Au départ de cette histoire, il y a un homme : Peter Maurer, président de la Croix-Rouge internationale depuis 2012. Lorsqu’il succède à son mentor, Jakob Kellenberger, diplomate comme lui, à la tête du CICR, Peter Maurer a consacré quinze années au service de la diplomatie suisse. Il a notamment été en poste auprès de l’ONU à New York et a fini secrétaire d’État aux affaires étrangères à Berne.
Ce qui a forgé Peter Maurer comme diplomate – la défense de la diplomatie suisse et l’observation des opérations onusiennes – a son importance… Car en six ans de présidence du CICR, il a révolutionné l’organisation et fait doubler son budget de 1 milliard à 2 milliards de francs suisses (d’environ 900 millions à 1,8 milliard d’€), apparaissant parfois comme un défenseur de la Suisse et comme souhaitant bâtir une ONU bis .
Le Comité international de la Croix-Rouge n’est pas, dans le monde de l’humanitaire, une structure comme les autres. Ce n’est ni une organisation internationale telle que l’ONU et ses agences, ni une organisation non gouvernementale comme Médecins sans frontières et ses condisciples. C’est une entité internationale à part entière, souveraine bien que non étatique, avec un statut unique. Le CICR signe des traités avec des États. Il dispose d’un statut d’observateur à l’ONU.
Créée en 1863 à Genève, cette organisation est, selon ses statuts, impartiale, neutre et indépendante avec la mission strictement humanitaire de protéger la vie et la dignité des victimes de conflits armés et d’autres situations de violence, et de leur porter assistance. Elle a contribué à la rédaction des conventions de Genève de 1949 et de leurs protocoles additionnels de 1977, et la communauté internationale unanime lui a attribué, après la seconde guerre mondiale, un rôle de gardien du droit international humanitaire (DIH). Le CICR est ainsi reconnu officiellement par les États, il dialogue avec les États, et son financement est assuré par les États.
Le caractère universel de ses valeurs et de ses engagements – à l’origine en faveur des blessés sur le champ de bataille et des prisonniers de guerre, puis envers toutes les victimes des conflits armés – et ses devises Inter arma caritas (La charité au milieu des combats) et Per humanitatem ad pacem (Par l’humanité, vers la paix) – font du CICR un bien commun de l’humanité.
Dans les pays en guerre, le CICR a souvent un rôle central qui force l’admiration des autres humanitaires. Premiers arrivés, derniers repartis, ses délégués ont un accès privilégié aux champs de bataille et aux prisons. Ils sont reçus par les chefs d’État et les chefs de guerre, sur la base d’une relation de confiance et de confidentialité.
Autant dire que lorsqu’un respectable ancien délégué, Thierry Germond, retraité après trente-cinq ans de bons et loyaux services – du Biafra aux relations avec l’Union européenne, en passant par les conflits d’Afrique australe et d’ex-Yougoslavie – écrit une lettre à Peter Maurer pour s’inquiéter de la sauvegarde de la crédibilité et du respect des principes fondamentaux du CICR, estimant que le positionnement que vous revendiquez par rapport aux milieux économiques paraît contraire à ce que l’on est en droit d’attendre du CICR, l’attaque prend autant la tranquille Genève par surprise que si un tsunami avait submergé les rives du lac.
Thierry Germond s’interroge, dans son premier courrier du 28 août 2015, sur le fait que le président du CICR soit membre du board [conseil de fondation, la plus haute instance] du World Economic Forum (WEF : le Forum économique mondial, ou Forum de Davos ), ce qui lui semble stupéfiant, car cela cautionne la banalisation et l’affaiblissement des concepts de neutralité et d’impartialité qui sont les pierres angulaires de la spécificité du CICR.
Un mois plus tard, il écrit aux membres et membres honoraires de l’assemblée (ou comité) du CICR, la très discrète instance de gouvernance où siègent 15 à 25 citoyens suisses cooptés. Bon nombre des 1 000 membres du WEF représentent des forces économiques perçues, à tort ou à raison, comme responsables directement ou indirectement des souffrances des victimes des conflits que le CICR a pour mandat d’assister et de protéger, écrit-il. Je ne peux imaginer que ce soit en toute connaissance de cause que les membres de l’assemblée aient accepté que leur président soit dans le board d’une organisation qui inclut parmi ses membres les principales industries d’armement de la planète.
M. Germond pointe deux conséquences possibles à cette double casquette de Peter Maurer : On peut se demander si le président du CICR serait en mesure de prendre le leadership d’une campagne, voire d’y participer, visant à l’interdiction de certaines armes développées par un membre de son organisation ; et le fait qu’un tel engagement peut non seulement nuire gravement à la crédibilité de l’institution, mais également mettre en danger l’intégrité physique de ses délégués sur le terrain. M. Maurer lui répond que [sa] participation au Conseil de fondation du WEF s’inscrit dans le cadre d’une stratégie de diversification des contacts du CICR et d’élargissement du champ de sa diplomatie humanitaire.
Au CICR, on espère alors que la passe d’armes avec Thierry Germond en reste là. Mais l’ancien délégué est en colère, il a du temps libre et commence à enquêter. Dans son appartement bruxellois transformé en capharnaüm regroupant toute la documentation qu’il a pu trouver sur le CICR et le WEF, ainsi que sur les entreprises privées liées à l’un ou à l’autre, et parfois aux deux, M. Germond raconte comment cette histoire est devenue le centre de sa vie.
Ce fut au hasard d’un entretien que Peter Maurer a accordé à La Tribune de Genève en 2015. J’ai acheté le journal dans une gare. Le titre de l’interview était Le CICR, poisson pilote des firmes dans les zones en crise. M. Maurer y raconte qu’il a rencontré à Davos les clients d’une banque suisse afin de leur livrer des explications utiles pour comprendre dans quel climat d’investissement et dans quel type de marché se situe tel ou tel autre pays et que le CICR collabore par ailleurs avec une quinzaine d’entreprises.
C’est hallucinant ! Le président du CICR siège au WEF non seulement avec toutes les industries d’armement de la planète, mais aussi, par exemple, avec Textron Defense Systems, producteur de bombes à fragmentation CBU-105 et BLU-108, interdites par la Convention de Dublin sur les armes à sous-munitions et actuellement utilisées par l’Arabie saoudite au Yémen, s’indigne M. Germond.
Ce n’est pas uniquement la présence de Peter Maurer dans les instances dirigeantes du Forum économique mondial qui surprend. Pour Thierry Germond, M. Maurer a contaminé le CICR lui-même, soit en faisant entrer des dirigeants d’entreprises controversées à l’assemblée, soit en nouant des partenariats à risque.
Le CICR avait un partenariat avec Holcim au moment de sa fusion avec Lafarge, donc au moment où Lafarge finançait l’organisation État islamique [EI] en Syrie. Or, dans le cadre de leurs missions, des délégués du CICR dialoguaient avec l’ÉI, ce qui est normal. Mais là, on est en pleine confusion. Le partenariat est rompu après la révélation de l’affaire syrienne… Mais dans le même temps, Davos produit un rapport intitulé Trois façons de vaincre l’ÉI, loin de la neutralité revendiquée par le CICR. Selon M. Germond, il s’agit là de la première fois dans l’histoire du CICR, que l’idée de bombarder un belligérant, quelle que soit sa nature, soit cautionnée par l’autorité de son président.
Le mélange des genres est varié… Au Nigeria, à l’occasion d’une visite après la libération de lycéennes enlevées par Boko Haram, M. Maurer signe un partenariat avec Lafarge Africa afin de renforcer la position de Lafarge sur le marché du ciment dans le nord-est du Nigeria. Au Rwanda, où le président Paul Kagamé refuse de le recevoir comme président du CICR, il le rencontre avec sa casquette du Forum économique mondial lors d’une réunion du WEF Afrique, et tous deux parlent… du CICR. Aux Émirats arabes unis, principal membre de la coalition en guerre au Yémen avec l’Arabie saoudite et par ailleurs fidèle partenaire du Forum économique mondial, il salue, lors d’un discours au WEF Dubaï, le soutien des Émirats arabes unis aux activités du CICR dans le monde et surtout au Yémen. À Genève, certains s’étranglent, et redoutent d’éventuelles représailles contre les équipes présentes au Yémen.
Lors des commémorations de la victoire chinoise contre le Japon en 2015, Peter Maurer est à Pékin. D’un côté, il signe un partenariat avec l’agence de presse Xinhua (Chine nouvelle), louant la couverture objective et rapide concernant les crises humanitaires internationales de Xinhua, pourtant organe de communication officiel du Parti communiste chinois. De l’autre, il s’émerveille du projet de Nouvelle route de la soie, notant que le CICR est présent dans une quarantaine de pays impliqués, sans que nul ne comprenne en quoi la Croix-Rouge est concernée. À moins qu’à ce moment précis, il parle au nom du WEF et du commerce international.
Et dans ce pays où le CICR n’a pas accès aux détenus ouïgours, tibétains ou dissidents politiques, M. Maurer assiste au défilé militaire chinois célébrant la victoire de 1945. On ignore ce qu’ont pensé les Japonais de la neutralité du président du CICR mais, au sein de l’organisation, le fait qu’il célèbre une victoire militaire aux côtés de généraux d’une dictature a provoqué l’indignation.
À la suite des alertes de Thierry Germond, trois membres honoraires de l’Assemblée du CICR relaient ces interrogations. Cornelio Sommaruga, le très respecté ex-président du CICR, fait savoir lors d’une réunion qu’un président du CICR ne peut être que président du CICR et que lui avait en son temps toujours refusé de participer aux instances d’autres organisations et avait même démissionné de la présidence d’une fondation familiale. Les alliés de M. Maurer à l’assemblée fusillent M. Sommaruga du regard.
Puis, le 1° décembre 2016, vingt-cinq anciens camarades de Thierry Germond, dont un ex-directeur général, trois ex-directeurs des opérations et d’éminents délégués, envoient à leur tour une lettre à Peter Maurer. Les Vingt-Cinq, comme on les appelle désormais à Genève, font part de leur vive préoccupation et rappellent que l’un des sept principes fondamentaux du CICR stipule qu’il s’abstient de prendre part aux hostilités et, en tout temps, aux controverses d’ordre politique, racial, religieux et idéologique. Conformément à ce principe, écrivent-ils, le président du CICR n’a pas sa place dans le Conseil de fondation du WEF.
Les Vingt-Cinq sont conviés à une réunion avec la direction du CICR, sans Peter Maurer. On leur assure qu’ils seront consultés avant le renouvellement du mandat de M. Maurer au Forum économique mondial. Mandat finalement renouvelé entre-temps, en juin 2017, lors d’une séance à huis clos… Son premier mandat avait déjà été gardé secret un an, entre novembre 2014 et novembre 2015, puis entériné avec effet rétroactif par l’assemblée.
Maurer a tenté de dissimuler au CICR son rôle au WEF, constate l’ex-délégué Nicolas Borsinger. La manière de faire était trop peu orthodoxe pour être neutre. Les agendas cachés sont trop rarement innocents pour ne pas en être profondément alarmé. Le CICR est devenu une sorte d’agent opérationnel du WEF et des entreprises partenaires, dénonce André Pasquier, un ex-directeur des opérations qui coordonne l’action des Vingt-Cinq. Avec les interventions de Cornelio Sommaruga et des Vingt-Cinq, le CICR comprend que la contestation ne repose plus sur le seul Germond. Même de la manière feutrée qui sied aux débats en Suisse, le sujet se répand en coulisses à Genève.
Lorsque la direction du CICR consulte en 2017 ses chefs de délégation sur l’appartenance de M. Maurer au Forum économique mondial, les réactions sont, selon un document interne, très claires : 14 délégués sur 15 critiquent le choix de leur président. Son adhésion au WEF n’est pas compatible avec sa fonction de président du CICR ; la participation du président au WEF ne va amener aucun bénéfice aux victimes des conflits ; les risques, désavantages et critiques sont plus importants que les bénéfices ; cela compromet la crédibilité et la réputation du CICR. Les délégués reviennent sur les valeurs et les principes du CICR, ainsi que sur le risque pour la sécurité sur le terrain. Même si aucun incident dû aux liens avec le WEF ou avec une entreprise n’a été identifié, rien n’indique que ce ne sera pas un problème plus tard, note un délégué. D’où notre recommandation : mieux vaut prévenir que guérir. Peter Maurer ne tient pas compte de l’avis des délégués et poursuit l’aventure.
En Suisse, le public a longtemps été épargné par ces polémiques. Ce n’est qu’en 2018, lorsqu’un journaliste du Temps s’en empare, que le sujet arrive sur la place publique. Les liaisons dangereuses du CICR, titre le journal genevois en mai, relatant, sous la plume experte de Stéphane Bussard, dans la chronique Genève Internationale, les interrogations de Thierry Germond et des Vingt-Cinq.
Mais, même à ce moment-là, l’absence de réactions est étonnante. Aucun politique ne s’émeut. Aucun autre média n’enquête. Et les membres de l’assemblée du CICR restent muets, faisant bloc derrière Peter Maurer. Assister à un défilé militaire en Chine, contre le Japon, c’est problématique tout de même… , s’étonne le plus haut gradé des Vingt-Cinq, l’ex-directeur général Paul Grossrieder. Ces articles ont suscité un silence poli. Les gens n’ont pas pris la mesure de ce que cela signifie, pense l’ex-déléguée Marguerite Contat. Le CICR est un sujet tabou en Suisse, un mythe. D’où l’omerta, explique l’ex-délégué Serge Nessi.
L’autre raison, selon des délégués actuels du CICR s’exprimant sous le couvert de l’anonymat, est que le débat de fond se double d’une violente crise managériale. D’où, là aussi, une tendance à l’omerta. Peter Maurer a un ego démesuré et il est très autoritaire. Le management est si brutal qu’il n’est pas rare de voir des gens sortir de réunion en pleurant, ce qui est tout de même étonnant pour une organisation dite “humanitaire”, non ?, s’interroge S. au siège genevois.
Auparavant, la colonne vertébrale du CICR était sa direction des opérations. Maintenant, les gars de terrain sont devenus des exécutants, raconte K., chef de délégation dans un pays en guerre. Le CICR est désormais dirigé par une oligarchie bardée de diplômes et largement achetée à l’extérieur, avec des gars très forts pour concevoir un PowerPoint mais qui n’ont jamais serré la main d’un criminel de guerre ni négocié sous les bombes, et chez lesquels on ne sent plus la fibre CICR. K. ajoute une anecdote révélatrice : Lors d’une réunion à Genève, de nombreux chefs de délégation ont exprimé un problème de confiance vis-à-vis du siège. Sauf qu’on s’est rendu compte que le problème était pire dans l’autre sens : c’est le siège qui n’avait plus confiance en nous !
Pour le directeur général du CICR, Yves Daccord, les périodes de grands doutes sont normales quand on explore de nouvelles voies. Tout ce qui est lié au secteur privé est perçu comme compliqué. Mais s’ils nous font confiance pour gérer des relations avec les talibans ou le gouvernement Trump, ils devraient aussi nous faire confiance pour gérer des relations avec le secteur privé. Nous nous sommes positionnés pour influencer l’agenda de Davos, et nous demandons à être jugés selon les résultats.
Le directeur des opérations, Dominik Stillhart, reprend l’argumentaire d’Yves Daccord, avec une pointe d’inquiétude. Nous évaluons les risques. Avec Lafarge Holcim, nous avons mis fin au partenariat le jour où nous avons appris ce qui s’était passé en Syrie. Nous sommes en contact avec 380 groupes armés non gouvernementaux sur la planète, dont certains sont labellisés terroristes. Ce ne sont pas toujours des relations confortables, mais nous avons confiance dans le fait de réussir à gérer des relations complexes. Cela dit, M. Stillhart admet que les équipes des opérations sont par nature très critiques des partenariats à risque et comprend que certains trouvent qu’on dépasse les limites.
Pour les contestataires, c’est l’impasse. La réaction de la gouvernance du CICR à nos interpellations est inadmissible, dénonce Marguerite Contat. Le CICR s’est rangé du côté des puissants, de ceux qui détiennent la puissance de feu et la puissance économique. Maurer est un apprenti sorcier. Un jour, ça va leur péter à la gueule. C’est inévitable. Il y a trop de dérives… Avec Maurer, c’est comme si l’Église avait abandonné les Dix Commandements. La rupture est fondamentale, constate Serge Nessi. Il ne s’agit nullement d’un combat entre anciens et modernes, mais d’un affrontement entre des illusionnistes, eux, et des réalistes, nous, pense Nicolas Borsinger. Là où cette histoire m’affole, c’est qu’on risque de passer d’un CICR sacralisé et intouchable à un CICR traîné dans la boue. Je suis trop conscient à quel point les États les plus malveillants ont intérêt à un CICR critiquable et insignifiant.
Et le constat est identique en interne. La direction a cassé la fronde, viré des vieux et mis tout le monde au pas. Le CICR est une organisation tellement fantastique qu’on a peur de le casser : cela a largement contribué à tuer la contestation interne, témoigne T., chef de délégation. Il y a un faux débat, organisé par la direction, entre anciens et modernes, alors que du point de vue de la victime, de la souffrance et de la guerre, le monde n’a pas changé, conclut G., posté en Europe.
Tous se demandent ce qui fait courir Peter Maurer (qui n’a pas donné suite à nos demandes d’entretien) et pourquoi il s’entête à prêter le flanc aux critiques. Berne a remplacé Genève aux commandes du CICR, pense un délégué. Maurer joue un rôle politique. L’argent privé représentant moins de 5 % du budget du CICR, la vraie raison des actions de Maurer est de promouvoir les intérêts de la Suisse et de l’économie suisse, et une idéologie ultralibérale qui souhaite l’influence du milieu économique sur la décision politique, dénonce Thierry Germond. C’est une dérive très grave. Une trahison.
Ex-président de Médecins sans frontières et directeur de recherches à la Fondation MSF, Rony Brauman est depuis quatre décennies un fin observateur de l’humanitaire. Il pense que le CICR fait face à une dérive très singulière dans le monde de l’humanitaire. Le plus problématique est l’opacité sur les engagements du président et l’absence de dialogue interne. On a l’impression que Maurer a affaibli les missions historiques du CICR au profit de projets dont on distingue mal la logique, analyse M. Brauman. Germond et les Vingt-Cinq sont dans une tentative désespérée de sauvetage du CICR.
À Genève, le temps du silence est peut-être révolu. Dans son livre, paru en octobre, Une certaine idée de la justice (Favre), le juriste suisse Dick Marty vient à la rescousse des contestataires, disant regretter que le président du CICR ait accepté de faire partie du conseil d’administration du Forum de Davos et s’affirmant perplexe aussi au sujet de certains partenariats conclus avec des multinationales. Il appelle la Suisse à prendre une initiative politique. Une question au gouvernement sur la crise que traverse le CICR sera déposée au Parlement fédéral en décembre. Des députés veulent ouvrir le débat.
Pour Thierry Germond, le lanceur d’alerte pionnier de la contestation, même un improbable changement de président ne résoudrait pas entièrement le problème. Il faut un geste radical : toute l’assemblée doit démissionner. Il faut une structure intérimaire composée de délégués, d’anciens délégués et de personnalités réellement indépendantes, qui ouvrirait le débat et choisirait une nouvelle gouvernance pour le CICR. La Suisse a son mot à dire et doit se réveiller, pense Marguerite Contat. Au CICR, [2] vous savez, nous sommes un peu des missionnaires. Nous allons continuer à nous battre pour le sauver. Il est hors de question de laisser passer cette histoire.
Rémi Ourdan, envoyé spécial du Monde à Genève et Bruxelles. Le Monde du 2 décembre 2018
1 12 2018
Flambée de violence à Paris et en province, surtout au Puy en Velay. L’intérieur de l’Arc de Triomphe est tagué, les portraits de Jeanne d’Arc, de Napoléon et quelques autres sont lacérés. C’est J’irai cracher sur vos tombes de Boris Vian, sous le pseudonyme de Vernon Sullivan, aux éditions du Scorpion en 1946, dont Michel Gast avait fait un film en 1959. Nombreuses sont les voitures incendiées. Les gilets jaunes, mouvement remarquable par sa diversité, qui tient à ne pas se structurer, né de la facilité qu’il y a aujourd’hui à mobiliser du monde uniquement par le biais des réseaux sociaux, s’est laissé infiltrer par les casseurs et les voyous. Les images font le tour du monde et les réservations de tourisme font de la chute libre. Qui sont-ils ? Pourquoi ce succès, au moins en résonance médiatique car sur le terrain, on comptera au plus fort de la mobilisation 282 000 personnes au total, chiffre qui ira décroissant au fur et à mesure des manifestations, ce qui n’est tout de même pas un raz de marée dans un pays de 70 millions d’habitants. [chiffre qu’il faut mettre en balance avec les 1.16 millions de signataires de la pétition lancée par la Martiniquaise à la langue bien pendue, Priscillia Ludosky, initiatrice de la pétition contre la hausse des taxes sur les carburants]. Et si l’on accepte de prendre comme indicateur valable les cagnottes récoltées de part et d’autre, les plus nombreux sont très loin d’être les gilets jaunes qui, pour Christophe Dettinger, le boxeur (… de gendarmes) se montent à 120 000 € en 24 heures, et, pour les policiers blessés à plus d’un million en 48 h ! y’a pas photo !
L’affaire est insaisissable : une très grande diversité tant dans sa composition que dans ses revendications, diversité professionnelle mais non ethnique : ce sont tous des français de souche, blancs de chez blanc … les quelques Noirs qu’on peut apercevoir sont des Antillais, qui ont eu quelques générations pour se sentir bien assimilés ; pour presque tous, un point commun : fans de Johnny. Sont là encore les inévitables opportunistes, sans pudeur aucune – on verra des gilets jaunes dans des Porsche Cayenne ! et dans des voitures pour lesquelles ce n’était qu’un badge pour circuler plus facilement ; il ne faudrait pas prendre les canards sauvages pour des enfants du Bon Dieu, avait dit de Gaulle, en son temps. Au départ, une opposition frontale à l’augmentation des taxes sur les carburants, de la part de tous ceux qui ont le sentiment d’une corde qui se serre inexorablement autour du cou, de tous ceux qui n’ont pas d’autre alternative que de prendre leur voiture pour aller au boulot puisque là où ils sont il n’y a pas de transports en commun. Indicateur intéressant : au fil des semaines, il s’avérera que la carte des plus fortes mobilisations sera aussi celle des déserts médicaux. Jamais l’étymologie du mot province n’aura été aussi éclatante : Pro vinci : pour les vaincus.
Mais le mouvement se diversifiera très vite, sans craindre les contradictions ni le flirt aigu avec l’utopie : le salaire minimum à 4 000 € et la suppression de l’impôt[3]. C’est souvent le pourquoi pas n’importe quoi ? La revendication démocratique traditionnelle est quasi nulle ; on entend parler de référendum, mais quelles pourraient être les questions posées ?
Il est certain que Macron est parvenu, avec ses petites phrases qui sont autant de gaffes majeures révélatrices de sa morgue d’énarque, à cristalliser beaucoup de haine et que cela pèse dans la balance. Il est certain aussi que les gens qui se sont jusqu’à présent laissé presser le citron en ont assez et aujourd’hui le font savoir, et veulent être entendus, de la même manière que se font entendre les lobbys représentant des puissants. Quand on n’a point de ronds, il faut avoir des ronds-points. Mais il va falloir que d’une façon ou d’une autre, les politiques apprennent à appréhender ce genre de contestation, car si elle n’en est qu’à ses débuts, avec d’autres comme Occupy Wall Street, Nuit debout, ne pourra que se développer : enfants des réseaux sociaux, ces derniers ne vont que se développer et donc vont avoir de plus en plus d’enfants. Il y a quarante ans que les politiques s’éloignent du quotidien des français : on a eu Giscard qui ne connaissait pas le prix du ticket de métro, Sarkozy qui ignorait tout du Bon Coin, Hollande qui payait son coiffeur comme un cadre supérieur, pour lui arranger les trois poils qu’il avait sur le caillou etc … Le politique s’est construit sur le système de la représentation et là il faut discuter avec des gens que ne veulent pas du système représentatif. C’est la quadrature du cercle ! Une équation avec du jamais vu comme nombre d’inconnus ! Où est le magicien qui va savoir démêler le vrai du faux, l’ivraie du bon grain, la vraie colère née de ce sentiment de n’être plus qu’un esclave qui trime pour peanuts, du râleur professionnel toujours partant dès qu’il s’agit de gueuler, d’être contre tout ce qui est pour et pour tout ce qui est contre voire de casser et piller pour le seul plaisir de la destruction et du vol [le coût de la casse, perte de chiffre d’affaire etc sera estimé à près d’un milliard d’€].
Les gens en ont marre d’être pris pour des cons, et ce ne sont pas les cadeaux de Noël annoncés le 10 décembre qui vont changer le fond de l’affaire. La grande concertation ? Peut-être si elle est bien menée et sans arrière-pensée ni petit calcul politichien.
De toutes façons, la très réelle inquiétude tient dans le constat des sondages sur la question qui révèlent que la majorité des Français soutient les Gilets Jaunes, que plus de la moitié des sondés estiment qu’il ne sert à rien d’aller voter, que les journalistes sont tous suspects [de quoi, on ne sait pas très bien…], que la violence est justifiée dans ce genre de situation etc… autant de révélateurs d’une explosion en plein vol de la citoyenneté, du droit qui ne peut être dissocié du devoir ; on est assez souvent très près du degré d’intelligence zéro, mais les torrents de démagogie dans lesquels nous baignons nous empêchent de le dire. Les agressions de pompiers grimpent en flèche, révélatrices d’une montée en puissance de la barbarie la plus primaire. Là est la gravité de la situation. Et il va bien se trouver un jour un politique ou un autre pour tenter de récupérer le mouvement et à ce petit jeu cynique des factieux, les gens d’extrême droite savent mieux faire que tout autre. La volonté de coup d’État n’est pas loin et la démocratie s’éloignera.
Les rédacteurs de la revue des anciens de l’ENA sortiront un numéro consacré à la gestion de crise le 16 décembre : ils parlent de mise en question radicale et instinctive du leadership, … implosion accélérée des repaires consensuels, … mise en cause pavlovienne et radicale de la rationalité comme de la notion même de vérité, … univers médiatique pulvérulent, … passage fulgurent du registre de l’accident à celui d’engloutissement.
Les remèdes ? Correction rapide des erreurs, … changement de carte mentale si nécessaire, … alliage de logiques nouvelles et de moyens plus conventionnels, … repérage immédiat des initiatives émergentes tant de la part des organisations en charge que des acteurs les plus divers comme des citoyens…
On pourrait encore ajouter comme remède qu’il suffirait d’être moins intelligent, puisque, selon le député Gilles Legendre, ce gouvernement a été trop subtil, trop intelligent.
Ou encore, comme remède, si on proposait tout simplement la suppression de l’ENA ? Comme ça, il n’y aurait plus personne pour être trop intelligent.
Début 2019, Emmanuel Macron mettra en route un grand débat national, avec comme support d’expression des cahiers de doléances recueillis dans les mairies : 19 989 communes où seront rédigées 464 748 pages, pour lesquelles il demandera qu’elles soient libre d’accès pour qui le veut : non point, que diantre ! il n’en sera pas ainsi et les documents resteront enfermés dans les conseils départementaux, accessibles aux seuls chercheurs !
[…] Depuis le début, pour qui l’a observé de près de rondpoint en rondpoint, le mouvement des gilets jaunes, en partie, mais en partie seulement, spontané, non pas apolitique (ce qui ne veut rien dire), mais expression des colères et aspirations ambivalentes du pays profond, amplifié par les extrêmes droites puis, rapidement, grossi par l’extrême gauche, portait à la fois le pire et le meilleur, le rouge et le noir, une générosité ouverte et des rancœurs fermées, un besoin de communion et la haine assassine du hors communion, le sublime et l’abject, comme l’a exprimé Christiane Taubira, ou plutôt le poignant et le poisseux, le vécu et le fantasmé. (Macron, rageusement exécré, étant trop fréquemment rhabillé, non seulement en agent des riches, mais aussi en homosexuel, en juif et en franc-maçon !) […]
Jean François Kahn. Le Monde du 4 01 2018
L’intimidation, la menace et la violence sont les armes de toutes les dictatures, qu’elles soient étatiques, populaires ou, comme jadis, prolétariennes. Il est pour le moins troublant, pour ne pas dire révoltant, qu’il faille rappeler de telles évidences en 2019 dans un pays qui, jusqu’à nouvel ordre, est une démocratie. Que l’on sache, en effet, et quels que soient les arguments spécieux qui voudraient justifier le contraire, la France est bien une démocratie. Chacun y est libre d’élire ses représentants – à l’Elysée ou au Parlement, dans sa ville ou sa région -, de s’exprimer, de débattre, de défendre ses idées, de lire ou d’écouter les médias de son choix, de manifester ou de faire grève s’il le juge nécessaire. Or le mouvement social qui ébranle le pays depuis bientôt deux mois s’est laissé peu à peu gagner par une vindicte inacceptable, qu’il convient de dénoncer. Qu’elle soit le fait de gilets jaunes radicalisés ou de groupuscules d’ultradroite ou d’extrême gauche qui profitent de l’occasion pour exprimer leur haine de l’État, du pouvoir et de la loi républicaine, la démonstration de cette agressivité est désormais quotidienne. Cette virulence peut être aggravée, mais non justifiée, par des violences policières tout aussi intolérables. C’est un déferlement d’attaques et d’injures visant tout ce qui ressemble à une institution. Le président de la République, bien sûr, qui est l’objet de tous les ressentiments. Par extension, les ministres et les parlementaires de la majorité. Sans même parler des journalistes, aimablement traités de collabos, empêchés de faire leur travail, voire molestés, dès qu’ils s’avisent d’émettre la moindre réserve sur un mouvement dont ils ont pourtant rendu compte de façon aussi exhaustive que possible. Pour s’en tenir aux élus, une cinquantaine de députés ont ainsi été victimes, ces dernières semaines, d’agressions non seulement verbales, mais physiques ou matérielles contre eux-mêmes, leur famille, leur domicile, leur véhicule ou leur permanence. Toujours dans les mêmes termes, dont beaucoup devraient tomber sous le coup de la loi, puisque, en plus d’être orduriers, ils sont très souvent xénophobes, antisémites ou sexistes. Et fréquemment assortis de menaces de mort : On va te pendre, te décapiter, te mettre une balle dans la tête. Cette tentation du lynchage est d’autant plus odieuse qu’elle s’exprime dans le lâche confort de l’anonymat. À commencer par celui que garantissent les réseaux sociaux. Que ceux-ci soient un formidable espace de liberté d’expression et de communication, fort bien, et il n’y a pas de raison de le déplorer. Qu’ils soient devenus un outil de mobilisation sociale instantanée et directe, les gilets jaunes ne sont pas les premiers à en faire la démonstration, et l’on sait que Facebook a joué un rôle essentiel dans l’extension du mouvement. Mais qu’ils contribuent à faire circuler en toute impunité les haines de la pire espèce, qu’ils se transforment en pilori permanent est tout simplement inacceptable. D’autant que leurs responsables ne semblent guère s’en émouvoir et que leurs systèmes de modération censés servir de garde-fous sont à l’évidence inopérants, dépassés, voire complaisants. La liberté de pensée et d’expression est une condition élémentaire de la démocratie. Elle peut en devenir l’ennemie lorsque, loin de débattre, de critiquer, de contester ou de blâmer, elle agresse, violente et se laisse gangrener par la bêtise la plus hargneuse. Personne ne devrait l’oublier.
Éditorial du Monde du 11 01 2019
C’est une révolte de notre temps. Ce n’est pas une simple protestation contre la pauvreté ou la dureté des conditions d’existence, c’est une protestation contre l’imposture d’une société où le discours moral est omniprésent mais qui ne révère que l’argent, la réussite, la compétition, organisés par des pouvoirs dont les grands mots ne dissimulent plus leur incapacité d’agir sur les choses.
De là d’ailleurs le complotisme, y compris le plus abject, parce qu’il faut bien trouver une raison à ce qui n’en a pas. C’est un sentiment de dépossession qui atteint d’abord les plus vulnérables, mais qui au fond nous concerne tous. Ce qui compte à nos yeux, la gratuité, la générosité, est pratiquement dévalorisé par les puissances établies de ce temps.
On ne s’en tirera pas simplement en distribuant un argent que collectivement nous n’avons plus.
François Sureau, avocat. Le Monde du 5 02 2019
Je reste sidéré par la phrase de Stanislas Nordey sur les Gilets Jaunes qui n’ont hélas manifesté aucune revendication culturelle ! Derrière les cris et la colère, n’y a-t-il pas l’expression d’une quête désespérée de sens ? Ce n’est pas ça, l’aspiration à la culture ? Ou la culture est-elle réductible aux produits, expressions, initiatives des acteurs dits culturels, répertoriés par les revues spécialisées et validés par les chroniqueurs du bon goût ? Il y a mille manières de faire culture, de faire sens, pourrions-nous arrêter d’en faire une chose artistique à part, productrice de frustration et d’exclusion ?
G Daveau. Nantes Courrier des lecteurs Télérama 3604 du 6 02 2019
J’ai aimé le combat politique que j’ai mené avec passion, mais aujourd’hui l’envie me quitte tandis que le contexte change. L’esprit public est devenu délétère, le discrédit est jeté sur les hommes et les femmes politiques, réputés tous pourris, avec un rejet des élites dont le pays a pourtant besoin. Je suis affecté par les mensonges et les haines que véhiculent les réseaux sociaux. L’esprit public est devenu lourd à porter. Je souhaite continuer à servir la République dans un environnement plus serein.
Alain Juppé, lors de ses adieux à Bordeaux, le 14 février 2019
Les réseaux sociaux ont généré une invasion d’imbéciles qui donnent le droit de parler à des légions d’idiots qui auparavant ne parlaient qu’au bar après un verre de vin, sans nuire à la communauté et ont maintenant le même droit de parler qu’un Prix Nobel : c’est l’invasion des imbéciles. […] Le drame d’Internet est qu’il a promu le fou du peuple au niveau de porteur de la vérité.
Umberto Eco
L’État ne discute jamais. Le corps social se tait ; et quand il ne va pas bien il s’agite. Le corps social dépourvu de langage est miné par le silence, il marmonne et gémit mais jamais il ne parle, il souffre, il se déchire, il va manifester sa douleur par la violence, il explose, il casse les vitres et de la vaisselle, puis retourne à un silence gêné.
Celui qui fut élu dit sa satisfaction d’avoir obtenu tous les pouvoirs. Il allait pouvoir gouverner, dit-il, enfin gouverner, sans perdre de temps à discuter. Aussitôt on répondit que ce serait grève générale, le pays paralysé, les gens dans la rue. Enfin. Le peuple, qui en a assez de l’ennui, des ennuis et du travail, se mobilise. Nous allons au théâtre.
Quand on voit les Anglo-Saxons protester, cela prête à sourire. Ils viennent un par un avec des pancartes en carton, des pancartes individuelles qu’ils tiennent par le manche, avec un texte qu’ils ont écrit et qu’il faut lire pour comprendre. Ils défilent, les Anglo-Saxons, et ils montrent aux cameras de la télé leur pancarte rédigées avec du soin et de l’humour. Ils sont encadrés de policiers débonnaires en tenue habituelle. On pourrait croire que leur police ne dispose pas de boucliers, de jambières, de longues matraques et de camions à lance à eau pour dégager la rue. Leurs manifestations dégagent de la bienséance et de l’ennui. Nous avons les plus belles manifestations du monde, elles sont un débordement, une joie.
Nous descendons dans la rue. Les gens à la rue, c’est la réalité de tous les jours ; les gens dans la rue, c’est le rêve qui nous unit, le rêve français des émotions populaires. Je descendis dans la rue avec des chaussures qui courent vite et un tee-shirt serré qui ne laisse pas prise à qui voulait m’attraper. Je ne connaissais personne, je rejoignais les rangs, je me plaçais derrière la banderole et repris en chœur les slogans. Car nous portons à plusieurs de grandes banderoles avec des phrases brèves en grosses lettres, avec de gros trous pour diminuer la prise au vent. Il faut être plusieurs à les porter ces paroles de plusieurs mètres, et elles ondulent, elles sont difficiles à lire ; mais il n’est pas besoin de les lire, il faut qu’elles soient grandes, et rouges, et ce qui est écrit dessus nous le crions ensemble. Quand on manifeste, on crie et on court. Oh ! joie de la guerre civile ! Les hoplites de la police barrent les rues, rangés derrière leur cnémide, leur casque, la visière rabattue qui les rend identiques ; ils battent leur bouclier de leur matraque et cela provoque un roulement continu, et bien sût cela tourna mal. Nous étions venus pour ça.
La caillasse vola, un jet de grenades y répondit ? Un nuage s’éleva et se répandit dans la rue. Tant mieux, nous combattons à l’ombre ! rirent ceux d’entre nous qui étaient venus casqués, cagoulés, armés de barres et de frondes, et ils commencèrent à descendre les vitrines. Notre gorge brûlait, de gaz et de cris sous le vol de boulons lancés à la fronde, des vitrines tombaient en chute cristalline, dans un miroitement d’éclats.
Les policiers harnachés d’armes anciennes avancèrent dans la rue, manœuvrant avec un ordre de légion, la caillasse grêlant sur les boucliers de polycarbonate ; des salves de grenade explosaient avec un bruit cotonneux et chargeaient l’air de gaz urticants, des brigades de voltigeurs en civil fonçaient dans le tas, coxaient quelques agités et les ramenaient derrière le mur des boucliers qui avançait dans le roulement implacable des matraques. Quel bruit ! La banderole tomba, je la ramassai, la relevai, la tint au-dessus de moi avec un autre et nous fûmes en tête de cortège, puis nous la lançâmes et courûmes. Oh ! joie de la guerre civile ! joie du théâtre. Nous courûmes à côté des vitrines qui s’effondraient à mesure de notre passage, nous courûmes le long de magasins éventrés où des jeunes gens masqués d’une écharpe se servaient comme dans leur cave, avant de fuir eux aussi, devant d’autres jeunes gens à la mâchoire volontaire. Et ceux-ci couraient plus vite, ils portaient des brassards orange et quand ils avaient plaqué au sol un jeune homme masqué ils sortaient de leurs poches des menottes Moi, je courais, j’étais venu pour cela, une manif sans course éperdue est une manif ratée, je m’échappais par les rues de traverse.
Le ciel virait au rose, le soir tombait, un vent froid balaya les effluves de gaz. La sueur coulait le long de mon dos et ma gorge me faisait mal. Dans le quartier où avait eu lieu le cortège, des voitures roulaient au pas, occupées de quatre hommes à la mâchoire volontaire, chacun regardant par une fenêtre différente ; ils roulaient sur des débris de verre. Il flottait là une odeur de brûlé, traînaient à terre des vêtements, des chaussures, un casque de moto, des tâches de sang.
Moi, j’avais mal, affreusement mal.
Le gouvernement qui s’était trop avancé recula ; il neutralisa les mesures prises dans la précipitation par des contre mesures prises dans l’affolement. L’ensemble s’équilibra comme à l’habitude : le compromis que l’on ne discute pas fut inefficace, et encombrant. Le génie français construit ses lois comme il construit ses villes : les avenues du code Napoléon en constituent le centre, admirable, et autour s’étendent des bâtisses au hasard, mal faites et provisoires, reliées d’un labyrinthe de ronds-points et de contresens inextricables. On improvise, on suit plus le rapport de force que la règle, le désordre croît par accumulation des cas particuliers. On garde tout ; car ce serait provocant que d’appliquer, et perdre la face que de retirer. Alors on garde.
Oh comme j’ai mal !
[…] Ô douce France ! Mon cher pays de fraîcheur et d’enfance ! Ma douce France si calme et si policée… passe encore une voiture au ralenti chargée de jeunes gens athlétiques… dans l’aquarium de la nuit elle nage sans aucun bruit jusqu’à moi, me regarde, puis repart. Les nuits d’été sont lourdes et dangereuses et les rues du centre sont quadrillées, toute la nuit, ils circulent : la présence policière affichée permet la pacification. Oui, la pacification ! Nous pratiquons la pacification au cœur même des villes de France, au cœur même de l’autorité, car l’ennemi est partout. Nous ne connaissons pas d’adversaire, juste l’ennemi, nous ne voulons pas d’adversité qui engendrerait des paroles sans fin, mais de l’inimitié, car celle-ci nous savons la traiter par la force. Avec l’ennemi on ne parle pas. On le combat ; on le tue, il nous tue. Nous ne voulons pas parler, nous voulons en découdre. Au pays de la douceur de vivre et de la conversation comme l’un des beaux-arts, nous ne voulons plus vivre ensemble.
[…] Je pense à la France ; mais qui peut dire sans rire, qui peut dire sans faire rire, qu’il pense à la France ? Sinon les grands hommes et seulement dans leurs mémoires.. Qui, sinon de Gaulle, peut dire sans rire qu’il pense à la France ? Moi j’ai juste mal et je dois parler en marchant jusqu’à ce que j’atteigne la pharmacie de nuit qui me sauvera. Alors je parle de la France comme de Gaulle en parlait, en mélangeant les personnes , en mélangeant les temps, confusant la grammaire pour brouiller les pistes. De Gaulle est le plus grand menteur de tous les temps, mais menteur il l’était comme mentent les romanciers. Il construisit, par la force de son verbe, pièce à pièce, tout ce dont nous avions besoin pour habiter le XX° siècle. Il nous donna, parce qu’il les inventa, les raisons de vivre ensemble et d’être fier de nous. Et nous vivons dans les ruines de ce qu’il construisit, dans les pages déchirées de ce roman qu’il écrivit, que nous prîmes pour une encyclopédie, que nous prîmes pour l’image claire de la réalité alors qu’il ne s’agissait que d’une invention ; une invention en laquelle il était doux de croire.
Chez soi est la pratique du langage. La France est le culte du livre. Nous vécûmes entre les pages des Mémoires du Général, dans un décor de papier qu’il écrivit de sa main. […]
Alexis Jenni. L’art français de la guerre. Gallimard 2011
Dans le midi, une formule très concise reprend tout cela : ils s’la jouent, ils s’la pètent.
Ces gilets jaunes étaleront leur absence de flair politique en s’en prenant à Alain Finkielkraut le 16 février, comme s’ils n’avaient pas réalisé que cela allait déclencher contre eux une bronca. On entendra des finalement, cette histoire, c’est le match de l’intelligence artificielle contre la connerie naturelle !
Ils se trouveront un avocat en la personne de Juan Branco, qui voudra nous faire prendre les canards sauvages pour des enfants du Bon Dieu, se posant en révolutionnaire christique – venez à moi, vous tous, les damnés de la terre et je vous montrerai la voie du bonheur – Il n’aura de cesse de dénoncer les castes qui nous dirigent, tout en restant coulé dans le marbre de cette élite, vénérant au plus haut point l’intelligence gourmande de grands concepts établis pour briller dans les salons parisiens ; chouchou de Richard Descoings, le sulfureux directeur de Sciences Po Paris, il faut voir dans quel mépris ce petit monsieur encore bien tendre tient des Jean Castex, Nicole Belloubet, etc … voire même un Edouard Philippe ! De la bouillie incantatoire… de la démagogie en overdose, sans consistance aucune… , délivrée par un révolutionnaire d’opérette, qui voudrait nous faire croire que la quasi totalité des Français vivent dans une vallée de larmes… Dans le sud de la France on dit : celui-là, qu’est-ce qu’il s’en croit, et dans l’ensemble du pays on partage volontiers : celui-là, il a une fâcheuse tendance à péter plus haut que son cul. ll s’est fait adouber par Michel Onfray qui reconnaîtra un jour ou l’autre son faux pas. Un temps dans le cabinet d’Aurélie Filipetti, celle-ci garde un très vilain souvenir du personnage : très intelligent, dangereux, manipulateur. Cette video qui déconsidère à tout jamais Juan Branco tant il y étale sa stupéfiante suffisance, a été réalisée entre la nomination de Jean Castex au poste de premier ministre et celle de Gérard Darmanin au poste de ministre de l’intérieur, en juin 2020 :
6 12 2018
SOS Méditerranée et Médecins sans Frontières, faute de pavillon pour héberger l’Aquarius mettent fin aux missions de sauvetage des réfugiés en Méditerranée : combien de morts supplémentaires cette inévitable décision va-t-elle entraîner ? Très grand recul du droit maritime.
11 12 2018
Cherif Chekatt massacre cinq personnes et en blesse onze sur le marché de Noël à Strasbourg. Blessé à la main, il s’engouffre dans un taxi conduit par Mostafa Salhane, qui se propose de le soigner, s’arrête et en profite pour donner son signalement au poste de police le plus proche : Cherif lui a dit que le matin même son domicile avait été perquisitionné par la police en son absence : identifié deux jours plus tard, il ouvre le feu et est tué par la police. Procès en mars 2024 devant la cour d’assise spéciale de Paris. Audrey Mondjehi, le principal accusé vivant devra répondre de complicité d’assassinats terroristes, cela lui vaudra 30 ans de prison.
12 12 2018
Colin O’Brady, américain de 33 ans, traverse l’Antarctique sans aucune assistance humaine ou technique. En 1997, le norvégien Borge Ousland avait réalisé cet exploit mais en s’aidant d’un parafoil, une sorte de parapente. Parti du campement d’Union Glacier le 3 novembre en compagnie de Louis Rudd, un militaire britannique de 49 ans, ils chemineront par la suite séparément. Passé par le pôle Sud le 12 décembre, Colin O’Brady a fini son périple sur la barrière de Ross, au bord de l’océan Pacifique. Louis Rudd était à un jour ou deux derrière lui. Il a parcouru 1 500 km en 54 jours, dont les 125 derniers kilomètres, d’une traite. L’homme n’en est pas à son premier exploit : gravement brûlé aux deux jambes en 2008, les médecins lui avaient déclaré qu’il ne pourrait plus marcher normalement. Par la suite, il a enchaîné les plus hauts sommets – dont l’Everest – des 7 continents en 132 jours.
Les Anglais n’ont pas la baraka avec l’Antarctique : parfois ils arrivent second, mais vivants, ainsi de Louis Rudd. Parfois, ils en meurent : ainsi du lieutenant colonel Henry Worsley, mort le 24 janvier 2016, des suites d’une traversée de plus de 1 700 km, à la fin de laquelle – à 48 km de l’arrivée -, il s’était résigné à appeler les secours. Parfois, ils arrivent second… et meurent au retour, à quelques kilomètres de l’arrivée : ainsi du colonel Robert Falcon Scott en 1911.
13 12 2018
Depuis longtemps, Richard Branson, le patron de Virgin, veut envoyer des touristes dans l’espace. Le deuxième test est le bon, après le drame du premier, le 31 10 2014, au cours duquel la navette s’est désintégrée, entraînant la mort d’un pilote, le second en ayant réchappé grâce à un siège éjectable en bon ordre de marche. Le Space Ship Two est emmené à 15 000 mètres par le White Knight Two – 42 mètres d’envergure – où il est lâché pour atteindre mach 2.9 – 3 560 km/h -. Une fois dans la stratosphère, à 82.7 km d’altitude, son moteur est éteint, et il entame la descente au bout de quelques secondes.
14 12 2018
Je suis affecté par les mensonges et les haines que véhiculent les réseaux sociaux, nous dit Alain Juppé. Il a mille fois raison sinon qu’il faut prendre garde à ne pas pointer du doigt Internet qui n’est qu’un instrument qui véhicule ce qu’on y met. La bêtise et la haine existent de toujours ; les filtres autrefois en place limitaient leur nuisance ; c’est terminé aujourd’hui. Il nous reste encore à inventer les instruments de censure, – oui, il faut bien accepter de prononcer le mot si l’on tient à appeler un chat un chat – acceptables par une large majorité pour que la bêtise et la haine retournent à leur place. Car, pour ce qui est d’Internet, il faut bien dire aussi qu’un phénomène comme cette jeune Greta Thunberg ne serait restée qu’une Viking aux pieds bien plantés dans son école, quand Internet lui permet aujourd’hui de tancer vertement les puissants de ce monde, et cela ne peut qu’être une très bonne chose.
Greta Thunberg est une plus digne héritière des naturalistes des XVIII° et XIX° siècles que les chercheurs de l’INRA parce quelle regarde le monde à travers les relations qui se nouent entre les vivants.
Pierre Lieuthagi. Le Monde du 29 07 2021
Dans le fonctionnement de la planète, il existe de multiples interactions entre le climat et la biodiversité. Lorsque vous êtes face aux falaises du Vercors ou aux falaises de craie de Normandie, vous êtes face à la biodiversité : ces falaises résultent de la vie microscopique qui s’est déposée au fond des océans, a sédimenté et s’est fossilisée. Et vous êtes aussi devant un puits de CO², puisque les sédiments carbonatés contribuent à piéger du CO² de l’atmosphère. Autrement dit, ces falaises illustrent un lien – très ancien – entre climat et biodiversité !
Le problème climatique vient essentiellement du fait que l’on produit trop de CO² et de méthane. Du coup, on réfléchit à la manière de repiéger ces gaz. Or, le vivant sait très bien faire cela, mais il faut lui donner un peu de temps. En préservant certains environnements, les forêts, les zones humides, les tourbières par exemple, on facilite le piégeage du carbone qui ne sera relargué que dans un avenir lointain. C’est le cas du charbon et du pétrole. De la végétation ancienne – de la macro végétation pour le charbon et du plancton océanique pour le pétrole – a transformé par photosynthèse l’énergie solaire en matière organique. Au cours du temps, cette matière organique s’est retrouvée fossilisée, enfouie au fond de la mer ou dans des lacs. Ce processus a participé à piéger du CO² et donc à refroidir la terre à cette époque, il y a des dizaines voire des centaines de millions d’années. De combien, c’est difficile à dire, mais en tout cas l’équilibre climatique de la Terre n’aurait pas été le même s’il n’y avait pas eu ces phénomènes.
De manière générale, les actions visant à protéger, à gérer durablement et à restaurer les écosystèmes naturels, et qui permettent en même temps de contribuer à l’atténuation du changement climatique, sont ce que l’on nomme des solutions fondées sur la nature. Elles peuvent jouer un rôle dans l’atténuation du changement climatique. Toutefois, leurs effets ne seront sensibles qu’à long terme. Elles peuvent néanmoins faire débat et elles ne seront efficaces qu’avec des réductions ambitieuses de toutes les émissions de gaz à effet de serre d’origine humaine.
Les systèmes sont complexes avec beaucoup de paramètres à prendre en compte. Prenons les forêts. L’analyse de leur rôle de régulation n’est pas toujours facile à évaluer. Par exemple, une publication avait fait grand bruit en 2019 en prétendant que replanter 1 000 milliards d’arbres serait une solution pour répondre au changement climatique, car ils absorberaient le CO² grâce à la photosynthèse. Or un groupe de scientifiques internationaux avait remis en cause ce travail, notant que la capacité de capture du CO² avancée dans l’article initial était exagérée d’un facteur cinq. De surcroît, planter des arbres au mauvais endroit peut détruire certains écosystèmes. On évalue aussi le rôle du plancton océanique, si important pour la production d’oxygène de notre planète. Mais le plancton joue également sur la formation des nuages, ce qui est moins connu. Il produit en permanence une petite molécule nommée sulfure de diméthyle (DMS). Très volatile, elle va se retrouver dans l’atmosphère au-dessus de l’océan et agit comme point d’ancrage à la vapeur d’eau pour former des gouttelettes – c’est le phénomène physique de nucléation. Quand il fait très beau, le plancton prolifère et produit beaucoup de DMS, ce qui va permettre à la grande quantité de vapeur d’eau qui s’évapore – puisqu’il fait chaud – de s’accrocher à ces molécules de sorte qu’il va se former beaucoup de nuages. Et lorsqu’il fait moins beau, il y aura moins de plancton, moins de DMS, et donc moins de nuages et il va refaire beau. Ainsi, un cercle vertueux s’installe, lié au plancton et surtout au phytoplancton, qui participe sans qu’on le sache à la nébulosité sur Terre.
Les espèces animales nous rendent service dans le sens où elles participent à l’équilibre de la planète, à faire en sorte que tout fonctionne. Cet équilibre est ce qu’il est, mais on le connait, nos sociétés y sont adaptées. Si le système planétaire basculait vers un nouvel équilibre inconnu, serait-il déstabilisant, intéressant, neutre ? Nul ne peut vraiment savoir, mais la probabilité qu’il soit déstabilisant pour nos sociétés est très forte. L’exemple du moment est la pandémie.
La perte de la biodiversité est un problème sanitaire parce que nous sommes de plus en plus nombreux et que l’on éradique de plus en plus les espèces sauvages. Et plus on éradiquera les autres, plus on se présentera comme une cible pour les pathogènes. Le maintien d’une biodiversité riche est le meilleur moyen d’éviter des pandémies à l’avenir. Le corollaire est aussi qu’il faut éviter d’aller au contact des espèces sauvages, car si nous les fréquentons d’un peu trop près, les pathogènes peuvent passer de ces espèces à l’humain, contribuant à l’émergence de zoonoses. J’attend de la COP15 sur la biodiversité, qui aura lieu au printemps 2022, qu’elle ait un impact aussi important dans les esprits que la COP 21 qui a eu lieu à Paris en 2015 et qui a vu la signature de l’accord de Paris. Même si l’on peut regretter que les termes de l’accord ne soient pas suffisamment appliqués et qu’il y ait eu des retournements – les États-Unis étaient partis avant d’y revenir – ou que les actions ne suivent pas assez vite. L’accord de Paris constitue une vraie référence, une balise a été posée. J’espère que les prochaines COP marqueront de tels jalons, également pour le sujet de la biodiversité. Il faut que l’on arrive à comprendre que tout est lié, qu’il n’y a pas de hiérarchie entre des causes à défendre. Ce sont des sujets environnementaux au sens large que l’on ne peut pas traiter indépendamment..
Il ne faut pas être trop pessimiste. Car si nous le sommes trop, cela a déjà été dit par des psychologues, cela freine l’action. Il ne faut pas non plus être dans un optimisme béat. Pour la biodiversité, sous réserve que nous agissions, j’ai plutôt tendance à être un peu optimiste, car elle a une très forte capacité de réaction : son potentiel de cicatrisation est réel.
Pour le climat, je suis plus pessimiste, car il y a une telle inertie dans un système qui est global qu’il est beaucoup plus difficile d’inverser les tendances. Les actions nécessaires se mesurent à l’échelle de la planète et il faudra attendre des décennies avant d’en voir les résultats. paradoxalement, même si le système climatique est globalement bien plus simple que celui de la vie, l’action se révèle plus difficile et moins gratifiante à court terme et localement.
Bruno David, président du Museum d’Histoire Naturelle de Paris. Sciences et Avenir n°896 Octobre 2021
16 12 2018
Musée du Qatar, signé Jean Nouvel.
Tueries interethniques au Congo RDC [Kinshasa] contre des populations Bayunu dans la province Maï-Ndombe, dans l’ouest du pays, à Yumbi, Bogende et Nkolo II : elles font au moins 535 morts et 111 blessés, toujours avec mutilations sexuelles. Les survivants traverseront le fleuve Congo pour se réfugier en République du Congo [Brazzaville].
19 12 2018
Victor Vescovo est un américain polyvalent, au top du top aussi bien avec la tête qu’avec les jambes : diplômé de la Harvard Business School et du MIT, il a déjà à son tableau de chasse les sept plus hauts sommets du monde, pôle nord et pôle sud à ski… il parait que pour les JO d’hiver de Pékin en 2024, il s’est inscrit dans la catégorie senior pour l’épreuve des Nouvelles Routes de la Soie à ski de fond là où il y a de la neige et trottinette là où il n’y en a pas ! Et last but not least, il est milliardaire – un fond d’investissement – ce qui lui permet de participer au projet Shell Ocean Discovery XPrize, doté de 7 millions $ : explorer et cartographier les cinq plus profondes fosses sous-marines de nos océans. Ce 19 décembre, il descend avec son Limiting Factor à – 8 376 m. dans la fosse de Porto Rico, sur la côte nord de l’île ; ce sous-marin ignore les problèmes humains de la plongée : à l’intérieur, on est en pression atmosphérique : c’est donc qu’il a été construit pour résister à une pression extérieure de 1 330 kg/cm² ! Le 4 février 2019, il sera dans la fosse des Îles Sandwich du Sud à – 7 434 m, au large de la pointe de l’Antarctique qui regarde l’Amérique du sud, le 5 avril 2019, dans la fosse de Java, à – 7 192 m et le 28 avril 2019, dans la fosse des Mariannes, à l’est de Manille aux Philippines, à – 10 927 m. Il lui restera à accrocher à son tableau de chasse la fosse Molloy, au large de la côte est du Groënland à – 5 575 m. Pour ce faire, il a fait réaliser par la Société américaine Triton Submarines le Limiting Factor, un sous-marin à deux places de 11 tonnes, en matériau acrylique ; la coque sphérique en titane fait 9 cm d’épaisseur, elle a été réalisée d’une seule pièce, sans soudure, source de fragilité. Évidemment, avec de pareilles contraintes, il faut exclure tout espoir de disposer d’une grande baie vitrée pour bien voir !
22 12 2018
Tsunami en Indonésie entre l’ouest de Jawa et le sud de Sumatra, provoqué par une reprise d’activité du volcan Anak Krakatoa. Plus de 420 morts. Principale ville touchée : Pandeglang.
2018
Yann Roques est historien et antiquaire et il se prend de passion pour les arbres, les forêts. Il commence par beaucoup lire … pour s’arrêter finalement sur les recommandations en matière de silviculture du botaniste japonais Akira Miyawaki : on sème des espèces présentes depuis au moins deux mille ans de manière très dense de façon qu’elle poussent vite et favorisent les échanges. Dans la région d’Albi, les espèces retenues seront des ormes, chênes, tilleuls, peupliers, sureaux églantiers, arbousiers, cognassiers, poiriers, érables de Montpellier, mais surtout pas une seule espèce, par exemple le Douglas chère à l’ONF – Office National des Fotêts -. Le projet s’appellera Silva, nom de la forêt en latin… les terrains seront donné par des particuliers pris de sympathie pour ce projet, ancienne vignes, friches etc… l’argent ? un passage sur Arte permettra de récolter 15 000 €. Au total, ce sont 15 000 arbres qui seront plantés de 2018 à 2022, qui vont produite 750 tonnes d’oxygène, soit la consommation annuel de 3 000 habitants : forêt de Garric, 5 600 arbres, forêt de Valdéries, 5 000 arbres, forêt de Parisot 1 404 arbres, forêt de Cadalen 3 500 arbres. Quel beau travail, réaliste et bénéfique … du travail de marqueterie, de broderie par rapport à celui que lancera Emmanuel Macron président de la République en septembre 2023, une génération où chaque collégien aura planté son arbre, avec l’objectif d’un milliard d’arbres (chêne, sapin , érable et cèdre) plantés en dix ans, programme dont on peut être certain qu’il durera tout juste ce que durent les roses.
15 01 2019
Theresa May, première ministre de l’Angleterre, qui se démène au sein de l’Union Européenne depuis plus deux ans pour limiter les effets ravageurs du Brexit voté en 2016, se voir infliger un camouflet par le parlement qui rejette son projet de Brexit négocié par 432 non contre 202 oui. L’incurie des parlementaires anglais plonge un peu plus le pays dans la confusion. John Major, lui-même premier ministre dans les années 1990 lâche : se lancer du haut d’une falaise n’a jamais apporté aucun bénéfice à qui que ce soit …
Quand je me suis réveillé le 24 juin 2016, le lendemain du référendum sur le Brexit, j’ai d’abord cru que c’était un rêve, un sinistre cauchemar politique. Hélas, non. C’était la terrible réalité. Aujourd’hui, je contemple toute la gamme d’émotions par lesquelles je suis passé depuis ce jour, alors que le chaos qu’est le Brexit a progressé cahincaha.
Le choc, l’incrédulité et le désespoir ont fait place à la fatigue, à l’ahurissement et à la colère face aux négociations boiteuses, ineptes, menées par des négociateurs incompétents et effroyablement mal préparés. Aujourd’hui, deux ans et demi plus tard, alors que nous sommes arrivés au fiasco final, ce que je ressens est un sentiment plus proche de la honte. J’ai honte que ce pays, la Grande Bretagne, se retrouve dans ce bourbier aussi extrême qu’inutile. J’ai honte de la médiocrité de notre première ministre, Theresa May, de notre chef de l’opposition, Jeremy Corbyn, de notre gouvernement conservateur et de la majeure partie du personnel politique. J’ai honte des mensonges intéressés et de la propagande irresponsable des ayatollahs du Brexit. Cela dit, le problème du Brexit est un problème vieux de plusieurs décennies. Il est en lien avec une manière de voir particulière, une vision fantasmagorique largement répandue de l’Angleterre et de l’Anglais (plutôt que de la Grande Bretagne et des Britanniques) que certaines personnes, des hommes et des femmes, défendent avec une certitude étrange, inébranlable. L’aspect intéressant de cette illusion nationale, c’est qu’elle transcende les barrières économiques et sociales. Les électeurs travaillistes pauvres, de la classe laborieuse, et les électeurs conservateurs extrêmement riches sont au diapason. On pourrait collectivement les qualifier de Little Englanders – des petits Anglais nationalistes, intolérants, à l’esprit borné. Ils s’accordent – vaguement, émotionnellement – sur une image fantastique de l’Angleterre et de sa place dans le monde. En partie nostalgique de l’Empire britannique, quand le globe était à moitié coloré en rouge [les possessions britanniques étaient traditionnellement coloriées en rouge sur les mappemondes de l’époque victorienne] ; en partie bâti sur les légendes militaires de l’héroïsme solitaire des Anglais (la Contre Armada [1589], Trafalgar [1805], Waterloo [1815], Dunkerque [1940], la bataille d’Angleterre et le Blitz [1940-1941]) ; en partie alimenté par les personnifications de la nation – Boadicée, Britannia [équivalent de la Marianne française], Richard Cœur de Lion, la Good Queen Bess [Elizabeth I°], John Bull -, ce mythe amorphe possède tous les ingrédients d’un culte ou d’une doctrine bizarre comme la théosophie, la scientologie ou le zoroastrisme – sans parler des religions conventionnelles.
On ne peut s’engager dans une discussion sérieuse avec ceux qui nourrissent ces croyances : ils ne sont pas raisonnables, pas plus que leurs convictions. Ils défendent une vision des choses, pas des arguments. Tous vos raisonnements logiques, convaincants, se dissolvent face à leurs opinions chimériques pétries de patriotisme ardent et frénétique. Nous y arriverons tout seuls ; nous n’avons besoin de personne ; nous sommes des combattants. On constate le même effet de l’autre côté de l’Atlantique, dans le slogan bête et fervent de Trump – Make America great again. C’est un appel aux instincts les plus basiques, les plus ataviques, qui peut s’avérer très séduisant pour certaines personnes. Séduisant parce que, dans certains cas, il est alimenté par de réelles doléances. Les bourgeois conservateurs des shires, les comtés ruraux, ont toujours été de petits Anglais suffisants dont l’attitude condescendante envers les étrangers ne changera jamais. Ce qui est nouveau, c’est l’europhobie de la classe laborieuse autrefois socialiste. Il existe, au sein de la classe ouvrière britannique, un réel sentiment d’injustice. Le sentiment profond qu’elle est dédaignée, que personne ne se préoccupe d’elle et que ses valeurs sont méprisées. Les défenseurs du Brexit ont habilement puisé dans ce ressentiment avec leurs discours xénophobes à outrance (Les Turcs arrivent ! ) et leurs mensonges (Le Brexit permettra de dégager 350 millions de livres par semaine qui pourront être injectés dans le système de santé publique du NHS), mais aussi dans le ressentiment envers le Sud du pays et Londres, envers les banquiers, envers les industriels – et ils ont offert aux opprimés et aux laissés pour compte le parfait bouc émissaire qu’est l’Union européenne. L’UE est la cause de tout ce dont vous vous plaignez, leur ont-ils dit. Quittez l’UE et vous profiterez d’un avenir fait de lumineux lendemains britanniques. Ainsi, voter pour une sortie de l’UE est devenu une forme de protestation contre les injustices considérées comme imposées à ce segment de la population. De véritables injustices, comme je l’ai déjà dit – la vie est difficile, les personnes les moins à même de le faire continuent de payer pour la crise financière de 2008. Mais ces injustices ont été présentées sous un jour trompeur : tout ce qui n’allait pas dans leur vie indigente, leur ville miséreuse, leurs jobs horribles, leurs services déficients, était la faute de l’Europe – et des migrants. Il suffit de sortir de l’Europe et de contrôler l’immigration, leur ont dit les apôtres du Brexit dans leurs mensonges, et votre vie s’en améliorera incommensurablement.
L’histoire ne sera pas tendre avec l’ancien premier ministre David Cameron, que l’on ne voit nulle part par les temps qui courent. En promettant un simple référendum pour ou contre la sortie de l’Union pour pacifier l’aile droite europhobe du Parti conservateur, il a commis la plus grosse et la plus grotesque erreur politique de sa carrière, et il restera dans les annales comme l’homme qui a irrévocablement changé le visage de la Grande Bretagne – pour le pire. Le Brexit a remporté une courte victoire – 52 % pour et 48 % contre -, mais 28 % de la population n’a pas pris la peine d’aller voter. Un mandat qui n’a rien de grand pour un changement si radical. Seul un tiers de la population britannique obtient ce qu’il veut. Le peuple britannique ne s’est pas exprimé. Une semaine avant le référendum, mon boucher, à Londres, me demande ce que je vais voter. Vous êtes pour ou contre ? m’interroge-t-il avec un sérieux plein de candeur. Je suis contre le Brexit, dis-je avec emphase, ajoutant que je pense que ce serait une pure folie de quitter l’UE. Je vote pour, me répond-t-il. Je le regarde avec incrédulité – je pense qu’il a perçu ma silencieuse perplexité. C’est un homme sympathique et je ne veux pas que la discussion aille plus avant. Ne vous inquiétez pas, poursuit-il, sûr de lui, en me décochant un sourire rassurant. On y arrivera. Sans problème. Tout se passera bien. La semaine dernière, je lui demande s’il est satisfait de la façon dont se déroule le Brexit. Il ne répond pas à ma question et change de sujet.
L’amère réalité du Brexit commence à s’imposer aux doux rêveurs. Seule l’Europe peut nous sauver.
William Boyd. Traduit de l’anglais par Valentine Morizot Le Monde du 25 01 2019
Ivan Rogers, 59 ans, est un haut fonctionnaire britannique. Ancien conseiller (2003-2006) de Tony Blair, il était le conseiller Europe (2012-2013) de David Cameron lorsque ce dernier a décidé d’organiser le référendum sur le Brexit. À partir de 2013, il a été le représentant permanent du Royaume-Uni auprès de l’Union européenne, poste dont il a démissionné en janvier 2017. Il est interviewé par Philippe Bernard du Monde.
Comment David Cameron a-t-il pu prendre le risque d’un référendum en 2016 ?
David Cameron a une grande confiance en lui. Il aime prendre des risques. Il pense que les questions fondamentales ne peuvent être évitées éternellement. Comme lors du référendum sur l’indépendance de l’Écosse, qu’il a autorisé en 2014 et gagné, il était convaincu qu’en posant une question existentielle à la population et en se jetant lui-même dans la bataille, il l’emporterait.
À l’ouverture de la campagne, il a pris conscience que les concessions obtenues de Bruxelles (baisse des allocations pour les migrants européens) étaient incompréhensibles pour l’opinion et qu’elles ne l’aideraient pas à gagner le référendum. Il a préféré insister sur les conséquences économiques néfastes du Brexit. Ses adversaires ont alors dénoncé un projet peur concocté par l’establishment politico-financier et affirmé à l’opinion que le Royaume-Uni pourrait tout obtenir de l’UE, continuer de bénéficier du marché unique une fois sorti, sans payer un centime ni obéir aux règles européennes.
Les Britanniques auraient-ils voté différemment s’ils avaient été mieux informés ?
C’est difficile à dire parce que l’euroscepticisme a toujours été fort depuis notre adhésion en 1973. Nos élites politiques ne se sont jamais investies comme l’ont fait les Allemands et les Français. L’Union européenne a toujours été présentée au public britannique comme un projet centré sur le commerce. Même les responsables politiques plutôt pro-européens tels que Tony Blair l’ont défendue comme un moyen d’élargir notre marché, jamais sur une base affective.
Le chaos actuel découle-t-il d’erreurs d’appréciation ou de la décision d’organiser un référendum ?
Je veux être juste à l’égard de la première ministre : elle a hérité de ses fonctions par accident après la défection de tous les autres candidats et au moment le plus difficile depuis Churchill en 1940. Theresa May avait soutenu sans grand enthousiasme le maintien dans l’UE. Son expérience de ministre de l’intérieur lui avait donné une compréhension de son fonctionnement limitée à des domaines tels que la sécurité et l’immigration. Elle pensait que le marché unique et les questions économiques pouvaient être gérés sur les mêmes bases. À l’automne 2016, j’étais le seul à lui dire que nous ne pourrions pas picorer dans le marché unique après avoir quitté l’UE. Cela s’est mal passé parce que le reste de son entourage l’assurait qu’il serait possible de rester partiellement dans le marché unique, ce qui relève de la fiction.
Le 13 avril, cela fera cinq mois exactement que Londres et Bruxelles se sont entendus sur un accord de sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne (UE), après quarante-six ans de cohabitation. La date prévue pour cette sortie était le 29 mars, mais devant l’incapacité des parlementaires d’outre-Manche à se mettre d’accord avec leur gouvernement, un premier report avait été négocié jusqu’à la fin du mois de mai. Mercredi 10 avril, un nouveau report, cette fois jusqu’au 31 octobre au plus tard, a été accordé par l’UE.
Cinq mois de tergiversations, essentiellement côté britannique, et d’allers et retours entre la première ministre, Theresa May, sa majorité conservatrice, l’opinion publique et même l’opposition travailliste…
Dans quelles circonstances avez-vous démissionné de votre poste d’ambassadeur auprès de l’UE ?
Les ministres Boris Johnson, David Davis et Liam Fox répétaient que la négociation commerciale avec l’UE serait la plus simple du monde, et que tout serait bouclé en 2019. J’affirmais au contraire que les discussions commerciales ne commenceraient que lorsque nous aurions quitté l’UE [schéma qui a prévalu]. Cela revenait à blasphémer dans une église. J’ai été accusé d’entraver l’action du gouvernement.
Sans m’en informer, Nick Timothy, principal conseiller de Mme May, a inclus dans le discours qu’elle a prononcé au congrès des tories d’octobre 2016 l’annonce du prochain déclenchement de la procédure de divorce. J’ai fait remarquer que c’était imprudent, puisque nous n’avions pas la moindre idée de nos objectifs. Mais il a convaincu Mme May qu’elle devait montrer à son parti qu’elle n’allait pas trahir la révolution du Brexit. D’où ses lignes rouges très dures.
Ces erreurs de stratégie ne masquent-elles pas une incapacité à saisir le point de vue des continentaux ?
C’est le fond du problème. La première ministre ne comprend pas la manière de penser des Européens. Dans les années 1990, les ministres avaient une idée instinctive de ce que pensaient leurs homologues européens parce qu’ils se parlaient tout le temps. La classe politique est devenue de plus en plus provinciale et insulaire. Nous comprenons mieux ce qui se passe aux États-Unis qu’à Bruxelles ou à Paris.
Comment expliquer ce phénomène ? Par la géographie ? Par une obsession impériale d’empêcher toute alliance sur le continent ?
Tout cela joue un rôle, mais n’explique pas pourquoi cela empire. Après la chute du mur de Berlin [1989], je pensais que nous serions plus à l’aise avec le continent. L’inverse s’est produit : presque 75 ans après la fin de la seconde guerre mondiale, le poids des années 1940 et la vision postimpériale se sont renforcés dans le débat politique britannique. Depuis la crise financière et la politique d’austérité des années 2010-2017, l’idée s’est répandue que des élites irresponsables et mondialisées, notamment à Bruxelles, décident sans rien savoir du mode de vie des gens ordinaires. C’est aussi une réaction contre les années Blair où nous étions à l’aise avec l’image d’un Royaume-Uni cool, européen et ouvert sur l’extérieur. Tout s’est effondré avec la guerre en Irak. D’une période d’ouverture, nous en sommes venus à vouer les Européens aux gémonies.
Les références à la seconde guerre mondiale sont fréquentes dans les débats sur le Brexit. Pourquoi ?
La France n’a pas adhéré comme nous à la CEE en 1973 : elle l’avait bâtie avec l’Allemagne et d’autres États dès 1957. C’était une nécessité après trois guerres meurtrières et un génocide sur le continent. Nous n’avons jamais intériorisé cela et nous vous avons rejoints, seize années plus tard, après avoir été rejetés par de Gaulle. Notre adhésion traduisait notre échec économique depuis 1945, alors que la France et l’Allemagne traversaient les trente glorieuses. C’était un pari gagnant, mais à reculons.
L’adhésion à l’Europe a pourtant permis le décollage économique !
Bien sûr ! L’amélioration de notre situation économique est en partie une histoire européenne, mais nous ne le disons jamais. Au lieu de cela, nous nous gargarisons avec le slogan creux de Grande-Bretagne mondiale. Il s’agit de nous poser en aventuriers planétaires libérés de la petite Europe, alors que notre politique étrangère n’a jamais été aussi insignifiante.
Les négociations avec l’UE souffrent-elles d’un problème de leadership ?
Oui, car le leadership consiste à savoir entendre les vérités dérangeantes. J’ai travaillé avec Theresa May au ministère de l’intérieur. C’était une ministre compétente. Elle est rigoureuse et fiable, mais timide, au contact difficile. Si on lui indique la bonne direction, tout va bien. Mais cela ne fonctionne pas ainsi à Downing Street : là, il faut indiquer le cap, développer un récit et aller vers les gens.
Est-ce pour cela qu’elle est tombée dans les pièges ?
Les négociateurs européens ont ingénieusement conçu les séquences de discussion, de façon à piéger les Britanniques. Ils pensent que leur mécanisme technocratique a réussi, puisqu’il a permis de nous envoyer dans le décor. Le problème est qu’ils ont mis tant de pression que l’accord final risque de ne pas être approuvé politiquement et d’imploser. Cette négociation peut tourner au désastre, même du point de vue européen. Aujourd’hui, les Vingt-Sept arrivent à saturation sur la question britannique. Ils considèrent le Brexit comme une mascarade sans fin, sans avoir vraiment réfléchi à ce qu’ils allaient faire de ces fichus Britanniques. C’est une erreur.
Pourquoi la question irlandaise a-t-elle été si peu anticipée ?
L’ignorance des Anglais sur l’Irlande a toujours été vertigineuse, excepté au moment de l’accord de paix de 1998, qui a mobilisé des responsables politiques – John Major et Tony Blair – qui connaissaient de près la question irlandaise. Aujourd’hui, personne à Downing Street n’a de stratégie sur l’Irlande.
Depuis trois ans, les Britanniques comprennent-ils mieux les compromis que suppose le Brexit ?
Theresa May se devait d’affirmer sa détermination à mettre en œuvre le Brexit, mais elle devait aussi expliquer à l’opinion les choix difficiles à faire. Or, à chaque étape, elle s’est montrée incapable de les défendre, même lorsque cela aurait été possible. Le résultat est désastreux. Au lendemain de sa signature, le 25 novembre 2018, l’accord avec l’UE a été massacré par le Parti conservateur parce que, à chaque étape, elle s’est contentée de répéter que la seule alternative à sa décision était le chaos.
Ce manque de pédagogie risque-t-il d’alimenter le ressentiment ?
Je le crains. Faute d’un vrai débat national, la colère monte, et on cherche des coupables. Les gens pensent qu’ils se sont fait rouler par ces horribles Européens. Dans l’Angleterre profonde, ils vous disent : Cela ne peut plus durer : qu’on en finisse, qu’on sorte sans accord.
Un second référendum permettrait-il de sortir de l’impasse ?
Une nouvelle campagne référendaire serait très violente et ferait le jeu de Nigel Farage [leader d’extrême droite] sur le thème les élites nous obligent à revoter jusqu’à ce que nous donnions la réponse correcte. En outre, il est possible que cela aboutisse à l’exact même résultat, faute d’une pédagogie sur les véritables enjeux.
Vous comparez le Brexit à une révolution qui dévore ses enfants. Pourquoi ?
Nous assistons à une radicalisation généralisée, et cela m’inquiète. Des gens qui, avant le référendum, rêvaient d’un statut comparable à celui de la Suisse, le considèrent aujourd’hui comme une trahison du Brexit. Certains conservateurs ne veulent plus avoir le moindre lien avec l’UE ! C’est stupide. En 2016, les pro-Brexit ont gagné, car personne ne les a forcés à dévoiler leurs véritables objectifs après la sortie de l’UE. S’ils avaient dû le faire, leurs profondes divisions seraient apparues, et ils auraient perdu des voix. Ils ont réussi à coaliser deux segments opposés : le peuple anglais qui se sent menacé par le libre-échange, et les partisans de la mondialisation. Tous considèrent comme des traîtres les gens comme moi, qui expliquent que le Brexit ne s’opère pas dans un claquement de doigt.
Ivan Rogers. interviewé par Philippe Bernard. Le Monde du 12 avril 2019
L’Angleterre est une nation fière. Qui porte la plus longue des histoires. Avec des institutions et des lois qui remontent au XIV° siècle. Son identité est très forte. Pourquoi est-on surpris de la voir resurgir avec une telle détermination aujourd’hui ? Parce qu’elle avait fait croire à sa propre mort. La volonté de domination anglaise s’était fondue dans l’empire britannique, et dans son emprise sur le Royaume-Uni. Mais l’empire a disparu, – même si certains font mine de ne pas le savoir -. et l’union avec les autres pays de Grande Bretagne a commence à changer de manière radicale à la fin des année 1990, avec deux dates clés : l’accord de paix de Belfast, en avril 1998, qui mène à l’élection d’une assemblée locale et donne le droit de détenir une citoyenneté irlandaise, en même temps que britannique, et, la même année, la nouvelle installation du parlement écossais, lequel avait perdu ses fonctions depuis 1707.
[…] Dans les année suivantes, des enquêtes d’opinion montrent clairement que les Anglais ont commencé mentalement à se soustraire à l’union. À la question qui leur était posée au début des années 2000 – Vous considérez-vous comme britannique, comme britannique et anglais ou comme anglais ? ils ont répondu à une large majorité anglais seulement. Et en 2012, quand les sondeurs leurs demandaient s’ils étaient satisfaites que leurs lois soient votées à Westminster par le parlement britannique, ils ont répondu non … à 75 % !
Herbert Spencer, un pionnier de la sociologie, dit que l’auto-apitoiement pousse celui qui souffre à se couper des autres pour être seul avec son chagrin, et se nourrit souvent du contraste entre la haute idée qu’il se fait de lui-même et le peu de rétribution qu’il estime recevoir. Or, pour l’Angleterre, un trauma semble impossible à évacuer : avoir été la vainqueur héroïque de la deuxième guerre mondiale et n’avoir pas été justement payé en retour. Le romancier Colin Wilson affirmait en 1971 que les Anglais se sont forgés un ressentiment national, alors que se profilait l’entrée dans la communauté européenne. Celui-ci est sans doute du aux espoirs déçus de l’après-guerre et le pays ressemble maintenant à une famille de chez Strindberg, où tout le monde se cherche des noises et se rend la vie impossible. Et le dramaturge Noël Coward est encore plus noir quand il questionne : Pourquoi nos jeunes hommes sont-ils morts ? La paix que nous endurons n’est pas à la hauteur des sacrifices. Nous sommes devenus un pays de troisième zone, économiquement et moralement.
Fintan O’Toole, critique littéraire et chroniqueur à l’Irish Times. Télérama 3655 du 1 au 7 février 2020
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[1] Il faudra attendre février 2016 pour en voir un nouveau, tout électrique, et gratuit pour les abonnés, sinon, c’est 0.50 € pour faire les 283 mètres de la traversée. Bien évidemment, il n’a plus rien de commun avec celui de Dubout. Le petit train de Palavas, lui, a sa locomotive exposée sur un rond-point de Montpellier… en arrivant de Palavas. Le petit fils d’Albert Dubout dit que son grand’père, à la mort de sa première épouse Renée Altier en 1960, brûla cinq malles pleines de ses dessins !
[2] En 2023, la guerre en Ukraine mettra les finances du CICR dans le rouge … vif. Il n’est pas de contribution obligatoire pour les pays donateurs… qui donnent ce qu’ils veulent et ce qu’ils peuvent. Les armes fournies à l’Ukraine sont bien sur un don et non une vente, et elles coûtent la peau des fesses, et les dons jusqu’alors accordés au CICR s’en ressentent. Il lui manquera 441 millions € pour boucler son budget 2023. En dix ans, celui-ci a plus que doublé, passant de 1,18 milliard de francs en 2012 à 2,84 milliards en 2022. Conséquence très immédiate, l’organisation a annoncé devoir couper massivement dans ses effectifs : 1 800 licenciements, sur un total de 22 700 salariés dans le monde entier. La majorité de ces suppressions d’emplois touche les délégations sur le terrain à l’étranger. Vingt-six sites sur 350 devront fermer et des dizaines d’autres devront réduire la voilure alors qu’ils opèrent parfois sur des théâtres d’urgence.
[3] L’article 14 de la Déclaration des Droits de l’Homme dit que les [sic] citoyens ont le droit de consacrer par eux-mêmes ou par leurs représentants la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d’en suivre l’emploi, et d’en déterminer la quotité, l’assiette, le recouvrement et la durée.