7 janvier 1722 à 1733. Île de Pâques. 16610

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Publié par (l.peltier) le 6 novembre 2008 En savoir plus

7 01 1722

Le Régent Philippe d’Orléans a eu une idée qu’il trouve géniale, et il n’est pas vraiment le seul : disons que c’est dans l’air : marier Louis XV, 12 ans, et Anna Maria Victoria, infante d’Espagne qui n’a pas encore 4 ans. Et, dans la foulée, marier sa fille, Louise Elisabeth d’Orléans, 12 ans, au prince des Asturies, 14 ans, le futur roi d’Espagne don Luis. Et aussitôt dit, aussitôt fait, à peu de choses près. Les princesses se congratulent sur l’île des Faisans, près de l’embouchure de la Bidassoa, en pays basque, puis chacune continue vers son destin, en terre étrangère. Mais les choses ne se passeront comme l’aurait voulu Philippe d’Orléans : Louis XV gardera ses distances avec l’infante d’Espagne, jusqu’à l’isoler complètement et pour Louise-Élisabeth, ce sera pire ; mal-aimée de ses beaux-parents, isolée, elle se mettra à boire  plus que de raison, et sombrera au voisinage de la folie. Luis 1°, après l’abdication de son père Philippe V, aura régné du 1° janvier au 31 août 1724, date à laquelle il mourut de la variole. Il ne restera plus à Louise-Élisabeth, veuve à 14 ans, qu’à plier bagage. Donc raté complet pour les deux princesses qui se croiseront à nouveau à la frontière, chacune rentrant à la maison, à la mi-mai 1725.

6 04 1722

Le Hollandais Jacob Roggeveen, parti pour un tour du monde en vue d’une révision des découvertes acquises pendant une génération, mouille dans une anse de l’île de Pâques – parce que c’était le dimanche de Pâques, – par 110°O et 28° S, plus de 2 000 km à l’est des îles Gambier et 3 700 km à l’ouest des côtes du Chili : il y voit des humains bien vivants mais encore plus de huit cents statues, de tuf le plus souvent, parfois de basalte – les moai – de 5 à 21 mètres de haut, d’un poids allant de 20 à 80 tonnes. Les unes, à peu près trois cents, levées sur des autels – ahu – hauts de cinq mètres, érigées le long des côtes ; les autres, plus de cinq cents, encore dressées ou couchées, non terminées, sur les pentes des volcans devenus carrières, le Rano Raraku et le  Puna Pao ;  certaines, non détachées de la paroi rocheuse, étaient destinées à y demeurer, – l’une d’elle doit peser près de 150 tonnes – tels des gisants de cathédrale, pour reprendre le mot d’Alfred Metraux. D’autres, reposant sur un pavage aménagé dans la pente du volcan, ont vu leur base comblée par les alluvions de ravinements : bras, bustes, mains, pétroglyphes sont ainsi masquées.

L’île s’appelait alors pour les uns Te Pito o te Henua – Le Nombril du Monde -, ou encore Tekaouhangoaru, pour l’évêque de Tahiti – nom repris sur les cartes du XIX° siècle, et enfin Rapa Nui à partir du XX° siècle. 24 kilomètres de long sur quinze de large, en forme d’un triangle de 164 km². Le Rano Kao, le volcan le plus haut, sur la pointe sud, culmine à 639 m.

Un indigène se détacha de la côte, en canoë. Nous en étions distants de deux mille. Comme il était nu, nous lui offrîmes une pièce d’étoffe, un poisson sec et des bagatelles qu’il s’attacha au cou. Il était couvert de tatouages, fardé de la tête aux pieds et brun de peau. Ses oreilles étaient très longues et pendantes, allongées par le port de lourdes boucles. Cet homme était robuste et de haute taille et d’un maintien agréable.

[…] Une île nue (sans arbres), couverte d’herbe desséchée, de foin et autre végétation roussie ou brûlée… Les habitants avaient installé des feux devant de très hautes statues de pierre (…) qui nous frappèrent d’étonnement, car nous ne comprenions pas comment ces gens, dépourvus de bois de gros œuvre et de cordes solides, avaient pu les ériger.

Jacob Roggeveen

En débarquant sur l’île le lendemain, nous pûmes voir de loin que les indigènes s’étaient prosternés vers le soleil levant et avaient allumé une centaine de feux, qui représentaient sans doute une offrande matinale à leurs dieux. […] Ces idoles étaient entièrement taillées dans la pierre et présentaient une forme humaine, avec de longues oreilles, dont la tête était ornée d’une couronne, le tout étant fait avec une grande habileté, ce qui ne manqua pas de nous étonner.

Carl Friedrich Behrens

Mais il y eut alors un incident : les habitants étaient nombreux à les attendre, offrant légumes et volailles : un coup de feu partit malencontreusement, tuant l’un d’eux. Les autres indigènes s’approchèrent, examinant les fusils : Roggeveen se crut entouré et ordonna un feu roulant qui fit plusieurs morts, entraînant frayeur et soumission des indigènes.

En décembre 1770, don Felipe González y Haedo, commandant deux vaisseaux espagnols prend possession de l’île au nom du roi d’Espagne en la rebaptisant Isla de San Carlos.

Quatre ans plus tard, James Cook y fait escale : Nous avions peine à concevoir comment ces insulaires, dépourvus de moyens mécaniques, ont pu élever ces personnages stupéfiants, et en outre leur placer sur la tête une grosse pierre cylindrique.

… Ils sont petits, maigres, timides et misérables.

James Cook, mars 1774

Certains avaient des lances ou des piques faits de bâtons fins et irréguliers se terminant par un morceau triangulaire de lave noire et vitreuse (obsidienne). […] Il me paraissait incompréhensible que des masses aussi énormes aient pu être taillées par un groupe humain chez lequel nous ne rencontrâmes aucun outil et qu’ils aient pu les ériger sans l’aide d’aucune machine.

Georg Forster, naturaliste de l’expédition de Cook, 1774.

Longtemps, les visiteurs n’obtiendront qu’une seule réponse des Pascuans : Un jour, le dieu Maka Make commanda aux moai de marcher. Aussitôt, ils se mirent en marche et s’installèrent sur les sites qui étaient le plus à leur goût.

George Vancouver, officier anglais, membre de l’expédition de Cook trouve des traces de camps retranchés sur toutes les montagnes, des restes de fortifications en palissade au bord de tous les cratères. Il estime la population de l’île à moins de 2 000.

*****

Quatre ou cinq cents Indiens nous attendaient sur le rivage : ils étaient sans armes, quelques uns couverts de pièces d’étoffe blanches ou jaunes, mais le plus grand nombre était nu. Plusieurs étaient tatoués et avaient le visage peint d’une couleur rouge. Leurs cris et leur physionomie exprimait leur joie ; ils s’avancèrent pour nous donner la main et faciliter notre descente […]

Bientôt, les soldats furent exposés à la rapacité de ces insulaires, dont le nombre s’était accru. Ils étaient au moins huit cents, et dans ce nombre il y avait bien cent cinquante femmes. La physionomie de ces femmes était agréable. Elles offraient leurs faveurs à tous ceux qui voudraient leur faire quelque présent.

Les Indiens nous engageaient à les accepter. Quelques uns d’entre eux donnèrent l’exemple des plaisirs qu’elles pouvaient procurer. Ils n’étaient séparés des spectateurs que par une simple couverture d’étoffe et, pendant les agaceries de ces femmes, on enlevait nos chapeaux de nos têtes et les mouchoirs de nos poches. Tous paraissaient complices des vols qu’on nous faisait […]

Il n’y a personne qui, ayant lu les relations des derniers voyageurs, puisse prendre les Indiens de la mer du Sud pour des sauvages ; ils ont au contraire faits de très grands progrès dans la civilisation et je les crois aussi corrompus qu’ils peuvent l’être étant donné les circonstances où ils se trouvent ! Les plus effrontés coquins de l’Europe sont moins hypocrites que ces insulaires […]

Ces habitants ont eu l’imprudence de couper les arbres dans des temps sans doute très reculés […] Un long séjour à l’île de France (Île Maurice) qui ressemble si fort à l’île de Pâques, m’a appris que les arbres n’y repoussent jamais, à moins d’être abrités des vents de mer par d’autres arbres ou par des enceintes de muraille ; et c’est cette connaissance qui m’a découvert la cause de la dévastation de l’île de Pâques. Les habitants de cette île ont bien moins à se plaindre des éruptions de leurs volcans, éteints depuis longtemps, que de leur propre imprudence.

[…] Il n’existe plus de chef assez considérable pour qu’un grand nombre d’hommes s’occupe du soin de conserver sa mémoire, en lui érigeant une statue.

[…] Nous n’avons abordé dans leur île que pour leur faire du bien : nous les avons comblé de présents ; nous avons accablé de caresses tous les êtres faibles, particulièrement les enfants à la mamelle. Nous avons semé dans leurs champs toutes sortes de graines utiles. Nous avons laissé dans leurs habitations des cochons, des chèvres, des brebis qui s’y multiplieront vraisemblablement.

Néanmoins, ils nous ont jeté des pierres, ils nous ont volé tout de qui était possible d’enlever.

La Pérouse, avril 1786

Une bonne action ne doit jamais rester impunie.

Proverbe irlandais

L’île a connu une catastrophe, c’est évident. De quel ordre ?

Thor Heyerdhal, qui y mena une expédition en 1955/56, parle d’une bataille entre courtes et longues oreilles vers 1680 qui aurait amorcé le début du déclin. Il y revint en 1986 avec l’ingénieur tchèque Pavel Pavel et parvint à faire marcher une statue de 9 tonnes, avec la seule aide de cordes et de 8 hommes – comme on déplace une lourde armoire – en la maintenant debout : La manœuvre était délicate, mais efficace. D’après nos estimations, une équipe bien entraînée de 15 hommes pouvait faire marcher un géant de 20 tonnes sur une distance d’au moins 100 mètres par jour.

Le scénario aujourd’hui le plus vraisemblable a été élaboré par deux chercheurs anglais : John Flenley, géographe et botaniste, et Paul Bahn, archéologue : Au X° siècle de notre ère, ou peut-être un ou deux siècles plus tôt, des polynésiens venus d’une île voisine de Pitcairn sur de grands catamarans, auraient débarqué sur Te Pito o te Henua, y trouvant des colons installés là depuis sept ou huit siècles, les longues oreilles [1] ; qui avaient construit vers 380 un fossé défensif isolant la péninsule de Poike. Ces longues oreilles étaient de fervents adorateurs du soleil, construisant des plate formes pour y placer leurs statues face au lever, avec beaucoup de précision, au solstice comme à l’équinoxe. Thor Heyerdahl les veut originaires d’Amérique du sud, l’importance du culte solaire s’apparentant beaucoup plus aux cultes des Andes à l’est qu’aux rites polynésiens à l’ouest.

Mais des analyses ADN de squelettes datés entre les XII° et XIX° siècle montreront qu’ils étaient originaires des Tuamotu. La connaissance empirique venait pallier l’absence de connaissance scientifique. Ces peuples avaient d’abord une connaissance pratique de l’astronomie ; les premières îles abordées ont été les grandes îles volcaniques, puisque visibles de loin. Mais pour les autres îles, atolls, visibles de près seulement, ils mettaient en œuvre toute une somme de connaissances empiriques extrêmement pointues. De même que dans le désert, ceux qui le pratiquent tout au long de leur vie savent interpréter des signes, savent lire là où l’étranger ne voit que sable, cailloux ou rochers, de même les habitants des îles du Pacifique – la moitié de la circonférence de la terre – savaient lire l’eau : sa couleur, sa température et son goût, les caractères de la houle, les formes des nuages, les aspects du vent, la couleur du ciel, le comportement des oiseaux,  la faune maritime… un chef de pirogue pouvait ainsi deviner la présence d’une île à plus de 40 milles nautiques. S’il voulait avoir à sa disposition un odorat plus fin, il embarquait un cochon.

Ces courtes oreilles venaient là pour s’y installer, et, outre des familles entières, ils amenaient tout ce qui avait été possible : animaux domestiques, plants de bananiers, végétaux, mais aussi des rats. Ils trouvent une nature plus que généreuse : excellents arbres pour construire des navires, palmiers géants, nombre d’espèces d’oiseaux etc… Ils se mirent à construire des statues de tuf et de basalte, dressées sur les côtes, symbolisant le rang de leurs ancêtres respectifs : et la taille de ces statues devint l’expression de leur rivalité. Entre 1 400 et 1 600, l’île avait sans doute quinze mille habitants. Mais là encore ces courtes oreilles pourraient avoir été créées pour le besoin d’une théorie, car de fait, aucun des premiers navigateurs européens n’en rencontra jamais

Et puis,… et puis, à force de couper les arbres pour transporter les statues, à force de construire des bateaux, de cuisiner et de se chauffer, les Pascuans eurent finalement raison de cette végétation. Les rats avaient proliféré, mangeant les noix de palme et les empêchant de germer et les humains avaient décimé les oiseaux. Faute de troncs pour construire des bateaux, la pêche en haute mer disparût. Bientôt les sols, privés de l’ombre des arbres et exposés aux vents du large s’érodèrent. La nourriture vint à manquer, et une guerre civile larvée s’installa. L’érection des grandes statues étant devenue impossible, on vit se multiplier de petites statues représentant des personnages aux joues creuses et aux côtes proéminentes.

Le 12 décembre 1862, 90 trafiquants péruviens commandés par le capitaine Aguirre capturèrent plus de mille personnes, dont le roi Kaimakoï et son  fils, les prêtres et les savants, pour aller travailler dans leurs mines de guano, de fait un bagne où moururent 900 d’entre eux. En 1877, à la demande pressante de l’Angleterre et de la France, alertées par Mgr Jaussen, évêque de Tahiti, le Pérou procéda au rapatriement de la centaine de Pascuans encore vivants, mais 85 périrent lors du voyage de retour et les 15 survivants rapportèrent dans l’île la variole  et la tuberculose, qui y firent des ravages.

1864 : premier missionnaire, un français, le frère Eyraud,  qui compte 600 habitants.

1868 : Jean-Baptiste Dutrou-Bornier, ancien capitaine au long cours, cherchant à faire fortune dans la culture et l’élevage, s’établit à Mataveri, où il ne recule devant rien pour s’approprier terres et main d’œuvre. Mgr Jaussen, évêque de Tahiti, inquiet pour la vie des missionnaires, leur ordonnera en juin 1871 de quitter l’île. La mise en coupe réglée poussa à l’exil de nombreux Pascuans réfractaires à l’esclavage. Le tyranneau finit par épouser la fille du roi Koreto, se proclama lui-même roi et finit par être tué lors d’une révolte en 1876. Pierre Loti, qui était là en 1872, n’a pas voulu entendre parler du personnage, alors en déplacement à Tahiti pour tenter de convaincre au retour les Pascuans qui l’avaient fui. Mais il n’a pas pu ne pas être au courant de son existence.

1886 : l’Américain William Thomson compte 155 habitants, niveau le plus bas qui semble avoir jamais été atteint.

Bien entendu, tous les visiteurs occidentaux, essentiellement Français et Américains,  du XIX° siècle se livrèrent au sport alors à la mode : prélever sa part de ce que l’on considère comme un butin : le supérieur hiérarchique de Pierre Loti, n’y coupa pas, faisant scier une tête, aujourd’hui au Jardin des Plantes.

L’île de Pâques devint chilienne le 9 septembre 1888. Elle sera louée de 1897 à 1952 à une compagnie anglaise pour y élever des moutons.

En octobre 1917, des Allemands rescapés de l’odyssée du dernier corsaire Felix Von Luckner [arrière petit fils de celui à qui Rouget de Lisle avait dédié son Hymne de guerre au  Maréchal De Luckner, devenu par après la Marseillaise]  qui avait opéré nombre de prises en Atlantique – 14 -, avec son trois mâts en fer de 1 700 tonneaux Seeadler à même de déployer 2 500 m² de voiles, s’y étaient échoués avec un navire capturé à un équipage français. Le tableau qu’ils en donnèrent ne reflète en rien la situation dépeinte par les autres visiteurs : Les habitants de cette île sont gais, modestes, de mœurs très libres ; le gouvernement chilien leur envoie chaque année une cargaison de vêtements usagés. Enchantés des belles choses recueillis sur l’épave, ils offrirent aux naufragés l’hospitalité la plus généreuse. Le gouverneur chilien mit une maison à la disposition des officiers, et les hommes trouvèrent le meilleur accueil dans les huttes des indigènes. Chacun choisit un cheval parmi les centaines qui erraient dans l’île. L’île abonde aussi en bétail et en poisson, surtout en homards. Mais si la viande est en excès, les légumes frais font défaut. Tous les six mois, une goélette chilienne apporte des conserves. Le pain est inconnu sur l’île, mais nos gens avaient réussi à sauver leur farine.

Felix von Luckner. Le dernier corsaire. Loupe 2007

Le tableau que présente l’île de Pâques est l’exemple le plus extrême de destruction de la forêt dans le Pacifique et l’un des plus extrêmes du monde entier : la totalité de la forêt a disparu, et toutes les espèces d’arbres se sont éteintes. Pour les Pascuans, les conséquences immédiates en furent la disparition de matières premières, la disparition de ressources alimentaires sauvages et une diminution des récoltes.

Les matières premières qui disparurent ou qui ne furent plus disponibles qu’en de bien moindres quantités regroupaient tout ce qui provenait des végétaux et des oiseaux indigènes, c’est-à-dire le bois, la corde, l’écorce servant à fabriquer le tapa et les plumes. Le manque de bois d’œuvre et de corde mit fin au transport et à l’érection des statues ainsi qu’à la construction de pirogues de haute mer. Lorsque cinq pirogues pascuanes, qui pouvaient accueillir deux hommes et qui prenaient l’eau, s’approchèrent d’un navire français ancré au large de l’île de Pâques en 1838, le capitaine de ce bateau fit le rapport suivant : Tous les indigènes ne cessaient de répéter avec agitation le mot miru et se désespéraient de voir que nous ne le comprenions pas : ce mot désigne le bois qu’utilisent les Polynésiens pour fabriquer leurs pirogues. C’était ce dont ils avaient le plus besoin et ils firent tout ce qu’ils purent pour nous le faire comprendre… Le nom de Terevaka, qui désigne la plus haute et la plus imposante montagne de l’île de Pâques, signifie l’endroit où l’on peut faire des pirogues : avant que ses versants ne soient dépouillés de leurs arbres pour faire place à des plantations, ils produisaient du bois d’œuvre, et on y trouve encore un peu partout des forêts de pierre, des racloirs, des couteaux, des burins et d’autres outils servant au travail du bois et à la fabrication des pirogues datant de cette époque. Le manque de bois signifiait également que les habitants n’avaient pas de combustible pour se chauffer pendant les nuits d’hiver qui, sur l’île de Pâques, sont venteuses et pluvieuses et où la température peut baisser jusqu’à dix degrés Celsius. Ils furent donc réduits, après 1650, à brûler des herbes, des graminées et des rebuts de canne à sucre et d’autres plantes cultivées pour faire du feu. Il y eut certainement de féroces affrontements pour mettre la main sur les derniers arbustes entre des habitants qui recherchaient du chaume et de petits morceaux de bois pour leur maison, du bois pour fabriquer des outils et de l’écorce pour fabriquer l’étoffe végétale. Il fallut même modifier les pratiques funéraires : il devenait impossible de pratiquer la crémation, qui aurait requis de brûler de grandes quantités de bois pour chaque corps ; on passa donc à la momification et à l’ensevelissement des os.

La plupart des ressources alimentaires sauvages disparurent. Sans pirogues de haute mer, les os de marsouins, qui au cours des premiers siècles avaient constitué l’essentiel de l’alimentation des Pascuans, disparurent quasiment des dépotoirs vers 1500, tout comme le thon et les poissons pélagiques. Le nombre d’hameçons et d’os de poisson en général diminua également dans les dépotoirs, pour ne laisser subsister essentiellement que des espèces qui pouvaient être pêchées en eaux peu profondes ou depuis le rivage. Les oiseaux terrestres disparurent complètement et les oiseaux de mer furent réduits à une population ne représentant plus que le tiers des espèces originelles de l’île de Pâques, obligés de se reproduire sur quelques îlots au large des côtes. Les noix de palmier, les pommes rosées et tous les autres fruits sauvages disparurent de l’alimentation des habitants de l’île. Les crustacés qui étaient encore consommés appartenaient à de plus petites espèces et diminuèrent en taille et en nombre avec le temps. La seule ressource alimentaire sauvage qui resta disponible sans changements fut le rat.

De la même manière qu’on assista à une diminution drastique des ressources alimentaires sauvages, on constata également une diminution des récoltes, pour plusieurs raisons. La déforestation entraîna dans certains endroits un phénomène d’érosion du sol par la pluie et par le vent, ainsi que le montre l’augmentation massive des quantités d’ions métalliques dérivés du sol qui furent transportés dans les marécages dont John Flenley a étudié les carottes de sédiments. Des fouilles réalisées dans la péninsule de Poike, par exemple, montrent que les sols furent au départ cultivés à cet endroit et que des palmiers étaient maintenus au milieu des cultures de manière que leur feuillage ombrage et protège le sol et les cultures du soleil, de l’évaporation, du vent et de l’impact direct de la pluie. L’abattage des palmiers entraîna une érosion massive qui enterra les ahu et les bâtiments qui se trouvaient en contrebas sous la terre et conduisit à l’abandon forcé des champs de Poike vers 1400. Une fois que l’herbe eut à nouveau poussé sur le Poike, l’agriculture y reprit vers 1500, pour être à nouveau abandonnée un siècle plus tard suite à une nouvelle vague d’érosion. La déforestation et la diminution des récoltes causa également d’autres dommages au niveau des sols, parmi lesquels la dessiccation et le lessivage des nutriments. Les fermiers furent privés de la plus grande partie des feuilles, des fruits et des brindilles de plantes sauvages qu’ils utilisaient comme compost.

Telles furent les conséquences immédiates de la déforestation et d’autres actions de l’homme sur l’environnement. Les conséquences ultérieures prirent la forme d’une famine et d’une chute démographique dramatique qui firent sombrer la population dans le cannibalisme. Les récits faits par les insulaires survivants de cette famine sont graphiquement confirmés par la prolifération de petites statues appelées moaï kavakana, qui montrent des individus affamés aux joues creuses et aux côtes saillantes. Le capitaine Cook, en 1774, décrivit les Pascuans comme des êtres petits, maigres, effarouchés et misérables. Le nombre de sites d’habitation sur les basses terres côtières, où se concentrait la majorité de la population, diminua de 70 % par rapport à son chiffre maximal atteint entre 1400-1600 et les années 1700, suggérant une diminution identique du nombre d’habitants. Pour remplacer leurs anciennes sources de viande sauvage, les Pascuans se tournèrent vers la source la plus abondante et qui jusqu’alors n’avait pas été exploitée : les humains, dont on vit apparaître fréquemment les os non seulement dans les cimetières mais aussi (brisés pour en extraire la moelle) sur les tas de détritus des Pascuans de la fin de la période. La tradition orale des insulaires est riche de récits hantés par le cannibalisme ; la pire injure que l’on pouvait lancer à un ennemi était : La chair de ta mère est coincée entre mes dents.

Les chefs et les prêtres de l’île de Pâques justifiaient leur statut aristocratique en prétendant qu’ils communiquaient avec les dieux et en promettant d’assurer la prospérité de l’île et des récoltes abondantes. Ils étayaient cette idéologie par une architecture monumentale et des cérémonies destinées à impressionner les masses et rendues possibles par des excédents de nourriture obtenus par le travail du peuple. À mesure que leurs promesses étaient discréditées, les chefs et les prêtres perdirent leur pouvoir et furent renversés vers 1680 par les chefs militaires, les matatoa. La société, autrefois complexe et unifiée, sombra dans des guerres civiles endémiques. Les pointes de lances d’obsidienne (appelées mata’a) datant de cette époque d’affrontements jonchaient encore le sol de l’île de Pâques à l’époque moderne. Les gens du peuple construisaient désormais leurs huttes sur la zone côtière, qui autrefois était réservée aux résidences (hare paenga) de l’aristocratie. Pour plus de sécurité, beaucoup d’habitants choisirent de vivre dans des grottes qui étaient agrandies et dont les entrées étaient en partie scellées pour former un tunnel étroit permettant de mieux se défendre. Des restes de nourriture, des aiguilles à coudre en os, des outils pour le travail du bois et pour la fabrication de l’étoffe végétale montrent clairement que les grottes ne servirent pas simplement de cachettes temporaires mais qu’elles furent occupées pendant une longue période.

L’échec, au crépuscule de la civilisation de l’île de Pâques, n’était pas seulement celui de l’ancienne idéologie politique mais aussi celui de l’ancienne religion, qui fut rejetée en même temps que le pouvoir des chefs. La tradition orale relate que le dernier ahu et les derniers moaï furent érigés vers 1620 et que Paro (le plus grand mégalithe) fut l’un des derniers. Les plantations des hautes terres dont la production contrôlée par l’aristocratie nourrissait les équipes travaillant aux statues furent progressivement abandonnées entre 1600 et 1680. Le fait que la taille des statues ait augmenté traduit non seulement les rivalités entre les chefs mais aussi les appels de plus en plus pressants lancés aux ancêtres dans une situation de crise environnementale croissante. Vers 1680, date de la révolte militaire, les clans cessèrent d’ériger des mégalithes pour renverser les statues de leurs rivaux en les faisant basculer en avant sur une dalle placée de telle manière que la statue se brisait. Ainsi, […] l’effondrement de la société pascuane suivit rapidement le moment où elle avait atteint un pic démographique, où la construction de monuments était intensive et où l’impact humain sur l’environnement était le plus marqué.

[…] L’isolement de l’île de Pâques en fait l’exemple le plus flagrant d’une société qui a contribué à sa propre destruction et surexploitant ses ressources. […] Nous avons seulement deux ensembles de facteurs pour expliquer l’effondrement de l’île de Pâques : l’impact humain sur l’environnement, en particulier la déforestation et la destruction de l’avifaune ; et les facteurs politiques, sociaux et religieux à l’origine de cet impact, comme l’impossibilité, en raison de l’isolement de l’île, d’avoir recours à l’émigration comme soupape de sécurité, la priorité donnée à la construction de statues pour les raisons que nous avons déjà évoquées et les rivalités entre les clans et les chefs qui menèrent à l’érection de statues toujours plus imposantes, exigeant donc toujours plus de bois, de corde et de nourriture.

Jared Diamond. Effondrement. Gallimard 2005

A l’arrivé des Chiliens, les Rapa Nui étaient moins de deux cents. Les derniers anciens capables de lire l’écriture kohau rongo rongo conservée sur vingt huit tablettes de bois sculptée mourront en esclavage au Pérou à la fin du XIX° siècle. Cette écriture est dite boustrophédon à inversion alternée, ou en sillon de bœuf, selon l’expression des missionnaires : elle se lit en commençant par le bas de l’inscription, et chaque fois que l’on passe d’une ligne à l’autre, il faut retourner la tablette, chaque ligne étant inscrite la tête en bas par rapport aux lignes voisines. Mais la signification ésotérique des mots n’a pu être retrouvée et le langage des tablettes de bois demeure inintelligible.

Ils avaient transmis une tradition orale et aujourd’hui, on peut encore entendre parler d’un culte de l’homme-oiseau, d’un roi Hotu Matu’a, venu coloniser l’île avec sept explorateurs d’un pays nommé Hiva vers l’an 300. En 2009, une théorie sur le peuplement du Pacifique sera validée par une autre étude concernant une bactérie : les langues austronésiennes – dont le Rapa Nui – ont toutes une origine taïwanaise ; il s’agit d’une colonisation dont les premières vagues remontent à ~ 3000 ans. Ce n’est pas exactement ce qu’en disait Pierre Loti en 1872 : Il est, au milieu du Grand Océan, dans une région où l’on ne passe jamais, une île mystérieuse et isolée. Aucune autre terre ne gît en son voisinage et, à plus de huit cents lieues de toutes parts, des immensités vides et mouvantes l’environnent.

[…] Mais, qu’ils soient des Polynésiens, ces gens-là, des Maoris, c’est incontestable. Devenus seulement un peu plus pâles que leurs ancêtres, à cause du climat nuageux, ils en ont gardé la belle stature, le beau visage très caractérisé, avec l’ovale un peu long et les grands yeux rapprochés l’un de l’autre. Ils ont conservé aussi plusieurs des coutumes de leurs frères de là-bas, et surtout ils en parlent le langage.

C’est même pour moi l’un des charmes imprévus de cette île, que la langue des Maoris y soit parlée, car j’ai commencé à l’étudier dans les livres des missionnaires, en prévision de notre arrivée prochaine à Tahiti la délicieuse, dont je rêvais depuis mon enfance. Et ici, pour la première fois de ma vie, je puis placer quelques uns de ces mots qui résonnent à mon oreille d’une façon encore si neuve et si mélodieusement barbare.

Pierre Loti. L’île de Pâques

statues que la nuit a construites et égrenées en cercles clos pour n’être vues que de la mer

Pablo Neruda

Les deux mille personnes qui parlent aujourd’hui le Rapa Nui tentent de lui redonner une nouvelle vie. L’île comptait 5 000 habitants en 2014.

Au commencement était le Verbe.  À la fin aussi. Les mots sont ce qui reste. Transmis de bouche à oreille, gravés dans le marbre, copiés sur un parchemin ou tapés sur un ordinateur, ils sont la clé de la compréhension. Ils font parler les morts, bavarder les vieilles pierres, les poteries, les fresques, les tissus. Sans eux, il n’existe au mieux que des hypothèses susurrées ; au pire, que le grand silence.

Le silence : sur l’île de Pâques, il s’impose quand le visiteur se retrouve figé devant les statues qui font la renommée de ce bout de terre émergé. Un silence respectueux, admiratif, devant ces géants plantés sur ce confetti perdu au milieu de l’océan Pacifique, à 4 000 kilomètres de Tahiti et presque autant de la côte chilienne. Un silence intrigué, pudique aussi, face à l’énigme que représentent ces idoles. Ils ont en commun de faire une moue ironique avec leurs lèvres. Ces bouches fermées se moquent-elles ainsi de ceux qui, désespérément, essayent de les faire causer ?

Il y a bien du bruit, et même du tumulte, tout autour. Il y a l’océan Pacifique, qui tambourine dans leur dos, écrasant ses déferlantes sur la roche volcanique, envoyant haut vers le ciel une écume qui retombe en une averse blanche. Il y a le vent, qui a fait des milliers de kilomètres au ras des flots sans rencontrer d’obstacle : les jours de grogne, il vient rugir sur le relief, point culminant à 500 mètres d’altitude. Il y a les voix de stentor des guides locaux qui passent en soudaine tempête, racontent on se demande quoi à la multinationale des shorts qui les accompagne, trois petites photos et puis s’en vont.

Mais ces vains décibels n’y font rien. C’est tout de même le silence qui domine à l’intérieur. Lui seul permet finalement de communiquer à travers les siècles avec les sculpteurs de ces monuments muets. Du moins l’écrivain Pierre Loti le croyait-il quand il fit escale ici, en 1872. Il raconte dans son journal comment il dessina ces statues, tandis que ses compagnons faisaient la sieste, avec le seul crissement de la mine sur la feuille. Peu à peu l’âme des anciens hommes pénètre la mienne. Il préférait appeler l’île de Pâques de son nom local, Rapa Nui, le trouvant plus conforme à la mélancolie qui le saisit durant son court séjour.

Alors, comme lui, on ne peut que rester sans voix devant les quinze géants de Tongariki, tous pareils et tous différents [l’ahu – autel de pierre – Tongariki est le plus important de l’île] ; devant les têtes majestueuses de Rano Raraku, formidables épingles plantées dans le flanc d’un volcan ; devant les lourds couvre-chefs rouges juchés en équilibre sur les vigies de Nau Nau, elles-mêmes posées sur le sable blanc de la plage d’Anakena. Même les sculptures profanées de Vinapu ou de Tepeu, renversées, têtes et corps misérablement éparpillés sur le sol, laissent bouche bée. Il y a l’idée de quelque chose de plus grand que nous, qui nous dépasse, nous écrase. Et pas seulement parce que ces témoins pétrifiés nous toisent parfois à plus de dix mètres de haut. Ceux qui les vénéraient pensaient que ces pierres sculptées enfermaient le mana, une force protectrice. Comment ne pas ressentir ce pouvoir, à contempler ces colosses ?

Les statues sont appelées ici moaïs.  Les archéologues en ont déjà retrouvé, excavé parfois, près de neuf cents sur une île d’à peine 160 kilomètres carrés. Ils sont en plus ou moins bon état. À la sortie d’Hanga Roa, la capitale insulaire – en fait un gros bourg ordonné autour de quelques hôtels, restaurants et boutiques de souvenirs -, un moaï a été entièrement restauré. On lui a remis son pukao, cette coiffe rouge où d’aucuns voient un chapeau et d’autres une chevelure ou un turban. On lui a surtout refait des yeux, iris blanc d’onyx et rétine noire d’obsidienne. Il ne manque que les peintures pour le rendre à son état originel. Juste à côté, dans le Musée d’anthropologie Sebastian-Englert, les objets exposés, notamment les magnifiques sculptures en bois et quelques fresques réchappées du pillage, indiquent une civilisation raffinée, structurée en castes.  

Les moaïs apparaissent souvent en série, hissés côte à côte sur d’imposants autels baptisés ahus. Ces derniers sont eux-mêmes au milieu de centres cérémoniels plus vastes encore. Ils sont dispersés sur toute l’île. Au détour d’une route ou d’un chemin, ces vestiges surgissent soudain, majoritairement sur la côte, plantés à l’aplomb d’une falaise ou nichés dans le pli d’une plage. Face à ces cathédrales à ciel ouvert, on se dit qu’une foi immense, de celles qui déplacent les montagnes, a poussé des hommes à charrier sur des kilomètres, sans roues ni animaux de trait, ces monstres pesant jusqu’à 80 tonnes.

On éprouve alors le même sentiment que l’ethnologue Alfred Métraux quand il séjourna ici, en 1934. Ce vertige du colossal dans un univers minuscule, chez des hommes aux ressources limitées, voilà tout le miracle de l’île de Pâques a écrit le Suisse à son retour d’expédition. Il venait percer les secrets d’une civilisation disparue. Il est arrivé, bardé de savoir, rompu à sa discipline, se refusant à la voie facile et paresseuse qui considérerait l’énigme pascuane comme insoluble. Il est reparti avec quelques réponses mais plus encore de questions. Il a eu l’humilité de le reconnaître. Il faut avoir le courage de déclarer que certains problèmes de l’île de Pâques ne sont qu’à moitié éclaircis et resteront peut-être à tout jamais indéchiffrables. (L’Ile de Pâques, Gallimard, 1941).

Après lui et jusqu’à aujourd’hui, bien des scientifiques se sont cassé les dents sur ces statues de basalte. Ils sont venus découvrir le comment et le pourquoi. Ils n’ont soutiré que des bribes de solutions, aussitôt contestées par un cher confrère. Les théories se succèdent, se chevauchent, se croisent, se heurtent. La communauté scientifique ne se retrouve finalement que pour écarter, de façon arbitraire d’ailleurs, l’hypothèse des restes d’une Atlantide du Pacifique ou celle d’un cadeau laissé par des extraterrestres… Pour le reste, c’est la foire d’empoigne.

La faute au silence donc, aux mots qui manquent cruellement dans cette quête scientifique. Les seuls écrits qui restent sont quelques tablettes couvertes de signes à ce jour impénétrables, le rongorongo. On ne sait même pas s’il s’agit d’un langage formé ou d’une simple méthode mnémotechnique. Les scribes qui se transmettaient de génération en génération sa connaissance ont disparu. Quand à la mémoire orale, elle s’est largement effacée tandis que s’étiolait la civilisation qui la portait.

La faute aussi aux premiers hôtes européens, qui manquèrent singulièrement de curiosité. Le premier, le Hollandais Jacob Roggeveen, baptisa cette île du jour où il la découvrit, à Pâques 1722. Il consigna l’existence de statues si particulières, mais ne trouva rien de mieux que de tirer sur ceux qui les avaient érigées. En 1770, l’Espagnol Felipe Gonzalez y Haedo jeta à son tour l’ancre dans ces parages, mais ne fut guère plus curieux. En 1774, puis en 1786, l’Anglais Cook et le Français La Pérouse, accompagnés de scientifiques, se montrèrent plus intéressés, décrivirent le contraste entre la noblesse des moaïs et la rusticité des bons sauvages qui vivaient à leur pied, mais ne s’attardèrent pas assez pour percer ce mystère.

À l’exception du premier  d’entre eux,  le Frère Eyraud, les missionnaires mirent ensuite plus d’allant à éradiquer les vieilles croyances qu’à les enregistrer. Quant aux colonisateurs, français, anglais, espagnols et, plus tard, chiliens, quand l’île fut annexée en 1888, ils étaient aventuriers davantage qu’érudits. Ils ne voyaient dans les Pascuans qu’une bande de voleurs, avec accessoirement des propensions à l’anthropophagie.

Quand les premiers scientifiques s’intéressèrent enfin aux moaïs, ces derniers avaient été méthodiquement saccagés, jetés à terre. Les ahus étaient également dévastés. Pourquoi un tel sacrilège ? S’agissait-il, lors de conflits tribaux, de punir le vaincu et de briser ainsi son mana ? Ce blasphème n’est-il pas plutôt lié à l’arrivée d’un culte de substitution, celui de l’homme-oiseau et du dieu Make Make ? Ces deux figures sont omniprésentes sur les pétroglyphes de l’île. On en connaît parfaitement le rituel car il se déroulait encore au milieu du XIX° siècle. Tous les ans, une importante cérémonie se tenait à Orongo. [le frère Eugène Eyraud en  1864 aura été le seul témoin occidental de ce Tangata Manu, en l’honneur du dieu Maké-Maké, créateur de l’Univers – un triathlon avant l’heure –  disparue à la fin du XIX°  siècle : une dizaine d’hopu (serviteurs), athlètes doublés de guerriers désignés par chaque chef de tribu, se lançaient dans les 300 mètres de la falaise d’Orongo sur des troncs de palmiers et de totora (paille) tressée, nageaient jusqu’à l’îlot principal au mépris des requins, rapportaient au roi et aux chefs de tribus réunis au sommet de la falaise le premier œuf de manutara (la sterne fuligineuse). [Un œuf sacré pour les anciens habitants de l’île, originaires de l’archipel des Gambier, en Polynésie. ndlr]

Au bord de la mer, sur les lèvres du volcan Rano Kau, gardé par des rangers, il reste les maisons de pierre qui abritaient ce culte. Était-il complémentaire ou a-t-il remplacé celui des moaïs ? De quoi ajouter une épaisseur aux mystères de l’île.

D’où venaient les premiers habitants ? Un consensus semble s’établir pour en faire des Polynésiens ayant voyagé sans doute depuis l’archipel des Marquises ou de l’île de Mangareva. Les similitudes linguistiques et culturelles plaidaient depuis longtemps en ce sens. Les études ADN ont depuis conforté cette thèse. Un roi déchu, Hotu Matua, se serait réfugié là avec quelques partisans et aurait jeté dans ce huis clos au milieu de l’océan les bases d’une nouvelle civilisation. D’autres scientifiques n’excluent pas un peuplement ou au moins une influence inca, pensant retrouver dans certaines réminiscences, comme la culture de la patate douce, dans l’architecture des ahus et dans la démesure des moaïs, l’influence de cet empire. Mêmes débats orageux pour situer l’arrivée de ces primo-habitants. Les hypothèses s’échelonnent entre le début de notre ère et l’an 1000. Mais une récente étude menée par deux anthropologues américains, Terry Hunt et Carl Lipo, relance l’idée d’une installation plus tardive, vers 1200.

Les statues provenaient de la même carrière, sur le flanc du volcan Rano Raraku. Sur place, il reste plusieurs centaines de moaïs qui n’ont pu être transportés. Certains sont encore incrustés dans la roche, comme ce géant allongé de 21 mètres qui n’attendait qu’un dernier coup de burin pour être libéré. Le chantier de Rano Raraku semble avoir été brutalement abandonné, sans explication. Autre casse-tête : comment étaient transportées et dressées de telles masses ? Sur place, dans le Musée Sebastian-Englert, un panneau montre, non sans ironie, les multiples expériences conduites par différentes équipes contemporaines, sans arracher de convictions définitives. La dernière tentative a deux ans : en 2012, Lipo et Hunt ont ingénieusement réussi à faire avancer pendant cent mètres une réplique placée en position verticale, la faisant se dandiner par un complexe mouvement de cordes. Il reprenait ainsi une croyance locale qui voulait que les moaïs marchent seuls. Mais cette possibilité est déjà contrebattue.

La controverse la plus acharnée  concerne la fin de la civilisation Rapa Nui. À la fin du XIX° siècle, il ne restait plus qu’une poignée d’habitants, totalement acculturés. Comment la civilisation pascuane a-t-elle disparu ? Une première hypothèse évoque des guerres tribales qui auraient décimé la population. Elle s’appuie sur des légendes qui décrivent les affrontements sans merci que se livraient les clans. Un conte évoque ainsi l’extermination des longues oreilles par les courtes oreilles. Il pourrait s’agir d’une révolte des castes inférieures contre l’aristocratie, dont les membres se reconnaissaient à leurs lobes étirés par de larges bijoux. D’autres chercheurs attribuent la responsabilité du déclin à l’arrivée des Occidentaux. Les premiers navigateurs auraient apporté avec eux des maladies qui auraient anéanti une population qui n’était pas prémunie. Un fait est avéré : au milieu du XIX° siècle, des trafiquants emmenèrent de force près d’un millier d’hommes. Ils furent réduits en esclavage dans des chantiers où se ramassait le guano, utilisé ensuite comme fertilisant. Après l’intervention des autorités religieuses, une centaine de survivants furent ramenés sur leur île, porteurs de la petite vérole qui contamina ensuite ceux qui étaient restés.

Une autre théorie a été avancée par l’Américain Jared Diamond. Elle part d’un constat des premiers navigateurs qui abordèrent ici : l’île était dépourvue d’arbres. Or des pollens ont été retrouvés en creusant le sol, attestant la présence de forêts dans le passé. Le biologiste envisage donc que les habitants de Rapa Nui aient dilapidé le bois. La disparition de la ressource écologique aurait eu des conséquences dévastatrices. Jared Diamond a popularisé cette explication dans un livre paru en 2005 : Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie (Gallimard/Essais). C’est peu dire que cette hypothèse d’une autodestruction environnementale a suscité le débat. Des chercheurs préfèrent penser que la forêt a disparu en raison d’une sécheresse particulièrement sévère, conséquence d’un phénomène climatique bien connu dans la région et lié aux caprices du courant El Niño. D’autres envisagent que la disparition des arbres soit liée à une infestation de rats.

Ces débats sur l’île de Pâques ne sont pas sans résonance avec d’autres questionnements sur la planète. Comme si Rapa Nui, monde au sein du monde, microcosme vivant en huis clos, devenait le réceptacle de nos interrogations et de nos hantises.

Heureusement, le touriste a sur le scientifique l’avantage de ne pas avoir de doutes existentiels. Il n’est pas là pour répondre aux questions, pas même pour s’en poser d’ailleurs. Il revendique la facilité et la paresse qu’abhorrait Alfred Métraux. Le mystère, les grands vides de la connaissance ne gâchent rien de son plaisir, bien au contraire. Ils ajoutent une aura, quelque chose d’intimidant, à la beauté brute de ces statues. Rapa Nui attire aussi pour ce silence obstiné des pierres.

Benoît Hopquin. Le Monde du 1° novembre 2014

Dans les années 2010, on aura les éléments pour savoir que peu après 1650, une catastrophe climatique probablement conjuguée aux guerres tribales et à la prolifération des rats avait totalement anéanti la végétation.

En 2018, Nicolas Cauwe, conservateur de la section Océanie des musées royaux d’Art et d’Histoire de Bruxelles et commissaire scientifique d’une exposition sur l’île de Pâques à Toulouse en 2018, viendra décocher quelques flèches à la thèse de Jared Diamond, en affirmant d’abord que l’on a fait erreur en s’inquiétant du mode de transport de ces statues, car ce ne sont pas les statues qui ont été transportées mais les blocs  dans lesquelles elle devaient être sculptées : Léonard de Vinci ne sculptait pas le marbre de Carrare à Carrare ! Et il est beaucoup plus facile de transporter un bloc géométrique qu’une statue fragile. Le volume de bois nécessaire au transport de ces blocs n’a pas été suffisamment important pour générer à lui seul le déboisement de l’île. Catherine Orliac, directrice de recherche au CNRS et commissaire scientifique d’une exposition à Rodez assure que les petites statues appelées moaï kavakana, qui montrent des individus soit disant affamés aux joues creuses et aux côtes saillantes, ne représentent pas des gens affamés, mais des vieillards. L’anthropologue américain Carl Lipo assure quant à lui que flèches et pointes de lance sont en fait des outils domestiques. Aucune famine n’aurait été avérée sur l’île de Pâques : les analyses de squelettes d’anciens habitants  par Caroline Polet, de l’Institut royal des sciences naturelles de Belgique n’ont révélé aucune trace de disette.

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Un article publié dans la revue scientifique Nature le mercredi 11 septembre 2024 apporte une preuve de la probable erreur des récits précédents.

Anna-Sapfo Malaspinas, spécialiste de génétique des populations à l’université de Lausanne, a analysé les génomes de quinze individus dont les restes se trouvaient dans les collections du musée de l’Homme à Paris. On a prouvé qu’ils avaient une origine génétique rapanui [donc de l’île de Pâques, ndlr], explique-t-elle. L’équipe de scientifiques estime qu’ils ont vécu au XVIIIe siècle ou au XIXe siècle, soit après l’effondrement décrit par certains auteurs.

L’analyse génétique démontre que ces personnes n’étaient pas des parents proches. Mais les techniques informatiques récentes permettent de tirer davantage de conclusions de ces quinze génomes. Nous avons voulu creuser deux questions. Est-ce que Rapa Nui a connu un effondrement de sa population dans les années 1600 ? Et à quand remontent les premiers contacts entre l’île et le continent américain ? éclaire Anna-Sapfo Malaspinas. Si le génome de deux êtres humains est largement similaire, il existe tout de même des petites différences. Celles-ci peuvent dire beaucoup. On sait que Rapa Nui a été peuplée autour de 1200. Nous avons donc simulé par ordinateur comment la diversité génétique de ses habitants aurait évolué si la population s’était développée avant de s’effondrer. Clairement, nos résultats ne sont pas compatibles avec ce scénario, détaille la chercheuse.

Evelyne Heyer, spécialiste d’anthropologie génétique et coautrice de l’étude, avance une deuxième explication. Si la population de l’île s’était effondrée à un moment, alors nos quinze individus auraient un grand nombre d’ancêtres génétiques communs, relativement récents. Mais ce n’est pas ce qu’on observe, complète-t-elle. Concrètement, si le nombre d’habitants avait diminué drastiquement au XVIIe siècle, alors les descendants seraient tous plus ou moins cousins. La diversité génétique des quinze échantillons ne plaide donc pas pour un tel scénario.

Des thèses différentes se sont opposées sur l’histoire de Rapa Nui (ce qui signifie la grande Rapa), car le site est exceptionnel. Pourquoi cette île auparavant boisée n’a désormais plus un arbre sur le caillou ? Comment ses fameuses et grandioses statues ont-elles été érigées ? L’idée d’une civilisation florissante qui se serait effondrée après avoir épuisé son environnement s’est peu à peu imposée. Ce récit envisage un pic démographique à 15 000 voire 20 000 personnes en 1600, avant de redescendre à quelques milliers. Nos résultats ne donnent pas la taille de la population à un instant donné. Par contre, ils ne sont pas compatibles avec l’idée d’une chute subite du nombre d’habitants. Un tel événement diminuerait aussi la diversité génétique au sein d’une population, avance Anna-Sapfo Malaspinas.

Des travaux précédents avaient déjà affaibli la thèse de l’effondrement. En juin, dans la revue Science Advance, une équipe d’archéologues s’est servie d’une intelligence artificielle pour retracer les zones cultivées de Rapa Nui. Selon ses résultats, sur 164 km² de terrain, seul 0,76 km² était probablement cultivé. De quoi nourrir trois à quatre mille personnes, pas plus. Soit la population de l’île quand les Européens l’ont découverte au XVIIIe siècle. Cela ne signifie pas que la présence humaine n’a pas modifié, et probablement dégradé, la biodiversité de Rapa Nui. Comme toutes les implantations humaines partout dans le monde. Mais l’idée selon laquelle cette population n’a pas su gérer son environnement au point de disparaître est une vision un peu coloniale des choses, souffle Anna-Sapfo Malaspinas.

Le peuple Rapa Nui, issu des populations polynésiennes, savait parfaitement s’implanter sur des îles. La disparition des arbres est probablement liée à l’activité humaine, mais aussi à l’influence d’une alternance de phénomène climatique el Niño et la Niña. La chute du nombre de Rapa Nuis est bien arrivée, mais plus tard, aux XVIIIe et XIXe siècles, lors de la rencontre avec les Occidentaux et leur lot de maladies et d’esclavagisme. Aujourd’hui, ils constituent environ la moitié des quelque 7 000 habitants de l’île, désormais sous administration chilienne.

Autre sujet d’investigation de l’équipe de scientifiques : à quand remontent les premiers contacts avec les peuples amérindiens, à 3 500 kilomètres de là ? Ils sont beaucoup plus anciens, Anna-Sapfo Malaspinas et son équipe le démontrent. Là encore, tout est question de proximité génétique. Vous héritez la moitié de votre génome de vos parents, le quart de vos grands-parents, le huitième de vos arrière-grands-parents, rappelle Evelyne Heyer. En suivant cette logique, les chercheurs ont mis en évidence des traces de génome amérindien chez les quinze individus analysés remontant à 15 voire 17 générations. Soit aux alentours de 1200 -1300, peu de temps après l’installation des Polynésiens sur Rapa Nui. Ce résultat n’a pas surpris les intéressés. Anna-Sapfo Malaspinas est entrée en contact avec des représentants de la communauté sur place. Quand on leur a présenté le résultat, ils m’ont juste dit qu’ils le savaient déjà, sourit-elle.

Olivier Monod              Libération du 13 09 2024

Circuit Chili: Rapa Nui, Île de Pâques classique

Ecologie : "nous sommes l'île de Pâques" - Ernest Mag

Voyage Ile de Pâques – Voyageurs du Monde

printemps 1722 

Reprise de la peste à Marseille, mais moins virulente qu’en 1720 : elle ne tue « que » 10 % de la population.

1722  

Début de la construction du Palais Bourbon. Une révolte des Afghans leur fait envahir l’Iran : Ispahan ne s’en relèvera pas : Pierre Loti parle d’une population de sept cent mille habitants qui se serait alors réduite à soixante milliers à peine.

23 07 1723

Un hôtel particulier au 57, Rue de Varenne, est bâti sur ordre de Christian-Louis de Montmorency-Luxembourg, prince de Tingry, qui le commande en 1722 à l’architecte Jean Courtonne, sur un terrain acheté en 1719. Les travaux se révélant plus coûteux que prévu, le prince de Tingry vend l’hôtel en voie d’achèvement à Jacques III Goyon de Matignon. Lors de l’acquisition, le nouveau propriétaire retire le marché de travaux à Courtonne, soupçonné d’indélicatesse, mais lui conserve la fonction d’architecte jusque dans les premiers mois de 1724. Lorsque Courtonne est en définitive supplanté comme architecte par Antoine Mazin, le gros-œuvre et la décoration extérieure sont achevés et la décoration intérieure est en cours d’achèvement. Mazin se borne à réaliser le portail, dont Courtonne se plaignit d’ailleurs au motif que son couronnement est trop semblable à celui de l’hôtel.

L’État l’achètera en 1922, puis en fera le siège de la présidence du Conseil, sous les III° et IV° républiques, puis du premier ministre à partir de la V° République.

25 12 1723 

Johann Sebastian Bach, 38 ans, passe son premier Noël à Leipzig. Il a passé six ans à la cour de Köthen, gagnée à la cause calviniste qui interdit tout musique religieuse, d’où les très nombreuses créations de suites pour orchestre, sonates et partitas pour violon, suites pour violoncelle, beaucoup de musique de chambre et, cerises sur le gâteau, les Concertos brandebourgeois, le Clavecin bien tempéré, concertos pour violon ou pour clavecin, les suites anglaises et françaises pour clavier, les trente inventions et sinfoniae pour clavier. Cette extraordinaire créativité va être cassée par le mariage du prince Léopold avec une femme… qui n’aimait pas la musique. Il lui faut partir. À Leipzig, il devient le Cantor de l’Église Saint Thomas, principal poste musical de la ville qui, consistait à assurer l’enseignement musical et le latin à une soixantaine d’élèves. Pour ce Noël, il fait entendre dans les deux principales églises de la ville, Saint Thomas et Saint Nicolas la cantate Christen ätzet diesen Tag – Chrétiens, gravez ce jour – BMV 63 et l’après-midi, aux vêpres, le Magnificat BMV 243 A.

Formant probablement le vœu que son génie passe à ses enfants, il en aura vingt, de deux épouses, dont dix deviendront adultes. Il faut deux enfants pour faire un homme, dira plus tard  de ce temps Fernand Braudel. D’aucuns le nommeront le cinquième Évangéliste.

17 01 1724  

La Sarah, un navire irlandais chargé de laine et de beurre, fait naufrage sur l’îlot de Kilaourou, relié à l’île de Sein à marée basse.

De la laine ! C’était un objet de première nécessité. Du beurre ! Certes à cette époque beaucoup d’îliens ne le connaissaient que par ouï-dire, car ils étaient trop pauvres pour acheter une vache. Aussi quelle aubaine ! Aussitôt le naufrage connu, presque tous les habitants, environ 350 personnes, tant hommes que femmes et enfants d’aller à la côte, recteur en tête. Pendant que Joachim-René Le Gallo s’occupait à secourir les quatre survivants du naufrage et à recueillir les corps du capitaine (…) et d’un prêtre irlandais (…) qui se trouvait à bord, le navire fut pillé. (…) Joachim-René Le Gallo essaya bien d’intervenir. Il se posta à Beg-ar-C’halé, langue étroite de terre, qui relie l’îlot de Kilaourou au bourg, pour arrêter les pillards et les empêcher de receler dans leurs masures les objets dérobés. (…) Bientôt les plus hardis accourent et forcent le digne recteur de leur céder la place (…). Le pillage se fit alors sans contrainte (…) et se continua les jours suivants avec une telle sauvagerie que l’Amirauté (…) dépêcha un gent pour enquêter.

Hyacinthe Le Carguet

09 1724

Sous le pseudonyme de Capitaine Richard Johnson, Daniel Defoe publie General History of the Robberies and Murders of the most notorious Pyrates. Énorme succès de librairie qui amène des rééditions, il y en aura une centaine en tout, et une simplification du titre en 1726 : The History of the most notorious pyrates. Il y est question, entre autre, d’une sorte d’État idéal, fondé vers 1685 proche de la baie de Diego Suarez à Madagascar par un certain Misson associé à un curé défroqué, Carracioli, avant-garde d’un socialisme anarchisant qu’il nomme Libertalia.

La réalité est beaucoup plus cruelle et la situation des derniers forbans abandonnés à Madagascar est catastrophique : Il ne reste plus sur l’île de Madagascar qu’une quarantaine de ces malheureux dégradés sans vaisseau, qui implorent leur amnistie ne pouvant se soutenir et y périssent de misère, quoiqu’ils aient quantité de diamants, qui ne leur servent à rien pour se procurer le nécessaire à la vie, n’ayant par ailleurs une obole de comptant. Ils y étaient encore une soixantaine au commencement de cette année mais dix-huit ou vingt se détachèrent dans une barque d’environ vingt-cinq tonneaux et vinrent par ici demander leur amnistie et celle des autres restés après eux à Madagascar. Pendant que la plus considérable partie de leurs confrères étaient ici à terre, ceux restant à bord assassinèrent à dix heures du soir leur propre capitaine, nommé John Cleyton, anglais, d’un coup de pistolet chargé de trois balles tirées par derrière, et si à bout touchant que la bourre mit le feu à sa chemise. Et tout de suite enlevèrent la barque, après néanmoins avoir jeté dans leur petite pirogue, cinq d’entre eux tout hachés de blessures qu’ils avaient reçues, en voulant venger leur capitaine. Lesquels tout blessés qu’ils étaient se sauvèrent à terre, et depuis nous n’avons plus entendu parler de ce qu’ils sont devenus. Ceux qui étaient à terre et ceux qui se sauvèrent sont depuis demeurés fort à charge à la colonie, où leurs diamants ne sont pas marchandises courantes quoiqu’ils en aient des quantités assez considérables. Je fais passer en France sur le vaisseau de la Compagnie, le Royal-Philippe, presque tous ces misérables avec leur inique butin, délestant de bon cœur une telle vermine sur une colonie qui a des objets plus utiles à l’État

[…] La plus grande partie a été massacrée et empoisonnée par les Noirs, ou par eux-mêmes. Ce sont les plus misérables d’entre eux qui sont restés sur l’île, du nombre desquels est le nommé la Buse, qui a été un de leurs capitaines, qui après avoir dissipé ou perdu l’indigne fruit de sa piraterie, a répondu à ceux qui l’escortaient de profiter de l’impunité qui lui était offerte. […] Mais le reste de la population par les exactions qu’ils commirent, pour se procurer des esclaves et des femmes, ne les supportèrent que difficilement, profitant du moindre trouble pour les éliminer physiquement ou, plus subtilement, en les empoisonnant petit à petit. […] Ils demeurent éloignés les uns des autres sans aucune union. Ils tiennent cette côte d’Ambanivoulle depuis le 13°degré 40′ où est la grande pointe qui, avec des récifs, forme un espèce de fort nommé Anglebay, jusqu’à la rivière de Manangharre, peu distante de la baie d’Antongil, c’est par le travers de cette côte qu’est située l’île de Sainte-Marie, qui a dans une petite baie un bon port quoiqu’un peu gâté par des navires coulés avec leur entière cargaison. Ce n’est point sur cette île que les forbans se sont retirés, comme on l’a cru, mais demeurent seulement sur un des îlots qui le ferme. Un mulâtre y vit retranché avec des palissades où il a monté quelques pièces de canon, ainsi que le font en leur particulier chacun de ces brigands, devenus habitants de ces îles, étant obligés de se tenir en garde les uns contre les autres. Ils engagent à venir demeurer avec eux, et à prendre leurs défenses, les Noirs des environs où ils font leurs établissements. Lesquels leur sont affectionnés tant qu’ils peuvent espérer d’eux quelques avantages, et les massacrent et empoisonnent lorsqu’ils n’en peuvent plus rien tirer. Ils gardent cependant et estiment beaucoup leurs enfants mulâtres, venus de l’alliance de ces forbans avec les femmes du pays. Plusieurs sont maîtres de pareils établissements et ont beaucoup d’autorité parmi les Noirs qui les mettent volontiers à leur têtes, lorsqu’ils vont à la guerre. Presque tous ces mulâtres, lorsqu’ils ont trouvé l’occasion, ont suivi les traces de leurs pères et ont fait la course.

Desforges Boucher, gouverneur de Bourbon. Courrier à Louis XV

1724

Dans les années 1960, Fernand Braudel a entrepris une véritable exploration des bibliothèques qui ceinturent la Méditerranée : il prend son temps pour aller au terme de son entreprise : ce sera La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II. Son talent, son opiniâtreté, sa rigueur viendront mettre à mal des erreurs grossières d’interprétation de texte commises par des historiens partisans de la lecture rapide : Je pris connaissance d’une étude de Hans Hochholzer, poursuivie à son habitude entre histoire et géographie et consacrée à la Sicile. Il versait au débat une statistique rétrospective, retrouvée dans les archives de Vienne, datant de 1724, du bref instant où l’Autriche posséda l’île. Il s’y agissait d’entrées de blé à Messine ; le mouvement, amorcé en 1592, culminait en 1640, puis décroissait pour rejoindre le quasi-néant, en 1724. Le document réglait le problème : si la Sicile importait des céréales, avec régularité depuis la fin du XVI° siècle, elle avait cessé d’être le grenier de la Méditerranée occidentale. Or les documents siciliens – j’en eu la preuve grâce à la publication, en 1951, du Catalogue de Simancas consacré à la série Sicilia – indiquaient le contraire. Une étude de ces documents pour le XVII° siècle, donnait des résultats catégoriques : la Sicile a continué au XVII° siècle à exporter du blé. Une seule solution alors, voir, et de près, le document-clef de Vienne. Sa photographie m’a réservé une amère surprise. L’interprétation de cette liste de chiffres repose sur une série peu croyable de quiproquos extraordinaires : le mot introyte qui veut dire revenus, entrées d’argent, ici droits de douane, a été compris comme s’appliquant à des denrées de marchandise ; le mot de grani (qui, ici, désigne une sous-division monétaire du taro) a été traduit par céréales et du blé se trouve ainsi entrer à Messine, alors qu’il s’agit bel et bien de sorties et de soies, brutes ou blanchies. Le fac-similé du document l’établit dès les premières lignes.

20 01 1725

Un navire hollandais de la VOIC, sur le retour pour l’Angleterre mouille au large de l’île d’Ascension, à la latitude de Recife, au Brésil, de Luanda, en Afrique, plein sud de Conakry, île volcanique de 91 km², avec un sommet à 859 m. : Avons jeté l’ancre au nord-ouest de l’île d’Ascension. Il y a là une plage de sable fin. Nous avons envoyé une chaloupe pour attraper des tortues. El est revenue avec deux tortues au matin. Nous avons aussi trouvé une tente [l’île ne sera peuplée, par les Anglais, qu’à partir de 1815 : ils craignaient que Napoléon, détenu à St Hélène, pas bien loin, ne l’utilise lors d’une évasion], des livres et des pages où un homme écrit qu’il a été laissé là, accusé de sodomie, par un navire hollandais au mois de mai dernier. Nous ne l’avons pas trouvé. Il a du mourir de soif.

Le commandant

Si Dieu, en son infinie bonté, ne m’aide pas, je vais mourir. J’espère que cette punition en ce bas monde suffira pour le crime odieux que j’ai commis, avoir usé de mon semblable pour m’adonner à la luxure, alors que le Tout Puissant créateur ordonne que ce soit avec l’autre sexe.

[…]  Je pense souvent que je suis possédé par les choses que je veux vraiment, quand je les cherche, je ne trouve que leur ombre. Mes chaussures tombent en morceaux, les pierres me coupent les pieds, j’ai peur de tomber et de casser mes seaux dont je peux pas me passer. Le treize, je suis parti chercher du bois, mais je n’en ai pas trouvé, à part quelques mauvaises herbes, un peu comme du bouleau. Je les ai rapportées à ma tente, je les ai fait bouillir avec du riz pour mon dîner.

[…] Le huitième jour au matin, j’ai redescendu mon drapeau et l’ai installé sur une colline de l’autre côté de l’île. En chemin j’ai trouvé une tortue, je l’ai tuée avec la crosse de mon mousquet. Je suis retourné à ma tente et je m’y suis assis, épuisé.

[…] Du premier au quatrième jour de juin, inutile d’écrire combien de fois mes yeux ont scruté l’océan à la recherche d’un navire, comment chaque petit point dans le ciel m’apparaissait comme une voile, je le fixais jusqu’à l’éblouissement et alors il disparaissait. Quand j’ai été abandonné sur l’île, le capitaine m’a dit qu’en cette période de l’année une voie de navigation passe par ici, c’est pourquoi je regarde avec beaucoup d’attention.

Leendert Hasenbosch, possible nom du naufragé condamné. Ce journal aurait été commencé le 5 mai 1724, et abandonné le 14 octobre suivant.

Le commandant du navire qui l’avait trouvé le remettra à un éditeur qui le publiera en 1726 sous le titre Puni pour sodomie, avec un succès certain qui appellera d’autres éditions… au contenu et au titre différent. Puis l’original disparaîtra… Une histoire qui suscite la perplexité…. Vrai ? Faux ? On peut trouver curieux qu’un matelot hollandais soit lettré – il écrit même plutôt bien -, que le commandant ait eu la délicatesse de lui fournir de quoi écrire. De quel stock d’eau douce disposait-il au départ ? on ne peut pas boire de l’eau de mer pendant cinq mois ! Il y a bien là un faisceau de faits qui laissent croire qu’il s’agit tout simplement d’un faux. Mais ce ne serait pas le premier, on avait déjà eu, quelques siècles plus tôt, le donation de Constantin… pour ne citer que le plus célèbre.

28 01 1725

Pierre le Grand, tzar de toutes les Russies meurt à 53 ans, laissant un testament de stratégie géopolitique où le cynisme tient très largement sa place :

Entretenir la nation russienne dans un état de guerre perpétuelle, pour tenir le soldat aguerri et toujours en haleine, ne le laisser reposer que pour améliorer les finances de l’État. Faire ainsi servir la paix à la guerre, et la guerre à la paix, dans l’intérêt de l’agrandissement et de la prospérité croissante de la Russie. Pendre part en toute occasion aux affaire et démêlés quelconques de l’Europe, et surtout à ceux de l’Allemagne, qui, plus rapprochée, intéresse plus directement. Diviser la Pologne… morceler le pays… Prendre le plus qu’on pourra à la Suède, et pour cela, l’isoler. Rechercher de préférence l’alliance avec l’Angleterre pour le commerce. Approcher le plus possible de Constantinople et des Indes. Une fois là, on pourra se passer de l’or de l’Angleterre. S’attacher et réunir autour de soi tous les Grecs désunis ou schismatiques. Établir d’avance une prédominance universelle par une sorte de royauté ou de suprématie sacerdotale. La Suède démembrée, la Perse vaincue, la Pologne subjuguée, la Turquie conquise, nos armées réunies, la Mer Noire et la Baltique gardées par nos vaisseaux, il faut alors proposer séparément et très secrètement, d’abord à la cour de Versailles, puis à celle de Vienne, de partager avec elle l’empire de l’univers. Si l’une d’elle accepte, ce qui est immanquable…. se servir d’elle pour écraser l’autre puis écraser à son tour celle qui demeurera, en engageant avec elle une lutte qui ne saurait être douteuse. Ainsi peut et doit être subjuguée l’Europe ! 

 5 9 1725 

Louis XV épouse Marie Leszczyska, de cinq ans son aînée. Faute de nous avoir laissé d’impérissables souvenirs, elle nous laissa un bien bon plaisir périssable, fait d’une pâte feuilletée garnie de ris de veau, poulet, champignons, quenelles de veau, le tout dans une sauce béchamel : la bouchée à la reine. Cet talent de gourmet, elle le tenait de son père Stanislas qui avait un jour demandé à son cuisinier Stohrer d’ajouter du vin de Malaga à son kouglof rassis ; le rhum avait remplacé ensuite le vin de Malaga, et, comme Stanislas lisait en ce temps-là Les Mille et une nuits, il avait nommé la pâtisserie Ali Baba au rhum, simplifiée par la suite en Baba au rhum. Marie avait emmené Stohrer à Versailles, Baba au rhum inclus. Il devint vite le gâteau préféré des Napolitains, ex-aequo avec le sfoglietta. Mais Stanislas n’en restera pas là : quand on est gourmand, on s’entoure de gens compétents et cette compétence n’est pas le monopole du chef cuisinier, lequel, un soir de 1755, s’engueula  avec son intendant, rendit son tablier et partit avec le dessert. Catastrophe : que va-t-on servir au dessert ?  C’était sans compter avec Madeleine Paulmier, en temps normal servante de la marquise Perrotin de Baumont, recommandée à Stanislas, qui sauva la catastrophe en gestation en confectionnant un petit gâteau selon la recette de sa grand’mère, moulé dans une coquille Saint Jacques. Les invités du duc avaient apprécié et il donna le nom de la futée servante à ce gâteau, dont Marcel Proust ne sera pas le seul à se souvenir.

Autre hobby, mais où le talent eut toujours le plus grand mal à paraître… la peinture,  qui resta dans le très conformiste registre de portraits de saints… à oublier au plus vite.

Pourtant, son bagage n’était pas que culinaire et de peinture : fort cultivée et intelligente, la belle parlait six langues – les Polonais sont très doués en langues – polonais, français, allemand, anglais, italien et latin ; elle dansait aussi, et chantait, jouait du clavecin, de la guitare et de la vielle ; elle avait de très bonnes connaissances philosophiques et du flair :  – c’est une sotte chose que d’être reine, on nous dépouillera bientôt de cette incommodité –, mais voilà, elle avait voulu se mêler des affaires du royaume en prenant ouvertement parti auprès du roi en faveur du régent, le duc d’Orléans, contre le cardinal de Fleury, précepteur du roi, lequel se sentira offensé de cette initiative et la tiendra désormais soigneusement à l’écart des affaires du royaume…, la priant de se contenter de faire de nombreux enfants… Elle s’exécuta et en fit dix, les dix ans pendant lesquels son jeune mari fut très amoureux, après quoi il prit pour maîtresse officielle madame de Pompadour, dont Marie dût s’accommoder. Ah ! si elle avait écouté son père qui, la veille de son mariage lui écrivait : Vous devenez reine de France. À la cour, il y a des gens que l’on hait et que l’on aime, sans savoir pourquoi. Envers les premiers, c’est une injustice, envers les autres, c’est une faiblesse… N’essayez point de percer les voiles qui couvrent les secrets de l’État. L’autorité ne veut point de compagne.

Stanislas I° Leszczinski, duc de Lorraine, ex roi de Pologne

1727

Francisco de Mello Palheta introduit la culture du café au Para, dans le nord du  Brésil. Aventure sans lendemain. On recommencera 30 ans plus tard dans la vallée du Paraiba do sul, dans la capitainerie de Rio, mais le café antillais suffisait à satisfaire la demande européenne.

25 05 1728  

Le transport du vin de Champagne est autorisé en paniers de cinquante ou de cent bouteilles. Les premières maisons de négoce peuvent apparaître : Ruinart en 1729, Chanoine Frères en 1730, Fourneaux en 1734, [le futur Taittinger], Moët en 1743 etc…

31 07 1728   

Montesquieu parcourt le Tyrol : dans ce Trentin Haut-Adige, site entre autres des Dolomites, un parcours sur lequel aujourd’hui s’extasient par milliers les touristes, le plaisir qu’il prend est bien maigre, faisant la part belle à la répulsion qu’il éprouve presque constamment. Il faudra encore quelques décennies pour que l’homme se mette à apprivoiser la montagne.

Le 31 juillet, à six heures de France, je partis de Trente. Je ne restai en chemin ni pour manger, ni pour dormir et j’arrivai à Innsbruck le lendemain à onze heures du matin. J’avais mis à Trente un avant-train à ma chaise pour trois pistoles d’Espagne.  Tout ce que j’ai vu du Tyrol de Trente  jusqu’à Innsbruck m’a paru un très mauvais pays. Nous avons toujours été entre deux montagnes, et ce qu’il y a de surprenant, c’est qu’après avoir presque crevé de chaud à Mantoue, il m’a fallu souffrir un froid très vif dans ces montagnes du Tyrol, quoique j’eusse des habits bons pour l’hiver, et cela le premier jour d’août.

On arrive de Trente à Bolzano, toujours entre deux montagnes, suivant l’Adige, qu’on ne perd jamais depuis Vérone. À Bolzano, l’on quitte l’Adige, qui reste à gauche et l’on suit sur l’Eisack. Il y a 7 lieues d’Allemagne (ou 35 milles d’Italie) de Trente à Bolzano. De Bolzano, suivant l’Eisack, on arrive au Grand  Brenner.

Le Brenner est une haute montagne, d’où sortent deux rivières : l’Eisack, qui va dans l’Adige à un mille d’Italie, et le Ultz, qui va de l’autre côté, à Innsbruck, et se jette dans l’Inn. Il n’y a pas plus de deux cents pas d’une source à l’autre. Ce sont plutôt deux torrents que deux rivières. C’est comme un toit à deux égouts. La carte de Delisle marque mal ou ne marque point du tout la source de ces deux torrents. Les sources y paraissent très éloignées, ce qui n’est point.

[…]  Vous remarquerez que les postes de Bavière et du nord du Tyrol ne finissent jamais. Je ne restai sur le chemin pour boire, manger ni dormir et je n’arrivai à Munich que le lendemain matin, une heure avant le jour, quoique je n’eusse changé que cinq fois de chevaux. Les lieues de Bavière sont immenses. Je crois que les Allemands, qui pensent peu, et, par conséquent, ne s’ennuient jamais, ont fabriqué les lieues si longues pour nous.

Les paysannes de Bavière n’ont de jupes que jusqu’aux genoux et ont des chapeaux : comme des hommes, tant leurs jupes ressemblent à une culotte large. La plupart des paysans de Bavière portent la barbe, comme en Tyrol. Il faut que les modes fassent bien du chemin avant d’arriver aux paysans du Tyrol et de Bavière.

Dès qu’on entre dans le Tyrol, on sent le climat d’Italie changer : c’est un froid très grand. Aussi passe-t-on d’abord des cheveux noirs aux cheveux blonds. Ce sont les montagnes qui font cette différence. Depuis Trente, et même avant, jusqu’à Munich, on marche toujours entre deux montagnes : on ne voit jamais qu’un morceau du ciel, et on est au désespoir de voir cela durer si longtemps.[…] Mais quand le soleil, par hasard, se trouve bien à darder à plomb dans cet entre-deux, c’est là qu’il fait des moments de chaleur bien vifs

Dans plusieurs lieux de ces pays-là, on a neuf mois d’hiver ; mais on s’y chauffe bien le bois y étant commun. Le Tyrol a beaucoup perdu par le chemin que l’empereur a fait faire par la Styrie et la Carinthie. Bien des hommes et des marchandises y passent à présent ; ce qui diminue d’autant le nombre de passagers du Tyrol. Cela y apportait de l’argent. Au Brenner, [le col du Brenner est à 1 370 m. ndlr] on sème de l’avoine, mais elle ne murit pas tous les ans. Le Tyrol a assez de blé, des bestiaux ; pas assez de vin, qu’il tire du Trentin.

Le gouvernement de l’empereur dans le Tyrol est tout. C’est un dicastère qui règle tout. Chacun va jurer de la quotité de son revenu. On le taxe à proportion qu’il a, et cela va ordinairement à 1/40, années ordinaires.

La bonté du gouvernement et le passage des hommes et des marchandises fait que l’on vit bien dans le Tyrol en dépit de la Nature. Il faut avouer, cependant, que les voyageurs voient le Tyrol pire qu’il n’est, y ayant entre les montagnes, des vallées très fertiles, et des coteaux de même.

Le Tyrol est une forteresse presque imprenable. Les paysans, avec des pierres, déferaient une armée. Le duc de Bavière ne se trouva pas bien d’y être entré. Il vint (je crois) jusqu’au Brenner. Souvent le Brenner se couvre de neige, de façon que le passage est fermé, d’abord. Les gens du pays sont commandés pour l’ouvrir, ouvrage qui dure quelquefois trois jours.

Voyages de Montesquieu. 1896

Aujourd’hui, on passe le col du Brenner par une autoroute saturée de camions. Aussi l’Autriche, l’Italie et l’Union Européenne ont-ils mis 10 milliards € sur la table pour creuser un tunnel qui sera uniquement ferroviaire – tous les camions montent sur le train – sur une longueur de 57 km, 64 km en incluant les tunnels annexes de part et d’autre qui permettront d’effectuer le trajet Münich-Verone, 430 km en 4 heures quand il faut en 2023 5h30′. Le tunnelier – 160 mètres de long – permet d’avancer de 10 à 14 mètres /jour, selon la structure de la roche, de 60 mètres/jour dans le meilleur des cas. Sa mise en service est prévue pour 2032. L’entreprise emploie 1 500 hommes, sur 5 chantiers différents.

28 08 1728   

Victor Amédée II, roi de Sardaigne et du Piémont impose définitivement le français comme langue officielle et décide la réalisation de la mappe cadastrale, appelée la Mappe Sarde : c’est une première, et c’est ce petit pays qui en est l’auteur. L’échelle est de 1/2 400. Des réductions seront réalisées pour l’armée, au 1/12 000, puis 1/48 000, et 1/96 000.

Dans l’esprit du législateur, le nouveau cadastre devait répondre à de multiples exigences : livrer d’un seul coup les superficies, la valeur des terres, leur produit brut, les frais de culture propres à chaque parcelle, les diverses charges seigneuriales et décimales, enfin le produit net pour fournir à une fiscalité ordonnée des bases indiscutables.

[…] En plus de la constitution d’un cadastre communal ou tabelle minute le deuxième objectif fixé était de préciser les biens féodaux ou les anciens patrimoines ecclésiastiques détenus avant 1584 et exempts de la taille et ceux possédés depuis cette date assujettis à cet impôt. Enfin il fallait préciser les charges seigneuriales pesant sur le sol et dès 1728 les possesseurs de fiefs furent invités à fournir des rôles de leurs droits, avec indication précise des fonds sur lesquels ces droits étaient exigibles.

J. Nicolas. Ombres et Lumières Savoie au XVIII° siècle.

D’autre part, il ne nourrit pas une grande estime pour ses sujets savoyards : Ils ne sont jamais contents : s’il pleuvait des sequins (pièces d’or qui avaient cours en Italie), ils diraient que le Bon Dieu casse leurs ardoises.

Propos de Victor Amédée II, rapportés par Victor Saint Genis, dans Histoire de la Savoie.

08 1728 

Vitus Béring, capitaine danois recruté par le tzar Pierre le Grand pour savoir ce qu’il en est de l’extrême est de la Sibérie, et de l’Amérique voisine, car les cartes existantes cultivent le flou. Vitus Béring, parti par voie terrestre à travers la Sibérie, aura mis trois mois pour atteindre le Kamchatka où il doit réparer un navire et en construire un autre pour s’aventurer dans le Pacifique, cap au nord-est puis nord, puis ouest. La météo n’est pas bonne et, certain d’être entré dans l’océan arctique, il fait demi-tour pour renter en mer d’Okhotsk. Le seul fait d’avoir été en eaux libres pendant son périple vient confirmer que l’Asie est bien séparée de l’Amérique par un détroit auquel, cinquante ans plus tard, James Cook, frappé par l’exactitude des cartes qu’il a laissées, donne son nom.

09 1728 

Une épidémie inconnue décime la population savoyarde : Il est raconté qu’un jour, au plus fort de la mortalité, une personne se rendant du bourg au Bouchet entendit cinq fois les cloches tinter le glas des morts : c’est à dire qu’en moins d’une demi-heure, cinq personnes venaient de rendre le dernier soupir. Il ne se passait presque pas de jour qu’il n’y eut quelque décès. Le fléau cessa au commencement de septembre. On attribua sa disparition à un vent violent qui, pendant plusieurs jours, souffla en tourbillons impétueux. L’orage aurait emporté les germes de la maladie.

P. J. Morand.

Il survint le soir de la foire du 6 septembre. Le grand préservatif contre cette maladie était de boire au sucre ainsi que l’histoire le rapporte.

Abbé Jean Baptiste Clément Berthet.

20 10 1728

Un incendie débute à Copenhague : il va durer 60 heures, jusqu’au 23, réduisant en cendres le quart de la ville, nombre de monuments historiques et les instruments de Ticho-Brahé.

1728  

Pierre Fauchard fonde la dentisterie moderne en publiant Chirurgien Dentiste ou Traité des dents. Début des travaux du canal de Picardie, qui relie la Somme à l’Oise.

vers 1728 

Jean Baptiste Labat, dominicain, publie une Nouvelle relation de l’Afrique Occidentale. Il n’a en fait jamais mis les pieds en Afrique, mais sa très bonne connaissance des Antilles lui donne des audaces ; il s’est inspiré principalement des mémoires d’André Brue, publiées trois ans plus tôt. Paul Morand le cite fréquemment, dans Paris Tombouctou, 1928,  sans paraître savoir que l’ouvrage n’est pas de première main.

On porta mon fauteuil au milieu d’une place où il y avait grands feux pour éclairer l’assemblée. Les gens de condition s’assirent sur des nattes et les Français avaient derrière eux de jeunes négresses bien parées de colliers, bracelets et de belles pagnes, qui chassaient les maringouins (moustiques). Les nègres entraient en conversation avec les officiers. Ils appellent cela calder, c’est-à-dire causer, ou converser, et cet exercice leur plaît infiniment […] il y avait au bal toute la jeunesse du canton.

fin juin 1729   

Jean Meslier, curé depuis 1689 d’Étrépigny, – 165 habitants en 1793 – dans les Ardennes, 10 km au SSE de Charleville Mézières, meurt. On pourrait s’attendre à quelque éloge funèbre parfaitement rodé, pour ce bon pasteur tout dévoué à ses brebis pendant 40 ans. Il avait certes tendance à prendre des bonnes qui n’avaient pas atteint l’âge canonique, mais, pourquoi faire compliqué quand on peut faire simple ? Il avait bien aussi une fois tancé vertement en chair le seigneur de Touilly pour les mauvais traitements qu’il infligeait à ses paysans, mais le rappel à l’ordre de l’évêque l’avait fait se tenir à carreau par la suite.

En fait il laissait en héritage à ses paroissiens un volumineux mémoire manuscrit recopié en trois exemplaires manuscrits de 366 feuillets chacun : Pensées et sentiments. Et c’était un virulent manifeste athée, qui fait de cet obscur curé de campagne un précurseur des Lumières, prônant une philosophie de l’anarchisme, une vision communiste de la société.  Les bolcheviques ne s’y tromperont pas, puisque son nom sera gravé sur le monument du Jardin Alexandrovski de Moscou à la gloire des précurseurs du socialisme moderne : c’est le seul monument public qui célèbre la mémoire de Meslier.

Voltaire en prendra connaissance six ans après sa mort, en faisant circuler quelques exemplaires sous le manteau dans le milieu des encyclopédistes ; il attendra 1762 pour en livrer un abrégé, estimant que l’original était écrit dans un style de cheval de carrosse.

Pesez bien les raisons qu’il y a de croire ou de ne pas croire, ce que votre religion vous enseigne, et vous oblige si absolument de croire. Je m’assure que si vous suivez bien les lumières naturelles de votre esprit, vous verrez au moins aussi bien, et aussi certainement que moi, que toutes les religions du monde ne sont que des inventions humaines, et que tout ce que votre religion vous enseigne, et vous oblige de croire, comme surnaturel et divin, n’est dans le fond qu’erreur, que mensonge, qu’illusion et imposture.

[…] Intervenez en faveur de la vérité même en faveur des peuples qui gémissent comme vous le voyez tous les jours, sous le joug insupportable de la tyrannie et des vaines superstitions. Et si vous n’osez non plus que moi vous déclarer ouvertement pendant votre vie contre tant de si détestables erreurs, et tant de si pernicieux abus qui règnent si puissamment dans le monde, vous devez au moins demeurer maintenant dans le silence et vous déclarer au moins à la fin de vos jours en faveur de la vérité.

[…] Vous adorez effectivement des faibles petites images de pâte et de farine, et vous honorez les images de bois et de plâtre, et les images d’Or et d’Argent. Vous vous amusez, Messieurs, à interpréter et à expliquer figurativement, allégoriquement et mystiquement des vaines écritures que vous appelez néanmoins saintes, et divines ; vous leur donnez tel sens que vous voulez ; vous leur faites dire tout ce que vous voulez par le moyen de ces beaux prétendus sens spirituels et allégoriques que vous leur forgez, et que vous affectez de leur donner, afin d’y trouver, et d’y faire trouver des prétendues vérités qui n’y sont point, et qui n’y furent jamais. Vous vous échauffez à discuter de vaines questions de grâce suffisante et efficace. Et en plus, vous vilipendez le pauvre peuple, vous le menacez de l’enfer éternel pour des peccadilles, et vous ne dites rien contre les voleries publiques, ni contre les injustices criantes de ceux qui gouvernent les peuples, qui les pillent, qui les foulent, qui les ruinent, qui les oppriment et qui sont la cause de tous les maux, et de toutes les misères qui les accablent.

[…] S’il y avait véritablement quelque divinité ou quelque être infiniment parfait, qui voulût se faire aimer, et se faire adorer des hommes, il serait de la raison et de la justice et même du devoir de ce prétendu être infiniment parfait, de se faire manifestement, ou du moins suffisamment connaître de tous ceux et celles dont il voudrait être aimé, adoré et servi.

[…] Nos pieux et dévotieux christicoles ne manqueront pas de dire ici tout bonnement que leur Dieu veut principalement se faire connaître, aimer, adorer et servir par les lumières ténébreuses de la foi, et par un pur motif d’amour et de charité conçue par la foi et non pas par les claires lumières de la raison humaine, afin comme ils disent d’humilier l’esprit de l’homme, et de confondre son orgueil.

Les religions veulent que l’on croit absolument, et simplement tout ce qu’elles en disent, non seulement sans en avoir aucun doute, mais aussi sans rechercher, et même encore sans désirer d’en connaître les raisons, car ce serait, selon elles, une impudente témérité, et un crime de lèse-majesté divine que de vouloir curieusement chercher des raisons.

La première pensée qui se présente d’abord à mon esprit, au sujet d’un tel être, que l’on dit être si bon, si beau, si sage, si grand, si excellent, si admirable, si parfait et si aimable, etc., est que s’il y avait véritablement un tel être, il paraîtrait si clairement et si visiblement à nos yeux et à notre sentiment que personne ne pourrait nullement douter de la vérité de son existence. Il y a au contraire tout sujet de croire et de dire qu’il n’est pas.

[…] Nous ne voyons, nous ne sentons, et nous ne connaissons certainement rien en nous qui ne soit matière. Ôtez nos yeux ! Que verrons-nous ? Rien. Ôtez nos oreilles ! Qu’entendrons-nous ? Rien. Ôtez nos mains ! que toucherons-nous ? Rien, si ce n’est fort improprement par les autres parties du corps. Ôtez notre tête et notre cerveau ! Que penserons-nous, que connaîtrons-nous ? Rien.

[…] toutes nos pensées, toutes nos connaissances, toutes nos perceptions, tous nos désirs et toutes nos volontés sont des modifications de notre âme. Il faut aussi reconnaître qu’elle est sujette à diverses altérations, qui sont des principes de corruption, et par conséquent qu’elle n’est point incorruptible, ni immortelle.

[…] Ils forgent comme ils veulent, ou ils ont forgé comme ils ont voulu, tous ces beaux prétendus sens spirituels, allégoriques et mystiques dont ils entretiennent et repaissent vainement l’ignorance des pauvres peuples. Ce n’est plus la parole de Dieu qu’ils nous proposent et qu’ils nous débitent sous ce sens-là ; mais ce sont seulement leurs propres pensées, leurs propres fantaisies, et les idées creuses de leurs fausses imaginations ; et ainsi, elles ne méritent pas qu’on y ait aucun égard, ni que l’on y fasse aucune attention.

[…] Nos christicoles regardent comme une ignorance, ou comme une grossièreté d’esprit, de vouloir prendre au pied de la lettre les susdites promesses et prophéties comme elles sont exprimées, et croient faire bien les subtils et les ingénieux interprètes des desseins et des volontés de leur dieu, de laisser le sens littéral et naturel des paroles, pour leur donner un sens qu’ils appellent mystique et spirituel et qu’ils nomment allégorique, anagogique et topologique.

[…] Si on voulait de même interpréter allégoriquement et figurativement tous les discours, toutes les actions et toutes les aventures du fameux Don Quichotte de la Manche, on y trouverait si on voulait une sagesse toute surnaturelle et divine.

[…] Puisque l’on ne voit maintenant, et que l’on n’a même jamais vu, aucune marque de cette prétendue alliance [entre Dieu et le peuple juif. ndlr] , et qu’au contraire on les voit manifestement, depuis beaucoup de siècles, exclus de la possession des terres et pays qu’ils prétendent leur avoir été promis et leur avoir été donnés de la part de Dieu pour en jouir à tout jamais.

[…] Pour qu’il y ait quelque certitude dans les récits qu’on se fait, il faudrait savoir : # Si ceux que l’on dit être les premiers auteurs de ces sortes de récits en sont véritablement auteurs. # Si ces auteurs étaient des personnes de probité et dignes de foi. # Si ceux qui rapportent ces prétendus miracles ont bien examiné toutes les circonstances des faits qu’ils rapportent. # Si les livres ou les histoires anciennes qui rapportent ces faits n’ont pas été falsifiés et corrompus dans la suite du temps, comme quantité d’autres livres.

[…] Il ferait certainement beau de voir les hommes se fier à une telle promesse que celle-là ! que deviendraient-ils ? S’ils étaient seulement un an ou deux sans travailler, sans labourer ? Sans semer ? Sans moissonner et sans faire de greniers ? Pour imiter en cela les oiseaux du ciel. Ils auraient beau ensuite à faire les dévots, et à chercher pieusement ce prétendu royaume du ciel et sa justice ! Le père céleste pourvoirait-il pour cela plus particulièrement à leurs besoins ?

[…] Les hommes deviennent tous les jours de plus en plus vicieux et méchants, et il y a comme un déluge de vices et d’iniquités dans le monde. On ne voit pas même que nos christicoles puissent se glorifier d’être plus sains, plus sages et plus vertueux, ou mieux réglés dans leur police et dans leurs mœurs que les autres peuples de la Terre.

Annonçant déjà Karl Marx, Meslier reproche aussi à l’Église son soutien aux tyrannies ainsi qu’à l’exploitation du peuple. L’Église, au lieu de défendre le pauvre, bénit les divers parasites qui se sont collés au travail des pauvres afin de mieux les exploiter : soldats, ecclésiastiques, juristes, policiers, nobles… Le roi, selon Meslier qui ne reconnait pas le droit divin, devrait être assassiné puisqu’il dominerait cette tyrannie avec l’accord du clergé. Meslier espère que son message sera entendu, diffusé, et que les hommes apprendront à vivre sans la religion, quelles qu’en soient les conséquences :

[…] Après cela, que l’on en pense, que l’on en juge, que l’on en dise et que l’on en fasse tout ce que l’on voudra dans le monde, je ne m’en embarrasse guère ; que les hommes s’accommodent et qu’ils gouvernent comme ils veulent, qu’ils soient sages ou qu’ils soient fous, qu’ils soient bons ou qu’ils soient méchants, qu’ils disent ou qu’ils fassent même de moi ce qu’ils voudront après ma mort ; je m’en soucie fort peu : je ne prends déjà presque plus de part à ce qui se fait dans le monde ; les morts avec lesquels je suis sur le point d’aller ne s’embarrassent plus de rien, ils ne se mêlent plus de rien, et ne se soucient plus de rien. Je finirai donc ceci par le rien, aussi ne suis-je guère plus qu’un rien, et bientôt je ne serai rien.

28 11 1729  

Le commandant de Fort Rosalie, au nom des Français de Louisiane, a exproprié la tribu des Natchez d’une partie de ses terres au profit d’une plantation de tabac. Les Natchez attaquent par surprise Fort Rosalie. Plus de 200 colons sont massacrés, dont des femmes enceintes. Ils emmènent des dizaines de prisonniers. Aidés des Choctaws, les Français extermineront les Natchez l’année suivante ; les survivants seront déportés à Saint Domingue comme esclaves.

12 1729   

Les Corses se soulèvent encore contre les Génois.

1730  

Apparition de la bonneterie mécanique dans la région de Troyes, et du… bidet : à Paris d’abord, évidemment, qui vient clore une époque où faisait encore partie de la culture domestique des aphorismes du genre : se laver avec de l’eau nuit à la vue, engendre des maux de dents et apâlit le visage.

Frédéric de Prusse a 18 ans. Son père Frédéric Guillaume I° lui a imposé une éducation évidemment toute prussienne : beaucoup d’exercices physiques et militaires, pour un corps bien fait. Mais le fils a une préférence marquée pour une tête bien faite et s’est constitué une bibliothèque secrète, toute en philosophie, arts et lettres. Le père l’a découverte et durcit sa position, ce qui provoque une fugue de Frédéric, en compagnie de son ami, le lieutenant von Katte : rattrapés, von Katte est rien moins que décapité sous les yeux de Frédéric et celui-ci enfermé dans la forteresse de Kürstrin, où, pendant 2 ans, il va travailler comme simple fonctionnaire. Ces choses là ne s’oublient pas.

La conquête de la liberté n’avait pas non plus été sans mal pour Frédéric. Même si cinq mille chandelles éclairaient la salle à manger du palais décorée de grandes glaces, sa jeunesse ne fut pas aussi lumineuse qu’un après-midi d’été. Plus d’un demi-siècle auparavant, il frisait ses cheveux, les faisait pousser, montait à cheval comme une poupée, le bruit de la poudre lui faisait peur. Il prit pour amant Henri Colomb, un lieutenant de vingt-six ans, qui tenait ce nom de découvreur d’ancêtres protestants français réfugiés de l’autre côté du Rhin après la révocation de l’édit de Nantes et fondateurs d’une verrerie près de Potsdam. Dans leurs rêveries ultrafantaisistes ils projetèrent de s’enfuir ensemble. Le Roi-Sergent les fit intercepter.

Au point de vue physique la pédérastie me dégoûte à l’égal de la merde, et au point de vue moral, je la condamne.

Il traîna son fils par les cheveux et le fit traduire comme déserteur devant le conseil de guerre, après avoir d’abord songé sérieusement à le faire exécuter, comme Pierre le Grand pour Alexis en 1718. Frédéric fut jeté en prison, Henri dégradé en public et torturé.

Un matin, les geôliers de Frédéric le poussèrent jusqu’à la minuscule fenêtre de sa cellule : Votre père vous ordonne de regarder dans la cour.

Frédéric aperçoit son amant entouré de soldats. Quand il comprend, il hurle. Henri refuse qu’on lui bande les yeux. Il regarde Frédéric. Les deux garçons se crient en français des phrases d’adieu. La hache s’abat, la tête d’Henri roule sur le sable. Frédéric s’évanouit.

Ou tu te soumets, ou tu renonces au trône, tu n’as qu’à choisir.

Frédéric passa les dix années suivantes à dissimuler, filant doux, attendant son heure et apprenant son métier de roi, avant de retourner, mais alors avec quelle liberté grandiose, avec quelle impériale inventivité, aux grenadiers géants et à l’amour grec.

Dans un poème d’amour au lieutenant Colomb, il déclarait que l’ambition et la haine sont les seuls péchés contre nature. Et pas le désir d’un homme pour un autre homme.

Régine Detambel. Le chaste monde. Actes Sud 2015

1731

Naissance du tourisme à Nice : c’est lord Cavendish qui donne le ton d’une nouvelle mode en venant y passer l’hiver : une bonne partie de l’aristocratie britannique suivra.

Politiquement, l’Italie se met en retrait du monde pour plus d’un siècle : à Florence le dernier des Médicis, homosexuel sans descendance, accepte la souveraineté de Don Carlos d’Espagne sur la Toscane ; il en va de même pour Parme où meurt le dernier des Farnèse. Venise se contente de son carnaval. Mais cette décadence n’empêche nullement la musique de rayonner et Vivaldi doit à sa santé faiblarde un poste où il peut donner toute sa mesure. Petite santé… il est vrai que la mère avait été un peu secouée le jour de sa naissance, le 4 mars 1678,  par un tremblement de terre sous un ciel comme il ventre della seppia – comme le ventre d’une seiche. En pleine gloire, il partira à Vienne où il mourra dans la misère : nul ne connaît le pourquoi de ce dernier voyage, peut-être une forme de mise sur la touche par la fugacité de la mode ?

27 01 1732

Une ordonnance du roi déclare qu’on cherche à Saint-Médard à abuser de la crédulité du peuple et, en conséquence, le cimetière est fermé. Et l’on voit vite circuler un distique :

De par le roi, défense à Dieu
De faire miracle en ce lieu

Fermer un cimetière ! que diable, de quoi peut-il bien s’agir ?

L’affaire est à situer dans la condamnation du jansénisme par la Bulle Unigenitus. Le jansénisme, comme tous les mouvements qui souhaitaient moins de pompe dans la vie de l’Église, était populaire : le mouvement des Appelants – les membres du clergé qui avaient fait appel de cette bulle – avait entraîné le développement des Convulsionnaires. Le motif de la fermeture de ce cimetière tenait à ce que ces convulsionnaires s’étaient largement écartés, dans ce cimetière, de l’esprit initial : de soi-disant guérisseurs venaient guérir des jeunes filles soi-disant souffrantes  quand en fait il ne s’agissait que de les peloter de très près.

Mais pourquoi le cimetière de la Saint Médard ?  Le I° mai 1727 était mort François de Pâris, simple diacre très populaire, dont la tombe se trouvait dans ce cimetière de l’Église Saint Médard, et dès ce jour s’étaient produits de nombreuses guérisons et miracles autour de cette tombe, suivies par des cas de convulsion de plus en plus nombreux.

Le cimetière est fermé, nous trouverons sans difficulté d’autres lieux ; et les convulsionnaires d’investir nombre de salons, hôtels particuliers etc. Le convulsionnaire disait représenter l’Église persécutée, voire directement le Christ ou un apôtre.

De 1733 à 1760, 250 convulsionnaires seront arrêtés, parfois embastillés pour de courtes peines. Il s’agissait essentiellement de femmes du peuple, mais assez souvent de religieuses n’hésitant pas à aller jusqu’à la crucifixion, avec visions apocalyptiques et tutti quanti.

1732

Au XVI° siècle, les ducs de Lorraine avaient introduit le savoir-faire des maîtres italiens, surtout de Cremone,  dans la fabrication des violons, qui se perpétue jusqu’à nos jours. Ainsi, un certain Dieudonné Montfort, faiseur de violons, est déjà actif à Mirecourt (24 km au nord-est de Vittel) en 1602. En 1732, reconnaissant ce savoir-faire, le duc François III de Lorraine, futur empereur du Saint Empire romain germanique, édicte une charte pour les luthiers et faiseurs de violons de Mirecourt et de Mattaincourt. Il souhaite ainsi protéger cette corporation des abus qui se glissent dans leur métier, et conserver la renommée qu’elle s’est autrefois acquise, de contenir d’habiles faiseurs d’instruments. L’un de ses plus illustres enfants est le grand luthier Jean-Baptiste Vuillaume – 1798-1875 -, fasciné par les luthiers de Cremone. Parallèlement à cette activité de lutherie, Mirecourt devient également un haut lieu de la facture d’orgues au cours du XVIII° siècle. Enfant de la ville, Léopold Ranudin illustrera son art à Paris avant d’épouser les idéaux révolutionnaires et de mourir sur l’échafaud.

1733  

Début de fabrication de la carte de la France, au 1/86 400 sous la direction de César François Cassini de Thury. Il fallut trois générations de Cassini pour mener à bien, et avec la plus grande précision, le projet. En 1668, Jean Dominique Cassini a établi les tables des satellites du soleil, grâce auxquelles le calcul des longitudes est amélioré : les côtes de Bretagne reculent de 80 km., vers l’est. Quatorze années furent nécessaires pour couvrir la France, à partir de 1733, d’un réseau de triangles. La carte sera publiée un demi-siècle plus tard, en 1790, en 173 feuilles.

L’anglais John Kay, jeune patron d’une entreprise de produits laitiers, invente la navette volante dans la fabrication des textiles, actionnée par des leviers alors qu’elle l’était jusqu’à présent à la main : on put alors agrandir la largeur des pièces de coton, éviter les coutures, multipliant par deux la production d’un ouvrier. Ce progrès technique était la conséquence directe de la suprématie navale de l’Angleterre : les navires amenaient les cotonnades des Indes, produites par des ouvriers très mal payés. La production augmentant, cela entraîna l’invention d’autres machines en amont, pour augmenter la production du filage.

Cependant,  les marchands de laine boudèrent cet ingénieux mécanisme. Kay fût attaqué par la populace qui détruisit sa maison avec tout son contenu ; il semble qu’il soit mort en France, pauvre et méconnu. Mais les manufactures de coton s’intéressèrent à son invention et ne tardèrent pas  à l’adopter.

La première machine à filer mécanique mise en service fut la spinning jenny  de James Hargreaves, brevetée en 1770. Hargreaves était charpentier et ouvrier tisserand sur métier manuel à Standhill, près de Blackburn dans le Lancashire. Sa machine se composait d’un cadre rectangulaire à quatre pieds avec une rangée de broches verticales à chaque extrémité. Le coton cardé passait entre les broches avec un mouvement de va-et-vient. La machine étirait et tordait le fil en même temps. Un ouvrier pouvait filer plusieurs fils à la foi à lui tout seul, ce qui multipliait par huit sa capacité de production. La machine fût dénoncée par ceux qui pensaient de de telles inventions créeraient du chômage. En fait, comme elle ne nécessitait pas de source d’énergie, elle aurait pu faire revivre l’économie villageoise et non la détruire. Comme pour Kay, la maison de Hargreaves fut mise à sac et la première Jenny livrée au feu. L’inventeur dut s’enfuir à Nottingham.

[…] Et il y a bien d’autres exemples de ces réactions, et de plus anciens. Par exemple, les Arabes connaissaient le tricot depuis des siècles et, au Moyen-Âge, l’Europe le considérait, ainsi qu’aujourd’hui, comme un art domestique. En 1589, William Lee, vicaire de Calverton, inventa une machine à tricoter les bas et les chaussettes. La couronne le dissuada de poursuivre ses recherches et, comme Kay plus tard, il dût chercher refuge à Paris, où il mourut de chagrin, pour échapper aux émeutiers en arme assemblés autour de sa maison. Pareillement, un métier à tisser les rubans, mis au point à Dantzig au XVI° siècle, parvint à Londres vers 1616 et son entrée en usage fut retardée par les manifestants. La machine à tricoter les chaussettes commença toute fois à remplacer le tricot manuel à la fin du XVII° siècle. Le tricot était déjà une industrie, le travailleur, dans la plupart des cas, louant le métier pour s’en servir à domicile ; le loyer était déduit de son salaire. Le fossé entre inventeurs et travailleurs méfiants n’était pas près de disparaître.

En 1811, Nottingham frôla l’insurrection à cause de l’organisation bien disciplinée des briseurs de métiers à tricoter les chaussettes. Lors de son premier discours à la Chambre des Lords, Byron, défendit les casseurs qui habitaient dans les environs de son domaine (février 1812). Cette année-là, le Yorkshire paraissait réduit à un état insurrectionnel par les émeutiers qui avaient pour mission de briser les métiers et dont le chef, quel qu’il soit, est appelé le général Ludd. Un manufacturier, un certain Horsfall, fut effectivement assassiné à Huddersfield par les insurgés. Le gouvernement envoya 12 000 hommes de troupe dans les comtés perturbés.

Hugh Thomas. L’histoire inachevée du monde. Robert Laffont. 1986

Auguste II, roi de Pologne meurt et deux prétendants vont se disputer le trône, déclenchant ainsi la guerre de Succession de Pologne qui va durer cinq ans : Auguste III, son fils, voit en effet se dresser contre lui Stanislas I° Leszczynski, l’ancien roi déchu en 1709, beau-père de Louis XV. L’histoire récente a mis à mal l’autorité royale : révolte des Cosaques, de 1648 à 1667, l’invasion par la Moscovie des terres à l’est du Don, de 1655 à 1662, l’invasion des Suédois de 1655 à 1657, dont le roi, Charles X Gustave, réclame la couronne de Pologne et Lituanie… Les désordres avaient dominé jusqu’à Jean III Sobieski -1674-1696 – qui, malgré des victoires militaires, n’était pas parvenu à redresser le pays.

Pays de plaines sans frontières naturelles, la majorité de la population est paysanne, à 85 %, avec un servage encore très répandu. La bourgeoisie, peu nombreuse, est limitée aux quelques grandes villes, le commerce est le plus souvent  aux mains des juifs. Il n’y a pas d’unité de langue. On parle polonais, ukrainien, biélorusse, lituanien, russe, letton, allemand…  pas non plus d’unité religieuse : la moitié de la population est catholique, l’autre moitié est orthodoxe, protestante ou juive. Élu par la diète formée du Sénat et de la Chambre des Nobles, le roi n’a qu’une faible autorité. Le principe du liberum veto, qui  exige un vote unanime, paralyse fréquemment les prises de décision.  L’armée n’est forte que de 24 000 hommes… Autant d’éléments qui font de ce pays une proie facile pour les États limitrophes, qui cherchent à placer leur candidat : Louis XV soutient son beau-père, Stanislas  mais la tsarine Anna Ivanonvna donne son appui à Auguste III. Le jeu des alliances grossit les effectifs des armées. Le 12 septembre 1733, Stanislas est reconnu par la Diète , mais ses adversaires le contraignent à se réfugier dans la forteresse de Dantzig [aujourd’hui Gdańsk], d’où il parvient à s’échapper pour se réfugier à Königsberg puis en France. La guerre ne prendra fin qu’avec le traité de Vienne négocié en secret en 1735 et ratifié en 1738 après des échanges de territoires. Stanislas renonce au trône et devient duc de Lorraine et de Bar. Envahis durant la guerre, ces duchés reviendront à la France à sa mort.

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[1]  …à cause des grands disques de bois qu’ils se passaient dans les lobes des oreilles pour les élargir.