Publié par (l.peltier) le 24 novembre 2008 | En savoir plus |
11 1503
Pierre Terrail, seigneur de Bayard, originaire de Pontcharra, en Isère, Chevalier sans peur et sans reproches, défend un pont sur le Carigliano, seul contre 200 cents Espagnols… [sic]. Il mourra en 1524 en Italie, d’un coup d’arquebuse, l’ancêtre du fusil. En 1521, les bourgeois de Mézières, reconnaissants des faits d’armes du grand capitaine au siège de leur ville, firent composer un
Éloge de Bayard Auteur Anonyme
Dieu doint nonneur et longue vie
Aux bons protecteurs de Mézière,
Qu’ils nous ont sauvé notre vie
Tant par devant que par derrière.
Ceulx qui sur nous aoient envie
Ont trouvé si forte barrière,
Que maugré leur dens et leur vie
Furent contraints courir arrière.
On doibt bien avoir souvenance
De Bayart, Montmoreau, Boucart,
Larochepot, et leur vaillance.
Bayart mordoit comme ung liepart ;
Moreau rua trop par oultrance,
Lorge secourt, confort Boucart.
Sans eulx le royaume de France
Estoit en danger d’ung bon quart.
L’aigle ne sceut pas enfronter
Rochepot plus forte que pierre.
Nansot ne l’osa confronter ;
Maulevrier la breche tint serre.
Tous ensemble fairent troter
Les faulx Henouyers de grand herre.
Le roy les commanda froter
A Balpaume, dedans leur terre.
Et il faut mettre en oubliance
L’ardent et furieux couraige
Qu’avoit d’iculx toute aliance ?
Piéton françoys disoit : J’enraige
Que nous ne marchons en deffense
Brief n’y avoit pas le bagaige
Qu’il ne voulsist mourir pour France ;
Combien que soit ung dur passaige.
O très chrétien roy de France,
Si vous sçaviez l’ardent désir
De batailler, et la vaillance,
Les labeurs qu’ont voulu saisir
Vos bons adventuriers de France,
Tant qu’il en a fallu gésir,
Leur donriez quelque récompense,
Se c’estoit vostre bon plaisir.
1503
Les Français Claude et Guillaume de Marcillat sont appelés au Vatican pour y réaliser des vitraux.
13 11 1504
Le roi Manoel interdit sous peine de mort de fournir aucun renseignement sur la navigation au-delà du Congo, afin que les étrangers ne pussent tirer profit des découvertes faites par le Portugal.
1505
Ivan III est le premier assembleur de terres russes : depuis 1463, il réunit à Moscou Jaroslav, Rostov en 1474, Perm en 1475, Novgorod en 1478, puis Pskov, Tver et Riazan en 1485. Il envoya ensuite deux expéditions en Sibérie, qui atteignirent les cours de l’Irtych et de l’Ob.
14 01 1506
À Rome, sous les yeux émerveillés de Michel-Ange, les premiers archéologues mettent à jour le groupe du Laocoon. Le pape Jules II l’achète, avec le bras droit manquant… qu’on remplacera par un bras tendu, d’abord en terre cuite puis en marbre, jusqu’à ce que l’on retrouve l’original, replié sur l’arrière du dos.
16 03 1506
Le zamorin de Calicut, en Inde, a quelques bonnes raisons de se méfier des Portugais : la dernière expédition de Vasco de Gama a laissé de bien amers souvenirs. Près d’un an plus tôt, vingt bâtiments de guerre ont quitté Lisbonne pour prendre possession militairement de l’Orient ; outre l’équipage exercé à la guerre, on compte pas moins de cinq cents soldats armés de pied en cape et de deux cents bombardiers, et encore des charpentiers bien outillés pour pouvoir construire des bateaux une fois sur place. À la tête de cette armada, le vice roi des Indes, l’amiral Francisco de Almeida et Vasco de Gama encore. La mission militaire d’Almeida est simple : détruire et raser toutes les villes de commerce musulmanes de l’Inde et de l’Afrique, édifier des forteresses sur chaque point d’appui et y laisser une garnison. Il doit occuper toutes les issues et passages, garder tous les détroits, fermer la mer Rouge, le golfe Persique et l’océan Indien au négoce étranger, et évidemment, gagner au christianisme toute les pays conquis !
Le zamorin de Calicut, soutenu ouvertement par le sultan d’Égypte, et peut-être, mais secrètement, par les Vénitiens, prépare en catimini une attaque contre les Portugais. Mais comme il ne s’agit pas d’un simple coup de couteau à donner, plutôt nombreux sont-ils à partager le secret.
Or il se trouve qu’un globe-trotter avant l’heure se trouve là : déguisé sous les habits d’un religieux musulman, il s’agit de Lodovico Varthema, qui revient de Sumatra, Bornéo et les îles aux épices. Il a vent de la préparation de l’attaque, et, le 15 mars, la solidarité chrétienne prenant le dessus, il prévient les Portugais. Ceux-ci n’ont plus qu’à mettre leurs onze navires en ordre de bataille pour affronter les deux cents navires du zamorin : c’est la bataille de Cannamore, qui coûte 80 morts et 200 blessés aux Portugais ; parmi ces blessés : Fernão de Magalhães, 24 ans, que l’on connaîtra bientôt sous le nom de Magellan.
avril 1506
Lorsque le pape Martin V avait regagné Rome en 1420, il l’avait trouvée si ruinée et si déserte qu’elle n’avait aucune apparence de ville. S’en était suivi un programme de reconstruction qui devait courir sur 150 ans : les réalisateurs de ce programme se nommeront Alberti, Fra Angelico, Bramante, Michel-Ange, Raphaël, Botticelli, Sangallo… La basilique Saint Pierre, construite sur le tombeau du saint au milieu du IV° siècle par Constantin, menaçait de s’écrouler : aussi le pape Jules II, avait-il décidé sa reconstruction : il en pose la première pierre : la construction en a été confiée à Donato Bramante qui s’inspirera de Sainte Sophie. Bien sur, tout cela coûtait cher pour le présent… et beaucoup plus cher que tout ce l’on avait pu prévoir pour l’avenir : dix ans plus tard, Luther s’en ouvrait à l’archevêque de Mayence :
Les indulgences papales sont colportées dans le pays sous le nom de Votre Grandeur, pour la construction de Saint Pierre. […] Je déplore les fausses idées que le peuple en retire […]. Ces malheureuses âmes se figurent que, si elles achètent des lettres d’indulgence, elles sont sûres de leur salut.
Les Romains ne sont pas shadocks : ils ne font pas compliqué quand ils peuvent faire simple : la première pierre posée par Jules II fut probablement apportée d’une carrière, mais bon nombre des suivantes furent prises au plus près… qui se trouvait être le Colisée. Ce en quoi, ils n’innovaient d’ailleurs nullement : pour construire aux alentours de l’an 800 une abbaye bénédictine à Aniane, Saint Benoît avait demandé à Charlemagne l’autorisation d’aller se servir dans les arènes de Nîmes ! et bien sûr, l’avait obtenue. Et ce n’est là qu’un exemple parmi tant d’autres…
05 1507
Sur les rives de l’Aber Vrac’h, dans le Finistère nord, sur l’actuelle commune de Landéda, proche de Lannilis Tanguy du Chastel et Marie du Juch fondent l’abbaye Notre Dame des Anges où s’installent des Franciscains en provenance de l’île Vierge, sur la commune de Plouguerneau, battue par les vents et les embruns. Ce ne sera jamais une bien grande abbaye mais ses bâtisseurs devaient en savoir beaucoup sur les sons :
L’Abbaye de Notre Dame des Anges bénéficie d’une richesse exceptionnelle avec la présence de plus d’une centaine de pots acoustiques situés dans le chœur et au droit de la chaire de prédication. Ils favorisaient le transport de la voix dans tout le volume de l’abbatiale et permettaient au public d’avoir le sentiment d’être auprès de l’orateur ou au milieu des chanteurs. Chaque pot acoustique jouait le rôle d’amplificateur, en résonnant au son pour lequel il avait été conçu.
Vous obtenez un effet similaire quand, en soufflant dans le goulot d’une bouteille, vous arrivez à former un son. Ainsi les pots sont disposés souvent par 3, 5 ou 7, formant tierce, quinte ou octave, base du chant en occident.
Les pots de l’Abbaye, comme ceux de la plupart des chapelles, étaient spécialisés pour les aigus dont la transmission est plus faible que celle des graves. Les pots avaient également l’avantage de préserver la pureté de ces aigus qui, en se réfléchissant sur les murs, généraient un harmonique à un niveau légèrement inférieur par perte d’énergie.
Cette très ancienne technologie, dont on trouve des exemples dans l’antiquité, a été mise en œuvre dans beaucoup de chapelles du LEON, mais jamais avec une telle profusion, montrant ainsi la volonté des mécènes de l’époque de faire une œuvre d’exception.
Site des Amis de Notre Dame des Anges www.abbayedesanges.com
Bénédicte Palazzo-Bertholon, archéologue au Centre d’Etudes supérieures de la Renaissance, sait tout de cela.
1508
F. Celtes découvre à Worms une carte qu’il donne peu après à Conrad Peutinger, d’Augsbourg : elle prendra le nom de ce dernier ; elle a été réalisée par deux cartographes antiques : le premier, un Dalmate de l’entourage impérial, a travaillé à Rome au III° siècle de notre ère, s’inspirant probablement d’un Itinéraire d’Antonin, déjà existant. Le second, peut-être un proche de l’empereur Julien, a repris et complété le document à Constantinople entre 351 et 362. Le document aujourd’hui conservé à Vienne n’est qu’une copie : c’est un rouleau de parchemin de 11 feuilles – la 12° a été perdue -; la longueur totale est de 6.8 m. et de 34 cm. de haut. Ce n’est pas une représentation de l’espace, mais plutôt une représentation linéaire des itinéraires connus, et des limites naturelles : fleuve, montagne, littoral.
2 et 3 02 1509
Commandés par Francisco de Almeida, les Portugais infligent une lourde défaite à la flotte turque, laquelle avait reçu l’appui technique des républiques de Venise et de Raguse (l’actuelle Dubrovnik) ; parmi les blessés portugais, un jeune matelot que l’on a pas fini de voir : Fernão de Magalhães, alias Magellan. Cela se passe à Diu, au nord-ouest de Bombay :
Les Portugais ont entrepris de détruire à une vitesse étonnante, et sans la moindre pitié, le monopole des musulmans sur le commerce dans l’océan indien. L’enjeu de la lutte était l’important négoce des épices. En Europe, on se procurait difficilement de la viande fraîche pendant les mois d’hiver et la viande séchée n’avait rien de bien satisfaisant, à moins d’être épicée. Il s’agissait donc d’un énorme marché potentiel. Les Portugais s’en assurèrent l’exclusivité en établissant le long de leur route quelques ports fortifiés qui servaient d’entrepôts. Cette nouvelle ère s’ouvrit sous les gouverneurs Francisco de Almeida puis Alfonso de Albuquerque. Almeida commença par fonder les ports portugais de la côte d’Afrique de l’Est, à Sofala, puis au Mozambique en 1505 et 1507. En 1509 eut lieu l’un des affrontements décisifs de l’histoire du monde, la bataille navale de Diu où Almeida détruisit les galères musulmanes en manœuvrant avec beaucoup d’habileté ses légers voiliers armée de canons. Contre ceux-ci, les antiques galères orientales qui – comme celles des Vénitiens et des Turcs -, étaient dépourvues de toute artillerie comme du moindre renforcement métallique de la coque ne pûrent rien tenter. Ce fut le début de quatre siècles de domination européenne – plus exactement des nations d’Europe de l’Ouest -. En 1506, les Français réalisèrent une innovation fondamentale : ils mirent des canons sur le pont supérieur et le pont principal de leurs navires. L’art de la guerre navale qui prévalait depuis l’antiquité, basé sur l’éperonnage et l’abordage, disparut au profit des nouvelles techniques.
Hugh Thomas. Histoire inachevée du monde. Robert Laffont 1986
14 05 1509
Louis XII bat les Vénitiens, pourtant réputés invincibles à Agnadel, proche de Cremone.
11 09 1509
Le Portugais Lopez de Sequeira, à la tête de quatre vaisseaux, est en vue de Malacca. Malacca, c’est, à l’est, une situation aussi stratégique que celle de Gibraltar en Méditerranée : le détroit de Malacca en a fait le grand marché de l’Orient. Nombreux sont déjà les Portugais à être allée en Inde, mais au-delà, plus à l’est, ces quatre navires sont les premiers. Le sultan de Malacca a déjà entendu parler des Portugais et pense être à son affaire en les recevant le mieux du monde, en laissant toute liberté aux marins de baguenauder en ville, en rassemblant avec célérité toutes les marchandises souhaitées, et en les envoyant à bord sur quantité de pirogues rapides. De son coté, Sequeira aide à la manœuvre en envoyant ses baleinières participer au transport. Seul Garcia de Susa, capitaine de la petite caravelle, a gardé son canot, et fronce les sourcils : et si tous ces gens venaient tout bonnement nous attaquer ? Comme il dispose encore de son canot, il envoie son homme de confiance prévenir Sequeira, qui joue aux cartes sur son navire. À ce moment s’élève une fumée du palais du sultan, signe de l’attaque. Mais Sequeira a eu quelques secondes d’avance, suffisantes pour poignarder les Malais qui sont derrière lui et donner l’alerte : les Malais sont repoussés et les navires portugais lèvent l’ancre ! Il s’en est fallu d’un rien ! L’homme de confiance, c’était Magellan. Reste les hommes qui sont à terre, qui se battent, à un contre dix, un contre cent : ils se font massacrer inévitablement ; Francisco Serrao se bat un peu plus longtemps que les autres, suffisamment longtemps pour qu’une barque, avançant avec l’énergie du désespoir arrive au rivage et que ses deux hommes viennent l’arracher aux mains des Malais : l’un des deux hommes est l’ami de Francisco Serrão : Magellan. Mais Sequeira a perdu le tiers de ses hommes et ses baleinières : c’est une cuisante défaite.
Francisco Serrão et Fernão de Magalhães ne se reverront plus, mais ils ne cesseront de s’écrire : Magellan rentre au Portugal, et Serrão prend le commandement d’un des deux navires qui mettent le cap sur les îles légendaires que sont Amboine, Banda, Ternate et Tidore, les îles aux épices, dans l’archipel de la Sonde. Le séjour sur les deux premières îles suffit à remplir les cales de clous de girofle, échangés contre de la pacotille ; aussi l’amiral Abreu décide de rentrer directement sur Malacca. Les bateaux auraient-ils été trop chargés ? Toujours est-il que celui de Serrão va se briser sur des récifs. Ils parviennent à s’emparer d’une chaloupe de pirates et regagnent Amboine, où ils sont aussi bien accueillis en étant nus qu’en étant grands seigneurs. Et Serrão commence à se dire : je me suis battu pour mon roi jusqu’à présent, et si maintenant, je décidais de rester ici, dans ce paradis, sans avoir de comptes à rendre ! Et, sans avoir rien à faire, ou presque, le roi de Ternate le nomme grand vizir, c’est-à-dire qu’il reçoit maison, serviteurs, esclaves et une jolie femme ! Elle est pas belle, la vie ?
Autant dire que Magellan ne se séparera plus des lettres de son ami, qui fabriqueront le noyau dur de son projet. Il est sympathique d’apprendre que le fondement de ce projet était le plaisir de découvrir le paradis que lui décrivait son ami, et que, finalement, le but n’était pas vraiment inconnu. On retrouvera dans les courriers de Serrão une lettre de Magellan, lui promettant de venir secrètement à Ternate sinon par le chemin habituel des Portugais, du moins par une autre voie.
vers 1509
Maximilien I°, archiduc d’Autriche, grand-père de Charles Quint est doté d’une heureuse nature : pour échapper aux charges de l’empire, il se retire de temps en temps dans le château de Tratsberg, dans les environs d’Innsbruck, où, armé d’un seul javelot, il traque parfois pendant plusieurs jours le cerf ou le sanglier ; et cela l’inspire : ce court poème a été retrouvé sur le mur d’une cave :
Leb, waiss nit wie lang Und stürb, waiss nit wann Muess fahren, waiss nit wohin Mich Wundert, das ich so frelich bin |
Vis, ne sais pour combien de temps, Et meurs, ne sais quand ; Dois partir, ne sais où ; Ce qui m’étonne, c’est que je sois content. |
Les premières morues salées de Terre Neuvas débarquent à Dahouet, petit port à 25 km à l’est de Saint Brieuc. Prendront la suite Saint Brieuc, Saint Malo, La Rochelle puis Fécamp.
C’est la naissance d’un grand métier. Grand, parce que s’exerçant pour une pêche en des eaux lointaines, la grande pêche, exigeant plusieurs mois d’absence, mais grand aussi parce, ainsi que le dit si bien Joseph Conrad, il ne faut pas oublier l’orgueil que les navires inspirent aux hommes. Le sentiment des Terre Neuvas était sans doute plus ciblé sur la pêche que sur le navire lui-même, avec pour maître absolu et tyrannique, la morue. La morue, la protéine du pauvre, qui a nourri des millions d’hommes, qui se pêche en eaux froides, par tous les temps, brouillard, neige, glace, sur un navire aux conditions de confort plus que spartiates. Et d’aligner des 16, 18 heures de travail par jour, un épuisement à tuer la plus vigoureuse des libido. Et les femmes d’ailleurs… elles ont tellement pris l’habitude de leur absence, qu’une fois débarqué à terre, ils n’ont plus qu’une hâte, embarquer à nouveau pour continuer à labourer la mer.
1510
Frère Martin Luther [1] , de l’ordre des Augustins, s’en va à Rome. Julien Della Rovere y est pape depuis 1503, sous le nom de Jules II : il inscrira les plus grandes heures de l’histoire du mécénat, reconduisant les contrats de Bramante, Michel Ange, pour ne parler que des plus grands. Jean de Médicis, fils de Laurent le Magnifique, lui succédera en 1513, inaugurant son pontificat par un défilé d’une somptuosité jamais égalée. Sous son règne, la cour de Rome fut la plus brillante de l’univers.
Ce souverain avait horreur de tout ce qui le faisait sortir de l’aimable insouciance d’une vie voluptueuse.
Stendhal.
À la fin de 1510, pour les affaires de l’ordre, frère Martin Luther s’en allait à Rome. Une immense espérance le soulevait. Il allait, pieux pèlerin, vers la cité des pèlerinages insignes, la Rome des martyrs, centre vivant de la chrétienté, patrie commune des fidèles, auguste résidence du vicaire de Dieu. Ce qu’il voyait ? La Rome des Borgia, devenu depuis peu la Rome du pape Jules. Quand, éperdu, fuyant la Babylone maudite, ses courtisanes, ses bravis, ses ruffians, son clergé simoniaque, ses cardinaux sans foi et sans moralité, Luther regagnait ses Allemagnes natales, il emportait au cœur la haine inexpiable de la Grande Prostituée. Les abus, ces abus que la chrétienté unanime flétrissait, il les avait vus, incarnés, vivre et s’épanouir insolemment sous le beau ciel romain… Le cloître et Rome avaient rendu dès 1511 Luther luthérien.
Lucien Fèbvre. Martin Luther, un destin. 1928
Quand Martin Luther fit connaissance avec Rome, il vivait dans l’éblouissement austère de l’Évangile selon saint Matthieu. La marche trébuchante du Christ montant vers le Golgotha était l’unique vérité que regardait en face ce moinillon inconnu. Le mystérieux mariage du Père et du Fils exaltait son espérance et la rendait tangible. Il marchait lui-même et en dedans de lui, à côté du Supplicié ; oscillant par les pieds nus de l’Autre, lié lui aussi à cette croix disproportionnée qui chargeait l’épaule fragile du Fils de l’Homme.
Quand on est habité en tout temps par cette énigmatique vision, toute représentation qu’en a faite autrui est intransmissible.
Le faste de Jules II, pape de la magnificence de Jésus, scandalisa Martin. Il promena son regard incrédule sur toutes les beautés qu’on lui proposa en un éclaboussement d’art à profusion. Il médita longuement sur ces chantiers inachevés, parmi le bruit assourdissant des marteaux et des scies attaquant le porphyre ; évitant les fardiers et leurs équipages excités à coups de fouet par des charretiers qui se signaient en jurant à pleine voix devant tous les chefs-d’œuvre qui représentaient le Christ. Les haquets et les tombereaux pénétraient jusqu’au chœur des autels inachevés et parmi les échafaudages qui grimpaient à l’assaut des voûtes à moitié peintes, des chapelles et des tombeaux encore vides. Sur les vicaires du Christ ensevelis sous les dalles somptueuses, tant de marbre tremblait sur tant d’ombres qu’il semblait que ces squelettes, la crosse protectrice barrant leur cage thoracique, avaient été préparés de droit divin à jouir d’une priorité éternelle sur le commun des mortels. Dans leur exaltation, les génies qui avaient immortalisé les serviteurs du Christ, ses disciples et ses martyrs en une matière qui ne périssait pas, parurent à l’enfant de Thuringe avoir été contaminés par la civilisation latine qui ne s’était pas résignée à mourir.
Rome triomphante était incompatible avec cette idée que c’est au plus profond de l’homme que peut avoir lieu la seule révolution décisive, et Luther, tout préoccupé de son salut, ne voyait rien en l’or et la pourpre du Vatican qui pût l’aider à descendre en soi-même. Quand Martin s’éloigna de la ville en devenir où la vitalité de la foi se cristallisait de plus en plus vers le pouvoir temporel, il avait acquis la certitude que le vicaire du Christ n’était, en ce lieu, que le célébrant de lui-même, de ceux qui l’avaient précédé, de ceux qui le suivraient. Il n’était que l’artisan de sa propre immortalité. Pour un homme qui usait ses nuits à suivre saint Thomas se hâtant, par un aigre matin d’avril, vers le tombeau du Christ dans l’espérance de le trouver vide, cette révélation était foudroyante.
Dès son retour chez les augustins d’Erfurt, il se mit à écrire à la lueur d’une mauvaise chandelle, avec un calame [roseau taillé en plume. ndlr] qu’il n’avait pas pris le temps de tailler. Il écrivit toute la nuit.
Les phrases abruptes du latin sans articles tombaient de lui comme dictées. Il lui semblait, car l’orgueil n’est jamais absent de toute entreprise humaine, que le Christ renaissait sous sa plume. Il écrivit plusieurs jours de suite, cherchant le salut dans une vérité longuement reconstruite : le chrétien se sait toujours juste, toujours pécheur et toujours repentant. Il vécut fermé au monde, le lendemain et les jours suivants. Il n’existait que par surcroît. Quand il releva de ce travail harassant, il venait d’inventer la plus terrible machine de guerre qui allait traverser les siècles jusqu’à la fin des temps. Rejoint comme un fleuve par le puissant affluent de Calvin, la Bonne Nouvelle à nouveau pourpensée se répandit sous-jacente comme un arbre étend ses racines et de même que tout ce qui peut se faire se fait, avec la même incohérence que toute chose, elle s’infiltra par la pente du Rhin, remonta jusqu’aux vallées alpines et aux cols des sommets, imbibant toute la Suisse, se répandant inégalement par la Savoie jusqu’au Dauphiné et à la Provence ; ici trouvant des points d’appui, là des points de rupture ; frappant inégalement l’esprit des hommes, tant puissants que misérables ; perçue différemment selon les intelligences disparates, les us et les coutumes, mais avançant comme la foudre par les montagnes pauvres.
François de Bonne en sa forteresse de Saint Bonnet dans le Champsaur alpin, austère et pauvre, offrait un front favorable à ce doute majeur. Sa grand’mère maternelle était née à Lauris dans le Lubéron. Elle lui racontait l’histoire des Vaudois, massacrés à Mérindol sur recommandation unanime du parlement d’Aix, parce qu’ils étaient malsentants de la foi. C’est-à-dire qu’ils adoraient le Christ en toute simplicité et sans la pompe et les ors de l’Église catholique. Ces Vaudois étaient des paysans laborieux qui cultivaient bien leur terre et dont la vie irréprochable faisait des envieux. La grand’mère catholique vantait leur grande religion, leurs qualités de travail, leur crainte de Dieu, le droit chemin qu’ils ne quittaient jamais.
Pierre Magnan Chronique d’un château hanté. Denoël 2008
La naissance de la Réforme protestante se comprend mal si on ne la replace pas dans l’atmosphère de fin du monde qui régnait alors en Europe en notamment en Allemagne. Si Luther et ses disciples avaient cru à la survie de l’Église romaine, s’ils ne s’étaient pas sentis talonnés par l’imminence du dénouement final, sans doute auraient-ils été moins intransigeants vis à vis de la papauté : mais pour eux, aucun doute n’était possible : les papes de l’époque étaient des incarnations successives de l’Antéchrist. En leur donnant ce nom collectif, ils ne croyaient pas utiliser un slogan de propagande, mais bien identifier une situation historique précise. Si l’Antéchrist régnait à Rome, c’est bien que l’histoire humaine approchait de son terme. Luther a été habité par la hantise du dernier jour.
Jean Delumeau. La peur en Occident. Arthème Fayard. 1978
L’argumentation sur l’imminence de la fin des temps fait parfois penser au trait suivant : Si Dieu a créé l’homme à son image, celui-ci le lui a bien rendu. Il pourrait avoir pour titre : Même la patience divine a des limites :
Comment Dieu saurait-il endurer cela à la longue ? Il faut bien qu’en définitive il sauve et protège la vérité et la justice, et qu’il châtie le mal et les méchants, les blasphèmes venimeux et les tyrans. Sinon, il perdrait sa divinité et pour finir, ne serait plus considéré un Dieu par personne si chacun faisait sans trêve ce dont il a envie et méprisait sans vergogne et si honteusement Dieu, sa parole et ses commandements, comme s’il était un fou ou un pantin qui n’attacherait aucun sérieux à ses menaces et à ses ordres. Et dans un tel état de choses, je n’ai d’autre réconfort ni d’autre espoir, si ce n’est que le dernier jour est imminent. Car les choses sont poussées à un extrême tel que Dieu ne pourra l’endurer davantage.
Eustache Deschamps
Quelle situation retrouvait-il dans son Allemagne catholique ?
On dénonce les mœurs relâchées et le favoritisme dont Rome donnait le scandaleux spectacle, la lourdeur de la bureaucratie, la chasse aux prébendes, l’abus des indulgences, l’oppression financière surtout. Ces deux derniers thèmes doivent cependant être nuancés : bien des églises d’Allemagne purent être achevées grâce aux indulgences complaisamment accordées par Rome et d’autre part, l’ensemble des taxes prélevées en Allemagne à la fin du XV° siècle n’excède pas le montant de celles du XIV° siècle. Mais contre l’abus des indulgences milite le besoin d’une religion plus intérieure et contre l’excès des taxes se déchaîne la susceptibilité nationale toujours plus aiguisée : c’est un lieu commun de répéter que l’Allemagne seule entretient le luxe de la cour pontificale. Toutes ces plaintes amenèrent à plusieurs reprises la rédaction de listes de griefs, les gravamina nationis germanicae que Wimpheling ramassa en 1510 en un libelle unique ; huit ans plus tard, la dernière diète présidée par Maximilien à Augsbourg fit de la correction des abus la condition première de son assentiment aux demandes de l’empereur et du pape.
La situation intérieure de l’Église allemande ne laissait point, de son côté, de susciter de vives critiques. Faisons ici encore la part des choses. Tous les membres du clergé ne sont de loin pas ces hommes cupides, débauchés et obscurs que reflètent les pamphlets de Hutten. De nombreux évêques sont encore de consciencieux pasteurs d’âmes ; des curés et des vicaires parfaitement honorables partagent la vie peineuse de leurs ouailles ; les monastères, dans la mesure où ils ont été touchés par les réformes de Bursfeld et de Melk, continuent à être des centres d’études et d’art ; l’influence spirituelle des mendiants surtout, par la confession et la prédication, ne saurait en aucun cas être sous-estimée. Mais autour de ces lumières, les ombres s’accumulent. Certaines institutions suscitent de vives critiques : la propriété ecclésiastique, très étendue, au point de représenter dans certaines régions comme l’archevêché de Cologne le tiers du sol, est un objet d’envie pour tous les laïques, depuis les princes et les chevaliers jusqu’aux bourgeois et aux paysans ; les tribunaux ecclésiastiques, souvent inféodés à des tiers, ne paraissent plus représenter que des sources de profit. Dans le clergé lui-même, la série des maux est longue : le plus important est sans doute que la hiérarchie reflète à l’extrême la division de la société en classes nettement différenciées. Voici les évêques, princes territoriaux, trop engagés dans le siècle ; voici les chapitres cathédraux et collégiaux, refuges de la noblesse. À côté de cette aristocratie ecclésiastique, largement pourvue, la masse des curés, vicaires, desservants d’autels, vit dans des conditions difficiles, dans les villes surtout où il y a pléthore d’ecclésiastiques ; à la seule cathédrale de Meissen étaient attachés, vers la fin du XV° siècle, à des titres divers, cent vingt clercs (chanoines, vicaires, desservants d’autels, chantres) ; à Breslau, au début du XVI° siècle, un habitant sur cent était desservant d’autel. Ces autels étant souvent insuffisamment dotés, leurs desservants vivaient mal et tendaient à former une véritable plèbe cléricale. Des tares communes sévissaient du haut en bas de la hiérarchie : formation théologique souvent insuffisante, médiocrité morale chez beaucoup, absentéisme des titulaires qui multipliait les suppléants. Des pratiques détestables aggravaient le mal : entre toutes, l’incorporation de cures riches à des cathédrales et des abbayes, qui en percevaient les revenus et en abandonnaient l’administration à des vicaires faméliques, et le cumul des bénéfices. Sur ce plan-là encore, il faut nuancer : rien de commun entre la réunion scandaleuse sous la crosse du cardinal Albert de Brandebourg des archevêchés de Mayence, de Magdebourg et de l’évêché de Halberstadt – l’affaire fut directement responsable de la malheureuse prédication de l’indulgence en 1517 – et le cumul de prébendes inférieures qui est souvent le seul moyen pour le bas clergé de vivre à peu près honorablement, ainsi dans l’évêché de Worms.
En dépit des défaillances du clergé, la vie religieuse demeurait intense en Allemagne à la fin du Moyen âge. Sans cette profonde réalité, la Réforme serait tout à fait impensable.
Robert Folz. Le monde germanique. 1986
Pour Georges Suffert, la pierre centrale d’achoppement de la révolte de Luther, ce n’est pas spécifiquement le luxe et la corruption de Rome, mais bien le principe des Indulgences, Luther disant en quelque sorte : le salut ne peut s’acheter. C’est bien à partir de ce fait que s’est construit le protestantisme, les désaccords théologiques antérieurs n’étant finalement qu’une querelle de plus et ce n’était pas la première.
Dans l’imaginaire historique, la Réforme éclate comme un coup de tonnerre dans une Europe à demi apaisée. Or, il n’en est rien : la décision d’un prêtre allemand d’afficher une série de propositions sur la porte de l’église du château de Wittenberg n’a pas bouleversé les opinions publiques. Il est probable que la plupart des chrétiens n’en entendirent même pas parler. Rome, elle-même, mit quelque temps avant de prendre au sérieux la prédication de ce Martin Luther qui, à la Toussaint de 1517, avait affiché ses quatre-vingt-quinze thèses sur la porte de l’église du château de Wittenberg ; thèses rédigées en latin, ce qui prouve qu’elles étaient destinées aux étudiants et aux clercs et pas encore aux simples croyants.
Pourquoi la Réforme occupe-t-elle une telle place dans l’histoire de l’Église (et celle de l’Europe) ? Pour de multiples raisons. Bornons-nous ici à énoncer les principales. D’abord, pour l’Église. Depuis 1054-1204, le christianisme est approximativement coupé en deux : Église romaine et Église d’Orient ; la latinité et l’orthodoxie. Or, à partir du milieu du XVI° siècle, l’Église de Rome va de nouveau se couper en deux : catholicisme d’un côté, protestantismes de l’autre. Cette rupture va avoir des conséquences religieuses et politiques importantes. Bon nombre d’historiens prétendront que deux manières de penser vont couper en deux le Vieux Continent. Aujourd’hui, la tension s’est atténuée. Catholiques et protestants prient ensemble et, sur bien des points, ont des analyses convergentes. Mais, en 1517, personne n’en est là. Bien au contraire : le fanatisme religieux – qui n’avait été connu qu’à travers l’Inquisition, c’est-à-dire une organisation et quelques milliers d’hommes – va déferler d’un bout à l’autre de l’Occident. On va tuer en masse pour l’idée que l’on se fait de Dieu.
Ensuite, cette cassure va bouleverser la géographie de l’Europe. Les nations sont en train, un peu partout, d’émerger : c’est vrai pour la France, la Grande-Bretagne et l’Espagne. Mais Luther, par la traduction de la Bible en allemand, va jeter les bases de ce qui deviendra avec Bismarck l’État le plus vaste et le plus conquérant de l’Occident. Au-delà des phénomènes nationaux, des pays entiers vont basculer : d’abord la Grande-Bretagne, même si la Réforme, là-bas, ne ressemble guère à celle d’Allemagne ou des pays du Nord. N’empêche que l’une des nations puissantes de l’Europe choisit de rompre avec Rome. Si l’Espagne et l’Italie passent à côté de la série de guerres civiles qui commence, la France va en être l’épicentre : huit guerres successives vont, une fois de plus, faucher une partie des cadres intellectuels de ce pays.
La Réforme n’a-t-elle eu que des conséquences négatives ? Nullement. On peut même affirmer qu’elle a partout réveillé et aiguisé la foi. Les protestants ont redonné aux uns et aux autres le goût de la prière ; les catholiques se sont décidés à réformer l’Église. Le concile de Trente va définir les règles sur lesquelles le catholicisme va s’appuyer jusqu’à l’époque moderne.
Voilà les explications les plus rationnelles de ce qui fut désigné du terme de Réforme. Gardons-nous de négliger le principal : pourquoi un moine ignoré d’Allemagne a-t-il pu ébranler la majestueuse construction de l’Église institutionnelle ? Tout simplement parce que la foi brûlante, fiévreuse – on pourrait dire paulinienne, durant les premières années de sa révolte – est de son côté. À Wittenberg, ce croyant dévoré par une angoisse existentielle, cet homme qui, à travers la prière et la méditation, a été foudroyé par la vision de la grandeur de Dieu, ce chrétien qui cherche la voie du salut hors des compromissions, des bassesses, des fausses majestés romaines, domine son époque. Pour surnager dans cette tempête qu’il pressent et qu’il déchaîne, il ne dispose que d’un frêle radeau : les Livres sacrés, les Écritures, les histoires, dialogues et textes énigmatiques contenus dans les deux Testaments, les Épîtres et quelques textes des Pères de l’Église. Bien sûr, du point de vue catholique, il commet une erreur et, d’une certaine manière, il en prendra conscience lui-même : l’histoire de l’Église complète, explique, en partie, la révélation chrétienne. Parce qu’il existe un peuple chrétien et qu’il a la charge de marcher à tâtons vers la fin des temps.
N’empêche. La foi, au départ, est du côté de Luther ; l’Église, contre lui, brandira au début le droit, puis les armes. Il lui faudra des années pour comprendre que l’affrontement se déroule à un tout autre niveau : qu’il va falloir que l’Église, elle aussi, invente et impose sa réforme ; que Luther a ouvert avec des mots une route inconnue ; qu’il a donc sa place – et quelle place ! – dans la longue histoire de l’Église.
On connaît désormais convenablement la vie de Luther. Il naît en 1483, à Eisleben, petite ville minière. Dans son milieu, dans sa famille, personne n’est riche. Tout le monde croit en Dieu. Le jeune Luther fait ses premières études à Mansfeld, puis à Magdebourg ; en 1501, il entre à l’université d’Erfurt. Inscrit à la faculté des Arts, il lit Aristote, découvre la logique. En 1505, il devient maîtres ès arts. Avec l’accord de son père, Martin décide d’apprendre maintenant le droit.
Il se passe alors l’une de ces scènes dramatiques qui entaillent sa vie. Sur un coup de tête, il vient de quitter l’université et marche vers Erfurt. Un orage éclate, la foudre tombe à côté de lui. L’étudiant a peur, il s’écrie : Au secours, chère sainte Anne, je veux devenir moine. Deux semaines plus tard, il entre au couvent des Augustins, toujours à Erfurt. En 1507, il est ordonné prêtre. Il a beaucoup lu la théologie d’Occam (Occam fut un théologien anglais, essentiellement connu par ses pamphlets politiques contre la papauté). Il a lu et relu la Bible. Surtout, il sait par cœur l’épître aux Romains et l’épître aux Galates. En réalité, ce premier moment mystique dans la vie du moine allemand est l’un des signes du bouillonnement intellectuel qui, dès cette époque, l’agite.
Lorsqu’il dit sa première messe, il connaît une deuxième crise. On parlera du tremendum, c’est-à-dire de l’effroi que ressent la minuscule créature humaine devant l’immensité de Dieu. Pour la première fois peut-être, Luther ressent ce qu’il rationalisera plus tard : il n’y a que Dieu. La personne humaine n’est rien. Nous n’avons, pour avancer vers le Tout-Puissant, que les Écritures et l’expérience personnelle. Comment l’Église peut-elle dire et proclamer des vérités supposées qui ne sont pas contenues dans les Écritures ? Voilà l’un des thèmes de la rupture entre Luther et Rome qui s’esquisse chez le nouveau prêtre.
Sans conséquence sur la vie de Luther. D’autant que ces événements sont ignorés. C’est bien plus tard que le moine révolté les racontera lui-même. Il faut, bien sûr, prendre ce récit avec précaution : le Luther qui écrit n’est pas celui qui commence sa prédication à Erfurt.
En tout cas, sa carrière se poursuit. Après avoir été nommé lecteur à Erfurt, il est envoyé par Staupitz – vicaire de son ordre – à Wittenberg ; il est professeur de philosophie morale et de théologie. À sa manière, et à travers Occam, il n’est pas éloigné de la pensée augustinienne ; pour lui, la raison est impuissante devant la grandeur et le mystère de Dieu.
Vers 1510, son ordre l’expédie à Rome pour des rencontres concernant l’organisation elle-même. Il semble être demeuré imperméable – ou, au moins, indifférent – au scandale de la Rome de la Renaissance. C’est après son retour en Allemagne qu’il va franchir une étape décisive. On pense qu’il a été sujet, alors, à des crises de pessimisme, puis à des moments d’exaltation mystique. Luther, pense-t-on, souffrit de troubles psychiques. C’est un exalté, qui a des visions.
Il ignore délibérément le courant intellectualiste et thomiste qui domine l’esprit de son époque. Ce n’est pas l’effort, ce ne sont pas les œuvres, qui pour lui ouvrent les portes du salut. C’est la foi, et elle seule. Le péché ne peut être pardonné que si la foi couvre le pécheur comme d’un manteau, tissé par les mérites et les sacrifices du Christ.
C’est durant cette période d’angoisses – que rien ne vient guérir, voire simplement atténuer, même les conseils de son maître Staupitz – qu’il connaît une nouvelle illumination ou une nouvelle crise. Il en a fait le récit bien plus tard, en 1545. Je sentais que malgré une vie de moine irréprochable j’étais devant Dieu un pécheur dont la conscience était des plus tourmentées, et que je ne pouvais m’appuyer sur mes actes de réparation pour L’apaiser. C’est pourquoi je n’aimais pas ce Dieu juste qui punissait le péché, je Le haïssais. Je me révoltais, je murmurais intérieurement, mais violemment contre ce Dieu : n’était-il pas suffisant que les pauvres pécheurs, ceux qui, par le péché originel, sont condamnés éternellement, soient oppressés par la loi des Dix Commandements et les maux de toutes sortes qu’elle entraîne? […] Dans ma détresse, je continuai à tambouriner sur ce texte de Paul, avec le désir avide de savoir ce que saint Paul voulait dire […] Jusqu’au moment où, Dieu m’ayant pris en pitié, je prêtai attention au contexte de ce passage : La justice de Dieu est dévoilée en Lui, comme il est écrit : Le juste vit de la foi. […] Alors je me sentis comme nouvellement né et comme si j’étais entré par des portes ouvertes au plus haut du ciel ; le visage de toute l’Écriture me parut neuf.
En réalité, la découverte de Luther est surprenante. Au mot près, beaucoup des théologiens du Moyen Âge étaient parvenus à une conclusion analogue. Elle ne va devenir une idée réformée, puis hérétique, qu’à cause du contexte dans lequel Luther va la développer. La Foi, porte du salut, c’est déjà dans saint Augustin.
De 1515 à 1518, l’enseignement de Luther demeure, en gros, classique. C’est en 1518 que Luther va plus loin. Les quatre-vingt-quinze thèses qu’il a rédigées et affichées l’année précédente sont plus contestables par leur laconisme que par leur contenu. Mais, déjà, le combat commence : lors d’un débat théologique, il soutient l’idée qu’on ne peut devenir théologien qu’en renonçant à Aristote. Il n’est pas le premier à défendre ce point de vue, ce n’est d’ailleurs pas ces réflexions de Luther qui vont provoquer la rupture.
Il faut une vraie querelle pour que Rome ouvre un œil étonné. Ce sera le fameux débat sur les indulgences.
On a écrit que l’affaire des indulgences avait servi volontairement à Luther de détonateur. Or, rien n’est moins sûr. L’évolution religieuse et théologique de Luther était commencée bien avant. En 1517, Luther ne sait pas grand-chose de ce débat et ne s’y intéresse que médiocrement. Il faudra qu’on lui rapporte les tractations entre l’évêque de Mayence, l’empereur Maximilien et enfin Rome, relatives à la répartition des revenus de ce qui ressemble fort à une espèce d’assurance sur le salut.
Il faut cependant ne pas commettre d’erreur historique. Au départ – les origines de la pratique remontent au Moyen Âge -, il s’agit de s’adresser aux fidèles pour que, tout en priant, ils mettent la main à la bourse. Objectif : construire, le plus souvent achever les églises et cathédrales qui sortent de terre partout dans l’immense chrétienté. Les chrétiens souvent n’aiment pas dilapider leur pécule. Pour les inciter à devenir plus généreux, l’Église annonce que les donateurs bénéficieront – dans des limites raisonnables – de la mansuétude de Dieu au jour du Jugement. On vient d’inventer les indulgences.
Cette promesse, qui durant les premiers temps se veut réellement spirituelle, a un tel succès qu’elle tourne très vite au procédé. Ici ou là, on prend l’habitude de quantifier les indulgences. Ce qui revient à fixer un tarif pour être lavé des conséquences du péché. C’est évidemment insoutenable. On va plus loin. À partir du XV° siècle, on admet que les indulgences peuvent bénéficier aux âmes du Purgatoire. Ce qui est assez stupéfiant : ce lieu indistinct qui, […] a pour fonction première d’arracher le jugement final à la règle terrible du tout ou rien – c’est-à-dire la damnation éternelle -, le Purgatoire, est une invention relativement récente. Si le terme d’invention paraît choquant, il suffit de le remplacer par celui de prise de conscience. L’Église, en somme, estime que par la médiation du Christ le pardon est possible ; comme Dieu le veut, et quand Il le veut. Le Purgatoire traduit, en une formule, cette espérance.
En tout cas, les indulgences, carnet de chèques de la grâce au bénéfice des morts, portent le système à son point limite. Luther aura raison de faire remarquer que le pouvoir de l’Église s’arrête aux portes de la mort.
L’événement qui va pousser Luther à tonner contre les indulgences est relativement simple. Jules II [1503-1513], en 1505, a confié à l’architecte Bramante le soin de construire ce qui va devenir l’actuel Saint-Pierre de Rome. Le monument coûte cher. Jules II et son successeur, Léon X (1514), accordent une indulgence plénière à tous les chrétiens qui verseront pour Saint-Pierre de Rome. Bien sûr, il faut commencer par se repentir de ses fautes, se confesser et communier ; mais, pardessus le marché, il faut faire une offrande pour la construction de la basilique en l’honneur de saint Pierre et de saint Paul.
Quelques évêques et de nombreux prêtres s’opposent – sans le crier sur les toits – à cette curieuse pratique. Mais Luther va donner une autre dimension à sa colère. Il faut dire que la situation en Allemagne est devenue franchement absurde. Tout se noue autour du siège épiscopal de Mayence, en 1517. Mayence est le premier évêché historique d’Allemagne ; la ville a un poids politique et religieux important. Or le prince Albert de Brandebourg, qui a une trentaine d’années, est déjà archevêque de Magdebourg et administrateur d’Halbastadt. Ce qui lui fournit des revenus convenables. Soudain, le chapitre de Mayence le choisit comme archevêque ; en échange, il doit payer à Rome, sur son propre trésor, quatorze mille ducats. Le prince s’y engage. Mais le droit canon interdit formellement de disposer, pour une seule personne, de plusieurs évêchés. Le prince veut garder les trois fonctions. Il engage des négociations avec Rome et obtient de Léon X une dispense ; mais il doit verser à la papauté dix mille autres ducats. Cela s’appelle acheter une charge ; ce qui est rigoureusement interdit : nous revoilà devant la simonie.
Que faire? D’autant que le prince n’a pas cette somme. C’est un banquier allemand, Jacob Fugger, qui, à Rome, explique aux amis du prince la marche à suivre. Le prince sera commissaire aux indulgences pour les trois fonctions et le pays de Brandebourg. Il se chargera donc de la collecte. Le produit sera réparti entre Rome, Fugger et lui-même. Plusieurs charges épiscopales sont achetées et, qui plus est, l’argent est fourni par une banque d’affaires qui prend son bénéfice sur les sommes avancées au prince-archevêque. C’est un dominicain, Johannes Tetzel (1465-1519), qui commence à prêcher pour la basilique de Rome, l’empereur Maximilien et l’archevêque. La quête s’amorce à Eisleben et Leipzig. Il semble bien que, contrairement aux affirmations de l’entourage de Luther, le dominicain n’ait pas accumulé les sottises. Il parlait davantage de repentir et de prières que d’argent. Mais, déjà, la vérité compte moins que la polémique. Les luthériens affirmeront plus tard que Tetzel aurait proclamé : Lorsque l’argent résonne dans la cassette, l’âme s’envole au ciel. Bien entendu, la formule aurait été utilisée à propos des défunts qui ne pouvaient plus se repentir ou recevoir de sacrements. Mais peu importe, la formule fait le tour de cette Allemagne frémissante. Cette fois, la querelle des indulgences est publiquement ouverte.
Ce sont les princes saxons de Saxe et de Wittenberg qui interdisent à Tetzel de prêcher chez eux. L’un et l’autre considèrent depuis longtemps que les indulgences sont une opération financière, rien de plus. Luther entend parler de cette étrange prédication par quelques-uns de ses étudiants qui ont entendu ce discours extravagant. Il est stupéfait. Pour lui, le mystérieux rapport entre le péché et la rédemption par le Christ passe par l’angoisse, la prière, la volonté de trouver auprès du Crucifié un refuge.
Aussitôt, Luther dénonce les indulgences. Il s’informe sur la pratique, sur son ancienneté, sur la justification théologique que les papes ont avancée. Puis, il rédige un court traité qu’il adresse à l’archevêque et au prince-électeur de Mayence, puis à l’évêque de Brandebourg. Personne ne prend la peine de lui répondre ou de le convoquer. Il décide donc d’aller plus loin : voilà les quatre-vingt-quinze thèses affichées à l’église de Wittenberg. Il invite les théologiens à une dispute académique sur les propositions qu’il vient de rédiger. Tout cela étant écrit en latin, il se passe quelques semaines avant les premières réactions.
Que contiennent ces fameuses propositions qui vont ébranler l’Église et l’Europe ? Des idées qui, pour la plupart, ne sont pas scandaleuses. Par exemple, Luther suggère au pape, qui est plus riche que Crésus, de financer sur ses fonds propres l’édification de Saint-Pierre de Rome. Il affirme que les indulgences ne servent à rien dans la recherche du salut : c’est la contrition parfaite qui libère du péché et de la faute. Il précise qu’ aucun acte épiscopal ne peut donner à l’homme la garantie du salut […] Celui-ci ne peut être obtenu qu’à travers la crainte et le tremblement.
En réalité, les thèses ouvrent un débat théologique. Théoriquement, les choses pourraient en rester là. Mais, tout de suite, elles sont traduites par des étudiants, des clercs. Elles circulent partout. On les trouve en 1518 à Bâle, à Leipzig, à Nuremberg. Durer les reçoit, il adhère à la Réforme ; Érasme en expédie une copie à Thomas More. L’un et l’autre restèrent fidèles à la Foi catholique, tout en admirant Luther, d’où la haine de celui-ci à leur égard. Sans le vouloir, Luther devient le porte-parole du mécontentement allemand et religieux contre les princes et contre Rome. Plus profondément, il y a, dès le départ, dans sa manière d’écrire et de s’exprimer, un frémissement, une véhémence, une inquiétude, qui correspondent à la sensibilité allemande de l’époque. On peut dire que la nostalgie germanique préromantique prend sa forme initiale chez Luther. Il n’en demandait pas tant.
Pourtant Luther ne fait rien pour éteindre l’incendie qui court d’une ville à l’autre grâce aux relais fournis par les universités et de nombreux clercs. Lorsque Tetzel et ses amis (tout particulièrement le recteur de l’université de Brandebourg) publient des contre-thèses destinées à clouer le bec de Luther, ils se trompent du tout au tout. Bien sûr, Tetzel met tout de suite le doigt sur le problème central que soulève – sans l’exprimer encore – Luther : que restera-t-il de l’autorité de l’Église, qu’en est-il de l’infaillibilité du pape en matière de foi, si Luther a raison contre Rome ? Ce problème-là va précipiter l’évolution du moine de Wittenberg.
En 1518, Luther demeure prudent. Il est convoqué à Rome et sommé de s’expliquer sur ses thèses. Cette fois, l’auteur des quatre-vingt-quinze propositions ne peut affirmer qu’on ne le prend pas au sérieux. En fait, il semble bien que ce soit l’archevêque de Mayence qui ait écrit à Rome : les indulgences, contre lesquelles Luther s’était élevé avec véhémence, rapportaient de moins en moins d’argent, de quoi inquiéter les services financiers de la curie. La première idée de convoquer Luther à Rome cède devant la politique : le pape souhaite ménager les princes-électeurs allemands qui s’opposent à la désignation de Charles I° d’Espagne, le futur Charles Quint, à la tête de l’Empire. Rome ne désire pas se retrouver encerclée. Or, Frédéric le Sage, prince-électeur de Saxe, et protecteur de Luther, est résolument contre la candidature du jeune roi d’Espagne – ce qui n’empêchera pas Charles I° de devenir Charles Quint.
C’est sans doute à ce souci politique qui n’eut pas de conséquences que Luther doit finalement de pouvoir s’expliquer en Allemagne et non à Rome. Contre l’avis de ses amis et disciples, Luther accepte de rencontrer à Augsbourg le cardinal Cajetan, l’un des grands théologiens de son temps. Il n’y eut pas de débat ; les théologiens présents demandèrent à Luther de se rétracter. Celui-ci refusa. Il demandait qu’on lui prouve ses erreurs, à partir de l’Écriture sainte. C’était un niet sans nuance. Ce soir-là, Luther craignit d’être arrêté. Il s’enfuit de nuit et court se réfugier à Wittenberg, sous la protection de l’électeur de Saxe. Mais avant de quitter Augsbourg il fait appel (par acte notarié) du pape mal informé au pape mieux renseigné. En ce début d’hiver 1518, il n’a pas encore choisi la rupture radicale.
Elle aura pratiquement lieu en juillet 1519. Il faut dire que Rome prend son temps pour achever la bulle sur les indulgences, alors que les idées de Luther continuent à se répandre en Allemagne, et déjà au-delà. Un débat théologique est organisé à Leipzig. C’est Jean Eck, théologien respecté, qui a organisé la réunion, fixé l’ordre du jour avec l’accord du duc Georges de Saxe, prince fidèle à l’Église.
La rencontre Eck-Luther est décisive. Le premier est plus habile que le second. Il tente de prouver que Luther se place dans la logique de Wyclif et de Hus. Il veut l’embarrasser : les deux hommes appartiennent à une catégorie hérétique contre laquelle existe déjà tout un arsenal théologique et canonique. Luther nie et fait remarquer que toutes les propositions de Hus ne sont pas hérétiques. Eck saisit la balle au bond : C’est le concile de Constance, dit-il, qui a condamné toutes les thèses de Hus, y compris les articles que Luther juge très chrétiens. Le concile se serait-il trompé ? La réponse de Luther est sans nuance et l’isole d’un coup de l’Église institutionnelle : Même un concile universel peut se tromper, dit le moine de Wittenberg. Aussitôt, Eck déclare que Luther est désormais hérétique : si le pape et le concile peuvent se tromper, il ne reste aucune autre autorité que l’Écriture, c’est-à-dire les deux Testaments, les Épîtres et les textes de certains Pères de l’Église. Le reste, tout le reste, n’est que du vent… Les fondements de ce qui va devenir le protestantisme sont cette fois clairs : il n’y a que la foi, la foi seule : Sola fides.
À noter que l’on fera souvent un procès non fondé à Luther. Il se garde de nier la valeur de l’écrit. Il a bien fallu avoir recours à ce moyen pour empêcher les déformations hérétiques. L’écrit, de plus, sert de contrepoids, de protection face aux prêches des imposteurs. Mais, en définitive, c’est le croyant qui, à travers la lecture de l’Écriture, pénètre le plan de Dieu. Il n’a besoin de personne pour en discerner le sens. Chaque baptisé est l’égal de l’autre en présence du mystère de la foi. Ce que, plus tard, Luther désignera du terme de sacerdoce universel est la conclusion logique de cette intuition première.
Affirmation comparable s’agissant du péché. Pour Luther, il ne s’agit pas d’un écart par rapport à la loi morale – par exemple, les Dix Commandements, les transgressions vis-à-vis des fautes étiquetées par l’Église ; le péché, pour lui, c’est l’obscure volonté de l’homme de fonder son autonomie face à Dieu, à la limite contre Lui. L’homme veut fonder sa propre justice ; c’est sur cette ambition inouïe qu’il ordonne sa vie, qu’il tente de distinguer le bien du mal. La scolastique n’a fait qu’aggraver cette dérive. Elle prétend que l’homme pécheur doit s’adresser à Dieu par l’intermédiaire de Jésus-Christ pour obtenir une aide surnaturelle : la grâce. Progressivement, celle-ci finirait par pénétrer l’âme du chrétien. Cette grâce deviendrait inhérente à l’âme. Luther utilise avec mépris une image saisissante : La grâce serait à l’âme comme la blancheur au mur.
Ce qui paraît dérisoire. Le péché est enfoui dans l’homme et ne le quittera jamais. Seules la prière et la pénitence peuvent faire jaillir le pardon divin, c’est-à-dire la justice de Dieu.
En 1518, lorsqu’il quitte Leipzig, Luther n’en est pas encore consciemment là. Il a simplement rompu avec le discours traditionnel de l’Église. Certains de ceux qui, ordinairement, le protègent – parce qu’il les a séduits par la force de ses convictions, sa véhémence intellectuelle, sa gravité angoissée, la part de vérité évidente qu’il exprime à haute voix -, ceux-là mêmes hésitent. Le prince-électeur, par exemple, estimait qu’il ne s’agissait que d’une querelle académique, comme il y en avait eu tant d’autres. Soudain, on découvre que cet espoir était vain. C’est une bataille de fond qui s’engage, et le prince-électeur s’en rend compte. Personne ne peut dire alors où cette crise entraînera l’Église, l’Allemagne et, par-delà, l’Europe dans son ensemble.
En tout cas, les conciliateurs de bonne volonté perdent leurs repères : ils avaient envisagé de faire arbitrer la disputation par d’éminents professeurs de la Sorbonne et de l’université d’Erfurt. Or, ces projets viennent de voler en éclats ; les passerelles sont en train de sauter. Du coup, les discours se radicalisent dans chaque camp ; on passe de la querelle théologique à la bataille populaire avec slogans, tracts et caricatures. La haine contre l’Église, ses fastes et ses pompes, bat son plein : voilà l’âne du pape devenu l’ange des ténèbres ; l’Église romaine est la prostituée de Babylone. Les cardinaux, les prêtres et les moines se prélassent dans ces lieux de perdition. Luther ne participe pas à cette polémique médiocre ; mais il ne fait, semble-t-il, rien pour l’atténuer.
Après tout, Luther est aussi un homme comme les autres. Il est sensible aux influences ; entouré de disciples et d’étudiants jeunes et acharnés, il est tenté de durcir ses positions. Souvent, il cède ; même si, en même temps, il voudrait écouter les conseils des humanistes : parmi eux, Melanchthon (1497–1560), qui va jouer un rôle clé dans la suite des événements. Melanchthon était un esprit habile et brillant. Il était devenu maître de l’université de Tùbingen à dix-sept ans ; c’est un très grand helléniste.
En face de ces modérés, il y avait les vrais radicaux. Par exemple, Thomas Mûntzer (1489-1525), qui, deux ans plus tard, va prendre la tête de la révolte des paysans ; Ulrich von Hutten, qui va devenir le porte-parole de la noblesse allemande (on l’appelle d’ordinaire la chevalerie allemande) ralliée à Luther. La plupart de ceux-là ne craignent pas la guerre civile ; ils s’y jetteront d’ailleurs – contre l’avis de Luther – et y perdront la vie. Même silhouette en ce qui concerne Franz von Sickingen (1481-1523) ; parce qu’il disposait d’un superbe château, il ouvrit les portes de sa demeure à tous les exaltés de la noblesse allemande en révolte. Finalement, il les conduisit tous à ce qui devait être une grande bataille et qui fut un vrai désastre.
En tout cas, vers 1520, c’est-à-dire trois ans seulement après les thèses de Wittenberg, Luther est un réprouvé à demi clandestin et quelques-uns de ses disciples ont hâte de se lancer à l’assaut de l’ordre ancien, dont l’Église est le centre et le symbole.
En 1520, justement, Luther multiplie les textes décisifs. Avec une prodigieuse puissance créatrice, il achève À la noblesse chrétienne de la nation allemande sur l’amendement de l’état chrétien, L’Église dans la captivité de Babylone, De la liberté du chrétien. Si certains de ses disciples imaginent un avenir radieux, Luther, pour sa part, se contente de faire sauter les ponts. Le titre de l’ouvrage est tout un programme : c’est aux nobles que s’adresse d’abord Luther ; c’est de l’Allemagne qu’il s’agit ; enfin, c’est le christianisme qui sera le ciment de cette réformation. Et c’est dans ce texte que Luther lance l’idée prodigieuse du sacerdoce universel :
Tous les chrétiens, écrit-il, appartiennent véritablement au sacerdoce et il n’y a entre eux aucune autre différence que celle de la fonction. Ceci parce que nous n’avons qu’un seul baptême, une seule foi, un seul Évangile et que nous sommes tous des chrétiens identiques. Qui a émergé du baptême peut se glorifier d’être déjà consacré prêtre, évêque et pape, même s’il ne convient pas que chacun exerce une pareille fonction.
On peut faire remarquer que même dans certains de ses écrits ultérieurs Luther tente de garder une porte entrouverte ; il ménage l’avenir. Par exemple, dans la Captivité de Babylone qui condamne tous les liens attachant le chrétien et l’empêchant de se confronter lui-même avec l’Écriture, Luther met de côté le baptême des enfants, la communion et, dans une grande mesure, la confession. Simplement, il considère que les sacrements ne sont plus délivrés ex opere operato ; au contraire, la condition stricte est que le chrétien soit l’acteur principal de l’acte par la foi et la repentance.
La première partie de la réformation luthérienne s’achève. Par la bulle Exsurge Domine (1520), Rome condamne la doctrine du moine de Wittenberg. On attend sa rétractation. Il riposte par l’un de ses écrits les plus violents, Contre la bulle de l’Antéchrist. Il se passe sans doute quelque chose dans la tête de Luther. Il a attendu – sans savoir si son espérance avait une chance de passer du songe à la réalité – une confrontation solennelle, ou un concile, en tout cas une discussion publique, entre le pape et lui. Mais il n’a pas voulu croire que Rome oserait le condamner. Lorsque le couperet tombe, il est sans doute envahi par un sentiment de solitude atroce. Une chose est d’être un réformateur aux limites de l’orthodoxie, une autre d’être un exclu. Il éclate. D’où le contenu un peu fort de sa riposte : le pape est l’Antéchrist. Grâce aux pouvoirs que son baptême lui a donnés, Luther engage donc le combat contre le pape et les cardinaux. Il leur ordonne de faire pénitence. Au nom du Christ, il les menace de la damnation. Le 10 décembre 1520, il ordonne à ses étudiants d’allumer un bûcher devant son église et il jette aux flammes les multiples textes le condamnant, le réfutant ; il maudit ses adversaires. Staupitz le délie de ses engagements religieux. Voilà Luther libre mais juridiquement isolé. Que faire ? Il accepte de se rendre à la diète de Worms. On essaie de l’en empêcher ; il risque fort, lui dit-on, d’être arrêté. C’est l’aventure de Leipzig qui recommence. Luther n’écoute personne. Il part et constate qu’il est acclamé par les artisans, les ouvriers, les paysans, ville après ville. Le 17 avril, les représentants de la diète lui demandent s’il reconnaît être l’auteur des livres qu’il a signés, et s’il est prêt à se rétracter. Il répond simplement oui à la première question. Il réserve pendant vingt-quatre heures sa réponse à la seconde, puis répond non.
Cette fois, Luther est en marge. Comme toujours, il travaille jour et nuit. Dans le château de Wartburg où on l’a recueilli, il traduit en dix semaines le Nouveau Testament en allemand, puis se lance dans une tâche analogue sur l’Ancien. Ce second travail lui prendra douze ans.
L’année passe. Luther, pour ses disciples, a presque disparu. Le mouvement qu’il a impulsé commence à partir à hue et à dia. Karlstadt, professeur à Wittenberg et partisan acharné de Luther, devient le chef reconnu des révoltés. Même le sage Melanchthon paraît disposé à le suivre. On entreprend la liquidation de la messe. À Noël 1521, Karlstadt célèbre, en habits civils, une prière collective où une communion symbolique est distribuée sous les deux espèces. Puis, le lendemain 26 décembre, il se marie. Enfin, il décide que les biens des couvents, des églises, des religieux deviendront une propriété collective permettant de rétribuer les prêtres et d’aider les pauvres. De très nombreux moines abandonnent leur couvent. Karlstadt et sa troupe envahissent les églises, détruisent les statues et brûlent les images. Les étudiants quittent l’université : tous veulent devenir prédicateurs, même s’ils ne savent rien. Est-ce si grave ? Les compagnons de François d’Assise en avaient fait tout autant. Mais Luther n’entend pas s’arrêter là.
C’est le moment que choisit Luther, malade d’inquiétude, pour réapparaître à Wittenberg ; tant pis pour sa sécurité. Il réussit à reprendre en main ces foules en révolte grâce à une série de sermons. C’est un tour de force : les révoltés s’inclinent devant sa foi et ses discours.
C’est probablement à cette date que Luther commence à craindre pour l’avenir de la Réforme. Il pressent que personne ne voudra vraiment se passer d’église ; le sacerdoce universel ne doit pas être une clé ouvrant sur le désordre. Luther impose, par son verbe, une organisation minimum : le latin réapparaît, les vêtements sacrés sont réhabilités, la messe dominicale reprend sa place et, en gros, sa forme. Chaque paroisse, néanmoins, peut juger le prêche du pasteur : une clause redoutable que Luther ne tardera pas à abandonner.
Personne ne cherche à l’arrêter ; il continuera donc à prêcher et à écrire. En 1524, il épouse Catherine von Bora, une ancienne religieuse cistercienne. Melanchthon désapprouve ce mariage. Mais déjà les routes des deux hommes commencent à se séparer.
En 1525, nouvelle étape dans l’évolution intellectuelle de Luther. La guerre des paysans est commencée depuis plusieurs mois. Luther a réussi à demeurer à peu près neutre dans la révolte des nobles. Mais avec les paysans c’est une autre histoire. La guerre des paysans n’est pas seulement une révolte sociale, mais aussi une révolte religieuse. La plupart se présentent comme des disciples de Luther. Ce sont les premiers Illuminés organisés. À leur tête, parmi d’autres, Thomas Mùntzer qui, à Leipzig, était à côté de Luther. Depuis cette rencontre, il avait pris ses distances vis-à-vis du luthéranisme ; il soutient que les hommes peuvent faire appel à Dieu ; que, comme Marie, ils peuvent apprendre à s’approcher de Dieu. Celui-ci a parlé aux hommes depuis des siècles ; pourquoi se tairait-Il désormais ?
Luther se moque de Mùntzer, qui se déchaîne contre son ancien maître. Luther, écrit-il, est l’archichancelier du diable, le pape de Wittenberg. Étonnés par ces clameurs, les chevaliers s’éloignent de Mùntzer. En 1525, les paysans révoltés jettent les bases d’une constitution fédérale. Cette fois, l’insurrection prend de l’ampleur : plus de mille couvents, affirme-t-on, sont pillés et brûlés. Même sort pour les châteaux. Du coup, les autorités s’en mêlent avec énergie. Le chef militaire de la Souabe, Georg Truchsess von Waldburg, intervient en force et liquide les paysans et autres révoltés. Mùntzer est arrêté, torturé et, enfin, décapité. On crève les yeux des bourgeois qui s’étaient ralliés à la révolte.
Luther n’a pas levé le petit doigt en leur faveur. Il avait d’abord fait paraître un texte qui reconnaissait la justesse des arguments sociaux des paysans. Puis, très vite, il publie un second document plus terrifiant : il invite les princes à abattre les révoltés. C’est pourquoi, écrit-il, quiconque en a la possibilité doit frapper, étrangler, poignarder en secret ou en pleine lumière les hommes séditieux, comme on abat un chien enragé.
Voilà Luther coupé du petit peuple. Mais les princes et les nobles, qui pensent autant à l’Allemagne qu’à l’Église, observent désormais ce moine solitaire. Une alliance se dessine, qui va devenir le ciment social de ce qui sera le protestantisme. Le temps d’une organisation minimum permettant une politique de développement géographique – aussi bien par conversion que par ralliement de certains États – est tout proche. On peut estimer qu’aux environs de 1530, la première étape de ce qui est bel et bien une révolution religieuse, culturelle et nationale, est achevée. Elle a demandé moins de treize ans. Ce qui est assez foudroyant.
Georges Suffert. Tu es Pierre. Éditions de Fallois. 2000
Il n’est sans doute aucune autre personnalité religieuse de l’Europe occidentale qui ait eu une influence aussi importante, hors le champ religieux au sens strict : unificateur de la langue allemande, initiateur d’un développement extraordinaire du chant, religieux bien sûr, mais à l’origine de la place extraordinaire qu’occupe la musique dans tous les pays de culture germanique :
En 1529, à Göttingen, des artisans acquis à la Réforme perturbent une procession : au Te deum laudamus chanté par les clercs, ils répliquent par la version du même chant traduit en allemand par Luther Herr Gott dich loben wir. Ce fut le début de l’Évangile à Göttingen, relate un chroniqueur : le chant et la musique ont joué un rôle déterminant dans la diffusion des idées de Luther.
C’est à partir de 1523 que Luther introduit dans le culte le chant communautaire en allemand dont lui-même fournit les premiers modèles. Jusqu’à sa mort, il compose 36 cantiques, créations personnelles, mais aussi adaptations de psaumes, d’hymnes du répertoire grégorien et d’anciens chants religieux. Ce choral, chanté à l’unisson par l’assemblée, devient le mode principal de participation des fidèles à l’acte liturgique. Cette promotion du chant participe d’une volonté de diffuser l’Écriture au plus grand nombre. Pour le Réformateur, la parole divine, enfermée dans la Bible, est lettre morte si elle n’est pas en même temps annoncée, transmise par la voix et écoutée. Pour lui, le Royaume du Christ est un royaume de l’ouïe et non de la vue. Car ce ne sont pas les yeux qui nous guident […] mais les oreilles. Le choral entraîne un ample mouvement de création. Plus de 10 000 cantiques ont été publiés dans l’empire jusqu’à la fin du XVII° siècle ! L’Écriture devient également une source essentielle d’inspiration musicale. Aux côtés du choral, elle est le fondement d’un art musical destiné à faire corps avec une liturgie axée sur la parole divine, à l’exemple de la cantate à l’époque de Bach jouée entre la lecture de l’Évangile et le sermon.
L’école occupe une place centrale dans ce dispositif : les écoliers encadrent les fidèles dans l’apprentissage et la conduite du chant au culte. Dans les villes, c’est sur le chœur scolaire de l’école latine que repose l’exécution de la partie musicale des offices. L’essor d’un répertoire musical protestant est pour beaucoup dû aux cantors, ces musiciens à la formation souvent académique. Appointés par les villes où ils font partie de la hiérarchie scolaire, ils ont à la fois une fonction d’enseignement et la responsabilité de la musique à l’église. De Johann Walther, le compagnon musical de Luther, jusqu’à Jean-Sébastien Bach, très nombreux sont les musiciens allemands qui s’inscrivent dans cette lignée de cantors urbains luthériens. L’édition musicale, en plein développement, alimente en livres de chant et en partitions diverses les églises, les écoles et les magistrats des villes, sans oublier le patriciat, les milieux humanistes et académiques pour leur pratique domestique. Car la pratique et la musique instrumentales connaissent elles aussi un grand essor, qu’attestent entre autres l’accroissement des effectifs des chapelles et des corporations de musiciens municipaux ou les progrès de la facture instrumentale. L’orgue, à la tradition déjà ancienne dans l’empire, devient l’instrument liturgique par excellence, en particulier dans les églises luthériennes où il prélude le chant du choral ou alterne avec lui. Dans les pays germaniques, l’organiste jouit parmi les musiciens d’un prestige particulier. Si les villes et leurs élites sont autant de supports actifs de la vie musicale, les cours sont également des lieux de dynamisme culturel. Celle de Bavière à Munich où officient d’abord Ludwig Senfl, puis Roland de Lassus, le prince des musiciens de son temps, devient un des foyers musicaux les plus importants en Europe. À la cour protestante de Wolfenbùttel, Michael Praetorius introduit au début du XVII° siècle la musique à plusieurs chœurs vocaux et instrumentaux d’inspiration vénitienne dans la musique luthérienne. À la fin du XVI° siècle, une nouvelle géographie de l’influence et de la circulation musicales s’esquisse : le pôle d’attraction se déplace du Nord, marqué par le rayonnement européen des musiciens franco-flamands depuis le XV° siècle, vers l’Italie. Celle-ci devient le centre de la nouveauté musicale en Europe, et son empreinte va s’exercer sur la musique profane et religieuse en Allemagne.
Patrice Veit. L’Histoire N° 387. Mai 2013
La dynastie des Séfévides ou Safavides règne sur l’Iran depuis 1501. Issus du soufisme kurde, fondé au XIV° siècle, ils se convertissent au chiisme duodécimain sous l’autorité du premier souverain, Ismaïl I° (1487-1524). Leur puissance va de pair avec la création d’une théocratie dirigée par le shah, avec à l’est les Ouzbeks turcophones et à l’ouest les Ottomans sunnites.
Ludovico di Varthema, originaire de Bologne, est parti vers l’est comme son compatriote Marco Polo, mais en passant plus au sud : il est passé par les Indes, où il a été le premier Européen à s’enrichir avec les pierres précieuses indiennes. Il dit encore avoir visité, au péril de sa vie, La Mecque. Il ira jusqu’à atteindre les îles aux épices, découvrant alors le giroflier – Syzygium aromaticum, dit encore Eugenia aromatica ou Eugenia carophyllata – :
L’arbre des clous de girofle est exactement comme un buisson de buis, soit épais, avec des feuilles comme celles du cannelier, mais un peu plus rondes… quand les fleurs du giroflier sont sèches, les hommes frappent les branches avec des cannes et placent des nattes en dessous de l’arbre pour les recueillir.[…] Nous trouvâmes que les girofles étaient vendues pour deux fois le prix des noix de muscade, mais au volume, car ces gens ne savent pas ce qu’est le poids.
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Des siècles avant Magellan, les Chinois avaient importé des clous de girofle, auxquels ils prêtaient des vertus médicinales. Ils les utilisaient aussi pour agrémenter le goût des aliments et pour adoucir l’haleine. L’Europe trouva bien d’autres applications encore au clou de girofle : son esence, appliquée sur les yeux, aurait amélioré la vision ; sa poudre, en cataplasmes sur le front, aurait soulagé la fièvre et les refroidissements ; ajouté à un plat, il aurait stimulé la vessie et nettoyé le côlon ; consommé dans du lait, il aurait rendu les rapports sexuels plus satisfaisants. Il était miraculeux, précieux, merveilleux sur tous les plans.
Son nom de clou vient de la forme de la fleur séchée, qui rappelle bien un clou. Les arbustes ont une croissance lente : pour qu’une tige à peine sortie de terre arrive à maturité, il faut sept ou huit ans. Jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans environ, le giroflier donnera environ huit livres de la précieuse épice, puis il déclinera lentement. Le rendement varie d’une année à l’autre, en fonction des fluctuations du climat. On trouve dans les îles aux Épices le sol idéal pour faire pousser des girofliers : une terre volcanique profonde, riche, bien drainée. La pluie est essentielle à l’épanouissement de l’arbuste, et ces îles bénéficient justement de deux cent cinquante centimètres de pluie par an – l’idéal. Les fleurs varient en longueur d’un à deux centimètres, et elles contiennent jusqu’à vingt pour cent d’huile essentielle. Leur composante principale est l’eugénol, une huile aromatique qui confère au clou de girofle son parfum si particulier.
Récolter le girofle exige de prendre des précautions considérables, car les fleurs sont fragiles. Il s ‘agit de tirer la fleur et sa tige sans endommager les branches, ce qu’on obtient le plus souvent en utilisant la main comme un peigne pour détacher des fleurs en bouquets qui tombent dans des paniers ou dans le tablier tendu à cet effet. Après leur récolte, les fleurs sont mises à l’air quelques jours pour qu’elles sèchent. Une fois déshydratée, la fleur vire au brun et perd les deux tiers de son poids. Même après la mise en sac, elle continue à perdre de l’humidité et du poids, mais plus lentement.
Pigafetta, [le chroniqueur de Magellan de 1519 à 1522] enfin au contact direct de la source de toutes ces richesses et de tous ces combats, la décrivit avec une évidente fascination :
L’arbre est haut et gros comme un homme au milieu du corps. Ses branches s’étendent en largeur au milieu, mais à l’extrémité elles font une sorte de cime. La feuille est pareille à celle du laurier, et l’écorce de la couleur du fruit. Le girofle vient à la cime des branches, dix ou vingt ensemble. Ces arbres en font presque toujours plus d’un coté que de l’autre, selon la disposition du temps. Quand les girofles naissent, ils sont blancs et ils meurent rouges, et secs, ils deviennent noirs. Ils se cueillent deux fois l’an l’une à Noël, et l’autre à la Saint-Jean-Baptiste, parce qu’à ces deux époques la température est plus tempérée ; plus encore à Noël. Quand l’année est plus chaude et qu’il y a moins de pluies, on cueille le girofle par trois ou quatre cents bahars en chacune de ces îles. Ils poussent seulement dans les montagnes. Et si on plante un de ces arbres en pays plat, près des montagnes, il meurt. Sa feuille, l’écorce et le bois vert sont aussi forts que le girofle, lequel, s’il n’est cueilli quand il est mort, devient si grand et dur qu’il n’y a que l’écorce qui vaille. Il ne croît point au monde d’autre girofles, sauf en cinq montagnes de ces cinq îles […]. Nous voyons presque tous les jours un nuage descendre et environner tantôt l’une de ces montagnes, tantôt l’autre, cause de la perfection des girofles. Chaque habitant a un de ces arbres qu’il garde dans un endroit à soi sans le labourer.
La noix de muscade était presque aussi importante et précieuse que les clous de girofle, et Pigafetta nous offrit une description du jour où il vit apparaître un muscadier dans la nature : L’arbre est comme nos noyers et a les mêmes feuilles. Quand on cueille la noix, elle est grande comme un petit coing, ayant même peau et même couleur. La première peau est grosse comme la verte de notre noix, et dessous il y a une petite peau mince, sous laquelle est la matia très rouge, autour de l’écorce de la noix ; dedans se trouve la noix muscade.
Laurence Bergreen. Par-delà le bord du monde. L’extraordinaire et terrifiant périple de Magellan. Grasset 2003
La forme de presque toutes ces îles est celle d’un pain de sucre, dont la base s’enfonce dans l’eau, entourée de récifs à un peu plus d’un jet de pierre ; à marée basse, on peut y aller à pied sec. On gagne les îles par un chenal entre les récifs qui au-dehors sont très hauts, et il n’y a nulle part où jeter l’ancre sauf dans quelques petites baies de sable, ce qui est très dangereux. Ces îles sont sinistres, sombres, démoralisantes. C’est ce qui frappe celui qui arrive pour la première fois, car toujours, ou presque toujours, il y a une grosse couverture de brouillard à leur sommet. Pendant la plus grande partie de l’année, le ciel est nuageux, ce qui fait qu’il pleut très souvent, et s’il ne pleut pas, tout s’étiole, sauf les girofliers, qui prospèrent. À certains intervalles, il tombe une petite pluie bruineuse.
[…] Certains des cratères de feu de ces îles ont des eaux chaudes comme des sources brûlantes. Et elles sont si densément couvertes de verdure qu’on dirait que cette verdure ne forme qu’une grosse masse, et elle constitue donc une cachette pour ceux qui se conduisent mal.
Antonio Galvaõ, administrateur portugais vers 1530
Les collines de ces cinq îles ne sont que girofles. Les clous poussent sur des arbres semblables à des lauriers, qui ont des feuilles d’arbousier, et ils poussent comme la fleur d’oranger, qui au début est verte avant de tourner au blanc, et quand les fleurs de girofle sont mûres elles deviennent colorées et on les cueille à la main, les gens montant dans les arbres, et ils les mettent à sécher au soleil, ils les sèchent à la fumée, et quand elles sont bien sèches, elles sont devenues le clou de girofle, et ils l’arrosent d’eau de mer pour qu’il ne s’effrite pas, et que ses vertus soient préservées.
Duarte Barbosa, beau-frère de Magellan, lors d’un voyage antérieur, en 1512
La flèche de la cathédrale de Rodez, construite à partir de 1277, brûle. On la reconstruira, et tant pis pour le gothique qui alors n’avait plus la cote : ce sera une tour aux allures de campanile italien, au sommet octogonal, ceint de balustrades festonnées, piédestal d’une Vierge qui culmine à 87 m de haut, le tout en rougier, le grès du pays. La très belle rosace n’est ronde que vue du bas, et donc en fait légèrement ovale : La Renaissance avait aussi fait renaître l’art du trompe l’œil.
À Rouen, on utilise du charbon pour se chauffer et l’air est devenue irrespirable : Guillaume Moulet, médecin, dit que la fumée produite est dangereuse, et que personne ne peut supporter pareille odeur, et qu’à cause de cela, des personnes risquent de mourir soudainement.
Procès verbal de la police
25 07 1511
Au cri de Saint Jacques tueur de Maures – de là vient notre matamore -. le Portugais Afonso d’Albuquerque, à la tête de 19 vaisseaux, aux cotés duquel se trouve Magellan, promu officier, s’empare du port de Malacca, dans l’actuelle Malaisie, après un siège de six semaines ; il donne alors trois jours à ses hommes d’armes pour se rassasier de butin. Il mettait ainsi fin à des siècles de commerce maritime des Indonésiens, grands marins depuis des siècles, qui exportaient la cannelle sur la côte est de l’Afrique et à Madagascar, parfois sur leurs jonques, parfois simplement sur leurs pirogues, – de 15 à 20 m. taillés dans un seul tronc d’arbre – munis d’un ou deux balanciers. Les commerçants arabes prenaient alors le relais : on trouve des traces de ce commerce sur une peinture du temple de Deir el-Bahari, représentant une expédition navale ordonnée par la reine égyptienne Hatshepsout, 1503-1482 av J.C : la cannelle était un élément important dans le rituel égyptien.
Le montant du butin pillé dépassera toutes les espérances ; Rome attendra le retour des Portugais pour faire une fête du tonnerre de Dieu en cet honneur : on y verra des chevaux richement caparaçonnés, des léopards et des panthères et surtout, un éléphant qui s’agenouille trois fois devant le pape sous les acclamations des fidèles. Quel cirque !
Sur le port de Malacca, Magellan achète un esclave qu’il nomme du nom du saint que l’on fêtait ce jour-là : Enrique. Il sera à ses cotés jusqu’à sa mort. On parle aussi d’une esclave, mais sans qu’on en sache plus. Lisbonne va rapidement devenir le marché aux épices le plus important d’Europe.
21 12 1511
Antonio de Montesinos, dominicain, monte en chair dans une église de Saint Domingue. Parmi les nombreuses personnalités de l’assistance, Diego Colomb, fils aîné de Christophe, vice-roi des Indes. Le prêche n’est pas spontané : il a reçu l’aval de son ordre :
Je suis la voix du Christ qui crie dans le désert de cette île […] Cette voix dit que vous êtes tous en état de péché mortel à cause de la cruauté et de la tyrannie dont vous usez vis-à-vis de ces peuples innocents. Dites-moi, en vertu de quel droit et de quelle justice maintenez-vous ces Indiens dans une servitude si cruelle et si horrible ? Qui vous a autorisés à faire des guerres aussi détestables à ces peuples qui vivaient paisiblement dans leur pays, et où ils ont péri en quantité infinie ? Pourquoi les maintenez-vous dans un tel état d’oppression, et d’épuisement, sans leur donner à manger, ni les soigner dans les maladies, à cause du travail excessif que vous exigez d’eux en les tuant tout bonnement pour extraire de l’or, jour après jour ? […] Ces Indiens, ne sont-ils pas des hommes ? N’ont-ils point une raison et une âme ? N’êtes-vous pas tenus de les aimer comme vous-mêmes ?
Tous ces conquistadors qui ne savaient faire autre chose que manier l’épée et le pistolet, manquèrent de s’étouffer en entendant claquer le fouet : l’admonition va très vite arriver à la cour d’Espagne où le roi déclare au provincial des Dominicains que Montesinos devra répondre de ces propos subversifs et scandaleux. Mais une commission de théologiens et de juristes va donner partiellement raison au père Montesinos… qui aura ainsi préparé le terrain pour Bartolomeo de Las Cases. Dès 1512-1513, une série de lois va être promulguée, parmi lesquelles l’interdiction de faire travailler les indigènes plus de neuf mois et demi par an.
En en cette même année, des Portugais, décidément omniprésents, Estêvão Foes et João de Lisboa, au nom des banquiers Fugger, appareillent sur deux caravelles cap à l’ouest, en quête – secrète bien sur – d’un passage maritime au-delà des Amériques. Au retour de leur périple, la caravelle de Lisboa dut relâcher aux Caraïbes pour une réparation, mais son équipage fut reconnu par les Espagnols, et mis en prison. L’autre caravelle, qui avait pris Lisboa à son bord, rentra à bon port, en l’occurrence Lisbonne, où les deux capitaines rendirent compte de leurs découvertes à Cristóbal de Haro, représentant des Fugger au Portugal. En 1514, un récit de leurs exploits sera publié en Allemagne : Newen Zeytung auss Presillg Landt – Nouvelle de la Terre du Brésil – où il était dit que Lisboa s’était aventuré plus de 1 000 km. au sud de tout ce que l’on avait exploré jusqu’alors. Des orages les auraient alors contraint à faire demi-tour, mais la description que donne Lisboa du détroit dans lequel il s’était engagé correspond bien à celle qu’en donnera Pigafetta, l’écrivain de Magellan.
11 04 1512
Louis XII remporte à Ravenne une bien courte victoire sur les troupes de la Sainte Ligue – les États Pontificaux et les Espagnols -. Dans les jours suivants, Louis XII mettra fin à la République de Florence en y rétablissant les Médicis : c’en est fini de la fréquentation de hommes de pouvoir pour Nicolas Machiavel qui est accusé de trahison contre Piero Soderini, jusqu’alors homme fort de Florence. Il va écrire et écrire encore…
Monsieur, si le roi a gagné bataille, je vous jure que les pauvres gentilshommes l’ont bien perdue ; car, ainsi que nous donnions la chasse, M. de Nemours [Gaston de Foix] vint trouver quelques gens de pied qui se ralliaient, et voulut donner dedans ; mais le gentil prince se trouva si mal accompagné, qu’il y fut tué, dont toutes les déplaisances et deuils qui furent jamais faits ne fut pareil que celui qu’on a démené et qu’on démène encore en notre camp ; car il semble que nous ayons perdu la bataille.
Bayard, à son oncle, évêque de Grenoble
10 08 1512
Au large de la pointe du Petit Minou, sur la côte nord du Goulet de Brest – la flotte franco-bretonne de Louis XII et d’Anne de Bretagne – une vingtaine de navires -, en guerre contre la Sainte Ligue du pape Jules II, n’attend plus que l’arrivée de renforts venus de Méditerranée pour lancer une attaque outre-Manche. Mais à 11 heures du matin, elle est surprise par l’escadre anglaise du roi Henri VIII d’Angleterre, bien supérieure en nombre. Point d’orgue à 13 heures : l’affrontement entre La Cordelière, navire amiral de la flotte bretonne, – capitaine Hervé de Portzmoguer, 700 tonneaux, 800 hommes – et l’anglais Le Regent, 1 000 tonneaux, 700 hommes. Le feu prend à bord du navire breton et se propage aux voiles de l’anglais à couple par les nombreux grappins. Les barils de poudre de La Cordelière explosent et tout le monde avec 1 000 morts ? 1 500 ? On ne sait pas vraiment.
Cinq siècles plus tard, les vestiges de ce drame n’auront toujours pas été retrouvés. Le navire océanographique André-Malraux sera le premier à obtenir en juillet 2018 des indices qui permettent de croire qu’il s’agit des épaves du Regent et de La Cordelière. Curieusement les responsables des recherches argueront de la profondeur des eaux – 50 m – pour dire qu’il ne saurait être question d’y envoyer des plongeurs. Quand on sait que 50 mètres n’est que la limite pour respirer de l’air, mais qu’on peut très bien plonger beaucoup plus profond avec des mélanges à l’hélium, où l’hélium remplace l’azote de l’air, on se dit que ce n’est pas là la vraie raison. Quelle est-elle donc ?
1512
L’Espagne se montre soucieuse de ne pas se faire souffler par les Anglais la colonisation du littoral nord-est de l’Amérique du Nord, aussi la Reine Jeanne de Castille a-t-elle missionné en octobre 1511 Juan de Agramonte, marin de Lerida pour voir cela, lui enjoignant de ne pas chercher chicane aux Portugais s’il en rencontre. Il explorera la côte du côté de Terre Neuve, réalisant que des Bretons étaient déjà passé par là, puis rentrera au pays et rendra compte à la reine : Aca nada – là-bas, il n’y a rien.
1 03 1513
Jules II est mort. Jean de Médicis, fils de Laurent, fait cardinal à 13 ans en 1488 par Innocent VIII, est élu ; il a 38 ans. Mais il n’est pas prêtre : ce n’est pas bien grave : on va l’ordonner en vitesse. Pour mener à bien les gigantesques travaux entrepris par son prédécesseur, il va inventer cette bombe à retardement que sont les indulgences ; l’astuce de l’habile financier aura aveuglé le message évangélique et le discernement du pasteur, si tant est qu’il se soit jamais senti pasteur. Maddalena, sa sœur, avait épousé le fils d’Innocent VIII, Franceschetto Cybo. Innocent VIII s’était laissé appâter par les 120 000 ducats que lui avait offert le sultan Bajazet pour garder à Rome son frère et rival Djem : C’est ainsi que l’on vit le chef de la chrétienté protéger le trône du chef de l’Islam en hébergeant au Vatican le fils du conquérant de Constantinople. Jean Mathieu Rosay.
On ne peut pas dire que les scrupules d’ordre religieux et moral étouffaient ces gens-là…
29 09 1513
Vasco Nuñez de Balboa, en armure et l’épée au poing, s’avance dans l’océan que Magellan baptisera 7 ans plus tard Pacifique, pour en prendre possession au nom des rois catholiques d’Espagne : on est au sud de l’isthme de Panama : Le voici, cet océan tant espéré, regardez vous tous qui avez partagé nos efforts, regardez le pays dont les fils de Comogre ainsi que d’autre indigènes nous ont dit tant de merveilles.
Commandant la colonie espagnole de Darien sur la côte atlantique de Panama, il se vit offrir par un cacique indien en remerciement de différents services, 112 kilos d’or : une querelle s’éleva entre Espagnols lors de la pesée de la part de la Couronne… qui eut pour effet de provoquer la colère du cacique indien : Qu’est-ce donc qui fait que vous autres, chrétiens, ayez pour si petite quantité d’or estime plus grande que de votre tranquillité. (…) Si votre soif d’or est à ce point insatiable que, poussés seulement par le désir que vous en avez, vous troubliez tant de nations (…) je vous indiquerai une région toute ruisselante d’or, où vous pourrez satisfaire votre dévorant appétit. (…) Lorsque vous franchirez ces monts (il montra du doigt les montagnes du sud), vous apercevrez une autre mer, où des hommes naviguent sur des navires aussi gros que les vôtres, utilisant comme vous voiles et avirons, bien qu’ils soient nus comme nous.
Propos recueillis par le chroniqueur Pierre Martyr d’Angheria
Le compère ne se le fit pas dire 2 fois : il réunit 190 Espagnols, plusieurs centaines d’indigènes – qui faisaient un bon bouclier humain -, et partit pour traverser lacs, marécages, et montagnes ; des chiens dressés à tuer leur étaient aussi d’un grand secours. Après 25 jours d’aventures multiples et de grandes tribulations, la cordillère était enfin franchie, avec vue imprenable sur la mer du sud, prouvant par là même que l’Amérique n’était pas une partie de l’Asie.
Ses manières plus que rustiques furent colportées à la cour, qui envoya en éclaireur Pedro Arias d’Avila, alias Pedrarias, vieux routier castillan des campagnes d’Italie, pour le remplacer. Il laissa Balboa en liberté, puis le fit arrêter par Françisco Pizarro, juger et décapiter en 1516.
L’histoire ne dit pas s’il y découvrit quelque navire, mais on sait que l’empereur inca Tupac Yupanqui fit au XV° siècle un long voyage dans le Pacifique à bord d’une balsa – grand radeau à voiles capable de tenir la mer -. Par ailleurs, la métallurgie de l’or au Mexique et leurs ustensiles en cuivre ou en bronze présentent d’incontestables affinités péruviennes qui supposent des liaisons côtières entre l’ouest de l’Amérique du Nord et de l’Amérique du sud. Faute de voies maritimes connues pour passer de l’Atlantique au Pacifique, les Espagnols se livrèrent pendant quelques décennies au déchargement, transport terrestre et rechargement des marchandises de part et d’autre de cet isthme de Darrien. En l’espace de seize ans, Oviedo estime à 2 millions le nombre d’indigènes tués dans les batailles, ou comme esclaves ou même gibier de chasse.
1513
Machiavel écrit Le Prince, qui sera publié en 1532. Ses contemporains, et en particulier Innocent Gentillet, en 1578, – un essai sur le Massacre de la Saint Barthélémy – se chargeront, avec succès malheureusement, d’en faire le chantre de la fourberie, de la ruse, bref … du machiavélisme, substantif passé dans le langage commun. D’une pensée amorale – c’est-à-dire qui ne s’en réfère pas à la morale – on fit une pensée immorale, ce qui était faux. En fait il aura été surtout le précurseur d’une pensée du politique, le premier à en recommander l’enseignement, le premier à débarrasser le prince de ses attributs théologiques, de ses oripeaux de représentant de Dieu sur terre, affirmant que l’État est une construction artificielle, ce qui intellectuellement, est la meilleure manière de laisser la porte ouverte à une révolution. Il fut précurseur en bien des domaines : lassé d’une guerre qui n’en finissait pas entre Florence et Pise, avec des mercenaires essentiellement désireux de ne prendre aucun risque et qui en conséquence, tuaient le temps en tapant le carton sous les murs de Pise, tout en étant payés, il inventa la conscription ; ainsi les soldats florentins auront la motivation nécessaire pour mettre fin à la guerre.
Il laissa quelques conditions essentielles de l’exercice du pouvoir :
L’exercice du pouvoir est impossible sans dissimulation.
Le pouvoir existe essentiellement dans sa représentation.
Le propre du pouvoir est de garder la maîtrise de l’illusion.
Tout pouvoir temporel finira un jour ou l’autre par distinguer le temporel du religieux.
Le plus grand risque qui menace une nation puissante est son effondrement par une généralisation de l’insécurité.
La prudence est nécessaire car elle seule permet de limiter la part de l’aléatoire et de la malchance et d’en contourner le risque.
et encore :
Je crois que ce serait la vraie manière d’aller au paradis que d’apprendre le chemin de l’enfer, pour l’éviter.
Magellan n’a pas oublié les Moluques : il s’agit maintenant de trouver un bailleur de fonds pour en ramener clous de girofle et autre épices : En 1513, les Portugais atteignirent enfin les Moluques : ce petit groupe d’îles au sein de l’archipel indonésien était l’unique source des clous de girofle. Leur découverte provoqua une grave crise politique. Depuis le traité de Tordesillas, le Portugal œuvrait pour ses intérêts commerciaux vers l’est, et la Castille se concentrait sur son expansion vers l’ouest. Tout allait très bien quand on pensait cette répartition sur une carte, comme celle dont on s’était manifestement servi pour fixer les termes de ce traité. Mais la découverte des Moluques posait une question inédite : où passait cette ligne en Orient si on la traçait complètement sur un globe ?
C’est ici qu’entre en scène un pilote portugais particulièrement ambitieux, qui voyait loin : Fernão de Magalhães, plus connu aujourd’hui sous le nom de Fernand de Magellan. Il s’était rendu avec la flotte portugaise à Malacca en 1511, et il avait l’impression qu’un itinéraire occidental vers les Moluques qui contournerait l’Amérique du Sud serait plus court et plus rapide que la route portugaise par le cap de Bonne-Espérance. Mais, en ressuscitant ainsi l’idée initiale de Christophe Colomb – atteindre l’Orient en mettant le cap à l’ouest -, Magellan se heurtait à l’éternel problème de l’opposition portugaise à ce projet. Il décida donc de le proposer au roi de Castille – le futur empereur Habsbourg Charles Quint -, avec les arguments suivants : On n’avait pas déterminé clairement si Malacca se trouvait au sein des frontières des Portugais ou des Castillans, parce qu’à ce jour sa longitude n’était pas connue avec précision […], [mais] il était absolument certain que les îles appelées Moluques, dans lesquelles poussent toutes sortes d’épices, et à partir desquelles on les amène à Malacca, étaient situées à l’intérieur de la partie occidentale, castillane, et qu’il serait possible de naviguer jusqu’à ces îles, et de ramener les épices avec moins de peine et à moindres frais de leur terre d’origine en Castille.
C’était un projet commercial ambitieux qui exigeait d’investir dans un voyage long et complexe – et un exemple typique de la motivation de tant de voyages de découverte à la Renaissance. À aucun moment, dans les documents initiaux sur la proposition de Magellan, il n’était question de faire le tour du monde. Il s’agissait de naviguer vers l’ouest jusqu’aux Moluques, puis de revenir par l’Amérique du Sud en évitant la carreira da India, la route commerciale portugaise bien établie qui gagnait l’Orient par le cap de Bonne-Espérance. L’objectif de l’opération était clair : revendiquer les Moluques pour la Castille sur la base du précédent diplomatique et géographique, couper le Portugal de la source des épices de première qualité et dévier la richesse de Lisbonne vers la Castille. Le brillant boniment de Magellan pour obtenir un soutien financier reposait sur une vision avancée de la planète. Il arriva à Séville en 1519 avec un globe bien peint, où toute la terre paraissait, et il montra par ce globe le chemin qu’il prétendait tenir. C’étaient désormais les globes, et non les cartes, qui appréhendaient le plus exactement la géographie politique et commerciale du monde du XVI° siècle.
Magellan persuada vite la Castille. En septembre 1519, il leva l’ancre avec cinq navires et deux cent trente sept hommes. Le voyage fut d’une incroyable difficulté. En descendant la côte sud-américaine, Magellan dut réprimer une mutinerie, et, quand il parvint à l’extrémité de ce littoral, il perdit deux bâtiments en cherchant un passage à travers le détroit qui porte aujourd’hui son nom. Après quoi il dut naviguer des semaines dans un océan Pacifique plus vaste que ses cartes et globes ne l’avaient jamais suggéré. Épuisée, sa flotte finit par atteindre l’île de Samar, aux Philippines, en avril 1521. Ce fut là que Magellan se mêla d’un petit conflit local et fut tué, avec quarante de ses hommes, le 27 avril. Désespérés, ceux qui restaient reprirent la mer et finirent par arriver aux Moluques, où ils embarquèrent une cargaison substantielle de clous de girofle, poivre, gingembre, noix de muscade et bois de santal. Incapables d’envisager le voyage de retour prévu, par le détroit de Magellan, les hommes d’équipage convinrent de revenir par le cap de Bonne-Espérance, au risque de se faire prendre par des navires portugais en patrouille. Leur décision a fait l’histoire. Le 8 septembre 1522, seuls dix-huit des deux cent quarante hommes de l’équipage initial sont rentrés à Séville : ils avaient réalisé le premier tour du monde de tous les temps.
La nouvelle du voyage de Magellan provoqua un tumulte diplomatique. Charles Quint l’interpréta immédiatement comme une bonne raison de revendiquer les Moluques : elles se trouvaient bien dans sa moitié du globe. Ses conseillers commencèrent à établir un dossier diplomatico-géographique en faveur d’une prise de possession de ces îles, et ils soulignèrent avec force que, par la démonstration mathématique et le jugement des hommes de savoir dans cette faculté, il apparaissait que les Moluques étaient situées au sein des limites de la Castille.
Les deux camps sollicitèrent un arbitrage, mais les difficultés politiques, commerciales et géographiques que posait la délimitation des deux moitiés du globe étaient telles qu’il s’ensuivit des années de négociations complexes. À l’appui de leurs revendications, les Castillans utilisaient habilement l’autorité antique. Curieusement, la surestimation de la dimension de l’Asie par Ptolémée jouait le jeu de la Castille sur les Moluques. En répétant cette erreur sur ses cartes, elle repoussait les Moluques plus à l’est, donc dans sa moitié du globe. Selon les cartes et les globes présentés par les Castillans, la description et le dessin de Ptolémée, et la description et le modèle récemment découverts par ceux qui sont revenus des régions des épices coïncident […]; donc Sumatra, Malacca et les Moluques se trouvent de notre côté de la ligne de démarcation. Ce mélange d’érudition classique et de navigation moderne se révélait irrésistible.
Le Portugal contre-attaqua par son propre arsenal de cartes, globes et portulans. Simple observateur, le marchand anglais Robert Thorne a décrit dans une lettre de 1527 à Henri VIII les extraordinaires numéros de prestidigitation géographique qui passaient pour de la diplomatie : Car, ces côtes et la situation des îles, les cosmographes et pilotes du Portugal et de l’Espagne les fixent en fonction de leurs objectifs. Les Espagnols les déplacent vers l’Orient parce qu’elles paraissent ainsi appartenir à l’empereur [Charles Quint] ; et les Portugais les déplacent vers l’Occident pour qu’elles tombent sous leur juridiction.
Dans cette partie de poker cartographique, la Castille avait un atout maître : Diogo Ribeiro. Comme Magellan, ce cartographe lui avait offert ses services pour soutenir le voyage aux Moluques. Quand les deux couronnes se sont retrouvées à Saragosse, en 1529, pour une ultime tentative de régler le différend, Ribeiro et son équipe avaient réalisé une série de cartes et de globes qui situaient les Moluques au sein de la moitié castillane de la planète. C’est à cet instant que le monde de la Renaissance est devenu planétaire dans un sens clairement moderne. Le traité de Tordesillas avait été réalisé sur la base d’une carte, mais, depuis le voyage de Magellan, les globes terrestres étaient soudain devenus des représentations infiniment plus convaincantes de la forme du monde et de son étendue.
Si ses globes n’ont pas survécu, le magnifique planisphère de Ribeiro, daté de 1529, reste un témoignage remarquable de la manipulation de la réalité géographique qui a caractérisé le différend sur les Moluques. Ribeiro situait ces îles à 172,5° à l’ouest de la ligne de Tordesillas – donc à 7,5° seulement à l’intérieur de la zone castillane. Sa carte a donné à Charles Quint la position de force dont il avait besoin dans les négociations. Aux termes du traité de Saragosse, signé le 23 avril 1529, l’empereur a obtenu du Portugal une indemnisation colossale de 350 000 ducats pour renoncer à sa revendication sur les Moluques, qu’il prétendait fondée sur des arguments géographiques irréfutables. En réalité, il avait compris que mieux valait des liquidités immédiates que des dépenses d’investissement commercial à long terme – et qu’établir une route maritime occidentale jusqu’à ces îles aurait un coût énorme et poserait des difficultés logistiques redoutables. Le Portugal a donc acheté les îles, Charles Quint a remboursé ses créanciers, et Ribeiro est devenu le cartographe le plus respecté de Castille. Il comptait bien que son tour de passe-passe géographique ne serait jamais découvert : en l’absence de méthode précise pour calculer la longitude, il se disait qu’il serait à tout jamais impossible de déterminer la position exacte des Moluques. Il a aussi contribué à créer la vision cartographique d’une planète divisée en deux hémisphères, est et ouest. Elle ne reposait sur aucune réalité géographique mais uniquement sur le conflit commercial entre le Portugal et la Castille – qui, relève un commentateur de l’époque, n’a été résolu que par la ruse et la cosmographie.
Jerry Brotton. Le Bazar Renaissance. LLL Les Liens qui Libèrent 2011
Magellan n’était pas dans les meilleurs termes avec son roi, Manuel I°, ce qui ne l’empêcha pas de lui demander, après son retour du Maroc, en 1516, une augmentation – c’était dans la pratique générale – : Devant le refus du roi de lui octroyer une récompense, Magellan lui demanda licence pour aller chercher une vie où on lui ferait merci, à laquelle le roi répondit sèchement que personne ne l’en empêchait. Congédié, il se leva et sortit de la maison où était le Roi, puis déchira son alvará de filhamento (brevet de prise en charge), et le jeta par terre.
Gaspar Correia. Sumario da cronica d’el Rei Don Joao III
9 01 1514
Anne de Bretagne, seconde épouse de Louis XII, était morte en couches un an plus tôt. Un deuil de quarante jours avait alors été proclamé. La loi salique ne permettait la transmission de la royauté que par la lignée masculine ; Louis XII et Anne n’ont eu que deux filles : Claude et Renée. C’est donc l’époux de l’aînée qui coiffera la couronne. Les États de 1506 ont décerné à Louis XII le titre de Père du peuple, et lui ont remontré les grands inconvénients qui pourraient advenir si ladite dame était mariée au fils de l’archiduc ou aulcun prince étranger et l’ont supplié de marier sa fille et héritière à Monsieur François, ici présent, qui est tout françois.
Louis paraît très abattu de la mort de son épouse, si affligé que huit jours durant ne fit que larmoyer, mais il songe néanmoins rapidement à se remarier : se défie-t-il de son futur gendre, François d’Angoulême, par trop flambeur pour être roi ? Ce n’est pas impossible, et dès lors pourquoi ne pas envisager qu’une nouvelle épouse lui donne un garçon ? François ne pourrait alors plus ambitionner que d’être régent, et non le roi.
14 05 1514
François, fils de Charles d’Angoulême, comte d’Orléans épouse à St Germain en Laye Claude de France, fille de Louis XII. On y remarque l’apparition des assiettes. La sorbetière verra le jour dans les années suivantes, et Claude laissera son nom à la Reine Claude… Tant qu’à devenir immortel, autant que ce soit en bonne prune plutôt qu’en bonne poire.
Érasme prend quelques bonnes longueurs d’avance sur le guide Michelin : En Allemagne, quand vous entrez à l’hôtellerie, personne ne vous salue […] À vous de demander si l’on veut bien vous recevoir. […] Quand vous avez pris soin de votre cheval, vous vous transportez avec vos bottes, vos bagages et votre boue dans la chambre du poêle ; il n’y en a qu’une qui est commune à tous.
[…] En France, il y a dans chaque chambre un lit de plume pour le maître, le petit lit du valet, un bon feu. On mange de bons potages, des pâtés et des gâteaux de toutes sortes.
13 08 1514
Louis XII épouse Marie Tudor, sœur cadette d’Henri VIII d’Angleterre : elle a 19 ans, lui 52 : elle au printemps, lui en hiver. Il ne tenait déjà plus une forme olympique et s’en ira moins de 6 mois plus tard, le 1° janvier 1515 sans avoir laissé d’héritier dans le sein de la jeunette.
15 08 1514
Espagnol sévillan, Bartolomé de Las Casas est depuis six ans propriétaire terrien à Hispaniola (Haïti), et bien évidemment aussi propriétaire de nombreux esclaves. L’esclavage[2] était alors bien encadré, par l’Asiento :
Le transport des esclaves d’Afrique aux Amériques est demeuré longtemps un monopole, l’Asiento, ce contrat entre la Couronne d’Espagne et un particulier ou une compagnie. Ou bien l’État vendait sa concession contre une indemnité forfaitaire, ou bien il avait avantage à ce que l’Asiento fonctionne dans l’intérêt de ses dépendances ; pour la Couronne d’Espagne, le contrat servait de substitut aux comptoirs en Afrique puisqu’elle n’en n’avait pas, à la différence du Portugal. Sauf que, de 1580 à 1642, le Portugal fut sous la domination du roi d’Espagne.
Jusqu’à la fin du XVI° siècle, Séville est la ville où se négocient la plupart des contrats, les Portugais constituant les principaux clients. Vers le milieu de ce siècle, le contrat type est de 20 à 25 ducats par tête, pour 4 000 à 5 000 esclaves par an. Au XVI° siècle, les Hollandais prennent la relève du Portugal, et les principales tractations s’effectuent à Curaçao. L’obtention du monopole constitue bientôt un des enjeux de la guerre de Succession d’Espagne, et Philippe V le cède à la Compagnie de Guinée dont Saint-Malo est un des points d’attache. Au traité d’Utrecht en 1713, la France abandonne l’Asiento à l’Angleterre ; celle-ci le confie à la South Sea Company, qui prévoit un transport de 144 000 Noirs sur trente ans. Or l’Asiento perd de son intérêt à mesure que croit la population de l’Amérique, que métis et mulâtres s’y multiplient. Avec l’abolition de la traite négrière en 1817, l’Asiento prend fin, mais les transports clandestins continuent en contrebande. Ceux-ci diminuent une nouvelle fois avec la guerre de Sécession aux États-Unis, autour de 1865, qui met un terme à l’esclavage.
Entre-temps, en Afrique même, une nouvelle ère de colonisation trouvait un de ses principes de légitimité dans la lutte contre la traite et l’esclavage ; il leur fut substitué une sorte de travail forcé.
Daniel Boorstin. Les Découvreurs. Robert Laffont 1983
Bartolomé de Las Casas a une illumination et les paroles de l’Ecclésiaste l’emmènent sur son chemin de Damas : Celui qui sacrifie un bien mal acquis, son offrande est ridicule et les dons injustes ne sont pas acceptés. Quittant son encomienda, il tente, au début des années 1520 une colonisation douce de la côte de Cumana, au nord du Venezuela. Mais les oppositions sont telles que l’entreprise va à l’échec. Il prend l’habit de Dominicain à St Domingue et, désormais persuadé que tout ce que l’on a fait aux Indiens jusqu’à présent était injuste et tyrannique, décide de consacrer sa vie à la justice de ces peuples indiens et à condamner le vol, le mal et les iniquités commises contre eux.
Il intervient jusqu’auprès de Charles Quint, non sans efficacité, puisque, 35 ans plus tard, cela devait conduire à une situation inédite.
D’innombrables témoignages prouvent le tempérament pacifique et doux des indigènes. […] Pourtant, notre activité n’a consisté qu’à les exaspérer, les piller, les tuer, les mutiler et les détruire. Peu surprenant, dès lors, qu’ils essaient de tuer l’un des nôtres de temps à autre. […] L’amiral [Colomb], il est vrai, était à ce sujet aussi aveugle que ses successeurs et si anxieux de satisfaire le roi qu’il commit des crimes irréparables contre les Indiens.
[…] Tous ceux qui ne pouvaient fuir, comme les femmes, les enfants et les vieillards, ils les passaient au fil de l’épée, car le principal était de se livrer à de grandes cruautés et de commettre des massacres, pour terroriser tout le pays et forcer les Indiens à se rendre.
À tous ceux qu’ils capturaient vivants, comme les jeunes gens et les adultes, ils coupaient les deux mains. Ils fabriquaient une potence, longue et basse, afin que la pointe des pieds touche le sol et que les victimes ne s’étranglent pas, et ils en pendaient treize à la fois, en l’honneur et révérence du Christ, notre Rédempteur, et de ses douze apôtres.
D’autres, après les avoir ouverts, encore vivants, allumaient un feu et les brûlaient. Ils entouraient l’Indien tout entier de paille séchée à laquelle ils mettaient le feu. Il y eut quelqu’un pour trancher la gorge avec sa dague à deux petits enfants, de deux ans environ, et les jeter ainsi dans les rochers.
[…] Les Espagnols devenaient chaque jour plus vaniteux et, après quelque temps, refusaient même de marcher sur la moindre distance. Lorsqu’ils étaient pressés, ils se déplaçaient à dos d’Indien ou bien ils se faisaient transporter dans des hamacs par des Indiens qui devaient courir en se relayant. Dans ce cas, ils se faisaient aussi accompagner d’Indiens portant de grandes feuilles de palmier pour les protéger du soleil et pour les éventer.
Les Espagnols ne se gênaient pas pour passer des dizaines ou des vingtaines d’Indiens par le fil de l’épée ou pour tester le tranchant de leurs lames sur eux […] deux de ces soi-disant chrétiens, ayant rencontré deux jeunes Indiens avec des perroquets, s’emparèrent des perroquets et par pur caprice décapitèrent les deux garçons
[…] Les Indiens suaient sang et eau dans les mines ou autres travaux forcés, dans un silence désespéré, n’ayant nulle âme au monde vers qui se tourner pour obtenir de l’aide
[…] Les montagnes sont fouillées, de la base au sommet et du sommet à la base, un millier de fois. Ils piochent, cassent les rochers, déplacent les pierres et transportent les gravats sur leur dos pour les laver dans les rivières. Ceux qui lavent l’or demeurent dans l’eau en permanence et leur dos perpétuellement courbé achève de les briser. En outre, lorsque l’eau envahit les galeries, la tâche la plus harassante de toutes consiste à écoper et à la rejeter à l’extérieur.
Après six ou huit mois de travail dans les mines (laps de temps requis pour que chaque équipe puisse extraire suffisamment d’or pour le faire fondre), un tiers des hommes étaient morts.
Pendant que les hommes étaient envoyés au loin dans les mines, les femmes restaient à travailler le sol, confrontées à l’épouvantable tâche de piocher la terre pour préparer de nouveaux terrains destinés à la culture du manioc.
Les maris et les femmes ne se retrouvaient que tous les huit ou dix mois, et étaient alors si harassés et déprimés […] qu’ils cessèrent de procréer. Quant aux nouveaux-nés, ils mouraient très rapidement car leurs mères, affamées et accablées de travail, n’avaient plus de lait pour les nourrir. C’est ainsi que lorsque j’étais à Cuba sept mille enfants moururent en trois mois seulement. Certaines mères, au désespoir noyaient même leurs bébés. […] En bref, les maris mouraient dans les mines, les femmes mouraient au travail et les enfants mouraient faute de lait maternel. […] Rapidement, cette terre qui avait été si belle, si prometteuse et si fertile […] se trouva dépeuplée. […] J’ai vu de mes yeux tous ces actes si contraires à la nature humaine et j’en tremble au moment que j’écris.
Lorsque j’arrivais à Hispaniola, en 1508, soixante mille personnes habitaient cette île, Indiens compris. Trois millions [3] d’individus ont donc été victimes de la guerre, de l’esclavage et du travail dans les mines, entre 1494 et 1508. Qui, parmi les générations futures, pourra croire pareille chose ? Moi-même, qui écris ceci en en ayant été le témoin oculaire, j’en suis presque incapable
Bartolomé de las Cases. L’Histoire générale des Indes. Le Seuil 2002
8 09 1514
La Pologne et la Lituanie infligent une cinglante défaite à la Russie et au Saint Empire à Orcha, au sud de l’actuel Vitebsk, en Biélorussie. Le Biélorusse, écrit en caractère latins était langue d’État et gardera donc sa graphie.
L’intégrité du grand-duché de Lituanie est bonne pour l’Europe ; le pouvoir de Moscou est dangereux.
Maximilien, empereur d’Autriche
1514
Les Portugais construisent une forteresse à Mazagan, qui deviendra El Jadida, au sud-ouest de Casablanca, sur la côte marocaine ; et quelques années plus tard, dans ses parties basses, une grande salle d’armes, un carré de 35 mètres de coté, des murs de 3.5 m. d’épaisseur, des colonnes en pierre de taille, et au plafond, un puits de lumière de 3.5 m Ø qui assure l’éclairage de la pièce. L’alimentation en eau a été prévue le long des murs, avec des briques qui la filtrent, tant et si bien que l’ensemble sera réaménagé et rebaptisé la citerne portugaise. Orson Welles y tournera Othello.
14 09 1515
Le premier fait d’armes du noble roy Françoys : – Qui m’aime me suive – avec , à ses côtés des Allemands et des Vénitiens, inférieurs en nombre à leurs adversaires, se termine par une victoire très chèrement acquise sur les Suisses, avec, à leurs côtés, des Milanais et des pontificaux, défaite qui leur restera à jamais en travers de la gorge : entre 15 000 et 17 000 morts au total ; c’est à Melegnano, à 15 kilomètres de Milan. Les Français l’appelleront Marignan, mais c’est une invention, un pseudonyme, facile à retenir pour toutes les générations d’écoliers à venir, facile aussi pour composer un chant de gloire… l’art de la communication n’a pas attendu le XX° siècle pour naître…
La bataille de Marignan.
Auteur et Compositeur : Clément Janequin.
Escoutez, escoutez tous gentis Gallois
La victoire du noble roy Françoys !
Et orrez (si bien écoutez)
Des coups ruez de tous costez.
Soufflez jouez soufflez toujours !
Tornez, virez, faictes vos tours,
Phifres soufflez, frappez tabours !
Soufflez, jouez, frappez toujours !
Adventuriers, bons compaignons
Ensemble croiséez vos tromplons ;
Nobles sautez dans les arçons,
La lance au poing, hardis et prompts !
Larme, alarme, chascun s’asaisonne
La fleur des lys, fleur de haut prix y est en personne ;
Suivez François la fleur de lys, suivez la couronne !
Tricque, bricque, chipe, chope, torche, lorgne !
Bruyez, tonnez gros courtaults et faucons,
Sonnez trompettes et clérons
Pour resjouyr les compaignons,
Boute selle, boute selle, donnez des horions !
À mort, à mort, courage, frappez dessus !
Gentis galans soyez vaillants, fers émoulus,
Zin zin zin, ils sont défaicts, ils sont perdus !
Frappez, tuez, ropez, ils sont confondus.
Victoire, victoire, tout e ferlor
Bigott déscampir la tintelore
Victoire, victoire au noble roi Françoys !
The King’s Singers
Bas-relief du tombeau de François I° à l’abbaye de Saint-Denis
*****
La fureur des conquêtes transporta l’âme guerrière de François I° : ce jeune roi, âgé de vingt et un ans, avide de gloire, bouillant de courage reprit les funestes projets de Louis XII, rendit vénales les charges de la judicature, pour faire face aux dépenses nécessaires pour l’expédition du Milanez, et, pour célébrer, en quelque sorte, son avènement au trône, gagna la célèbre bataille de Marignan sur les Suisses, venus au secours de Maximilien Sforce, duc de Milan ; victoire fatale, puisqu’elle enfla d’un vain orgueil le cœur du monarque français, puisqu’elle lui fascina les yeux, et le rendit téméraire. Faute d’expérience, il se laissa tromper par l’artificieux pape Léon X, et, malgré les représentations du clergé, de l’université et du parlement, substitua le concordat à la pragmatique sanction plus favorable à la monarchie, ainsi qu’aux libertés de l’Église gallicane.
La France, respectée au dehors, manquoit d’une sage administration au-dedans ; un luxe effréné préparoit de nouveaux revers à ce royaume. François I° étala inconsidérément dans son entrevue avec Henri VIII, une magnificence qui devoit exciter la jalousie du roi d’Angleterre ; et tout le fruit de cette entrevue fut de gagner le cardinal Wolsey qui recevoit de toutes mains, et ne se montroit guères affectionné aux Français.
M.E. Jondot. Tableau historique des nations. 1808
8 10 1515
Maintenant que l’on a la certitude de l’existence du Pacifique, la quête de son accès par voie maritime ne se fait que plus pressante et Ferdinand envoie Juan De Solis, fin navigateur portugais qui avait jugé bon de quitter le Portugal après y avoir tué sa femme, pour, dixit El Rey, découvrir les parties reculées de la Castille dorée. L’expédition comptait 3 navires, 70 hommes. Arrivés en vue de la côte sud-américaine, Juan de Solis se mit en quête d’eau et de nourriture fraîches. Ayant repéré une tribu qui paraissait amicale, il envoya un groupe de 7 hommes prendre contact, lequel contact tourna au massacre :
Soudain une grande multitude des indigènes se jeta sur eux et ils frappèrent chaque homme de leurs bâtons, sans que leurs compagnons pussent les secourir, et aucun n’en réchappa. Leur fureur n’en fut pas satisfaite. Ils coupèrent en morceaux les hommes assassinés, là, sur la rive, où leurs compagnons pouvaient assister à l’horrible spectacle depuis la mer. Mais comme ils étaient frappés de terreur par cet exemple de ce qui pouvait leur arriver, ils ne s’avancèrent pas dans leurs canots, ni ne conçurent de revanche pour la mort de leur capitaine et de leurs compagnons. Ils quittèrent donc ces côtes funestes et rentrèrent chez eux, non sans subir d’autres pertes, et nombreuses.
Pierre Martyr d’Angheria, chroniqueur
1515
Dans une famille de juifs espagnols convertis – les conversos -, naissance de Thérèse, qui deviendra Sainte Thérèse d’Avila, docteur de l’Église, réformatrice, avec St Jean de la Croix, du Carmel : les Carmes selon l’ancienne règle deviendront les Grands Carmes, et, selon la nouvelle règle les Carmes déchaux et Carmélites déchaussées – la chaussure étant alors le signe d’une certaine opulence -. Elle mourra en 1582. L’enfer, c’est l’endroit où ça pue et où l’on ne s’aime point.
*****
Cette religieuse avait fondé des nombreux couvents dans son pays et, par sa piété exemplaire, réhabilité la vie monastique en Espagne. Le Carmel, institué jadis en Palestine par le moine Bertoldo de Calabre, c’est elle qui en avait rétabli la règle primitive, tout en gardant une liberté d’esprit exceptionnelle. Madre et supérieure, investie d’un pouvoir sans limites, elle détestait les sœurs mélancoliques et leur prêchait le devoir d’être gaies. Ce culte de la bonne humeur, chez une nonne si austère, l’aversion qu’elle témoignait contre la pénitence pleurnicharde et les saints renfrognés inspiraient à ma mère une dévotion particulière. La réforme du cloître et la direction morale de ses filles, Thérèse s’en laissait distraire par des inclinations plus terrestres. Des copies de ses lettres, je ne sais par quelles voies, circulaient en Europe. Elle avait remercié doña Caterina Hurtado, de Tolède, pour l’envoi d’un motte de beurre et d’un pot de gelée de coing ; écrit, à la prieure du couvent de Séville, pour accuser réception d’un thon frais fort beau et excellent ; prié une sœur de Valence de lui apporter des fleurs d’oranger contre les insomnies. Il lui arrivait de jouer des castagnettes et de danser.
Dominique Fernandez. La course à l’abîme. Grasset 2002.
Elle avait la vocation pour le moins précoce : ayant à peine sept ans, elle prit un jour son jeune frère par la main et s’enfuit de la maison paternelle pour se rendre dans la région des Infidèles : Nous prîmes le parti de nous rendre, en quémandant l’aumône pour l’amour de Dieu, au pays des Maures, dans l’espoir qu’on y ferait tomber nos têtes. Le pays des Maures, près de 30 ans après leur expulsion d’Espagne, cela vous emmenait au-delà des colonnes d’Hercule, au Maroc ! et Avila, est à l’ouest de Madrid… ça en fait de la route ! Le cheminement glorieux vers le martyre dura le temps d’arriver au premier pont à la sortie du village d’Avila, où un de leurs oncles les reconnut et les ramena à la maison. L’exaltation avait laissé un petit peu de place à la sagesse et à la prudence dans sa tête : aussi ne fournit-elle comme explication que la seule envie de quelque maraude, ce qui était la meilleure façon de s’en tirer à bon compte !
En France, naissance du droit du sol :
Depuis 1515, le droit du sol permet à l’enfant d’un étranger né et résidant en France de devenir français. En 1889, le principe devient un fondement de la République : l’accès à la nationalité française par la naissance sur le sol s’applique progressivement et de plus en plus fermement au fil des générations. L’enfant d’immigré né en France n’est pas français à la naissance, comme il le serait aux Etats-Unis, mais le devient à sa majorité, tout en pouvant s’il le veut y renoncer. A la génération suivante, l’enfant né en France d’un parent déjà né en France est irrémédiablement français ; c’est ce qu’on appelle le double droit du sol.
Ce droit du sol républicain, progressif et conditionnel, est tellement au fondement de notre identité nationale que même le régime de Vichy l’a maintenu dans le projet de réforme de la nationalité qu’il avait préparé.
Le deuxième motif est que, sans intervention du droit du sol, les enfants d’étrangers restant étrangers génération après génération, des enclaves étrangères peuvent se développer sur le territoire national, avec un droit à la protection diplomatique du pays d’origine et le pouvoir de réclamer son intervention. Lorsque ces jeunes sont faits français par le droit du sol, la souveraineté de la République s’exerce sur eux de façon incontestable. Cet argument a été déterminant pour l’adoption de la loi de 1889. Il le reste aujourd’hui.
Marine Le Pen, Jordan Bardella et leur parti ont décidé de sortir de ce cadre et de mettre à bas tout l’édifice du droit du sol construit avec finesse, constance et expérience par les rois de France et la République.
Cet été, dans chaque famille française, si cette loi est adoptée, la naissance sur le sol de France d’un enfant ne vaudra plus rien en droit. Chacun et chacune d’entre eux sera soumis à des complications administratives pour prouver sa nationalité par une filiation française. Il faudra probablement créer pour cela des registres de la population française, qui indiqueront la filiation des personnes. Une sorte d’administration de la nationalité française par le sang devra être mise en place – une tradition allemande, qui va à l’encontre de la tradition française.
Patrick Weil, Le Monde du 23 06 2024
13 08 1516
Le traité de Noyon scelle une entente entre François I° et Charles I°, le successeur de Ferdinand d’Espagne, qui va devenir Charles Quint. L’empereur Maximilien s’y associera en mars 1517. François I° reste maître du Milanais, d’Asti et de Gênes : il pouvait considérer plus de 15 ans de guerre d’Italie comme terminées à son profit. L’Italie du Nord sortait de là épuisée : les textes du temps le disent : les campagnes sont devenues silencieuses, les affaires publiques se taisent, l’herbe pousse aux carrefours, les églises sont sans entretien et les autels éteints.
Et, apparent paradoxe, cela n’empêchait pas, un peu plus au sud, le fantastique jaillissement de l’art italien : Bramante, Michel-Ange, Botticelli, Filippino Lippi [fils d’un religieux et d’une nonne], le Pérugin, Léonard de Vinci, Raphaël, le Pinturicchio, Bellini, Giorgione, Le Titien… autant d’artistes dont le génie se fera très souvent reconnaître par le biais des Italiens émigrés qui adaptèrent le message de leur pays aux conditions locales.
L’art – c’est à dire le beau fait exprès – est une invention toute récente, datée en gros de la Renaissance occidentale. Ailleurs et avant, il existe des expressions figuratives fonctionnelles, mais une Vierge romane, n’est à l’évidence pas une œuvre d’art, c’est nous qui la considérons telle depuis le XIX° siècle, en la vidant de sa fonctionnalité première.
Régis Debray. Avec ou sans Dieu ? Bayard 2006
Quand on se promène non seulement dans cette ville unique [Florence], mais dans tout le pays, la Toscane, où les hommes de la Renaissance ont jeté des chefs-d’œuvre à pleines mains, on se demande avec stupeur ce que fut l’âme exaltée et féconde, ivre de beauté, follement créatrice, de ces générations secouées par un délire artiste. Dans les églises des petites villes, où l’on va, cherchant à voir des choses qui ne sont point indiquées au commun des errants, on découvre sur les murs, au fond des chœurs, des peintures inestimables de ces grands maître modestes, qui ne vendaient point leurs toiles dans les Amériques encore inexplorées, et s’en allaient, pauvres, sans espoir de fortune, travaillant pour l’art comme de pieux ouvriers.
Et cette race sans défaillance n’a rien laissé d’inférieur.
Le même reflet d’impérissable beauté, apparu sous le pinceau des peintres, sous le ciseau des sculpteurs, s’agrandit en lignes de pierre sur la façade des monuments. Les églises et leurs chapelles sont pleines de sculptures de Luca della Robia, de Donatello, de Michel-Ange ; leurs portes de bronze sont de Bonannus ou Jean de Bologne.
Lorsqu’on arrive sur la piazza della Signoria, en face de la loggia dei Lanzi, on aperçoit ensemble, sous le même portique, l’enlèvement des Sabines, et Hercule terrassant le centaure Nessus, de Jean de Bologne ; Persée avec la tête de Méduse de Benvenuto Cellini ; Judith et Holopherme de Donatello. Il abritait aussi, il y a quelques années seulement, le David de Michel-Ange
Guy de Maupassant. La vie errante. 1890
Il n’y a jamais eu d’époque plus riche en artistes exceptionnels et en grand écrivains que ce XVI° siècle. Et jamais de pays plus favorisé dans ce domaine que la riante Italie. Qu’y découvre-t-on ? Mille raisons variées de se satisfaire. Partout on a recherché avec la même avidité les plaisirs des yeux et de l’esprit. Dans la Florence des Médicis, à Urbino sous les Montefeltre, à Mantoue au temps des Gonzague, à Venise dans toute sa gloire de Reine de l’Adriatique, à Rome enfin, avec les grands papes amis des arts, de Nicolas V à Léon X, partout les princes se sont entourés de peintres, d’écrivains et d’érudits. Cette merveilleuse floraison artistique n’est d’ailleurs pas le fait du hasard. Elle a trouvé un terrain favorable : un pays libéré des Barbares qui se l’étaient disputé durant des siècles, un pays désireux de s’épanouir dans la liberté. Elle a trouvé aussi le ferment spirituel, l’assise esthétique qui lui était nécessaire : l’Antiquité oubliée et peu à peu redécouverte.
D’abord le mouvement a surtout eu un caractère littéraire et philosophique. On a regroupé les textes grecs et latins, on les a traduits, on s’en est inspiré ; on a même cherché à concilier leur enseignement avec celui du Christianisme. Puis l’heure des beaux arts est venue. Nos architectes et nos sculpteurs ont étudié les vestiges de la Rome antique qui subsistaient si nombreux sur le sol italien ; à leur tour, ils y ont trouvé des idées nouvelles, une autre conception de la beauté.
Mais tous ces hommes avaient trop de personnalité pour se contenter de copier. Ils ont interprété. C’est ainsi que la Bibliothèque construite par Sansovino à Venise, et le projet pour la Basilique que Palladio vient de soumettre à la municipalité, utilisent les ordres antiques selon les règles codifiées par Vitruve dans les premières années de l’ère chrétienne, mais que la combinaison des colonnes et des entablements est nouvelle. L’esprit de l’œuvre est d’aujourd’hui. On peut en dire autant des sculptures de Michel-Ange de la peinture de Raphaël, des écrits de Boccace, de Machiavel, de Pic de la Mirandole ou de l’Arioste. Ce à quoi nous avons assisté, ce que nous vivons encore, ce n’est pas simplement un retour à l’Antiquité, c’est une véritable renaissance avec tout ce que ce terme implique de nouveauté, d’originalité et de capacité d’évolution.
Le Journal du Monde, sous la direction de Gérard Caillet. Denoël. 1975
Et ce ne sont pas que des chefs d’œuvre qui nous vinrent d’Italie, mais aussi les choux-fleurs, carottes, courges, citrouilles, aubergines, artichauts, salades romaines etc…
29 11 1516
Paix perpétuelle de Fribourg entre la France et les 13 cantons suisses, qui consacre leur neutralité et la fourniture de mercenaires au roi de France.
1516
L’évêque de Mende s’est lancé dans la course au record en installant au cœur de l’un des clochers de la cathédrale la Non Pareille, la plus grosse cloche de la chrétienté. Pour ce faire, il avait fallu 180 mulets pour amener des rives du Rhône à celles du Lot 600 quintaux de métal. La cloche est coulée au sein même de la cathédrale avec les mensurations suivantes : 3.25 m de diamètre, 2.75 m de haut, une épaisseur de 33 cm, le tout donnant un poids d’environ 25 tonnes. Le battant, 470 kg, 2.2 m de long, une circonférence de 1.1 m au nœud de percussion, venait de La Levade, un village du Gard. On pouvait l’entendre à 4 lieues de là, soit 16 km. On retrouvera le texte gravé sur ses flancs :
L’an mil cinq cens dix sept
un mercredi jour dix sept
à Mende feust faiet,
chacun le sait,
par le bon évesque François ;
aussi François par mon nom on m’appelle.
De quatre cents trois vingt quintaux de pois,
advisés bien sy je suis Non-Pareille.
Ma voix bruyant, les citoïens esveille
l’on m’entend à des lieues bien quatre
Je espars tonnerre, tempêtes, grelles,
foudre aussi de l’air je fais débattre…
Vu ma grandeur je vaux bien une tour
onze pans d’ault et treize de largeur,
au bas je tiens un grand pied d’epaisseur.
Ma langue a onze quintals de fer,
considérez s’y je en dois mieux parler…
Supplie Dieu et saint Privat
que des François soit maintenu le nom.
Et florir puisse en mémoire éternelle
ce nom François.
Que prospère en paix et en joye
soit Mende la cité
dessous François, et sans nécessité.
Elle aura une vie plutôt courte, car fondue pour en faire des couleuvrines lors des guerres de religion en 1579 par Matthieu Merle, capitaine huguenot stipendié par une aristocrate que le massacre de la Saint Barthélemy avait fait veuve.
A 64 ans Léonard de Vinci, quitte Milan, pour s’installer, à la demande de François I°, à Cloux, à coté d’Amboise. À Milan, il était à la cour de Ludovic le More et avait pris goût à la montagne, jusqu’à monter sur le Mont Bo, à 2 556 mètres, dans le massif du Mont Rose. Il est de ses proches pour affirmer qu’il serait même monté plus haut, jusqu’à 3000 mètres voire 4 000 ! mais sans certitude aucune. À Cloux, il est quasiment mitoyen de François I° car le Clos Lucé, sa maison, est relié au château d’Amboise par un passage secret, ce qui permettra au roi de venir le voir tous les jours, en catimini. Quelques uns de ses tableaux l’accompagnent en France : La Belle Ferronnière, La Vierge aux rochers, Saint Jean Baptiste, La Vierge, Sainte Anne et last but not least, La Joconde.
Vois, lecteur, comment ajouter foi aux Anciens qui ont voulu définir l’âme et la vie, choses impossibles à saisir, tandis que tant de choses que l’expérience permet à chacun de connaître clairement et de saisir sont restées pendant tant de siècles ignorées ou mal interprétées.
[…] Lis-moi attentivement, O lecteur, si tu trouves plaisir à mon œuvre, car le métier que j’exerce trouve bien rarement accès auprès du monde, et la persévérance nécessaire à qui veut poursuivre de telles recherches et réinventer toutes choses n’existe que chez peu de gens. Et venez, hommes, venez voir les merveilles que l’on peut découvrir dans la nature grâce à de telles études !
[…] Observe dans la rue, à la tombée du soir, les visages des hommes et des femmes ; quand le temps est mauvais, quelle grâce et quelle douceur se voient en eux .
Fils naturel de Caterina, une paysanne toscane et de Ser Piero, notaire, il était né en 1452 à Vinci, 30 km à l’ouest de Florence ; il fût élevé et choyé par sa jeune belle-mère. Vers 1469, reçu à Florence dans l’atelier de Verrocchio, peintre, sculpteur, orfèvre, architecte, dépositaire de tout le savoir-faire des ingénieurs de la fin du Moyen Age, le nouveau Mercure, disaient les Florentins, il va y rester 10 ans. En 1481, Laurent de Médicis l’envoie à Milan au service de Ludovic Sforza, dit le More [4], oncle de Giovanni Sforza, l’époux de Lucrèce Borgia ; rencontre capitale en 1496 avec le mathématicien et franciscain Luca Pacioli, dit Luca di Borgo. À partir de 1499, il voyage dans l’Italie du nord, se mettant au service de Cesare Borgia, fils du pape Alexandre VI, et frère de Lucrèce, puis il revient à Milan, tenue depuis 1499 par le français Charles d’Amboise. Séjour à Rome où Michel-Ange et Raphaël occupent beaucoup de place : il accepte alors à la fin de 1516 l’invitation de François I°, arbitre de l’Italie depuis 1515, à s’installer en France. Il y sera nommé premier peintre, ingénieur et architecte du roi. Il y emmène La Joconde, inachevée ; c’était une commande remontant à 1503 d’un riche marchand de Florence qui fournissait en soieries les Medicis : Francesco del Giocondo qui souhaitait le portrait de sa jeune femme de vingt quatre ans : Monna Lisa, diminutif de Madonna Lisa. Joconde est un jeu de mots entre Giocondo et la jucunditas, qui définit au mieux son sourire. Madonna Lisa Gherardini entrera au couvent quatre ans après la mort de son mari et mourra le 15 juillet 1542, à 63 ans. Elle sera enterrée à Sainte Ursule. En 2011, satisfaisant à une mode récente qui veut que la sexualité oriente la totalité de l’art, des chercheurs italiens, avanceront que la Joconde est en fait un homme, Gian Giacomo Caprotti Salai, son jeune assistant et probablement amant. En 2015, Pascal Cotte, un ingénieur français, affirmera que plusieurs portraits sont peints sous l’actuelle Mona Lisa : c’est grâce à une caméra multispectrale qu’il a mise au point à partir de 2003 [5], au départ destinée à l’industrie textile, mais que Le Louvre lui a demandé d’utiliser pour numériser La Joconde : au bout de dix ans de travaux lui apparurent 150 détails, invisibles à l’œil nu : esquisses, pentimenti : modifications apportées au tableau en recouvrant certains éléments, traces de spolvero : transfert d’un dessin préparatoire sur l’œuvre au moyen d’un pochoir ; autant d’éléments qui l’amènent à affirmer que trois autres portraits sont cachés sous celui de la Joconde.
Celui qui désiroit se convaincre jusqu’à quel point l’art peut imiter la nature, le pouvoit d’autant plus, que les moindres choses sont rendues dans cette tête avec la plus grande finesse. Les yeux avoient ce brillant, cette humidité qui existent sans cesse dans la nature, et étoient entourés de ces rouges pâles, et des paupières qui ne peuvent s’exécuter qu’avec une très-grande subtilité. On voyoit la manière dont naissent les sourcils dans la chair, qui tantôt plus épais, tantôt plus clairs, tournoient selon les pores qu’indique la nature. Le nez étroit n’étoit pas moins bien rendu, et toutes ces belles ouvertures rougeâtres et délicates. La bouche vermeille et ses extrémités se fondoient tellement avec la carnation du visage, que l’on croyoit plutôt y voir la chair que la couleur. Lorsque l’on regardait attentivement le creux de la gorge, on sembloit apercevoir le battement du pouls ; et l’on peut dire avec vérité que ce portrait étoit peint de manière à faire craindre et trembler les plus grands maîtres.
Giorgio Vasari 1550.
Le tableau sera acquis par François I°, moyennant 4 000 écus d’or.
J’ai vu, à Milan, une exposition de dessins où sa fameuse Joconde était parodiée de cent façons. Ces caricatures avaient été faites du vivant du peintre et avec son approbation. Derrière le sourire sibyllin de la jeune femme, apparaissaient tour à tour les traits d’une parturiente, d’une nonne, d’une danseuse espagnole, d’un homme barbu, d’un garçon boulanger, d’un garde suisse, de quantités d’autres types encore. Car la Joconde est toutes ces créatures à la fois, sauf une personne répondant au nom unique de Monna Lisa. Il est possible, de la même façon, que pour Léonard le précurseur du Christ n’ait fait qu’un avec le Bacchus des païens. Assimiler le vin des vignes de Bacchus au sang versé par le Rédempteur ne constitue pas un blasphème, si l’on en croit Saint Ambroise, patron de la ville de Milan. Un tableau, ajouta mon grand père (et je me souviendrais de cet argument pour ma défense quand on accuserait les miens d’impiété) légitime des interprétations quelquefois radicalement divergentes. Plus le tableau est riche, plus de Diable et le bon Dieu ont de plaisir à y cohabiter.
Dominique Fernandez, qui prête ces propos au grand père du Caravage. La course à l’abîme. Grasset 2002.
Léonard de Vinci mourra à Cloux en 1519. Il aura marqué de son génie la culture française et François I° qui aura rêvé toute se via d’être duc de Milan se fera fort de maintenir l’influence italienne sur la culture française : il fera venir aussi à ses côtés Andrea Del Sarto, Padre Martini, achètera des œuvres de Raphaël, Michel-Ange, Rosso, Primatice.
Dès la fin du XV° siècle, la Renaissance hésitait entre l’imitation des grands modèles de l’Antiquité, et les profondes transformations sociales, politiques, économiques, scientifiques et religieuses qui annonçaient une ère nouvelle. Le monde était prêt à accueillir un artiste capable de transcender l’art, un savant dont la curiosité refuserait toute limite, un homme de transition qui assurerait la jonction entre l’ancien monde et le monde moderne. Cet homme fût Léonard, à la fois produit de son siècle : artiste, savant, inventeur, sculpteur, ingénieur, musicien, écrivain, technologue – et bien plus encore – le façonneur de son temps aussi bien que du nôtre. De la Renaissance au XX° siècle, l’œuvre de Léonard transcende le temps.
sous la direction de Ladislao Reti. Léonard de Vinci. Robert Laffont 1974
Au moment de quitter Florence en mai 1506, et après deux ans de travail, il n’a, selon les mots de Piero Soderini, furieux de cette défection, que donné un petit début à la grande œuvre qu’il devait faire. Demeurent seulement de nombreux dessins préparatoires qui témoignent de la vision d’une fureur guerrière emportant les hommes, les chevaux et les éléments dans un même mouvement tourbillonnant.
Mouvement : voilà le mot clé. Léonard de Vinci est, pleinement, un contemporain de Machiavel, (dont il était l’ami) au sens où, tout comme le secrétaire florentin, il aura intensément ressenti l’ébranlement du monde qui semble caractériser la toute fin du XV° siècle et tenté de le maîtriser par son art. De ce point de vue, la rationalisation de la pensée politique et celle de la pratique artistique et scientifique ont et font cause commune.
Et, une fois de plus, on voit comment les aspirations personnelles de Léonard de Vinci s’accordent au rythme du monde. Car, depuis 1496, Léonard de Vinci n’a plus seulement pour ambition de construire des machines, mais bien de décrire la grande machinerie du monde. Puisque l’univers est mouvement, la mécanique permet d’en rendre compte, dans sa globalité. De l’horlogerie à l’hydraulique, de l’anatomie à l’urbanisme (puisque la ville également est parcourue de flux et qu’il s’agit d’en réguler le cours), tout entraîne Léonard vers une pensée du mouvement universel.
[…] Daniel Arasse a admirablement décrit cette pensée léonardienne de l’harmonie universelle. Comprendre le monde, mais aussi le représenter, c’est dès lors comprendre et représenter son rythme et les lois qui l’organisent, les lois du mouvement, cadence du temps indivisible. Expérience scientifique et intuition poétique se conjuguent alors, et l’on comprend qu’il existe une absolue continuité entre les fonds tourmentés de ces œuvres peintes et la précision de ces dessins technologiques. Et si l’on regarde de plus près l’étrange paysage de lacs qui se déploie derrière la Joconde, représentant à la fois la nature sauvage et l’ardent désir de la maîtriser, on réalise qu’il n’y a pas de plus grand défi, pour Léonard, que celui de la domestication des eaux.
C’est donc vers la maîtrise hydraulique que convergent à la fois la pratique courante de l’ingénieur Léonard, la pensée de l’homme universel, pour qui l’eau est le voiturier de la nature, et peut-être également les obsessions de l’homme tout court qui, enfant, avait assisté aux débordements de l’Arno en crue et en avait gardé – si l’on en croit les descriptions et les dessins qu’il ne cessa, tout au long de sa vie, de consacrer au thème du déluge – un souvenir terrorisé.
En matière d’hydraulique notamment, les expériences territoriales dont rêve Léonard de Vinci ne peuvent se réaliser à l’échelle des États italiens, fragmentaires et fugaces. L’infortune de Cesare Borgia le démontre avec l’éclat du désastre : Léonard de Vinci aspire à l’étendue et à la durée du pouvoir. Il faut bien se résoudre à l’évidence – ce que peine d’ailleurs à admettre Machiavel : de ce point de vue, l’avenir n’est plus en Italie.
Patrick Boucheron. L’Histoire Juin 2005
Dans tous les cas où il a pu fournir un modèle explicite, en peinture, en sculpture, en architecture même, l’action exercée par Léonard sur le cours des arts s’est marquée avec netteté. Sans lui, rien ne se serait passé exactement de la même manière, ni la définition complète du plan central avec Bramante, camarade et ami de Vinci à Milan, ni la tournure prise par la sculpture classicisante avec Rustici, très proche de Léonard en 1507-1508, ni, bien entendu, l’orientation finale de Raphaël (après le séjour à Florence en 1504-1505), de fra Bartolomeo et d’Andrea del Sarto vers une sorte de douceur solennelle, ni celle de Luini et de Sodoma vers les formes complexes et recherchées. Et Vasari datera tout naturellement l’âge nouveau – la haute Renaissance – de l’apparition de Léonard. L’importance artistique de Léonard fera oublier l’échec de la grande synthèse art-science. C’est par la séparation croissante et définitive du savoir scientifique et de l’activité artistique que se définira l’âge moderne. Mais cette ambition, conduite aussi loin qu’il était possible par les ressources d’un esprit indomptable et infiniment agile, apparaît comme une des dimensions essentielles de la Renaissance.
André Chastel. Encyclopédia Universalis
Elève de Verrocchio, il eut pour contemporains Bramante, Botticelli, Donatello, Michel-Ange, Cellini, Raphaël, Machiavel, et encore Savonarole.
Il est impossible en quelques lignes de dresser le tableau de son génie universel… on lui doit le premier dessin de bicyclette – elle attendra pas loin de 300 ans pour voir le jour, – un char automoteur à trois roues inventé en 1478 – qui attendra 2004 pour que deux ingénieurs parviennent à réaliser la pièce qui manquait sur le dessin pour le rendre opérationnel [6], – char qui était en fait un accessoire de théâtre à même de supporter un décor ou un acteur et de les mouvoir sur la scène… un plan d’une surprenante beauté d’un pont sur la Corne d’Or, venant remplacer le pont de bateaux alors en service, commandé vers 1500 par les ambassadeurs du sultan de l’Empire ottoman Bajazet II. D’une portée de 240 m., il se serait élevé de 33 m. au-dessus de l’eau, permettant le passage des navires. Mais aujourd’hui – pour les gens de l’art – construit en pierre, son poids aurait été tel que les aboutements n’auraient jamais pu le supporter. Et surtout, la pierre n’aurait pas résisté à la première secousse sismique venue, ce qui est ennuyeux dans un pays qui n’en manque pas.
Il était comme un homme réveillé trop tôt dans l’obscurité alors que tous les autres étaient encore endormis.
Sigmund Freud. Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci.1910
On peut tout de même lui trouver des compatriotes qui tempèrent quelque peu l’importance de son génie :
Léonard de Vinci était d’abord un grand artiste. Comme tout grand artiste, il provoque une fascination durable. Il y avait chez lui des ambiguïtés, de même que des singularités, qui ont contribué à forger sa légende. Je pense, par exemple, au fait qu’étant gaucher il écrivait de droite à gauche, d’une écriture en caractères inversés, indéchiffrables, sinon à l’aide d’un miroir. Je pense aussi à la nature androgyne de ses personnages, sur laquelle les historiens de l’art ont beaucoup glosé, qu’il s’agisse de ceux représentés dans La Cène, de son Saint Jean-Baptiste ou encore, bien sûr, de La Joconde.
En dehors de la qualité de sa peinture, sur laquelle on ne discute pas, le personnage en soi était assez riche de contradictions pour forger sa propre légende. Lui-même prenait probablement plaisir à la créer.
Je ne crois pas qu’en peignant La Joconde Léonard pensait faire seulement le portrait d’une dame. Je crois qu’il était persuadé d’être en train de créer quelque chose qui allait provoquer la curiosité des gens pendant des siècles, occupés qu’ils seraient à résoudre un mystère qui peut-être existe, peut-être n’existe pas ! Léonard avait cette qualité de grand pitre qui s’entendait comme personne à créer l’impression de mystère.
Le parallèle avec Raphaël, ici, est éloquent. Raphaël est un génie, mais tout est clair, tout est limpide chez lui. Au contraire de ce qui se passe chez Léonard, qui m’apparaît comme ces allumeuses dont nous parlait le Décadentisme, arborant toujours un sourire énigmatique et dont on ne sait si elles veulent dire une chose ou une autre ! En un mot, c’était un grand mystérieux.
[…] Léonard était en même temps… peintre et inventeur : cette double qualité, évidemment, n’a pas peu contribué à la fascination qu’il exerce. Peintre d’exception et inventeur génial qui, bien qu’il se soit trompé à peu près sur tout, avait des idées novatrices qu’il n’avait de cesse d’expérimenter… Je dirais que Léonard de Vinci mettait de l’art dans sa science mais qu’il était incapable de mettre de la science dans son art. Pensez, par exemple, à l’aspect très technique de la chimie des couleurs. Certaines de ses œuvres, comme La Bataille d’Anghiari, au Palazzo Vecchio, sont devenues méconnaissables parce qu’il n’était pas capable de comprendre la nature des matériaux. Si La Cène, par exemple, est aujourd’hui dans un état pitoyable, cela résulte de calculs erronés de sa part. Technicien de la peinture minable, Léonard avait l’habitude de créer des mélanges inédits de détrempe qui se révèlent par la suite instables.
Tel est l’incroyable paradoxe de Léonard de Vinci : celui d’un homme qui était capable de concevoir des machines extraordinaires, mais qui se trompait sur la chimie des couleurs !
[…] Léonard était incontestablement un génie. Pour ce qui est de l’aspect strictement scientifique, je dirais qu’il était un grand bricoleur. Les machines fantastiques qu’il a dessinées tout au long de sa vie, qu’il s’agisse de machines volantes ou de sous-marins ou encore de modèles de scaphandre, frappent l’imagination. Mais dans ce domaine, encore une fois, je crois qu’il faut faire la part de l’artiste et celle du scientifique. En tant qu’artiste, il a incontestablement entrevu, anticipé des possibilités techniques. Mais il n’en est pas moins vrai que la plupart de ses dessins ne pouvaient donner lieu à une réalisation pratique. En vérité, ils étaient pour l’essentiel impraticables…
Reste qu’il a fallu de tels génies visionnaires, génies à la créativité puissante, qui ont donné des ailes à l’imagination, pour qu’à leur suite de modestes techniciens en viennent à réaliser la chose même. S’il n’y avait pas eu l’ingéniosité et la fantaisie des précurseurs, le pragmatisme des techniciens n’aurait pas trouvé de quoi s’exercer.
L’histoire n’a jamais cessé d’illustrer, en effet, le caractère productif de la faute. La productivité de la faute, c’est ce que l’anglais traduit par le mot de serendipity [7]. La serendipity, c’est précisément la faculté de faire d’heureuses et d’imprévues découvertes par accident. Il n’y a de la serendipity lorsqu’on cherche quelque chose, et qu’après s’être trompé on trouve quelque chose d’autre.
La liste est longue de toutes les fausses croyances qui se sont révélées fertiles. Ce sont les voyages de Christophe Colomb, qui s’était trompé sur les dimensions du globe terrestre mais qui avait cette idée fixe grâce à laquelle il a trouvé, par erreur, l’Amérique. À côté de la serendipity proprement dite, on pourrait parler des effets réels d’un faux. Par exemple la lettre du Prêtre Jean, sur laquelle j’ai écrit notamment dans mon roman Baudolino. Cette lettre inventait de toutes pièces un royaume chrétien au centre de l’Asie, puis au centre de l’Afrique. Toute l’exploration de l’Afrique par les Portugais a été provoquée par l’existence de cette lettre.
Mais, pour revenir à Léonard, disons que, sans ses machines qui ne pouvaient pas marcher, il n’y aurait pas eu le métier à tisser de Jacquard ! De même, si on n’avait pas eu Jules Verne, on n’aurait peut-être pas eu la Nasa, et les voyages dans l’espace d’aujourd’hui. Qui sait ? Léonard incarne, plus qu’aucun autre peut-être, un temps – celui de la Renaissance – où l’art, la science, la spiritualité, entretiennent un jeu d’échanges permanent.
[…] Sur le chapitre de l’hérésie aussi, je dirais que Léonard était un homme de son temps. Entre le XV° et le XVI° siècle, l’humanisme italien en son entier est foncièrement hérétique. Il en est ainsi de Pic de La Mirandole comme de Marsile Ficin, qui s’était mis à étudier la sagesse orientale ainsi que celle des Égyptiens et des Chaldéens, dont il faisait la source de la sagesse chrétienne.
La Renaissance, contrairement au Moyen Age, ne possédait pas d’assises théologiques très claires. C’est la grande époque du syncrétisme, qui était aussi, bien sûr, une façon de sortir de la théologie médiévale. Il y a dans Pic de La Mirandole ce chapitre fondamental sur la dignité de l’homme. À un certain moment, l’homme devient le maître de la création. C’est à lui qu’il revient de tout transformer. Il choisit dans ce dessein la magie, tout un tas de choses qui nous font rire aujourd’hui. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas les prendre au sérieux, ces erreurs s’étant révélées fécondes.
Avec l’humanisme, tous les savants étaient, du point de vue de l’orthodoxie officielle de l’Église, des hérétiques. Les XV° et XVI° siècles sont des époques d’une fantaisie incroyable. Une drôle de secousse historique ! Ficin croyait à la magie, qu’il ne concevait pas du tout comme une fausse science, mais, au contraire, comme indissociable de la science, étant ce qui permet à l’homme d’utiliser son génie. Dans sa villa de Careggi, Ficin prononçait ce qui serait aujourd’hui des mantras, c’est-à-dire des invocations magiques. De nos jours, ce serait considéré comme de l’occultisme pour midinettes !
À l’époque, cela servait à avoir une vision différente du monde. L’idée, c’était qu’on pouvait déclencher de nouvelles forces pour agir sur le cours de la nature. On s’était trompé sur les forces, mais pas sur l’idée de la transformation du monde. C’est là la grandeur de la Renaissance !
[…] Dans le royaume de l’occulte, on peut dire et faire toutes sortes de choses ! J’ai écrit récemment, pour un almanach de bibliophiles, une parodie du Da Vinci Code, dans laquelle, je relis La Cène de Léonard en y trouvant des relations mystérieuses : il y a treize fenêtres, mais seulement onze portes… En jouant sur ces nombres-là – la numérologie autorisant toutes les hypothèses -, j’ai trouvé au cœur de La Cène le nombre 666, qui est le nombre de la Bête dans l’Apocalypse.
On peut trouver de la profondeur partout ! On a démontré (évidemment en rigolant) que l’on peut trouver à partir des dimensions d’un simple kiosque à journaux le même genre d’informations de portée cosmique et les mêmes dates magiques, comme celle de la chute de l’Empire romain que certains se croient fondés à lire dans les dimensions de la pyramide de Kheops !
La surinterprétation n’a pas commencé avec Dan Brown, loin de là. Si Freud avait mené sur Raphaël le travail d’investigation psychanalytique qu’il a conduit sur Léonard, il est probable qu’il aurait trouvé les mêmes choses. Dans Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, il se plaît à déceler le dessin en négatif d’un vautour dans une des toiles du maître, Sainte Anne, la Vierge et l’Enfant. Cherchez le vautour chez Mondrian, vous aurez une chance de le trouver, à condition bien sûr que ce soit, un vautour géométrique
Umberto Ecco. L’Histoire. Juin 2005
Quelque chose s’est passé au cours de la Renaissance qui a libéré les entraves séculaires à la curiosité, au désir, à l’individualisme, et qui a permis de s’intéresser au monde matériel et aux exigences du corps. Ce changement culturel est difficile à définir, et sa signification a fait l’objet d’interprétations contraires. Néanmoins, il est facile à percevoir intuitivement quand on compare la Maesta de Duccio, à Vienne, montrant la Vierge sur son trône, au Printemps de Botticelli, à Florence, un tableau qui, – et ce n’est pas un hasard – a été influencé par De la nature [de Lucrèce]. Sur le panneau central du magnifique retable de Duccio (vers 1310), les anges, les saints et les martyrs se tournent vers le centre paisible du tableau pour adorer la mère de Dieu, parée d’une robe très enveloppante, son enfant absorbé dans une contemplation grave. Dans le Printemps (vers 1482), les divinités antiques du printemps sont représentées au milieu d’un bois verdoyant, participant à la chorégraphie élaborée at rythmée autour de la fécondité naturelle, tel que Lucrèce l’évoque :
Voici le printemps et Vénus
Et marchant devant eux
Le messager ailé de Vénus ;
Sur les pas de Zéphyr.
Flore sa mère ouvre la voie qu’elle parsème
De couleurs précieuses, de parfums à foison.
Le changement ne tient pas seulement au renouveau de l’intérêt pour les divinités païennes et les multiples sens qui leurs étaient attribués. Il est lié à la vision d’un monde en mouvement non pas insignifiant mais embelli par son caractère transitoire, son énergie érotique et son évolution permanente.
Cette mutation de la perception du monde apparaît évidemment dans les œuvres d’art, mais elle permet également de comprendre l’audace intellectuelle de Copernic et d’André Vésale, et Giordano Bruno et de William Harvey, de Hobbes et de Spinoza. Elle n’a été ni soudaine ni définitive. Pour autant, petit à petit, il est devenu possible de ne plus se préoccuper des anges, des démons et des causes immatérielles pour se concentrer sur les choses de ce monde, de comprendre que les hommes sont faits de la même matière que le reste et qu’ils appartiennent à l’ordre naturel, de mener des expériences sans craindre de violer les secrets jalousement gardés de Dieu, de contester l’autorité et de remettre en question les doctrines établies, de légitimer la quête du plaisir et le souci d’éviter la douleur, d’imaginer qu’il puisse exister d’autres mondes que celui que nous habitons, d’accepter l’idée que le Soleil n’est qu’une étoile dans un univers infini, de vivre une vie vertueuse sans espérer de récompense ou craindre des châtiments post mortem, de considérer sans trembler la mort de l’âme. En bref, il est devenu possible – jamais facile, mais possible – de se satisfaire du monde mortel, selon l’expression du poète W.H. Auden.
Stephen Greenblatt. Quattrocento. Flammarion 2011
La plus grande découverte scientifique a été la découverte de l’ignorance. Du jour où les hommes ont compris à quel point ils en savaient peu sur le monde, ils ont eu soudain une excellente raison des rechercher des connaissances nouvelles, ce qui a ouvert la voie scientifique du progrès.
Yuval Noah Harari. Homo deus. Une brève histoire de l’avenir. Albin Michel 2017
1516-1517
En un an, le sultan Selim conquiert la Syrie, – ses canons font tomber Alep le 24 août 1516 – et la Palestine [y compris Jérusalem], l’Égypte en janvier 1517 toujours grâce aux canons : les bases de la puissance ottomane sont ainsi jetées : Constantinople était désormais dotée avec l’Égypte d’un grenier à blé, riz et fèves. C’en est fait de l’empire jusque là aux mains des Mamelouks : la crainte de voir s’unir les Mamelouks et les Perses Safavides aurait été le principal motif de ces conquêtes.
Conquêtes ? Plutôt simple domination pour commencer, avec un tribut raisonnable : Par l’examen du Code du sultan Sélim, on doit présumer que ce Prince capitula avec les Mamelouks plutôt qu’il ne conquit l’Égypte. On aperçoit, en effet, qu’en laissant subsister les vingt-quatre beys qui gouvernaient son royaume, il ne chercha qu’à balancer leur autorité par celle d’un Pacha, qu’il établit comme gouverneur général et président du conseil …
Baron de Tott
Par l’Égypte s’est organisé la participation de l’empire ottoman au trafic de l’or africain en provenance de l’Éthiopie et du Soudan, puis au commerce des épices en direction de la Chrétienté. Nous avons signalé ce commerce de l’or et l’importance que reprit la route de la mer Rouge dans le trafic général du Levant. Au moment où les Turcs se sont installées en Égypte et en Syrie, longtemps après le périple de Vasco de Gama, ces deux pays n’étaient plus certes les portes exclusives de l’Extrême Orient, mais elles restaient importantes. Ainsi la digue turque entre la Chrétienté méditerranéenne et l’océan indien se trouva achevée et consolidée. Cependant que s’établissait, du même coup, entre l’énorme ville de Constantinople et une grande région productrice de blé, de riz, de fèves.
[…] Peut-être faut-il renverser la très ancienne explication, erronée non pas disparue, à savoir que ce sont les conquêtes turques qui ont provoqué les grandes découvertes ; alors qu’à l’inverse ce sont bel et bien les grandes découvertes qui ont crée dans le Levant une zone de moindre intérêt où le Turc a pu, par suite, s’étendre et s’installer sans de trop grandes difficultés. Car, tout de même, quand il occupe l’Égypte, en janvier 1517, il y a vingt ans que Vasco de Gama a réalisé le périple du cap de Bonne Espérance
[…] Si l’on veut revenir à une histoire relativement courte, précipitée, et cependant importante, mieux à la dimension de l’homme, il n’y a pas de meilleur rendez-vous que les conflits violents de civilisation à civilisation voisine, de la victorieuse (ou qui se croit telle) à la subjuguée (qui rêve de ne plus l’être). Ils n’ont pas manqué dans la Méditerranée du XVI° siècle : l’Islam, en la personne de ses mandataires, les Turcs, a saisi les chrétientés des Balkans. À l’Ouest, l’Espagne des Rois Catholiques s’est emparé, avec Grenade, du dernier réduit de l’Islam ibérique . Que vont faire de ces conquêtes les uns et les autres ?
À l’Est, les Turcs tiendront souvent les Balkans avec quelques hommes, comme les Anglais, hier, tenaient les Indes. À l’Ouest, les Espagnols écraseront leurs sujets musulmans sans pitié. En cela, les uns et les autres obéissent plus qu’ils n’y paraît aux impératifs de leurs civilisations : l’une, la chrétienne, trop peuplée ; l’autre, la turque, pas assez pourvue d’hommes.
Fernand Braudel La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II. 2. Destins collectifs et mouvements d’ensemble. Armand Colin 9° éd. 1990
Les XVI° et XVII° siècles sont marqués par une série de changements profonds en Afrique. En Afrique du nord, l’arrivée des Ottomans dans le contexte de l’hostilité avec les Habsbourg d’Espagne en Méditerranée rebat les cartes politiques. En 1517, l’Europe des mamelouks, siège des derniers califes abbassides, est conquise. Alger, Tripoli et Tunis deviennent des régences ottomanes, dotées d’une certaine autonomie, respectivement en 1533, 1551 et 1574, aux dépens des Habsbourg. À l’ouest, le Maroc s’affirme comme une puissance régionale sous la dynastie saadienne, dont la politique africaine conduit à la conquête des oasis du Twat et à la fin du sultanat Songhay par la prise de Tombouctou en 1591. Cet événement a des conséquences économiques, puisque le commerce transsaharien se déplace vers l’est, favorisant l’émergence d’acteurs politiques comme les États Haoussa de Kano et Katsina. L’arrivée des Européens sur la côte de Guinée et l’essor du commerce atlantique accentue cette dynamique. Le développement du commerce vers l’est se fait aussi en faveur de la région sahélienne allant du lac Tchad à la Mer Rouge, où plusieurs États émergent. Par ailleurs, pendant les XVI° et XVII° siècles, on remarque une modification des pratiques de l’Islam en Afrique. L’expulsion des musulmans d’Espagne au XV° siècle et l’arrivée des Ottomans favorisent un renouveau islamique, illustré par l’émergence de confréries religieuses ayant un rôle social et politique croissant, comme la Qadiryia et la Šādilyia. Progressivement, l’Islam confrérique traverse le Sahara et influence les sociétés sahéliennes ainsi que leurs relations avec le pouvoir politique.
Rémi Dewière. Thèse en Sorbonne. 2015
02 1517
François I° demande à l’amiral Guillaume Gouffier de Bonnivet de construire un port, lieu de grâce dans l’estuaire de la Seine, face à Honfleur : ce sera Le Havre, [en normand, la lagune] nommée dans un premier temps Villefrançoise-de-Grâce. Les fortifications sont confiées à Jérôme Bellarmato, ingénieur militaire génois. Au printemps, après le couronnement de la Reine Claude à Saint Denis, il se mettra en route pour un voyage de 18 mois dans son pays, jusqu’en novembre 1518… la Picardie, récemment rattachée au royaume, la Bretagne, encore à moitié indépendante, manifestant partout la place de l’autorité centrale face à des hobereaux bien souvent enclins à agir à leur guise et bon vouloir.
08 1517
Le fils du Cheikh de la Mecque remet les clefs de la Kaaba au sultan Selim, qui devient ainsi le Commandeur des Croyants. Dans le printemps du XVI° siècle, c’est la première marque de l’avènement de la très grande puissance ottomane et d’une marée d’intolérance religieuse.
Fernand Braudel La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II. 2. Destins collectifs et mouvements d’ensemble. Armand Colin 9° éd. 1991
31 10 1517
S’exprimant selon les coutumes alors en vigueur, Martin Luther affiche ses 95 thèses à la porte de l’église du château de Wittenberg : il a choisi son jour, car le lendemain, l’électeur de Saxe, seigneur du pays effectue la visite annuelle indulgenciée de la collection de reliques qu’il a réuni au château.
De plus, ses élèves vont se charger de les diffuser en les imprimant… quand la maîtrise de la communication met en œuvre les vieilles recettes comme les nouvelles, le succès est assuré. Quelques mois plus tard, on discutait de ses idées à Strasbourg. En fait, dans cette affaire, personne ne s’attendait à pareil succès et cela tenait un peu de l’apprenti sorcier ; ainsi s’en ouvrait Luther très spontanément au pape lui-même : Par un mystère dont je suis le premier étonné, le destin a voulu que toutes ces thèses (parmi toutes celles qui ont été rédigées, soit par moi, soit par d’autres docteurs) se sont répandues presque dans le monde entier. Je les avais publiées seulement à l’usage de notre Université et rédigées de telle sorte qu’il me paraît incroyable qu’elles puissent être comprises par tous.
De 1517 à 1520, on estime à 300 000 le nombre de Bibles imprimées sous la direction de Luther ! Et ceci tuera cela dira plus tard Victor Hugo (Ceci pour la Bible de Nuremberg, cela pour la cathédrale gothique). Le trait n’était qu’un peu forcé. L’Allemagne, berceau de l’imprimerie fût aussi celui de la Réforme. Régis Debray.
Il n’est pas inutile de dire quel était la spécificité du statut de l’étudiant dans les comtés, duchés, principautés allemands de l’époque : L’université était encore parée en Autriche d’un nimbe particulier, romantique : les étudiants jouissaient de certains privilèges qui les plaçaient bien au-dessus de leurs compagnons d’âge. Cette singularité, héritée des siècles passés, et sans doute peu connue en dehors des pays allemands et, dans son absurdité et son anachronisme, demande de ce fait quelques explications. Nos universités avaient pour la plupart été fondées au Moyen Age donc à une époque où les occupations scientifiques passaient pour quelque chose d’extraordinaire, et afin d’inciter les jeunes gens à se consacrer aux études, on leur octroya certains privilèges attachés à leur état. Les écoliers du Moyen Age n’étaient pas soumis à la juridiction des tribunaux ordinaires ; dans leurs collèges, ils ne pouvaient pas être recherchés ou importunés par les sbires ; ils portaient un costume particulier, ils avaient le droit de se battre en duel sans tomber sous le coup des lois, et ils étaient reconnus comme constituant une corporation fermée, qui avait ses mœurs propres, bonnes ou mauvaises. Au fil du temps, avec la démocratisation croissante de la vie publique, alors que toutes les autres guildes et corporations du Moyen Age se dissolvaient, cette position privilégiée des universitaires se perdit dans toute l’Europe ; c’est seulement en Allemagne et dans l’Autriche allemande, où le sentiment de classe a toujours prévalu sur les idées démocratiques, que les étudiants s’attachèrent opiniâtrement à ces privilèges depuis longtemps vidés de leur sens, et les formulèrent même en un code qui ne s’appliquait qu’à eux. L’étudiant allemand s’attribuait ayant tout une sorte d’honneur de caste distinct de celui des bourgeois et du commun. Qui l’offensait lui devait satisfaction, c’est-à-dire avait l’obligation de se battre en duel avec lui, pour autant que l’offenseur était un homme à qui l’on pouvait demander réparation les armes à la main. Était apte à donner satisfaction, selon cette évaluation présomptueuse, non pas, par exemple, un commerçant ou un banquier, mais celui-là seul qui avait une formation ou des titres universitaires, ou encore un officier – personne d’autre, parmi ses millions de contemporains, ne participait à l’honneur de croiser le fer avec un de ces stupides jouvenceaux imberbes. D’autre part, afin d’être considéré comme un vrai étudiant, il fallait avoir fait la preuve de sa virilité, c’est à-dire avoir livré le plus de duels possible, et même porter sur son visage les balafres témoignant de ces actions d’éclat ; des joues lisses et un nez sans coupures étaient indignes d’un vrai universitaire allemand. Ainsi les Couleurstudenten – étudiants membres d’une association qui se distinguait parle port de couleurs particulières – se voyaient obligés, afin d’avoir sans cesse de nouvelles affaires, de se provoquer constamment entre eux ou de s’en prendre à des étudiants tout à fait paisibles, ou à des officiers. Dans les associations, chaque nouvel étudiant était dûment endoctriné dans la salle d’armes en vue de cette activité capitale et si digne ; par ailleurs, on l’initiait tous les usages de la corporation. Chaque Fuchs c’est-à-dire chaque novice, était confié à un frère corps auquel il devait une obéissance d’esclave qui, en échange, l’instruisait dans le noble art du Komment, ensemble des us et coutumes de la corporation : boire jusqu’à en vomir vider d’un trait jusqu’à la dernière goutte, un lourd hanap de bière afin de prouver glorieusement qu’on n’était pas une chiffe molle, ou bien hurler en chœur des chansons d’étudiants et bafouer la police en défilant au pas l’oie et à grand vacarme par les rues en pleine nuit. Tout cela passait pour viril, pour universitaire pour allemand, et quand les corporations – Verbindungen et Burschenschaften – se rendaient à parade du samedi avec leurs drapeaux flottants, leurs casquettes multicolores et leurs rubans, ces jeunes niais, gonflés d’un orgueil imbécile par leur propre agitation, se croyaient les vrais représentants de la jeunesse intellectuelle. Ils toisaient d’un regard méprisant la plèbe qui ne savait pas estimer comme elles le méritaient cette culture universitaire et cette virilité allemande.
Aux yeux d’un petit lycéen de province, d’un blanc bec échoué à Vienne, cette vie d’étudiant fraîche joyeuse pouvait certes passer pour l’incarnation de tout romantisme. Et de fait, des décennies encore après avoir quitté leur faculté, dans leur village, les vieux notaires et médecins levaient des yeux émus vers les rapières croisées et les rubans bariolés pendus aux parois de leurs chambres ; ils arboraient avec fierté leurs balafres comme des signes distinctifs de leur condition d’universitaires. Chez nous, tout au contraire, ces mœurs stupides et brutales ne suscitaient que répugnance, et quand nous rencontrions une de ces hordes enrubannées, nous tournions prudemment au coin de la rue ; car à nos yeux, à nous pour qui la liberté individuelle était le premier des biens, ce plaisir puisé dans l’agressivité ainsi que cet amour de la servilité grégaire ne révélaient que trop ostensiblement ce que comportait de pire et de plus dangereux l’esprit allemand. De plus, nous savions que derrière ce romantisme artificiel et momifié se dissimulaient des buts pratiques très astucieusement calculés : l’appartenance à une corporation de bretteurs assurait à chacun de ses membres la protection des vieux messieurs, des anciens de l’association occupant les plus hauts emplois, et lui facilitait sa carrière future. C’était des Borusses de Bonn que partait le seul chemin sûr qui menât aux fonctions de la diplomatie allemande ; c’était par les associations catholiques d’Autriche que l’on accédait aux bonnes prébendes dont disposait le parti chrétien-social alors au pouvoir, et la plupart de ces héros savaient fort bien que leurs rubans de couleur remplaceraient avantageusement par la suite les études solides qu’ils avaient négligé de faire, et que deux ou trois balafres sur le front pourraient leur être plus profitables, quand il s’agissait de trouver une place, que ce qu’ils avaient dans le crâne. Le seul aspect de ces rudes bandes militarisées, de ces visages coutures et arrogants, m’a dégoûté des auditoires de l’université ; les étudiants véritablement désireux d’apprendre évitaient l’aula, quand ils se rendaient à la bibliothèque, afin d’échapper à toute rencontre avec ces tristes héros.
Stefan Zweig. Le Monde d’hier 1944. Traduction française chez Belfond en 1993.
Stefan Zweig parle là d’années bien antérieures au nazisme qui vont prendre leur source jusqu’au moyen-âge ; Sebastian Haffner dans son Histoire d’un Allemand ne parle que de l’avant-guerre nazie ; mais les accents sont les mêmes, dénoncent le même goût pour la domination du clan, pour ne pas dire la secte ; c’est donc bien au Moyen-Âge qu’il faut aller chercher ces racines morbides.
1517
Le vice roi de Goa, possession portugaise des Indes envoie à Canton 8 vaisseaux sous le commandement de Fernão Tome Peres d’Andrada, qui signe un traité de commerce avec le vice roi de Canton : la Chine se mettait ainsi à nouveau en relation avec l’Europe. Peres ne fut pas cependant autorisé à poursuivre tout de suite son voyage jusqu’à Pékin : il y parvint en 1521, mais en fut expulsé et mourut dans une prison de Canton.
Malgré tout l’argent qu’il a versé aux eunuques impériaux pour les corrompre, malgré les années d’attente passées entre autres à faire le lent apprentissage du protocole, le premier ambassadeur, Tome Pires, n’arrive même pas à être reçu par l’empereur. Celui-ci a le mauvais goût de mourir avant qu’il ait pu le faire, et son successeur colle l’envoyé en prison parce qu’on est jamais sûr de rien avec les étrangers. En 1522, une flotte portugaise envoyée, peut-être pour le délivrer, comprend ce qu’il en coûte de mépriser les jonques chinoises qui gardent la côte : elle doit rebrousser chemin, après avoir subi un désastre.
François Reynaert. La Grande Histoire du Monde. Fayard 2016
2 05 1518
Laurent II de Médicis et Madeleine de la Tour d’Auvergne se marient à Amboise : ils n’auront qu’une fille, certes, mais quelle fille : Catherine de Médicis !
C’est par sa mère que Catherine était si riche et alliée à tant de familles ; car, chose étrange ! Diane de Poitiers, sa rivale, était aussi sa cousine. Jean de Poitiers, père de Diane, avait pour mère Jeanne de la Tour-de-Boulogne, tante de la duchesse d’Urbin Furne
Honoré de Balzac. Sur Catherine de Médicis 1830-1842
François I° a voulu éblouir son monde, se disant : je n’aurais pas tous les jours sous la main un Léonard de Vinci, aussi vais-je en profiter pour le prier de bien vouloir m’organiser une fête du feu de Dieu. Et ainsi fut fait, François I° se donnant le droit de décider seul du thème et ce sera la bataille de Marignan : mieux valait ne pas traîner, car, sept ans plus tard, la défaite de Pavie fera oublier la victoire de Marignan, et ce n’est pas du fond des geôles de Charles Quint qu’il pourra en mettre plein la vue à la cour ! 10 000 artilleurs et cavaliers figurants, un château de bois et de tissus que l’on ruine à coup de chiffons tirés par des canons ! Le tout sur fond de musique d’époque (mais il ne peut s’agir de la bataille de Marignan de Clément Jannequin, car il ne l’écrira qu’en 1528).
14 07 1518
Les Alsaciens sont gens plutôt réservés, et, si l’on aime bien rire, on le fait en famille, ou au moins en quatre murs, dans une brasserie. Mais ce 14 juillet va bousculer diablement la tranquillité courante :
À Strasbourg, Frau Toffea commence à se trémousser, seule, dans les rues. Malgré les supplications de son mari, la fatigue et les pieds en sang, elle continue pendant six jours et nuits, juste entrecoupés de quelques siestes. D’autres personnes sont entrées dans la danse. Au 25 juillet, 50 individus sont contaminés, ils seront au total plus de 400. Le verdict des médecins est dans la droite ligne des théories humorales de l’époque : la maladie est due à un sang trop chaud. […] Les femmes, hommes et enfants atteints de cette étrange manie dansante crient, implorent de l’aide, mais ne peuvent s’arrêter. Ils sont en transe. Ils ont le regard vague ; le visage tourné vers le ciel ; leurs bras et jambes animés de mouvements spasmodiques et fatigués ; leurs chemises, jupes et bas, trempés de sueur, collés à leurs corps émaciés, décrit John Waller. En quelques jours, les cas se multiplient comme se répand un virus, semant la peur et la mort dans la cité alsacienne. Jusqu’à quinze danseurs succomberont chaque jour, selon un témoin de l’époque, victimes de déshydratation ou d’accidents cardio-vasculaires.
Le conseil de la ville décide alors de soigner le mal par le mal. De l’espace est laissé aux danseurs et des douzaines de musiciens professionnels sont engagés pour les accompagner, nuit et jour. Mais, en exhibant ainsi les danseurs, les autorités ne font que favoriser la contagion. Face à l’échec, le conseil fait volte-face fin juillet : les estrades sont démontées, les orchestres interdits. Mais le phénomène ne prendra fin que quelques semaines plus tard, quand les danseurs seront convoyés à Saverne, à une journée de Strasbourg, pour y assister à une cérémonie en l’honneur de saint Guy, protecteur des malades de chorée (mouvements anormaux).
Au total, une vingtaine d’épisodes comparables ont été rapportés entre 1200 et 1600. Le dernier serait survenu à Madagascar, en 1863. Une variante, le tarentisme, a aussi été décrite en Italie : la maladie survenait après une hypothétique morsure de l’araignée Lycosa tarentula, et la danse (tarentelle) faisait partie intégrante du traitement.
Au fil des siècles, plusieurs scénarios ont été avancés pour expliquer l’épidémie de Strasbourg : ergotisme (empoisonnement par du seigle contaminé par une mycotoxine), culte hérétique, possession démoniaque, ou encore hystérie collective. Pour John Waller, le contexte a joué un rôle majeur :. Les phénomènes de transe sont plus susceptibles de survenir chez des individus vulnérables sur le plan psychologique, et qui croient aux châtiments divins. Or, ces deux conditions étaient réunies à Strasbourg. La ville avait été frappée par une succession inhabituelle d’épidémies et de famines ; et ses habitants croyaient à saint Guy, capable autant d’infliger que de guérir des maladies, par la danse notamment.
La description clinique évoque une hystérie, au sens psychiatrique du terme, avec des symptômes de conversion, estime le pédopsychiatre et chercheur Bruno Falissard (Inserm, Maison de Solenn). Il est bien connu que ces comportements peuvent être contagieux. Charcot l’avait d’ailleurs décrit chez ses patientes. La psychiatrie a une vision biologique ou psychanalytique des troubles mentaux, mais elle oublie le rôle très important du groupe dans la structuration de l’individu. Or, le groupe peut devenir une entité à part entière, avec une synchronisation des comportements.
Sandrine Cabut. Le Monde 29 07 2014, en présentation de The dancing Plague de John Waller. Sourcebooks.
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[1] Qui s’appelait en fait encore Luder… ce n’est que sept ans plus tard qu’il transformera son nom en Luther ; en grec, éleutheria, c’est la lumière.
[2] L’esclavage était loin d’être un monopole espagnol… il était bien communément admis… on raconte volontiers cette épisode sur le pape Alexandre VI Borgia (Italiens d’origine espagnole) qui, recevant en cadeau d’un souverain arabe 300 esclaves, ne les libéra pas mais les offrit à ses évêques…
[3] on a vu que d’autres sources parlent de 250 000 habitants alors pour Cuba… On estime la population des deux Amériques à cette époque à 75 millions, dont 25 pour l’Amérique du Nord.
[4] On dit de lui qu’il aurait été le premier à porter une montre, montée en lieu et place d’un bouton de son habit.
[5] Ne croyons pas que cette caméra soit une grande première, elle n’est que l’ultime perfectionnement de procédés qui avaient été découverts avant la deuxième guerre mondiale : le Louvre possédait déjà un Laboratoire qui, par le biais de la photo sous lumière rasante, et de la radiographie permettait une vue de ce que cachait la couche superficielle du tableau.
[6] Le Figaro du 27 04 2004
[7] Sérendib est le nom que les Arabes donnaient au Sri lanka, ex-Ceylan, Trapobane pour les Occidentaux, sur laquelle la légende dit qu’Adam a fait son premier pas après avoir été chassé du paradis, – on y trouve d’ailleurs un pic d’Adam -, manière de dire que c’était la plus vaste, la plus magnifique, et la plus riche de toutes les îles au large de l’Inde : à l’exception du diamant, on y trouve effectivement toutes les pierres précieuses : rubis, œils de chat, cornalines, saphirs bleus … Pour Sinbad le Marin, Sérendib fût une découverte inattendue et joyeuse.