son idéal, puisque le sadisme était l’unique parti qui s’offrait à lui. Et ce fut là la plus grande tromperie qu’on eut jamais infligée à l’humanité.

Ce fut ainsi qu’on fit de la faiblesse et de la souffrance les bases mêmes de la vie.

Or, en réalité, ce n’est pas entre le sacrifice de soi et la domination des autres qu’il s’agit de choisir, mais entre l’indépendance et la dépendance. Entre le code, du créateur et celui du parasite. Le code du créateur est bâti sur les besoins d’un esprit indépendant, celui du parasite sur les besoins d’un esprit dépendant. Or tout ce que produit un esprit indépendant est juste et, tout ce qui provient d’un esprit dépendant est faux.

L’égotiste dans le sens absolu du terme n’est pas l’homme qui sacrifie les autres. C’est celui qui a renoncé à se servir des hommes de quelque façon que ce soit, qui ne vit pas en fonction d’eux, qui ne fait pas des autres le moteur initial de ses actes, de ses pensées, de ses désirs, qui ne puise pas en eux la source de son énergie. Il n’existe pas en fonction d’un autre, pas plus qu’il ne demande à un autre d’exister en fonction de lui. C’est là la seule forme de fraternité, basée sur un respect mutuel possible entre les hommes.

L’homme peut être plus un moins doué, mais un principe essentiel demeure : le degré d’indépendance à laquelle il est arrivé, son initiative personnelle et l’amour qu’il porte à son travail. C’est cela qui détermine sa capacité en tant que travailleur et sa valeur en tant qu’homme. L’indépendance est la seule jauge avec laquelle on puisse mesurer l’homme. Ce qu’un homme fait de lui-même et par lui-même et non ce qu’il fait ou ne fait pas pour les autres. Rien ne peut remplacer la dignité personnelle. Et il n’y a pas de dignité personnelle sans indépendance.

Dans les rapports humains tels qu’ils doivent être, il n’existe pas de notion de sacrifice. Un architecte ne peut pas vivre sans clients, mais cela ne veut pas dire qu’il doive subordonner son travail à leurs désirs. Ils ont besoin de lui, mais ils ne le chargent pas de leur construire une demeure simplement pour lui fournir du travail. Deux hommes échangent leur travail par un libre consentement mutuel, parce qu’ils y trouvent l’un et 1’autre leur intérêt et que tous deux désirent cet échange. Sinon, rien ne les y oblige. C’est là la seule forme possible de relations entre égaux. Toute autre conception est celle de l’ esclave au maître ou de la victime à son bourreau.

Aucune œuvre digne de ce nom ne peut être accomplie collectivement, par la décision d’une majorité. Chaque création doit être conçue par un esprit original. Un architecte a besoin d’un grand nombre de corps de métiers pour construire le building qu’il a conçu, mais i1 ne leur demande pas d’approuver ses plans. Ils travaillent ensemble par consentement mutuel, chacun remplissant la fonction qui lui est propre. Un architecte se sert de l’acier, du verre, du béton que d’autres que lui ont préparés. Mais ces matériaux ne sont que des matériaux tant qu’il ne les a pas transformés en leur donnant une forme qui lui est personnelle. Voilà la seule forme possible de coopération entre les hommes.

Le premier droit de l’homme, c’est le droit d’être lui-même. Et le premier devoir de l’homme est son devoir envers lui-même. Et le principe moral le plus sacré est de ne jamais transposer dans d’autres êtres le but même de sa vie. L’obligation morale la plus importante pour l’homme est d’accomplir ce qu’il désire faire, à condition que ce désir ne dépende pas, avant tout, des autres. C’est uniquement selon un tel code que peut vivre, penser, créer le créateur. Mais ce n’est pas là la sphère du gangster, de l’altruiste ou du dictateur.

L’homme pense et travaille seul. Mais il ne peut pas piller, exploiter ou dominer… seul. Le pillage, l’exploitation de l’homme par l’homme et la dictature présupposent des victimes, donc des êtres dépendants. C’est le domaine du parasite.

Les conducteurs d’hommes ne sont pas des égotistes. Ils ne créent rien.

Ils existent uniquement en fonction des autres. Leur but est d’asservir des êtres. Ils sont aussi dépendants que le mendiant, le travailleur social , ou le bandit. La forme de dépendance importe peu.

Mais on enseigna aux hommes à considérer ces parasites, les tyrans, les empereurs, les dictateurs, comme les symboles même de l’égotisme. Et grâce à cette immense duperie, ceux-ci furent en mesure de détruire l’âme humaine, la leur aussi bien que celle des autres.

Depuis le début de l’ère historique, les deux antagonistes, le créateur et le parasite, s’affrontèrent. Et à la première invention du créateur, le parasite répondit en inventant l’a1truisme

Le créateur… honni,  persécuté, exploité, n’en allait pas moins de l’avant, emportant l’humanité dans le rythme de son énergie. Le parasite, lui, ne faisait rien d’autre que multiplier les obstacles. Cette lutte, portait d’ ailleurs un autre nom : celle de l’individu contre la collectivité.

Le « bien commun » de la collectivité en tant que race, que classe ou qu’Etat fut le but avoué, et la justification de toutes les tyrannies qui furent imposées à l’homme. Les pires horreurs furent accomplies au nom de l’altruisme. Est-il possible que n’importe quel acte accompli par égoïsme ait jamais atteint aux carnages perpétrés au nom de l’altruisme ? La faute en est-elle à l’hypocrisie ou aux principes faux qu’on a inculqués aux hommes ? Les pires bouchers furent les hommes les plus sincères. Ils croyaient atteindre à la société parfaite grâce à la guil1otine et au peloton d’exécution. Personne ne leur demanda raison de leurs meurtres, puisqu’ils les accomplissaient par altruisme. Les acteurs changent, mais la tragédie reste la même. Un être soi-disant humanitaire commence par des déclarations d’amour pour l’humanité et finit par faire verser des marres de sang. Cela continue et cela continuera tant que l’on fera croire à l’homme qu’une action est bonne à condition de ne pas avoir été dictée par l’égoïsme. Cela autorise l’altruiste à agir et oblige ses victimes à tout supporter. Les chefs des mouvements collectivistes ne demandent jamais rien pour eux-mêmes, mais observez les résultats.

Prenez maintenant une société édifiée sur le principe de l’individualisme, ce pays, le nôtre. Le pays le plus noble dans toute l’histoire du monde. Le pays des entreprises les plus grandioses, de la plus grande prospérité, de la plus grande liberté. La société n’y avait pas été basée sur la servitude, le sacrifice, le renoncement et autres principes d’altruisme, mais sur le droit de l’homme d’aspirer au bonheur. A son bonheur et non à celui de quelqu’un d’autre. Un but privé, personnel, égoïste. Regardez donc les résultats, et faites un examen de conscience.

C’est un conflit vieux comme le monde. Les hommes se sont parfois approchés de la vérité, mais chaque fois ils ont échoué près du but et les civilisations ont disparu les unes après les autres. La civilisation n’est rien d’autre que le développement de la vie privée. L’existence tout entière du sauvage se déroule en public, commandée par les lois de la tribu. La civilisation n’a d’autre but que de libérer l’homme de l’homme.

Or dans notre pays, en ce moment, le collectivisme, la loi des êtres de seconde zone et de second ordre, a brisé ses entraves et se déchaîne. Il a amené l’homme à un état d’abaissement intellectuel jamais atteint sur la terre, aboutissant à des horreurs sans précédent. Il a empoisonné la plupart des esprits, avalé la plus grande partie de l’Europe, commence à gagner notre patrie.

Je suis architecte. Je sais ce à quoi nous sommes en droit de nous attendre, étant donné les principes sur lesquels le collectivisme est construit. Nous approchons d’un temps où il ne me sera plus permis de vivre.

Vous savez maintenant pourquoi j’ai détruit Cortland. Je l’ai conçu, je vous l’ai donné, je l’ai détruit.

Je l’ai détruit, car il ne m’était pas possible de le laisser debout. C’était deux fois un monstre, par la forme et par l’intention. Il m’a fallu détruire l’un et l’autre. La forme fut mutilée par deux de ces parasites qui s’étaient octroyé le droit d’améliorer une œuvre dont ils n’étaient pas les auteurs et qu’ils n’avaient pu égaler. Et on les laissa faire sous le prétexte que le but altruiste du bâtiment surpassait toutes autres considérations. Que pouvais-je opposer à cela ?

J’avais accepté de faire le projet de Cortland pour la joie de le voir bâtir tel que je l’avais conçu et pour aucune autre raison. C’était là le prix que j’avais demandé pour mon travail.

II ne me fut pas payé.                                                 ‘

Je ne jette pas le blâme sur Peter Keating. Il était sans défense. Il avait un contrat avec l’Etat, ce contrat fut ignoré.

II avait reçu la promesse que le building serait érigé selon les plans du projet, cette promesse fut brisée. L’amour d’un homme pour son travail et son droit à le protéger sont actuellement considérés comme des notions vagues et confuses, ainsi que vous l’a dit tout à l’heure Monsieur le Procureur. Et maintenant pour quelle raison le building dont je vous parle fut-il défiguré ?

Sans raison. De tels actes ne sont jamais motivés, excepté par la vanité de quelques parasites qui se sentent des droits sur la propriété des autres, qu’elle soit matérielle ou spirituelle. Et qui leur a permis d’agir ainsi ? Personne en particulier parmi les nombreuses autorités. Personne ne s’est donné la peine d’autoriser cela ou de l’empêcher. Personne n’est responsable.

Telle est la caractéristique de toute action de la collectivité.

Je n’ai pas reçu pour mon travail le paiement que j’avais demandé. Les propriétaires de Cortland, eux, avaient reçu de moi ce qu’ils demandaient. Ils voulaient un projet leur permettant de construire aussi bon marché que possible. Personne encore ne leur avait donné satisfaction. J’y parvins. Ils prirent ce que je leur donnais et ne voulurent rien me donner en retour.

Mais moi je ne suis pas un altruiste et je ne fais pas de dons de ce genre.

On a dit que j’avais détruit le futur home de déshérités, mais sans moi les déshérités n’auraient pas eu ce home-là. On a dit aussi que la pauvreté des futurs locataires leur donnait des droits sur mon travail. Que leurs besoins exigeaient de moi certaines concessions, qu’il était de mon devoir de contribuer à leur donner du bien-être. C’est là le credo des parasites qui actuellement régissent le monde.

Je tiens à déclarer que je ne reconnais à personne des droits sur une seule minute de ma vie, ni sur mon énergie, ni sur mes œuvres, quels que soient ceux qui se réclament de ce droit, si nombreux soient-ils, si grands soient leurs besoins.

Je tiens à déclarer ici que je ne suis pas un homme qui existe en fonction des autres.

C’est une chose qui devait être dite, car le monde périt d’une orgie de sacrifice de soi-même.

Je tiens à déclarer aussi que l’intégrité de l’œuvre d’un artiste est plus importante que son but charitable. Ceux d’entre vous qui ne comprennent pas cela font partie de cette humanité qui est en train de détruire le monde. Je suis heureux d’avoir pu déclarer ici mes principes. Je ne puis en accepter d’autres.

Je ne me reconnais envers les hommes aucune obligation autre que celle-ci : respecter leur indépendance comme j’exige qu’ils respectent la mienne, ne jouer aucun rôle dans une société d’esclaves. Et si je suis condamné, cela voudra dire que mon pays n’est plus ce qu’il était. Et c’est à lui que je dédierai les années que je passerai en prison. Je les lui offrirai en témoignage de gratitude et d’admiration pour ce qu’il a été. Et mon refus de vivre et de travailler dans le monde tel qu’il est sera de ma part un acte de loyalisme.

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30 06 1936

Haïlé Sélassié, empereur d’Éthiopie, est à la tribune de la SDN.

Je prie l’Assemblé de m’excuser si je ne m’exprime pas en français comme je l’aurais voulu ; mais je dirais mieux ma pensée, avec toute la force de mon esprit et de mon cœur en parlant en amharique.

Moi, Haile Sélassié Ier, Empereur d’Ethiopie, je suis aujourd’hui ici pour réclamer la justice, qui est due à mon peuple, et l’assistance qui lui a été promise il y a huit mois, lorsque 50 nations affirmèrent qu’une agression avait été commise en violation des traités internationaux. Il n’y a pas de précédent pour un chef d’Etat de parler lui-même devant cette assemblée. Mais, il est aussi sans exemple pour un peuple d’être victime d’une telle injustice et d’être à présent menacé d’abandon à son agresseur. Par ailleurs, il n’y a jamais eu auparavant un exemple de gouvernement procédant à l’extermination systématique d’un peuple par des moyens barbares, en violation des promesses les plus solennelles faites aux nations du monde, de ne point recourir à une guerre de conquête, et de ne point user du terrible poison des gaz nocifs contre des êtres humains innocents. C’est pour défendre un peuple qui lutte pour son indépendance millénaire que le chef de l’Empire d’Ethiopie est venu à Genève pour remplir ce devoir suprême, après avoir lui-même combattu à la tête de ses armés.

Je prie Dieu Tout Puissant d’épargner aux nations les terribles supplices que mon peuple vient de subir, et dont les chefs qui m’accompagnent ici ont été les témoins horrifiés. J’ai le devoir d’informer les Gouvernements assemblés à Genève, puisqu’ils sont responsables des vies de millions d’hommes, des femmes et d’enfants, du danger mortel qui les menace, en leur décrivant le sort que l’Ethiopie a souffert.

Ce n’est pas seulement aux guerriers que le Gouvernement italien a fait la guerre ; il s’est surtout attaqué aux populations éloignées des hostilités, de manière à les terroriser et les exterminer.

Au début, vers la fin de l’année 1935, l’aviation italienne a lancé des bombes à gaz lacrymogène contre mon armée. Leurs effets n’étaient que légers. Les soldats apprirent à se disperser en attendant que le vent ait rapidement dissipé les gaz toxiques. L’aviation italienne recourut alors à l’ypérite. Des fûts de liquides furent jetés sur ces groupes armés. Mais ce moyen fut également inefficace, le liquide eu des effets sur quelques soldats seulement et les barils sur le terrain étaient eux-mêmes un avertissement du péril pour les troupes et la population.

C’est au moment de l’opération pour l’encerclement de Makalé que le commandement italien, craignant une déroute suivit la procédure que j’ai aujourd’hui le devoir de dénoncer au monde. Des pulvérisateurs spéciaux furent installés à bord des avions de sorte qu’ils pouvaient vaporiser, sur des vastes régions du territoire, une pluie fine et fatale. Des groupes de 9, 15, 18 avions se suivaient les uns les autres de manière que le brouillard émis par chacun d’eux forme une nappe continue. C’est ainsi que, dès la fin du mois de Janvier 1936, des soldats, des femmes, des enfants, du bétail, des rivières, des lacs et des pâturages furent continuellement arrosés par cette pluie mortelle ; de façon à tuer systématiquement toute créature vivante et d’empoisonner les eaux et les pâturages, le commandement italien avait fait passer ses avions au-dessus de nous à maintes reprises. C’était là sa principale méthode de guerre.

La subtilité même de la barbarie consistait à entraîner dévastation et terreur dans les endroits du territoire les plus densément peuplés et les points les plus éloignés de la scène des hostilités. Le but étant de semer l’épouvante et la mort sur une grande partie du territoire éthiopien. Ces tactiques effrayantes réussirent : des hommes et des animaux succombèrent. La pluie mortelle qui tombait des avions faisait hurler, tous ceux qu’elle atteignait, emportés par la douleur. Tous ceux qui burent de l’eau empoisonnée ou mangèrent de la nourriture infectée moururent dans d’atroces souffrances. Par dizaines de milliers, les victimes du gaz ypérite italien tombèrent. C’est pour dénoncer au monde civilisé les tortures infligées au peuple éthiopien que j’ai décidé de venir à Genève. Nul autre que moi et mes braves compagnons d’armes ne pouvaient en apporter la preuve indéniable à la Société des Nations, mes délégués n’avaient pas été témoins et leurs appels restaient sans réponse. C’est pourquoi j’ai décidé de venir moi-même pour porter témoignage des crimes perpétrés contre mon peuple et donner à l’Europe un avertissement du sort qui lui est réservé, si elle devait s’incliner devant le fait accompli. Est-il nécessaire de rappeler à l’Assemblée les diverses phases du drame éthiopien? Au cours des vingt années écoulées, soit en tant qu’Héritier Présomptif, Régent de l’Empire ou Empereur, je n’ai jamais cessé de faire tout mon possible pour amener mon pays à la civilisation, et en particulier, d’établir des relations de bon voisinage avec les puissances limitrophes.

J’ai réussi notamment à conclure avec l’Italie le Traité d’Amitié de 1928, qui interdisait absolument le recours sous aucun prétexte quel qu’il soit, au poids des armes, remplaçant par la force et la tension la conciliation et la pression ainsi que l’arbitrage sur lesquels les nations civilisés ont basé l’ordre mondial.

Dans son rapport du 5 Octobre 1935, le Comité des Treize a reconnu mes efforts et les résultats que j’avais obtenus. Les gouvernements pensaient que l’entrée de l’Éthiopie dans la Société (SDN) tout en donnant à ce pays une nouvelle garantie pour le maintien de son intégrité territoriale et de son indépendance, l’aidera à atteindre un niveau supérieur de civilisation. Il ne semble pas que, dans l’Éthiopie d’aujourd’hui il y ait plus de désordre et d’insécurité qu’en 1923. Au contraire, le pays est plus uni et le pouvoir central est mieux respecté. J’aurais dû procurer encore plus de résultat à mon peuple, si des obstacles de toute nature n’avaient pas été mis en route par le gouvernement italien, le gouvernement qui a suscité la révolte et armé les rebelles. En vérité, le gouvernement de Rome, comme il l’a ouvertement proclamé aujourd’hui, n’a jamais cessé de se préparer à la conquête de l’Éthiopie. Les traités d’amitié qu’il a signé avec moi n’étaient pas sincères, leur seul but était de me cacher sa véritable intention. Le gouvernement italien affirme que pendant 14 ans, il a préparé la conquête actuelle. Par conséquent, il reconnaît aujourd’hui que lorsqu’il a soutenu l’admission de l’Éthiopie à la Société des Nations en 1923, lorsqu’il a conclu le Traité d’amitié en 1928, lorsqu’il a signé le Pacte de Paris interdisant la guerre, il trompait le monde entier. Le gouvernement éthiopien a, dans ces traités solennels, donné des garanties supplémentaires de sécurité qui lui permettraient de réaliser de nouveaux progrès sur la voie spécifique de la réforme sur laquelle il s‘est engagé, et à laquelle il consacrait toutes ses forces et tout son cœur.

L’incident de Wal-Wal, en Décembre 1934, est venu comme un coup de tonnerre pour moi. La provocation italienne était évidente et je n’ai pas hésité à faire appel à la Société des Nations. J’ai invoqué les dispositions du traité de 1928, les principes du Pacte ; j’ai demandé la procédure de conciliation et d’arbitrage. Malheureusement pour l’Éthiopie ce fut le moment où un certain gouvernement a estimé que la situation européenne faisait qu’il était impératif à tout prix d’obtenir l’amitié de l’Italie. Le prix payé était l’abandon de l’indépendance de l’Éthiopie à la cupidité du gouvernement italien. Cet accord secret, contraire aux obligations du Pacte, a exercé une grande influence sur le cours des événements. L’Éthiopie et le monde entier ont souffert et souffrent encore aujourd’hui de ses conséquences désastreuses. Cette première violation du Pacte a été suivie par beaucoup d’autres. Se sentant lui-même encouragé dans sa politique contre l’Éthiopie, le gouvernement de Rome a fait fébrilement des préparatifs de guerre, en pensant que la pression concertée qui commençait à être exercées sur le gouvernement éthiopien, ne pourrait peut-être pas vaincre la résistance de mon peuple à la domination italienne. Le moment allait venir, et c’est ainsi que toutes sortes de difficultés ont été placées sur la voie en vue de briser la procédure de conciliation et d’arbitrage. Les gouvernements ont tenté d’empêcher le gouvernement éthiopien de trouver des arbitres parmi leurs ressortissants : une fois que le tribunal arbitral a été constitué des pressions ont été exercée afin qu’une sentence favorable à l’Italie soit accordée. Tout cela en vain : les arbitres, dont deux étaient des agents italiens, ont été forcés de reconnaître à l’unanimité que, dans l’incident Wal-Wal, ainsi que lors des incidents ultérieurs, aucune responsabilité internationale ne pouvait être attribuée à l’Éthiopie.

Suite à cette attribution, le gouvernement éthiopien pensait sincèrement que l’ère des relations amicales pourraient être ouvertes avec l’Italie. J’ai loyalement offert ma main au gouvernement romain. L’Assemblée a été informée par le rapport de la commission des Treize, en date du 5 Octobre 1935, des détails des événements qui ont eu lieu après le mois de Décembre 1934, et jusqu’au 3 Octobre 1935. Il suffira que je cite quelques-unes des conclusions de ce rapport numéros 24, 25 et 26 Le mémorandum italien (contenant les plaintes formulées par l’Italie) a été mis sur la table du Conseil le 4 Septembre 1935, alors que le premier appel de l’Éthiopie au Conseil avait été fait le 14 Décembre 1934. Dans l’intervalle, le gouvernement italien s’est opposé à l’examen de la question par le Conseil au motif que la seule procédure appropriée était celle prévue dans le traité italo-éthiopien de 1928. En outre, tout au long de cette période, des troupes italiennes ont été envoyées en Afrique orientale, présentés au Conseil par le gouvernement italien comme nécessaire pour la défense de ses colonies menacées par les préparatifs de l’Éthiopie. L’Ethiopie, au contraire, a attiré l’attention sur les déclarations officielles faites en Italie qui, à son avis, ne laissait aucun doute sur les intentions hostiles du gouvernement italien.

Dès le début du conflit, le gouvernement éthiopien a demandé un règlement par des moyens pacifiques. Il a fait appel aux procédures du Pacte. Le gouvernement italien désireux de s’en tenir strictement aux procédures du traité italo-éthiopien de 1928,  a reçu l’assentiment du gouvernement éthiopien. Il a invariablement déclaré qu’il exécuterait fidèlement la sentence arbitrale, même si la décision allait contre elle. Il était convenu que la question de la propriété de Wal-Wal ne devrait pas être traitée par les arbitres, parce que le gouvernement italien ne serait pas d’accord pour un tel recours. Il a demandé au Conseil l’envoi d’observateurs neutres et offerts de se prêter à toute demande de renseignements sur lesquels le Conseil pourrait décider.

Une fois que les différends de Wal-Wal ont été réglés par arbitrage, le Gouvernement Italien a présenté son mémorandum détaillé au Conseil à l’appui de sa revendication de liberté d’action. Il a affirmé qu’un cas comme celui de l’Éthiopie ne peut être réglé par les moyens prévus par le Pacte. Il a déclaré que, cette question affectant les intérêts vitaux de l’Italie, elle est d’une importance primordiale à la sécurité et à la civilisation italienne. Ce serait manquer à son devoir le plus élémentaire, que de ne pas cesser une fois pour toutes de placer quelque confiance en l’Ethiopie, en se réservant la pleine liberté d’adopter des mesures qui pourraient s’avérer nécessaires pour assurer la sécurité de ses colonies et de préserver ses propres intérêts.

Ce sont les termes du rapport du Comité des Treize, le Conseil et l’Assemblée ont adopté à l’unanimité la conclusion que le gouvernement italien était reconnu responsable d’agression. Je n’ai pas hésité à déclarer que je n’ai pas voulu la guerre, qu’elle m’a été imposée, et je lutte uniquement pour l’indépendance et l’intégrité de mon peuple, et que dans cette lutte j’étais le défenseur de la cause de tous les petits États exposés à la convoitise d’un voisin puissant. En Octobre1935, les 52 nations qui sont à mon écoute aujourd’hui, m’ont donné l’assurance que l’agresseur ne triompherait pas, que les ressources du Pacte seraient employées afin d’assurer le règne du droit et l’échec de la violence.

Je demande aux cinquante-deux nations de ne pas oublier aujourd’hui la politique sur laquelle ils se sont engagés il y a huit mois, et sur la foi de laquelle je dirigeais la résistance de mon peuple contre l’agresseur qu’ils avaient dénoncé à la face du monde. Malgré l’infériorité de mes armes, l’absence complète d’avions, d’artillerie, de munitions, de services hospitaliers, ma confiance dans la Société (SDN) était absolue. Je pensais qu’il était impossible que cinquante-deux nations, y compris le plus puissant du monde, soit vaincu avec succès par un agresseur unique. Ayant foi en raison des traités, je n’avais effectué aucune préparation à la guerre, et c’est le cas avec certains petits pays en Europe.

Lorsque le danger est devenu plus pressant, conscient de mes responsabilités envers mon peuple, au cours des six premiers mois de 1935, j’ai essayé d’acquérir des armements. De nombreux gouvernements ont proclamé un embargo pour empêcher mon action, alors qu’au gouvernement italien par le canal de Suez, a été donné toutes les facilités pour le transport sans interruption et sans protestation, de troupes, armes et munitions.

Le 3 Octobre 1935, les troupes italiennes ont envahi mon territoire. Quelques heures plus tard seulement je décrétais la mobilisation générale. Dans mon désir de maintenir la paix j’avais, suivant l’exemple d’un grand pays en Europe à la veille de la Grande Guerre, fais retirer mes troupes de 30 km afin d’ôter tout prétexte de provocation. La guerre a ensuite eu lieu dans les conditions atroces que j’ai exposées devant l’Assemblée. Dans ce combat inégal entre un gouvernement commandant plus de quarante-deux millions d’habitants, ayant à sa disposition des moyens financiers, industriels et techniques qui lui ont permis de créer des quantités illimitées d’armes les plus mortifères, et, d’autre part, un petit peuple de douze millions d’habitants, sans armes, sans ressources ayant de son côté que la justice de sa propre cause et la promesse de la Société des Nations. Quelle aide réelle a été accordée à l’Éthiopie par les cinquante-deux nations qui avaient déclaré le gouvernement de Rome coupable d’une violation du Pacte et s’étaient engagées à empêcher le triomphe de l’agresseur ? Chaque État Membre, comme c’était son devoir de le faire en vertu de la signature apposée sur l’article 15 du Pacte, aurait du considérer l’agresseur comme ayant commis un acte de guerre dirigé personnellement contre lui-même. J’avais mis tous mes espoirs dans l’exécution de ces engagements. Ma confiance a été confirmée par les déclarations répétées du Conseil sur le fait que l’agression ne doit pas être récompensée, et que la force finirait par être obligé de s’incliner devant le droit.

En Décembre 1935, le Conseil a clairement indiqué que ses sentiments étaient en harmonie avec celles de centaines de millions de personnes qui, dans toutes les régions du monde, avait protesté contre la proposition visant à démembrer l’Éthiopie. Il a été constamment répété qu’il n’y avait pas seulement un conflit entre le gouvernement italien et la Ligue des Nations, et c’est pourquoi j’ai personnellement refusé toutes les propositions à mon avantage personnel qui m’ont été faite par le gouvernement italien, si seulement je trahissais mon peuple et le Pacte de la Société des Nations. J’ai défendu la cause de tous les petits peuples qui sont menacés d’agression.

Que sont devenus les promesses m’ont été faites il ya longtemps, comme en Octobre 1935 ? J’ai noté avec tristesse, mais sans surprise que les trois puissances principales considéraient leurs engagements envers le Pacte comme absolument sans valeur. Leurs liens avec l’Italie les a poussé à refuser de prendre toutes les mesures possibles pour faire cesser l’agression italienne. Au contraire, cela a été une profonde déception pour moi d’apprendre l’attitude d’un de ces gouvernements qui, tout en protestant de son attachement le plus scrupuleux au Pacte, a utilisé sans relâche tous ses efforts pour empêcher son respect. Dès qu’une mesure qui était susceptible d’être rapidement efficace était proposé, divers prétextes ont été conçus afin de reporter l’examen de la mesure en question. Les accords secrets de Janvier 1935, prévoyaient-ils cette obstruction infatigable ? Le gouvernement éthiopien n’attendait pas des autres gouvernements qu’ils viennent verser le sang de leurs soldats pour défendre le Pacte lorsque leurs intérêts personnels immédiats n’étaient pas en jeu. Les guerriers éthiopiens demandaient uniquement les moyens de se défendre. À de nombreuses reprises, j’ai demandé une aide financière pour l’achat d’armes. Cette aide m’a été constamment refusée. Qu’est donc, en pratique, le sens de l’article 16 du Pacte et la sécurité collective ?

L’utilisation par le Gouvernement éthiopien de la voie ferrée de Djibouti à Addis-Abeba a été en pratique une situation dangereuse en ce qui concerne le transport d’armes destinées aux forces éthiopiennes. À l’heure actuelle c’est le principal, sinon le seul moyen de ravitaillement des armées d’occupation italienne. Les règles de neutralité aurait dû interdire les transports destinés aux forces italiennes, mais il n’y a même pas de neutralité, depuis que l’article 16 fixe à chaque État membre de la Société le droit de ne pas rester neutre, mais de venir en aide non pas à l’agresseur, mais à la victime d’une agression. Le Pacte a t-il été respecté ? Est-il aujourd’hui respecté ?

Enfin une déclaration vient juste d’être faite dans leurs parlements par les gouvernements de certaines puissances, parmi eux les membres les plus influents de la Société des Nations, que, depuis que l’agresseur a réussi à occuper une grande partie du territoire éthiopien ils proposent de ne pas poursuivre l’application des mesures économiques et financières qui peuvent avoir été décidé à l’encontre du gouvernement italien. Ce sont les circonstances dans lesquelles, à la demande du Gouvernement argentin, l’Assemblée de la Société des Nations se réunit pour examiner la situation créée par l’agression italienne. J’affirme que le problème soumis à l’Assemblée aujourd’hui est beaucoup plus large. Ce n’est pas simplement une question de règlement de l’agression italienne.

Il en est de la sécurité collective: c’est l’existence même de la Société des Nations. C’est la confiance que chaque État place dans les traités internationaux. C’est la valeur des promesses faites aux petits États que leur intégrité et leur indépendance doit être respecté et garanti. C’est le principe de l’égalité des États d’une part, ou l’obligation qui incombe aux petites puissances d’accepter les liens de vassalité. En un mot, c’est la morale internationale qui est en jeu. Les signatures apposées sur un traité ont-elles de la valeur que dans la mesure où les Puissances signataires ont un intérêt personnel, direct et immédiat en cause ? Aucune subtilité ne peut changer le problème ou modifier la base de la discussion. C’est en toute sincérité que je soumets ces considérations à l’Assemblée. Au moment où mon peuple est menacé d’extermination, lorsque le soutien de la Ligue peut parer le coup final, qu’il me soit permis de parler avec une entière franchise, sans réticence, en toute franchise comme cela est exigé par la règle de l’égalité entre tous les États Membres de la Ligue ?

Outre le Royaume du Seigneur, il n’est pas sur cette terre une nation qui est supérieure à une autre. S’il arrive qu’un gouvernement fort estime qu’il peut impunément détruire un peuple faible, alors que l’heure sonne pour que les gens faibles de faire appel à la Société des Nations pour rendre son jugement en toute liberté. Dieu et l’histoire se souviendront de votre jugement.

J’ai entendu affirmer que les sanctions insuffisantes déjà appliquées n’ont pas atteint leur but. À aucun moment, et en aucun cas des sanctions intentionnellement insuffisantes, intentionnellement mal appliquées, ne pourraient arrêter un agresseur. Il ne s’agit pas d’impossibilité physique d’arrêter l’agresseur, mais du refus de le faire. Lorsque l’Éthiopie a demandé, et demande à recevoir une aide financière, la mesure était impossible à appliquer alors que l’aide financière de la Société a été accordée, même en temps de paix, à deux pays et précisément à deux pays qui ont refusé d’appliquer des sanctions contre l’agresseur ? Face à de nombreuses violations par le gouvernement italien de tous les traités internationaux qui interdisent le recours aux armes, et l’utilisation de méthode de guerre barbare, il est de mon pénible devoir de constater qu’aucune initiative n’a été prise aujourd’hui pour augmenter les sanctions. Est ce que cela ne signifie pas de fait l’abandon de l’Éthiopie à l’agresseur? À la veille même du jour où je m’apprêtais à tenter un effort suprême pour la défense de mon peuple devant cette Assemblée, n’est ce pas priver l’Éthiopie d’une de ses dernières chances de réussir à obtenir le soutien et la garantie des États membres ? Qu’est-ce que la direction de la Société des Nations et de chacun des États Membres est en droit d’attendre des grandes puissances quand ils font valoir leur droit et leur devoir de guider l’action de la Ligue ? Placé par l’agresseur face au fait accompli, les États sont-ils en train de mettre en place le précédent terrible de s’incliner devant la force ?

Votre Assemblée aura sans doute prévu auparavant des propositions pour la réforme du Pacte, pour rendre plus effective la garantie de la sécurité collective. Est-ce que le Pacte a besoin de réformes ? Quelles entreprises peuvent avoir de la valeur si la volonté de les maintenir manque ? C’est la morale internationale qui est en jeu et non les Articles du Pacte. Au nom du peuple éthiopien, membre de la Société des Nations, je demande à l’Assemblée de prendre toutes les mesures appropriées pour assurer le respect du Pacte. Je renouvelle ma protestation contre les violations des traités dont le peuple éthiopien a été la victime. Je déclare dans la face du monde entier que l’Empereur, le gouvernement et le peuple de l’Éthiopie ne veulent pas plier devant la force ; qu’ils maintiennent leurs revendications, qu’ils vont utiliser tous les moyens en leur pouvoir pour assurer le triomphe du droit et le respect du Pacte.

Je demande aux cinquante-deux nations, qui ont donné au peuple éthiopien leur promesse de les aider dans leur résistance à l’agresseur, ce qu’elles sont prêtes à faire pour l’Éthiopie ? Et les grandes puissances qui ont promis la garantie de la sécurité collective pour les petits États sur lesquels pèse la menace qu’ils pourraient un jour subir le sort de l’Éthiopie, je demande quelles mesures comptez-vous prendre ?

Représentants du monde, je suis venu à Genève pour m’acquitter au milieu de vous du plus pénible des devoirs d’un chef d’État. Quelle réponse dois-je ramener à mon peuple ?

Haïlé Sélassié I° SDN Genève. Suisse.

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Le 25 novembre 1939, Albert Camus exclu du Parti Communiste trois ans plus tôt – il a alors 26 ans – aurait voulu publier dans le Soir Républicain – le journal qu’il dirige avec Pascal Pia et qui se limite à un recto-verso – ce manifeste adressé principalement aux journalistes. Le texte ne paraîtra pas, car censuré. Il sera retrouvé par Macha Séry aux Archives Nationales d’Outre-Mer, à Aix en Provence.

Il est difficile aujourd’hui d’évoquer la liberté de la presse sans être taxé d’extravagance, accusé d’être Mata-Hari, de se voir convaincre d’être le neveu de Staline.

Pourtant cette liberté parmi d’autres n’est qu’un des visages de la liberté tout court et l’on comprendra notre obstination à la défendre si l’on veut bien admettre qu’il n’y a point d’autre façon de gagner réellement la guerre.

Certes, toute liberté a ses limites. Encore faut-il qu’elles soient librement reconnues. Sur les obstacles qui sont apportés aujourd’hui à la liberté de pensée, nous avons d’ailleurs dit tout ce que nous avons pu dire et nous dirons encore, et à satiété, tout ce qu’il nous sera possible de dire. En particulier, nous ne nous étonnerons jamais assez, le principe de la censure une fois imposé, que la reproduction des textes publiés en France et visés par les censeurs métropolitains soit interdite au Soir républicain –. Le fait qu’à cet égard un journal dépend de l’humeur ou de la compétence d’un homme démontre mieux qu’autre chose le degré d’inconscience où nous sommes parvenus.

Un des bons préceptes d’une philosophie digne de ce nom est de ne jamais se répandre en lamentations inutiles en face d’un état de fait qui ne peut plus être évité. La question en France n’est plus aujourd’hui de savoir comment préserver les libertés de la presse. Elle est de chercher comment, en face de la suppression de ces libertés, un journaliste peut rester libre. Le problème n’intéresse plus la collectivité. Il concerne l’individu.

Et justement ce qu’il nous plairait de définir ici, ce sont les conditions et les moyens par lesquels, au sein même de la guerre et de ses servitudes, la liberté peut être, non seulement préservée, mais encore manifestée. Ces moyens sont au nombre de quatre : la lucidité, le refus, l’ironie et l’obstination.

La lucidité suppose la résistance aux entraînements de la haine et au culte de la fatalité. Dans le monde de notre expérience, il est certain que tout peut être évité. La guerre elle-même, qui est un phénomène humain, peut être à tous les moments évitée ou arrêtée par des moyens humains. Il suffit de connaître l’histoire des dernières années de la politique européenne pour être certains que la guerre, quelle qu’elle soit, a des causes évidentes. Cette vue claire des choses exclut la haine aveugle et le désespoir qui laisse faire. Un journaliste libre, en 1939, ne désespère pas et lutte pour ce qu’il croit vrai comme si son action pouvait influer sur le cours des événements. Il ne publie rien qui puisse exciter à la haine ou provoquer le désespoir. Tout cela est en son pouvoir.

En face de la marée montante de la bêtise, il est nécessaire également d’opposer quelques refus. Toutes les contraintes du monde ne feront pas qu’un esprit un peu propre accepte d’être malhonnête. Or, et pour peu qu’on connaisse le mécanisme des informations, il est facile de s’assurer de l’authenticité d’une nouvelle. C’est à cela qu’un journaliste libre doit donner toute son attention. Car, s’il ne peut dire tout ce qu’il pense, il lui est possible de ne pas dire ce qu’il ne pense pas ou qu’il croit faux. Et c’est ainsi qu’un journal libre se mesure autant à ce qu’il dit qu’à ce qu’il ne dit pas. Cette liberté toute négative est, de loin, la plus importante de toutes, si l’on sait la maintenir. Car elle prépare l’avènement de la vraie liberté. En conséquence, un journal indépendant donne l’origine de ses informations, aide le public à les évaluer, répudie le bourrage de crâne, supprime les invectives, pallie par des commentaires l’uniformisation des informations et, en bref, sert la vérité dans la mesure humaine de ses forces. Cette mesure, si relative qu’elle soit, lui permet du moins de refuser ce qu’aucune force au monde ne pourrait lui faire accepter : servir le mensonge.

Nous en venons ainsi à l’ironie. On peut poser en principe qu’un esprit qui a le goût et les moyens d’imposer la contrainte est imperméable à l’ironie. On ne voit pas Hitler, pour ne prendre qu’un exemple parmi d’autres, utiliser l’ironie socratique. Il reste donc que l’ironie demeure une arme sans précédent contre les trop puissants. Elle complète le refus en ce sens qu’elle permet, non plus de rejeter ce qui est faux, mais de dire souvent ce qui est vrai. Un journaliste libre, en 1939, ne se fait pas trop d’illusions sur l’intelligence de ceux qui l’oppriment. Il est pessimiste en ce qui regarde l’homme. Une vérité énoncée sur un ton dogmatique est censurée neuf fois sur dix. La même vérité dite plaisamment ne l’est que cinq fois sur dix. Cette disposition figure assez exactement les possibilités de l’intelligence humaine. Elle explique également que des journaux français comme Le Merle ou Le Canard enchaîné puissent publier régulièrement les courageux articles que l’on sait. Un journaliste libre, en 1939, est donc nécessairement ironique, encore que ce soit souvent à son corps défendant. Mais la vérité et la liberté sont des maîtresses exigeantes puisqu’elles ont peu d’amants.

Cette attitude d’esprit brièvement définie, il est évident qu’elle ne saurait se soutenir efficacement sans un minimum d’obstination. Bien des obstacles sont mis à la liberté d’expression. Ce ne sont pas les plus sévères qui peuvent décourager un esprit. Car les menaces, les suspensions, les poursuites obtiennent généralement en France l’effet contraire à celui qu’on se propose. Mais il faut convenir qu’il est des obstacles décourageants : la constance dans la sottise, la veulerie organisée, l’inintelligence agressive, et nous en passons. Là est le grand obstacle dont il faut triompher. L’obstination est ici vertu cardinale. Par un paradoxe curieux mais évident, elle se met alors au service de l’objectivité et de la tolérance.

Voici donc un ensemble de règles pour préserver la liberté jusqu’au sein de la servitude. Et après ?, dira-t-on. Après ? Ne soyons pas trop pressés. Si seulement chaque Français voulait bien maintenir dans sa sphère tout ce qu’il croit vrai et juste, s’il voulait aider pour sa faible part au maintien de la liberté, résister à l’abandon et faire connaître sa volonté, alors et alors seulement cette guerre serait gagnée, au sens profond du mot.

Oui, c’est souvent à son corps défendant qu’un esprit libre de ce siècle fait sentir son ironie. Que trouver de plaisant dans ce monde enflammé ? Mais la vertu de l’homme est de se maintenir en face de tout ce qui le nie. Personne ne veut recommencer dans vingt-cinq ans la double expérience de 1914 et de 1939. Il faut donc essayer une méthode encore toute nouvelle qui serait la justice et la générosité. Mais celles-ci ne s’expriment que dans des cœurs déjà libres et dans les esprits encore clairvoyants. Former ces cœurs et ces esprits, les réveiller plutôt, c’est la tâche à la fois modeste et ambitieuse qui revient à l’homme indépendant. Il faut s’y tenir sans voir plus avant. L’histoire tiendra ou ne tiendra pas compte de ces efforts. Mais ils auront été faits.

Albert Camus

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18 06 1943

Discours de Pierre Brossolette à l’Albert Hall, Londres

Hommage aux morts de la France combattante

L’Histoire de notre pays n’est qu’une suite de prodiges qui s’enchaînent: prodige de Jeanne d’Arc, prodige des soldats de l’an II, prodiges des héros de la Marne et de Verdun, voilà le passé de la France. Ma mission est ce soir de rendre hommage à ceux par le prodige desquels la France conserva un présent et un avenir, les morts de la France combattante.

De tous les morts dont la chaîne innombrable constitue notre trésor de gloire, ceux-là plus qu’aucuns autres incarneront, dans sa pure gratuité, l’esprit de sacrifice. Car ils ne sont point morts en service commandé : un chiffon de papier, signé, par dérision, dans la clairière de Rethondes, les avait déliés du devoir de servir. Ils ne sont pas morts, volontaires pour une mission qu’on leur offrait : un pouvoir usurpé ne demandait des volontaires que pour l’abdication. Ce sont des hommes à qui la mort avait été interdite sous peine capitale, et qui ont dû d’abord la braver pour pouvoir la briguer. L’histoire dira un jour ce que chacun d’eux a dû d’abord accomplir pour retrouver dans la France combattante son droit à la mort et à la gloire. Elle dira quelles Odyssées il leur aura fallu passer pour s’immortaliser dans leurs Iliades. Passagers clandestins des derniers bateaux qui se sont éloignés de la France terrassée, humbles pêcheurs franchissant sur des barques les tempêtes de la Manche, marins et coloniaux ralliant des convois ravagés par la torpille, risque-tout affrontant les Pyrénées, prisonniers évadés des camps de l’ennemi, détenus évadés des bagnes de la trahison, il a suffit qu’en ces jours de juin dont nous fêtons l’anniversaire, un homme leur ait crié : je vous convie à vous unir avec moi dans l’action, dans le sacrifice et dans l’espérance, pour qu’ils se lèvent tous, pour que ceux qui n’appelaient plus la mort que comme une délivrance, accourent y chercher un accomplissement, et pour que d’un seul geste sortant du banal ils entrent dans le sublime.

Et voici maintenant que dans le ciel limpide de leur gloire, ils se parlent comme les sommets se parlent par-dessus les nuées, qu’ils s’appellent comme s’appellent les étoiles. Entrés déjà dans la légende ou réservés pour l’histoire, les morts prestigieux de Mourzouk et de Bir Hakeim répondent aux morts stoïques de la Marine marchande; tombés sous le drapeau déployé d’El Alamein et d’El Hamma, les soldats de Leclerc et de Koenig répondent aux marins qui ont coulé, sous le pavillon haut de l’Alysse, du Rennes et du Mimosa ; foudroyés dans ce dixième de seconde où les yeux peuvent fixer les yeux de l’adversaire, les pilotes de nos groupes et de nos escadrilles répondent aux sous-mariniers du Surcouf et du Narval, à qui une lente agonie a fait attendre encore la mort après qu’ils l’eurent trouvée. Et là-bas, dans la nuit du martyre et de la captivité, la voix pathétique qui leur répond, c’est la voix des morts du combat souterrain de la France, élite sans cesse décimée et sans cesse renaissante de nos réseaux et de nos groupements, otages massacrés de Paris et de Châteaubriant, fusillés dont les lèvres closes sous la torture ne se sont descellées qu’au moment du supplice pour crier : Vive la France !

Ce qu’ils étaient hier, ils ne se le demandent point l’un à l’autre. Sous la Croix de Lorraine, le socialiste d’hier ne demande pas au camarade qui tombe s’il était hier Croix-de-Feu. Dans l’argile fraternelle du terroir, d’Estiennes d’Orves et Péri ne se demandent point si l’un était hier royaliste et l’autre communiste. Compagnons de la même Libération, le père Savey ne demande pas au lieutenant Dreyfus quel Dieu ont invoqué ses pères. Des houles de l’Arctique à celles du désert, des ossuaires de France aux cimetières des sables, la seule foi qu’ils confessent, c’est leur foi dans la France écartelée mais unanime.

Colonels de trente ans, capitaines de vingt ans, héros de dix-huit ans, la France combattante n’a été qu’un long dialogue de la jeunesse et de la vie. Les rides qui fanaient le visage de la Patrie, les morts de la France combattante les ont effacées ; les larmes d’impuissance qu’elle versait, ils les ont essuyées ; les fautes dont le poids la courbait, ils les ont rachetées. En cet anniversaire du jour où le général de Gaulle les a convoqués au banquet sacré de la mort, ce qu’ils nous demandent ce n’est pas de les plaindre, mais de les continuer. Ce qu’ils attendent de nous, ce n’est pas un regret, mais un serment. Ce n’est pas un sanglot, mais un élan.

Français qui êtes ici, debout pour les morts de la France Combattante !

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11 08 1945

Contexte international : le procès de Pétain a débuté le 23 juillet ; le verdict sera rendu le 14 août ; la première bombe atomique sur  Hiroshima a été larguée le 6 août, la déclaration de guerre de la Russie au Japon est du 8 août, la deuxième bombe atomique sur Nagasaki du 9 août et la capitulation du Japon du 15 août.

Général de Gaulle, Béthune.

Il est vraiment saisissant que le Gouvernement de la République vienne saluer Béthune, héroïque et ravagée, au moment même où les dernières bombes de la guerre mondiale éclatent sur les champs de mort du Pacifique. Les dernières ? Oui, mais les plus terribles. Il est grand temps que se termine, par une victoire totale du camp de la liberté, l’immense destruction des vies et des biens déchaînée par la furie de domination des Empires. Dans le drame gigantesque qui va pendre fin, nous avons été longtemps, en Europe et en Asie, parmi les plus malheureux, parce que nous nous trouvions d’abord parmi les plus exposés. Nous allons demeurer parmi les plus éprouvés, parce que c’est notre éternel destin de servir de centre aux cataclysmes. Bref, nous sortons de la tempête décimés et appauvris, Mais, de même que les pires malheurs ne purent nous désespérer – n’est ce pas, Béthune ? – notre dure situation présente ne nous décourage nullement – n’est ce pas, Béthune ? Bien mieux, j’affirme que , d’obstacle en obstacle, de déception en déception, nous sommes en train d’accomplir un extraordinaire redressement. J’ai toujours eu garde de bercer d’illusions ceux qui voulaient bien m’écouter et les Français ont assez souffert pour n’admettre point qu’on les flatte. Mais je dis, en toute justice et en toute fierté française, que nous marchons à grands pas vers le moment où l’on dira en parlant de nous : Ils se sont tirés d’affaire.

Hier, où en étions-nous ? Sans vouloir remonter jusqu’à l’époque pourtant bien proche, où nous nous trouvions au fond du gouffre, où l’ennemi, soit directement, soit par personnes interposées, tyrannisait l’âme et écrasait le corps de la patrie, où nous ne pouvions imaginer le destin de la France qu’à travers les succès ou les revers des autres, revoyons en esprit la situation du pays telle qu’elle était il y a quelque dix mois, lorsque la grande bataille venait de libérer la majeure partie du territoire. Comparons cette situation avec celle à laquelle nous sommes parvenus et sachons reconnaître qu’à travers d’incroyables obstacles, nous avons fait pas mal de chemin vers le mieux.

Qui donc aurait pu oublier déjà la grande confusion matérielle qui, sous la vague d’enthousiasme de la libération, s’était emparé du pays au cours des grands combats menés sur notre sol contre un ennemi acharné, soit par les armées alliées et françaises venues d’outre-mer, soit par les unités de nos forces de l’intérieur ? Qui donc ne se souviendrait des ports alors paralysés, des ruines entassées, des communications coupées, de la justice dispersée, de l’administration désorientée, de la police bouleversée ? Mais qui donc se refuserait à constater qu’en quelques mois, sans luttes civiles et sans ruineuses secousses, l’ordre et la liberté ont repris leurs droits chez nous ? Je ne prétends certes pas que tout soit aujourd’hui parfait. Pour ranimer complètement et rénover de fond en comble l’immense appareil de l’État, tel qu’il était quand nous le primes en main, pour rétablir la situation morale et matérielle de la nation profondément blessée, il faut un effort dont je déclare hautement qu’il est loin d’être à son terme, qu’aucun coup de baguette magique ne fut, n’est, ne sera susceptible d’accomplir en un clin d’œil, et que nous mènerons à bien qu’en y apportant, depuis le haut jusqu’en bas, encore beaucoup de volonté, d’ardeur et de dévouement. Mais je demande qu’on voie ce que nous sommes par rapport à ce que nous fûmes.

Puisque nous sommes à Béthune, c’est-à-dire dans un centre essentiel de la production et du travail, où tout le monde sait fort bien que, pour la France, tout dépend maintenant de ce qu’elle produit et fournit, je vais citer quelques chiffres qui marquent assez bien le progrès de notre effort. Le charbon, d’abord, naturellement ! En octobre 1944, 1 million et demi de tonnes sont sortis de notre sol ; or, nos mineurs, au cours de ces dernières semaines, en ont tiré en moyenne deux fois plus. Il n’y a pas à douter que, ce mois d’août, ils nous en donneront trois millions. Après la libération, ils en étaient à 40 % de l’extraction d’avant-guerre. Les voici à 75 %. Je suis sûr qu’ils iront bientôt jusqu’à 100 % et davantage. Pour l’électricité, nous avons atteint en juillet dernier 1 350 millions de kilowatts, c’est-à-dire autant qu’en juillet 1938. Depuis octobre, nous avons triplé la production d’aluminium, triplé aussi celle de fonte et celle d’acier, décuplé celle du minerai de fer. Notre production de ciment était tombée à 23 000 tonnes par mois, elle va monter à 120 000 tonnes. Nous ne faisions plus, dans le même temps que 40 000 tonnes de chaux. Nous en faisons 125 000. Nous chargions, en septembre, octobre et novembre, en moyenne 162 000 wagons par mois. Nous en avons chargé en juillet dernier 470 000. Le textile, les caoutchoucs, les industries chimiques rencontrent encore de graves embarras. Mais, pour ces branches d’industrie, il n’y a aucun rapport avec la situation tragique qui était la leur cet hiver. Certes, nous n’en sommes pas même encore à la moitié du niveau de la production d’avant-guerre, mais pour moi qui, par devoir d’État, tiens l’œil fixé sans cesse sur l’aiguille qui marque les degrés, je puis dire que pas un jour ne s’écoule sans quelque progrès sur la veille.

Il est vrai que, si notre destin dépend d’abord de nous-mêmes, les conditions dans lesquelles il nous est possible de faire valoir parmi les autres nos conceptions et nos intérêts sont évidemment essentielles. Or, pas plus que l’état des choses à l’intérieur ne peut encore nous paraître bon, notre situation extérieure ne saurait nous satisfaire. Combien de Français, ensevelis depuis deux mille ans dans la terre natale, ont frémi au fond de leur tombe lorsqu’il fut connu que le sort de l’Allemagne vaincue avait été en partie tranché sans que la France ait eu la parole ? Loin de nous, d’ailleurs, l’idée de nous répandre en vaines récriminations. Nous savons bien que, par le temps qui court, chacun se fait entendre en proportion de sa puissance.

Tout en pensant que, pour l’ordre du monde, cette sorte de règle du jeu, née des brutales exigences de la guerre, ira en s’adoucissant, et tout en nourrissant, d’ailleurs, la conviction raisonnée que, dans l’échelle relative des moyens, nous saurons, à mesure du temps, et sans nuire à personne, nous élever de quelques degrés, nous prenons aujourd’hui, froidement les choses telles qu’elles sont.

Mais cette lucidité nous permet de discerner aussi ce que déjà nous avons gagné à mesure de notre redressement. L’an dernier, à pareille époque, il n’y avait même pas de Gouvernement français reconnu. Tous se passait alors, au point de vie international, comme si la France n’était plus qu’un grand souvenir du passé et une inconnue de l’avenir. Observons simplement aujourd’hui que la France gouverne et administre les terres allemandes avec les trois autres grandes puissances, qu’elle est installée fortement sur le Rhin et sur le Danube, qu’elle fait partie du Conseil établi pour diriger l’organisation des Nations Unies, qu’elle vient d’accepter de prendre part à la prochaine conférence de Londres, où son ministre des Affaires étrangères et ses collègues américains, russe, britannique et chinois auront à mettre sur pied les traités de paix relatifs à l’Allemagne et à l’Italie. Constatons que les territoires que, dans les quatre parties du monde, nous avons associé à nos destinés, sont, à travers vents et marées, restés fidèles à notre cause. L’Indochine, qui est opprimée par l’ennemi japonais et qui manque encore physiquement au concert de l’Union française, va y revenir, nous en sommes sûrs, d’autant plus chère qu’elle a plus souffert, d’autant plus libre qu’elle l’a mieux mérité. Entendons enfin s’élever, de plus en plus haute, la voix des peuples, grands et petits, qui saluent avec amitié la résurrection de la France.

Oui, je l’affirme ! La France, blessée, écrasée, humiliée, a repris sa marche en avant. Or, dans le monde tel qu’il est , où l’explosion effroyable des bombes atomiques fait apparaître tout à coup quelles forces immenses et nouvelles sont susceptibles de s’y déchaîner, soit pour la destruction, soit pour le bien des hommes, la route qui monte est la seule possible pour une nation qui veut vivre, avec son génie, ses droits, sa liberté. Or, c’est bien ce que nous voulons !

Oui, nous souffrons ! Et je ne sais trop quelles peines et quelles privations étreignent aujourd’hui chez nous tant d’hommes et tant de femmes. Oui, nous nous irritons de beaucoup de médiocrités, d’insuffisances, d’absurdités, qui compliquent notre tâche à tous. Oui, nous savons que dans un pays à qui la guerre vient de coûter cinq mille milliards, c’est-à-dire près de la moitié de sa fortune nationale, et qui a vu, par surcroît, la tempête emporter ses institutions, aucune décision, qu’il s’agisse de réformes, de prix, de salaires, d’élection ou de référendum, ne saurait satisfaire tout le monde à la fois, pas plus que le meunier de la fable, cheminant avec son fils et son âne, ne pouvait recueillir l’approbation de chaque passant. Mais nous suivons notre route ! Nous remettons à plus tard le compte de nos griefs, de nos déboires et de nos chagrins. Nous comprenons qu’il s’agit de vivre, c’est-à-dire d’avancer ! Nous le faisons et le ferons par l’effort incessant, la cohésion nationale, la discipline réfléchie, et non point, ah non ! certainement ! par le vain dénigrement et les divisions intérieures. Nous le faisons, et nous  le ferons en tenant nos yeux fixés sur le but commun, qui est grand, lointain et difficile, mais qui seul, nous paiera de tout et non point, ah certainement ! en nous laissant absorber, disperser et arrêter par des querelles dérisoires. Nous le faisons et le ferons en bâtissant, peu à peu, du neuf et du raisonnable et non point, ah non ! certainement, en retournant aux vieilles formules, ni en courant aux aventures.

C’est ainsi qu’à partir de l’abîme, nous avons gagné la guerre. Il n’y a pas d’autre moyen de gagner notre paix, c’est-à-dire pour chacun et chacune un sort meilleur, plus juste et plus digne et, pour notre patrie, la place qui doit être la sienne au premier rang des nations ! Au travail !

 

 

19 09 1946

Winston Churchill. Zurich.

Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs,

J’ai l’honneur aujourd’hui d’être reçu par votre vénérable université et je voudrais vous parler de la tragédie de l’Europe. Ce continent magnifique, qui comprend les parties les plus belles et les plus civilisées de la terre, qui a un climat tempéré et agréable et qui est la patrie de tous les grands peuples apparentés du monde occidental. L’Europe est aussi le berceau du christianisme et de la morale chrétienne. Elle est à l’origine de la plus grande partie de la culture, des arts, de la philosophie et de la science du passé et du présent. Si l’Europe pouvait s’unir pour jouir de cet héritage commun, il n’y aurait pas de limite à son bonheur, à sa prospérité, à sa gloire, dont jouiraient ses 300 ou 400 millions d’habitants. En revanche, c’est aussi d’Europe qu’est partie cette série de guerres nationalistes épouvantables déclenchées par les Teutons dans leur course à la puissance et que nous avons vus au XXe siècle. La paix a été ainsi troublée et les espérances de l’humanité entière réduites à néant.

Et qu’est-il advenu dans tout cela de l’Europe ? Quelques petits États ont atteint une certaine prospérité, mais de vastes régions de l’Europe offrent l’aspect d’une masse d’êtres humains torturés, affamés, sanglotants et malheureux, qui vivent dans les ruines de leurs villes et de leurs maisons et voient se former un nouvel amoncellement de nuages, de tyrannie et de terreur qui obscurcissent le ciel à l’approche de nouveaux dangers. Parmi les vainqueurs, c’est un brouhaha de voix ; chez les vaincus : silence et désespoir. Voilà tout ce que les Européens rassemblée en d’anciens États et nations, voilà ce que la race allemande a atteint en allant répandre au loin la terreur. La grande république au-delà de l’Atlantique a compris avec le temps que la ruine ou l’esclavage de l’Europe mettrait en jeu son propre destin et elle a alors avancé une main secourable faute de quoi les âges sombres seraient revenus avec toutes leurs horreurs. Ces horreurs, Messieurs, peuvent encore se répéter.

Mais il y a un remède ; s’il était accepté par la grande majorité de la population de plusieurs États, comme par miracle toute la scène serait transformée, et en quelques années l’Europe, ou pour le moins la majeure partie du continent, vivrait aussi libre et heureuse que les Suisses le sont aujourd’hui. En quoi consiste ce remède souverain ? Il consiste à reconstituer la famille européenne,  ou tout au moins la plus grande partie possible de la famille européenne,  puis de dresser un cadre de telle manière qu’elle puisse se développer dans la paix, la sécurité et la liberté. Nous devons ériger quelque chose comme les États-Unis d’Europe. C’est la voie pour que des centaines de millions d’êtres humains aient la possibilité de s’accorder ces petites joies et ces espoirs qui font que la vie vaut la peine d’être vécue. On peut y arriver d’une manière fort simple. Il suffit de la résolution des centaines de millions d’hommes et de femmes de faire le bien au lieu du mal, pour récolter alors la bénédiction au lieu de la malédiction.

Mesdames, Messieurs, l’Union paneuropéenne a fait beaucoup pour arriver à ce but et ce mouvement doit beaucoup au comte Coudenhove-Kalergi et à ce grand patriote et homme d’État français que fut Aristide Briand. Il y a eu aussi cet immense corps de doctrine et de procédure, qui fut créé après la première guerre et à laquelle s’attachèrent tant d’espoirs, je veux parler de la Société des Nations. Si la Société des Nations n’a pas connu le succès, ce n’est pas parce que ses principes firent défaut, mais bien du fait que les États qui l’avaient fondée ont renoncé à ces principes. Elle a échoué parce que les gouvernements d’alors n’osèrent pas regarder les choses en face. Il ne faut pas que ce malheur se répète. Nous avons maintenant davantage d’expérience, acquise à un prix amer, pour continuer de bâtir.

C’est avec une profonde satisfaction que j’ai lu dans la presse, il y a deux jours, que mon ami le président Truman avait fait part de son intérêt et de sa sympathie pour ce plan grandiose. Il n’y a aucune raison pour que l’organisation de l’Europe entre en conflit d’une manière quelconque avec l’Organisation mondiale des Nations unies. Au contraire, je crois que l’organisation générale ne peut subsister que si elle s’appuie sur des groupements naturellement forgés. Il existe déjà un tel groupement d’États dans l’hémisphère occidental. Nous autres Britanniques, nous avons le Commonwealth. L’organisation du monde ne s’en trouve pas affaiblie, mais au contraire renforcée et elle y trouve en réalité ses maîtres piliers. Et pourquoi n’y aurait-il pas un groupement européen qui donnerait à des peuples éloignés l’un de l’autre le sentiment d’un patriotisme plus large et d’une sorte de nationalité commune ? Et pourquoi un groupement européen ne devrait-il pas occuper la place qui lui revient au milieu des autres grands groupements et contribuer à diriger la barque de l’humanité ? Afin de pouvoir atteindre ce but, il faut que les millions de familles collaborent sciemment et soient animées de la foi nécessaire, quelle que puisse être la langue de leurs pères.

Nous savons tous que les deux guerres mondiales que nous avons vécues sont nées des efforts vaniteux de l’Allemagne nouvellement unie de jouer un rôle dominateur dans le monde. La dernière guerre a été marquée par des crimes et des massacres tels qu’il faut remonter jusqu’à l’invasion des Mongols, au XIVe siècle, pour trouver quelque chose d’approchant, et tels aussi que l’histoire de l’humanité n’en avait encore jamais connu jusqu’alors. Le coupable doit être châtié. Il faut mettre l’Allemagne dans l’impossibilité de s’armer à nouveau et de déclencher une nouvelle guerre d’agression. Quand cela sera chose faite, et cela le sera,  il faudra que se produise ce que Gladstone nommait jadis « l’acte béni de l’oubli ». Nous devons tous tourner le dos aux horreurs du passé et porter nos regards vers l’avenir. Nous ne pouvons pas continuer de porter dans les années à venir la haine et le désir de vengeance tels qu’ils sont nés des injustices passées. Si l’on veut préserver l’Europe d’une misère sans nom, il faut faire place à la foi en la famille européenne et oublier toutes les folies et tous les crimes du passé. Les peuples libres de l’Europe pourront-ils se hisser au niveau de cette décision ? S’ils en sont capables, les injustices causées seront partout lavées par la somme de misères endurées. L’agonie doit-elle se prolonger ? La seule leçon de l’histoire est-elle que l’humanité est fermée à tout enseignement ? Faisons place à la justice et à la liberté. Les peuples n’ont qu’à le vouloir pour que leurs espoirs se réalisent.

J’en viens maintenant à une déclaration qui va vous étonner. Le premier pas vers une nouvelle formation de la famille européenne doit consister à faire de la France et de l’Allemagne des partenaires. Seul, ce moyen peut permettre à la France de reprendre la conduite de l’Europe. On ne peut pas s’imaginer une renaissance de l’Europe sans une France intellectuellement grande et sans une Allemagne intellectuellement grande. Si l’on veut mener à bien sincèrement l’œuvre de construction des États-Unis d’Europe, leur structure devra être conçue de telle sorte que la puissance matérielle de chaque État sera sans importance. Les petits pays compteront autant que les grands et s’assureront le respect par leur contribution à la cause commune. Il se peut que les anciens États et les principautés de l’Allemagne, réunis dans un système fédératif avec leur accord réciproque, viennent occuper leur place au sein des États-Unis d’Europe. Je ne veux pas essayer d’élaborer dans le détail un programme pour les centaines de millions d’êtres humains qui veulent vivre heureux et libres, à l’abri du besoin et du danger, qui désirent jouir des quatre libertés dont parlait le grand président Roosevelt et qui demandent à vivre conformément aux principes de la Charte de l’Atlantique. Si tel est leur désir, ils n’ont qu’à le dire et l’on trouvera certainement les moyens d’exaucer pleinement ce vœu.

Mais j’aimerais lancer un avertissement. Nous n’avons pas beaucoup de temps devant nous. Nous vivons aujourd’hui un moment de répit. Les canons ont cessé de cracher la mitraille et le combat a pris fin, mais les dangers n’ont pas disparu. Si nous voulons créer les États-Unis d’Europe, ou quelque nom qu’on leur donne, il nous faut commencer maintenant.

En ces jours présents, nous vivons curieusement sous le signe, on pourrait dire sous la protection, de la bombe atomique. La bombe atomique est toujours aux mains d’un État et d’une nation dont nous savons qu’ils ne l’utiliseront jamais autrement que pour la cause du droit et de la liberté. Mais il se peut aussi que d’ici quelques années, cette énorme puissance de destruction soit largement connue et répandue, et alors la catastrophe engendrée par l’emploi de la bombe atomique par des peuples en guerre, signifierait non seulement la fin de tout ce que nous nous représentons sous le mot de civilisation, mais aussi peut-être la dislocation de notre globe.

Je veux maintenant formuler ces propositions devant vous. Il faut que notre but permanent soit d’accroître et de renforcer la puissance de l’Organisation des nations unies. Il nous faut re-créer la famille européenne en la dotant d’une structure régionale placée sous cette organisation mondiale, et cette famille pourra alors s’appeler les États-Unis d’Europe. Le premier pas pratique dans cette voie prendra la forme d’un Conseil de l’Europe. Si, au début, tous les États européens ne veulent ou ne peuvent pas adhérer à l’Union européenne, nous devrons néanmoins réunir les pays qui le désirent et le peuvent. Le salut de l’homme quelconque de toute race et de tout pays, ainsi que sa préservation de la guerre ou de l’esclavage, ont besoin de fondements solides et de la volonté de tous les hommes et de toutes les femmes de mourir plutôt que de se soumettre à la tyrannie. En vue de cette tâche impérieuse, la France et l’Allemagne doivent se réconcilier ; la Grande-Bretagne, le Commonwealth des nations britanniques, la puissante Amérique, et, je l’espère, la Russie soviétique – car  tout serait alors résolu – doivent être les amis et les protecteurs de la nouvelle Europe et défendre son droit à la vie et à la prospérité.

Et c’est dans cet esprit que je vous dis :
En avant, l’Europe !