Publié par (l.peltier) le 24 octobre 2008 | En savoir plus |
10 05 1806
Rétablissement de la Cour des Comptes.
20 06 1806
Jean Gaudichaud est hussard de la Grande Armée, pour l’heure cantonné près de Vienne. Il envoie à sa cousine Anne Masquet une demande en mariage, lequel se fera, mais un peu plus tard que prévu, le temps d’aller encore guerroyer en Prusse en 1806, en Pologne en 1807 et au Portugal en 1809.
[sic] Pour Mademoiselle Masquet, chez Madame Bources, Rue Coquillère, N° 10. À Paris, Dietz, le 20 juin 1806.
Vous vous rappelez qu’en partant de Versailles, ma chère Cousine, que notre destination devait être Strasbourg, mais au lieu d’y établir notre garnison, nous reçûmes ordre à notre arrivée de passer le Rhin, ce que nous effectuâmes le 2 Vendémiaire et marchâmes sur le territoire de nos alliés jusqu’au 18 Courant ou nous découvrîmes l’Armée Autrichienne qui à notre approche c’est retranchée dans Ulm : quoiqu’elle fut six fois plus nombreuse que la division commandée par le général Dupont, et à laquelle le régiment est attaché, ce général fit attaquer le 19 à midi et au bout d’une demi-heure les balles et boulets sifflaient sérieusement. L’ennemi ayant reconnu la petite quantité de nos forces nous serra de si près que deux escadrons du régiment formant tout au plus 130 hommes furent obligés de charger sur plus de cinq cents cuirassiers ennemis qui nous barraient le passage, et malgré les prodiges de valeur que fit la division qui en moins de deux heures de temps fit plus de six mille prisonniers, il fallut céder au nombre et battre en retraite. J’eus dans cette malheureuse charge mon cheval tué, et reçus trois coups de sabre dont un sur le front, le second sur les deux premiers doits de la main gauche et le troisième sur le poignet droit, je me suis tiré de ce mauvais pas en restant à peu près cinq à six minutes sur le Champ de Bataille, faisant le mort. Ces blessures n’ont nullement altéré ma santé et au bout d’un mois j’ai été en partie rétabli et en état de rejoindre le régiment que j’ai trouvé dans la capitale d’Autriche. Peu de jours après mon arrivée dans cette superbe ville, le colonel m’a fait courrier de la 9° compagnie.
Voici ma chère cousine, les faits tragiques et historique de ma campagne, qui comme vous voyez n’a pas été très heureuse. J’aurai eu l’avantage de vous donner plus tôt de mes nouvelles si l’espoir que l’on nous avait donné à Vienne d’être à Paris dans les premiers jours de juin, n’eut ralenti mon désir dans l’intention de vous exprimer verbalement la plaisir que j’aurai de vous revoir.
Permettez qu’après vous avoir entretenu sur ce qui m’est relatif que je traite un chapitre plus important. Je crois nécessaire de vous faire aujourd’hui l’aveu des sentiments que vous m’avez inspiré depuis plusieurs années. Si je me suis réduit au silence si longtemps c’est l’impossibilité ou je me trouvais de pouvoir accomplir mes volontés. Comme je n’ai nullement envie de rester dans la profession militaire et que sous peu une paix stable permettra au gouvernement de donner aux braves qui l’ont servi des moyens de rentrer dans leur famille, le plus vif de mes désirs serait d’unir ma destinée à la vôtre. Je souhaite ardemment que vos intentions ne soient pas éloignées des miennes et que vous me le fassiez connaître dans votre prochaine réponse. En m’attendant je vous prie d’agréer le sentiment d’attachement qu’aura toute sa vie votre cousin.
23 06 1806
Jacques de Liniers, fatigué de moisir (quand le pays est en paix, les soldats s’ennuient, les crédits se resserrent…) depuis plusieurs années dans une caserne française a donné sa démission en 1774 – il avait 21 ans – pour aller servir le roi d’Espagne, auquel il restera fidèle toute sa vie, jusqu’à ce que mort s’ensuive. Il s’est déjà illustré dans la lutte contre les barbaresques, puis, dans la guerre d’indépendance des États-Unis, aux côtés des Français ; en 1782, il a capturé deux bateaux anglais à la bataille de Port Mahon. Une bataille contre les barbaresques tourne au désavantage des Espagnols et c’est lui qui est chargé de négocier la reddition : il s ‘en sort tellement bien que le dey d’Alger le prend en affection et fait libérer les prisonniers … Ce succès diplomatique lui vaut d’obtenir en 1788 le commandement du Rio de la Plata ; il est nommé chef d’escadre en 1806, quand un corps expéditionnaire de 1 700 soldats anglais débarque sur la rive droite du Rio de la Plata pour prendre Buenos Aires, en l’absence du vice-roi. Jacques de Liniers s’est caché dans la ville et gagne secrètement Montevideo, sur la rive gauche, où il parvient à lever une troupe de 1 200 hommes, lesquels débarquent à Buenos Aires le 4 août : après de furieux combats de rue, ils finissent par s’emparer de la cathédrale, fortifiée par les Anglais.
Battus, les Anglais n’en resteront pas là et reviendront à la charge moins de 6 mois plus tard avec 5 000 soldats, avant garde d’un corps de 10 000 ; ils prennent Montevideo et Liniers parvient à lever une petite troupe de 1 200 hommes, très disparate. Les Anglais investissent un Buenos Aires désert, fin juin 1807 quand arrivés sur la Plazza Major, les troupes de Liniers qui ont investi toutes les maisons alentour sortent et font reculer les Anglais qui plient bagage le 7 juillet. Pour la population, Liniers est devenue El Reconquistador, pour le roi il devient capitaine général et vice-roi de toutes les régions du Rio de la Plata. Un calibre pareil, Napoléon rageait de le voir servir l’Espagne : il lui enverra Sassenay pour le retourner … en vain.
26 08 1806
Johann Philipp Palm, libraire à Nüremberg est fusillé sur ordre de Napoléon, qui lui reprochait de diffuser des écrits contraires aux intérêts de l’empire. Un proche de Goethe rapportera les propos de ce dernier : il trouvait tout à fait légitime que Napoléon ait fait mettre une balle dans la tête à un criailleur comme Palm, à un prétendant comme Enghien, afin d’effrayer une bonne fois le public trop impatient, qui ne cesse de vouloir interférer avec les créations du génie.
26 09 1806
Ouverture de l’exposition industrielle de Paris : 1 400 exposants.
27 10 1806
Entré à Berlin, Napoléon fait emporter à Paris les chevaux de la Porte de Brandebourg.
Je vis l’empereur, cette âme du monde, traverser à cheval les rues de la ville […] C’est un sentiment prodigieux de voir un tel individu qui, concentré sur un point, assis sur un cheval, s’étend sur le monde et le domine… Âme et non pas esprit car il n’avait pas conscience du vrai sens de son œuvre.
Hégel, au lendemain de la bataille d’Iéna, le 14 octobre.
2 12 1806
Naissance de Charles Léon Denuelle, de père très connu, puisqu’il s’agit de Napoléon. La mère, Eléonore Denuelle de la Plaigne, était lectrice chez Caroline la sœur de l’empereur. Napoléon ne la reverra jamais, mais la pensionnera. Physiquement Léon, qui deviendra le comte Léon, ressemble beaucoup à son père, mais la comparaison s’arrête là, car, pour ce qui est de la personnalité, il avait paraît-il, un sacré poil dans la main. Ce fils était pour Napoléon la preuve que, contrairement à ce que lui disait Corvisart, son médecin, il n’était pas stérile.
1806
Napoléon a crée la Confédération du Rhin. François II, dernier empereur du Saint Empire romain germanique, de peur de voir Napoléon s’emparer de cette couronne, abdique ; il garde sa casquette d’empereur d’Autriche, lui conférant la succession par hérédité. C’est la fin au Saint Empire germanique. Guillaume I° de Hesse Cassel, contraint alors de quitter l’Allemagne, confie sa fortune en pièces d’or à Meyer Amschel. C’est un Juif qui a déjà une solide réputation d’agent de change : or, les Juifs n’ont pas droit à un nom de famille : ils utilisent l’enseigne de leur maison pour s’identifier : cette enseigne, c’est Roten Schild – l’écu rouge – dans Judengasse à Francfort sur le Main. Il va lui rendre son or avec une énorme plus-value : la banque Rothschild était née.
Instauration de régimes de retraite à la Banque de France et à la Comédie Française.
Le baron Mörner, diplomate suédois, s’est lié à Lübeck avec Jean Baptiste Bernadotte, chef de guerre respecté, qui a traité avec égard les prisonniers suédois de la campagne de 1806, restitué leurs bagages et chevaux à tous les officiers. Mörner dira à Stockholm le plus grand bien de ce maréchal de France : le roi Charles XIII s’en souviendra le temps venu, quand, en 1810, une mauvaise chute de cheval aura raison de la vie de Christian Auguste d’Augustenborg, jeune prince danois pressenti pour prendre sa succession.
En Suisse, à l’est de Lüzern, le Rossberg s’effondre dans le petit lac de Lauerz, provoquant une vague qui tue 471 villageois de Goldau : Il est 5 h, la nature s’éveille et crée le plus tragique éboulement de l’histoire de la Suisse. Sur les 471 personnes ensevelies, seules 14 seront retirées vivantes de la masse de pierre.
Les années 1804 et 1805 ont été très humides. Juillet et août 1806 n’avaient pas été en reste, de fortes pluies s’abattaient régulièrement sur la région. Près de 40 millions de m³ de pierre et de molasse se détachent du Rossberg. Les villages de Goldau, de Röthen et de Büsingen sont rayés de la carte et le lac de Lauerz est en partie comblé. Un raz de marée cause aussi d’importants dégâts.
Dans la fureur de la nature, un petit miracle a tout de même lieu. La jeune Marianne Wiget est ensevelie avec sa servante. Elle ne sont pas blessées, mais l’obscurité convainc la servante qu’il n’y a pas d’espoir de sortir. Elle prie avec sa jeune protégée durant toute la journée et toute la nuit en attendant la mort certaine. Soudain, elles entendent les cloches de Steinen, l’espoir renaît.
On les dégagera le lendemain. Elles seront les seules survivantes avec 12 autres personnes. Durant de longues journées, du bétail survivant errera sur les décombres à la recherche de leurs maîtres.
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Pour connaître l’état des patois en France, Napoléon demande autant de versions de la parabole de l’Enfant Prodigue (Luc Ch.15). À la même époque, il dicte à son ministre des Cultes Jean Portalis un catéchisme impérial où l’on peut lire : Dieu, qui a crée les empires et les distribue selon sa volonté, en comblant notre empereur de dons, l’a établi notre souverain, l’a rendu ministre de sa puissance, et son image sur la terre. Honorer et servir notre empereur est donc honorer et servir Dieu lui-même.
Laissé à lui-même, le ministre se révélait plein de bon sens : Il faut être sobre de nouveauté en matière de législation.
Plus d’une centaine de milliers de volumes précieux de la bibliothèque fatimide du Caire partent en fumée par la volonté des Turcs.
Début de l’exploitation des eaux thermales de Saint Gervais. L’Eau vive du Mont Blanc jaillit de la montagne après un passage souterrain à plus de 3000 mètres de profondeur. Bactériologiquement pure, isolée et protégée de toute infiltration, l’eau jaillit, été comme hiver, à une température constante de 32° C. Pour garder ses vertus thérapeutiques en dermatologie (traitement de l’eczéma, du prurit, du psoriasis, des cicatrices) et ses propriétés apaisantes, décongestionnantes, cicatrisantes, c’est dans cet état naturel qu’elle est utilisée.
Delesset propose de fabriquer du sucre de betterave pour compenser les effets du blocus continental.
Le blocus continental, instauré pour asphyxier économiquement les îles britanniques, est une chance décisive pour l’industrialisation du continent, car il permet une évolution en douceur, à l’abri des menaces du compétiteur anglais. La paix revenue, s’il apparaît nécessaire d’adopter les procédés anglais, l’industrie doit être protégée pour éviter la concurrence des produits britanniques. Pour la France, cela dure jusqu’au traité de 1860.
Si les Anglais désignent le XVIII° siècle comme le siècle de l’invention, c’est qu’il se produit en Angleterre, à la fin de ce siècle, une mécanisation encore très limitée, qui a pour effet de permettre, par la spécialisation et la division du travail, une hausse de la productivité. […] Avec Malthus, la théorie classique montre que le point d’aboutissement est un état stationnaire lorsque le volume des subsistances constituera une limite infranchissable pour la croissance. Ce qu’il est impossible d’imaginer sur le moment, c’est le potentiel de croissance que va permettre le remplacement de matières premières d’origine agricole (bois, laine…) par des matières premières importées ou d’origine minérale et le remplacement des sources d’énergie traditionnelles (humaine, animale, hydraulique) par l’énergie de la vapeur fournie par le charbon grâce aux progrès de la métallurgie au coke. Ce n’est pas une Révolution industrielle mais une lente et progressive mutation agro-industrielle. Elle provient d’une substitution d’une mineral-based energy economy à une économie dite organique, substitution qui abolit la concurrence entre consommation humaine et besoins de l’industrie, vis-à-vis d’une production agricole limitée en superficie.
Le coton, la houille et le fer procurent aux économies occidentales des opportunités de croissance parce que les productions correspondantes peuvent croître sans d’autres limites que celles des débouchés, car les matières premières sont importées ou extraites des sous-sol et non produites par l’agriculture en concurrence avec les besoins de la consommation humaine. Avec les débouchés le grand mot est lâché. Si, en deux siècles, le génie humain va être en mesure de mettre au point les innovations technologiques qui rendent possible la croissance, on se heurtera en permanence aux contraintes de l’inertie des structures institutionnelles et sociales : impérialisme ou partage social ?
Yves Carsalade. Les grandes étapes de l’histoire économique. Les éditions de l’École polytechnique. 2009
L’amiral de Beaufort établit une échelle mesurant la force des vents, allant de 1 à 12, ce dernier chiffre correspondant à des vents de 100 km/h. Ces unités prendront le nom de leur auteur. Percier et Fontaine édifient l’Arc de triomphe du Caroussel. Chalgrin commence l’Arc de Triomphe de l’Étoile, suffisamment imposant pour être bien visible depuis le Palais des Tuileries, résidence de l’empereur. Il reviendra à Louis-Philippe d’en déterminer en 1830 le programme iconographique, tout à la gloire des armées de la Révolution et de l’Empire. Il sera terminé en 1836. L’exposition de cette année couvre tout l’espace des Invalides à la Seine : Napoléon s’exclame : Le moment de la prospérité est venu : qui oserait en fixer les limites ? Paris compte 23 kilomètres d’égouts. Deux cents ans plus tard, ils auront été multipliés par plus de 100 : 2 450 kilomètres.
Au XIX° siècle, avec l’accroissement annuel des villes, le rejet des eaux usées devint un problème urgent. Le système du seau de commodité exigeait des vidanges incessantes. Et puis, où épandre son contenu? La première solution trouvée à Londres fut la fosse d’aisance : en 1850, cette ville en comptait environ 250 000. Mais ces installations polluaient l’eau des puits, où les capitales puisaient alors la plus grande partie de leur eau.
Les villes riches connurent au XIX° siècle deux innovations qui furent copiées partout ailleurs. Toutes deux étaient fondées sur l’hypothèse selon laquelle la saleté est cause de maladie. Une fois encore, un concept erroné – ce n’est pas la saleté, mais les microbes – conduisit à une révolution des mœurs. Le pionnier de la plupart de ces inventions était un Allemand, Joseph Franach. Celui-ci, dans les six volumes de son Système complet de politique médicale, soutenait que l’État lui-même devait avoir à charge de préserver l’hygiène.
Ce furent les États-Unis, comme d’habitude, qui prirent l’initiative. Les citoyens de New York furent les premiers à bénéficier d’un approvisionnement suffisant d’eau pure grâce à un système de réservoirs et d’aqueducs ouvert en 1842. Au XX° siècle, pour répondre à une demande croissante, New York alla jusqu’à capter son eau à plus de 150 kilomètres, dans les monts Catskill. On construisit bientôt d’immenses barrages, des aqueducs comparables à ceux des Romains, des conduites d’eau potable longues de 90 kilomètres, et de longs tunnels. On immergea des vallées sauvages pour répondre aux besoins de quelques lointaines villes industrielles.
Le problème du traitement des eaux usées fut résolu de façon similaire. La carrière d’Edward Chadwik, réformateur anglais aux talents multiples, fut exemplaire. En 1837, il réclamait la création d’une commission sanitaire. Nommé à sa tête en 1839, celle-ci était transformée en 1842 en office général de la santé. Chadwick requit ensuite la suppression des fosses d’aisance, exigeant que les égouts cessent d’être de simples conduites d’eau recouvertes de briques. Il projetait de les transformer en grandes artères autonomes nettoyées par un approvisionnement d’eau régulier. Ces artères transporteraient tous les déchets le long de longues voies souterraines, et les déverseraient loin des villes. Hambourg (à cause d’un grand incendie) fut la première ville à construire ce type d’égout ; Paris devança Londres, entravée par un réseau enchevêtré d’intérêts politiques et de conflits locaux. Mais quand on eut compris que l’épidémie de choléra de 1850 y était liée à la pollution par les excréments, Londres se mit à envisager sérieusement les mesures à prendre. Sir John Bazalgette, ingénieur civil d’origine française, conçut un système reposant sur cinq égouts parallèles à la Tamise, et pouvant prendre en charge toutes les eaux de rejet normales, ainsi que l’eau de pluie. L’utilisation des anciens égouts reliés aux rivières n’était plus nécessaire qu’en cas d’orage. Les égouts déversaient leurs déchets à 20 kilomètres du Pont de Londres, dans des stations où ils pouvaient être épurés chimiquement. Ce système efficace de travaux publics était clairement supérieur au laisser-aller du passé.
Ces progrès se répandirent vite à travers le monde. Ainsi en 1880, les Anglais avaient-ils quatre compagnies d’assainissement en Amérique latine.
Hugh Thomas. Histoire inachevée du monde Robert Laffont. 1986
Isolation de la morphine par l’allemand Friedrich Sertürner.
Les Anglais ont rencontré nombre de difficultés en Inde, et nombre aussi d’échecs militaires : 3 000 hommes sont morts en vain en 1805 sous les remparts de la place forte de Bharatpour : Wellesley est rappelé à Londres, blâmé d’avoir eu le dessein systématique d’étendre le territoire, cela au mépris des décisions du Parlement. Les directeurs de la Compagnie estimaient cet empire too large for a profitable management – trop vaste pour une gestion rentable -.
En Haïti, Dessalines est assassiné. Le pays se scinde en deux : au sud, la République modérée de Pétion, au nord, le royaume du roi Christophe, ivre de mégalomanie et qui ne trouve rien de mieux à faire que de bâtir un palais de Sans-souci, à même de rivaliser avec Versailles : un tremblement de terre le détruira en 1842.
Charles Romme a publié un Tableau des vents, marées et courants du globe. Il trace les premiers contours de la météorologie marine : L’histoire et la théorie des grands mouvements de l’atmosphère et des mers, si elles étaient portées au degré de perfection qu’elles auront peut-être un jour, serviraient à diriger les routes des navigateurs et à leur indiquer les époques auxquelles, avec plus de sûreté, ils pourraient parcourir les divers pays du globe.
1 01 1807
Marie Walewska, très belle jeune femme de 19 ans, a épousé un vieux qui pourrait être son grand père. Elle a décidé de s’adresser directement à Napoléon et se rend pour cela au relais de poste de Blonie, dans le centre-est de la Pologne où, moyennant l’entremise de Duroc, elle parvient à sa voiture et s’adresse à lui avec l’audace des timides qui se font violence : Soyez le bienvenu, mille fois le bienvenu sur notre terre. Rien de ce que nous ferons ne rendra de façon assez énergique les sentiments que nous portons à votre personne et le plaisir que nous avons de vous voir fouler le sol de cette patrie qui vous attend pour se relever.
Napoléon est ébloui et aussitôt se met à entreprendre le siège de la belle. Mais la place est encore très forte et ne se rend pas… dans un premier temps. Seulement, lorsque toutes les familles dominantes se groupent derrière Józef Poniatowski, le chef du gouvernement provisoire dans ce qui prend les allures d’un drame antique, pour se mettre du coté de Napoléon, adjurant la belle de suivre l’exemple d’Esther avec Assuerus qui s’est sacrifiée pour sauver sa nation et a eu la gloire de la sauver et que même son vieux mari l’y pousse, la belle finit par se retrouver dans le lit de Napoléon, après tout de même moult fleurs mêlées aux bijoux et colliers de perles, suivis de diners en tête à tête au palais. Toutes cette coalition n’a qu’une idée en tête : que Napoléon restaure la monarchie, ce dont il n’a aucune envie mais il se garde bien de le dire.
L’aventure durera plus que les roses, suffisamment pour qu’un enfant naisse de cette union le 4 mai 1810, Alexandre Colonna Walewski et devienne, beaucoup plus tard, ministre des Affaires Étrangères de Napoléon III de mai 1855 à janvier 1860. Sa mère l’emmènera voir son père à l’Île d’Elbe, pour présentation et reconnaissance.
4 02 au 9 03 1807
Napoléon réunit le Sanhédrin qui rassemble rabbins comme laïcs, leur demandant de répondre à 12 questions concernant le mariage, la citoyenneté, le pouvoir rabbinique, les relations économiques avec les non-juifs… il veut ainsi soumettre la loi juive au Code Civil, et faire des membres de la nation juive des citoyens français, quitte pour cela à modifier certains articles de la Halakha [la loi juive]. Le Sanhédrin répondit avec enthousiasme à toutes ces demandes, allant jusqu’à autoriser les soldats juifs à ne pas respecter les règles sur la nourriture casher en cas de nécessité ! Le sanhédrin substituait l’Empire napoléonien au royaume de David et le peuple français au peuple d’Israël, ce qui se traduit par l’exclusion du droit hébraïque du champ public.
Schlomo Trigano. Politique du peuple juif.
Les lois nationales et politiques du peuple juif étaient abolies ; les lois religieuses se transformaient en lois confessionnelles d’individus libres de les respecter ou pas ; les Juifs n’étaient plus en exil, mais s’agrégeaient au corps du peuple français. Les Juifs devenaient israélites. Napoléon ne fut pas ingrat : partout où la grande armée passa, les ghettos s’ouvrirent ; et les Juifs furent invités à devenir citoyens de l’Empire.
Eric Zemmour. Le suicide français. Albin Michel. 2014
1 03 1807
Osterode [ 100 km au S-SE de Hanovre]. Au Roi de Naples : Officiers d’état-major, colonels, officiers ne se sont pas déshabillés depuis deux mois, et quelques uns depuis quatre ( j’ai moi-même été quinze jours sans ôter mes bottes) ; au milieu de la neige et de la boue, sans vin, sans eau de vie, sans pain, mangeant des pommes de terre et de la viande, faisant de longues marches et contre marches sans aucune espèce de douceurs, et se battant à la baïonnette et sous la mitraille ; très souvent les blessés obligés de s’évacuer en traîneaux, en plein air pendant cinquante lieues. C’est donc une mauvaise plaisanterie que de nous comparer à l’armée de Naples, faisant la guerre dans le beau pays de Naples, où l’on a du vin, de l’huile, du pain, du drap, des draps de lit, de la société et même des femmes. Après avoir détruit la monarchie prussienne, nous nous battons contre le reste des Prussiens, contre les Russes, les Kalmouks, les Cosaques, ces peuplades du nord qui envahirent jadis l’empire romain. Nous faisons la guerre dans toute sa force et sa rigueur. Au milieu de ces grandes fatigues, tout le monde a été plus ou moins malade. Pour moi, je ne me suis jamais trouvé plus fort, et j’ai engraissé.
Napoléon. Vie de Napoléon par lui-même. Compilation d’André Malraux Gallimard 1930
21 04 1807
Les troupes anglaises du général Fraser sont battues par les Égyptiens de Mehemet Ali, pacha d’Égypte. Les Anglais quitteront Alexandrie le 19 septembre.
14 06 1807
Napoléon bat les Russes de von Bennigsen à Friedland. Moins d’un mois plus tard sera signée le traité de Tilsit, scellant l’alliance de la Russie et de la France. Le triomphe de Napoléon lui vaut les vivats de la France entière… tout le monde y va de ses vivats… tout le monde… sauf Talleyrand, le seul à voir clair et qui ose écrire à l’empereur : J’aime à considérer cette victoire comme la dernière que votre Majesté sera forcée de remporter ; c’est par là qu’elle m’est chère.
Napoléon avait voulu l’alliance avec la Russie, quand Talleyrand voulait l’alliance avec l’Autriche : J’étais indigné de tout ce que je voyais, de tout ce que j’entendais, mais j’étais obligé de cacher mon indignation.
Talleyrand franchira un pas de plus dans la trahison en s’ouvrant à Alexandre I° aux lendemains de Tilsit : Sire, que venez-vous faire ici ? C’est à vous de sauver l’Europe et vous n’y parviendrez qu’en tenant tête à Napoléon. Le peuple français est civilisé, son souverain ne l’est pas. Le souverain de Russie est civilisé, son peuple ne l’est pas. C’est donc au souverain de Russie d’être l’allié du peuple français. Le Rhin, les Alpes, les Pyrénées sont les conquêtes de la France. Le reste est la conquête de l’Empereur. La France n’y tient pas !
17 08 1807
Le North River Steamboat quitte New York pour remonter la North River [aujourd’hui l’Hudson] jusqu’à Albany : 241 km effectués en 32 heures à la vitesse de 7.5 km/h. Robert Fulton voit enfin les ricanements et les sarcasmes laisser place à l’enthousiasme et aux félicitations. Il a été financé par Robert Livingstone. Le bateau fait 43 m. de long, 4.3 de large, 19 de hauteur, Maximum width : 18 feet (4.3 m) Maximum height : 62 feet (19 m) 9.8 m de tirant d’eau, déplacement de 1 210 tonnes. Il est muni de deux mâts, grées l’un en voile carrée, l’autre en voile latine. Les deux roues à aube font 1.2 m de large et 4.6 m Ø qui donnent une vitesse moyenne de 7.5 km/h soit un gain de temps de 150 miles en 32 heures.
15 09 1807
Établissement du cadastre : 7 ans plus tard, 10 000 communes auront été cadastrées. L’opération sera achevée vers 1850.
29 11 1807
Le général Junot arrive à marche forcée sur Lisbonne. Dom Joao I° s’est résolu à fuir, vers l’ouest, par la mer, le Brésil, la grande colonie portugaise. Le départ est certes précipité, mais ce n’est pas une raison pour partir sans biscuit : le contenu de 700 charrettes est réparti dans les cales de 36 navires, entre 1 500 et 5 000 personnes les accompagnent, dont la famille Bragance au grand complet, les grands du royaume, le gouvernement… le tout sous escorte britannique, qui n’oublieront pas d’envoyer la facture. La reine-mère Marie I° qui a perdu la tête depuis des lustres, la retrouve l’espace d’un instant pour crier au cocher qui fouette les chevaux : Moins vite ! On va croire que nous fuyons ! Mais le cocher avait bien raison de se dépêcher : l’avant-garde de Junot arrive sur les quais une heure après que le dernier navire ait appareillé. La traversée sera dure : 52 jours, des tempêtes, le scorbut, le manque d’eau et des poux partout, obligeant les femmes à se raser le crâne. Nul ne se doute alors que Dom Joao pose ainsi les premiers jalons de l’indépendance du Brésil. Rio devient la nouvelle capitale de la monarchie.
1807
La conduite à droite est imposée aux véhicules hippomobiles.
Ignaz Pleyel fonde une manufacture de pianos : 60 ans plus tard, à son apogée, 3 000 pianos sortiront chaque année de ses ateliers, rythme qui se maintiendra pendant encore 60 ans, jusqu’à la crise de 1929. Nommé alors pianoforte, il avait été inventé cent ans plus tôt, en 1709, par l’Italien Bartolomeo Cristofori. Les perfectionnements seront nombreux : en 1821, les frères Erard mettront au point la mécanique du double échappement, qui autorise une répétition aisée des notes. Jean-Henri Pape, 1787-1875, déposera pas moins de 137 brevets ! En 1826, il collera sur le marteau qui frappe les cordes plusieurs couches de feutre : le procédé est encore utilisé. Il sera le premier à utiliser des cordes en acier trempé. La recherche de la perfection générera le dépôt de plus de 2 000 brevets. Les progrès techniques, notamment dans le domaine de la métallurgie, vont permettre d’améliorer leur mécanique. Le cadre devient métallique, Steinway incorpore un cadre d’un seul tenant, capable de supporter la tension de plusieurs tonnes des cordes.
Jean François Champollion, 17 ans, présente un mémoire à l’académie de Grenoble dans lequel il défend l’existence d’une parenté entre les grandes langues sémitiques, affirmant que le copte n’est qu’une forme tardive de l’ancien égyptien.
Jean Charles Ladoucette est préfet des Hautes Alpes. Il rapporte que chacun paie, à raison de ses biens fonds, le maître d’école chez qui, lors de la mauvaise saison, le pauvre va, comme celui qui vit dans quelque aisance… ainsi, un résultat de l’amour de l’étude a été de trouver facilement des juges de paix et des maires parmi des gens rustiques en apparence…
Sur 4 319 migrants d’hiver du Briançonnais et du Gapençais, il y avait 705 instituteurs, 128 colporteurs, 501 peigneurs de chanvre, 254 bergers, 469 charretiers de ferme ou terrassiers, 56 marchands de fromage, 28 mégissiers, 83 charcutiers, 404 aiguiseurs, 25 voituriers, 6 porteurs de marmottes, 469 personnes exerçant diverses professions.
Le sous préfet Jacquet de l’arrondissement de Suse rappelle au général Jourdan que le collège d’Oulx, dans la haute vallée de la Dora constitue la pépinière des instituteurs du midi de la France. Le préfet Bonnaire écrit que, dans le Briançonnais, chacun sent le besoin d’être instruit.
L’Angleterre abolit l’esclavage : l’affaire avait commencé 35 ans plus tôt, lorsqu’un esclave de Virginie, James Somerset avait été ramené en Angleterre par son maître. Il s’était enfui, avait été rattrapé et son maître l’avait traduit en justice ; mais le juge, constatant qu’aucune loi n’autorisait l’esclavage sur le sol anglais, l’avait remis en liberté.
Le général Hermann Wilhelm Daendel, d’origine hollandaise, enthousiaste des idées de la révolution, est nommé par Louis Bonaparte, roi de Hollande, gouverneur général des Indes néerlandaises…où il laissera un très mauvais souvenir : en 1809, il fit construire, sous un régime de travail forcé – on parla de 12 000 morts – une route traversant l’île de part en part, la Grote Postweg, ou encore, route Daendel, pour mieux se défendre des Anglais.
17 03 1808
Organisation de l’Université, qui reconnait, à l’article 109 du décret impérial les Frères des Écoles chrétiennes ; c’est aussi la naissance du baccalauréat, sous sa forme moderne, car en fait il est dans le droit fil des baccalauréats [1], délivrés depuis le XIII° siècle par les facultés qui composent l’Université de Paris : arts, médecine, droit et théologie.
L’empereur impose brutalement un ensemble de mesures dérogatoires et coercitives. Elles constituent durablement, jusque sous la monarchie de Juillet, le décret infâme, dont la logique menant à l’exclusion réapparaîtra différemment sous Vichy : suspension des prêts, des lettres de change, obtention des patentes autorisant l’ouverture d’un commerce laissée à l’appréciation des conseils municipaux, service obligatoire pour tous les juifs qui ne peuvent se faire remplacer, contrôle des allées et venues sur le territoire, etc. Le réveil est rude. D’un seul coup, la loi du pays n’est plus, pour eux seuls, la loi.
[…] En un instant, la citoyenneté française des juifs acquise en septembre 1791 leur est brutalement retirée : pour eux, le droit du sol se trouve aboli, et, comme on dit parfois de nos jours de la citoyenneté, elle se mérite.
Pierre Birnbaum Le Monde du 28 juin 2024
2 05 1808
Dos de Mayo : soulèvement de Madrid contre Napoléon, via son frère Joseph, installé roi d’Espagne : il a fait abdiquer les deux monarques légitimes : Charles IV et son fils Ferdinand VII. La répression menée par Murat sera féroce et marquera les Espagnols pour longtemps. Et pourtant, il y avait mis du sien, Joseph, pour se gagner le cœur des Espagnols, au moins celui des ivrognes, en faisant couler du vin des fontaines en lieu et place de l’eau pour son avènement, ce qui lui avait valu un temps le surnom de Pepe Botella. Dans les salons, on persiflait : Tenemos un segundo San Jose. Hace como Jesus. Come dice su madre : pourvou qué ça doure – On a un autre Saint Joseph. Il fait comme Jésus. Comme dit sa mère : pourvou qué ça doure -.
Napoléon lui voulait une attitude plus guerrière : Vous confondez trop la bonté du roi avec la bonté du particulier. Faites fusiller trois personnes par village.
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Tu règneras en Espagne, mais sur les Espagnols, jamais.
Hegel parlera de l’impuissance de la victoire.
22 07 1808
Le corps d’armée du général Dupont capitule face aux Espagnols à Baylen, en Andalousie. Quelques semaines plus tard, c’est au corps d’armée de Junot de capituler à Cintra, près de Lisbonne devant les Anglais : les premières lézardes apparaissaient dans le bel édifice de l’empire français. Les Anglais menèrent la vie dure aux Français au Portugal et en Espagne occidentale : ils débarquaient de leurs navires, livraient bataille et rembarquaient pour s’y reposer pendant que les bateaux les emmenaient sur d’autres terrains… que les Français s’épuisaient à rejoindre à pied ! Le siège de Saragosse va durer plus de 4 mois, et causera 40 000 morts ! Espagnols et Anglais ne seront pas tendres avec les prisonniers de guerre français, envoyés par milliers – on parle de 12 000 – sur le caillou de Cabréra, un petit îlot, 3 km du nord au sud et 5 d’est en ouest, au sud de Majorque, dans les Baléares, qui sera pour eux un véritable bagne, assimilable aux horreurs des pontons de Cadix..
Sur près de neuf mille prisonniers qui ont posé pied sur le sol aride de Cabrera, environ six à sept cents dont près de cinq cents officiers, sont partis sur la fin de 1810 pour l’Angleterre, quinze cents de différentes nations ont pris du service dans les troupes suisses et espagnoles. Nous restions à peu près deux mille à Cabrera, lorsque la Providence a marqué de sa miséricorde le terme de nos maux. Mon calcul n’aura rien d’exagéré, en disant que plus de la moitié des prisonniers débarqués à Cabrera y sont morts de misère, de faim, de douleur et de désespoir ; et nos ennemis mêmes, mais déjà ils ne le sont plus, ne pourront récuser cette vérité terrible ; et la vallée des morts, ce vaste charnier de Cabrera, attestera un jour, à la postérité étonnée, la rigueur des Espagnols, que le trop vif ressentiment d’une agression injuste et tyrannique, la longanimité, les souffrances et l’héroïque résignation des Français, ne peuvent même pas motiver.
Anonyme
Les survivants seront libérés par un navire de la marine royale de Louis XVIII le 16 mai 1814.
Les patriotes espagnols n’ont pas perdu de temps et pallient la vacance du pouvoir en désignant dans chaque province des gouvernements autonomes qui se fédèrent le 25 septembre 1808 en une Junte d’Espagne et des Indes qui gouverne au nom du roi prisonnier. Les menaces napoléoniennes pesant sur cette Junte provoque une convocation des Cortès, cette fois élues par le seul peuple : les institutions féodales et l’absolutisme sont renversés, la nation est souveraine comme association de citoyens libres et égaux : l’Espagne a effectué sa révolution libérale : la Charte libérale sera promulguée en mars 1812, et l’Amérique espagnole applaudit à tout rompre, encourage et finance l’opposition à Napoléon. Tout ceci ne va pas sans frictions, mais le goût de l’indépendance est pris outre atlantique, et celles-ci ne tarderont plus.
15 08 1808
Inauguration de la colonne Vendôme, édifiée depuis 1806 à la gloire de la grande armée, plus précisément de la bataille d’Austerlitz. Sur le constat de l’illettrisme de la plus grande part de la population, il convenait d’écrire cette histoire sur le bronze comme l’Église catholique avait écrit la Bible sur les vitraux. Le bronze, ce sont les canons pris à Austerlitz, et si cela se révèle insuffisant on prendra celui des canons réformés (après 600 coups, ils sont bons pour la réforme). Cette bande dessinée dit le quotidien de l’armée, les enfants chargés de la transmission de informations selon les codes jouées sur leur tambour, les lavandières, les cantinières, les feux de bivouacs à même le sol etc… Cette colonne va devenir le monument le plus mal connu de Paris.
La colonne Vendôme culmine à 44,3 mètres et mesure environ 3,60 mètres de diamètre moyen ; réalisée de pierres parées de bronze, elle est posée sur un piédestal et surmontée par une statue de Napoléon I°. […] La colonne de juillet sur la place de la Bastille est d’une inspiration similaire.
Les dessins des frises en bas-relief sont commandés en 1806 à Pierre-Nolasque Bergeret (1782- 1863), François Mazois (1783-1826) et Benjamin Zix (1772-1811). Dominique Vivant Denon a distribué la réalisation des bas-reliefs à des sculpteurs confirmés et à des jeunes talents : Lorenzo Bartolini, Simon-Louis Boquet (1743-1833), François-Joseph Bosio, Jacques-Antoine Bouillet, Pierre-Charles Bridan, Charles Antoine Calamar (1769-1815), Pierre Cardelli, Julie Charpentier, Claude Michel, dit Clodion, Charles-Louis Corbet, François-Nicolas Delaistre, Louis-Pierre Deseine, Jacques-Edme Dumont, Antoine-Léonard Dupasquier (vers 1748-1831), Augustin Félix Fortin, Jean-Joseph Foucou (six des bas-reliefs), Guillaume Francin, fils de Claude-Calir Francin, Edme Gaulle, Antoine-François Gérard, Edlme-Etienne-François Gois fils, Jean-François Lorta 1752-1837), Jean-Robert-Nicolas Lucas, Antonio Moutoni, Pierre Petito, Joseph-Gaspard Picard (1748-1818), Jean-Martin Renaud (1746-1821), Henri-Joseph Rutxhiel, Jean-Baptiste Stouf, Charles-Auguste Taunay, Louis-Simon Boizot, Guillaume Boichot, Pierre-Nicolas Beauvallet.
L’escalier intérieur permet d’accéder à une plate-forme située sous la statue sommitale. La statue actuelle date du Second Empire. Elle est due au sculpteur Auguste Dumont et représente Napoléon I°, en Caesar imperator, drapé dans un manteau court et portant pour attributs de sa gloire : le glaive, la victoire ailée et la couronne impériale de lauriers.
La base de la colonne Vendôme est en granite porphyroïde provenant de la carrière d’Algajola en Corse. L’inscription dédicatoire, rédigée à la manière antique, est la suivante :
NEAPOLIO IMP AVG
MONVMENTVM BELLI GERMANICI
ANNO MDCCCV
TRIMESTRI SPATIO DVCTV SVO PROFLIGATI
EX AERE CAPTO
GLORIAE EXERCITVS MAXIMI DICAVIT
qui peut se lire : Napoléon Empereur Auguste a consacré à la gloire de la Grande Armée cette colonne formée de l’airain conquis sur l’ennemi pendant la guerre d’Allemagne, remportée sous son commandement en 1805 en l’espace de trois mois.
Wikipedia
1808
Henry Havershaw Godwin Austen est officier du Survey of India, chargé de l’établissement d’une carte détaillée de l’Inde. Ce travail de titan amènera Georges Everest, son collègue, à identifier le toit du monde en lui donnant son nom, en 1848, et lui-même laissera au deuxième sommet le nom de K2, – ses coordonnées sur la carte -.
Par décret, Napoléon restreint les libertés commerciales des Juifs dans une quarantaine de départements : ces derniers le nommeront le décret infâme. D’une validité de dix ans, Louis XVIII ne le renouvellera pas.
18 02 1809
Par décret impérial, la reconstitution de congrégations hospitalières de femmes est autorisée, sur simple approbation de leurs statuts. L’hôpital allait à vau l’eau depuis leur interdiction et il y avait urgence.
17 05 1809
Napoléon annexe les États Pontificaux ; Pie VII l’excommunie le 10 juin et Napoléon va le capturer au Vatican pour le placer en garde à vue à Savone le 6 juillet.
18 05 1809
Depuis 1804, les Serbes ont commencé à se révolter contre les Ottomans qui occupent leur pays. Parfois l’horreur des batailles se perpétue dans les monuments : Lors d’une rébellion près de Nich en 1809, les Serbes sont encerclés par les Ottomans. Sur le mont Čegar, leur chef, Stefan Sindjelic laisse approcher l’ennemi avant de faire exploser son dépôt de munitions. Quatre mille des siens et dix mille assiégeants périssent ainsi. Furieux de cet acte, Hursid Ahmed Pasa, le sultan turc, décide de terrifier la population locale pour prévenir toute nouvelle insurrection. Il ordonne de sceller neuf cent cinquante-deux crânes serbes dans un bloc construit à l’entrée de Nich, sur la route de Constantinople. Les cheveux encore attachés à la peau de certains crânes flottent au vent et rendent absolument apocalyptique la vision de ce monument. Soixante crânes restent aujourd’hui prisonniers de la masse, autour de laquelle une chapelle a été construite. Quand on a vu Tchele Kula, on comprend mieux la crainte ancrée dans la mémoire serbe face à l’islam conquérant.
Philippe Valery. Par les sentiers de la soie. Transboréal 2016
Que les Serbes laissent subsister ce monument ! Il apprendra à leurs enfants ce que vaut l’indépendance d’un peuple, en leur montrant à quel prix leurs pères l’ont payée.
Lamartine en 1833
21 et 22 05 1809
Bataille d’Essling. Pour disposer ses troupes là où il le voulait, Napoléon a fait construire sur le Danube deux ponts de part et d’autre de l’île de Lobau. Fin mai, le Danube connaît encore le régime des fleuves des pays de neige : la fonte prend fin et le courant est au plus fort ; les Autrichiens vont envoyer les plus grosses barques possibles, lourdes de roches et cailloux : elles vont remplir leur rôle et rompre ces ponts à plusieurs reprises. Ils iront même jusqu’à enduire de poix la roue d’un moulin, la ficeler sur deux barques, y mettre le feu… et vogue la galère. Les premières unités à avoir traversé vont devoir tenir jusqu’à ce que les ponts soient remis en service, pendant quelques précieux instants… avant que d’être à nouveau brisés…
Il avait éprouvé la plupart des sensations de la guerre ; il savait comment, d’une secousse du poignet, on enfonçait sa lame dans une poitrine, le craquement des côtes brisée, la giclée de sang quand on ôtait l’épée d’un mouvement brusque, comment éviter le regard d’un ennemi qu’on éventre, comment, à terre, taillader les jarrets d’un cheval, comment supporter la vue d’un compagnon mis en bouillie par un projectile incandescent, comment se protéger et parer des coups, comment se méfier, comment oublier sa fatigue pour charger cent fois dans une cohue de cavaliers.
[…] Fayolle planta son épée dans un cœur, piétina un bougre qui portait un boulet, en cloua un autre sur sa pièce, puis il continua à frapper du tranchant, à l’aveuglette, faisant virer son cheval quand il tomba sur des fantassins blancs formés en carré et qui tiraient. Une balle sonna contre son casque et il allait se jeter contre ce hérisson de baïonnettes lorsqu’un trompette signala le repli, pour laisser place nette à d’autres vagues d’assaut conduites par le général Espagne en personne, défiguré par une rage, seul en tête, les yeux fous, exposé comme s’il voulait donner raison aux fantômes qui le menaçaient en rêve depuis sa mésaventure de Bayreuth.
Trop avancé derrière la ligne des canons, Fayolle vit arriver son général comme une furie, et, tournant bride, voulut se ranger, mais son cheval leva les pattes de devant, touché entre les yeux. Fayolle désarçonné tomba sur le dos et la jugulaire de son casque lui scia le menton. À moitié étourdi il tendit la main vers son épée, dans les blés piétinés, se dressa sur un coude quand il sentit un coup de sabre, amorti par la crinière du casque, qui grinça sur sa dossière métallique ; l’officier autrichien en veste rousse, le cuirassier à quatre pattes, tout fut emporté par la charge du général Espagne, puis Fayolle sentit une main forte qui lui cramponnait le bras, il se retrouva en croupe derrière son compère Verzieux ; ils refluèrent avec l’escadron d’Espagne qui cédait le terrain à une nouvelle charge. Hors de portée des fusils et des canons, Fayolle se laissa glisser dans l’herbe et voulut remercier Verzieux, mais celui-ci avait fléchi et se crispait sur le pommeau de sa selle, incapable d’un autre geste. Fayolle l’appela. Verzieux avait reçu un biscaïen dans la cuirasse, à la hauteur du ventre, sur le côté gauche ; du sang fusait à petits bouillons par ce trou que la mitraille avait déchiqueté, et coulait sur la jambe. Avec Brunel, Fayolle le descendit ; ils le couchèrent, défirent les lanières de cuir de son plastron qui collait à la veste imbibée de sang chaud. Verzieux râlait, puis il hurla quand Fayolle lui bourra la plaie d’une poignée d’herbe pour contenir l’hémorragie. Les mains rouges et poisseuses, debout, Fayolle regarda partir le blessé vers les ambulances du petit pont. Y arriverait-il seulement ? Des cuirassiers le portaient sur un brancard improvisé avec des branches et des manteaux. Alors Fayolle détacha son casque et le jeta par terre.
– Lui au moins, dit Brunel, y va pas y r’tourner.
[…] Les survivants de ce poste trop avancé ramassèrent les fusils, qu’ils portaient seuls sous les bras comme des fagots ; Rondelet enleva au passage un tourne-broche laissé dans la cheminée, et ils filèrent vers le jardinet clos de haies basses, qu’ils franchirent en se griffant pour contourner la rue dangereuse. Ils se guidaient à la carcasse du clocher d’Aspern, s’égaraient, s’éloignaient, revenaient, se heurtaient à une murette éboulée, s’enfonçaient dans des buissons, escaladaient des pierrailles, se tordaient les chevilles, boitaient, tombaient, se cognaient, se déchiraient à des ronces, mais ils puisaient une folle énergie dans leur peur de mourir ensevelis ou calcinés. Ils entendirent le canon qui balayait la rue principale ; un obus tomba sur la maison qu’ils venaient de quitter et les poutres du toit s’enflammèrent. Ils croisèrent d’autres fuyards aux uniformes roussis, et leur bande avait grossi quand ils atteignirent les murs du cimetière ; ils eurent encore la force d’y grimper, sautèrent de l’autre côté sur les tombes et, de croix en croix, parvinrent à l’église. Masséna et ses officiers étaient debout ; les branches des grands ormes foudroyés leur tombaient dessus.
Fayolle avait récupéré le cheval de son ami Verzieux, plus nerveux que le sien et qu’il devait tenir serré, mais la journée avançait et après une dizaine de charges brutales le cavalier et sa monture étaient aussi fourbus. On revenait, on repartait, on sabrait, les rangs se clairsemaient et les Autrichiens ne reculaient pas. Fayolle avait mal au dos, mal au bras, mal partout et la sueur lui coulait dans les yeux, qu’il essuyait de sa manche où le sang de Verzieux avait séché en croûte brunâtre. Il enfonça ses éperons à faire saigner le cheval, qui renâclait. Son sabre d’une main, un boutefeu autrichien allumé dans l’autre main, il tenait la bride entre ses dents et s’apprêtait à refluer avec son peloton pour un instant de repos entre deux assauts, lorsque des chasseurs de Lasalle le frôlèrent en braillant :
– Par ici ! par ici !
Dans le tumulte et la confusion de la bataille, qui commandait ? Fayolle et son congénère Brunel découvrirent à ce moment le capitaine Saint Didier qui sortait de la fumée, il avait perdu son casque et levait le bras dans leur direction pour les engager à suivre les chasseurs, ainsi que d’autres cuirassiers de la troupe éparpillée. Ensemble, ils forcèrent leurs chevaux autant que possible pour fondre à revers sur des uhlans qui accablaient les cavaliers de Bessières. Surpris, les Autrichiens tournèrent leurs lances à fanions vers les assaillants mais ils n’eurent pas le temps de manœuvrer leurs chevaux et reçurent la poussée de côté sans pouvoir charger. Fayolle enfonça la mèche enflammée de son boute-feu dans la bouche ouverte d’un uhlan, il en poussa la hampe de tout son poids dans le gosier, et l’autre bascula par terre en se tortillant, pris de spasmes vifs, les yeux tournés, la gorge brûlée. À quelques pas, le maréchal Bessières lui-même, à pied, sans chapeau, une manche déchirée, parait les coups avec deux épées qu’il croisait au-dessus de sa tête. Au corps à corps, les uhlans s’empêtraient dans leurs lances trop longues et ils n’avaient pas eu le temps de tirer leurs épées ou leurs fusils d’arçon, aussi dégagèrent-ils rapidement la place en abandonnant leurs morts et quelques chevaux. Bessières enfourcha l’un de ces chevaux à crinière rase et selle rouge galonnée d’or, puis il repartit vers l’arrière accompagné par ses sauveurs et les débris de son escadron.
[…] Masséna trouvait sa mesure dans le chaos.
Quand il réalise que des artilleurs d’Hiller roulent une pièce dans une ruelle, pour enfoncer la façade de l’église, il fait bourrer de paille et de feuilles une carriole à bras, puis il ramasse une branche cassée, entre dans la sacristie ouverte par un obus, qui ronronne de braises, y allume son rameau, ressort, le lance dans la carriole qui brûle d’un coup, puis il avise Lejeune désemparé parmi tant de désordre : Avec moi ! Les deux hommes prennent chacun un bras de la carriole qui flambe, puis ils foncent en la poussant vers la ruelle ; dès que leur brûlot a pris sa vitesse, ils se couchent, sentent des balles les frôler, mais la carriole va cogner de plein fouet la gueule du canon et se disloque ; les tonnelets de poudre, ouverts, explosent et tout vole en éclats, fût déchiqueté, membres arrachés. Des grenadiers chargent à la baïonnette pour dégager Masséna et Lejeune qui se redressent à demi, mais impossible de pénétrer dans la ruelle où les maisons s’embrasent, c’est une fournaise, alors on retourne en courant vers les ormes hachés de l’église. Des Autrichiens tentent de leur barrer le chemin, mais d’autres grenadiers armés de poutres qu’ils manient comme des massues cassent quelques têtes ; Masséna ramasse seul un soc de charrue, et d’une poussée il tranche deux gaillards contre les marches d’un perron. Lejeune a paré le sabre d’un officier en veste blanche, qui lui envoie son genou dans le ventre, il se plie, fort heureusement car la balle qui lui visait la nuque s’enfonce dans le front de l’Autrichien dont le sang gicle. Assis sur un banc de pierre collé à une maison qui n’avait plus qu’un mur debout, Masséna regardait sa montre. Elle était arrêtée. Il la secoua, tourna le remontoir, rien à faire, elle était cassée et il jura :
— Peste ! Un souvenir d’Italie ! Elle a appartenu à un monsignore du Vatican ! Tout en or et vermeil ! Il fallait bien qu’un jour ou l’autre elle me lâche… Ne restez pas à quatre pattes, Lejeune, venez vous asseoir un moment pour vous remettre d’aplomb. Vous devriez être mort mais ce n’est pas le cas, alors respirez un bon coup…
Le colonel s’épousseta et le maréchal continuait :
— Si nous nous en tirons, je vous commanderai mon portrait, mais en action, hein ? Avec le soc de charrue comme tout à l’heure, par exemple, en train d’écrabouiller une meute d’Autrichiens ! On écrirait en dessous Masséna à la bataille. Vous voyez l’effet que ça produirait ? Personne n’oserait l’accrocher, ce tableau ! La réalité déplaît, Lejeune.
[…] Râles, plaintes, gémissements, sanglots, cris et hurlements, le chant des blessés de l’île Lobau n’avait rien de nostalgique. Les infirmiers qui n’avaient plus de sentiments, habillées d’uniforme aux éléments dépareillés, chassaient avec des palmes les essaims de mouches qui se fixaient sur les plaies. Son long tablier et ses avant-bras dégoulinant de sang, le docteur Percy avait perdu sa bonhomie. Sans relâche, dans la hutte de branchages et de roseaux baptisée ambulance, ses assistants posaient sur la table qu’ils avaient récupérée des soldats nus et presque morts. Les aides que le docteur avait obtenus grâce à ses coups de gueule, pour la plupart, n’avaient jamais étudié la chirurgie, alors, parce qu’il ne pouvait suffire seul aux soins de tant d’estropiés et de tant de blessures diverses, il indiquait, sur les corps que tordait la douleur, à la craie, l’endroit où il fallait scier ; et les assistants de fortune sciaient, ils débordaient parfois à côté des jointures, le sang jaillissait, ils entamaient l’os à vif ; leur patient défaillait et arrêtait de remuer. Beaucoup succombaient ainsi d’un arrêt du cœur ou se vidaient de leur sang, une artère sectionnée par malheur. Le docteur criait :
— Crétins ! Vous n’avez jamais découpé un poulet ?
Chaque opération ne devait pas excéder vingt secondes. Il y en avait trop à assumer. Ensuite, on jetait le bras ou la jambe sur un tas de jambes et de bras. Les infirmiers d’occasion en plaisantaient pour ne pas vomir ou tourner de l’œil : Encore un gigot ! clamaient-ils à voix haute en lançant les membres qu’ils avaient amputés. Percy se réservait les cas difficiles, il tentait de recoller, de cautériser, d’éviter l’amputation, de soulager, mais comment, avec ces moyens indécents ? Dès qu’il en avait la possibilité, il en profitait pour instruire les plus éveillés de ses infirmiers :
— Vous voyez, Morillon, ici les fragments du tibia se chevauchent et sont à nu…
— On peut les r’mettre en place, docteur ?
— On pourrait, si on avait le temps.
— Y en a plein qui attendent derrière.
— Je sais !
— Alors qu’est-ce qu’on fait ?
— On coupe, imbécile, on coupe ! Et j’ai horreur de ça, Morillon !
Il essuyait d’un chiffon son visage en sueur, il avait mal aux yeux. Le blessé, le condamné plutôt, avait droit à une ligne de craie que Percy traçait au-dessus du genou, on le posait sur la table où des paysans autrichiens, il y a peu, devaient manger la soupe, et un aide sciait, langue tirée, appliqué à suivre le trait. Percy était déjà penché sur un hussard qu’on reconnaissait à ses bacchantes, ses favoris et sa natte.
— La gangrène s’installe, marmonnait le docteur. La pince !
Un grand garçon godiche tendait une pince dégoûtante en se tenant un mouchoir contre le nez. Percy en usait pour arracher les chairs brûlées, il tempêtait :
— Si seulement on avait de la quinquina en poudre, je la ferais macérer dans du jus de citron, j’en imbiberais un tampon d’étoupe, on laverait tout ça, on soulagerait, on sauverait !
— Pas celui-là, docteur, il a passé, disait Morillon, une scie de menuisier ensanglantée à la main.
— Tant mieux pour lui ! Au suivant !
D’un coin de son tablier, Percy ôta les vers qui s’étaient infiltrés dans la plaie du suivant, lequel délirait, les yeux retournés.
— Fichu ! Le suivant !
30 05 1809 Napoléon redressa la tête pour observer la plaine : Masséna, et vous, Sainte Croix, je vous le dis, là où l’archiduc a planté ses baraques, ce sera sa tombe ! Comment s’appelle ce plateau où il s’adosse ?
– Wagram, Sire. [il engagera la bataille de Wagram, à moins de 10 km au nord d’Essling, le 5 juillet]
[… en note] Plus de quarante mille tués en une trentaine d’heures, vingt-sept mille Autrichiens et seize mille français, […] et près de onze mille mutilés dans la Grande Armée. Et puis, pour la première fois, Napoléon connaît un échec militaire personnel, qui nuit à son prestige et encourage ses ennemis. Après Essling, les nationalismes se développent partout en Europe.
Patrick Rambaud. La Bataille. Grasset 1997
Cette bataille ouvrait l’ère des grandes hécatombes qui allaient dès lors, marquer les campagnes de l’Empereur.
Louis Madelin
15 06 1809
On enterre Josef Haydn à Vienne : l’immense amitié qui l’avait lié à Mozart, mort 18 ans plus tôt, impose que l’on joue son Requiem. La France est plutôt bien représentée, – et pour cause, l’armée française occupe alors Vienne – le comte Daru, Vivant Denon, et Henri Beyle que l’on connaîtra plus tard sous le nom de Stendhal : ce sont d’ailleurs les autorités françaises qui ont organisé ces funérailles solennelles, car il en a eu d’autres réservées aux seuls intimes, lors desquelles c’est le Requiem de son frère Michael qui avait été joué.
14 07 1809
La Chamoniarde Maria Paradis, servante d’hôtel, est la première femme à atteindre le sommet du Mont Blanc. Elle en fit un récit qui ne manque pas de saveur et qui, de plus, est un modèle de concision, faisant preuve d’une absence totale de goût de l’exploit et d’enflure littéraire : Je suis montée, j’ai soufflé comme les poules qui ont trop chaud, j’ai failli mourir, on m’a traîné, porté, j’ai vu du blanc et du noir, et je suis redescendue.
8 10 1809
Schönbrunn. À Wrède, commandant en chef des troupes bavaroises.
– Lorsque des troupes sont démoralisées, c’est aux chefs et aux officiers à rétablir leur moral ou à périr… Qu’on ne m’oppose ni si, ni mais, ni car ; je suis un vieux soldat ; vous devez vaincre l’ennemi ou mourir. J’aurais voulu qu’au premier signal de l’attaque, le prince [royal de Bavière] se fût porté aux avant-postes et eût redonné du moral à sa division.
10 10 1809
Les militaires les plus exercés ont peine, un jour de bataille, à évaluer le nombre d’hommes dont est composée l’armée ennemie, et, en général, l’instinct naturel porte à juger l’ennemi que l’on voit plus nombreux qu’il ne l’est réellement. Mais, lorsque l’on a l’imprudence d’autoriser soi-même des calculs exagérés sur la force de l’ennemi, cela a l’inconvénient que chaque colonel de cavalerie qui va en reconnaissance voit une armée, et chaque capitaine de voltigeurs, des bataillons.
Encore une fois, à la guerre, le moral et l’opinion sont plus de la moitié de la réalité. L’art des grands capitaines a toujours été de publier et faire apparaître à l’ennemi leurs troupes comme très nombreuses, et à leur propre armée l’ennemi comme très inférieur.
Encore aujourd’hui, malgré le bon temps qui s’est écoulé depuis que nous sommes en Allemagne, l’ennemi ne connaît pas notre véritable force. Nous nous étudions à nous faire plus nombreux tous les jours. Loin d’avouer que je n’avais à Wagram que 100 000 hommes, je m’attache à persuader que j’avais 220 000 hommes. Constamment, dans mes campagnes, en Italie, où j’avais une poignée de monde, j’ai exagéré ma force. Cela a servi mes projets et n’a pas diminué ma gloire. Mes généraux et les militaires instruits savaient bien, après les événements, reconnaître tout le mérite des opérations, même celui d’avoir exagéré le nombre de mes troupes.
Schönbrunn. À Clarke. L’art de la guerre est d’exagérer ses forces et de déprimer celles de l’ennemi.
12 10 1809
Un jeune homme de dix-sept ans, fils d’un ministre luthérien d’Erfurt, a cherché, à la parade d’aujourd’hui, à s’approcher de moi. Il a été arrêté par les officiers ; et comme on a remarqué du trouble dans ce petit homme, cela a excité des soupçons ; on l’a fouillé et on lui a trouvé un poignard. Je l’ai fait venir.
– Que me vouliez-vous ?
– (Staps : Vous tuer.)
– Que vous ai-je fait ? Qui vous a établi mon juge ici-bas ?
– (Je voulais terminer la guerre.)
– Et que ne vous adressiez-vous à l’empereur François ?
– (Lui ! Et à quoi bon ! Il est si nul ! Et puis, lui mort, un autre lui succéderait ; au lieu qu’après vous les Français disparaîtraient aussitôt de toute l’Allemagne.)
– Vous repentez-vous ?
– (Non !)
– Le feriez-vous encore ?
– (Oui !)
– Mais si je faisais grâce ?
À Fouché. Ce petit misérable, qui m’a paru assez instruit, m’a dit qu’il voulait m’assassiner pour délivrer l’Autriche de la présence des Français. Je n’ai démêlé en lui ni fanatisme religieux, ni fanatisme politique. Il ne m’a pas paru bien savoir ce que c’était que Brutus. La fièvre d’exaltation où il était a empêché d’en savoir davantage. On l’interrogera lorsqu’il sera refroidi et à jeun. Il serait possible que ce ne fût rien.
J’ai voulu vous informer de cet événement, afin qu’on ne le fasse pas plus considérable qu’il ne paraît l’être. J’espère qu’il ne pénétrera pas ; s’il en était question, il faudrait faire passer cet individu pour fou. Gardez cela pour vous secrètement, si l’on n’en parle pas. Cela n’a fait à la parade aucun esclandre ; moi-même je ne m’en suis pas aperçu.
15 10 1809
Le nommé Staps, natif d’Erfurt, saisi dans la cour de Schönbrunn, armé d’un poignard, sera traduit devant une commission militaire.
15 12 1809
La politique de ma monarchie, l’intérêt, le besoin de mes peuples, qui ont constamment guidé toutes mes actions, veulent qu’après moi, je laisse à des enfants héritiers de mon amour pour mes peuples ce trône où la Providence m’a placé. Cependant, depuis plusieurs années, j’ai perdu l’espérance d’avoir des enfants de mon mariage avec ma bien-aimée épouse, l’Impératrice Joséphine : c’est ce qui me porte à sacrifier les plus douces affections de mon cœur, à n’écouter que le bien de l’État et à vouloir la dissolution de notre mariage. Parvenu à l’âge de quarante ans, je puis concevoir l’espérance de vivre assez pour élever dans mon esprit et dans ma pensée les enfants qu’il plaira à la Providence de me donner. Dieu sait combien une pareille résolution a coûté à mon cœur, mais il n’est aucun sacrifice qui soit au-dessus de mon courage, lorsqu’il m’est démontré qu’il est utile au bien de la France.
Napoléon. Vie de Napoléon par lui-même. Compilation d’André Malraux. Gallimard 1930
17 12 1809
Entrée en vigueur du code pénal.
25 12 1809
Organisation des provinces illyriennes : Serbie et Croatie.
1809
La construction napoléonienne et à son apogée : l’Empire français comprend 130 départements de Brest à Hambourg, d’Amsterdam à Rome et à Trieste : 750 000 km², plus de 70 M. d’habitants, dont 30 sont français. Sur le pourtour se trouvent souvent des états satellites : Confédération du Rhin, Joseph à Madrid, une Suisse bienveillante et Murat à Naples, qui prêtera une oreille complaisante à la société secrète des Carbonari, importée là probablement par des soldats italiens, enrôlés dans l’armée française : ils auraient été en contact en Franche-Comté avec la société secrète des Bons Cousins charbonniers, dont l’origine remonterait au Moyen Âge quand cette société réunissait des chasseurs, des contrebandiers, des braconniers et des charbonniers. Par ailleurs le Franc-Comtois Joseph Briot, nommé intendant de la Calabre à Cosenza en 1807 a pu avoir un certain poids dans l’affaire, qui se voulait sérieuse :
Je fais serment sur ce poignard qui punit les parjures de garder jalousement tous les secrets de la vénérable Charbonnerie, de ne pas écrire, graver ou dessiner sans en avoir obtenu par écrit la permission de la Haute Vente [2]. Je jure de secourir dans la mesure de mes moyens mes Bons Cousins et de ne pas attenter à l’honneur de leur famille. Si je deviens parjure, je me réjouis que mon corps soit mis en morceaux, puis brûlé et que mes cendres soient dispersées au vent afin que mon nom soit exécré par tous les Bons Cousins réparties sur la Terre. Que Dieu me vienne en aide !
Une forme de franc-maçonnerie, plus élitiste que démocratique, mais qui va être partie prenante des nombreux mouvements d’appel à l’unité et à la démocratie dans toute la péninsule après de congrès de Vienne de 1816.
6 01 1810
Traité de paix entre la France et la Suède.
30 01 1810
Création du Domaine extraordinaire, monopole de l’État sur le tabac et les allumettes.
20 02 1810
Andreas Hofer est fusillé à Mantoue. Il était devenu le héros charismatique du Tyrol et avait donné bien du fil à retordre tant aux troupes de Bavière qu’à celles de Napoléon. Il avait occupé Innsbruck à plusieurs reprises, défait les Bavarois à Sterzing le 11 avril 1809, puis encore au Bergisel les 25 et 29 mai, le maréchal Lefebvre au Bergisel les 13 et 14 août. Le peloton d’exécution sans doute tremblant de mauvaise conscience, ne fit que le blesser à la première salve, et il eut le temps de leur crier : Ach, wie schießt ihr schlecht ! Ah, comme vous tirez mal ! Napoléon assurera Metternich que son exécution avait été faite contre sa décision. Voire …
23 02 1810
Rambouillet. La convention portant contrat de mariage entre moi et l’archiduchesse Marie-Louise, fille de l’empereur d’Autriche [3], a été ratifiée le 16 à Vienne.
À l’archiduchesse Marie-Louise d’Autriche. Ma cousine, les brillantes qualités qui distinguent votre personne nous ont inspiré le désir de la servir et honorer. En vous adressant à l’Empereur votre père pour le prier de nous confier le bonheur de Votre Altesse Impériale, pouvons-nous espérer qu’elle agréera les sentiments qui nous portent à cette démarche ? Pouvons-nous nous flatter qu’elle ne sera pas déterminée uniquement par le devoir de l’obéissance à ses parents ? Pour peu que les sentiments de Votre Altesse Impériale aient de la partialité pour nous, nous voulons les cultiver avec tant de soins, et prendre à tâche si constamment de lui complaire en tout, que nous nous flattons de réussir à lui être agréable un jour ; c’est le but où nous voulons arriver et pour lequel nous prions Votre Altesse de nous être favorable.
Napoléon. Vie de Napoléon par lui-même. Compilation d’André Malraux. Gallimard 1930
26 02 1810
La loi considère le vagabondage comme un délit. En cette première moitié du XIX° siècle on a du mal à faire la distinction entre le monde ouvrier et le monde criminel. Juristes, écrivains et philanthropes cofondent les coquins et les pauvres. Geoffroy Lacotte
30 03 1810
Statut de l’École normale Supérieure.
03 1810
Cinq cents ouvriers construisent sur la place de l’Étoile en 20 jours une maquette grandeur réelle de l’Arc de Triomphe, qui restera en place jusqu’à l’été et emportera l’adhésion.
21 05 1810
Geneviève d’Éon, 81 ans, meurt à Londres. On la croyait chevalière, eh bien, finalement, pour solde de tout compte, elle était chevalier : et c’est un examen médical complet qui révéla qu’elle était lui, porteur de tous les attributs d’un homme. Une histoire d’alcôve de moins à se mettre sous la dent… tant pis pour les amateurs… la théorie du genre n’en était pas moins lancée…
25 05 1810
Une junte révolutionnaire se constitue à Buenos Aires. Elle est saluée par une salve de coups de canons des navires de guerre britanniques à l’ancre dans le Rio de la Plata : cette reconnaissance immédiate va entraîner très vite une baisse de 50% des droits prélevés sur les exportations de cuirs et de suif, puis l’autorisation d’exporter des pièces d’or et d’argent : autant de mesures que les commerçants anglais ne pouvaient qu’applaudir en se frottant les mains.
2 06 1810
Napoléon est de retour d’Espagne. Il apprend que Fouché à mis à profit son absence pour engager en son nom des pourparlers avec l’Angleterre ! Grande colère : Fouché est relevé de ses fonctions, pour être remplacé par Savary : avec force de courbettes, il lui demande quelques jours, le temps de mettre de l’ordre dans ses affaires… qui seront en fait consacrés exactement à l’opposé : mettre du désordre dans ses affaires… changer les codes, les numérotations, et surtout, surtout, brûler toutes les pièces qui constituent l’ossature de ses réseaux. Savary finira par s’en apercevoir…. À nouveau colère de Napoléon qui tient surtout à tenir Fouché éloigné… et ce sera le gouvernement de l’Illyrie, état fait de bric et de broc où Fouché arrivera… pour faire les valises, en 1814. Après un passage à Naples, il rentrera en France un peu avant que Napoléon ne revienne de l’île d’Elbe. Louis XVIII ordonnera son arrestation, puisqu’il refuse de devenir son ministre… ses policiers attendront poliment dans son salon qu’il s’apprête, jusqu’à s’apercevoir qu’il est parti par la fenêtre. Napoléon lui dédiera un bon éclat de rire : décidément, seul, il est plus malin qu’eux, tous ensemble… et il redeviendra ministre de l’Intérieur pendant les Cent Jours.
20 06 1810
Le comte Hans Axel de Fersen – pour qui la mort de sa reine bien aimée Marie Antoinette sera restée une plaie ouverte toute sa vie – est devenu un puissant personnage en Suède ; il est maréchal. La fuite de Varennes l’a figé dans une répulsion certaine pour le peuple et celui-ci le lui rend bien, tant son attitude hautaine l’insupporte. L’héritier du trône est mort subitement quelques jours plus tôt et s’est propagée la rumeur que c’est le maréchal de Fersen qui l’aurait empoisonné pour s’emparer de la couronne. Il quitte son château pour assister aux funérailles du prince ; la foule l’arrache à sa voiture, l’assomme à coups de cannes et de pierres jusqu’à ce que mort s’en suive. Il leur fallait une sacrée dose de ressentiment à ces paisibles suédois pour que remonte ainsi du fond des âges à la surface la fureur viking.
3 08 1810
Le nombre de journaux est ramené à un par département. À Paris, on en comptait plus de 70 en 1799 : il n’en reste plus que 4.
21 08 1810
Charles Jean Baptiste Bernadotte, né en 1763 à Pau, fils de sénéchal, a fait un peu de droit, et sera donc légaliste ; simple soldat en 1780, sergent en 1789, capitaine en 1793, général en 1794, maréchal d’Empire sans commandement en 1810, duc de Ponte Corvo, beau frère de Joseph Bonaparte, – il avait épousé Désiré Clary, il est élu prince héréditaire de Suède, avec l’agrément de l’Empereur ; finalement mieux valait un Français, ancien ennemi, mais estimable qu’un compatriote comme Fersen haï par son peuple. Il embrassera la foi luthérienne et s’alliera par le traité d’Örebro le 9 04 1812 à la Russie et l’Autriche, allant jusqu’à combattre la France à Leipzig, en octobre 1813. Madame de Staël, épouse d’un ancien ambassadeur suédois à Paris, à Stockholm de septembre 1812 à juin 1813, l’encouragea vivement à renoncer à l’alliance avec Napoléon. Stratégiquement, la Suède ne pouvait s’aligner sur la France pour participer au blocus contre l’Angleterre : affaiblie par une défaite en 1809 face à la Russie, qui lui avait fait perdre la Finlande, elle n’avait qu’une hâte : se refaire une santé pour reconquérir la Finlande. Il ouvrira la Diète à la bourgeoisie des villes et des campagnes. Il obtient l’union des couronnes de Suède et de Norvège, se contentant du minimum dans l’usage de la force ; cette union durera jusqu’en 1905. Il deviendra Charles XIV en 1818 et attendra 1844 pour mourir. Il gardera tout au long de son long règne le sentiment que pour ce qui est de la guerre, j’ai déjà donné, et donc fera preuve de sagesse et habileté, rétablissant les finances du royaume par une gestion beaucoup plus ric-rac que bling bling. Il pose les fondements de la prospérité économique du pays et aussi son modèle social en mettant en place nombre d’institutions d’aide aux plus pauvres. Il fera creuser dans les granits de Troll-Hötta le Göta Kanal qui permet de passer de la mer Baltique à la mer du nord, en contournant le détroit du Sund contrôlé par les Danois.
Les Suédois se montraient satisfaits de leur roi parachuté – qui ne parla jamais leur langue -, bien qu’intrigués pendant tout son règne par un détail que les seules différences culturelles ne pouvaient expliquer : il se serait baigné toujours habillé… Il aurait fallu attendre sa mort pour avoir l’explication : il aurait eu sur l’épaule un tatouage : Mort aux tyrans. Il est prudent d’utiliser le conditionnel, car peut-être bien que cette histoire est fausse – se non e vero, e ben trovato – : elle n’a en effet aucun fondement historique : elle apparaît dans une pièce de théâtre dont l’auteur connaissait les recettes qui mènent au succès ; à sa mort le médecin légiste dit n’avoir rien remarqué… A-t-il menti, a-t-il dit vrai ? Quien sabe ? Bien évidemment, Napoléon, quoiqu’il en dise à Charles XIII, le considérera comme le plus illustre des traîtres à l’Empire.
6 09 1810
Saint Cloud. À Charles XIII, roi de Suède. Monsieur, mon Frère, le comte de Rosen m’a remis votre lettre datée du 21 août. Votre Majesté me fait connaître que la diète a nommé le prince de Ponte Corvo prince royal de Suède, et elle me demande que je lui permette d’accepter. J’étais peu préparé à cette nouvelle. J’ai cependant apprécié les sentiments qui ont porté la nation suédoise à donner cette preuve d’estime à mon peuple et à mon armée. J’autorise le prince de Ponte Corvo à accepter le trône où l’appelle le vœu réuni de Votre Majesté et des Suédois.
Napoléon. Vie de Napoléon par lui-même. Compilation d’André Malraux. Gallimard 1930
16 09 1810
Dolores, village du Mexique au nord de Querétaro a un vieux curé métis, Miguel Hidalgo : il fixe au bout d’un mât une étoile portant l’image de la Vierge de Guadalupe, la Indita, vénérée depuis 1555, en lançant el Grito de Dolores : le cri de Dolores : Vive la Vierge de Guadalupe, vive Fernando VII [4], à bas le mauvais gouvernement. Le Mexique avait désormais un cri et un étendard pour la révolution. Partis 600, ils devinrent très vite 80 000 qui déferlèrent sur la contrée de Guanajuato, capitale de cette région minière, prise le 28 septembre 1810. Les paysans qui marchèrent sur Mexico avec le vieux curé à leur tête se révélèrent surtout pillards. Mexico fut finalement évitée en octobre et ils allèrent camper près de Guadalajara, où Hidalgo ne put éviter le massacre de 600 Espagnols le 18 janvier 1811. Excommunié après les premiers meurtres, Hidalgo transforma sa cause en guerre sociale : il abolit le tribut, impôt qui pesait sur les Indiens, restitua les terres qui avaient été confisquées aux communautés par la colonisation espagnole et abolit l’esclavage. Arrêté en février, jugé par un tribunal à majorité créole, sa tête sera clouée sur un poteau le 30 juillet 1811.
10 10 1810
Décret impérial relatif aux Manufactures et Ateliers qui répandent une odeur insalubre ou incommode
L’article 1° dispose que les manufactures et ateliers qui répandent une odeur insalubre ou incommode, ne pourront être formés sans une permission de l’autorité administrative, celle-ci étant soit la préfecture, soit le Conseil d’État pour les fabriques les plus insalubres (1°classe) une fois l’administration saisie, celle-ci déclenche des enquêtes préventives alliant la consultation de commodo et incommodo et les avis des scientifiques. […] Les universitaires François Jarrige et Thomas Le Roux relèvent que la nouvelle loi entérine donc la prééminence de l’administration sur la justice pénale : les tribunaux de police ou les cours correctionnelles ne sont pas reconnus compétents pour juger de la légitimité des installations déjà acceptées par des actes d’administration publique. L’historienne G. Massard-Guilbaud souligne les limites du décret : sans effet rétroactif, il donnait pratiquement tout pouvoir au préfet et limitait clairement le champ des contrôles aux retombées polluantes hors de l’usine, il ne prenait pas en compte la pollution de l’eau ni celle des sols, et encore moins la santé des ouvriers. Le patronat et les membres du gouvernement chargés de l’Industrie considéraient alors que ces ouvriers travaillant volontairement dans les entreprises industrielles, en connaissance de cause, et en sachant qu’ils prenaient des risques. Ces risques étaient réputés compensés par un salaire plus élevé. Le seul motif possible de recours permis par ce décret était de graves inconvénients pour la salubrité publique, la culture, ou l’intérêt général. Ce décret a protégé l’industrie contre les plaintes de ses ouvriers et des riverains, tout particulièrement ceux qui se seraient installés près de l’usine après sa création, durant plus d’un siècle.
Wikipedia
10 1810
Un fermier afrikaner emmène à Londres Saartje Baartman (Saartje est un diminutif hollandais de Sarah), femme khoisan, faisant partie des hottentots : ses fesses extrêmement proéminentes font d’elle une attraction foraine qui sera exhibée dans un théâtre de Piccadilly où on l’affublera du surnom de Vénus Hottentote. Procès il y eut… mais gagné par ses employeurs, car la sus-nommée se dit consentante… elle finit par arriver à Paris en 1814 où elle continua à s’exhiber 15, rue Neuve des Petits Champs. Les plus éminents naturalistes du Museum – Georges Cuvier, Geoffroy de Saint Hilaire, Henri de Balinville – se penchèrent sur son cas, délivrant des certificats qui servaient de caution aux imprésarios. Elle mourut brutalement le 29 décembre 1815. La France rendit ses restes à l’Afrique du Sud début juin 2002 : elle sera inhumée près du Cap en présence de nombreuses personnalités sud-africaines le 9 août 2002.
Tout le monde a pu la voir pendant dix-huit mois de séjour dans notre capitale, et vérifier l’énorme protubérance de ses fesses, et l’apparence brutale de sa figure. Ses mouvements avaient quelque chose de brusque et capricieux qui rappelaient ceux du singe. Elle savait surtout une manière de faire saillir ses lèvres tout à fait pareille à ce que nous avons observé dans l’orang-outang. Son caractère était gai, sa mémoire bonne, et elle reconnaissait après plusieurs semaines une personne qu’elle n’avait vu qu’une fois… Les colliers, les ceintures de verroteries et autres atours sauvages lui plaisaient beaucoup ; mais ce qui flattait son goût plus que tout le reste, c’était l’eau-de-vie.
Georges Cuvier, 1817
1810
Rome, la Hollande, le Valais sont réunis à l’Empire français. À Hérimoncourt, près de Montbéliard, dans la vallée du Doubs, les Frères Peugeot transforment le moulin familial en laminoir à acier, pour produire des lames de scie. Rétablissement du monopole sur le tabac. Laurent Bourguet invente le personnage de Guignol. Louis Vicat retrouve la composition du ciment romain, jusque là de qualité inégalée : mélange d’argile et de calcaire. L’Anglais Peter Durand invente la boite de conserve en fer blanc, et l’écossais Andrew Meikle la batteuse mécanique (le battage consiste a séparer le grain de sa tige et de l’épi). Les troupes d’occupation en Espagne rapportent le goût pour le tabac roulé et fumé : les cigarets espagnols. L’ambassadeur russe, Aleksandr Borissovitch Kourakine introduit le service à la russe : les plats sont apportés les uns après les autres et ainsi sont servis chauds : le service à la française – tous les plats servis en même temps – est condamné malgré les efforts de Louis XVIII pour le rétablir. Madame de Staël a voulu publier son grand livre De l’Allemagne : Napoléon a fait saisir et pilonner les épreuves et mis l’auteure en résidence surveillée au château de Coppet, acheté par son père sur les bords du lac Léman : elle s’en échappera en 1812, s’offrira un tour d’Europe et fera paraître son livre en 1813 en Angleterre.
1 03 1811
Mehmet Ali, gouverneur de l’Égypte pour l’Empire ottoman – il était en fait albanais – veut se débarrasser des Mameluks, la seule force en Égypte à même de le démettre : il invite 500 notables de cette aristocratie militaire pour un grand festin, ferme les portes de son palais et les fait massacrer par sa troupe, enfermée là depuis plusieurs jours.
3 07 1811
Simon Bolivar a 28 ans : créole fortuné, aristocrate franc-maçon de Caracas, il a déjà beaucoup voyagé en Europe et aux États-Unis : il prononce devant la Société patriotique de Caracas son premier discours en faveur de la Déclaration d’indépendance du Venezuela.
5 07 1811
Les colonies espagnoles du nord de l’Amérique du Sud proclament leur indépendance sous le nom de Provinces Unies du Venezuela, sur le modèle des Treize colonies d’Amérique du Nord. À leur tête, Francisco de Miranda, un créole qui a été général dans l’armée de Dumouriez en 1792 et 1793, et donc a combattu à Valmy comme maréchal de camp, adepte des Lumières. Plus tard, il encombrera la route de Bolivar qui le livrera aux Espagnols. Les Espagnols en dépit de leur évolution toute récente, ne peuvent admettre la situation et la reconquête sera faite fin 1812, entraînant la fin de la Première République d’Amérique du Sud.
3 08 1811
Les Suisses Johann Rudolf, Hieronimus Meyer et leurs guides/chasseurs valaisans Joseph Bortis et Alois Volken, arrivent au sommet de la Jungfrau, – 4 166 m – par la face Est.
18 09 1811
Le lieutenant général anglais, sir Thomas Stamford Raffles prend l’île de Java aux Néerlandais ; 8 ans plus tard, il crée la ville de Singapour pour concurrencer Batavia..
Napoléon crée le bataillon des Sapeurs Pompiers : 576 militaires, chargés du maniement des pompes à incendie de Paris. Un an plus tôt, le bal donné par l’ambassadeur d’Autriche , en son hôtel de la Chaussée d’Antin pour le mariage de l’empereur avec Marie-Louise d’Autriche, avait tourné au drame car la salle de bal, construction provisoire tout en bois, avait brûlé. Les secours s’étaient révélés inefficaces : il s’agissait du corps des gardes-pompes civils crée en 1716, sous la Régence, mis à mal par la Révolution.
2 12 1811
Paris. Au maréchal Davout. Je réponds à l’une de vos dernières lettres. Les Allemands se plaignent que vous avez dit à Rostock que vous sauriez bien empêcher l’Allemagne de devenir une Espagne ; que tant que vous y commanderiez, on n’oserait rien entreprendre. Ces propos font un mal réel. Il n’y a rien de commun entre l’Espagne et les provinces d’Allemagne. L’Espagne serait réduite depuis longtemps sans ces 60 000 Anglais, sans ses 1 000 lieues de côtes qui font que nos armées sont partout sur les frontières, et enfin sans les 100 millions que lui a fournis l’Amérique. Mais, comme en Allemagne, il n’y a pas d’Amérique, ni la mer, ni une immense quantité de places fortes et 60 000 Anglais, il n’y a rien à craindre.
Napoléon. Vie de Napoléon par lui-même. Compilation d’André Malraux. Gallimard 1930
1811
À 12 ans, Mary Anning a déjà eu une vie bien remplie : à l’âge de 15 mois, elle est la seule rescapée de la foudre qui a tué quatre personnes de Lyme Regis, son village dans le Dorset, dont la nurse qui la tenait dans ses bras. Son père ébéniste meurt de la tuberculose en 1810 : il arrondissait ses fins de mois en vendant des fossiles, ce que vont continuer à faire Mary et son frère. Un an plus tôt celui-ci avait trouvé le crâne de ce qui semblait être un grand crocodile. Après une tempête, accompagnée de son frère, elle découvre les restes du squelette : il s’agit d’un ichtyosaure. Et voilà ses exploits relatés dans la revue scientifique de la Royal Society à Londres. La petite dénicheuse de pierres va susciter l’intérêt des plus grands collectionneurs, dont le riche Thomas Birch, qui organise une vente de ses propres fossiles, pour mettre la famille Anning, mais surtout Mary à l’abri du besoin. C’est avec cet argent que la jeune fille va réaliser sa principale découverte en 1821 : le squelette de plésiosaure – Plesiosaurus dolichodeirus -, encore aujourd’hui considéré comme le spécimen type de cette espèce aux airs de lézard. Quelques années plus tard, en 1928, elle découvre un troisième fossile déterminant : – le ptérodactyle – Pterodactylus macronyx – , plus connu aujourd’hui sous le nom de dimorphon.
Elle mourra à 47 ans, peu après avoir été élue membre honoraire de la Geological Society of London en dépit de statuts qui interdisaient l’élection d’une femme. Les trouvailles de Mary Anning ont passionné les plus grands naturalistes de son temps. Le Français Georges Cuvier, qui sera l’un des premiers à défendre l’idée de l’extinction des espèces, l’Anglais Charles Lyell, qui classera les couches géologiques en fonctions des fossiles que l’on peut y trouver, ou encore William Buckland, qui donnera leur nom aux premiers dinosaures… En 2010, la romancière Tracy Chevalier lui rendra un très bel hommage dans Prodigieuses créatures. Quai Voltaire / La Table Ronde 2010.
Mary Anning n’était pas seule à chercher et à trouver : dans ces congélateurs naturels que sont les glaces ou le permafrost, on avait réalisé qu’il y avait aussi des choses intéressantes… et en particulier des mammouths : La Sibérie septentrionale fut jadis le lieu de vie d’éléphants tropicaux. Il y a seulement cent ans, on a découvert l’existence de leurs carcasses préservées dans l’épaisse glace sibérienne. On trouva la première aux confins de la rivière Aleseia, qui se jette dans l’océan arctique. Le corps était toujours debout et en parfait état. La peau était restée en place, les poils et la fourrure étaient toujours attachés à la peau.
La découverte la plus fameuse fut faite en 1799. Un pêcheur toungouze du nom de Schumachov explorait la côte de l’océan pris par les glaces à la recherche d’ivoire. Il remarque, dans un énorme bloc de glace claire, une étrange forme sombre enfouie très profondément. Sa curiosité de sauvage ne fut pas assez forte pour le pousser à entreprendre un vrai travail d’exploration. En 1801 cependant, la fonte des glaces dégagea une partie de la carcasse. Il s’agissait d’une bête semblable à celle dont l’ivoire gisait le long de ces côtes gelées. En 1804, le Toungouze put revenir et prendre les défenses.
En 1806, M. Adams, qui travaillait pour le Musée impérial de Saint Pétersbourg, trouva le reste de la carcasse, qui reposait toujours sur la côte, mais qui était maintenant extrêmement mutilée. Il s’avéra que les Iakoutes avaient laissé leurs chiens se repaître de la chair de la bête ; et que des ours, des loups, des gloutons et des renards s’étaient également régalés. C’est ainsi qu’on avait laissé quasiment disparaître cette inestimable relique d’un monde préhistorique. Mais tout n’était pas complètement perdu pour la science, il restait encore le squelette. Les défenses furent rachetées et le tout fut transporté à Saint Pétersbourg, où le spécimen, reconstitué, est toujours exposé au Musée Impérial.
En 1843, Middendorf a trouvé un mammouth dans un état si parfait que le globe oculaire est toujours préservé au musée à Moscou.
Le même mammouth vivait chez nous, en Alaska. Ses défenses sont extrêmement recherchées pour le commerce de l’ivoire. Cette utilisation de l’ivoire – produit d’un âge où la civilisation ne semblait pas en avoir encore appris la valeur – rappelle notre réflexion sur la fossilisation de la lumière solaire en vue d’une période plus soupçonneuse. Toutes ces choses furent donc gâchées, avant notre grandiose arrivée.
Le grand squelette originel qui se trouve au musée, à Saint Pétersbourg, fut copié à Stuttgart sous la direction du docteur Fraas, à partir d’un certain nombre d’ossements récupérés dans différentes parties d’Europe. Le docteur Fraas, à partir d’échantillons de peau et de poils existant toujours, s’aventura dans une restauration complète du mammouth. Le professeur Ward, ce grand bâtisseur de musées américain, acheta le monstre quand il le vit au musée de Stuttgart.
Il le transporta à Rochester et fabriqua une autre copie qui resta pendant des mois au musée Ward, où j’eus l’occasion, à vingt-deux ans, de la soumettre à un examen minutieux. Retournons là-bas et refaisons la visite.
Lorsqu’on franchit la porte du bâtiment qui a été construit pour abriter la bête, une sombre montagne de chair se dresse devant nous. Nous nous étions basés, dans notre imagination, sur notre connaissance de la taille de l’éléphant, mais dans ce cas, l’œil doit s’adapter à des dimensions bien plus grandes. Toute notre pensée doit s’élever pour intégrer l’idée de cette gigantesque forme qui nous surplombe et nous regarde de haut en sourcillant sombrement. Le front du monstre ressemble à un grand dôme de granite érodé et assombri par le temps.
Deux sinueux fleuves d’ivoire descendent comme des glaciers de la base du dôme, pendant qu’une trompe ondulée et tordue s’avance entre les deux.
[…] Il fait presque cinq mètres de haut ; il est long de huit mètres et la distance entre ses deux défenses est de trois mètres. Son pied fait presque un mètre de diamètre. Ses défenses font trois mètres de long et trente centimètres de diamètre. Entre ses pattes avant, courtes et rondes comme des poteaux, un homme avec un chapeau peut se tenir debout, sans toucher le corps de l’animal. Toutes la surface extérieure est recouverte de poils sombres épars, assez différents de ceux des éléphants modernes, des poils qui, sous la gorge, atteignent trente à quarante centimètres de long. Les testicules pèsent vingt-cinq kilos chacun.
C’est ainsi que le vieux mammouth de Sibérie a pu renaître, au moins corporellement. Le docteur Fraas fut l’ange de cette résurrection et il l’a reconstitué aussi semblable que possible à son homologue ancien. Le docteur Fraas est un anatomiste et un géologue éminent : nous faisons confiance à son jugement et à l’authenticité de son travail.
Alexander Winchell 1824-1891. Walks and Talks in the geological field. 1886
Napoléon classe les routes en cinq catégories, les routes impériales de première et seconde catégorie étant à la charge de l’État. La route de Paris à Menton via Lyon portait le N° 8, et c’est par le déclassement de la route N° 3 (Paris Hambourg) que la 8 devint 7. Il fait planter des arbres le long de ces routes… pour que ses pioupious arrivent bien frais au champ de bataille… moins de 200 ans plus tard, nombre de communes et de conseils généraux feront abattre ces platanes, aveuglés qu’ils sont par l’obsession du risque zéro, comme si les chauffards, faute de platanes, n’allaient pas se planter immanquablement sur un autre obstacle… un peu plus loin.
Mise en service du premier bateau à vapeur sur le Mississippi. Dans la foulée, l’Engineer Corps of the Army entreprendra un énorme travail du principal obstacle à la navigation : le bois mort flotté qui encombre notamment la confluence de la Red River, et l’embouchure du grand fleuve. Bien plus tard la Mississippi River Commission prendra la suite pour l’équiper de barrages et, proches de l’embouchure, de levées de terre pour protéger les domaines agricoles, lesquelles levées seront mises à mal par la guerre de Sécession.
En Amérique du sud, sur les territoires de l’actuel Uruguay et du sud de l’Argentine, José Artigas incarne la révolution agraire de 1811 à 1820 : La lance à la main, les patriotes suivaient Artigas. C’étaient en grande partie des paysans pauvres, des gauchos farouches, des Indiens qui retrouvaient dans la lutte le sens de la dignité, des esclaves qui devenaient libres en s’incorporant à l’armée de l’indépendance. La révolution des cavaliers gardiens de troupeaux incendiait la prairie. La trahison de Buenos Aires, qui, en 1811, laissa aux mains du pouvoir espagnol et des troupes portugaises le territoire de l’actuel Uruguay, provoqua l’exode massif de la population vers le nord. Le peuple en armes devint le peuple en marche ; hommes et femmes, vieillards et enfants abandonnaient tout pour suivre les traces du chef, formant une caravane interminable. Artigas, avec chevaux et charrettes, établit son camp au nord, sur une rive de l’Uruguay et toujours au nord, installa peu après son gouvernement. De toutes parts, des soldats, des aides de camp et des hommes de reconnaissance arrivaient au galop. Les mains derrière le dos, Artigas dictait en marchant les décrets révolutionnaires de son gouvernement populaire. Deux secrétaires, – le papier carbone n’existait pas – écrivaient. Ainsi naquit la première réforme agraire d’Amérique latine, qui allait être appliquée pendant un an dans la province orientale – l’Uruguay -.
Eduardo Galeano. Les veines ouvertes de l’Amérique du sud. Terre Humaine Plon 1981
03 1812
Émeutes de la faim à Caen : ordonnance organisant la distribution de deux millions de soupes.
La Russie ne pardonne pas à la France la renaissance de la Pologne, et ouvre ses portes aux navires anglais : c’est là bien suffisant pour que Napoléon décide de l’attaquer. Napoléon rassemble pour ce faire une armée de 678 000 hommes. Le temps des conscrits de l’an II est bien loin, et sur ces 680 000 hommes, on compte seulement 300 000 français :
Empire français | France : 300 000, Belges, Hollandais, Génois, Allemands de la rive gauche du Rhin : 56 000 | |
Confédération du Rhin | 115 000, dont 29 000 pour la Westphalie, 16 600 pour le Wurtemberg et 15 500 pour la Bavière | |
Pologne | 79 000 | |
Prussiens | 36 000 | |
Autrichiens | 31 000 | |
Italiens | 20 000 | |
Danois | 10 000 | |
Napolitains | 8000 | |
Croates, Illyriens, Dalmates | 8 000 | |
Suisses | 6 600 |
Portugais | 5 000 | |
Espagnols | 3 400 |
En comptant 80 000 malades, on arrive à plus de 600 000 soldats sous les armes. Et ce sont 440 000 qui franchiront le Niémen en juin 1812. S’ajouteront à cet effectif au fil des mois de 120 000 à 150 000 hommes. Napoléon n’est en fait pas au mieux de sa forme et commet certaines erreurs dans les questions d’intendance : il emmène ainsi des troupeaux de bœufs pour que la troupe puisse manger de la viande fraîche, mais les bœufs se révélèrent bien incapables de suivre la cadence, et moururent loin sur les arrières : n’importe quel paysan censé aurait pu lui dire cela !
18 06 1812
L’Angleterre voit d’un mauvais œil les États-Unis entretenir des relations commerciales avec la France ; après quelques accrochages déclenchés par les Anglais, les Américains déclarent une nouvelle fois la guerre à l’Angleterre ; en fait, il se pourrait bien que ce conflit trouve son origine dans la lutte que se livraient les républicains jeffersoniens, majoritaires et partisans de l’expansion et les fédéralistes minoritaires, soucieux de renforcer les liens avec Londres. Au nord-ouest, les Anglais cherchent à contrôler la région des grands lacs, avec l’aide des Indiens, au sud-est, ils cherchent à contrôler la Nouvelle Orléans, mais la Royal Navy découvre que le charme sacré de son invincibilité est devenu inopérant, d’autant qu’en même temps, Napoléon la mobilise sous d’autres cieux.
19 06 1812
Napoléon a fait transférer Pie VII de Savone à Fontainebleau où il va occuper les appartements des reines, récemment refaits. Son but est de contraindre le pape à renoncer à son pouvoir temporel pour lui permettre d’agir sur la politique ecclésiastique dans tout l’empire. Le pape va s’y considérer comme prisonnier et refusera de quitter ses appartements pendant dix-neuf mois.
22 06 1812
Quartier impérial de Wilkowyszki. Proclamation à la Grande Armée : Soldats ! la seconde guerre de la Pologne est commencée ; la première s’est terminée à Friedland et à Tilsit. À Tilsit, la Russie a juré éternelle alliance à la France et guerre à l’Angleterre. Elle viole aujourd’hui ses serments ! Elle ne veut donner aucune explication de son étrange conduite que les aigles françaises n’aient repassé le Rhin. La Russie est entraînée par la fatalité ; ses destins doivent s’accomplir. Nous croirait-elle donc dégénérés ? Ne serions-nous donc plus les soldats d’Austerlitz ? Elle nous place entre le déshonneur et la guerre : le choix ne saurait être douteux. Marchons donc en avant : passons le Niémen, portons la guerre sur son territoire.
Napoléon. Vie de Napoléon par lui-même. Compilation d’André Malraux. Gallimard 1930
Parmi tout le charroi que peut trimbaler une armée en campagne, Napoléon avait pris soin de mettre bon nombre charrettes de faux roubles pour acheter leur récolte aux paysans russes. Son armée va vite, trop vite pour que suive l’intendance : il lui faut s’arrêter 18 jours à Vilna (Vilnius).
24 06 1812
Premier chemin de fer entre Leeds et Middleton, en Angleterre. Il était une fois un monsieur nommé John Blenkinsop, gestionnaire des houillères de Middleton, en Angleterre et se disait : tout de même, il existe aujourd’hui des machines qui fournissent de l’énergie en faisant chauffer de l’eau avec du charbon que l’on brûle, et moi, je suis là à fournir de la nourriture à des chevaux pour qu’il tirent les wagons de houille de la mine… Si je parvenais à avoir une de ces machines à vapeur, je n’aurais plus à nourrir des chevaux, et je nourrirais la machine avec mon charbon, ce qui me coûterait beaucoup moins cher…
*****
Suite aux déboires de Richard Trevithick avec la Pen-y-Darren, il avait conçu une machine légère, ce qui posa des problèmes de motricité par manque d’adhérence. Il inventa pour y remédier un système d’entraînement par crémaillère qu’il breveta le 10 mai 1811. Il réussit à convaincre le propriétaire de la mine de faire construire sa locomotive par l’ingénieur Matthew Murray (1765-1826) de Holbeck. Un prototype, la Prince Regent, est entré en action le 24 juin 1812, puis la Salamanca [victoire anglo-espagnole de Wellington contre les Français du maréchal Marmont] suivit le 12 août 1812. La crémaillère est située à l’extérieur de la voie de 1 245 mm à rails saillants en fonte. La locomotive est propulsée par une roue dentée (Ø 965, 20 dents) située sur le côté de la machine entre les roues porteuses. Elle est entraînée par deux cylindres verticaux de 8″ x 24″ (203 mm x 610 mm) implantés en partie dans la chaudière à tube-foyer central. Celle-ci, réalisée en fonte, est de section ovale, allongée en hauteur. Chaque piston entraîne par l’intermédiaire de bielles verticales un arbre doté d’un pignon central (30 dents) qui transmet le mouvement à l’axe de la roue dentée avec démultiplication (pignon 60 dents). Les bielles avant et arrière sont calées à 90 degrés pour faciliter le démarrage. La souplesse du châssis en bois faisait office de suspension. Elle évoluait à 16 km/h peu chargée et à 5,5 km/h en tractant 100 tonnes (30 wagons).
Wikipedia
5 07 1812
Le général américain William Hull, arrivé à Détroit avec ses forces reçoit l’ordre de s’emparer de la ville canadienne toute proche : Amherstburg ; et de se gonfler de fracassantes menaces : Aucun Blanc pris à se battre aux cotés d’un Indien ne sera fait prisonnier. La destruction immédiate, telle sera son lot. En fait les Indiens prirent une part importante à la guerre, aux cotés des détachements anglais. Un mois plus tard, le président Jefferson, très sûr de lui, lancera : La conquête du Canada, cette année, jusqu’au voisinage de Québec, sera une simple promenade.
14 07 1812
Madame de Staël est à Moscou ; si l’amour rend aveugle, la haine aussi : On n’était guère accoutumé à considérer la Russie comme l’État le plus libre de l’Europe, mais le joug que l’empereur de France fait peser sur tous les États du continent est tel qu’on se croit dans une république dès qu’on arrive dans un pays où la tyrannie de Napoléon ne peut se faire sentir. C’était le 14 juillet que j’entrai en Russie ; cet anniversaire d’un jour qui a commencé la révolution de France me frappa singulièrement : ainsi se refermait pour moi le cercle de l’histoire de France qui, le 14 juillet 1789, avait commencé et, quand la barrière qui sépare l’Autriche de la Russie s’ouvrit pour me laisser passer, je jurais de ne jamais remettre les pieds dans un pays soumis d’une manière quelconque à l’empereur Napoléon. Ce serment me permettra-t-il jamais de revoir la belle France ?
Un an plus tard, elle préfacera les Discours à la nation allemande du philosophe Johann Gottlieb Fichte en y écrivant : La soumission d’un peuple à un autre est contre nature. En 1818, un an après sa mort sera publié Dix ans d’exil, où Moscou prend sa place, quelques semaines avant l’incendie déclenché le 14 septembre 1812 à l’instigation probable du comte Rostopchine, père de la comtesse de Ségur, quand y arrivera Napoléon et sa grande armée : Des coupoles dorées annoncent de loin Moscou : cependant, comme le pays environnant n’est qu’une plaine, ainsi que toute la Russie, on peut arriver dans la grande ville sans être frappé de son étendue. Quelqu’un disait avec raison que Moscou était plutôt une province qu’une ville. En effet, l’on y voit des cabanes, des maisons, des palais, un bazar comme en Orient, des églises, des établissements publics, des pièces d’eau, des parcs. La diversité des mœurs et des nations qui composent la Russie se montrait dans ce vaste séjour. Voulez-vous, me disait-on, acheter des châles de cachemire, dans le quartier des Tartares ? Avez-vous vu la ville chinoise ? L’Asie et l’Europe se trouvaient réunies dans cette immense cité. On y jouissait de plus de liberté qu’à Pétersbourg, où la cour doit nécessairement exercer beaucoup d’influence. Les grands seigneurs établis à Moscou ne recherchaient point les places ; mais ils prouvaient leur patriotisme par des dons immenses faits à l’État, soit pour des établissements publics pendant la paix, soit comme secours pendant la guerre. Les fortunes colossales des grands seigneurs russes sont employées à former des collections de tous genres, à des entreprises, à des fêtes dont les Mille et une nuits ont donné les modèles ; et ces fortunes se perdent aussi très souvent par les passions effrénées de ceux qui les possèdent. Quand j’arrivai dans Moscou, il n’était question que des sacrifices que l’on faisait pour la guerre. Un jeune comte de Momonoff levait un régiment pour l’État, et n’y voulait servir que comme sous-lieutenant ; une comtesse Orloff, aimable et riche à l’asiatique, donnait le quart de son revenu. Lorsque je passais devant ces palais entourés de jardins, où l’espace était prodigué dans une ville comme ailleurs au milieu de la campagne, on me disait que le possesseur de cette superbe demeure venait de donner mille paysans à l’État ; cet autre, deux cents. J’avais de la peine à me faire à cette expression, donner des hommes; mais les paysans eux-mêmes s’offraient avec ardeur, et leurs seigneurs n’étaient dans cette guerre que leurs interprètes.
Dès qu’un Russe se fait soldat, on lui coupe la barbe, et de ce moment il est libre. On voulait que tous ceux qui auraient servi dans la milice fussent aussi considérés comme libres ; mais alors la nation l’aurait été, car elle s’est levée presque en entier. Espérons qu’on pourra sans secousse amener cet affranchissement si désiré ; mais en attendant, on voudrait que les barbes fussent conservées, tant elles donnent de force et de dignité à la physionomie. Les Russes à longue barbe ne passent jamais devant une église sans faire le signe de la croix, et leur confiance dans les images visibles de la religion est très touchante. Leurs églises portent l’empreinte de ce goût de luxe qu’ils tiennent de l’Asie ; on n’y voit que des ornements d’or, d’argent et de rubis. On dit qu’un homme en Russie avait proposé de composer un alphabet avec des pierres précieuses et d’écrire ainsi la Bible. Il connaissait la meilleure manière d’intéresser à la lecture l’imagination des Russes. Cette imagination, jusqu’à présent néanmoins, ne s’est manifestée ni par les beaux-arts ni par la poésie. Ils arrivent très vite en toutes choses jusqu’à un certain point, et ne vont pas au-delà. L’impulsion fait faire les premiers pas, mais les seconds appartiennent à la réflexion ; et ces Russes, qui n’ont rien des peuples du Nord, sont jusqu’à présent, très peu capables de méditation.
Quelques uns des palais de Moscou sont en bois, afin qu’ils puissent être bâtis très vite, et que l’inconstance naturelle à la nation, dans tout ce qui n’est pas religion et patrie, se satisfasse en changeant facilement de demeure. Plusieurs de ces beaux édifices ont été construits pour une fête : on les destinait à l’éclat d’un jour, et les richesses dont on les a décorés les ont fait durer jusqu’à cette époque de destruction universelle. Un grand nombre de maisons sont colorées en vert, en jaune, en rose, et sculptées en détail comme des ornements de dessert.
Le Kremlin, cette citadelle où les empereurs de Russie se sont défendus contre les Tartares, est entouré d’une haute muraille crénelée et flanquée de tourelles qui, par leurs formes bizarres, rappellent plutôt un minaret de Turquie qu’une forteresse comme la plupart de celles de l’Occident. Mais, quoique le caractère extérieur des édifices de la ville soit oriental, l »impression du christianisme se retrouvait dans cette multitude d’églises si vénérées qui attiraient les regards à chaque pas. On se rappelait Rome en voyant Moscou ; non assurément que les monuments y fussent du même style, mais parce que le mélange de la campagne solitaire et des palais magnifiques, la grandeur de la ville et le nombre infini des temples, donnent à la Rome asiatique quelques rapports avec la Rome européenne.
Germaine de Staël. Dix ans d’exil. 1818
16 08 1812
William Hull, gouverneur du Michigan, général dans l’armée américaine rend Fort Detroit aux Britanniques, à l’issue du siège de Detroit. Prisonnier des Britanniques, il passera en cour martiale à son retour aux États-Unis. Reconnu coupable de 11 chefs d’accusation, seule l’intervention du président James Madison lui évitera l’exécution.
16, 17 08 1812
Première bataille de Smolensk : les Russes sont 140 000. Ils mettent le feu à la ville. Nombre de civils meurent asphyxiés ou brûlés vifs dans leurs maisons en bois.
29 08 1812
La stratégie du général en chef des armées russes, Barclay de Tolly, d’origine écossaise et luthérien, est contestée au point de contraindre le tsar Alexandre I° à s’en séparer, à contrecœur, pour rappeler le vieux Koutouzov, 67 ans, le grand vaincu d’Austerlitz, resté très populaire. La stratégie de l’évitement, mise en place par Barclay de Tolly, se trouvait ainsi désavouée. Depuis le franchissement du Niémen par l’armée française, Barclay de Tolly avait en effet opté pour la dérobade. Son idée était brillante. Il avait eu la prescience que la géographie pouvait constituer sa meilleure alliée. L’immensité viendrait à bout de la Grande Armée mieux que les forces guerrières dont il disposait. Le pays était une fondrière, la plaine une souricière. L’horizon happerait les Français.
Sylvain Tesson. Berezina. Éditions Guerin Chamonix 2015
7 09 1812
Bataille meurtrière de Borodino- appelée aussi bataille de la Moskova – : 6 547 tués côté armée napoléonienne et 21 453 blessés ; côté russe : 15 000 tués et le double de prisonniers [5]. Koutouzov [6] se retire dans la nuit et donc, Napoléon s’estime vainqueur. Il a renoncé à lancer la Garde impériale à la poursuite de Koutouzov pour le terrasser. En fait la bataille laisse deux armées décimées et épuisées. Il reste 100 000 hommes à Napoléon.
Je ne reconnais plus le génie de l’empereur.
Murat
La bataille de la Moskova est l’action de guerre la plus glorieuse, la plus difficile et la plus honorable pour les Gaulois, dont l’histoire ancienne et moderne fasse mention.
Intrépides héros, Murat, Ney, Poniatowski, c’est à vous à qui la gloire est due ! Que de grandes, que de belles actions l’histoire aurait à recueillir ! Elle dirait comment ces intrépides cuirassiers forcèrent et sabrèrent les canonniers sur leurs pièces ; elle raconterait le dévouement héroïque de Montbrun, de Caulaincourt, qui trouvèrent la mort au milieu de leur gloire ; elle dirait ce que nos canonniers, découverts, en pleine campagne, firent contre des batteries plus nombreuses et couvertes par de bons épaulements ; et ces intrépides fantassins qui, au moment le plus critique, au lieu d’avoir besoin d’être restaurés par leur général, lui criaient : Sois tranquille, tes soldats ont tous juré aujourd’hui de vaincre, et ils vaincront !
L’armée russe d’Austerlitz n’aurait pas perdu la bataille de la Moskova.
Napoléon
En toute vérité, Koutouzov n’avait pas plus de raisons de laisser Alexandre commander un Te Deum à Saint Petersbourg que Napoléon d’envoyer des communiqués de victoire à Marie-Louise.
Prince Guillaume de Wurtenberg
Partout des corps en morceaux, des mourants qui gémissaient. J’ai vu quelqu’un sans tête, un autre sans mains et sans jambes. J’ai vu un soldat qui, blessé légèrement, ne pouvait parler parce que sa bouche était remplie de la cervelle du soldat mort à coté de lui. Presque tous remuaient les lèvres ; savez-vous ce qu’ils demandaient, ce qu’ils voulaient ? Ils demandaient qu’on leur donnât la mort, pour ne plus éprouver leurs horribles souffrances.
Iuri N. Bartenev, soldat russe écrivant à ses parents
De toute la Garde impériale, l’artillerie seule fût engagée par Napoléon, qui resta toujours au même endroit, suivant avec attention à travers sa lorgnette la marche du combat. […] Aux abords des batteries de la Garde, le sol était jonché de blessés, mais il y en avait encore davantage dans les rangs mêmes des combattants, où devaient aller les chercher les brancardiers spécialement désignés à cet effet, parce que Napoléon avait interdit aux hommes de quitter les rangs.
La Flize. Mémoires d’un médecin de la Grande Armée
9 09 1812
Mojaïsk. À François I°, empereur d’Autriche. Monsieur mon Frère et très cher Beau Père, je m’empresse d’adresser à votre Majesté Impériale l’heureuse issue de la bataille de la Moskova, qui a eu lieu le 7 septembre, au village de Borodino. Sachant l’intérêt personnel que Votre Majesté veut bien me porter, j’ai cru devoir lui annoncer moi-même ce mémorable événement et le bon état de ma santé. J’évalue la perte de l’ennemi à 40 ou 50 000 hommes ; il avait de 120 à 130 000 hommes en bataille. J’ai perdu de 8 à 10 000 tués ou blessés. J’ai pris 60 pièces de canon et fait un grand nombre de prisonniers.
Je prie surtout Votre Majesté de me conserver ses bonnes grâces et ses mêmes sentiments, qu’elle me doit pour ceux que je lui porte.
Napoléon. Vie de Napoléon par lui-même. Compilation d’André Malraux. Gallimard 1930
13 09 1812
La stratégie de Koutouzov – refuser le combat -, lui fait donner l’ordre d’évacuer Moscou, et ce sont 300 000 personnes qui s’enfuient à l’est.
14 09 1812
Les premières troupes – 130 000 hommes – de Napoléon entrent à Moscou. 100 000 hommes sont restés en arrière pour sécuriser les villes prises au passage. Donc, il manque déjà, avant même que l’hiver ait commencé à sévir, 200 000 hommes ! Et pourtant, la ruse n’avait pas manqué à l’empereur : il avait demandé à Lauriston, son ambassadeur à Saint Pétersbourg, de le fournir en cartes les plus anciennes possible pour approcher Moscou, sur lesquelles il saurait trouver des chemins abandonnés depuis longtemps, et donc à l’abri des cosaques…
Plusieurs capitales que j’avais vues, Paris, Berlin, Varsovie, Vienne et Madrid, n’avaient produit en moi que des sentiments ordinaires, mais ici la chose était différente : il y avait pour moi, ainsi que pour tout le monde, quelque chose de magique.
Bourgogne, sergent de la Grande Armée. Mémoires.
15 09 1812
Rostopchine, gouverneur de Moscou, père de la future comtesse de Ségur, a organisé son incendie, entassant un peu partout des matières combustibles. Il quitte lui-même la ville la veille, emportant les pompes à incendie et libérant les détenus, qu’il charge d’allumer les feux dès l’approche des Français. Attisé par un vent violent, l’incendie va faire rage pendant quatre jours. Napoléon, depuis le palais Petrovsky, aura beau faire fusiller les incendiaires pris sur le fait, ce sont 90 % de la capitale qui partiront en fumée. Seuls le Kremlin et 2000 maisons en réchappèrent. Ironie de l’histoire – les Russes, contrairement au tzar, ne lui pardonneront jamais son geste -, il dût s’exiler, et c’est en France qu’il trouvera refuge dès septembre 1814 !
L’incendie de Moscou a éclairé mon âme et rempli mon cœur d’une foi fervente que je n’avais jamais connu jusque-là.
Alexandre I°, tzar de toutes les Russies.
En action de grâces, Alexandre ordonna la construction d’une cathédrale du Christ Sauveur. Elle sera terminée le 20 mai 1883, pour le couronnement d’Alexandre III. Dynamitée sur ordre de Staline le 5 décembre 1931, elle sera reconstruite de 1994 à 2005.
Moscou ne voulut pas se rendre
Et, loin de se laisser toucher
Elle prépara son bûcher
Le feu qui couvait sous la cendre
Éclata, sinistre lueur,
Aux yeux étonnés du vainqueur
Pouchkine. Eugène Onéguine ch. VII, 37
Nous sortîmes de la ville, [le 18 octobre 1812 ndlr] éclairée par le plus bel incendie du monde, qui formait une pyramide immense qui était comme les prières des fidèles : la base était sur la terre et la pointe au ciel. La lune paraissait, je crois, par-dessus l’incendie. C’était un grand spectacle, mais il aurait fallu être seul pour le voir. Voilà la triste condition qui a gâté pour moi cette campagne de Russie : c’est de l’avoir faite avec des gens qui auraient rapetissé le Colisée et la mer de Naples..
Nous allions par un superbe chemin, vers un château nommé Petrovski, où sa Majesté était allée prendre un logement. Paf ! au milieu de la route je vois, de ma voiture, où j’avais trouvé une petite place par grâce, la calèche de M. Z. qui penche et qui, enfin, tombe dans un fossé. […] La route n’avait que 80 pieds de large […] Jurements, fureurs ; il fut fort difficile de relever la voiture […]
Enfin, nous arrivons à un bivouac ; il faisait face à la ville. Nous apercevions très bien l’immense pyramide formée par les pianos et les canapés de Moscou, qui nous auraient donné tant de jouissance sans la manie incendiaire. Ce Rostopchine sera un scélérat ou un Romain ; il faut voir comment son affaire prendra. On a trouvé aujourd’hui un écriteau à un des châteaux de Rostopchine ; il dit qu’il y a un mobilier de tant [un million, je crois], etc, etc, mais qu’il incendie pour ne pas en laisser la jouissance à des brigands. Le fait est que mon beau palais d’ici n’est pas incendié.
Arrivés au bivouac, nous soupâmes avec du poisson cru, des figues et du vin. Telle fut le fin de cette journée si pénible, où nous avions été agités depuis 7 heures du matin jusqu’à 11 heures, en m’asseyant dans ma calèche, pour y dormir à coté de cet ennuyeux de Bonnaire, et assis sur des bouteilles recouvertes d’effets et de couvertures, je me trouvais gris par l’effet de ce mauvais vin blanc pillé au club.
Voilà le détail d’une des journées les plus pénibles, et ennuyeusement pénibles, de ma vie.
Henri Beyle, alias Stendhal, à sa sœur Pauline.
Il était chargé de la direction des approvisionnements de réserve et des réquisitions. Il rejoint Smolensk le 7 novembre, avec 1 500 blessés, puis repart pour Vilna [Vilnius]. Durant le trajet, il se fait attaquer par des cosaques, et perd le manuscrit de l’Histoire de la Peinture en Italie. Il passera la Berezina le 27 novembre, la veille de la bataille et sera à Paris le 31 janvier 1813.
18 09 1812
Le départ de l’incendie a été simultané avec l’entrée des premières troupes napoléoniennes : donc, le feu n’était pas généralisé et il y avait encore de quoi s’adonner largement au pillage : Le pillage est généralisé depuis trois jours et Moscou, qui brûle à tous les coins, éclaire chaque nuit notre bivouac. […] D’immenses dépôts de marchandises de toute sorte, où il y a les plus précieux produits de l’Europe et de l’Asie, sont la proie du feu et on les pille au milieu des disputes, des querelles et des rixes sanglantes ; nombre de pillards même périssent au milieu des flammes. […] En peu de jours, il ne restera de Moscou, la grande ville des empereurs, que des ruines qui annonceront à d’autres générations ce que sont les horreurs de la guerre. Dans cette richesse de Moscou, l’armée aurait trouvé les plus belles ressources, soit pour s’approvisionner de vivres pour plusieurs mois, soit pour avoir tous les vêtements, et de la meilleure qualité, qui lui sont nécessaires, car il y avait du cuir et du drap en quantité. Mais on n’a pris aucune mesure d’ensemble. […]
Général von Scheler au roi de Wurtemberg, le 20 septembre1812
Comment dépeindre le mouvement tumultueux qui s’éleva lorsque le pillage fut toléré dans toute l’étendue de cette ville immense ? Les soldats, les vivandiers, les forçats et les prostituées, courant les rues, pénétraient dans les palais déserts, et en arrachaient tout ce qui pouvait flatter leur cupidité. Les uns se couvraient d’étoffes tissées d’or et de soie ; d’autres mettaient sur leurs épaules, sans choix ni discernement, les fourrures les plus estimées ; beaucoup se couvraient de pelisses de femmes et d’enfants, et les galériens même cachèrent leurs haillons sous des habits de cour ! Le reste, allant en foule dans les caves, enfonçait les portes, et après s’être enivrés des vins les plus précieux, emportait d’un pas chancelant son immense butin.
Eugène Labaume, chef d’escadron
Ce manque de toutes choses empêche que l’armée reste longtemps à cette distance ; il faut qu’elle regagne la Pologne, et dans cette marche elle aura beaucoup à souffrir. On va sans doute tendre la main pour obtenir la paix ; tout, en effet, exige la paix, si pompeux que soit le langage. Il est sûr que les Russes ont brûlé Moscou ; mais l’incendie des villes et de tous les villages de Smolensk à Moscou doit être mis au compte de notre armée.
Général von Scheler au roi de Wurtemberg, le 8 octobre1812
20 09 1812
À Alexandre I°, empereur de Russie. Monsieur mon Frère, la belle et superbe ville de Moscou n’existe plus. Rostopchine l’a fait brûler. Quatre cents incendiaires ont été arrêtés sur le fait : tous ont déclaré qu’ils mettaient le feu par les ordres de ce gouverneur et du directeur de la police ; ils ont été fusillés. Le feu paraît avoir enfin cessé. Les trois-quarts des maisons sont brûlés, un quart reste. Cette conduite est atroce et sans but. A-t-elle pour objet de nous priver de quelques ressources ? Mais ces ressources étaient dans des caves que le feu n’a pu atteindre. D’ailleurs, comment détruire une ville des plus belles du monde et l’ouvrage des siècles pour atteindre un si faible but ? Si je supposais que de pareilles choses fussent faites par les ordres de Votre Majesté, je ne lui écrirais pas cette lettre ; mais je tiens pour impossible qu’avec ses principes, son cœur, la justesse de ses idées, elle ait autorisé de pareils excès, indignes d’un grand souverain et d’une grande nation.
J’ai fait la guerre à Votre Majesté sans animosité : un billet d’elle, avant ou après la dernière bataille, eut arrêté ma marche, et j’eusse voulu être à même de lui sacrifier l’avantage d’entrer à Moscou. Si votre Majesté me conserve encore quelque reste de ses anciens sentiments, elle prendra en bonne part cette lettre.
Toutefois, elle ne peut que me savoir gré de lui avoir rendu compte de ce qui se passe dans Moscou.
*****
Jamais, en dépit de la poésie, toutes les fictions de l’incendie de Troie n’égalèrent la réalité de celui de Moscou. La ville était de bois, le vent était violent ; toutes les pompes avaient été enlevées. C’était littéralement un océan de feu.
anonyme
4 10 1812
L’ennemi se dirigeant sur la route de Kief, son but est évident : c’est qu’il attend des renforts de l’armée de Moldavie. Marcher à lui, c’est agir dans le sens de ses secours, et se trouver sans points d’appui. Moscou, se trouvant abandonné de ses habitants et brûlé, n’entre plus pour nous dans aucune considération. Cette ville ne peut contenir nos blessés et nos malades. Si l’armée se reploie sur Smolensk, est-il sage d’aller chercher l’ennemi et de s’exposer à perdre, dans une marche qui aurait l’air d’une retraite, quelques milliers d’hommes devant une armée connaissant bien son pays, ayant beaucoup d’agents secrets et une nombreuse cavalerie légère. Voulant se replier pour passer ses quartiers d’hiver sur la Pologne, vaut-il mieux se reployer directement par la route sur laquelle nous sommes venus ?
5 10 1812
Au prince de Neufchâtel. J’ai peine à croire qu’il faille quarante-cinq jours pour évacuer les blessés qui se trouvent à Mojaïsk. Car je remarque que, dans ces quarante-cinq jours, en ne faisant rien, parti guérira, parti mourra ; il n’y aurait donc que le surplus à évacuer, et l’expérience prouve que, trois mois après une bataille, il ne reste pas le sixième des blessés ; ainsi, en comptant sur 6 000, il n’en resterait, au bout de trois mois, que 1 000 à transporter. Mon intention est de rester maître de ma ligne d’opérations et de faire évacuer mes blessés.
Napoléon. Vie de Napoléon par lui-même. Compilation d’André Malraux. Gallimard 1930
19 10 1812
Napoléon a beau être entré vainqueur à Moscou en feu, l’absence de tout ravitaillement, l’arrivée prochaine de l’hiver le contraignent à donner l’ordre de la retraite : moins de 50 000 retraverseront le Niémen les 12 et 13 décembre ! 230 000 mille morts, dont la moitié au combat ; 150 000 prisonniers, 130 000 déserteurs…. Les prisonniers qui survécurent se virent offrir la nationalité russe et du travail : en août 1814, un quart des prisonniers avaient choisi de devenir russes ; en 1837, on comptera à Moscou encore près de 1 500 vétérans de la Grande Armée.
Et le temps passa, dans la poussière de suie. Du 15 septembre au 19 octobre, se rongeant les sangs, échafaudant des plans, gouvernant l’empire à distance par le système de poste-express et d’estafettes mis en place par Gaulaincourt [Armand Augustin Louis, frère d’Auguste Jean Gabriel, mort le 7 septembre à la Moskowa], Napoléon attendit, espéra, s’autopersuada. Il perdit un mois. Les troupes du général Hiver eurent le temps de se mettre en ordre d’attaque.
[…] Napoléon méprisait la météorologie. Un jour de 1809, rencontrant Lamarck qui venait de jeter les fondations de cette science, il lui cracha : Votre météorologie […] qui déshonore vos vieux jours.
Sylvain Tesson. Berezina. Éditions Guérin. Chamonix 2015
Décret de Moscou, réorganisant la Comédie Française.
Smolensk, le 9 novembre.
Je viens de faire un voyage charmant ; trois ou quatre fois par jour, je passais de l’extrême ennui au plaisir extrême. Il faut avouer que ces plaisirs n’étaient pas délicats ; un des plus vifs, par exemple, a été de trouver un soir quelques pommes de terre à manger sans sel, avec du pain de munition moisi. Vous voyez notre misère profonde. Cet état a duré dix-huit jours ; partis le seize octobre de Moscou, je suis arrivé le 2 novembre. M. le comte Dumas m’avait donné l’ordre de partir avec un convoi de 1 500 blessés, escorté par 200 ou 300 hommes. Vous voyez le nombre immense de petites voitures, les jurements, les disputes continuelles, toutes ces voitures se coupant les unes les autres, tombant dans des abîmes de boue. Régulièrement, chaque jour nous passions deux ou trois heures dans un ruisseau boueux, et manquant de tout. C’est alors que je donnais au diable la sotte idée de venir en Russie. Arrivés le soir, après avoir marché toute la journée, et fait trois ou quatre lieues, nous bivouaquions et dormions un peu en gelant. Le 24 octobre, comme nous faisions nos feux, nous avons été environnés d’une nuée d’hommes qui se sont mis à nous fusiller.
Henri Beyle, à sa cousine, la comtesse Daru.
Ils tombent. La neige les couvre. On ne sait plus de quel coté les fleuves coulent. On est obligé de casser la glace pour apprendre à quel Orient il faut se diriger. Égarés dans l’étendue, les divers corps font des feux de bataillon pour se rappeler et se reconnaître.
Chateaubriand
20 10 1812
Troïtskoïe. Au prince de Neufchâtel. Mon Cousin, donnez ordre au duc de Trévise de faire partir demain, à la pointe du jour, les hommes fatigués et éclopés des corps du prince d’Eckmühl et du vice-roi, de la cavalerie à pied et de la Jeune Garde. Le 23, à deux heures du matin, il fera mettre le feu au Palais du Kremlin. Quand le feu sera en plusieurs endroits du Kremlin, le duc de Trévise se portera sur la route de Mojaïsk. À quatre heures, l’officier d’artillerie chargé de cette besogne fera sauter le Kremlin. Sur sa route, il brûlera toutes les voitures qui seraient restées en arrière, fera autant que possible enterrer tous les cadavres et briser tous les fusils qu’il pourrait rencontrer.
23 10 1812
Borovsk. Les habitants de la Russie ne reviennent pas du temps qu’il fait depuis vingt jours. C’est le soleil et les belles journées du voyage de Fontainebleau. L’armée est dans un pays extrêmement riche, et qui peut se comparer aux meilleurs de la France et de l’Allemagne.
À M. Maret. Il faut acheter des chevaux le plus possible, mais surtout faire le plus vite qu’on pourra.
Napoléon. Vie de Napoléon par lui-même. Compilation d’André Malraux. Gallimard 1930
23 10 1812
Vassili Norov, 19 ans, combat l’armée de Napoléon au sein de l’armée russe de Koutouzov. Il écrit à ses parents : 1812, le dixième jour d’octobre [la Russie vit encore avec le calendrier Julien, en retard de 13 jours sur le calendrier Grégorien]
Bonjour, mon cher Papa
Je baise vos mains et sollicite votre bénédiction.
Dieu a voulu que mon cher frère ait versé son sang pour la patrie et qu’il soit tombé aux mains de l’ennemi [il s’agit de la bataille de Borodino]. Mais mon cher frère m’écrit lui-même que lui et nos officiers blessés vivent très bien, que les médecins sont habiles et que sa blessure se cicatrise. Il n’a perdu que son pied : d’abord c’est le bout du pied qui lui fut arraché, mais en l’amputant un peu plus haut, on l’a sauvé. Par son caractère doux et sa conduite, mon cher frère s’est fait des amis parmi tous ses camarades et ses chefs. […]
Avant-hier, nous avons attaqué les Français avec tant de bonheur qu’ils se sont enfuis comme des brebis. Les vainqueurs ont pris 37 canons et un drapeau. L’on dit que le commandant des troupes polonaises le prince Poniatowski a été tué [c’était une fausse rumeur] et que les Français, en proie à un grand désordre, se sont dispersés dans les forêts d’où l’on nous les amène par centaines. Par suite des sages dispositions de son Altesse Sérénissime, le prince Koutouzov, l’armée française a été poussée à bout et ils ne se nourrissent que de chevaux. Les mouvements des Français montrent qu’ils voudraient battre en retraite, mais ceci leur est impossible et l’orgueilleux Napoléon trouvera ici le cercueil de sa Gloire et de ses troupes.
Je n’ai pas encore réussi à aller au feu, et je n’ai été que témoin de la bataille d’avant-hier, car la garde n’a pas eu à intervenir. […] Quant à vous, ma chère Maman, je vous supplie par le Christ de ne pas vous soucier à mon sujet, ni même à celui de mon cher frère, mais de prier le Seigneur Dieu et de vous en remettre à Lui. Mon cher frère nous reviendra sain et sauf, et décoré. […] Tout ce qui est arrivé, c’est Dieu qui l’a voulu, et le chrétien pécherait s’il s’adonnait au désespoir et s’il murmurait contre son sort. Or la blessure de mon cher frère n’est pas du tout dangereuse et certes comment ne pas le plaindre mais aussi comment ne pas remercier le Seigneur Dieu de l’avoir gardé en vie là où 1 100 officiers sont restés sur le champ de bataille [à Borodino]. […]
Quant à moi, je dirai que je suis transporté par ce que je vois chaque jour. Enfin je suis à ma place et je me sens capable d’être utile à la Patrie. Je vis on ne peut mieux en campagne, il y a beaucoup de joie ici – la musique militaire et le grondement des canons dissipent toute tristesse. Je sollicite votre bénédiction et suis prêt, avec elle, de voler en tout instant vers la bataille.
Confiez-nous à la Providence divine et soyez tranquille.
24 10 1812
L’armée russe combat les Français au sud-ouest de Moscou, à Malo Jaroslawetz, leur coupant l’itinéraire prévu : Napoléon est contraint à reprendre l’itinéraire de l’aller, vers Smolensk, via Virsma, et Semnevo dans le lac duquel il jette les trésors pris à Moscou. Ce sont 36 000 hommes valides qui arriveront à Smolensk, suivis de 60 000 trainards sans armes. Les stocks alimentaires y étaient pour plusieurs mois : le tout sera pillé en 24 heures.
29 10 1812
Exécution du général Malet. Au juge qui lui demandait qui étaient ses complices, il avait répondu : Vous, Monsieur le président, et toute la France…si j’avais réussi.
Mais contrairement à l’exclamation de Napoléon assurant que personne n’avait pensé au roi de Rome, son successeur, Cambécérès, second personnage l’ État avait bien prévenu l’impératrice Marie- Louise, que Napoléon était toujours vivant.
7 11 1812
Mikhaïlovka. Au prince de Neufchâtel. Mon Cousin, écrivez au duc de Bellune la lettre suivante :
En clair : J’ai mis votre lettre du 2 sous les yeux de l’Empereur.
Sa Majesté ordonne que vous réunissiez vos six divisions et que vous abordiez sans délai l’ennemi et le poussiez au-delà de la Dvina ; que vous repreniez Polotsk.
En chiffre : Ce mouvement est des plus importants. Dans peu de jours, vos derrières peuvent être inondés de Cosaques ; l’armée et l’Empereur seront demain à Smolensk, mais bien fatigués par une marche de 120 lieues sans s’arrêter. Prenez l’offensive, le salut des armées en dépend ; tout jour de retard est une calamité. La cavalerie de l’armée est à pied, le froid a fait mourir tous les chevaux. Marchez. C’est l’ordre de l’Empereur et celui de la nécessité.
Napoléon. Vie de Napoléon par lui-même. Compilation d’André Malraux. Gallimard 1930
L’armée marchait vers Krasnoïe et le froid descendit encore de quelques degrés. Entre l’avant et l’arrière-garde, la colonne s’effilochait sur soixante kilomètres. La topographie apportait aux Russes son concours. Les vallonnements biélorusses imposèrent à la Grande Armée une contrainte supplémentaire. Ayant négligé de confectionner des ferrures à glace à Smolensk, les chevaux qui restaient encore en possession des Français glissaient sur la piste. C’est à ce manque de ferrure qu’il faut attribuer la plus grande partie de nos pertes, dit Caulaincourt. Napoléon arriva le 15 novembre à Krasnoïe avec vingt mille hommes et échappa de peu à l’écrasement. Koutouzov l’y attendait avec quatre-vingt mille soldats. Si le feld-maréchal s’était montré moins timide, l’Empereur français aurait été capturé ou bien serait mort, l’épée à la main. Napoléon, loin de se douter qu’il avait devant lui le gros de l’armée russe, ordonna à sa Jeune Garde d’attaquer ce qu’il prenait pour des feux d’éclaireurs. Les Russes, impressionnés par la charge, en conclurent que la Grande Armée avait encore sa ressource. Et Napoléon poursuivit sa fuite vers Orcha dès le 18 renonçant, malgré lui, à attendre l’arrière-garde du maréchal Ney
Il fallut à celui-ci des trésors de courage et de ruse pour échapper aux quatre-vingt mille Russes qui bloquaient la route. Ney lança au général qui lui intimait de déposer les armes qu’un maréchal de France ne se rend pas. Puis il tira ses derniers boulets, fit diversion, revint vers Smolensk, manœuvra dans la nuit et, au terme de deux jours de marche forcée où les Cosaques le harcelèrent sans répit, il réussit à passer sur la rive droite du Dniepr et à rejoindre Orcha. Des six mille hommes qui avaient quitté Smolensk avec lui, il lui en restait un millier. La nouvelle du coup de force de Ney mit en joie l’Empereur et le détourna pour quelques heures de cette terrible nouvelle : Minsk était aux mains de l’ennemi.
Sans répit, les hommes marchaient sur la piste. Inkovno, Krasny, Orcha passèrent lentement, stèles d’épouvante. Même l’Empereur devait descendre de voiture et marcher appuyé sur le bras de Caulaincourt ou d’un aide de camp. La route était jonchée de chevaux et d’hommes crevés, de civils et de militaires à l’agonie, de caissons, de chariots, de canons de tout ce que l’armée en débandade perdait derrière elle. Ceux qui n’étaient pas morts trébuchaient sur les cadavres de ceux déjà tombés. Et les hommes avançaient, par des plaines à fendre l’être. Le froid avait calciné l’espoir, Dieu n’existait pas, le mercure chutait et ils mettaient encore un pas devant l’autre. Fous de souffrance, décharnés, gelés, mangés de vermine, ils allaient devant eux, des champs couverts de morts vers d’autres champs de linceuls. Chaque pas arraché constituait le salut en même temps que la perte. Ils marchaient et ils étaient maudits.
Comment ces hommes supportèrent-ils cette marche des fous ? Comment quelques-uns d’entre eux survécurent-ils au carnaval de la mort mené tambour battant dans la nuit et le gel ? De quel métal étaient-ils frappés, ces squelettes en shakos qui acclamaient encore celui-là qui prétendait les tirer de l’enfer par le chemin même qui les y avait amenés ? Fallait-il que Napoléon irradiât d’une force galvanique pour que ses hommes ne lui tiennent pas rancune de leur infortune et, mieux ! perdent toute amertume à son apparition ! Pas un soldat n’aurait conçu l’idée d’en vouloir à l’Empereur. Quoi ? disaient-ils. En tenir rigueur à celui qui nous avait conduits en Égypte, en Italie et en Espagne, qui avait soumis le monde et fait trembler les souverains d’Europe, qui avait fait de l’énergie, de la jeunesse et de l’héroïsme les vertus d’un règne. Léon Bloy le martèle dans les pages écrites à la dynamite de L’Ame de Napoléon : Quand ces pauvres gens mouraient en criant : Vive l’Empereur !, ils croyaient vraiment mourir pour la France et ils ne se trompaient pas. Et Bloy de s’émouvoir du pauvre grenadier, trouvant la force de s’extasier quand l’Empereur passe à pied au milieu des fantômes de la Vieille Garde, lui, si grand, lui qui nous fait si fiers
Bourgogne n’était pas en reste dans l’affection au chef, mais, au détour d’une page, il livrait une autre clé : Si nous étions malheureux, mourant de faim et de froid, il nous restait encore quelque chose qui nous soutenait : l’honneur et le courage.
Sylvain Tesson. Berezina. Éditions Guérin Chamonix 2015
14 11 1812
De Smolensk, Augustin Bonet écrit à sa mère, à Castres. Le courrier sera intercepté par les Russes :
Ma Chère maman
Écris-moi souvent et longuement, c’est le seul plaisir, la seule consolation qui me reste dans ce pays sauvage que la guerre a rendu désert. Heureusement enfin, nous l’abandonnons. Nous voici déjà à près de 100 lieues de Moscou. Nous avons passé le plus mauvais et le plus stérile chemin. Les chevaux morts sur la route ont été aussitôt dévorés. La neige couvre déjà ces contrées : la marche est pénible, mais à force de fatigues et de souffrances, l’armée se retire. Il paraît que nous irons passer l’hiver à Vilna, et quoique à plus de 500 lieues de Paris, nous espérons rentrer dans notre patrie. Nous sommes déjà fort aises de nous trouver sur les anciennes limites de l’Europe. À quelques lieues d’ici sont les frontières de la Pologne ; et ce n’est pas un léger plaisir de laisser derrière nous cette infernale Russie, que nous serons peut-être bien aises d’avoir vue tout en nous désespérant de la voir. Les plus vieux militaires n’ont jamais fait une campagne pareille à celle-ci. Tout ce que je vois me confirme dans les idées de retraite que mon dernier séjour à Castres m’a inspirées. Adieu, ma chère maman ; je me porte bien, le séjour de Moscou ne m’a pas été favorable. J’embrasse de tout cœur papa, mes sœurs.
*****
L’arrivée dans Smolensk fut une déconvenue pour les soldats de la Grande Armée. Les malheureux en avaient tant rêvé ! Ils avaient pris la ville pour leur terre promise.
La faim avait commencé à les torturer dès les premières semaines de la retraite. Les chevaux, nourris de la paille arrachée aux chaumes des isbas, s’affaiblissaient, ployaient sous les charges puis tombaient. Sans attendre qu’ils fussent morts, les soldats se jetaient sur eux pour les dépecer. On pillait bien les camarades à l’agonie que l’épuisement avait fait trébucher. On se débarrassait des blessés juchés sur les selles en faisant trotter les bêtes. Pourquoi n’aurait-on pas écorché vifs les chevaux ?
[…] Pressés par les Cosaques, n’ayant même pas le temps de faire cuire la viande, les soldats marchaient en plongeant la tête dans des marmites de sang bouilli. On se battait pour une poignée de pommes de terre. Les barbes, les pelisses étaient maculées de rouge. Le froid gelait les carcasses des bêtes. Il fallait alors racler de l’épée les chairs durcies. Ceux qui n’avaient ni couteau, ni sabre, ni hache et dont les mains étaient gelées ne pouvaient manger. [ ..] J’ai vu des soldats à genoux près des charognes mordre dans cette chair comme des loups affamés, se souvient le capitaine François. Bourgogne lui-même survécut quelques jours en suçant des glaçons de sang.
Selon lui, l’état-major entérina officiellement l’idée que seule la viande de cheval pouvait sauver l’armée : On nous faisait toujours marcher autant que possible derrière la cavalerie […] afin que nous puissions nous nourrir avec les chevaux qu’ils laissaient en partant. Ainsi, la prédiction de Koutouzov le Crapaud, sur le champ de bataille de Borodino, se réalisait : Je m’arrangerai pour que les Français finissent par bouffer du cheval.
Dans la colonne en fuite, les plus vaillants s’improvisaient maraudeurs. Ils partaient chercher de la nourriture à l’écart de la route. Mais ils risquaient de tomber dans les mains des partisans et de subir un sort plus cruel que les tenaillements de la faim. Quand le cheval vint à manquer, on se mangea les uns les autres. Les témoignages de cannibalisme, d’autophagie même, encombrent les archives, mais gênent leurs rapporteurs qui éludent le tabou. Bourgogne refuse un jour d’accompagner un sous-officier portugais au spectacle de l’entre-dévoration de prisonniers russes. Et cette armée de demi-squelettes, la gueule barbouillée de sang, pillant les camarades tombés au champ d’horreur, soulevant leurs propres haillons pour se ronger les moignons, terrifiés de finir sous la dent de leurs frères, c’étaient les mêmes, écrit le capitaine François qui, six mois auparavant, faisaient trembler l’Europe. La route de Smolensk, encombrée de chariots, de caissons, de canons abandonnés, de cadavres d’hommes et de chevaux offrait un spectacle d’apocalypse. Même Caulaincourt, connu pour avoir de sacrés nerfs, se laisse aller à un passager effondrement : Jamais champ de bataille n’a présenté tant d’horreur.
Sylvain Tesson. Berezina. Éditions Guérin Chamonix 2016
17 11 1812
Quatre jours d’embuscades, de harcèlement par les armées de Koutouzov, autour de Krasnoïe. Ney et ses 6 000 hommes arriveront vingt quatre heures plus tard, contraint à abandonner son artillerie et ses bagages pour franchir le Dniepr, pas suffisamment gelé pour supporter des poids lourds.
18 11 1812
À M. Maret. Depuis la dernière lettre que je vous ai écrite, notre position s’est gâtée. Des gelées et des froids rigoureux de 16 degrés [en-dessous de zéro. ndlr] ont fait périr presque tous les chevaux, c’est-à-dire 30 000. Nous avons été obligés de brûler plus de 300 pièces d’artillerie et une immense quantité de caissons. Les froids ont beaucoup augmenté les hommes isolés. Les Cosaques ont profité de cette nullité absolue de notre cavalerie et de cette nullité de notre artillerie pour nous inquiéter et couper nos communications, de manière que je suis assez inquiet du maréchal Ney, qui était resté en arrière avec 3 000 hommes, pour faire sauter Smolensk.
Mon intention est de me porter sur Minsk, et, quand on sera maître de cette ville, de prendre la ligne de la Bérézina.
20 11 1812
Orcha. Nous avons trouvé ici une soixantaine de pièces d’artillerie qui nous sont inutiles. Ma santé est fort bonne. Je n’ai point de nouvelles du maréchal Ney ; j’en désespère. J’ai 200 millions dans mes caves : je les donnerais pour Ney !
Baran. Mes inquiétudes sur le maréchal Ney ont cessé. Il vient de nous rejoindre.
21 11 1812
Nous n’avons plus aucune carte.
23 11 1812
Bobr. Au prince de Neufchâtel. Mon Cousin, expédiez un des aides de camp du duc de Reggio pour lui faire connaître que j’attends avec impatience d’apprendre dans la nuit qu’il est maître d’un passage sur la Bérézina et qu’il y fait établir des ponts.
24 11 1812
Au prince de Neufchâtel. Mon Cousin, donnez ordre au général Zayonchek qu’il remette au général Sorbier 200 chevaux, et davantage s’il le peut. Si ce contingent n’était pas fourni demain, à mon passage, je ferais brûler toutes les voitures et fourgons de son corps. Le général Dombrowski, qui était à la tête du pont de Borisov, s’est laissé forcer le 21. Le duc de Reggio est arrivé le 23, a repris la ville et battu les deux divisions russes qui sont là. Mais le pont est brûlé ; on espère en construire un dans la journée. Il fait froid. Il me tarde bien d’avoir des lettres de Vilna et de Paris.
Napoléon. Vie de Napoléon par lui-même. Compilation d’André Malraux. Gallimard 1930
26 11 1812
Les restes de la Grande Armée arrivent devant la Bérézina, affluent du Dniepr, au nord-est de Minsk. Un soudain dégel rend impossible le franchissement à pied, sur la glace. La rivière charrie d’immenses glaçons. Le général Koutouzov, ainsi que les Cosaques pensent que Napoléon va choisir les ponts de Borisov pour y faire passer son armée. Mais non : Il planta une épingle sur la carte. Faites le nécessaire, démolissez le village [de Stoudienka, 15 km en aval] planche par planche, amassez les matériaux pour construire au moins deux ponts, que les pontonniers et les sapeurs soient demain à l’œuvre, là où la profondeur est moindre. […] Une seule fois, Napoléon mit le nez sur la carte et épela le nom du fameux village : Stoudienka.
Construits en quelques heures, les deux ponts virent passer les armées pendant trois jours, mais Napoléon jugea qu’on ne pouvait se permettre d’attendre les retardataires, même nombreux : il donna l’ordre de faire sauter et brûler les ponts. Koutouzov et les Cosaques avaient été joués, mais pas pour longtemps : Les Cosaques se montrent sur les collines et l’artillerie de Koutouzov se dispose à tirer. […] Les boulets s’écrasent, les ponts s’affaissent. Lorsque les soldats de la rive droite mettent le feu, le choix devient simple : brûler ou se noyer. Les plus proches se précipitent à travers les flammes qui prennent aux bagages accompagnés, aux madriers, aux charrettes déglinguées, aux tabliers de bois. […] Des groupes se lancent sur les pièces de glace, d’autres nagent quelques mètres avant de disparaître dans les eaux troubles.
Patrick Rambaud. Il neigeait. Livre de poche 2002
Napoléon arriva à Borisov le 25 novembre alors que tous les éléments étaient réunis pour le capturer. Il allait enfin donner dans la nasse. Minsk était aux mains des Russes, le pont de Borisov détruit. Le redoux empêchait de passer sur la glace, Koutouzov pressait les talons de l’Empereur, l’armée de l’amiral Tchigatchev tenait la rive ouest, Wittgenstein avait conquis Vitsberg et s’avançait rive gauche, par le nord. La Grande Armée était dans l’étau. Koutouzov était tellement persuadé de l’anéantissement des Français, continua Nina, qu’il harangua ainsi ses soldats : La fin de Napoléon est irrévocablement écrite, c’est ici dans les eaux glacées de la Berezina que ce météore sera désamorcé. Le piège, ouvert le jour où les Français avaient traversé le Niémen, allait se refermer. Napoléon usa d’une ultime ruse. Deux jours auparavant, le 23, le général Corbineau avait trouvé par hasard un gué sur la Berezina, à seize kilomètres au nord de Borisov, près du hameau de Stoudianka. Le passage affichait à peine un mètre cinquante de profondeur ! Pour la Grande Armée, c’était inespéré. En apprenant la chose, Napoléon sut qu’il pourrait berner les Russes, leur échapper à nouveau, continuer sa course de météore !
Le 25 novembre, Napoléon ordonna au général Éblé de construire des ponts de bois à Stoudianka. L’Empereur resta près du chantier toute la journée du lendemain, encourageant les sapeurs. Et, dans l’après-midi du 26, deux ponts enjambaient les cent mètres du cours d’eau. Les quatre cents pontonniers avaient démonté les isbas du petit village russe pour construire leur ouvrage. Ils avaient travaillé sans espoir de survivre. Le séjour dans l’eau leur était fatal : ils mourraient de congestion. Entre-temps, Napoléon avait eu le temps de disposer ses leurres. Dès le 25 au soir, il avait organisé deux faux chantiers de construction : l’un sur les ruines du pont de Borisov et l’autre à douze kilomètres en aval, près du village d’Okhouloda. Tchigatchev, abusé, y envoya le gros de son armée attendre que les Français – qui n’en avaient nulle intention – passent la Berezina. Le 26 au soir, l’amiral Tchigatchev comprit qu’il avait été feinté. Mais ses troupes, épuisées par la marche forcée vers le sud, n’avaient pas la force de remonter sur-le-champ plus de trente kilomètres vers Stoudianka. Et Napoléon, qui n’aimait pas les marins, eut beau jeu de dire : Messieurs, j’ai trompé l’amiral !
De l’immense plateau hachuré de forêts, la vue s’étendait sur l’autre rive, loin vers l’Orient. Un vallon sablonneux, strié de strates, coupait le paysage, du nord au sud. Les couches de marne et d’argile feuilletaient le talus alluvial de veines claires. Au fond, la Berezina. C’était un cours d’eau aimable, indécis, dont les méandres avaient les reflets du mercure. Ils étaient figés par le gel et serpentaient entre des îles couvertes de roseaux. Le soleil déchirait les nuages soufflés de neige. Des rayons éclaboussaient les saules poussés sur les bancs de sable. Les bouleaux étaient violets dans la lumière. Les maisons du village semblaient se tenir chaud sur le rebord du talweg. Des corbeaux traversaient le tableau à coups de rames noires. Leur plainte tombait avec la neige. Pour le reste, le monde n’était qu’un beau silence. Nous regardions avidement. C’était le théâtre de l’apocalypse et on aurait cru le Loiret.
La stèle de pierre portait une inscription. Ici, les soldats de la Grande Armée franchirent la Berezina. La phrase soldait le cauchemar à petit compte.
L’armée avait franchi la rivière pendant l’après-midi du 26 et la journée du 27. La neige avait repris, masquant les manœuvres des Français. Pour une fois, l’hiver servait la Grande Armée, jetant un écran sur la débandade, aveuglant les troupes russes. Les passerelles de bois, étroites, alourdies de glace, se rompirent sous le poids de la presse humaine et cavalière. Les pontonniers d’Éblé se rejetaient dans l’eau pour consolider les étais. Ceux d’entre eux qui ne mouraient pas hydrocutés risquaient d’être écrasés par les débris de la débâcle contre les chevalets du pont. Leur sacrifice fut le prix du sauvetage.
Napoléon traversa vers la rive droite le matin du 27. Le soir du même jour, trente mille traînards – soldats épuisés, blessés à pied, civils, femmes et enfants – débouchèrent sur la rive de Stoudianka. La nuit se flanqua, la neige cessa de tomber et le froid enserra de nouveau la plaine. Les bosquets des grèves s’illuminèrent alors de centaines de feux de bois près desquels, abrutis de faiblesse, inconscients de l’urgence, les retardataires s’engourdirent au lieu de gagner leur salut en passant au plus vite sur la rive occidentale.
Pendant ce temps, les Russes s’approchaient de Stoudianka. Wittgenstein arriva à l’aube du 28 novembre avec ses quarante mille hommes. Le pont de Borisov avait été reconstruit par les Russes et Koutouzov, lui, était passé rive droite, sur ce même bord où l’armée de Tchitchagov, forte de trente mille soldats, rejoignit à 7 heures les ponts de la Grande Armée. Les forces étaient en place. La bataille de la Berezina s’engagea alors que des dizaines de milliers d’errants n’avaient toujours pas traversé. Napoléon avait espéré en vain que ses propres corps d’armée, chargés de retenir Wittgenstein et Tchitchagov, sur leurs rives respectives, tiendraient jusqu’au soir du 28, permettant à tous les Français de passer. Mais les divisions françaises avaient été submergées. Quand les boulets russes s’abattirent sur la foule de la rive gauche, ce fut l’épouvante. On se rua sur le passage, les ponts se couvrirent d’une marée humaine. On mourait écrasé, étouffé. On glissait, on tombait, on tâchait de reprendre pied sur les passerelles pour finir dans le courant, noyé. La rivière était un collecteur de cadavres d’hommes et de chevaux, de débris de voiture mêlés aux glaçons. Ceux qui étaient parvenus à maintenir l’équilibre couraient sur un tapis de corps. L’accès et le débouché des passerelles étaient obstrués par l’amoncellement des cadavres. Au débouché du pont, la fange des marécages était défendue par un rempart de corps morts dans lequel s’ouvrait la tranchée du passage. Sur la rive gauche, l’artillerie russe continuait à semer la désolation. Un premier pont se rompit et la Berezina engloutit les victimes qu’immola la barbarie des Russes, dit Caulaincourt. Même le sergent Bourgogne, qui en avait tant vu et qui était habitué à coucher au milieu de la compagnie des cadavres, même lui, le pauvre grenadier vélite, revenu de tout, même lui dont la plume se trempait dans le sang-froid, craqua : Je ne pus en voir davantage, c’était au-dessus de mes forces.
Le 29, au matin, on gagna encore un degré dans l’épouvante lorsque Napoléon ordonna à Éblé de détruire ses ouvrages. Le maréchal Victor, qui formait l’arrière-garde française, était passé la veille et les dernières pièces d’artillerie avaient été convoyées dans la nuit. En cette aube du 29, il fallait couper aux Russes le passage de la Berezina. Quand les flammes s’élevèrent, ce fut une ultime ruée. Les hurlements recouvrirent la canonnade. Ceux qui étaient encore sur l’autre rive se jetèrent dans le brasier ou dans l’eau. Ils avaient, pour périr, le choix entre les deux éléments contraires.
Sylvain Tesson. Berezina. Éditions Guérin Chamonix. 2015
27 11 1812
Stoudienka. Je viens de passer la Bérézina, mais cette rivière qui charrie beaucoup de glaces rend très difficile la stabilité de nos ponts. L’armée qui était opposée à Schwarzenberg voulait nous disputer le passage ; elle est cette nuit concentrée sur la rive droite de la Bérézina, vis-à-vis de Borisof. Le froid est très considérable ; l’armée est excessivement fatiguée.
29 11 1812
Zanivki, rive droite de la Berezina. Au secrétaire d’État Maret : Monsieur le duc de Bassano, j’ai reçu votre lettre du 25 novembre, où vous ne me parlez pas de France, et ne me donnez aucune nouvelle d’Espagne. Il y a cependant quinze jours que je n’ai reçu aucune nouvelle, aucune estafette, et que je suis dans l’obscur de tout.
Nous avons eu hier une affaire très chaude contre l’amiral Tchitchakof et Wittgenstein. Nous avons battu le premier, qui nous a attaqués par la rive droite, sur la chaussée de Borisof. Le second, qui voulait forcer les ponts sur la Bérézina, a été contenu. Le duc de Reggio et beaucoup de généraux ont été blessés.
L’armée est nombreuse, mais débandée d’une manière affreuse. Il faut quinze jours pour les remettre aux drapeaux, et quinze jours, où pourra-t-on les avoir ? Le froid, les privations ont débandé cette armée. Nous serons sur Vilna ; pourrons-nous y tenir ? Oui, si l’on peut y tenir huit jours ; mais si l’on est attaqué les huit premiers jours, il est douteux que nous puissions rester là. Des vivres, des vivres, des vivres, sans cela il n’y a pas d’horreurs auxquelles cette masse indisciplinée ne se porte contre cette ville. Peut-être cette armée ne pourra-t-elle se rallier que derrière le Niémen ? Dans cet état de choses, il est possible que je croie ma présence à Paris nécessaire pour la France, pour l’Empire, pour l’armée même. Dites-m’en votre avis.
Je désire bien qu’il n’y ait à Vilna aucun agent étranger. L’armée n’est pas belle à montrer aujourd’hui ; quant à ceux qui y sont, il faudrait les éloigner. On pourrait, par exemple, leur dire que vous vous rendez, que je me rends à Varsovie, et les y diriger de suite en les faisant partir à jour nommé.
Napoléon. Vie de Napoléon par lui-même. Compilation d’André Malraux. Gallimard 1930
L’expiation
Il neigeait. On était vaincu par sa conquête.
Pour la première fois l’aigle baissait la tête.
Sombres jours ! l’empereur revenait lentement,
Laissant derrière lui brûler Moscou fumant.
Il neigeait. L’âpre hiver fondait en avalanche.
Après la plaine blanche une autre plaine blanche.
On ne connaissait plus les chefs ni le drapeau.
Hier la grande armée, et maintenant troupeau.
On ne distinguait plus les ailes ni le centre.
Il neigeait. Les blessés s’abritaient dans le ventre
Des chevaux morts ; au seuil des bivouacs désolés
On voyait des clairons à leur poste gelés,
Restés debout, en selle et muets, blancs de givre,
Collant leur bouche en pierre aux trompettes de cuivre.
Boulets, mitraille, obus, mêlés aux flocons blancs,
Pleuvaient ; les grenadiers, surpris d’être tremblants,
Marchaient pensifs, la glace à leur moustache grise.
Il neigeait, il neigeait toujours ! La froide bise
Sifflait ; sur le verglas, dans des lieux inconnus,
On n’avait pas de pain et l’on allait pieds nus.
Ce n’étaient plus des cœurs vivants, des gens de guerre :
C’était un rêve errant dans la brume, un mystère,
Une procession d’ombres sous le ciel noir.
La solitude vaste, épouvantable à voir,
Partout apparaissait, muette vengeresse.
Le ciel faisait sans bruit avec la neige épaisse
Pour cette immense armée un immense linceul.
Et chacun se sentant mourir, on était seul.
Sortira-t-on jamais de ce funeste empire ?
Deux ennemis ! le czar, le nord. Le nord est pire.
On jetait les canons pour brûler les affûts.
Qui se couchait, mourait. Groupe morne et confus,
Ils fuyaient ; le désert dévorait le cortège.
On pouvait, à des plis qui soulevaient la neige,
Voir que des régiments s’étaient endormis là.
Ô chutes d’Annibal ! lendemains d’Attila !
Fuyards, blessés, mourants, caissons, brancards, civières,
On s’écrasait aux ponts pour passer les rivières,
On s’endormait dix mille, on se réveillait cent.
Ney, que suivait naguère une armée, à présent
S’évadait, disputant sa montre à trois cosaques.
Toutes les nuits, qui vive ! alerte, assauts ! attaques !
Ces fantômes prenaient leur fusil, et sur eux
Ils voyaient se ruer, effrayants, ténébreux,
Avec des cris pareils aux voix des vautours chauves,
D’horribles escadrons, tourbillons d’hommes fauves.
Toute une armée ainsi dans la nuit se perdait.
L’empereur était là, debout, qui regardait.
Il était comme un arbre en proie à la cognée.
Sur ce géant, grandeur jusqu’alors épargnée,
Le malheur, bûcheron sinistre, était monté ;
Et lui, chêne vivant, par la hache insulté,
Tressaillant sous le spectre aux lugubres revanches,
Il regardait tomber autour de lui ses branches.
Chefs, soldats, tous mouraient. Chacun avait son tour.
Tandis qu’environnant sa tente avec amour,
Voyant son ombre aller et venir sur la toile,
Ceux qui restaient, croyant toujours à son étoile,
Accusaient le destin de lèse-majesté,
Lui se sentit soudain dans l’âme épouvanté.
Stupéfait du désastre et ne sachant que croire,
L’empereur se tourna vers Dieu ; l’homme de gloire
Trembla ; Napoléon comprit qu’il expiait
Quelque chose peut-être, et, livide, inquiet,
Devant ses légions sur la neige semées :
« Est-ce le châtiment, dit-il. Dieu des armées ? »
Alors il s’entendit appeler par son nom
Et quelqu’un qui parlait dans l’ombre lui dit : Non.
Victor Hugo
Jean-Baptiste Mathieu de Vienne 1789-1836, 23 ans, est auditeur au Conseil d’État depuis le 29 février 1812, était entré dans la campagne de Russie, rattaché au service du comte Dumas, intendant général de la Grande Armée. Jean-Baptiste, tout comme Stendhal au même moment, faisait donc partie des 362 auditeurs lancés sur ce gigantesque théâtre militaire. Il était chargé de l’approvisionnement de l’armée par voie fluviale à Vilnius, mais par goût du spectacle de la bataille, il décide de rejoindre le comte Dumas, étonné de voir le jeune homme rejoindre une armée battant alors en retraite. Les deux hommes se retrouvent ainsi juste avant de devoir passer la Berezina, et c’est après ce passage que l’auteur est capturé par les cosaques.
[encore en poste à Vilnius, s’apprêtant à partir pour la Bérézina] Le quartier général arriva à Bobr, le 24 novembre 1812 [dans le calendrier Julien] au soir. Ce fut pour nous un spectacle douloureux, de voir les débris de cette armée, naguère si belle, si imposante, se retirant dans le plus grand désordre, et présentant l’image d’une affreuse misère.
Je revis le général Dumas, malade, et souffrant d’une fluxion de poitrine, dont il avait été attaqué à Moscou, au moment du départ de l’armée. Il me fit une réception à laquelle j’étais loin de m’attendre.
Que diable venez-vous faire ici ? me dit-il. Il valait beaucoup mieux rester à Wilna, pendu au cou de votre maîtresse, que de venir vous fourrer dans cette bagarre ! Nous n’avions que faire ici de bouches inutiles ! Après cette violente apostrophe, il s’adoucit ; et, reprenant sa bonté ordinaire, il me dit que puisque j’étais près de lui, il n’entendait pas que je mourusse de faim, et que tant qu’il aurait un morceau de pain, j’en aurais ma part. Je vis clairement, par ses premières paroles, qu’il était instruit de mon amour ; mais on pense bien que je n’eus pas envie de lui en parler : la circonstance n’était rien moins que favorable.
Je commençai, dès lors, à partager tous les maux que l’armée traînait à sa suite. Outre la faim, le froid et la fatigue, nous avions beaucoup à souffrir des cosaques, qui nous harcelaient continuellement, et nous ne pouvions nous écarter de la route sans craindre leurs surprises. Je marchais à pied, et le petit cheval de mon domestique portait mes effets. Nous nous retirions avec la plus grande précipitation, pour gagner la Berezina, et nous marchions jour et nuit, presque sans prendre de repos.
La nuit qui précéda notre arrivée dans la plaine de la Berezina, j’étais tellement épuisé de faim et de fatigue, que je pouvais à peine me soutenir. J’étais obligé de me cramponner derrière la voiture du général Dumas, me faisant traîner, de cette manière, plutôt que je ne marchais. Enfin, n’en pouvant plus, et me sentant défaillir, je m’arrêtai auprès d’un feu de bivouac, à moitié éteint. Je me couchai, croyant toucher à ma dernière heure ; et je m’endormis sur des cendres chaudes.
Ce sommeil, en réparant mes forces, me rendit tout mon courage. J’ignore combien de temps je restai dans cet état, mais lorsque je me réveillai, mes yeux cherchèrent en vain le quartier général : il avait disparu. Je me mis en marche, suivant, dans l’obscurité, la route qu’il avait parcourue ; il était facile de la reconnaître, aux cadavres et aux débris d’équipages dont elle se trouvait jonchée. J’aperçus, au bout de quelque temps, un bivouac qui n’était pas fort éloigné. Je me dirigeai de ce côté, en hésitant, toutefois, dans la crainte de tomber dans un parti ennemi ; mais ayant entendu crier qui vive ? je reconnus que j’avais affaire à des Français, et je bénis ma bonne étoile. Ils m’indiquèrent la route du quartier général, et m’assurèrent qu’il n’était pas à plus d’une demi-lieue de distance. Je les rejoignis, en effet, à la pointe du jour, le 27 novembre, au milieu de cette foule immense d’équipages, qui encombraient la plaine de la Berezina.
Nous restâmes dans cette plaine jusqu’au lendemain matin, sans pouvoir passer la rivière. Notre position était très fâcheuse. Nous manquions entièrement de vivres ; et, à l’exception d’un peu de farine, avec laquelle on nous faisait de la bouillie, le matin et le soir, toutes les provisions de l’intendant général étaient épuisées. Malgré le froid, qui était très vif, et la neige, qui tombait sans interruption, il nous fut impossible de faire du feu, tant le bois était rare ! J’étais couché sur la neige, enveloppé dans une fourrure de Moscou, que j’avais achetée d’un commis attaché à l’intendance générale.
C’était une pelisse de femme, recouverte en soie rose. La richesse de cet accoutrement bizarre contrastait singulièrement avec la misère où je me trouvais alors. Peu accoutumé aux fatigues de la guerre, à laquelle je n’avais pas été destiné par mon éducation, j’en supportais les maux comme le dernier soldat de l’armée. Mais dans une aussi grande infortune, tout était confondu. Ni le rang ni les distinctions ne pouvaient mettre à l’abri des souffrances, qui étaient communes à tous.
Cependant, les équipages ne cessaient de passer le pont, et ceux de l’intendant général, qui étaient à la file, avançant peu à peu, y arrivèrent à quatre heures du matin. Je passai, en même temps, sans difficulté ; mais ensuite, inquiet de ne pas voir mon domestique, j’eus l’imprudence de retourner sur mes pas, afin de le chercher. Je parcourus la plaine inutilement. Mais tandis que je faisais mes recherches, un des deux ponts établis sur la Berezina vint tout à coup à se rompre, et celui qui restait, et qui n’était destiné qu’au passage de l’infanterie, se trouva bientôt tellement encombré d’hommes, de chevaux, de canons et de voitures, qu’il était presque impossible de le traverser.
Je fis, pendant plusieurs heures, des efforts inutiles pour y parvenir, et je me trouvais au plus fort de la foule, lorsqu’à la pointe du jour l’ennemi se montra sur les hauteurs, et commença à tirer sur nous. Le premier obus vint tomber et éclater à la tête du pont, et répandit un tel effroi que chacun se précipitant à la fois pour passer, les uns étaient étouffés, les autres écrasés par les chevaux, d’autres massacrés par les plus audacieux, qui s’ouvraient un passage le sabre à la main.
Le plus grand nombre tombait dans la rivière, et cherchait en vain à s’en retirer, les rivages glacés leur présentant une barrière insurmontable. Je me trouvai enlevé par la foule, sans savoir comment, et, par une espèce de miracle, je fus transporté de l’autre côté du pont. J’eus lieu alors de réfléchir sur l’imprudence qui me l’avait fait repasser, et je frémis, en voyant le nombre des victimes, et le danger que j’avais couru.
Je retrouvai facilement la voiture du général Dumas, qui n’avait fait que quelques pas, et qui était tellement engagée dans la vase, qu’il était impossible de l’en retirer.
Toute cette plaine de la Berezina n’était qu’un vaste marais. L’artillerie ayant bientôt rompu la croûte de glace qui la couvrait, le passage était devenu, sur plusieurs points, impraticable, et beaucoup d’équipages y restèrent enfouis. Douze chevaux attelés à la voiture de l’intendant général et un grand nombre de soldats qui cherchaient à soulever les roues s’épuisèrent en vains efforts, et ne purent parvenir à la dégager.
Pour comble de malheur, le timon cassa, et le général, perdant l’espoir de sauver sa voiture, craignant d’ailleurs d’être surpris par l’ennemi, descendit et se mit à marcher, malgré sa mauvaise santé, et sa faiblesse qui était extrême. Il avait donné ordre à ses gens d’enlever des coffres, son argent et ce qu’il avait de plus précieux ; abandonnant le reste au pillage. Mais ceux-ci, remplis de zèle pour les intérêts de leur maître, rattachèrent le timon avec des cordes, et faisant un dernier effort, ils arrachèrent enfin du bourbier la voiture, que nous vîmes revenir à notre grand étonnement.
Je ne m’arrêterai pas à peindre toute l’horreur de cette retraite mémorable et les maux infinis que l’armée eut à souffrir ; un officier du génie, M. Labaume, nous en a donné une relation circonstanciée, à laquelle on peut recourir. La plume éloquente de cet écrivain a retracé avec fidélité les scènes hideuses de cette catastrophe, dans laquelle tant de Français, victimes de l’ambition d’un seul homme, périrent par le froid, par la faim, par la fatigue, par les maladies, par la fureur des cosaques, et par l’animosité des paysans russes. Son ouvrage, qui rapporte les faits que la postérité aura peine à croire, m’a paru écrit sans exagération. Je dirai plus, je l’ai trouvé quelquefois au-dessous de son sujet ; car, est-il des couleurs assez noires, assez lugubres, pour peindre un désastre si grand, si terrible, qu’il émut la compassion des Russes eux-mêmes. M. Labaume n’a peint que ce qu’il a vu.
Il était déjà nuit, quand j’arrivai à Oszmianna. Je me fis conduire à la poste, et je demandai des chevaux. On me les refusa pour le motif que tout était retenu pour le duc de Vicence, (c’est-à-dire pour l’Empereur lui-même), qui devait passer cette nuit-là. Je ne me tins pas pour battu, et j’employai un stratagème, qui, malheureusement pour moi, réussit à souhait. Je feignis que j’avais un ordre de l’Intendant général de me rendre à Wilna. Le maître de poste, homme assez inepte, me somma d’exhiber cet ordre, et je tirai de ma poche une lettre de l’Intendant général, que j’avais par hasard sur moi. Il la prit ; vit en marge ces mots : Intendance générale de l’Armée, et ne voulant pas se donner la peine de lire la lettre, qui l’eut détrompé, il donna l’ordre de me préparer un traîneau avec des chevaux. J’ai conservé cette lettre fatale, comme un monument de mes infortunes.
Le traîneau était prêt, et je me disposais à monter dedans, lorsque tout à coup un bruit confus de voix et de chevaux se fit entendre. Les habitants se sauvaient ; quelques soldats couraient aux armes ; d’autres (et c’était le plus grand nombre) jetaient leurs fusils, et songeaient plutôt à la fuite qu’à la défense. Cependant, le bruit approchant toujours de plus en plus, je distinguai bientôt les cris de hourra ! L’effroi de l’armée française. J’étais, en ce moment, avec un de mes collègues, M. Joly de Fleury, auditeur au Conseil d’État, qui était venu à Oszmianna, dans le même dessein que moi.
Nous prîmes la fuite, chacun de notre côté, lui à cheval, moi à pied, dans l’intention de regagner la route du quartier général. Le hasard voulut qu’il prit le bon chemin, et moi le mauvais. J’allai donner, tête baissée, au milieu des Cosaques qui me retinrent aussitôt. Cependant, les Français, qui avaient pris les armes, en vinrent aux mains ; et tandis qu’ils se battaient avec furie, je parvins à m’échapper, et je me sauvai, à la faveur de l’obscurité, par une petite rue détournée, qui me conduisit au milieu de la campagne. Là je rencontrai un gendarme polonais, qui fuyait aussi bien que moi, et qui m’engagea à le suivre.
Nous marchâmes longtemps avec beaucoup de difficulté, à travers la neige, à la lueur des magasins d’Oszmianna, auxquels les Cosaques avaient mis le feu. Je pouvais à peine suivre le gendarme : car j’étais déjà très fatigué, ayant fait, ce jour-là, neuf lieues à pied ; et je courais bien difficilement dans la neige, tombant à chaque instant, et me relevant avec peine. La neige était recouverte d’une croûte de glace peu épaisse, et cette croûte venant à se rompre sous mes pieds, j’enfonçais dans des cavités profondes, d’où je ne me retirais qu’avec beaucoup d’efforts.
Le gendarme, à qui la peur donnait des ailes, allait toujours, sans regarder derrière lui. Enfin, il m’attendit à l’angle d’un bois, où nous nous arrêtâmes un instant, pour reprendre haleine, et aviser aux moyens de nous tirer d’affaire. Mon opinion était de rejoindre le quartier général ; mais il m’observa que nous en étions très éloignés, et il m’engagea à l’accompagner à un village voisin, où nous trouverions, me dit-il, un asile chez des paysans de sa connaissance. J’y consentis avec d’autant plus de facilité, que j’étais accablé de fatigue, et que j’avais le plus grand besoin de repos.
Le gendarme prit les devants, pour avertir les paysans. Je jugeai, par le temps qu’il me fit attendre, que ceux-ci faisaient quelques difficultés de me recevoir. (…)
Le gendarme et les paysans s’entretinrent très vivement. Je n’entendais pas assez la langue polonaise pour comprendre ce qu’ils disaient ; cependant je vis bien qu’il s’agissait de moi. J’y fis peu d’attention, et je me jetais sur un mauvais grabat, où je m’endormis aussitôt, maîtrisé par un sommeil impérieux. Lorsque je me réveillai, au bout d’une demi-heure, je fus étonné de ne plus apercevoir mon compagnon. Les paysans me firent entendre qu’il était allé observer si l’ennemi était encore à Oszmianna, et qu’il viendrait me retrouver. Une demi-heure s’écoula encore, et je ne voyais reparaître le gendarme polonais.
Je commençais à m’inquiéter, lorsque je vis entrer dans la cabane quatre hullands polonais, qui s’étaient échappés d’Oszmianna. Ils s’étonnèrent de me voir là, aussi près de l’ennemi, et ils me conseillèrent de les accompagner. Ils devaient, me dirent-ils, se réunir, à quelque distance, à une quarantaine de leurs compagnons, et se rendre directement à Wilna. J’acceptai leur proposition, comme une faveur du ciel.
Comme ils étaient tous à cheval, et qu’il m’eut été difficile de les suivre, ils me firent donner un traîneau par les paysans. Nous fîmes très peu de chemin pendant la nuit, car nous ne pouvions marcher plus d’une demi-heure à la suite, à cause du froid, qui était excessif, et qui nous forçait de nous arrêter, pour nous réchauffer dans quelque chaumière, ou bien près d’un grand feu que nous allumions. Nous nous trouvâmes, à la pointe du jour, dans un petit village, dont le nom m’est échappé, entre Oszmianna et Olssany. Une dangereuse sécurité fit croire aux hullands que nous étions en sûreté dans ce village, et ils furent d’avis de s’y arrêter, pour laisser aux chevaux le temps de se reposer.
Il y avait quelques heures que nous y étions, lorsqu’un des hullands, qui était sorti du village, y rentra tout à coup, d’un air très effrayé, en nous criant que les Cosaques étaient derrière lui. À ces mots, chacun courut à son cheval, le brida, et s’enfuit à travers la campagne. Je ne pus me tirer d’affaire comme eux, car il n’était pas aussi facile d’atteler mon traîneau, et j’apercevais déjà les Cosaques, défilant, au grand trot, sur le penchant de la colline, à une cinquantaine de toises. Le paysan chez qui j’étais me fit signe de me cacher, en me montrant un coin obscur de la cabane, où je me glissai.
Un Cosaque entra peu après. Il m’eut peut-être cherché inutilement, si le paysan ne m’eut découvert lui-même, en montrant du doigt l’endroit où j’étais, et en disant : Ot ! tu iest Francuz ! (Tiens ! il y a là un Français !) Le Cosaque, dont l’horrible figure m’est encore présente, vint vers moi, le pistolet à la main, il me l’appliqua sur la poitrine, et m’entraîna ainsi hors de la maison, ayant eu soin d’abord de s’emparer de mon épée. Il se mit alors en devoir de me dépouiller. Je le prévins, et je lui offris ma bourse et une de mes deux montres, croyant qu’il s’en contenterait, et que, par ce moyen, je pourrais conserver ma ceinture, qui renfermait trois cents ducats. Il se borna en effet à fouiller mes habits, et n’y trouva rien, il me laissa et me fit signe de marcher devant lui, en m’appliquant un coup de fouet sur les épaules.
J’essayai de lui faire comprendre que je n’étais point militaire, et qu’il n’avait pas d’intérêt à me retenir ; et, pour mieux prouver ma qualité d’officier civil, j’ouvris ma redingote, et je lui montrai mon uniforme. À cette vue, il descendit de cheval, et il m’enleva jusqu’à mes bottes et mes pantalons. Il ne lui fut pas difficile alors de trouver ma ceinture, dont il s’empara avec tant de brutalité, qu’il faillit me blesser en l’arrachant de mon corps.
Pendant toute cette scène, le paysan, qui m’avait trahi, me regardait de sa porte, d’un air froid, ou bien affectant, par ses gestes, une pitié que son cœur n’éprouvait pas.
Après m’avoir tenu exposé au froid le plus vif pendant un quart d’heure, le Cosaque me fit signe de me rhabiller, et lorsque je l’eus fait, il m’ordonna de marcher devant lui, comme auparavant. N’ayant plus rien sur moi, au moins ostensiblement, qui pu exciter son avidité, j’espérais qu’il me relâcherait, et je le sollicitai de nouveau. Il me répondit de même que la première fois, c’est-à-dire en m’appliquant des coups de knout, et comme je n’allais pas assez vite à son gré, il me piquait, de temps en temps, de la pointe de sa lance.
Je me vis ainsi constitué prisonnier de guerre, le 6 décembre 1812, à midi.
Nous partîmes d’Olszany, le 18 décembre, par des routes détournées, afin de ne point nous rencontrer sur le passage des troupes russes. Le capitaine, qui nous conduisait, veillait à ce que nous fussions logés et nourris. Loin de nous faire souffrir aucun mauvais traitement, il punissait avec sévérité ceux qui nous en faisaient éprouver. Je raconterai, à ce sujet, un trait qui pourra servir à faire connaître la rigoureuse discipline des Russes.
Un jour, que nous avions été répartis dans plusieurs villages, je me trouvais, avec quelques-uns de mes compagnons, dans une cabane de paysan. Un Cosaque, qui survint, nous maltraita et nous força d’en sortir. Nous nous acheminâmes vers un autre village, éloigné d’une demi-lieue, où était logé notre chef, à qui nous portâmes nos plaintes. Il envoya, sur-le-champ, deux soldats et un sergent, pour lui amener le coupable. Nous le vîmes arriver ; garrotté, au bout d’une demi-heure.
Le capitaine, après l’avoir fait dépouiller jusqu’à la ceinture, le fit étendre à terre, où les deux soldats l’assujettirent, l’un par la tête, l’autre par les pieds. S’armant ensuite d’un knout, et le sergent d’un autre, tous deux commencèrent à frapper sur le Cosaque, de manière à nous faire croire que le malheureux allait expirer sur place. Tant que les coups portèrent sur le derrière, il parut les souffrir patiemment ; mais lorsque l’on commença à le frapper sur les reins, il poussa des cris affreux, et fit des contorsions qui nous émurent de pitié : au point que nous suppliâmes le capitaine de lui faire grâce. Celui-ci nous répondit, en souriant, qu’il n’avait reçu que deux cent quatre coups de fouet, et que la punition était légère. Nous eûmes de la peine à le croire, malgré cette assurance ; mais, bientôt, le Cosaque lui-même contribua à nous le persuader : il se releva, remit son habit, alluma sa pipe, et s’en alla en chantant.
À quelques jours de là, nous fûmes logés dans un château, dont le maître nous combla de politesses. Je fais cette remarque, parce que, jusqu’alors, aucun des Polonais que nous avions eu occasion de voir n’avaient osé manifester, d’une manière aussi évidente, leur bienveillance pour les Français : leurs sentiments étaient comprimés par la présence des armées russes. Celui-ci déclara hautement son attachement pour nous ; bien plus, il nous prit, le soir, en particulier, et il nous donna le conseil de nous échapper, en offrant de faciliter notre évasion. Nous le remerciâmes de ses offres généreuses, mais nous ne les acceptâmes pas. Il était trop difficile de nous sauver, sans craindre de retomber au pouvoir des Russes : d’ailleurs, nous étions tous résignés à notre sort.
Cependant, le froid semblait chaque jour devenir plus vif. Nous en souffrions cruellement, pendant nos marches, qui étaient de cinq à six lieues. Le givre s’attachait à nos cheveux, à nos moustaches, et aux cils des yeux, ce qui nous occasionnait des douleurs cuisantes. Notre haleine, se gelant sur nos joues, y formait des croûtes de glace.
Dans nos haltes fréquentes, nous restions exposés au grand air, tandis que notre chef, à couvert dans une bonne chaumière, s’y chauffait à loisir, et y prenait sa nourriture. C’était, surtout, dans ces moments d’immobilité, que le froid avait plus de prise sur nous. Malgré le mouvement que je me donnais sans relâche, pour m’en garantir, j’en fus plusieurs fois saisi, à tel point qu’il me semblait que j’allais tomber sans connaissance.
D’autres fois, aussi, je me sentais un besoin de sommeil presque invincible. C’est alors, principalement, que je redoublais de courage, et que je m’agitais avec plus d’ardeur : je savais que ce sommeil surnaturel présageait une mort certaine à ceux qui avaient l’imprudence de s’y livrer ; ils ne se réveillaient plus, et passaient subitement du sommeil de la vie, au sommeil éternel !
Nous étions dans un état déplorable, presque tous sans vêtements, la plupart sans chaussures. Mes bottes étaient entièrement déchirées ; je n’avais d’autre ressource que de m’envelopper les pieds dans des morceaux de linge, ou de drap, que je ramassais sur la route.
Lorsque nous arrivions, le soir, dans une cabane, le changement subit de température était pour nous presque aussi nuisible que la gelée elle-même. Ceux qui approchaient le plus du fourneau en étaient victimes et ne tardaient pas à succomber.
J’employais, avec beaucoup de succès, un moyen qui sauva des effets dangereux de la gelée les parties de mon corps qui étaient atteintes, et qui en garantit celles qui ne l’étaient pas encore. Ce fut de me frotter tout le corps avec de la neige. Je répétais cette opération toutes les fois que nous étions arrêtés, et je m’en trouvai toujours bien. C’est un bienfait signalé de la providence, qui a voulu que la cause même du mal en fut aussi le remède.
Ce moyen m’était encore d’un autre avantage : il apaisait, pour un moment, les démangeaisons insupportables que me causait la vermine. Nous en étions tous rongés, sans pouvoir nous en débarrasser, quelques précautions que nous prissions pour cela. Eh ! Comment l’eussions nous pu, dans l’état de gêne et de malpropreté où nous étions, sans linge, et couverts de haillons que nous ne quittions jamais ! En vain nous cherchions à détruire cette vermine dégoûtante : elle renaissait par milliers ; elle remplissait notre corps, nos cheveux, notre barbe, nos sourcils ; elle se cachait dans tous les plis de nos chemises et de nos vêtements ! Je conservai la même chemise depuis le 18 novembre, jusqu’au 5 janvier : elle avait pourri sur mon corps.
Notre chef paraissait être un composé indéfinissable de bonnes et de mauvaises qualités. Comment, en effet, accorder avec sa douceur apparente, avec ses soins obligeants pour nous, plusieurs traits, dont je fus témoin, et que je ne puis retracer sans frémir ?
Parmi ceux de mes compagnons qui existaient encore, se trouvait le capitaine de cuirassiers Crampé. Les maladies et les privations l’avaient tellement affaibli, qu’il était hors d’état de marcher. Depuis plusieurs jours, l’officier des Cosaques le faisait conduire en traîneau. Mais, soit qu’il se fatiguât d’en prendre soin, soit qu’il convoitât un manteau que le malheureux avait conservé, au moins est-il vrai que, dans une de nos marches, il le fit conduire à l’écart, près d’un bois, et lui tira lui-même deux coups de pistolet. Prenant moins de précautions avec les soldats, il leur faisait brûler la cervelle, sous nos propres yeux, aussitôt qu’ils ne pouvaient plus avancer.
Je suis encore à savoir si ce n’était pas un acte d’humanité, plutôt que de barbarie, de terminer ainsi l’existence de ces malheureux, dévoués à la mort. Cette scène se renouvelait tous les jours, et mon sang se glaçait, en songeant que, le lendemain peut-être, mon tour devait arriver ! Cette pensée était bien capable de m’inspirer du courage : aussi luttai-je constamment contre tous les maux qui nous accablaient ; plus ils étaient grands, plus je redoublais de force et d’énergie, pour éviter un genre de mort qui me paraissait horrible.
Pour terminer la peinture de ce Cosaque méprisable, je vais rapporter une scène, qui nous couvrit d’humiliation.
Un matin, il nous annonça, d’un air courroucé, qu’il lui manquait une chemise, et il prétendit qu’elle ne pouvait avoir été prise que par l’un de nous. En conséquence, il voulut nous visiter, et il nous fit mettre nus, l’un après l’autre. Je fus le seul, je ne sais trop pourquoi, à qui il ne fit pas subir cet affront. Lorsque mon tour vint à être déshabillé, il me tira de côté, en disant : Ce n’est pas celui-ci.
La chemise se retrouva parmi ses propres effets.
Jean-Baptiste Mathieu de Vienne. Vingt-huit mois de ma vie, 1815
30 11 1812.
Plechtchennitsy. Si l’on ne peut nous donner 100 000 rations de pain à Vilna, je plains cette ville. Des vivres en abondance peuvent seules tout remettre en ordre. Le gouverneur peut venir à ma rencontre pour m’instruire de l’état des choses. L’armée est horriblement fatiguée. Voilà quarante-cinq jours de marche.
2 12 1812
Selitché. M. de Montesquiou partira sur-le-champ pour se rendre à Paris. Il remettra la lettre ci-jointe à l’Impératrice. Il annoncera partout l’arrivée de 10 000 prisonniers russes et la victoire remportée sur la Bérézina, dans laquelle on a fait 6 000 prisonniers russes et pris 8 drapeaux et douze pièces de canon.
3 12 1812
Molodetchna. Bulletin de la Grande Armée. Jusqu’au 6 novembre, le temps a été parfait, et le mouvement de l’armée s’est exécuté avec le plus grand succès. Le froid a commencé le 7 : dès ce moment, chaque nuit nous avons perdu plusieurs centaines de chevaux, qui mouraient au bivouac. Arrivés à Smolensk, nous avions perdu bien des chevaux de cavalerie et d’artillerie. Le froid s’accrut subitement, et, du 14 au 16, le thermomètre marqua 16 et 18 degrés au-dessous de glace. Les chemins furent couverts de verglas ; les chevaux de cavalerie, d’artillerie, de train périssaient toutes les nuits non par centaines, mais par milliers, surtout les chevaux de France et d’Allemagne. Plus de 30 000 chevaux périrent en peu de jours, notre cavalerie se trouva toute à pied ; notre artillerie et nos transports se trouvaient sans attelages. Sans cavalerie, nous ne pouvions pas risquer une bataille : il fallait marcher pour ne pas être contraints à une bataille, que le défaut de munitions nous empêchait de désirer.
L’ennemi, qui voyait sur les chemins les traces de cette affreuse calamité qui frappait l’armée française, chercha à en profiter. Il enveloppait toutes les colonnes par ses Cosaques, qui enlevaient comme les Arabes dans les déserts, les trains et les voitures qui s’écartaient. Cette méprisable cavalerie, qui ne fait que du bruit et n’est pas capable d’enfoncer une compagnie de voltigeurs, se rendit redoutable à la faveur des circonstances.
Cependant l’ennemi occupait tous les passages de la Bérézina : cette rivière est large de 40 toises, elle charriait assez de glaces, et ses bords sont couverts de marais de 300 toises de long, ce qui la rend un obstacle difficile à franchir. Le général ennemi avait placé ses quatre divisions dans différents débouchés où il présumait que l’armée française voudrait passer. Le 26, à la pointe du jour, l’Empereur, après avoir trompé l’ennemi par divers mouvements faits dans la journée du 25, se porta sur le village de Stoudienka, et fit aussitôt, malgré une division ennemie et en sa présence, jeter deux ponts sur la rivière. Toute la journée du 26 et du 27 l’armée passa.
Dire que l’armée a besoin de rétablir sa discipline, de se refaire, de remonter sa cavalerie, son artillerie et son matériel, c’est le résultat de l’exposé qui vient d’être fait. Dans tous ces mouvements, l’Empereur a toujours marché au milieu de sa Garde, la cavalerie commandée par le maréchal duc d’Istrie, et l’infanterie commandée par le duc de Danzig. Notre cavalerie était tellement démontée que l’on a dû réunir les officiers auxquels il restait un cheval pour en former quatre compagnies de 150 hommes chacune. Les généraux y faisaient les fonctions de capitaines, et les colonels celles de sous-officiers. Cet escadron sacré, commandé par le général Grouchy, et sous les ordres du roi de Naples, ne perdait pas de vue l’Empereur dans tous les mouvements.
La santé de Sa Majesté n’a jamais été meilleure.
4 12 1812
Je ne vois dans Le Moniteur rien de bien important sur les affaires d’Espagne. La résistance du château de Burgos est une belle affaire militaire. Lord Wellington s’en est allé pour opérer contre l’armée d’Andalousie. Si nous perdions une bataille de ce côté, les affaires de ce pays deviendraient une crise sérieuse.
À M. Maret. Si les subsistances ne peuvent pas être assurées à Vilna, il est nécessaire de s’occuper de l’évacuer, en commençant par le trésor. Nous avons ici 3 à 4 millions. On m’assure qu’il y en a le double à Vilna ; faites-les filer sur Danzig.
5 12 1812
Benitsa. Au prince de Neufchâtel. Mon Cousin, deux ou trois jours après mon départ, on mettra le décret ci-joint à l’ordre de l’armée. On fera courir le bruit que je me suis porté sur Varsovie avec le corps autrichien et le 7° corps. Cinq à six jours après, suivant les circonstances, le roi de Naples fera un ordre du jour pour faire connaître à l’armée qu’ayant dû me porter à Paris, je lui ai confié le commandement.
Napoléon. Vie de Napoléon par lui-même. Compilation d’André Malraux. Gallimard 1930
Napoléon accompagné de Caulaincourt quitte l’armée pour rentrer à Paris, confiant le commandement à Murat. Il fait – 35°.
Beaucoup de soldats sont comme frappés d’idiotie. On dit qu’ils ont le cerveau gelé. Ils se réchauffent en riant autour des maisons qu’ils ont incendiées. Certains tombent d’épuisement, pour périr carbonisés dans le feu qu’ils ont eux-mêmes allumé.
[…] Certains vont pieds nus, mais leurs pieds étaient tellement gelés qu’ils sonnaient sur la route comme une paire de sabots.
[…] Les blessés sont dépouillés avant même leur mort : pour s’emparer plus facilement des habillements des hommes qui périssaient de froid, il ne fallait pas attendre qu’un trop haut degré de congélation roidit leurs membres ; aussi, plus d’un malheureux fût souvent dépouillé avant d’avoir rendu le dernier soupir.
Cité dans Mémoires de Jakob Walter
De là à l’anthropophagie, il n’y a qu’un pas, qui sera assez souvent franchi.
8 12 1812
Le colonel Noël, resté à Vilnius pour l’organisation du train des équipages, voit arriver les débris de l’armée : C’était une foule, une masse d’hommes hâves, débraillés, déguenillés, […] semblant ne rien voir, ne rien entendre, ne rien comprendre. Tous les rangs mêlés, […] sans armes, couverts d’oripeaux, de pelisses, de vieux sacs, de peaux de bêtes fraîchement écorchées, ayant aux pieds des chaussures faites de vieux vêtements, de vieux chapeaux.
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[1] du latin bacca laurea, baie de laurier, le laurier étant symboliquement le signe qui distingue les vainqueurs, que ce soit de la guerre, des épreuves intellectuelles ou plus précisément des concours de poésie.
[2] Une vente est un groupe d’une vingtaine de militants. Le cloisonnement est très marqué. Seul le chef de chaque vente en connaît tous les affiliés.
[3] On a beau savoir ce qu’est la realpolitik, se voir obligée d’aller partager la couche d’un fils de la Révolution Française, qui a guillotiné votre tante, cela a du être dur à avaler.
[4] Fils de Charles IV, chassé d’Espagne comme son père par Napoléon, mais resté très populaire.
[5] Les chiffres varient beaucoup : Sylvain Tesson, dans Berezina parle 28 000 morts côté français et de 50 000 côté russe.
[6] Qui avait pour officier d’ordonnance Nadejda Dourova, une femme qui pour intégrer l’armée, avait commencé par se travestir en homme. Son genre ayant été découvert après la bataille de Friedland, elle avait été nommée lieutenant dans un régiment de hussards.