Publié par (l.peltier) le 20 septembre 2008 | En savoir plus |
2 09 1914
Le gouvernement français déménage à Bordeaux : les Parisiens l’apprendront le lendemain, par voie d’affiche, les informant en même temps que les Allemands étaient à 60 km des Champs Élysées : les taxis parisiens Renault G 7, moteur 2 cylindres – pour ce surnommé la 2 pattes – modèle AG, 8/9 cv, vitesse de croisière 40 à 50 km/h, réservoir de 35 litres, vont être réquisitionnés par le général Joseph Galliéni, gouverneur militaire de Paris, pour conduire les soldats au front, à raison de 5 par véhicule, dans la nuit du 7 au 8 septembre… (4 000 en fait, et pas vraiment en première ligne, le reste étant affaire de journalistes avides de gonfler certains faits)… sans problème de ravitaillement puisqu’ils peuvent faire le plein à chaque retour à Paris. Le prix de la course – 70 102 Fr – sera payé par le contribuable et plus tard remboursé par l’Allemagne au titre des dommages de guerre. Ce sera la bataille de la Marne qui fera reculer les Allemands, affaiblis par l’envoi sur le front de l’est de plusieurs divisions.
5 09 1914
Mort de Charles Péguy, d’une balle au front, à Villeroy, dans la Brie, près de Meaux, à la tête de sa compagnie d’infanterie. Il laisse trois enfants ; un quatrième naîtra après sa mort. L’espace de cinq semaines, du 6 août au 13 septembre, l’hécatombe fera 300 000 morts !
Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle,
Mais pourvu que ce fût dans une juste guerre.
Heureux ceux qui sont morts pour quatre coins de terre.
Heureux ceux qui sont morts d’une mort solennelle…
Heureux ceux qui sont morts pour des cités charnelles.
Car elles sont le corps de la cité de Dieu.
Heureux ceux qui sont morts pour leur âtre et leur feu,
Et les pauvres honneurs des maisons paternelles.
Heureux ceux qui sont morts dans les grandes batailles,
Couchés dessus le sol à la face de Dieu.
Heureux ceux qui sont morts sur un dernier haut lieu,
Parmi tout l’appareil des grandes funérailles.
Mère voici vos fils et leur immense armée.
Qu’ils ne soient pas jugés sur leur seule misère.
Que Dieu mette avec eux un peu de cette terre
Qui les a tant perdus et qu’ils ont tant aimée.
Mère voici vos fils qui se sont tant perdus.
Qu’ils ne soient pas jugés sur une basse intrigue.
Qu’ils soient réintégrés comme l’enfant prodigue.
Qu’ils viennent s’écrouler entre deux bras tendus…
Singulier peuple, toute eau leur est une source vive,
Toute eau qui tombe leur devient une eau courante,
Par le ministère de l’espérance.
Toute eau, toute eau mauvaise, leur devient une eau potable.
Les eaux mauvaises les rendent souvent malades.
Les eaux mauvaises ne les empoisonnent jamais,
Ils boivent impunément de tout,
Par les accointances qu’ils ont avec cette petite Espérance.
Le porche du mystère de la deuxième vertu
et d’autres encore, qui furent fauchés dans les mêmes semaines :
Cette fois mon cœur, c’est le grand voyage
Nous ne savons pas quand nous reviendrons
Serons-nous, plus fiers, plus fous ou plus sages?
Qu’importe mon cœur, puisque nous partons.
Jean de La Ville de Miremont, bordelais de 27 ans tué au Chemin des Dames. L’horizon chimérique.
7 au 14 09 1914
Sur le front de l’Est, les Allemands infligent une lourde défaite aux Russes aux lacs Mazurie : côté russe 125 000 morts, blessés ou disparus, dont 45 000 prisonniers.
18 09 1914
Le roi d’Angleterre George V signe le Home Rule, ensemble de dispositions qui donnent à l’Irlande un certain degré d’autonomie interne. C’est une histoire plutôt ancienne qui avait débuté dès 1870, mais qui n’avait pu voir obtenir force de loi, car la Chambre des Lords l’avait constamment rejeté. Mais la mise en œuvre est repoussée à la fin de la guerre. Dans le fond le projet ne conviendra à personne et sera à l’origine de la séparation à venir de l’Irlande du sud, – l’Eire – indépendante avec Dublin pour capitale et l’Irlande du Nord regroupant 6 comtés, l’Ulster, restant anglaise.
19 09 1914
Depuis le 3 septembre, Reims est soumise à un bombardement quasi continu ; il va durer jusqu’au 5 octobre : les calvaires de Notre Dame, la basilique du sacre des rois, et de l’abbatiale Saint Rémi, dédiée à l’évêque qui baptisa Clovis, contribueront puissamment à cristalliser la haine de l’Allemand : façade en feu, charpente du toit incendiée, voûtes de la nef crevée par les obus, statues mutilées… Notre Dame et Saint Rémi s’en relèveront, lentement mais sûrement, sous la direction d’Henri Deneux : la cathédrale sera à nouveau ouverte au culte le 18 octobre 1937 ; il aura abandonné la forêt – le nom de la charpente en bois – pour une charpente en béton.
Quand la France apprit que la cathédrale de Reims était en flammes, tous les cœurs se serrèrent. Ceux qui pleuraient un fils trouvèrent encore des larmes pour la sainte église.
Émile Mâle
C’était la moins abîmée de France. Rien que pour elle, on se serait fait catholique. Ses tours montaient si bien qu’elles ne s’arrêtaient pas où finissait la pierre. On les suivait au-delà d’elles-mêmes, jusqu’au moment où elles entraient dans le ciel […]. C’était la majesté religieuse descendue sur la terre. […]
Des sifflements qui ressemblaient tantôt à ceux d’un merle géant, tantôt à ceux d’une sirène, dont le son serait aiguisé, coupant et rapide, virevoltèrent au-dessus de nous.
Sac au dos, dit le caporal, et baïonnette au canon, cette fois, ça y est.
L’obus venait de tomber sur le parvis.
Le caporal se souvint de nous.
Tâchez de filer, bon Dieu ! cria-t-il.
Où filer ? Et à quoi cela pourrait-il servir ?
Un deuxième obus suivit à trente secondes. Il se logea à dix mètres du premier. Les mêmes sifflements nous tranchèrent le tympan.
Nous passâmes notre main sur notre visage qui nous semblait cruellement balafré.
C’était le début. Ils avaient rectifié.
Cette fois ils la tenaient.
Nous n’avons plus compté les coups. Ils tombaient sans relâche.
Nous avons quitté le porche et sommes allés dans la rue, en face, à cent mètres.
Nous regardions la cathédrale. Dix minutes après, nous vîmes tomber la première pierre. C’était le 19 septembre 1914, à sept heures vingt-cinq du matin.
Albert Londres. Le Matin. 21 septembre 1914
Albert Londres, 30 ans, réformé pour raisons de santé, avait réussi à gagner Reims, alors tout près de la ligne de front, au mépris de toute autorisation de l’état-major.
Elle est debout, mais pantelante.
Nous suivons la même route que le jour où nous la vîmes entière. Nous comptions la distance, guettant le talus d’où elle se montre au voyageur, nous avancions, la tête tendue comme à la portière d’un wagon lorsqu’en marche on cherche à reconnaître un visage. Avait-elle conservé le sien ?
Nous touchons le talus. On ne la distingue pas. C’est pourtant là que nous étions l’autre fois. Rien. C’est que le temps moins clair ne permet pas au regard de porter aussi loin. Nous la cherchons en avançant.
La voilà derrière une voilette de brume. Serait-elle donc encore ?
Les premières maisons de Reims nous la cachent. Nous arrivons au parvis.
Ce n’est plus elle, ce n’est que son apparence.
C’est un soldat que l’on aurait jugé de loin sur sa silhouette toujours haute, mais qui, une fois approché, ouvrant sa capote, vous montrerait sa poitrine déchirée.
Les pierres se détachent d’elle. Une maladie la désagrège. Une horrible main l’a écorchée vive.
Les photographies ne vous diront pas son état. Les photographies ne donnent pas le teint du mort. Vous ne pourrez réellement pleurer que devant elle, quand vous y viendrez en pèlerinage.
Elle est ouverte. Il n’y a plus de portes. Nous sommes déjà au milieu de la grande nef quand nous nous apercevons avoir le chapeau sur la tête. L’instinct qui fait qu’on se découvre au seuil de toute église n’a pas parlé. Nous ne rentrions plus dans une église.
Il y a bien encore les voûtes, les piliers, la carcasse mais les voûtes n’ont plus de toiture et laissent passer le jour par de nombreux petits trous ; les piliers, à cause de la paille salie et brûlée dans laquelle ils finissent, semblent plutôt les poutres d’un relais ; la carcasse, où coula le réseau de plomb des vitraux n’est plus qu’une muraille souillée où l’on ne s’appuie pas.
Deux lustres de bronze se sont écrasés sur les dalles. Nous entendons encore le bruit qu’ils ont dû faire. Des manches d’uniformes allemands, des linges ayant étanché du sang, de gros souliers empâtés de boue, c’est tout le sol. Comment l’homme le plus catholique pourrait-il se croire dans un sanctuaire !…
Nous prenons l’escalier d’une tour. Les deux premières marches ont sauté. Tout en le montant, notre esprit revoit les blessures extérieures. Nous devons être au niveau de ce fronton où Jésus mourait avec un regard si magnanime. Le fronton se détache, maintenant, telle une pâte feuilletée, et Jésus n’a plus qu’une partie sur sa joue gauche. Plus haut est cette balustrade que, dans leur imagination, les artisans du moyen âge ont dû destiner aux anges les plus roses ; la balustrade s’en va par colonne, les anges n’oseront plus s’y accouder. Puis c’est chaque niche, que l’on n’a plus, maintenant qu’à poser horizontalement, à la façon d’un tombeau, puisque les saints qu’elles abritaient sont pour toujours défaits ; c’est chaque clocheton, dont les lignes arrachées se désespèrent de ne plus former un sommet ; c’est chaque motif qui a perdu son âme de sculpteur. Et nous montons sans pouvoir chasser de nous cette impression que nous tournons dans quelque chose qui se fond autour.
Nous arrivons à la lumière. Sommes-nous chez un plombier ?
Du plomb, du plomb en lingots biscornus. La toiture disparue laisse les voûtes à nu. La cathédrale est un corps ouvert par le chirurgien et dont on surprendrait les secrets.
Nous ne sommes plus sur un monument. Nous marchons dans une ville retournée par le volcan. Sénèque, à Pompéi, n’eut pas plus de difficultés à placer le pied. Les chimères, les arcs-boutants, les gargouilles, les colonnades, tout est l’un sur l’autre, mêlé, haché, désespérant.
Artistes défunts qui aviez infusé votre foi à ces pierres, vous voilà disparus.
Le canon, qui tonnait comme de coutume, ne nous émotionnait plus. L’édifice nous parlait plus fort. Le canon se taira. Son bruit, un jour ne sera même plus un écho dans l’oreille, tandis qu’au long des temps, en pleine paix et en pleine reconnaissance, la cathédrale criera toujours le crime du haut de ses tours décharnées.
Nous redescendons. Nous sommes près du chœur. De là, nous regardons la rosace – l’ancienne rosace. Il ne lui reste plus qu’un tiers de ses feux profonds et chauds. Elle créait dans la grande nef une atmosphère de prière et de contrition. Et le secret des verriers est perdu !
En regardant ainsi, nous vîmes tomber des gouttes d’eau de la voûte trouée. Il ne pleuvait pas. Nous nous frottons les yeux. Il tombait des gouttes d’eau. C’était probablement d’une pluie récente ; mais pour nous, ainsi que pour tous ceux qui se seraient trouvés à notre côté, ce n’était pas la pluie : c’était la cathédrale pleurant sur elle-même.
Il nous fallut bien sortir.
Les maisons qui l’entourent sont en ruines. Elles avaient profité de sa gloire. Elles n’ont pas voulu lui survivre. On dirait qu’elles ont demandé leur destruction pour mieux prouver qu’elles compatissent. En proches parents, elles portent le deuil.
Le canon continue de jeter sa foudre dans la ville. Les coups se déchirent plus violemment qu’au début. Que cela peut-il faire maintenant ? La cathédrale de Reims n’est plus qu’une plaie.
Albert Londres. Le Matin 29 septembre 1914. L’agonie de la basilique
20 09 1914
Alexandre Millerand, ministre de la guerre, réunit à Bordeaux les industriels français : Les arsenaux de l’État ne produiront jamais assez d’armes pour vaincre l’Allemagne. Il faut, pour la première fois dans un conflit, faire appel au privé. Ce sera une aubaine pour de nombreux industriels concernées de près ou de loin par la métallurgie, l’industrie automobile, voire le textile ; les fabriques de fusils de chasse stéphanoises, la Compagnie des forges et aciéries de la marine à Saint Chamond seront au premier rang des fournisseurs. Loin des frontières, riche de ses houillères, Saint Etienne est la citadelle armurière du pays.
On croit mourir pour la patrie, on meurt pour les industriels.
Anatole France
22 09 1914
Disparition au combat d’Alain Fournier (de son nom, Henri-Alban Fournier) à l’orée du bois de St Rémy la Calonne, dit encore des Hauts de Meuse, proche des Éparges, à 40 km de Verdun. Grièvement blessé, le dernier à l’avoir vu serait un officier allemand auquel il aurait demandé que l’on prévienne Mademoiselle Périer, qui avait été sa maîtresse, parente du président Casimir Périer. Pauline Le Bargy (plus connue sous le nom de Madame Simone) fût son dernier amour. Porté disparu jusqu’en 1991, son corps sera alors découvert parmi cinq autres, tous le crâne percé d’une balle – le coup de grâce aux blessés intransportables, – à l’exception du sien. Il allait avoir 28 ans. Ils furent plus de 22 à ne pas pouvoir être identifiés.
Les Anglais, à la fin de la guerre, ont construit à la sortie d’Ypres, en Belgique, sur la route qui mène à Menin, une porte qu’ils ont appelée Menin Gate : y sont gravés les noms des 54 896 soldats britanniques et du Commonwealth qui ont péri dans les parages et qui n’ont jamais eu de sépulture.
Ad majorem dei gloriam. Ici sont gravés les noms des officiers et des soldats tombés à Ypres, mais à eux les hasards de la guerre ont refusé une tombe connue et respectée comme celle de leur compagnons dans la mort.
Pas bien loin de là, en France, au sud-ouest de Lens, nord-ouest d’Arras, l’architecte Louis-Marie Cordonnier construira à la fin de la guerre la plus grande nécropole nationale de militaires français : Notre Dame de Lorette, destinée à regrouper les corps de plus de quarante mille soldats français, morts pour la plupart d’entre eux entre septembre 1914 et juin 1915.
Pour les célébrations du centenaire de la fin de la guerre, la Région Nord Pas de Calais demandera à l’architecte Philippe Prost de construire à proximité un Mémorial international sur lequel seraient inscrits les noms de 579 606 morts, toutes nationalités confondues soit 40 :
L’ellipse a un périmètre de 328 mètres, pour un grand axe de 129 mètres, un petit axe de 75 mètres, l’ensemble représentant une surface de 1 155 m². 500 panneaux d’inscription, mesurant chacun 3 m de haut sur 0.9 m de large, porteur de 1 200 noms en moyenne, sur une surface totale d’inscription de 1 350 m².
[…] Quand il a lancé ce projet, l’ambition politique du président de la Région Nord Pas de Calais, Daniel Percheron, était immense, puisqu’il s’agissait rien de moins que de réunir les noms des 600 000 combattants de toutes origines – alliés et ennemis d’hier – tombés sur les terres de la région pendant toute la durée de la Grande Guerre, et cela selon le strict ordre alphabétique sans distinction de nationalité, de grade ou de religion. Une première en soi que d’édifier pour célébrer le centenaire de 1914 un mémorial international et cela juste à côté de la nécropole nationale Notre Dame de Lorette, le plus grand cimetière français jamais aménagé. En un mot, un geste de fraternité pour rappeler l’importance de la paix en Europe dans un monde confronté aujourd’hui à toutes sortes de menaces et de nouvelles formes de guerre.
Entre septembre 1914 et juin 1915, la colline Notre-Dame-de-Lorette, séparant la plaine d’Artois du bassin minier, fut le théâtre de combats d’une extrême violence. L’occupation de cette colline permettait aux Allemands de bombarder Arras tout en contrôlant le bassin minier. Pouvoir exploiter les mines de charbon était évidemment un enjeu stratégique majeur en termes de production d’énergie en temps de guerre. En juin 1915, les Français parvinrent, au prix de pertes humaines considérables, à reprendre la position. C’est pourquoi à la fin de la guerre, la colline sanglante fut choisie pour y aménager une nécropole nationale, destinée à regrouper les corps de plus de quarante mille soldats français. L’architecte Louis-Marie Cordonnier y construisit dans un style romano-byzantin une basilique et une tour lanterne haute de 52 mètres, le tout en béton coulé par strates dans lesquelles des joints tirés au fer donnent l’illusion d’un appareillage de pierres de taille.
Pour répondre à la question posée par le programme du concours, j’ai d’abord voulu donner une forme à cette fraternité retrouvée, ensuite trouver une expression à la paix et au-delà allier la nature à l’art pour les mettre au service de la mémoire, de toutes les mémoires. Sur ce site auquel les bombardements avaient donné un aspect lunaire, fort heureusement la nature a aujourd’hui repris ses droits et effacé jusqu’au souvenir de cette désolation dont ne témoigne plus que les photographies d’époque. Une belle nature donc au milieu de laquelle il fallait créer un monument pour réunir ces 600 000 hommes venus des 5 continents : Britanniques, Allemands, Français, mais aussi Canadiens, Australiens, Indiens, Néo-Zélandais de l’empire britannique, Algériens, Tunisiens, Marocains, Maliens de l’empire français, Belges, Portugais, au total pas moins de 40 nationalités d’aujourd’hui.
Ma première intention fut de trouver le moyen de voir l’ensemble des noms depuis un point. L’idée de l’anneau m’est ainsi apparue, elle permettait de se placer au centre et de réunir par le regard ces milliers de noms. Anneau évoquant la ronde que forment ceux qui se tiennent par la main, créant ainsi symboliquement une chaîne entre tous ces hommes qui avaient perdu la vie en combattant, en se combattant pour les réunir dans une fraternité posthume. Anneau synonyme d’unité mais aussi d’éternité, les lettres s’enchaînant sans fin de A jusqu’à Z selon l’ordre alphabétique. Les 600 000 noms pour trouver leur place donnèrent finalement à l’anneau la forme d’une ellipse. Ensuite s’agissant de trouver une expression à la paix, l’horizontale m’apparut une évidence. À la verticalité cocardière de la tour lanterne allait ainsi répondre l’horizontalité pacifique de l’anneau. C’était aussi une réponse à la demande expresse de l’architecte des bâtiments de France, que le mémorial ne dépasse pas le sommet des croix alignées autour du parvis de la chapelle. C’était plus encore, à mes yeux, une manière de ne pas interrompre la ligne d’horizon de la plaine d’Artois perceptible depuis la nécropole. Et puis l’horizontale est aussi symbole d’équilibre et donc gage de pérennité. Restait à allier la nature à l’art pour la mettre au service de la mémoire ; ainsi la forte déclivité du terrain allait faire le reste. Ancré dans le sol sur les deux tiers de son périmètre, l’anneau, lorsque brusquement le terrain se dérobe sous lui, parait s’élancer à l’assaut de l’horizon, comme suspendu au-dessus du vide pour mieux nous rappeler que la paix demeure toujours fragile. Faisant par la même occasion de ce monument une figure ouverte à l’intérieur de laquelle on peut accéder depuis le parvis de la nécropole en descendant par une rampe pratiquée comme une saignée dans la terre devenant tunnel, avant de s’ouvrir telle une fenêtre sur l’intérieur de l’anneau et sortir en passant sous l’anneau pour rejoindre le sentier de randonnée. Sur site, l’ellipse s’ouvre d’un côté vers l’entrée de la nécropole, de l’autre vers la plaine d’Artois.
À la région et son équipe dirigée par l’historien Yves Le Maner revint l’incroyable mission de constituer la liste des noms des soldats français morts sur le sol du Nord-Pas-de-Calais pendant la Grande Guerre puis de la fusionner avec les listes émanant du Commonwealth et de la République Fédérale d’Allemagne selon l’ordre alphabétique mobilisant pour y parvenir toute une équipe pendant de longs mois, enfin de la vérifier afin qu’il n’y ait ni oubli ni doublon. À l’équipe de maîtrise d’œuvre revenait d’écrire les noms. Si les principes du projet étaient clairs et la taille des lettres imposée [12 mm], encore fallait-il évaluer – sans disposer au moment du concours de la liste complète – la surface à graver et choisir la police de caractères qui assurerait la parfaite lisibilité des noms. Le choix d’associer à notre équipe dès le concours un artiste-typographe, Pierre di Sciullo, s’avéra décisif pour être en mesure d’appréhender dans toute son ampleur – plus de 10 millions de caractères – et sa complexité pareil projet. La création d’une police de caractères, baptisée le Lorette s’avéra très vite indispensable pour être en mesure de lire facilement les noms sur des panneaux de 3 mètres de haut de jour comme de nuit. Au-delà et symboliquement, dessiner les lettres dédiées à cet unique projet était un acte de création pour célébrer la mémoire des disparus.
La Région nous a fourni au fur et à mesure par fragment la liste des noms depuis le A jusqu’au Z tout au long des études de projet […] – et à chaque étape la taille de l’anneau variait pour accueillir les 600 000 noms se dilatant, se rétractant tel un cœur qui bat. Pourquoi ? Parce que selon les origines des soldats, le nombre moyen de caractères n’est pas le même. Et selon que vous faites une extrapolation de la moyenne de caractères alors que vous êtes dans les C ou dans les M, vous ne trouvez pas la même surface à graver pour l’ensemble des noms. La liste des noms complète a permis d’arrêter et de stabiliser définitivement la surface à graver et la dimension de l’anneau avant le lancement de l’appel d’offres.
À l’extérieur, un anneau en béton, couleur de guerre, sans aucune inscription, à l’intérieur 500 feuilles d’un métal doré dépliées telles les pages ouvertes d’un livre sur lesquelles sont gravés très exactement 579 606 noms. Le visiteur entrant, se trouve entre ciel et terre avec sous les yeux ce blizzard de noms d’hommes disparus, comme le disait très joliment le journaliste anglais Rowan Moore, c’est-à-dire des noms à perte de vue sur 328 mètres de périmètre, une dimension monumentale inédite par l’échelle donnée à la mort de masse qui caractérise cette guerre industrielle qu’est la Première guerre mondiale. Il fallait concilier le monumental et l’intime. Pour cela les panneaux furent déployés comme autant de pages d’un livre. Lorsque le visiteur s’arrête pour chercher un nom dans l’intervalle de deux pages ouvertes, cela donne lieu à des moments saisissants où vous découvrez un rythme et une géométrie répétée comme autant de blocs. La raison en est le principe posé pour le Mémorial : un homme, un nom. Smith John gravé autant de fois que de John Smith sont morts sur les champs de bataille du Nord-Pas-de-Calais.
Pour avoir une première vision de l’échelle de l’ouvrage et de son insertion dans le site, nous avons fait planter des piquets, à la manière de Vauban quand il dessinait grandeur nature – avec piquets et cordeaux – ses étoiles bastionnées avant d’engager de gigantesques remuements de terre. Avant que le chantier ne démarre, cela permit de visualiser sur le terrain les rapports de l’ouvrage avec son environnement. Avec la dépollution pyrotechnique préalable indispensable au démarrage du chantier, ce sont 8 000 cibles métalliques logées dans le sol qui ont été repérées, diagnostiquées et extraites pour partie, tout cela bien que le site ait déjà été dépollué dans l’après-guerre avant d’aménager la nécropole. Les remuements amenèrent la découverte de 9 corps, français et allemands, autant de moments très émouvants, corps de soldats portés disparus, morts au combat. Avec la préoccupation, pour ceux identifiables par leur plaque militaire, de les rechercher sur la liste et de les retrouver dans un moment d’intense émotion.
Pour construire l’anneau en l’espace de 9 mois, il fallait le concevoir préfabriqué, et constitué de voussoirs tel un ouvrage d’art. Les ingénieurs Jean-Marc Weill et Raphaël Fabbri accompagnèrent le projet tout au long de sa gestation et de sa réalisation. Malgré l’évidence de sa forme elliptique, l’anneau dans sa partie courbe dissymétrique de près de 60 mètres lancée au-dessus du vide devait supporter des efforts de torsion considérables, les deux fenêtres ouvertes sur le paysage faisant de la prouesse technique un défi jamais relevé. Ni l’acier, ni le béton armé ne permettaient de réaliser l’ouvrage en raison de ces contraintes structurelles extrêmes, pas plus que de respecter la finesse et la précision de son dessin.
Seul un béton fibre à ultra hautes performances (BFUP, un produit Lafarge, déjà mis en œuvre pour une passerelle sur le site du Pont du Diable à la sortie des gorges de l’Hérault, et au MUCEM de Marseille, deux réalisations de Rudy Ricciotti) permettait de réaliser une telle prouesse technique, en le ceinturant de câbles afin de pré-contraindre par post-tension l’ouvrage. Le BFUP avait en outre l’avantage de par sa constitution et son extrême densité de donner à l’anneau toute la pérennité voulue pour un monument. Une fois ces choix faits, le niveau d’exécution en chantier devait être irréprochable. La précision de la pose réalisée à la grue, contrôlée par visée, devait être de l’ordre de plus ou moins 2 mm pour des voussoirs pesant selon les cas entre 9 et 14 tonnes. Si les écarts étaient plus importants, la transmission des efforts de torsion entre voussoirs pouvait engendrer des désordres mettant en péril la stabilité de l’anneau. Au bout du compte, de la conception aux essais de mise en service, le projet fut une aventure, avec ses moments de joie et ses moments d’inquiétude, de tension et de décision, et tout au long l’ambition et l’espoir qu’au terme du chantier, rien de ces efforts humains ou matériels ne transparaisse aux yeux du visiteur découvrant le monument. Parallèlement les panneaux étaient découpés, colorés et gravés selon un process industriel spécifique. Trempés dans un bain, les panneaux d’acier inoxydable prenaient la couleur bronze avant que les lettres des noms griffés par le laser ne fassent réapparaître la couleur de l’acier inoxydable au naturel. Une fois placés à l’intérieur de l’anneau sous le ciel de l’Artois, les panneaux métalliques mettent en lumière les noms des morts. La nuit, c’est l’œuvre-lumière de Yann Toma qui fait revivre ces noms. Comme placé hors du temps et du contexte, chaque visiteur par ses pas met en mouvement l’anneau et découvre à travers les deux fenêtres ouvertes d’abord la silhouette des terrils de charbon du bassin minier et le mémorial canadien de Vimy avant de découvrir ensuite en contrebas les ruines de l’église d’Ablain-Saint-Nazaire. […]
Philippe Prost. Leçon inaugurale de l’école de Chaillot. 3 février 2015
Quand l’art se soucie de se marier avec la nature, il peut procurer cette émotion très dense, qui n’est pas celle d’un cimetière : le collectif y dépasse les mémoires nationales : près de 600 000 noms qui vous enserrent dans leur bras de plus de 300 mètres de long pour vous dire : que la paix et la sérénité de ce lieu, aujourd’hui, guident vos vies.
un geste à la fois simple et fort qui conjugue le monumental à l’intime.
Philippe Prost, architecte
Pratiquement dans le même temps – le 15 décembre 2015 – sera inauguré à Neuville Saint Vaast un Monument des fraternisations, en hommage aux soldats qui avaient décrété une trêve pour célébrer Noël ensemble le 25 décembre 1914 et à nouveau en décembre 1915. Vingt deux ans avant ces manifestations, en novembre 1993, Marie Christine Blandin, [les Verts] présidente de la région Nord Pas de Calais, s’était faite bousculer par la moitié de son conseil régional pour avoir osé fleurir le 11 novembre 1993 les tombes de soldats français, canadiens et allemands ! Il faut laisser le temps au temps.
http://www.cheminsdememoire.gouv.fr/sites/default/files/editeur/nsmail-87.pdf
22-23 09 1914
Romain Rolland, dégagé des obligations militaires en raison de son âge – 48 ans – et de son état de santé, se trouve alors en Suisse. Il publie dans Le Journal de Genève une série d’articles regroupés sous le titre : Au-dessus de la mêlée
O jeunesse héroïque du monde, vous tous, jeunes hommes de toutes les nations, qu’un commun idéal met tragiquement aux prises, Slaves, Anglais, Belges, Allemands qui luttez pour défendre la pensée et la ville de Kant contre le torrent des cavaliers cosaques (…) comme vous m’êtes chers, vous qui allez mourir. Et vous, jeunes Français, quel que soit le destin, vous vous êtes haussé aux cimes de la vie, et vous y avez porté avec vous votre patrie, vous vaincrez, je le sais… prêtres, pasteurs, évêques, par milliers, vont dans la mêlée pratiquer, le fusil au poing, la parole divine Tu ne tueras point.
Un grand peuple assailli par la guerre n’a pas seulement ses frontières à défendre. Il a aussi sa raison… Le devoir est de construire, plus large et plus haute, dominant l’injustice et les haines des nations, l’enceinte de la ville où doivent s’assembler les âmes fraternelles et libres du monde entier…
Nous avons deux cités : notre patrie terrestre et l’autre, la Cité de Dieu. De l’une, nous sommes les hôtes ; de l’autre, les bâtisseurs. Donnons à la première nos corps et nos cœurs fidèles. Mais rien de ce que nous aimons, famille, amis, patrie, rien n’a de droit sur l’esprit.
L’esprit est la lumière. Le devoir est de l’élever au-dessus des tempêtes et d’écarter les nuages qui cherchent à l’obscurcir. Le devoir est de construire, plus large et plus haute, dominant l’injustice et les haines des nations, l’enceinte de la ville où doivent s’assembler les âmes fraternelles et libres du monde entier.
Romain Rolland. Au-dessus de la Mêlée, Journal de Genève
[…, et ailleurs] Une mêlée sacrilège qui offre le spectacle d’une Europe démente montant sur le bûcher et se déchirant de ses mains.
Le feu des critiques viendra de tous bords : seul l’Humanité le soutiendra timidement, en troisième page.
Pendant que nos armées disputent aux Barbares (…) le sol sacré de la Patrie, il y a un Français qui gémit plus spécialement sur les malheurs de ses amis allemands. C’est M R Rolland, romancier, musicologue et professeur en Sorbonne.
La Dépêche de Toulouse du 27 octobre 1914. (Jaurès y avait collaboré)
S’il avait eu le sens de la race, Romain Rolland ne se serait pas permis de penser contre la défense de son pays.
Action Française du 24 octobre 1914
4 10 1914
On pourrait penser que les décennies écoulées depuis la guerre de 1870 dans la culture de la haine du Boche, avec cette obsession de la revanche, avaient répandu effectivement dans l’ensemble de la population française la haine du Boche. On ne le sait pas très bien, mais c’était probablement la règle qui, comme toute règle comporte des exceptions : Augustin Viseux, ancien mineur, fils et petit fils de mineur, a écrit Mineur de fond, dans la collection Terre Humaine de Plon. 1991. Né en 1909, il avait donc cinq ans en 1914 ; il dit son enfance :
Les troupes allemandes étaient arrivée le jeudi 4 octobre à Lens. Le front se stabilisait. Nous nous trouvions à moins de 2 ou 3 kilomètres des troupes françaises et britanniques. Et puis les jours raccourcirent, les nuits se firent plus longues. Ce fut le début d’une occupation difficilement supportable pour les 18 000 Lensois qui restaient dans cette ville peuplée quelques semaines auparavant de 36 000 habitants. Nous craignons de surcroit les terribles effets des bombardements [effectués donc par les armée françaises. ndlr]. En fait, la ville de Lens et ses cités étaient considérées comme des repaires allemands. Nos fenêtres donnaient exactement sur la ligne de front : la cote 70. Notre existence rue Jeanne d’Arc prit fin le 25 octobre 1914. Les Allemands nous avaient obligé, ce jour-là, à descendre dans un abri situé devant l’école Paul Bert, à mi-chemin de la boulangerie Yosbergue. Sur le retour, après l’alerte, quelqu’un s’approcha de ma mère et lui dit : Mathilde, y faut rintrer à vot’maison, un obus est kueu (tombé) dessus. Quelques minutes plus tard, nous regardions, atterrés, notre maison : toiture, charpente et étage étaient détruits.
[…] Les Allemands occupaient la première maison du coron, côté jardin. Cette maison était le PC de la batterie: un canon était installé dans la cour. Du coup, André apprit rapidement les commandements de tir.
Le matin, nous les regardions se ranger de l’autre côté du trottoir, puis partir à l’exercice. Quand ça ne bombardait pas, nous bavardions avec eux, ils nous montraient avec tristesse des photos de leurs enfants, de leur femme. S’ils recevaient un colis, ils nous offraient des friandises ou ils nous découpaient une tranche de ce pain qu’ils avaient et qui, grillé sur le couvercle du poêle puis saupoudré de cassonade, était délicieux. J’aimais particulièrement le caporal Karl ; celui-ci pleurait chaque fois qu’il me prenait sur ses genoux. Avait-il le pressentiment qu’il ne retrouverait jamais les siens ? Je me souviens encore du jour où l’on m’apprit sa mort. C’était l’hiver, il y avait de la neige, les rescapés de son escouade avaient été relevés et mis au repos. Ils rentraient boueux, mal rasés, éreintés. Les fusils par terre, ils s’assirent dans l’attente de la soupe, du café, de la gnole. Otto, le confident de Karl, me prit dans ses bras : Mein klein Kinder (mon petit garçon), mein Kamerad Karl ist kapout. Otto, le joyeux drille, sanglotait. Je l’embrassai en pleurant, moi aussi.
Entre enfants et soldats, l’entente était relativement facile. Nous en profitions pour prélever une dîme sur leur provisions individuelles, l’air de rien, comme des moineaux.
Augustin Viseux Mineur de fond. Plon. Terre Humaine 1991
16 10 1914
Première transfusion sanguine à l’hôpital de Biarritz
21 10 1914
Les bombardements allemands font du centre d’Arras un tas de ruines.
27 10 1914
Le maréchal des logis Destouches, 2° escadron du 12° régiments de cuirassiers – il prendra le nom de Louis Ferdinand Céline plus tard – est blessé à l’épaule à Poelkapelle, en Belgique. Cette blessure à l’épaule, talent de romancier aidant, deviendra pour Céline blessure à la tête, suivie d’une trépanation. Le 28 décembre suivant il sera décoré de la plus prestigieuse décoration de guerre : la médaille militaire, et, le 8 avril 1915, la croix de guerre. L’armée se montrait bonne princesse.
En 1957, il racontera à Robert Poulet son abandon de poste – en langage militaire, cela se nomme désertion – et sa complicité dans le vol de la caisse du régiment. Je me dis d’emblée, Ferdinand y a erreur. C’est le moment d’en profiter. Je n’ai pas eu je peux le dire deux minutes d’hésitation. De tels retournements de choses ne durent pas.
Louis Ferdinand Céline, sur son lit d’hôpital, quand on lui lit sa citation. Guerre. Gallimard 2022
1 11 1914
Usines du Rhône commercialise l’aspirine.
2 11 1914
La marine turque, sous les ordres de l’amiral allemand Souchon, a bombardé Odessa et Sébastopol, ce qui provoque la guerre entre la Turquie et la Russie. La France et l’Angleterre sont aux cotés des Russes. De leur coté, les Anglais vont débarquer à Bassora vingt jours plus tard. La Mésopotamie était défendue par une armée ottomane aux origines variées. Le front mésopotamien était un espace de rencontres ethniques très diversifiées, notamment entre les troupes indo-britanniques et les populations locales : Arabes, sunnites et chiites, mais aussi Kurdes, chrétiens, juifs et d’autres minorités dans le nord du pays, avec qui elles échangeaient marchandises et services. Cela faisait déjà 15 ans qu’ils exerçaient un quasi-protectorat sur le Koweït voisin. Ils avaient bien des raisons pour prendre pied dans la région ; elle était tout d’abord une étape pour la surveillance de la route des Indes ; de plus, ils rêvaient de faire de la Mésopotamie un zone de grande production agricole et leurs réussites en la matière tant dans la vallée du Nil qu’au Pendjab nourrissaient ces rêves ; mais surtout, il était très probable que ces régions soient riches en pétrole : on ne le savait pas encore, mais on en avait déjà trouvé dans la Perse voisine. Et lorsque l’on a une des trois premières marines du monde, tant marchande que de guerre, il est préférable de posséder du pétrole pour que ces navires puissent rester opérationnels.
2 au 5 11 1914
Les Anglais attaquent Tanga, un port du nord-est de la Tanzanie, frontalière avec le Kenya, quand, en principe Allemands et Anglais, conscients chacun de la faiblesse de leurs forces respectives, avaient conclu un pacte de non agression en Afrique anglaise et allemande : cette dernière, alors nommée Deutsch Ostafrica – Afrique orientale allemande -, regroupait les actuels Rwanda, Burundi et Tanzanie.
Mais ils tombent sur un os… qui se nomme Paul Lettow von Vorbeck, un commandant allemand de 44 ans, à la tête des forces armées de la Deutsch Ostafrica, [200 officiers et quelques compagnies d’Askaris, des mercenaires locaux], qui s’est préparé à ce que les Anglais ne tiennent pas leur parole. Von Vorbeck a l’esprit ouvert, il parle les langues locales, son charisme lui assure le complet dévouement de ses hommes, et il n’hésite pas à suivre d’autres chemins que ceux dictés par sa hiérarchie. Neveu par alliance du frère de Bismarck, il s’était lié d’amitié sur un bateau avec Karen Blixen [Out of Africa]. Les Anglais sont à la tête de 8 000 réservistes indiens, von Vorbeck est parvenu à rassembler 1 100 hommes. Au bout de quatre jours de combats, les troupes de Vorbeck font plier les Anglais qui comptent 487 blessés et 360 tués au sein de la Brigade indienne, contre 81 blessés et 61 tués pour le camp allemand, qui s’approprie mitrailleuses, fusils et plus de 600 000 cartouches abandonnées sur le terrain. Vorbeck entreprendra alors de s’attaquer au réseau ferroviaire anglais en Afrique de l’est, puis au Congo belge où l’usage des premiers hydravions par ses adversaires aura raison de ses troupes.
5 11 1914
Menotti et Ricciotti, les deux fils de Giuseppe Garibaldi, ont jusqu’alors tenu à entretenir la mémoire de leur illustre père, mort en 1882 sans se contenter de discours : ils ont ainsi organisé des expéditions de soutien en Grèce en 1897, dans les Balkans en 1911-1912 contre les Turcs, dans le Transvaal en Afrique du Sud aux côtés des Boers insurgés contre les Britanniques, et encore au Mexique contre le dictateur Porfirio Diaz, au Venezuela. Ils ont soutenu Francesco Crispi, ancien Chemise rouge devenu Président du Conseil de 1887 à 1891 et de 1893 à 1896. Ils viennent maintenant combattre aux côtés de la France, en ayant levé une légion de 2 000 soldats, sous le commandement de Peppino, l’un de leurs six enfants, dont deux mourront au combat, Bruno le 26 décembre 1914 et Constant le 5 janvier 1915, parmi les 590 morts de cette légion. On y voit aussi Curzio Malaparte, [né Kurt Erick Suckert, de père allemand, de mère italienne] qui a triché sur son âge – 16 ans – pour être accepté. Après la dissolution de la Légion, il repartira en Italie, puis reviendra en France, officier, où il sera gazé au Chemin des Dames, puis décoré de la Légion d’honneur avec palmes. Les membres de cette Légion garibaldienne ne représentaient que ses sympathisants et non l’Italie qui n’entrera en guerre aux côtés des Alliés que le 23 mai 1915 contre l’Autriche Hongrie, puis le 28 août 1916 contre l’Allemagne.
18 11 1914
Le rouge garance [1] de l’uniforme du soldat a vite été abandonné par l’état-major, qui a pris conscience de son poids dans les premières hécatombes – c’était la cible idéale – ; il est remplacé par le bleu… et les rouges de dire : tiens, voilà les bleus ! Le rouge garance, c’est donc pour le bas ; pour le haut, le soldat n’est pas mieux loti : en 1911, le ministère de la Guerre avait demandé que le soldat soit muni d’un casque : cela avait été repoussé par la Chambre d’un cela ferait allemand ! Et si on donne au soldat de la saucisse, est-ce que cela ne fait pas trop allemand ? Un crâne troué d’une belle balle, par contre cela fait bien français, n’est-ce pas messieurs les députés ! Il faudra attendre juin 1915 pour que la décision soit prise d’en équiper les combattants. Combien de morts cette criminelle stupidité a-t-elle coûté ?
4 12 1914
Les quatre frères Maserati (Alfieri, le leader de la fratrie, Bindo, Ettore et Ernesto) fondent à Bologne l’Officine Alfieri Maserati : un garage où l’on prépare des voitures de course sur la base de modèles Isotta-Fraschini pour les gentlemen drivers de l’époque. Douze années plus tard est produit le Tipo 26, premier bolide portant le fameux trident du Neptune de la fontaine de la piazza Maggiore, à Bologne. Il faudra bien des années pour que la marque atteigne la célébrité : ce sera fait avec un titre de champion du monde de F1 en 1957 grâce à Juan Manuel Fangio, l’année où sortira son modèle fétiche, le must, la GT 3 500. Racheté en 1968 par Citroën, le mariage sera emporté par la tempête de la crise pétrolière. Achetée par Fiat en 1993, elle verra ses ventes exploser à partir de 2013, en parvenant finalement à occuper une niche où ses modèles se révèlent plus complémentaires que concurrents de ceux de son grand rival Ferrari.
8 12 1914
Le vice amiral Maximilian von Spee, né à Copenhague mais au service de l’Allemagne, était en poste en Chine, dans le port de Qingdao, concession allemande. Dès le début de la guerre, il a jugé que le voisinage des flottes japonaises et australienne représentait un trop grand danger et s’est décidé à traverser le Pacifique ; et comme il s’agit d’un long voyage, autant prévoir quelques activités rémunératrices : il se livre donc à la guerre de course, rançonnant tant et plus les navires marchands alliés. Il bombarde Tahiti au passage, va mouiller aux Marquises, récupère deux croiseurs à l’île de Pâques, et, en arrivant en vue des côtes chiliennes, à Coronel, coule le 1 novembre deux croiseurs anglais de l’amiral Cradock. Il reçoit l’ordre de Berlin de rentrer, mais traîne quelque peu les pieds, et, quand il s’y résout, tombe aux Malouines le 8 décembre sur des Anglais, qui avec huit navires, n’ont guère de mal à couler son navire amiral Scharnhorst : lui-même est tué, ainsi que ses deux fils et tout son équipage. Seul le croiseur Dresden parvient à s’échapper.
25 12 1914
Les Français et les Britanniques qui tiennent les tranchées autour de la ville belge d’Ypres entendent au petit matin Stille Nacht venant des positions ennemies, puis découvrent des arbres de Noël le long des tranchées allemandes. Lentement, des colonnes de soldats en sortent et avancent jusqu’au milieu du no man’s land, où ils appellent les Britanniques à venir les rejoindre. Les deux camps se rencontrent au milieu d’un paysage dévasté par les obus, échangent des cadeaux, discutent – pour ceux qui parlent la langue du camp adverse -, et joueront au football le lendemain. Walter Kirchhoff, chanteur d’opéra, alors officier d’ordonnance, chante si bien qu’il doit recommencer après les bis des soldats français. Court moment de paix au milieu de l’horreur. Ces trêves ne s’étendront pas aux secteurs mettant en présence les seuls Français-Belges et Allemands : les crimes commis par ces derniers ne laissaient pas de place aux fraternisations.
1914
Du 2 août au 31 décembre 1914, Joffre aura limogé près de la moitié des généraux français : 180 sur 425, qui devaient leurs étoiles plus à la docilité politique qu’à leur compétence : c’était le résultat du système des fiches – le fichage politique des officiers mis en place par le général André, ministre de la Défense de 1900 à 1904 -. Il les limogeait en les envoyant en résidence à Limoges. Donc, si les généraux limogés avaient su se rendre inutiles, il n’en allait pas de même pour les femmes des ouvriers de la porcelaine, partis au front. Le marché du jouet était alors nettement dominé par l’Allemagne, dans la région de Sonneberg, au sud de Nuremberg. La première tête de poupée en porcelaine française remontait à 1843, fabriquée par Jacob Petit, sans grand succès hélas. Mais en 1914, l’importation de pièces de jouets allemands commençait à faire mal au cœur, et puis on commençait à dire tout haut ce que l’on pensait déjà depuis longtemps tout bas : souhaitons que bientôt, les petites filles ne soient plus condamnées à bercer, parer, cajoler des vilaines babouines aux figures mal équarries où le menton avait la même largeur que le font massif et plat (Courrier du Centre avril 1916). Et les Limougeaudes se mirent à faire de la poupée de porcelaine, oreilles percées, boucles d’oreille, dents blanches. En 1916 Limoges sortira 20 à 25 000 têtes de poupée par mois. En 1918, la poupée Victoire, la plus demandée de l’usine Lanternier, a remplacé entre les mains des petits enfants la vilaine poupée boche (Courrier du Centre Janvier 1918)
Nouvel emprunt russe lancé à Paris : au total, ce sont un 1.6 million de petits porteurs qui auront prêté 12 milliards de francs-or à la Russie. 108 000 automobiles en France. Quatre quotidiens tirent à plus d’un million d’exemplaires : Le Journal, Le Petit Parisien, Le Matin, Le Petit Journal. En 1939, Paris-Soir atteindra 1.7 million d’exemplaires. Le Matin régressera à 600 000 exemplaires en 1930, mais le seul reportage de Kessel Sur la piste des esclaves lui en fera regagner 150 000 ! Avant ces tirages par centaines de mille, on se passait les journaux :
Au XIX° siècle, quand cinq pour cent des gens pouvaient acheter des journaux, on se les faisait prêter par ceux qui fréquentaient le Café du Commerce, d’où l’expression de café du commerce pour qualifier un certain type de discussion et une certaine forme populaire d’opinion. Il est vrai qu’en de tels lieux on discutait, et qu’il se formait un consensus sur la réaction à tel événement, et que ce consensus avait quelque chose qu’on peut qualifier de délibéré, sans pour autant donner trop de poids ou de gravité aux mots.
Michel Rocard. Si ça vous amuse. Flammarion 2010
Un avion russe peut emporter 500 kg de bombes. Les bombardements ont tellement peu de vertus que lorsque c’est le cas, on ne peut le passer sous silence : c’est grâce à l’un d’eux qu’un portail latéral de la cathédrale de Verdun se vit débarrassé de son remplissage de plâtre, qui avait été effectué en 1755, à la demande de l’évêque, suite à un incendie.
Gowland Hopkins, biologiste anglais, nommé à Cambridge, découvre que certains éléments essentiels, appelés acides aminés, ne peuvent être fabriqués dans le corps, mais doivent lui être fournis de l’extérieur dans la nourriture. Ces substances accessoires vitales sont ce que nous appelons aujourd’hui les vitamines.
Les Américains mettent en place leurs premiers feux de signalisation à Cleveland.
18 01 1915
Paul Lettow von Vorbeck, lieutenant-colonel allemand, décide de reprendre aux Anglais la ville de Jassin, actuellement en Tanzanie. Il y parvient au prix de lourdes pertes, par rapport à l’importance des effectifs en jeu. Il se livrera pour les années suivantes à une guerre de guérilla contre les Anglais, pour les contraindre à maintenir en Afrique des effectifs à même de contrer ses raids : c’était autant de troupes ainsi distraites du front européen : en mars 1916, ce ne sont pas moins de 45 000 hommes que les Anglais lancèrent contre lui… en vain. L’homme finira par avoir pour adversaire non seulement les Anglais, mais encore les Belges, les Portugais et les Sud-Africains, continuant à remporter succès sur succès… jusqu’au 13 novembre 1918, le temps, que lui parvienne les nouvelle de l’armistice : il se rendra le 23 novembre 1918 à Abercorn, aujourd’hui en Zambie, alors dans le nord de la Rhodésie. Rentré en Allemagne en janvier 1919, il y sera accueilli comme un héros, paradant avec ses troupes à la Porte de Brandeburg, distingué par le chancelier Ebert : Je vous salue, vous qu’aucun ennemi n’a vaincu sur les champs de bataille ! Impliqué dans la tentative de coup d’État de Kapp du 13 mars 1920, il sera incarcéré et mis à la retraite d’office : sans pension, il deviendra marchand de vin à Brême et même jardinier pour finir.
En fait, ce colonial dans une nation qui n’avait plus de colonies, qui s’était illustré en désobéissant aux ordres et en combattant avec des Africains, qui n’avait jamais été officier d’un régiment de la garde, qui n’avait jamais porté le pantalon à bande rouge du grand état-major, était probablement beaucoup trop indiscipliné pour avoir la confiance de Hans von Seeckt. D’une certaine façon, il restait le chef d’une bande de moins de 100 blancs et de plus de 12 000 noirs.
[…] Après 1945, il se fixera à Hambourg sans recevoir de pension de retraite, aussi, pour survivre, il deviendra jardinier. En 1953, il effectua un voyage en Afrique et, à son retour, publiera deux livres : Kwa eri bwana ! Au revoir Monsieur ! (1954) et L’Afrique telle que je l’ai revue (1955). […] Le gouvernement fédéral de l’Allemagne de l’Ouest n’ayant pas prévu de pension pour lui, c’est son vieil adversaire et ami de 1914, le maréchal Jan Smuts [général boer, ministre de la Justice du Transvaal], qui réunira une souscription d’officiers britanniques et sud-africains pour lui en offrir une. En 1957, il publia Ma vie et deux ans plus tard, fera un voyage quasi officiel à la demande du gouvernement local dans sa seconde patrie le Tanganika, voyage au cours duquel il recevra un accueil enthousiaste de la part non seulement de ses anciens Askaris mais également de la population locale. Événement dont rendirent compte, étonnés, un certain nombre de journaux français.
Quelques Askaris, survivants de son ancienne troupe, viendront rendre un dernier hommage à leur général à ses obsèques, en 1964. Quand la pompe funèbre sera retombée, la république fédérale décidera de pensionner les survivants africains de l’épopée.
Wikipedia
Dommage que notre vocabulaire n’ait pas de mot juste pour nommer l’équivalent sur terre d’un corsaire sur mer, mais ce général qui ne faisait pas preuve d’un sens de l’obéissance très développé, avait belle allure. Le maréchal Leclerc sera de cette trempe, n’ignorant certainement pas les hauts faits de cet aîné.
19 01 1915
L’Endurance, le navire de l’expédition Shackleton est bloqué par les glaces dans la mer de Weddel, à une trentaine de kilomètres de la côte… beaucoup trop loin pour envisager de débarquer quoi que ce soit. Il ne restait plus qu’à se laisser emporter avec les blocs dérivants, vers le nord, en regardant, impuissants, les forces gigantesques de la glace disloquer lentement le navire.
18 02 1915
Première projection d’un film à la Maison Blanche : Naissance d’une nation de David Wark Griffith, monument – plus de 3 heures – du 7° art, et sommet de racisme. Gigantesque évocation de la guerre de Sécession et de la reconstruction du Sud.
C’est écrire l’Histoire avec la foudre. Mon seul regret est que tout cela soit si terriblement vrai ; c’est dire la qualité du film, dira Woodrow Wilson, qui ne taira jamais son admiration.
En 1993, en France, Les Cahiers du cinéma l’incluront dans les 100 films qui devraient constituer la vidéothèque idéale. Le film est adapté de The Clansman, roman de Thomas Dixon, un écrivain sudiste, qui collabora au scénario et à la promotion du film. Deux points forts dans la première partie : la reconstitution de la bataille de Petersburg, en Virginie, puis celle de l’assassinat de Lincoln. Tous les rôles de Noirs et de métis, sont interprétés par des acteurs blancs au visage noirci.
Pour Griffith, la négritude est un état si inférieur que les Noirs eux-mêmes sont incapables d’interpréter et de communiquer son inévitable bassesse.
Andrew Sarris, critique américain
C’est une merveille de technique, mais ce mérite est oblitéré par les ravages que ce film a opérés sur notre culture. Un siècle après, nous n’avons toujours pas échappé à la démoralisation lancée par ce film. Les idées et les stéréotypes qui ont été engendrés sur la pellicule affectent la façon dont les Noirs se voient eux-mêmes et dont les autres les voient. Des décennies d’imagerie raciste et oppressive remontent à ce film.
L’influence de Naissance d’une nation sur le cours de l’Histoire ne peut être sous-estimée. On a évalué le nombre de spectateurs aux États-Unis à 50 millions, soit la moitié de la population de l’époque. À la sortie du film, le Ku Klux Klan avait disparu. Quelque temps après, au début des années 1930, il comptait trois millions de membres dans tous les États-Unis, et Griffith n’a jamais refusé que l’organisation utilise son œuvre comme outil de recrutement. Parallèlement, le combat pour l’interdiction du film permit à l’Association nationale pour la promotion des gens de couleur (NAACP) de s’imposer comme une organisation reconnue. Enfin, la violence de la controverse conduisit les producteurs hollywoodiens à interdire le racisme à l’écran, ce qui se traduisit par la quasi-disparition des personnages afro-américains, en dehors de quelques clichés. En 1939, Autant en emporte le vent, qui évoquait la même période, réussit à le faire sans parler d’esclavage.
Ava Du Vernay, réalisatrice noire reçue à la Maison Blanche le 16 janvier 2015 pour y présenter Selma, épisode de la défense des droits civiques par Martin Luther King.
02 1915
Le commandant Djemel Pacha vient d’être défait par les Anglais à Suez. De retour à son Q.G. de Damas il décide de la déportation des Arméniens de Dörtyol et de Zeytoun, entre Adana et Alep, vers la province de Konya : elle se fera le mois suivant.
16 03 1915
La consommation comme la fabrication d’absinthe sont interdites. [la loi sera abrogée le 17 décembre 2010]. Les fabricants de Pontarlier se reconvertiront dans les anisés sans sucre : le pastis n’est pas de Marseille !
18 03 1915
Des femmes défilent à Berlin pour demander la paix.
Pour permettre aux Russes de passer librement le Bosphore, Français et Anglais ont lancé l’expédition des Dardanelles contre la Turquie. L’idée générale est de Winston Churchill, premier lord de l’Amirauté [notre ministre de la Marine]. Le contrôle des détroits aurait donné à l’allié russe le libre accès au bassin méditerranéen depuis ses ports de la mer Noire. L’Égypte, colonie britannique, et le canal de Suez auraient été protégés de toute menace ottomane : encerclées de toutes parts, les puissances centrales auraient été contraintes à la capitulation. Le plan ne manque pas de séduire, oui mais…, c’était faire bon marché de l’armée turque qui fit mieux que résister. Le général Gouraud est à la tête des deux divisions françaises.
Ils commencent par perdre la bataille sur mer : 3 cuirassés coulés, dont le Bouvet et le Maine, 4 bien abîmés, dont le Suffren et le Gaulois, tout cela pratiquement du seul fait d’un petit navire poseur de mines. La bataille va reprendre à terre, à partir du 28 avril, au sud de la presqu’île de Gallipoli, brillamment défendue par Mustafa Kemal. La cinquième armée turque est sous le commandement de Liman von Sanders, un général allemand qui supervisait déjà avant la guerre la formation des officiers turcs. Elle repoussera les quatre tentatives alliées, jusqu’au 12 août. Les conditions de vie dans les tranchées étaient infernales, rats et mouches pullulant avec la chaleur, quand ce n’est pas, en creusant des tranchées, la découverte de sépultures grecques mises à jour par les soldats anglais, de l’ancienne Éleonte, le port d’où s’était embarqué Alexandre ! Le 13 juin 1915, le médecin major Émile Luthreau alertera le Louvre qui sauvegardera le site par la suite. Il avait d’ailleurs été déjà reconnu en 1842 par Marie Gabriel Florent Auguste, comte de Choiseul-Gouffier, ambassadeur auprès de l’empire ottoman. La France finira par faire admettre aux Anglais que les Dardanelles ne représentent plus un intérêt stratégique : les alliés se retirent, laissant sur le terrain 46 000 morts et 86 000 blessés, surtout australiens et néo-zélandais. Mais les maladies, principalement typhoïde et dysenterie, tueront 258 000 soldats. 23 000 Français sont tués ou blessés. Les Australiens dateront de cette bataille la naissance de leur pays. Les Turcs laissent 50 000 morts.
18 04 1915
Roland Garros est aux manettes d’un Morane Saulnier Type L, équipé d’un dispositif de tir de la mitrailleuse à travers le champ de l’hélice, qu’il a lui-même mis au point – il est diplômé d’HEC : Hautes Études Commerce – . Touché par un tir de DCA, il est contraint à l’atterrissage en Belgique, près de Hulste, occupée par les Allemands qui le cueillent à la descente d’avion, sans lui laisser le temps d’y mettre le feu : ils tenteront de copier le dispositif de tir sans y parvenir ; Anthony Fokker, hollandais installé en Allemagne et créateur des avions éponymes en inventera un autre dont ils équiperont leurs Fokkers E III. Il lui faudra faire 3 ans de captivité avant de parvenir à s’évader de Magdebourg – pas loin de Berlin, au sud-ouest – le 15 février 1918 en compagnie d’Anselme Marchal, qui parle couramment allemand, déguisés en officiers allemands. Ce n’est pas vraiment près de la frontière et ils n’avaient pas trouvé d’avion… Sa légère myopie s’est aggravée durant ces trois ans et il sera obligé de se faire faire – en douce – des lunettes.
20 04 1915
Les Arméniens de Van, en Anatolie, dressent des barricades : 1 500 hommes armés de 300 fusils parviendront à résister un mois jusqu’à l’arrivée des Russes le 16 mai.
21 04 1915
Les autorités turques réagissent très vite à Adilcevaz, sur la rive nord du lac de Van : À l’aube, je fus réveillé par le bruit des tirs et des salves. […] Imaginez ma stupéfaction lorsque je constatai que les agresseurs n’étaient pas les Arméniens, mais les autorités civiles elles-mêmes ! Soutenues par les Kurdes et la populace des environs, elles attaquaient et mettaient à sac le quartier arménien. […] Cassant les portes et escaladant les murs, les assassins pénétraient dans les maisons, et, après avoir poignardé leurs victimes sans défense, obligeaient les femmes, les mères et les filles de ces pauvres créatures à traîner leurs blessés dans la rue par le pied ou les bras. […] Je réussis à approcher le belediye reis de la ville, qui dirigeait cette orgie ; là, je lui ordonnai d’arrêter le massacre. Il me stupéfia en me répondant qu’il ne faisait rien d’autre qu’accomplir un ordre sans équivoque du gouverneur général de la province… exterminer tous les hommes arméniens âgés de 12 ans et plus.
Rafael de Nogales, officier vénézuélien affecté à la III° armée. Four years beneath the Crescent.1926
22 04 1915
Premier emploi par les Allemands de gaz (sous forme de cylindres de chlore pressurisés, une invention de Fritz Haber, dont la femme, opposée à ces recherches, se suicidera neuf jours plus tard) comme arme de guerre, sur les bords de l’Yser [2] : 15 000 soldats français sont mis hors de combat. Les Allemands avaient des masques à gaz… aux poilus français, on recommandait des pansements imprégnés d’urine ; on employa aussi des grillons qui, plus sensibles que l’homme au gaz, mouraient très vite, ce qui s’entendait, car évidemment ils s’arrêtaient alors de chanter, donnant ainsi le signal de la présence de gaz. Pour tuer les chevaux, on se mit à répandre le virus de la morve.
24 04 1915
Une rafle de 250 intellectuels des milieux arméniens de Constantinople, décidée un mois plus tôt, marque le début du génocide arménien. Khatchadour Maloumian, alias Agnouni, dirigeant politique arménien proche des autorités jeunes-turques, a dîné la veille avec Talaat Pacha [3], le ministre de l’intérieur du parti au pouvoir depuis le putsch des Jeunes-Turcs, le 23 janvier 1913. Il croit à un malentendu. Ce n’en n’est pas un : les 250 personnalités sont emmenées à Ankara et, dans le reste du pays, les hommes sont incorporés dans l’armée et le reste de la population – femmes, enfants et vieillards – de Van, Bitlis, Erzurum, est déporté vers le sud de Mossoul, (en Irak, alors ottomane) et la région d’Urfa ; celle des provinces d’Adana, de Marash et d’Alep (aussi ottomanes), vers l’est de la Syrie et la Cilicie : c’est environ un million de personnes, plus de la moitié de la population arménienne qui sera exterminée en un an, jusqu’en février 1916, la plupart par simple épuisement sur les chemins de l’exil.
C’est l’Organisation spéciale – OS – qui est chargée de la besogne. Créé en 1914, ce groupe paramilitaire, dirigé par le docteur Bahaeddine Chakir, représente une force de 12 000 hommes : ce sont des Kurdes, des émigrés musulmans des Balkans et du Caucase et des criminels amnistiés – assassins, violeurs, psychopathes – . Son quartier général se trouve au sein du siège du CUP dans la capitale et elle utilise 36 abattoirs répartis dans tout l’Empire. Outre ces escadrons de la mort, le gouvernement jeune-turc s’appuie sur la direction générale de l’installation des tribus et des migrants – DITM -, chargée, dans les provinces, de la planification des déportations.
Dans l’Est du pays, la région de Dersim, enclave montagneuse, drainée par le fleuve Munzur, est peuplée de Kurdes, de Kizilbas et d’Arméniens : les préfets turques vont se heurter aux chefs de tribus kurdes qui refuseront souvent de livrer les Arméniens : la région va en abriter au moins 15 000. Il n’empêche qu’on verra parfois des Kurdes aux côtés des Turcs pour se livrer à des violences sur les Arméniens : après tout, ils ne sont finalement que des chiens de chrétiens ! Dans le conflit mondial, les Arméniens avaient pris fait et cause pour les Russes, et donc, contre l’empire ottoman : quelques mois plus tôt, en janvier 1915 à Sarikamich, au nord-est d’Erzurum, la dixième armée turque avait été anéantie – 100 000 soldats turcs morts, pour la plupart de froid et de faim – par les Russes, aidés par les auxiliaires arméniens. La communauté arménienne était installée de part et d’autre de la frontière entre la Turquie et la Russie. Et donc, il était tout à fait normal de retrouver des Arméniens dans les rangs russes. Et allez donc demander aux Arméniens qui se trouvaient dans les rangs turcs de tuer leurs frères ! Cette catastrophe ancra chez les Turcs l’idée qu’ils avaient été les victimes de la trahison des Arméniens. À la fin de la guerre, se trouvant dans le camp des vaincus, les principaux responsables turcs du génocide trouveront refuge en Allemagne. La Turquie se refusera – au moins jusqu’en 2011 – à reconnaître la réalité de ce génocide et à en assumer la responsabilité, mais, beaucoup plus gênant et troublant, il en est de même d’Israël, (bien sûr, pour ce qui est de la seule reconnaissance), en vigilance 24 h/24 pour faire valoir sa volonté hégémonique du génocide avec la Shoah.
Le négationnisme peut être efficace tant qu’il ne se heurte qu’à des oreillers mous ; mais si une volonté opiniâtre se met en travers de son chemin, avec pour elle, la force de la vérité, alors le négationnisme se trouve mis à mal et il se pourrait bien qu’avant 2020, les Turcs soient contraints à admettre la réalité de ce génocide. En l’occurrence, cette volonté se nomme Taner Akçam : En 2018, Taner Akçam publiera Killing Orders. Talat Pasha’s Telegrams and the Armenian Genocide – Ordres de tuer. Les télégrammes de Talat Pacha et le génocide des Arméniens, Palgrave Macmillan, en cours de traduction en français). Autrement dit : le commandement d’exterminer l’ensemble du peuple arménien. Une pièce manquante et cruciale dans l’étude de ce massacre, qui fit plus de 1,5 million de morts entre 1915 et 1918 et que les gouvernements turcs successifs ont constamment nié. La preuve irréfutable, selon lui, de l’intention, de la planification et de la mise en œuvre du génocide.
Enfin !, dit-il. Enfin la vérité ! Enfin un peu de baume sur les plaies des Arméniens, confrontés au génocide, puis à l’absence de la reconnaissance officielle de celui-ci par ceux qui l’ont perpétré et par leurs héritiers. Cependant, Taner Akçam, citoyen turc, ne se fait guère d’illusions sur la réaction de son pays. Le sujet est trop profondément lié à l’identité nationale. Admettre le génocide remettrait en question ce sur quoi s’est construite la République et annihilerait le récit national. Impossible ! Le déni, la destruction de preuves et la fabrication de fausses pièces pour ériger une fausse histoire furent inscrits dans la genèse et l’idée même du génocide. Alors… D’après lui, aucune réaction officielle n’est à attendre face à ses révélations, si ce n’est le déni, comme depuis la naissance de la République turque, en 1923. Mais, vous savez, ajoute-t-il, leur mauvaise foi est sans limite ! Après avoir tout fait pour détruire les preuves et traces du génocide, ils inventeront quelque chose pour discréditer mon travail. Qu’importe, assure-t-il. La vérité est en marche ! Et ce livre est un instrument dont dispose maintenant la communauté internationale pour pressurer le gouvernement turc. Aucun peuple ne peut avancer s’il n’affronte son passé.
Son compatriote Hamit Bozarslan, directeur d’études de l’Ecole des hautes études en sciences sociales, à Paris, partage cet avis : Nous sommes désormais dans un pays dont le régime détruit les facultés cognitives de la société et où le savoir historique ne compte plus. L’ouvrage de Taner Akçam, qui devrait porter le coup de grâce au négationnisme, ne suscite aucun débat en Turquie, n’exerce aucun effet transformateur dans l’opinion publique.
[…] Mais pourquoi lui, Taner Akçam, né en 1953, non loin d’Ardahan, une ville du nord-est de la Turquie (ancien territoire arménien), au sein d’une famille de professeurs, aucunement liée à l’Arménie ? Et pourquoi cette passion, devenue obsession, pour cette page d’histoire généralement dédaignée par les intellectuels turcs, qui, sans parler de tabou, s’accordèrent longtemps pour en faire un non-sujet ? Il fallut en fait bien des tours et des détours pour qu’il se saisisse de la question. Lui-même parle de simple coïncidence. On peine à le croire. Mais il est vrai que, dans sa prime jeunesse, lorsqu’il vénérait Marx, Lénine et Che Guevara, il avait d’autres préoccupations…
[…] Arrêté pour diffusion de propagande communiste et kurde, soutenu par Amnesty International comme prisonnier de conscience, il est condamné, en 1977, à huit ans de prison, mais parvient à s’enfuir en creusant un tunnel. Traqué pendant des mois, comme ses compagnons, il erre à Ankara et finit par choisir l’exil en Allemagne. Commence alors pour lui une autre vie.
Pendant près de dix ans, il poursuit son engagement contre le pouvoir turc, parallèlement à l’action de ses amis restés au pays. En Allemagne, il regroupe dans un même mouvement étudiants et travailleurs exilés, organise une grève de la faim, afin de pousser les autorités régionales à enquêter sur la disparition d’opposants en Turquie, puis s’allie avec les Kurdes du PKK avant d’en découvrir les exactions et de faire lui-même l’objet de tentatives d’assassinat. Après celui de deux de ses meilleurs amis, en 1986 et 1987, il lui paraît urgent de changer d’orientation. Ce sera la recherche universitaire, comme il en avait rêvé avant son emprisonnement. Il se consacre d’abord à la torture dans l’Empire ottoman et en Turquie. Au fil de ses lectures, il prend connaissance de nombreux massacres, y compris celui commis en 1915 à l’encontre des Arméniens, mais ne s’y attarde pas, indifférent, comme tous les Turcs, à ce qui semble être un des multiples dommages de la Grande Guerre. C’est une de ses consœurs, une universitaire à moitié arménienne, qui jouera un rôle crucial. Saisis-toi de ce sujet, insiste-t-elle.Il est d’une importance capitale ! Et le fait que tu sois turc rendra tes recherches encore plus signifiantes !
Alors Taner Akçam se lance. Doucement, au début, en s’intéressant notamment aux procès pour crimes de guerre organisés dans la Turquie ottomane, entre 1919 et 1921. Et puis, à force de creuser, de lire, d’enquêter, il mesure l’étendue du sujet, et les blocages que celui-ci suscite. En Turquie, d’où il veut effectuer ses recherches, les portes se ferment, il est lâché par les intellectuels, dénoncé comme ennemi des Turcs, acheté par l’argent arménien, constamment menacé et finit par craindre pour sa vie.
En Allemagne, l’intérêt n’est alors que modéré. Les Allemands craignent qu’à trop évoquer le génocide des Arméniens, on leur reproche de vouloir minimiser la Shoah. Faut-il continuer dans de telles conditions ? Son père le soutient. La vérité !, il faut toujours se battre pour la vérité ! Il n’a d’autre choix que de partir pour les États-Unis, en 2002, où plusieurs universités sont prêtes à l’accueillir. Éprouvée par l’expérience du voyage en Turquie et des menaces de mort, son épouse préfère rester en Allemagne tout en lui confiant leur petite fille de 10 ans. Ce fut un moment de solitude extrême. Quel droit avais-je de briser mon foyer pour continuer à travailler sur ce sujet, obsédé par cette quête de la vérité ? J’espère simplement que ma femme et ma fille me pardonneront un jour.
Venons-en à l’incroyable histoire qui l’a conduit à écrire Killing Orders. Pour en prendre la mesure, il faut remonter le temps, à la rencontre de plusieurs personnages étonnants. Il y a d’abord Aram Andonian, un intellectuel arménien rescapé du génocide, décidé à se battre pour rassembler preuves et témoignages. En 1918, il rencontre un fonctionnaire de l’administration ottomane, Naïm Efendi, qui, au moment des massacres, travaillait au Bureau des déportations, situé à Alep (dans l’actuelle Syrie), et a donc vu passer une foule de documents officiels. Parmi ces documents figurent, d’après lui, des télégrammes du ministre de l’intérieur de l’époque, Talat Pacha, ordonnant d’exterminer sans exception tous les Arméniens, hommes, femmes et enfants.
Naïm Efendi a pris de nombreuses notes du temps où il travaillait au Bureau des déportations, des notes que l’on qualifiera bien plus tard de Mémoires. Il a également recopié à la main cinquante-deux documents officiels, et se dit prêt à les vendre à Andonian. Ce dernier est, bien sûr, demandeur. Leur entrevue a lieu à l’Hôtel Baron, à Alep. Naïm, un homme porté sur le jeu et l’alcool, fournit les copies promises. Mais, lorsqu’il propose à Andonian d’en apporter d’autres, celui-ci exige les originaux. Naïm, en manque d’argent, lui en procurera vingt-quatre.
Pour l’intellectuel arménien, c’est une matière à la fois extraordinaire et terrifiante. Citons, par exemple, ce message du 22 septembre 1915, dans lequel le ministre Talat Pacha proclame que tous les droits des Arméniens sur le sol turc, tels les droits de vivre et de travailler, ont été supprimés, et aucun ne doit survivre – pas même l’enfant dans son berceau. Autre câble, adressé le 29 septembre 1915 au gouverneur général d’Alep : Il a déjà été annoncé que le gouvernement (…) a décidé d’annihiler tous les Arméniens vivant en Turquie. Ceux qui s’opposent à cet ordre et à cette décision ne peuvent rester au sein de la structure officielle de l’État. On doit mettre fin à leur existence, sans prêter une attention particulière à la femme et à l’enfant et à l’impotent, sans se préoccuper du tragique des méthodes d’élimination et sans écouter sa conscience.
Fort de ce matériau, mais sans l’utiliser dans son intégralité, Andonian s’empresse d’en faire un livre, écrit en trois langues (arménien, français et anglais) en 1920-1921. Il faudra cependant attendre 1983 pour que la Société historique turque riposte à ces révélations, en publiant un ouvrage contestant le travail d’Andonian et l’authenticité des documents produits. Un torpillage en règle : le personnage de Naïm Efendi aurait été créé de toutes pièces, et les télégrammes attribués au ministre Talat Pacha seraient faux. De fait, depuis la sortie du livre d’Andonian, personne n’a été en mesure de prouver l’existence d’un employé de bureau du nom de Naïm Efendi, pas plus que de produire les documents originaux évoqués dans cet ouvrage. Pour les historiens turcs, il s’agit ni plus ni moins d’une fiction arménienne, et le débat n’a donc pas lieu d’être. À ceux qui osent une contestation, les gouvernements successifs répondent : Montrez-nous les originaux ! Problème : ils ont disparu. Pour comprendre comment, il faut de nouveau remonter dans le temps, cette fois jusqu’en 1920.
Tandis que se prépare, à Londres, l’édition britannique du livre d’Andonian, un médecin arménien prie ce dernier, par l’intermédiaire du patriarche Zaven, de lui confier certains documents originaux susceptibles de mettre en cause le directeur du Bureau des déportations d’Alep, Abdülahad Nuri, dont le procès se tient alors devant la cour martiale d’Istanbul. À l’époque, la justice ottomane se penche en effet sur ces crimes de masse commis pendant la première guerre mondiale. Entre 1919 et 1920, plusieurs tribunaux militaires condamnent à mort par contumace les principaux responsables du régime des Jeunes Turcs. D’Istanbul aux villes reculées de l’empire, les procès dits des unionistes sont interrompus par la montée en puissance des kémalistes et, surtout, par la signature du traité de Sèvres, le 10 août 1920, qui annonce le démantèlement de l’Empire ottoman.
Andonian sait le rôle joué dans les massacres par Abdülahad Nuri, alors supérieur hiérarchique de son informateur, Naïm Efendi. Il accepte donc de fournir à la justice quelques-unes des preuves écrites en sa possession. Celles-ci sont largement utilisées au cours du procès, jusqu’au jour où, à la faveur de l’arrivée au pouvoir d’un nouveau gouvernement, l’audience est interrompue, et l’accusé relaxé. Andonian ne pourra jamais récupérer cette partie de son trésor.
La même chose, ou presque, se produit à Berlin, en juin 1921. Cette fois, il s’agit pour lui de mettre à disposition de la justice allemande des documents originaux prouvant la responsabilité dans le génocide du ministre Talat Pacha – assassiné dans la ville allemande, le 15 mars 1921 -, à l’occasion du procès de son meurtrier, Soghomon Telhirian. Andonian effectue lui-même le voyage en Allemagne. Malheureusement, il devra repartir avant que les documents lui soient restitués. Ceux-là non plus, il ne pourra jamais les récupérer.
Malgré tout, il lui en reste quelques autres, qu’il dépose en lieu sûr, à la bibliothèque Nubar, à Paris. Située square Alboni, dans le paisible 16e arrondissement, cette bibliothèque, fondée par Boghos Nubar Pacha, est le centre de la mémoire arménienne en France et une véritable mine pour les chercheurs. Aram Andonian en assura lui-même la direction de 1928 jusqu’à sa mort, en 1952.
Taner Akçam ne trouve pas trace des documents en question à bibliothèque Nubar. Il y a bien longtemps – au moins depuis 1975, semble-t-il – qu’ils n’y sont plus. Perdus ? Volés ? Le Sherlock Holmes du génocide des Arméniens n’a pas de réponse, mais il ne baisse pas pour autant les bras. Le voici maintenant qui se penche sur le parcours d’un autre personnage du passé : Krikor Guerguerian, un moine catholique arménien au destin surprenant.
Né en 1911, Krikor est le plus jeune d’une famille arménienne de seize enfants. Dix d’entre eux sont morts durant le génocide, et il a lui-même assisté à l’assassinat de ses parents. Ayant pu rallier Beyrouth avec son frère aîné, il y passe sa jeunesse au sein d’un orphelinat, avant d’intégrer l’université, de poursuivre des études de théologie, de devenir moine et d’entreprendre un doctorat consacré au génocide. Il s’installe ensuite au Caire et y poursuit ses recherches. Il fait la connaissance d’un certain Nemrut Mustafa Pacha, ancien juge du premier tribunal militaire d’Istanbul, chargé, entre 1919 et 1920, des procès des génocidaires. Considéré comme un traître par les kémalistes, il a fui le pays pour sauver sa peau.
Tandis que le moine-chercheur consigne avec application le contenu de leurs discussions, l’ex-juge lui apprend un fait essentiel : la participation, aux différents procès, du Patriarcat arménien de Constantinople, qui, en sa qualité, a eu droit à une copie de tous les documents figurant dans chaque affaire. Autre précision déterminante : quand les forces kémalistes ont pris le pouvoir, en 1922-1923, le patriarche de Constantinople a décidé d’acheminer tous ces documents à Marseille, où résidait un prêtre arménien de sa connaissance, Grigoris Balakian. Ces archives ont ensuite connu un destin mouvementé : transférées dans un premier temps à Manchester (Royaume-Uni), elles ont été déposées plus tard au Patriarcat arménien de Jérusalem.
Krikor Guerguerian se précipite donc dans la Ville sainte et photographie tout ce qu’il trouve : télégrammes comportant les ordres d’extermination, déclarations des employés civils et militaires, témoignages écrits et oraux des témoins, parties civiles et accusés. Il se rend aussi à la bibliothèque Nubar, où, en 1950, il photographie le trésor – du moins ce qu’il en reste – de l’intellectuel Andonian, ce pionnier qu’il a sans doute été le dernier à voir.
Taner Akçam avance sur les traces de Krikor Guerguerian. Sa quête le mène à New York, où il parvient à retrouver le neveu de celui-ci, le docteur Edmond Guerguerian. Dès leurs premiers échanges, ce dernier lui apprend la mort du moine-chercheur, en mai 1988. Persévérant, l’historien tente de nouer une relation de confiance avec ce médecin plutôt méfiant et taiseux. Au fil des mois, il obtient l’accès aux archives privées du moine, stockées dans une cave d’un immeuble situé dans le Queens. Poussiéreuse, sombre et froide, la cave regorge de milliers de documents, plus ou moins classés. En ce mois d’avril 2015, soit cent ans après le génocide, la chance est avec Taner Akçam quand il prend un classeur au hasard, d’où tombe une feuille blanche pliée en deux : un côté est écrit en turc moderne, l’autre en anglais. Entre ses mains : un extrait des Mémoires de l’employé de bureau Naïm Efendi ! Oh mon Dieu !, me suis-je dit.
Reste à tout scanner, traduire, analyser, décortiquer, afin de répondre aux arguments des historiens turcs ayant invalidé, en 1983, le travail du pionnier Andonian. Sherlock Holmes va devoir déployer de nouveaux talents. Pour commencer, il lui faut démontrer l’existence du fameux Naïm Efendi. Car, pour les négationnistes turcs et étrangers, aucun fonctionnaire de l’Empire ottoman n’est enregistré sous ce nom. Et s’il n’a jamais existé, il ne peut pas y avoir de Mémoires, encore moins de télégrammes de planification du génocide. Or, en épluchant les archives de l’état-major militaire turc, Taner Akçam trouve non seulement mention d’un Naïm Efendi, rattaché au Bureau des déportations à Alep, mais la preuve que ce dernier a été appelé à témoigner, les 14 et 15 novembre 1916, dans le cadre d’une enquête sur la corruption et le laxisme de gendarmes lors de la déportation des Arméniens entre Alep et Deir ez-Zor (aujourd’hui en Syrie). Son nom ressort aussi dans divers autres documents, notamment dans la correspondance officielle du ministre Talat Pacha, les 17 novembre et 1° décembre 1915. Naïm Efendi n’est donc pas une fiction arménienne.
Ensuite, Taner Akçam doit prouver l’authenticité des documents mis au jour, et notamment leur juste décodage, car la plupart des ordres envoyés par câble étaient codés. Profitant de l’ouverture partielle d’archives turques, en 2002, puis de la déclassification, au début des années 2010, de documents officiels turcs sur la période de la première guerre mondiale, il stocke un maximum de sources qui lui seront d’une aide précieuse.
Comment s’y prend-il pour casser le codage ? En commençant par s’intéresser à un homme qui, à l’époque, en connaissait les secrets : le docteur Behaeddine Chakir, personnage clé du génocide des Arméniens, membre du Comité Union et Progrès (CUP), parti au pouvoir à Constantinople depuis la révolution des Jeunes Turcs en 1908, et responsable de l’entrée en guerre de l’Empire ottoman au côté de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie, en 1914. Taner Akçam va lui consacrer une partie de ses investigations.
Haut dignitaire du régime, Behaeddine Chakir est également le chef de l’Organisation spéciale (OS) du CUP, chargée de l’exécution des ordres de tuer. En août 1914, alors que la guerre vient d’éclater en Europe, Chakir sillonne les provinces reculées de l’Empire et supervise l’état de l’OS. Avant de partir, il se voit remettre l’une des clés de codage provenant du ministère de l’intérieur. Ses câbles doivent respecter un code à quatre chiffres arabes version orientale. Le docteur doit les signer sous le titre de chef de l’Organisation spéciale et correspondre avec le chef du gouvernement et le ministère de la guerre.
Au printemps 2015, Taner Akçam s’enferme chez lui avec l’ensemble de ces documents. En toute discrétion, il se concentre sur la comparaison des différents câbles, ceux de la correspondance officielle du gouvernement ottoman, dont une grande partie a été décodée et déclassifiée, avec ceux signés de la main de Behaeddine Chakir. Cette première tâche n’a pas été difficile, dit-il aujourd’hui. Elle lui a surtout permis de conclure que le chef de l’OS a bien eu recours à la clé de codage, puisque les mots et suffixes utilisés par les télégrammes officiels et ceux de ce cadre du régime sont identiques. Mais il reste à Taner Akçam à accomplir le plus difficile : prouver que le même codage a été utilisé pour les télégrammes du ministre Talat Pacha. Un travail de comparaison minutieux, fastidieux, chiffre après chiffre, mot après mot, qui a duré des mois, mais au terme duquel l’historien démontre la similitude parfaite entre les deux sources. Des mots, tels que déportation (4889), Arméniens (8519), sont lestés des mêmes suites de chiffres… Les télégrammes de la mort sont bien officiels. La démonstration est implacable.
Taner Akçam n’oubliera jamais ce jour d’août 2015, où il prend conscience que sa trouvaille va porter un coup fatal aux négationnistes. J’étais chez moi à Worcester, tout près de l’université Clark, et mon cœur explosait. J’ai bondi de mon bureau et me suis précipité dans le jardin. Il tombait une petite pluie fine et j’ai couru, les bras ouverts, le visage tourné vers le ciel. J’ai réussi ! J’ai réussi ! Il ne lui reste plus qu’à terminer son livre et à tout faire pour partager sa découverte avec le monde entier. Les ordres de tuer ne seront alors plus un secret.
Annick Cojean et Gaïdz Minassian. Le Monde du 27 09 2018
En 1914, les Arméniens étaient près de 2 millions en Turquie, 70 000 en 1920.
À Palu, hommes et femmes furent séparés. Les femmes furent parquées dans la cour de l’église. Les hommes restèrent dehors. Après un certain temps, les femmes entendirent des cris d’horreur provenant de l’extérieur. Les murs de la cour étant très hauts, elles ne purent voir ce qui se passait. Mères, grands-mères et enfants se regardaient avec des yeux terrifiés et, tremblants, s’accrochaient les uns aux autres.
Héranus et ses frères s’agrippèrent à leur mère, terrifiés. Malgré cette horreur, Heranus ne pouvait pas dominer sa curiosité. Quand elle vit une petite fille montée sur les épaules d’une autre pour voir dehors, elle alla à coté d’elles. La fille qui avait regardé par-dessus le mur redescendit, mais il lui fallut beaucoup de temps pour pouvoir dire ce qu’elle avait vu. Heranus se souviendra des paroles de la petite fille toute sa vie : Ils coupent la gorge des hommes et les jettent dans la rivière.
Fethiye Çetin, avocate turque. Le Livre de ma grand-mère. Éditions de l’Aube 2006.
Une véritable marée humaine d’Arméniens se déverse dans Alep à partir des villes et villages environnants. […] Ils arrivent tous avec une lourde escorte armée, habituellement de 300 à 500 personnes à la fois, convois d’hommes âgés, de femmes et d’enfants ; tous les hommes jeunes ou dans la force de l’âge ont été enrôlés pour le service militaire. […] Quelques jours de repos […] ; puis, ils sont forcés de poursuivre leur voyage pour se rendre dans quelque endroit éloigné où ils ne trouveront ni refuge, ni nourriture, ni aucun moyen d’existence possible. Des voyageurs rapportent qu’ils ont rencontré des milliers d’Arméniens dans des villes comme Anah, sur le fleuve Euphrate, à cinq ou six jours de voyage de Bagdad, où ceux-ci ont été éparpillés dans le désert, voués à la famine ou à la mort par maladie dans cette chaleur accablante, alors qu’ils sont accoutumés à vivre en altitude.
Jesse B Jackson, consul américain à Alep. Rapport du 5 juin 1915
614 Arméniens (hommes, femmes, enfants) expulsés de Diyarbakir et acheminés sur Mossoul ont tous été abattus pendant le voyage en radeau [sur le Tigre]. Les kelek [radeaux] sont arrivés vides, hier. Depuis quelques jours, le fleuve charrie des cadavres et des membres humains.
Holstein, consul allemand à Mossoul. Rapport du 10 juin 1915 à son ambassadeur.
Pendant les massacres collectifs des provinces du Nord, des milliers d’Arméniens attachés les uns aux autres – le plus souvent par quatre ou par six – furent jetés dans l’Euphrate, pour certains déjà morts, pour d’autres encore vivants. […] En descendant vers les régions arabes, ces cadavres avaient donné naissance à toutes sortes de rumeurs. Généralement, les Arabes croyaient qu’il s’agissait des dépouilles de Turcs ou de Kurdes tués par les Russes. Mais les préfectures provinciales envoyèrent rapidement des télégrammes pour les rassurer. Ces télégrammes ne faisaient aucunement allusion aux Arméniens : ils disaient simplement qu’il s’agit de cadavres d’ennemis extérieurs.
Témoignage recueilli par Aram Andonina. L’extermination des déportés arméniens ottomans dans les camps de concentration de Syrie-Mésopotamie 1915-1916. Revue d’Histoire arménienne contemporaine Tome II 1998
26 04 1915
L’Italie signe avec les Alliés le pacte de Londres qui lui donne la garantie de l’acquisition des terres irrédentes, le Trentin et Trieste, à l’exception de Fiume et de la Dalmatie. Elle va entrer en guerre un mois plus tard.
07 05 1915
Le paquebot anglais Lusitania a quitté New-York une semaine plus tôt avec 702 membres d’équipage et 1 257 passagers, dont 159 Américains. Lancé en 1906, il fait 240 mètres de long pour 44 060 tonnes. Ses quatre turbines et ses quatre hélices pouvaient l’emmener à 25 nœuds, mais par mesure d’économie, quatre des seize chaudières avaient été arrêtées et il naviguait à 18 nœuds. Il est au large du cap Old Head of Kinsale, sur la côte sud-ouest de l’Irlande, donc dans les eaux territoriales anglaises [l’Irlande est encore anglaise]. Le sous-marin U-20, du Kapitänleutnant Walther Schwieger est dans les parages ; il a passé le gros de la nuit en surface car il lui fallait recharger ses batteries après avoir envoyé par le fond la veille deux navires de la Cunard : le cargo Candidate de 6 000 tonnes, puis le cargo Centurion de 5 500 tonnes. Des navires ennemis qu’il ne pouvait atteindre l’ont fait replonger ; il ne lui reste que trois torpilles. Peu après 11 heures, il refait surface et c’est pour apercevoir un grand vapeur. Il replonge en immersion périscopique : c’est le Lusitania, auquel il envoie une torpille à 15 h 10, qui provoque deux explosions, la seconde étant probablement celle d’une chaudière, à moins que ce n’ait été un coup de grisou étant donné que les stocks de charbon étaient au plus bas, puisque l’arrivée était proche, … à moins encore que cette seconde explosion soit celle des munitions que transportait le Lusitania. Le navire coule par la proue en 18 minutes, emportant dans la mort 1 198 personnes, dont 128 Américains, et parmi ces derniers, le millionnaire Alfred G. Vanderbilt. Il y avait 22 canots : seuls 6 ont été mis à l’eau.
Une grande confusion règne à bord. On dégage les canots et on en met une partie à l’eau. Au cours de cette opération, les marins du bord ont dû perdre la tête. À plusieurs reprises, les palans n’étant pas filés également, les embarcations remplies de monde sont précipitées à la mer et coulent immédiatement.
Journal de bord de l’U2
Mais ce n’est que bien plus tard que l’équipage du sous-marin découvrira l’ampleur du drame, dans une presse anglaise qui décrit le commandant du sous-marin comme un tueur d’enfants ; et, jusqu’en Allemagne, l’affaire sera très mal perçue, car venant menacer la neutralité des États-Unis : le commandant sera sacrifié sur l’autel du mensonge d’État, en recevant du kaiser lui-même un blâme, seul moyen qu’il avait trouvé pour sauver la neutralité américaine. Contre l’avis de son amirauté, l’empereur va suspendre les attaques contre les paquebots neutres, jusqu’à se raviser sous la pression de cette amirauté en autorisant à nouveau la guerre sous-marine le 31 janvier 1917. Les États-Unis entreront en guerre le 6 avril.
L’usage militaire de navires commerciaux était une vieille affaire pensée au plus haut niveau puisque l’amirauté participait au financement même des navires, par des voies bien sûr sinueuses, à condition qu’en cas de guerre, celui-ci puisse être militarisé : ainsi la coque du Lusitania avait-elle été doublée et le paquebot était armé de 12 canons, ce qui le classait dans la catégorie des croiseurs auxiliaires armés.
Les espions allemands pullulaient à New-York, et on n’embarque pas des tonnes d’armes sur un navire en grand secret comme on pourrait le faire de quelques lingots d’or : donc les Allemands savaient ce que les Anglais se refusaient à reconnaître, à savoir que le Lusitania transportait, outre les passagers, des armes pour les alliés. Pour la forme, Anglais et Américains protesteront… jusqu’en 1972, mais c’était bien vrai ; ils falsifièrent ultérieurement les connaissements. Outre les passagers, il transportait 5 248 caisses d’obus, 4 927 boites de 1 000 cartouches et 2 000 caisses de munitions pour des armes de poing. Les connaissements parlent d’un lot de 323 balles de fourrures destinées à la société de Liverpool de B.F. Babcock et Co. Babcock, qui ne s’est jamais occupé de fourrure, mais avait déjà reçu auparavant plusieurs lots de coton-poudre, un puissant explosif à base de nitrate de cellulose. Parmi les marchandises embarquées, figuraient 3 863 boîtes de fromage de 40 livres chacune destinées à une boîte postale de Liverpool, qui s’est avérée être celle du superintendant du Naval Experimental Establishment de Shoeburyness, un organisme de la Royal Navy. On retrouvera son épave à 90 mètres de fond en 1939, par 51°25’N, 8°33’ O.
L’Angleterre et, dans une moindre mesure la France, vont dès lors mettre en place un blocus maritime empêchant les importations de matières premières en Allemagne : le caoutchouc figurera en bonne place, et ce sera efficace au point que, pendant quelques mois, les véhicules de l’armée devront se contenter de roues en métal, en bois, en corde…, jusqu’à ce que, dos au mur, les chimistes allemands de Bayer trouvent la parade en fabriquant du caoutchouc synthétique : le caoutchouc méthyle, dont ils parviendront à fabriquer 2 500 tonnes sur la durée de la guerre. Si ce n’est pas du caoutchouc, ça lui ressemble. Et ils feront avec.
05 1915
Canons et fusils restent silencieux au Mont Liban, encore sous la coupe ottomane. Mais la grande faucheuse commence tout de même à sévir, faisant à peu près 150 000 morts, de faim et de maladie – tuberculose, choléra, diphtérie -, principalement au nord-est de Beyrouth. De multiples raisons à ce drame : le Liban n’était plus autosuffisant sur le plan alimentaire depuis longtemps et le succès récent de la sériculture avait encore réduit l’espace agricole consacré aux cultures vivrières ; la guerre en Europe avait mis fin aux importations jusqu’alors pratiquées depuis les régions voisines, l’embargo exercé par le pouvoir turc, tout content de participer à la disparition de minorités qu’il estimait toujours dangereuses [Druzes, Maronites], n’avait fait qu’aggraver cette situation. Et, comme une catastrophe n’arrive jamais seule, cette année-là, les sauterelles viendront ravager les champs de blé. Le Mont Liban comptait 415 000 habitants en 1913 ; il n’en restait que 267 000 en 1921.
Il semble que le blocus du Liban [décidé par Djamel Pacha, commandant en chef de l’armée ottomane] ait commencé. On ne peut plus y tenir, on y meurt littéralement de faim. À Achkout, en deux mois, on a vu mourir de faim 97 habitants sur 450 qu’ils sont. Beaucoup d’autres villages ont perdu le quart, le tiers et même la moitié de leurs habitants. Les vivres n’entrent plus au Liban… défense absolue de ne rien introduire de Beyrouth ou de la Bekka bien que les céréales y abondent. Tous les chrétiens du Liban, notamment les maronites, y sont sous la terreur.
Père Ronzevalle, jésuite, mai 1915
Dans la maison des sœurs […], on fit deux rangées de lits pour les malades qui ont quelques espoirs de guérir. En bas, tous les petits prêts à mourir, les atteints de la typhoïde, les affamés enflés et tuméfiés. [Soixante-dix] en bas et autant en haut. Au parloir, on plaça un cercueil pouvant contenir deux enfants ; le premier mort y est déposé et couvert en attendant son compagnon qui ne tarde pas à venir ; alors le prêtre vient avec deux jeunes gens et on porte le cercueil dans notre jardin et les deux enfants sont jetés dans la même fosse. Cette opération de fait chaque jours, souvent deux ou trois fois. […] On veut nous faire périr doucement, sans bruit, ni sang, mais on veut avant notre exécution nous soutirer et sucer ce qui nous reste.
Père Angélil, jésuite, le 31 12 1916
17 06 1915
Chaque soldat reçoit un casque métallique. Les Allemands en avaient depuis le début de la guerre.
1 07 1915
La Chambre accorde aux femmes l’exercice de la puissance parentale.
2 07 1915
La guerre coûte cher et le gouvernement invite les épargnants à venir vider leur bas de laine à la Banque de France : curés et instituteurs se feront les chantres de l’opération, qui marchera fort bien : au 15 septembre, 730 millions d’or auront été collectés.
10 07 1915
Le génocide bat son plein en Turquie, en recherchant la discrétion : Nous apprenons que dans certains villages, dont la population est envoyée vers l’intérieur, certains éléments de la population musulmane abritent chez eux des Arméniens. Cela étant contraire aux décisions du gouvernement, les chefs de famille qui gardent chez eux ou protègent des Arméniens doivent être mis à mort devant leurs domiciles et il est indispensable que leurs maisons soient incendiée. […] À transmettre secrètement, et ne le faire par écrit qu’exceptionnellement.
Télégramme-circulaire du commandant de la III° armée, Mahmud Kamil, depuis son QG de Tortum aux vali de Sivas, Trebizonde, Van, Mahmuret ul-Aziz, Diyarbakir et Bitlis.
11 07 1915
Ici, presque tous les Arméniens de sexe masculin de quelques importance ont été arrêtés et jetés en prison. Beaucoup d’entre eux ont été soumis aux tortures les plus cruelles auxquelles certains ont succombé. Plusieurs centaines des Arméniens les plus en vue ont été emmenés la nuit, et il semble clairement établi que la plupart, sinon tous, ont été tués. La semaine dernière on a entendu les rumeurs les mieux fondées faisant état de la menace d’un massacre. À mon avis, il fait peu de doute qu’il y en a eu un de prévu.
[…] En fait, les Turcs ont fait leur choix parmi ces enfants et ces jeunes filles pour en faire des esclaves ou pire. Ils ont même amené leurs médecins pour examiner les jeunes filles les plus intéressantes et s’approprier les plus jolies.
[…] S’il s’agissait seulement d’être obligé de partir pour aller ailleurs, ce ne serait pas si terrible, mais chacun sait qu’il s’agit d’aller à la mort. S’il subsistait quelque doute à ce sujet, ce doute a été dissipé par l’arrivée d’un grand nombre de convois réunissant plusieurs milliers de personnes venant d’Erzurum et d’Erzincan. […] Les premiers sont arrivés un jour ou deux après la rédaction de mon dernier rapport. J’ai visité leur campement à de nombreuses reprises et me suis entretenu avec certains d’entre eux. On peut difficilement imaginer spectacle plus cruel. Ils étaient presque tous en guenilles, sales, affamés et malades, ce qui n’est pas surprenant étant donné qu’ils étaient en route depuis près de deux mois sans rechange, sans pouvoir se laver, sans abri et sous alimentés. Ici les autorités leur ont donné quelques maigres rations. Je les ai observés un jour alors qu’on leur apportait du ravitaillement. Ça n’aurait pas été pire s’il s’était agi d’animaux sauvages. Ils se précipitaient sur les gardes qui apportaient la nourriture et ceux-ci les repoussaient à coup de matraque en frappant parfois assez fort pour les tuer. On avait peine à croire qu’il s’agissait d’êtres humains. Lorsqu’on parcourt le camp, les mères vous tendent leurs enfants et vous supplient de les prendre. Il reste fort peu d’hommes parmi eux, la plupart ayant été tués en route. […]
Apparemment, tout était préparé depuis des mois. Tout d’abord, quelques personnes prétendument impliquées dans un complot révolutionnaire, ont été arrêtées. On a trouvé quelques bombes et procédé à d’autres arrestations. Ceux qui ont été pris ont été soumis à d’horribles tortures et contraints aussi d’avouer ce qui n’était pas vrai et d’accuser des gens complètement innocents. L’ordre fut donné que toutes les armes de toute espèce soient remises aux autorités. Les gens ont été torturés jusqu’à ce qu’ils avouent qu’ils possédaient un fusil, un revolver ou autre chose alors qu’en fait, ils n’avaient rien. Pour éviter cela, ils étaient obligés de payer un prix fabuleux à un Turc pour se procurer une arme quelconque qu’ils puissent remettre à la police. On fit la promesse très libérale que, si tout le monde rendait les armes, il ne subsisterait aucun problème. Les bourgades et les villages furent encerclés par les gendarmes et presque tous les hommes arrêtés. Ils furent alors systématiquement battus et torturés pour la plupart sans qu’aucune accusation de quelque sorte que ce soit ait été portée contre eux. Le résultat est que la police parvint à rassembler un grand nombre d’armes et quelques bombes. On ne saura probablement jamais combien de bombes ont pu être frauduleusement placées par la police et combien d’armes ont été obtenus de gens parfaitement innocents qui le firent uniquement pour en avoir à remettre. Il est cependant certain que bien des gens qui furent amenés à donner une arme quelconque ne participèrent jamais à aucun complot révolutionnaire et qu’il n’y eut même pas la remise d’une arme comme prétexte utilisé contre beaucoup de ceux qui furent torturés. […] Tout se passant dans le secret, il est évidemment impossible à des tiers de savoir la vérité sur ce genre de déclaration, encore moins d’apporter la preuve de leur fausseté, mais à la lumière des événements ultérieurs, il faudrait avoir beaucoup d’imagination pour les croire. Des centaines d’hommes éminents ont ainsi été jetés en prison ; puis on les a amenés et il ne fait aucun doute que tous ont été assassinés à quelques heures de distance d’ici. Des milliers de soldats arméniens ont été également arrêtés et emmenés, prétendument pour les faire travailler sur les routes. Autant que je sache, on n’a jamais eu la moindre nouvelle à leur sujet et on sait que certains d’entre eux ont été abattus. Il ne fait aucun doute que les autres ont subi le même sort […]
Puis, lorsque pratiquement tous les hommes eurent disparu et que toutes les armes eurent été livrées ou trouvées par la police, on annonça que tous les Arméniens devaient être déportés. Une résistance efficace à l’ordre de déportation était donc impossible. Touts l’opération avait été si adroitement planifiée que la police et la gendarmerie furent en mesure d’y procéder sans courir le moindre risque.[…] Il est impossible de dire combien d’Arméniens ont été tués mais on estime que le chiffre avoisine le million.
Leslie Davis, consul américain à Harpout, – ouest du lac de Van et sud d’Erzincan – à son ambassadeur Henry Morgenthau, à Constantinople. Traduction d’Anne Terre. Éditions Complexe 1994
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[1] Dans Les enfants du Paradis, Jacques Prévert prête ces mots à Garance : On m’appelle Garance, Garance c’est joli, C’est le nom d’une fleur, Une fleur rouge, comme vos lèvres. En fait, la garance n’est pas rouge, mais verte ; c’est l’extrait de sa racine qui donne des colorants rouges, l’alizarine et la purpurine, oxydation de la première. Amusante histoire que celle de ce film de René Clément : Jeux interdits était au départ, un sketch de trente minutes ; le producteur a demandé à René Clément de rallonger, neuf mois plus tard, parce que les deux autres sketchs du film étaient nuls. La saison n’était pas la même, Brigitte Fossey et Georges Poujouly avaient grandi, et, à l’écran, on ne s’en rend absolument pas compte. C’est fluide, limpide, mobile. Pour arriver à cela, croyez-moi, il faut être un grand réalisateur.
Bertrand Tavernier. Télérama 3483 du 15 au 21 octobre 2016
[2] Aux simples vapeurs de chlore avait succédé le chloroformiate de méthyle trichloré, puis l’oxychlorure de carbone, le bromure de benzyle, lacrymogène qui attaquait les yeux.
[3] Talaat Pacha ne faisait que répercuter les ordres d’exterminer les peuples chrétiens de l’empire, reçus d’Ismaïl Enver Pacha alors ministre de la guerre. En 2023, l’Azerbaïdjan annexera le Haut Karabakh, avec sa population majoritairement arménienne, et, provocation, donnera le nom d’Enver Pacha, à l’une des principales rues de la capitale Stepanakert, en arménien, Kankendi en azerbaïdjanais.