Publié par (l.peltier) le 10 décembre 2008 | En savoir plus |
Cent cinquante ans, de 1100 à 1250, vont marquer l’âge d’or des Troubadours, Trobairitz, Trobadors. Le premier d’entre eux, Guillem de Peytieu, 1071-1126, duc d’Aquitaine, comte de Poitiers, chanta l’amour (alors conjugué au féminin) dans la truculence et la tendresse : la pudibonderie ne naîtra que beaucoup plus tard, et les femmes, comme les hommes, réclamaient tout crûment leur participation au plaisir, à la Joy. Le rouleau compresseur ecclésiastique n’était pas encore passé par là pour en faire la créature soumise et obéissante qu’elle dût devenir.
Il se sentait une telle ardeur, qu’il fit représenter le corps de sa femelle sur son bouclier.
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J’ai tant appris du jeu savoureux !
Plus que tous, j’y ai la main heureuse
et à qui demandera conseil
je répondrai.
Personne ne partira déçu.
J’ai nom maître infaillible
Jamais mon amie ne m’aura une nuit
qu’elle ne me veuille le lendemain.
Je suis dans ce métier, je m’en vante, si expert
que j’ai de quoi gagner mon pain
sur tous les marchés.
*****
Toute dame qui m’accorde son amour,
je veux tout d’abord qu’elle me laisse le lui faire
… Que Dieu me laisse en vie tant
que je peux glisser la main sous son manteau !
… Toutes les joies se font humbles,
et tout autre amour se soumet
devant ma dame au bel accueil,
au doux regard ;
et l’homme vivra plus de cent ans
qui saura sa joie aimante saisir.
Par sa joie ma dame peut guérir,
par sa colère elle peut tuer,
par elle le plus sage peut sombrer dans la folie,
le plus beau perdre sa beauté,
le plus courtois devenir un rustre,
et le plus rustre devenir courtois.
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… Toute la joie du monde est nôtre, dame, si tous les deux nous nous aimons.
Guillaume de Poitiers
… Cette dame, qui avec un tel amant couche est allégée de tous ses péchés.
Bertrand de Born
La femme avait alors suffisamment de santé pour oublier les âneries de la première église [1]… – qu’elle fût d’Orient ou d’Occident :
Toutes les femmes devraient mourir de honte à la pensée d’être des femmes
Clément d’Alexandrie II° siècle.
Tu devrais toujours porter le deuil, être couverte de haillons et abîmée dans la pénitence, afin de racheter la faute d’avoir perdu le genre humain… Femme, tu es la porte du diable. C’est toi qui as touché à l’arbre de Satan, et qui, la première, a violé la loi divine.
Tertullien 155-222
Figurait, parmi d’autres mâles sentences : les mamelles des femmes sont les forteresses de Satan. [2]
On célébrait alors les fêtes de l’amour de mai : la nuit qui précède le 1° mai, et pour prolonger l’ancienne fête celtique de Beltaine, les femmes mariées avaient droit à un amant d’une nuit :
Patience, mon mari, avec votre permission, je suis à vous demain et à mon amant cette nuit.
Je ne t’aimerai vraiment que si tu joins les bracelets de mes chevilles à mes boucles d’oreilles.
Je serai votre défense et votre bouclier, votre cœur et votre réconfort. Pour vous défendre contre toute mésaventure, je serai votre guide et votre escorte, je serai votre toit pour vous protéger de l’orage.
Obilote à Gauvain dans Parzival de Wolfram d’Eschenbach.
Je voudrais tant mon cavalier tenir un soir dans mes bras nus ; qu’il en soit comblé et à lui seul servir de coussin.
Comtesse de Die
Dans ma chambre et ses courtines il est entré en voleur ! Dans ma chambre et ses dorures je le garde en prison. Ah ! Eh ! Hi !
Anonyme
Car de langueur peut mourir une dame si on ne la prend toute entière.
Na Castelosa.
Parfois, c’est plutôt il n’y a pas d’amour heureux.
Croyez-vous que je ne sache point si l’Amour est aveugle ou louche ?
Ses paroles sont tout miel mais cette douceur cache le poison ;
Ecoutez, sa piqûre est plus douce que celle de l’abeille, mais on en guérit plus difficilement.
Si vous réglez votre conduite sur la sagesse d’une femme, il est juste que mal vous vienne, c’est l’Écriture qui nous le dit.
Écoutez ! malheur à vous si ne vous en gardez !
Marcabru, troubadour gascon. I° moitié du XII° siècle
Au nord de la Loire, les troubadours ont pour nom trouvères, les mœurs n’y sont sans doute pas aussi libres, mais la révolution probablement plus globale : ne parlons pas de langue d’oïl, puisque c’est de Bretagne que vient cet idéal de société douce et polie :
À Brocéliande, dans cette forêt où l’amour est inventé, on retrouve le secret de la magie de cette Table ronde autour de laquelle le Moyen Age groupa toutes ses idées d’héroïsme, de beauté, de pudeur et d’amour. C’est en révélant à une société barbare l’idéal d’une société douce et polie qu’une tribu oubliée aux confins du monde imposa ses héros à l’Europe et accomplit dans le domaine de l’imagination et du sentiment une révolution sans exemple peut-être de l’esprit humain. […] C’est surtout en créant le caractère de la femme, en introduisant dans la poésie auparavant dure et austère du Moyen Age les nuances de l’amour, que les romans bretons réalisèrent cette prodigieuse métamorphose. Ce fut comme une étincelle électrique : en quelques années, le goût de l’Europe fût changé ; le sentiment kymrique courut le monde et le transforma.[…] La galanterie chevaleresque qui fait le bonheur suprême du guerrier est de servir une femme et de mériter son estime, cette croyance que l’emploi le plus beau de la force est de sauver et de venger la faiblesse, tout cela est éminemment breton ou du moins a trouvé d’abord son expression chez les peuples bretons.
Ernest Renan 1823-1892
Mais J.M. Jondot lui, pense que cela nous vient non de Bretagne mais d’Al Andalus :
En France, déjà paroissent les Troubadours, poëtes provençaux, dont le nom signifie inventeurs. Les chantres de l’amour et des dames, inspirèrent le goût de la galanterie qu’ils avoient emprunté des Maures ; mais les muses ne leur enseignèrent pas les bonnes mœurs ; la plupart de ces poètes menèrent une vie très dissolue.
[…] L’ardeur de cette dévotion guerrière s’empara de toutes les classes de la société. Trois armées précédèrent celle de Godefroy de Bouillon, l’une commandée part Gauthier sans avoir, l’autre par Pierre l’hermite, l’autre enfin par un moine grec. Toutes les trois commirent, sous l’étendard de la croix, d’horribles brigandages ; toutes les trois, après avoir été affoiblies par les Grecs, par les Hongrois dont elles ravageaient le territoire, furent exterminés par les Turcomans, quand elles eurent débarqué en Asie. L’Orient se vengea de ses antiques défaites, avec le fer des Turcomans sortis de la Perse, de ce même pays dont l’antique Europe avoit dévoré des millions de soldats.
M.E. Jondot. Tableau historique des nations. 1808
La chevalerie, cet ensemble de coutumes fondées sur la générosité et la loyauté, devient une éthique : C’est une si noble vertu et si grande recommandation qu’on ne doit jamais passer trop brièvement, car elle est la mère et la lumière de tous les gentilshommes. Ainsi doivent tous les jeunes gens qui doivent avancer avoir un ardent désir d’acquérir le fait et la réputation de prouesse afin d’être mis et comptés au nombre des preux.
Froissart
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Qu’est ce que la chevalerie ? La plus belle institution médiévale très certainement. C’est la solution chrétienne aux problèmes de la guerre et de cette éternelle tentation que représente pour l’homme le droit du plus fort.
La cérémonie elle-même a de fortes ressemblances avec la prise d’habit d’un religieux :
Seigneur très saint père, toi qui a permis sur terre l’emploi du glaive pour réprimer la malice des méchants, qui pour la protection du peuple as voulu instituer l’ordre de la chevalerie, fais en disposant son cœur au bien que ton serviteur n’use jamais de ce glaive pour léser injustement personne.
Guillaume Durand Le Pontifical.
Le suzerain, assis sur une chaise haute, entouré de tous les autres vassaux, voit s’avancer le jeune homme qui vient faire acte personnel d’hommage. Le jeune homme s’agenouille tête nue et sans armes. Il a même défait son ceinturon, en signe qu’il s’abandonne au seigneur. Le suzerain lui demande s’il veut devenir son homme sans réserve. Il répond :
Je le veux,
et il place ses mains dans celles de son seigneur. Celui-ci l’embrasse. Puis le jeune homme vient jurer sur le reliquaire de la chapelle, engageant sa foi sur l’acte d’hommage qu’il vient d’accomplir :
Je promets en ma foi d’être, à partir de cet instant, fidèle au comte et de lui garder contre tous et entièrement mon hommage, de bonne foi et sans tromperie.
Généralement le suzerain lui remet alors, symboliquement, son fief : il lui donne une motte de terre ou un fétu de paille qui symbolise le domaine dont il aura désormais la garde.
Ainsi ces deux hommes s’engagent-ils l’un envers l’autre par un double contrat pour lequel on fait confiance à la parole donnée : l’un promet fidélité, l’autre doit protection.
Georges et Régine Pernoud. Le Tour de France médiéval. Stock 1983
Georges Duby s’attachera à montrer combien les finalités de chaque ordre : royauté, seigneurs, chevaliers, Église, s’interpénètrent au fil du temps, au gré de l’évolution du rayonnement, de la puissance de chacun, et ce très souvent au détriment de la finalité initiale : il en va ainsi de l’Église qui pour s’enrichir sans cesse, perd de vue sa finalité première : l’Évangile.
Parce qu’il se mêle intimement au monde des cours féodales où la noblesse affirme brutalement sa supériorité sociale par le faste, par la dilapidation des richesses et par l’ostentation, les clercs et les moines attachent, eux aussi, un prix essentiel à la parure, aux ornements les plus voyants, à tout ce qui brille et qui condense en soi les matières les plus précieuses. Comme les princes féodaux, et pour manifester comme ils le font sa position éminente dans la hiérarchie des pouvoirs institués par la volonté de Dieu, l’Église du XI° siècle, se couvre donc d’or et de pierres précieuses. Elle persuade les seigneurs de consacrer aux puissances surnaturelles une part de leur trésor, de répandre autour des autels, de suspendre avant de mourir au cou des idoles-reliquaires tous les joyaux, toutes les orfèvreries qu’ont amassé leurs convoitises. Les rois donnent l’exemple. À Cluny, Henri II d’Allemagne lègue son sceptre d’or, sa sphère d’or, son vêtement impérial en or, sa couronne d’or, son crucifix d’or qui pesaient ensemble cent livres. Lorsqu’il raconte la vie du roi Robert, le moine de Saint-Benoît-sur-Loire décrit minutieusement tous les objets de prix que les églises d’Orléans reçurent du souverain ; il les soupèse : soixante livres d’argent ici, cent sous d’or là, un vase d’onyx qui fut acheté soixante livres. Et la table d’autel à qui fut dédié le sanctuaire, il la fit entièrement recouvrir d’or fin ; la reine Constance, son épouse, après la mort de son très saint mari, fit retirer la valeur de sept livres de ce même or et le donna à Dieu et à saint-Aignan pour que fussent embellies les toitures du monastère qu’elle avait bâti. Tous les seigneurs de moindre puissance veulent égaler la largesse royale. Le duc d’Aquitaine offre à Saint Cybard d’Angoulême une croix d’or décorée de pierreries de poids de sept livres et des candélabres d’argent de fabrication sarrasine pesant quinze livres. Voici des chevaliers qui sur les frontières de la chrétienté viennent de bousculer une bande musulmane : le butin rassemblé, ils en tirèrent un énorme poids de métal – c’est en effet la coutume des Sarrasins qui vont au combat de s’orner de force plaques d’argent et d’or – ; ils n’oublièrent pas le vœu qu’ils avaient fait à Dieu et l’envoyèrent aussitôt au monastère de Cluny; saint Odilon, l’abbé de ce lieu, en fit faire un ciboire magnifique pour l’autel de saint-Pierre. Toute la bijouterie rutilante que les rois du paganisme emportaient jadis avec eux dans leur sépulture vient maintenant s’accumuler dans la maison de Dieu. Elle la rend plus étincelante que le trône des très grands princes. Environnée de foules affamées, la chevalerie détruit allègrement les richesses, mais l’Église les amasse en monceaux fascinants autour de ses rites qu’elle veut plus fastueux que ceux de la fête féodale. Dieu ne doit-il pas se montrer dans la plus éblouissante des gloires, enveloppé de cette auréole de lumière que les sculpteurs des Apocalypses romanes figurent autour de son corps par une gaine en forme d’amande ? Ne mérite-t-il pas de posséder un trésor plus resplendissant que celui de tous les puissants de la terre ?
Car il est le Seigneur. L’image que chacun se forme alors de son autorité est féodale. Lorsque saint Anselme s’évertue à la décrire dans sa toute puissance au sein du monde invisible, il l’installe au sommet d’un hiérarchie d’hommages : les anges tiennent de Dieu des fiefs ; ils se conduisent auprès de lui comme des vassaux – comme des thegns – dit le poème anglo-saxon Cynewulf. Tous les moines ont conscience de combattre pour lui dans la position même des guerriers domestiques qui, dans chaque château, attendent récompense. Ils espèrent, valeureusement, recouvrer un jour l’héritage perdu, le fief confisqué jadis en punition de la félonie de leurs pères. Quant aux laïcs, les penseurs sacrés les ravalent, à l’égard de la grâce divine, dans la condition des paysans asservis. L’évêque Eberhart ne va-t-il pas jusqu’à faire du Christ le vassal de son Père ? La soumission des hommes à l’égard du Seigneur Dieu s’inscrit dans le cadre des rapports qui sur la terre et dans la vie quotidienne soumettent au seigneur féodal l’ensemble de ses sujets. De son Dieu, le chrétien entend être le fidèle – et c’est pourquoi la posture du vassal prêtant hommage, à genoux, tête nue, mais jointes, devient à cette époque celle de la prière. Une telle fidélité astreint à la loyauté et au service. Mais comme le contrat vassalique engage les deux êtres qu’il lie à se secourir mutuellement, comme le seigneur féodal est tenu d’aider son homme lorsque celui-ci remplit bien ses devoirs, comme les maîtres des grands domaines ruraux se doivent, en temps de famine, de distribuer la nourriture à leurs tenanciers paysans, comme enfin la largesse apparaît la première vertu des grands, le chrétien, vassal de son Dieu, espère aussi de lui sa protection contre tous les dangers du monde. Il attend surtout ce fief éternel : une part dans le Paradis.
Cependant les meilleurs dons des seigneurs d’ici-bas vont aux guerriers les plus braves. Ils sont le prix d’une prouesse. C’est donc part des prouesses que l’homme gagnera les faveurs divines. L’envahissement des valeurs chevaleresques confère au christianisme du XI° siècle une allure héroïque. Ses plus grand saints sont des combattants. Tel saint Alexis, dont un poème en langue vulgaire, composé vers 1040 pour une cour princière de Normandie célèbre les exploits ascétiques, ils apparaissent, chevaliers modèles, sous l’aspect de garçons musclés dédiant à leur seigneur leur ténacité et leurs souffrances physiques. Une société que dominait la turbulence des bandes cavalières peinait évidemment à percevoir le message de mansuétude et d’humilité que porte l’Évangile. Pour toucher leur auditoire de jeunes guerriers, pour les ramener à Dieu, des prêtres, qui avaient grandi avec eux dans l’enceinte du château et qui comme eux servaient dans la maison d’un maître, leur décrivaient l’Église sous l’aspect d’une milice que Jésus, son chef, entraîne au combat, brandissant sa croix comme un étendard. Ils leur contaient la vie des saints militaires, saint Maurice ou saint Démétrius, les engageaient à montrer semblable vaillance dans la lutte que tout homme doit mener contre un ennemi invisible mais toujours présent et redoutable, la cohorte maligne des esprits vassaux du démon. L’emprise de la chevalerie introduit les alternatives de l’action militaire au centre de toutes les représentations mentales. Tout, entier, l’univers est un combat. Les astres eux-mêmes s’affrontent. Le moine Adhémar de Chabannes vit une nuit deux étoiles dans le signe du Lion lutter entre elles : la petite courait vers la grande, en même temps furieuse et apeurée ; l’autre la repoussait vers l’occident, avec sa crinière de rayons. Les chrétiens de ce temps ne se conduisent pas face au mystère autrement que dans la guerre féodale. La piété se conçoit comme un guet perpétuel, une suite d’assauts, d’aventures, de résistance aux agressions perfides. Tout homme voit sa vie terrestre comme une province envahie qu’il doit défendre et que son honneur lui commande de rendre intacte à son Seigneur. Au Dernier Jour, son courage et ses défaillances seront pesées. Quelques fresques romanes montrent des Christ farouches, tenant entre leurs dents serrées le glaive de la justice et de la victoire.
[…] Les représentations de l’enfer que la renaissance de la sculpture monumentale déploya dans les premières années du XII° siècle au seuil des basiliques sont issues d’une propagande dont les divers éléments entrèrent en jeu vers 1040 et qui contribua, par l’effroi qu’elle entretint dans l’esprit des laïcs, à multiplier encore les donations in articulo mortis. Celles-ci d’ailleurs ne profitaient pas seulement à l’individu qui les ordonnait. Il pensait à son propre salut mais aussi à celui de tout son lignage. S’il puisait dans la fortune que lui avaient léguée les ancêtres, c’était également pour qu’en tirassent avantage les âmes de ses parents défunts. Au milieu d’elles, il espérait se dissimuler le jour du jugement, dans l’unité reconstituée de cette personne immortelle qu’était la race et qui supportait collectivement la responsabilité de chacun. Le flot ininterrompu des donations pieuses anima le mouvement économique le plus vigoureux d’une époque qui émergeait à peine d’une totale atonie. Il détermina, avec les partages successoraux, les seuls transferts notables de richesses qu’elle ait connus. Ces aumônes dépouillaient l’aristocratie laïque au profit de l’aristocratie d’Église. Elles compensaient très largement tous les pilages des chevaliers et renforçaient lentement à leur dépens les assises de la puissance ecclésiastique. Sans cet immense apport de biens nouveaux qui, sans discontinuer, vint grossir le patrimoine des saints et fournir à leurs serviteurs des surcroits grandissants de ressources, on ne saurait expliquer la force d’élan qui, entre 980 et 1130, pousse en avant les conquêtes artistiques en Europe. La croissance agricole a nourri la floraison romane, mais elle n’eut pu la faire jaillir avec tant de robustesse si la caste dominante, la chevalerie, n’avait, avec tant d’abandon, consacré à la gloire de Dieu une aussi large portion de sa fortune.
[…] Au XII° siècle, les cathédrales du domaine capétien sont des écoles, les seules vivantes. Dans la nuit carolingienne, les rois des Francs avaient tout fait pour que resplendit de nouveau un enseignement calqué sur des modèles antiques et romains. Ils avaient reconstitué des écoles, des grandes bibliothèques, des ateliers d’écriture. Comme il était naturel au sein d’un monde tout rural, où les serviteurs de Dieu avaient seuls accès au livre et au savoir scolaire, où les abbayes constituaient la pierre angulaire de l’édifice ecclésiastique, ces instruments de connaissance s’étaient concentrés dans des monastères. Pendant des siècles, les moines avaient délivré la meilleure instruction. Ils éduquaient les novices, ils accueillaient aussi de jeunes nobles : le souverain envoyait ses fils à Saint Denis. Après les troubles de la décadence impériale, où l’église séculière s’était enfoncée dans la rusticité chevaleresque, les écoles monastiques constituaient au XI° siècle, dans la Gaule du Nord, les foyers d’étude les plus rayonnants. Après 1100, leur éclat pâlît très vite : elle se sont refermées sur elles-mêmes : elles ont replié les tâches éducatrices à l’intérieur de la communauté, elles ne diffusent plus le savoir. Par volonté d’ascétisme, le cloître se coupe du monde. Aux moines il incombe uniquement de prier, de chercher Dieu dans l’isolement : enseigner devient désormais le monopole des clercs. La tâche en premier lieu de l’évêque. Mais celui-ci est trop grand seigneur : il siège aux cours des rois ; il juge ; on le voit, cuirassé, conduire des expéditions militaires. La plupart du remps, il remet donc ces fonctions intellectuelles aux clercs de son église, aux chanoines, et spécialement à l’un d’eux qui reçoit mission de diriger l’école. Le quartier qui flanque la cathédrale – et qu’on appelle toujours le cloître, bien qu’il soit ouvert – s’emplit alors d’élèves. Le mouvement qui transfère ainsi l’activité scolaire du monastère vers la cathédrale, c’est celui qui établit au centre des cités les foyers majeurs de la création artistique. Il est déterminé par les mêmes changements de structure, par la renaissance des échanges, les progrès de la circulation, la mobilité croissante des biens et des hommes. Il accélère les innovations dont l’art liturgique est le lieu.
Georges Duby. Le temps des cathédrales. Gallimard 1976
Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà, disait Pascal. Mais, comme toujours, les règles connaissent des exceptions et il en va ainsi de la réputation des belles-mères qui ne change pas d’un coté à l’autre des Pyrénées, comme on le voit dans ce chant séfarade :
Ma belle-mère,
la vipère,
contre moi vitupère.
Je ne peux plus vivre avec elle
Elle est plus extrême que la mort même.
Un jour j’en serai débarrassée,
Ma belle-mère…
Un jour que j’étais assise avec mon mari
et elle derrière nous, tel un ennemi,
elle me mordit.
Bientôt j’en serai débarrassée.
Ma belle-mère…
À quinze ans je suis sa bru
viens mon mari, viens mon chéri,
prépare notre nid.
Bientôt j’en serai débarrassée,
Ma belle-mère
Dans les journées de douceur,
l’amertume elle sème
Que le diable vienne et l’emmène
Bientôt j’en serai débarrassée
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L’époque connut nombre de maîtresses femmes : Hadewich d’Anvers, Aliénor d’Aquitaine… et tant d’autres… mais surtout la grande, toute grande Hildegarde von Bingen, bénédictine et mystique allemande (1098 – 1179). Née en la forteresse de Böckelheim en Rhénanie Palatinat, rive gauche du Rhin, elle est la dixième enfant d’une famille de grande noblesse, puissante et riche ; à 14 ans, elle entre chez les Bénédictines qui ont pour abbesse Jutta von Sponheim ; élue supérieure à 38 ans, elle fonde le Rupersberg – Mont de Saint Rupert – en 1150, puis celui de Disibodenberg, à Bingen, au bord du Rhin, où elle sera enterrée. Elle avait plus de soixante ans quand elle entreprit après la mort de Saint Bernard en 1153, quatre croisades de prédication dans le bassin du Rhin, de la Moselle à la Suisse, des Pays-Bas aux confins de l’Allemagne, dénonçant les abus du clergé, annonçant l’hérésie cathare. Benoit XVI la proclamera docteur de l’Église le 7 octobre 2012 ; elle venait ainsi rejoindre ce club très fermé où l’accueillirent Sainte Thérèse d’Avila, Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus, Sainte Catherine de Sienne.
Dieu a crée le monde à partir des quatre éléments, pour glorifier Son nom. Il a renforcé le monde avec le vent. Il a relié le monde aux étoiles. Et Il a empli le monde avec toutes sortes de créatures. Puis il a mis les êtres humains partout dans le monde, leur donnant une grande puissance en tant que gardiens de toute la Création. Les êtres humains ne peuvent vivre sans le reste de la nature, ils doivent veiller sur toutes les choses naturelles.
[…] Le reste de la Création se récrie contre la méchanceté et la perversité de l’espèce humaine. Les autres créatures accomplissent les commandements de Dieu : elles honorent ses lois. Et les autres créatures ne maugréent pas et ne se plaignent pas de ces lois. Mais les êtres humains se rebellent contre ces lois, les défiant en paroles et en actes. Et se faisant, ils infligent une terrible cruauté au reste de la Création divine.
[…] Ceux qui ont foi en Dieu honoreront aussi la stabilité du monde : les orbites du Soleil et de la Lune, les vents et l’air, la terre et l’eau. (…) Nous n’avons pas d’autre endroit où poser le pied. Si nous abandonnons ce monde, nous serons détruits par des démons et privés de la protection des anges.
[…] Ne blessons point la terre ! Il ne faut pas la détruire ! Aussi longtemps que les choses terrestres seront violentées et subiront des mauvais traitements, Dieu pansera ses blessures. Il les lavera dans les souffrances et les épreuves de l’humanité. Toute la création, Dieu la donne à l’homme pour qu’il en use à son gré. Mais si ce privilège est employé abusivement, la justice de Dieu permet que l’humanité soit punie par la création.
On lui attribue trois livres de visions, le Scivias – Apprend les voies du Seigneur – Le livre des mérites de la vie et Le Livre des œuvres divines, plus de soixante dix œuvres musicales – Symphonie des harmonies des révélations célestes – un drame liturgique – Ordo virtutum -.
O feu de l’Esprit Saint,
Loué sois-tu, toi qui œuvres au son des tambourins et des cithares […]
Lorsque tu enflammes l’esprit des hommes,
Le tabernacle de leur âme s’emplit de ta puissance.
Toute créature te loue, vie de toute chose,
Baume très précieux qui transfigure nos blessures béantes et souillées
En pierres précieuses !
Daigne maintenant nous rassembler tous ensemble en Toi,
Et diriger nos pas sur le chemin de la droiture. Amen
*****
Au Ciel, ma patrie, je rencontrerai ceux que tu as crées ;
L’Amour de Dieu, voilà toute ma joie.
Parvenir à la tour du désir brûlant, voilà mon seul désir.
Mon Dieu je veux faire ce que tu veux que je fasse
Grâce aux ailes de la bonne volonté,
Je veux voler au-dessus des étoiles du ciel pour accomplir ta volonté.
Je n’ai d’autre désir, d’autre souhait,
Je n’aspire qu’à ce qui est saint.
Mon Dieu, fais de moi ton instrument,
Que je résonne entre tes mains comme le tambourin de ton amour !
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Ô toi, la plus belle et la plus suave,
Combien Dieu s’est plu avec toi
Lorsqu’il a placé en toi l’étreinte de sa chaleur
Et qu’ainsi tu as nourri Son Fils
Ton ventre s’est réjoui
Quand tu as fait retentir toute la symphonie des cieux,
Car, ô Vierge, tu as porté le Fils de Dieu
Et ta pureté a resplendi en Dieu.
Elle gardait néanmoins les pieds sur Terre : elle produisit une œuvre abondante de phytothérapie – qu’elle ne nommait évidemment pas ainsi, mais il s’agissait bien de cela – : Physica, où sont inventoriées plus de 100 espèces indigènes, et Les causes et les remèdes, qui fait plus que reprendre l’ensemble des connaissances de l’époque : elle est par exemple la première à parler de l’application du mercure en dermatologie, de l’utilisation de la muscade et du camphre en médecine. Elle dit aussi sur les champignons des choses tout à fait nouvelles.
En médecine, elle reprenait les catégories de son temps, qui remontaient à Hippocrate de Cos [~460 – ~377] relayée par Galien et qui resteront la référence jusqu’au XVIII° siècle : c’était la théorie des humeurs : le sang, le phlegme, la bile jaune et la bile noire, caractérisées par les quatre qualités primordiales traditionnelles de l’Antiquité : le sang est chaud et humide, le phlegme froid et humide, la bile noire froide et sèche, la bile jaune chaude et sèche. Hildegarde parlait de sec, humide écume et tiède, ces quatre humeurs elles-mêmes liées aux quatre éléments : feu, air, eau et terre.
D’aucuns aujourd’hui voudront établir des correspondances entre ces humeurs et les quatre principaux éléments du sang connus aujourd’hui : le sec correspondrait aux globules rouges, l’humide au sérum, l’écume aux plaquettes et aux protéines et le tiède aux globules blancs. Ce raccourci semble faire bon marché de la rigueur et ressemble plutôt à un tour de passe passe, mais il a le grand avantage de pouvoir faire dire à ces textes de près neuf cents ans, des choses compréhensibles car les traductions établies en catégories contemporaines nous parlent.
Elle ne tarit pas d’éloges sur l’épeautre, et, dégradation de la qualité du blé aidante, en proportion au nombres de variétés crées par les croisements, ce qu’elle en dit nous parle de plus en plus : L’épeautre est un excellent grain, de nature chaude, gros et plein de force, et plus doux que les autres grains. À celui qui le mange, il donne une chair de qualité, un sang de qualité. Il donne un esprit joyeux et mets de l’allégresse dans l’esprit de l’homme.
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Les livres d’Hildegarde datent du Moyen Age mais, avec l’apport de la science moderne, cette céréale rustique et peu attractive au premier abord a été redécouverte, étudiée scientifiquement et fait l’objet actuellement d’un marché florissant.
Il est vrai que depuis l’avènement de l’agriculture industrielle, l’épeautre n’était plus cultivé que dans de rares contrées d’Europe, spécialement dans les Ardennes belges ou dans les régions alémaniques en montagne, là où le blé ne pousse plus. La raison est très simple, le froment offre des rendements bien supérieurs, surtout avec les apports faramineux d’engrais de l’agriculture moderne. L’autre raison provient de la difficulté à décortiquer l’épeautre à cause de sa double enveloppe, appelée balle, qui nécessite plus de travail pour obtenir les grains. Cette difficulté devient un avantage en agriculture biologique parce que la balle protège l’épeautre des maladies. D’une taille supérieure au blé, il n’a surtout pas besoin d’apport massif d’engrais, ce qui le ferait pousser trop haut et fragiliserait sa récolte. Autre avantage, l’épeautre a la vertu de nettoyer le terrain, ce qui rend inutile l’emploi d’herbicides. Par ailleurs, il résiste mieux que le blé à l’humidité ou à la sécheresse et s’acclimate bien à tous les types de sols. Mieux encore, sa conservation se fait dans sa balle, offrant ainsi une protection efficace et naturelle contre les charançons. Enfin, il ne prend que très faiblement la radioactivité.
La meilleure façon de le cultiver est d’alterner les prairies et l’épeautre comme unique céréale, à l’instar de ce qui se fait encore dans le Jura souabe ou dans la Forêt noire, ce qui évite le risque d’hybridation avec le blé.
Car, si l’épeautre est un proche cousin du blé, c’est le gène speltoïde qui les différencie. Ces deux céréales seraient nées il y a 9 000 ans dans la région du Caucase. Hildegarde avait bien vu cela en attribuant des qualités nutritives assez similaires pour le blé et l’épeautre qu’elle décrit, pour les deux céréales, comme donnant bonne chair et bon sang mais en donnant sa préférence à l’épeautre. Cela serait dû à la présence, dans la famille des hexaploïdes (blé, épeautre), des 42 chromosomes très proches des 46 chromosomes de nos cellules humaines.
Mais de quel épeautre s’agit-il ? Si l’on compare les grains de grand et de petit épeautre, ils ont une forme très différente, comme celui du blé aussi. Donc, il convient de considérer chaque céréale à part car, si certaines valeurs minérales peuvent être comparables d’un épeautre à l’autre, les valeurs subtiles et thérapeutiques sont différentes. Ainsi, le biologiste et naturopathe Wighard Strehlow, le plus grand spécialiste de la diététique hildegardienne, a déterminé que c’est le grand épeautre (Triticum spelta en latin) qui offre la plus grande proximité avec le sang humain. Les autres espèces d’épeautre possèdent aussi des grains vêtus mais différents, dit-il, qui ont une richesse chromosomique inférieure, comme l’épeautre italien amidonnier (ou shrank), porteur de 24 chromosomes, ou le petit épeautre (ou engrain), porteur seulement de 12 chromosomes. Par expérience, on a pu déterminer que la cuisson du grain de grand épeautre dans de l’eau produit un jus qui ressemble étonnamment au plasma sanguin.
Hildegarde n’a parlé que du grand épeautre puisqu’elle décrit textuellement cette céréale comme un grain gros et plein de force. Elle la différencie des autres céréales, surtout pour la consommation en grains, qu’elle déconseille formellement pour le froment, celui-ci, dit-elle encore, n’étant digeste que sous forme de pains ou gâteaux cuits à la chaleur du four avec de la farine complète broyée à la meule de pierre. Alors que l’épeautre peut s’accommoder de toutes les manières : en grain, en farine, en pâtes, en concassé, en semoule…
L’autre qualité qu’Hildegarde indique pour l’épeautre, outre qu’il donne la bonne humeur, est sa capacité à soigner l’être humain, comme un baume de l’intérieur. De même, elle décrira aussi l’avoine comme une bonne céréale apportant, comme l’épeautre, la jovialité, sauf pour les personnes qui ont un estomac délicat précise-t-elle encore. Hildegarde est plus réservée pour le seigle, qui est plutôt pour les personnes fortes, tandis qu’elle proscrit l’orge car il affaiblit mais le recommande seulement pour la bière ou sous forme de lotion externe grâce à sa capacité à réhydrater la peau.
Les Allemands, sous l’impulsion du Dr Gottfried Hertzka, avaient réuni un symposium en 1988 à l’université d’Hohenheim sur le grand épeautre pour mettre en évidence toutes ses qualités, notamment la présence des huit acides aminés essentiels à l’alimentation humaine. L’autre surprise fut de trouver dans l’épeautre, outre des valeurs minérales supérieures à toutes les autres céréales, la présence de substances vitales à la vie humaine comme la rhodanide, découverte par le Pr Wolfgang Weuffen de l’université de Creifswald, qui agit sur le développement cellulaire.
Seulement, il y a une condition absolue pour que l’épeautre apporte à l’être humain toute sa plénitude et son efficacité thérapeutique : il ne faut pas qu’il soit hybride (croisé) avec une autre céréale. Surtout à l’ère moderne, qui a vu le blé considérablement appauvri par les multiples sélections variétales au profit du rendement mais au détriment de la qualité nutritive ; notamment pour le gluten, dont on soupçonne qu’il soit devenu maintenant, sur les variétés récentes, hautement allergène.
Pour cela, les Allemands ont créé un label dit Hertzka, qui regroupe cinq variétés de grand épeautre non hybride : oberkulmer, frankencorn, tyrolien rouge de Steiner, ostro, souabencorn. Ce label garantit, dans le cadre d’une culture biologique, hors des aéroports et des autoroutes, un gluten de qualité non allergène et l’absence de substances nocives. Le naturopathe Strehlow affirme avoir des résultats positifs à 90 % avec le grand épeautre non hybride Hertzka dans les cas d’intolérance au gluten.
Hildegarde énonçait l’épeautre (Triticum spelta, dit grand épeautre) comme le grain le plus tendre parmi les céréales connues à son époque, ce que révèle sa saveur douce et légèrement plus parfumée que le froment. Cette douceur se révèle aussi dans son excellence thérapeutique par la qualité qu’il redonne au sang et beaucoup de personnes témoignent de ses innombrables bienfaits sur leur santé, leur vitalité et même leur équilibre de vie. Si les autres céréales ne sont pas à négliger, il est sûr que l’épeautre a repris légitimement sa place à la table quotidienne comme la châtaigne, le fenouil et tant d’épices, ces aliments si bons et remis au goût du jour par notre bonne et géniale abbesse Hildegarde.
François Delbeke. Biocontact. Novembre 2014. www.biocontact.fr
Quid du gluten, si mal toléré par de plus en plus d’humains ?
La sélection du blé commence dans le Croissant fertile, au Moyen-Orient, il y a environ 12 000 ans, au Néolithique, avec le passage l’homme cueilleur de céréales, où les blés sauvages (engrain, amidonier) étaient utilisés et involontairement sélectionnés, à l’homme cultivateur, qui a débuté la mise en culture de blés domestiqués conservés d’une année sur l’autre. Ils choisissaient les blés avec des caractéristiques qui leur semblaient les plus intéressantes, à savoir principalement la solidité du rachis évitant que le grain ne se détache spontanément et ne germe au sol, la séparation naturelle de l’amande et des enveloppes (grain nu, non vêtu) pour l’utilisation facile du grain en farine, et l’augmentation de la grosseur et de la taille des grains. Ces grains étaient petits, pauvres en réserve et dépourvus de gluten.
Il faudra donc une longue sélection du patrimoine génétique pour obtenir des blés moissonnables, d’une part, et producteurs d’une farine capable de donner du pain, d’autre part. Les blés amidonniers sauvages vêtus se sont un jour croisés avec une graminée sauvage, l’Aegilops de Tausch, pour donner le blé tendre, le blé du pain, parce qu’il possède la capacité de synthèse des éléments de gluten, souple et tenace, pour permettre à la pâte de tenir en boule et de lever. La domestication et la sélection sont des processus dynamiques dans le temps et l’espace, une coévolution lente entre l’homme, les animaux et les plantes. L’aboutissement de 20 000 ans de sélection naturelle et humaine.
Les paysans furent les premiers acteurs de cette sélection ; les échanges de semences, les migrations des hommes ont permis de créer une grande diversité de variétés de pays, adaptées à des contextes liés aux traditions, au sol et au climat très différents. Jusqu’au milieu du XIX° siècle, la totalité des céréales cultivées en France était ces variétés locales et traditionnelles plus ou moins hétérogènes.
C’est la société Vilmorin, en France, qui amorce ensuite cette professionnalisation de la sélection. Le rendement devint le principal critère pour la sélection, en suivant l’évolution récente de l’agriculture industrialisée, fondée sur de forts intrants.
Vers 1940, la sélection s’accélère pour adapter le blé à la transformation industrielle, des critères technologiques sont alors pris en compte, à savoir l’aptitude du blé à être transformé en farine (qualité meunière), puis l’aptitude de cette farine à être valorisée en panification (qualité boulangère). La qualité meunière est associée au taux d’extraction, c’est-à-dire à un rendement maximum de transformation du blé en farine. Cette mesure permet d’élever le potentiel d’extraction du blé et la qualité de la farine produite. La qualité boulangère d’une farine est évaluée grâce à plusieurs méthodes complémentaires. Les deux principales sont les suivantes :
– Essai de panification de type pain courant français : lors de la transformation de la farine en pain, plusieurs critères sont évalués comme le collant de la pâte après pétrissage, le comportement de la pâte lors du façonnage, la tenue du pain et son volume, la couleur de la mie… Une note de panification est ainsi donnée.
– Mesure des caractéristiques technologiques de la pâte par l’alvéographe de Chopin : après pétrissage de farine et d’eau salée, de l’air est insufflé dans le pâton pour former une bulle de pâte jusqu’à éclatement. Nous obtenons ainsi des informations sur la ténacité de la pâte (force qu’il faut pour déformer la pâte), l’extensibilité (force qu’il faut pour étendre la pâte jusqu’à sa rupture) et la force boulangère (W : travail à fournir pour déformer et casser la pâte). Cela permet de reproduire la déformation de la pâte sous l’influence de la poussée du gaz carbonique lors de la fermentation et donc d’évaluer les propriétés viscoélastiques d’une farine destinée à faire du pain.
Des variétés de blés dont la force boulangère est inférieure à 100 sont considérées comme non panifiables avec les techniques de panification comportant un pétrissage mécanique important. Le W moyen en 2015 s’établit à 173. Une farine commerciale est en général issue d’un mélange de farine de blé améliorant (fort W) et de blé de base (W moyen). Les minotiers ajustent ainsi les proportions en fonction du devenir du blé (pain, biscuit…).
La qualité boulangère d’une farine est très liée à sa teneur en protéines, sa teneur en gluten, son indice de Zélény (valeur de sédimentation), son activité amylasique (ou indice de Hagberg).
Le gluten est un réseau obtenu après lavage à l’eau de pâtes de blé dur ou de blé tendre. Ce réseau est constitué de protéines (de 75 à 85 %), d’amidon (de 8 à 10 %), de lipides (de 5 à 10 %), de sucres (de 1 à 4 %) et de matières minérales (1 %). Ce sont les protéines de réserve du grain, insolubles (essentiellement les gliadines et les gluténines), qui permettent les jonctions formant le réseau de gluten. Les gliadines apportent viscosité et extensibilité à la pâte et les gluténines l’élasticité ou ténacité. Le réseau de gluten se forme après une hydratation de la farine et un pétrissage de la pâte. Ce réseau conditionne les propriétés de la pâte (élasticité et extensibilité) et permet le piégeage du dioxyde de carbone (gaz) formé par les levures lors de la fermentation. À la cuisson du pain, ce réseau se fige. Ce réseau est un constituant indispensable permettant ainsi d’obtenir des pains gonflés et alvéolés.
Dans l’industrie, le gluten est séparé de l’amidon. Après séchage, on obtient un gluten vital qui peut être ajouté aux farines pour augmenter la viscoélasticité des pâtes ou qui est utilisé comme ingrédient épaississant dans de nombreux produits alimentaires (plats cuisinés, charcuterie, surimi, snacks, sauces, soupes, fromages…). Environ 30 % des produits alimentaires sur les linéaires des supermarchés sont additionnés de gluten. Le gluten est la protéine végétale la moins chère au monde. Cette utilisation croissante du gluten vital dans les formulations alimentaires pourrait être responsable de l’augmentation de la prévalence à l’hypersensibilité au gluten. Cette hypothèse reste à étudier.
Dans sa migration du Moyen-Orient vers l’Europe, le blé tendre a suivi les hommes qui l’ont adapté dans chaque village à son terroir, ses usages et sa culture. En France, on semait le rouge d’Alsace, le blanc des Flandres, la bladette de Puylaurens. Les variétés de pays ou paysannes sont des populations dynamiques avec une histoire et une identité distinctes, et ont été améliorées et transmises par et pour les paysans au fil des temps. Les blés anciens sont donc des variétés dites populations, hétérogènes et dynamiques, qui présentent une grande diversité entre individus. En France, jusqu’à la fin du XIX° siècle, les paysans semaient ces variétés d’année en année. Au XX° siècle, les variétés populations ont été remplacées par des variétés homogènes (lignées, hybrides, clones). Cela s’est accompagné d’une réduction de la biodiversité cultivée et d’une augmentation de la fragilité des agrosystèmes pour répondre aux évolutions du climat, des agents pathogènes et de la société.
Les variétés populations hétérogènes génétiquement présentent des avantages agronomiques, comme une meilleure absorption des nutriments en sol pauvre, une stabilité plus importante et une résilience supérieure au cours du temps car elles possèdent un pouvoir tampon plus élevé que les variétés pures en cas de stress ou de carence et permettent de maintenir une diversité de résistance face aux agents pathogènes.
Parmi ces variétés anciennes, on retrouve les épeautres : du latin spelta qui veut dire enveloppes et désigne donc le caractère vêtu du grain. On différencie le grand épeautre, ou tout simplement épeautre, hexaploïde (possède six lots de chromosomes identiques correspondant à deux événements successifs d’hybridation), très proche génétiquement du blé tendre, le plus cultivé, le plus productif, le plus facile à décortiquer et le plus grand ! Il y a aussi un moyen épeautre, l’amidonnier, rare en France mais en renouveau pour la fabrication de pâtes. Et le petit épeautre, c’est l’engrain diploïde (possède seulement deux jeux de chromosomes identiques) du Néolithique à l’origine des blés, surtout cultivé aujourd’hui sur des terres pauvres comme en Provence.
On retrouve aussi le blé poulard (ou pétanielle), très proche du blé dur mais plus tardif, plus résistant au froid et beaucoup plus grand (jusqu’à 2 mètres !). Sa paille est solide, résistante, avec des épis larges, ventrus et barbus. En 1860, c’est son heure de gloire avec 12 usines de fabrication de pâtes à Clermont-Ferrand ! Aujourd’hui, il n’est plus cultivé que par quelques réseaux de paysans pour la qualité et l’arôme très particulier de sa farine.
Une recrudescence de l’intérêt des consommateurs pour les produits issus des blés anciens se fait sentir. Ils sont issus de filières biologiques avec l’identité d’un territoire fort. La transformation de farine ou semoule en pain ou en pâtes se fait en général de façon à maintenir les qualités nutritionnelles des produits (mouture sur meules de pierre afin de garder au maximum les minéraux et vitamines présents dans le son, séchage doux pour les pâtes, fermentation au levain pour le pain). Bien que très peu d’études aient été menées sur le sujet, il apparaît que la sélection actuelle a entraîné une diminution de la qualité nutritive des céréales cultivées avec une diminution de leur teneur en minéraux par exemple (fer, magnésium, manganèse, cuivre, zinc et sélénium). Les variétés paysannes et les variétés anciennes contiennent, quant à elles, généralement plus de phyto-nutriments et de micronutriments tels que des composés phénoliques et des caroténoïdes. Tous ces éléments participent au goût du produit fini. Également, issus de filières locales et biologiques, ces produits sont en général plus intéressants environnementalement parlant.
La teneur en protéines a diminué au cours du temps avec les variétés modernes car la sélection variétale a ciblé l’augmentation des rendements ; or ce caractère est corrélé négativement avec celui du taux des protéines dans le grain. Toutes les protéines ont donc vu baisser leur taux au fil du temps, y compris gliadines et gluténines, mais le rapport gluténines sur gliadines a augmenté légèrement ainsi que celui des gluténines de haut poids moléculaire (HPM) sur celles de faible poids moléculaire (FPM), les gluténines à HPM améliorant la force du gluten (et donc le W) et facilitant ainsi la panification industrielle des blés modernes. Cependant, ces gluténines à HPM pourraient être impliquées dans les problèmes de digestibilité. De plus, le type de réseau formé lors du pétrissage de la pâte à pain à base de variétés anciennes semble être différent de celui des variétés modernes : beaucoup moins complexe, lourd et tenace, et donc plus digeste. Cela favoriserait ainsi la tolérance des produits à base de variétés anciennes pour les personnes intolérantes au gluten.
La force boulangère des blés anciens est bien plus faible que celle des blés modernes mais en choisissant bien la variété ou la complémentarité de plusieurs variétés et en adaptant les procédés de fabrication, il est tout à fait possible de fabriquer du très bon pain avec ces blés.
La sélection du blé tendre s’est donc orientée vers des blés avec une force boulangère plus élevée et contenant un gluten plus tenace.
Marie-Hélène Robin, Gwénaëlle Jard. Biocontact Octobre 2017
Le blé est un terme générique comprenant diverses espèces du genre Triticum, dont certaines créées en laboratoire et ayant des caractéristiques génétiques totalement différentes. Certaines différences sont dues à l’adaptation de la plante à son environnement ou à des mutations génétiques spontanées.
Le blé ancestral – ou engrain sauvage – a évolué par croisement avec d’autres plantes (hybridation) pour devenir le petit épeautre, premier blé cultivé de l’humanité.
Ces variétés d’origine de blés à 14 chromosomes (blés diploïdes), de faible rendement et à faible teneur en gluten (environ 2 fois moindre que chez les blés modernes), ne permettaient pas de fabriquer du pain. Plus tard, des croisements naturels sont intervenus, aboutissant à un blé tétraploïde possédant 28 chromosomes. Il renfermait en effet davantage de gluten et put alors servir à élaborer du pain, notamment à l’époque des Égyptiens.
Les sélections élaborées ensuite par les ingénieurs agronomes ont donné naissance à plusieurs types de variétés jusqu’à une troisième catégorie de blés dits hexaploïdes possédant 42 chromosomes.
Les variétés de blés actuelles sont régulièrement croisées et modifiées pour obtenir des sujets plus productifs au moyen de rétrocroisements avec transfert de gènes dont on n’a pas décrypté toutes les conséquences sur la synthèse des protéines du blé.
Le gluten est en réalité un terme générique regroupant plusieurs variétés de protéines insolubles dans l’eau, contrairement à d’autres protéines de la plante de blé solubles qui, elles, servent à ses fonctions physiologiques. Les protéines insolubles du gluten sont simplement des protéines de stockage dans la graine de la plante qui les utilisera comme énergie pour sa germination en temps opportun. Ces protéines insolubles (l’insolubilité permet une longue conservation) sont contenues dans la graine de blé sous forme compactée de gliadine, de gluténine et de prolamines. Ces trois protéines sont riches en acides aminés, glutamine, proline et leucine, avec des résidus de soufre apportés par les cystéines.
Cette classification des protéines constituante du gluten repose sur le degré de polymérisation des chaînes de ces protéines (les chaînes compactées ressemblent physiquement à une forme d’écheveau de fils serrés les uns contre les autres) et sur la teneur en acides aminés soufrés de ces protéines insolubles. On distingue d’abord les gliadines, qui forment la famille des prolamines, puis des sous-unités qui forment les gluténines.
On retrouve ainsi par ordre décroissant le gluten du blé (gliadine, 69 %), de l’épeautre (gliadine, 69 %), du Kamut (gliadine, 69 %), de l’orge (hordéine ou hordénine, 52 %), du sorgho (kafirine ou cafirine, 52 %), du seigle (sécaline, 50 %), du maïs (zénine ou zéine, 50 %), du millet (panicine, 40 %), de l’avoine (avénine, 30 %), du teff (12 %), du fonio (inférieur à 10 %), du riz (orzénine, 5 %).
L’hybridation des blés, selon divers spécialistes, a des effets sur la digestibilité de par leurs épitopes présents (c’est-à-dire l’enchaînement particulier des acides aminés les uns à la suite des autres constituant la protéine gliadine) qui, lorsque démasqués par le système immunitaire, sont à l’origine de réactions allergiques et d’intolérances. L’arrivée des OGM en 1994 a alerté les autorités sanitaires avec une directive centrée sur leur évaluation ; toute innovation dans la production et la transformation des aliments hybrides notamment devrait conduire également à une évaluation du risque sanitaire sur l’humain, qui malheureusement ne se fait pas de manière exhaustive (on a tendance à écourter les expériences au strict minimum, ce qui a pour effet de biaiser les interprétations scientifiques). En effet, l’évolution de notre génétique, inchangée depuis Cro-Magnon, n’est pas allée aussi vite que les ingénieurs de l’agroalimentaire !
Les industriels voulaient une farine qui puisse gonfler pour un calibrage facile de fabrication industrielle du pain mais surtout pour l’aspect esthétique important pour sa vente. Par modification génétique de la céréale de blé (OGM), ils ont donc pu obtenir cet ajout de gluten désiré que l’on retrouve dans tous les pains modernes.
Ce faisant, les généticiens de l’ingénierie génétique de l’agroalimentaire ont produit, à leur insu et sans état d’âme, une structure de la gliadine (la protéine principale du blé) différente de celle du blé ancien qui s’est révélée totalement inadaptée à nos capacités enzymatiques de découpage correct pour cette nouvelle structure de protéine lors de la digestion.
Il est important de noter ici que la nouvelle protéine gliadine, plus riche encore en répétitions successives d’acides aminés glutamine et proline, est un véritable casse-tête pour nos enzymes digestives, en particulier au niveau de l’estomac. La pepsine, provenant de l’activation du pepsinogène – enzyme capable de découper les protéines en peptides (petits morceaux de protéines) -, ne parvient plus à découper correctement la gliadine qui, résistante à son action, va poursuivre son cheminement le long du tube digestif.
Dans le duodénum, les enzymes pancréatiques – les protéases – enzymes de découpage, ne peuvent pas non plus, par manque de spécificité, assurer la découpe complète du gluten durant le temps imparti de la digestion, laissant des peptides potentiellement dangereux stagner dans l’intestin. La gliadine non totalement digérée arrive ainsi quasiment intacte dans l’intestin grêle, et ses propriétés inflammatoires, ajoutées au facteur environnemental par la présence éventuelle de xénobiotiques comme le mercure, va en accélérer le processus pathologique.
La muqueuse de l’intestin, constituée de villosités et microvillosités, est un filtre sélectif pour nos nutriments. L’intégrité de ces microvillosités dépend des jonctions serrées faites de collagène. Or, aujourd’hui, le taux de mercure corporel est devenu inquiétant car il a été introduit par les amalgames dentaires, les vaccinations répétitives, les cosmétiques. Ce mercure dans le corps active de façon irréversible une enzyme comme la métallo-protéinase matricielle MMP-9, qui dégrade le collagène des jonctions serrées des microvillosités. On perd ainsi la structure de la compartimentation de nos villosités intestinales intactes et notre intestin devient poreux. Cette perméabilité intestinale, due à l’action du mercure, va permettre à ces peptides qui stagnent dans l’intestin de passer la barrière intestinale pour aller dans le sang (travaux du Pr Boyd Haley).
Les travaux du Pr Karl L Reichelt ont montré que les peptides dérivés de la gliadine non totalement découpés par nos enzymes digestives libèrent des peptides dits opioïdes (aux propriétés identiques aux opiacés comme l’opium) qui passent la barrière intestinale et la barrière hémato-encéphalique. On retrouve ainsi les peptides HK1-HK2, PI, P2, A4, A5, diamorphine et beaucoup d’autres qui créent des symptômes comme l’hyperactivité la dyslexie, les problèmes d’apprentissage, l’autisme, la schizophrénie. Une molécule de gluten contient 16 séquences de peptides opioïdes. Nos enzymes défaillantes ne doivent donc pas faire d’erreurs de découpage si, en plus, on a un intestin perméable. Le blé germé contient aussi les mêmes molécules et les mêmes séquences.
Avec ces nouvelles farines, plus de pain au levain possible ! Pourquoi ?
Les farines actuelles se prêtent au développement de bactéries déviantes. En effet, lactobacilles, lactocoques, Saccharomycès cerevisiae, qui constituaient la base des levains naturels, ne reconnaissent plus leur support de substrats modifiés chimiquement par une alimentation industrialisée. Par conséquent, on observe un blocage de ces bactéries bénéfiques, les Saccharomycès s’effondrent et on se retrouve en boulangerie en présence de déviances vers des levures tel le Candida kluyveromycès, qui sécrète des molécules comparables à celles trouvées dans les hydrocarbures comme le méthane… puis un développement des entérocoques (bactéries pathogènes opportunistes) dans des quantités phénoménales ! Et les lactocoques, qui participaient à la fermentation, se développent dans des quantités anormales, entraînant l’obtention d’une mie filante avec un pain gélatineux, totalement impropre à la consommation, bien sûr ! Enfin, les bactéries opportunistes s’adaptent au nouveau substrat qu’on leur fournit mais pas à notre avantage car elles produisent, par sécrétion, des substances toxiques comme l’indican et son dérivé l’indolylacrylglycine, les polyphénols, phényl benzoates et phényl propionates.
Nous n’avons plus aujourd’hui, dans nos aliments, les éléments structurels pour que s’installe une bonne flore (travaux du Dr Bernard Berthet). Dans une flore commensale, c’est-à-dire symbiotique, qui contribue à notre bien-être, les lactobacilles et lactocoques assurent un processus naturel de fermentation lactique qui stabilise nos aliments mais surtout les rendent assimilables par notre intestin. Nos enzymes digestives se régalent de ces nutriments lactofermentés naturellement alors qu’elles ne savent pratiquement rien faire des nutriments chimiquement transformés par l’industrie alimentaire. L’alimentation moderne dans ce sens nous fragilise au lieu de nous donner de la force.
L’homme a créé, en quelque sorte, le milieu pour se faire battre : l’erreur de base est là !
Il ne s’agit pas, là encore, d’affoler les populations mais de comprendre à quel point les intestins sont un organe central de notre santé. Réduire, en général, le gluten de notre alimentation et protéger et enrichir notre microbiote (plus communément désigné par flore intestinale) sont des préoccupations saines et préventives de nombreux troubles. Nous ne sommes pas tous faits à l’identique et certains sont plus sensibles que d’autres. Le pain était historiquement à la base de l’alimentation des couches populaires, pourrait-on faire remarquer. De plus, absorber du gluten ne tue pas, il perturbe notre équilibre via l’intestin, y compris émotionnel.
Faut-il éviter le gluten pour être en bonne santé, et surtout faut-il l’éliminer en cas de maladies auto-immunes ? La gliadine du gluten augmente l’irritabilité et la perméabilité intestinale chez tous les individus fragilisés, qu’ils soient intolérants au gluten ou pas. La perméabilité intestinale est un facteur clé dans le déclenchement des réactions inflammatoires et des maladies auto-immunes car elle favorise le passage anormal dans l’organisme, depuis le tube digestif, de fragments de protéines ou antigènes qui pourront déclencher une réponse du système immunitaire.
On l’a vu, le gluten se trouve entre autres dans le blé, l’orge, le seigle, le maïs, le millet, le sorgho et l’avoine, pour certains à un degré bien moindre ; mais persistent pourtant, à ce stade, quelques homologies de séquences composantes de la gliadine qui, pour des personnes sensibles, peuvent causer une inflammation.
La gliadine est une protéine immunogénique du gluten. Certaines personnes sont intolérantes au gluten et doivent l’éviter. D’autres y sont sensibles et présentent des symptômes qui peuvent ressembler à ceux d’une intolérance. Le régime sans gluten permet la disparition de ces symptômes. Même une infime quantité de gluten sera suffisante pour que les personnes atteintes de maladies intestinales déclenchent une réaction supplémentaire endommageant les parois de l’intestin grêle et provoquant parfois de pénibles symptômes gastro-intestinaux ou des troubles à distance (douleurs articulaires, musculaires, maux de tête…) sans établir forcément le lien avec le gluten.
Selon de nouvelles recherches de l’université McMaster (Canada), lorsque les bactéries de l’intestin grêle d’un individu atteint de pathologies intestinales interagissent avec le gluten, elles peuvent déclencher une réaction différente de celle d’une personne non malade. Au cours de cette étude, les chercheurs ont identifié des espèces bactériennes capables de dégrader le gluten dans l’intestin grêle. Ainsi, ils ont isolé la bactérie pathogène Pseudomonas aeruginosa chez des patients malades (uniquement trouvée dans leurs intestins), et des espèces du genre Lactobacillus dans l’intestin grêle d’individus sains. En contact avec le gluten, les bactéries examinées produisaient des peptides. Sachant que chaque peptide communique différemment avec les cellules immunitaires – ceux provoquant une réponse immunitaire plus forte sont dits plus immunogènes – ils ont observé que les peptides produits par Pseudomonas aeruginosa issus de patients souffrant de la maladie cœliaque (inflammation de l’intestin causée par la gliadine) étaient plus immunogènes (ils activaient des cellules immunitaires spécifiques du gluten). Les Lactobacillus issus de personnes saines étaient, eux en revanche, capables de détruire ces peptides et diminuer ainsi la réaction immunitaire. Des bactéries spécifiques de l’intestin grêle pourraient donc augmenter ou diminuer les réactions immunitaires déclenchées par la digestion du gluten.
Selon ces scientifiques, ces recherches mettent en lumière les liens entre les bactéries intestinales et le système immunitaire dans le métabolisme du gluten. En effet, elles soulignent le rôle des bactéries dans la réaction de l’organisme au gluten et sont cohérentes avec l’idée que la dysbiose bactérienne serait une pièce fondamentale dans diverses pathologies, même si les bactéries étudiées peuvent ne pas être les seules à modifier la digestion du gluten.
Une autre protéine, la zonuline, hormone synthétisée par la muqueuse intestinale qui influence la perméabilité de l’intestin grêle, est une cible privilégiée des toxines bactériennes. Des études ont montré que l’aliment qui provoquait la plus forte production de zonuline est le blé moderne.
La caséine (80 % des protéines du lait et des produits laitiers) perturbe également la production de zonuline et augmente directement notre perméabilité intestinale. Comme pour le gluten, la structure de la caséine du lait moderne est non conforme du fait d’une alimentation non adaptée des bovins (ajouts de protéines animales et/ou de céréales transgéniques), ce qui entraîne les mêmes conséquences de santé pour l’homme.
Il est indispensable de protéger notre microbiote pour qu’à son tour il nous protège : cet allié dévoué et courageux est notre meilleur gardien. Mais il ne faut surtout pas le détruire. Il nous défend contre la maladie. Il nous protège contre les toxines, les métaux lourds. Il nous procure une meilleure santé physique et morale car il favorise la création de sérotonine (un neurotransmetteur).
Il synthétise diverses vitamines. Ce sont les bactéries qui savent produire la vitamine K, la vitamine B12, la thiamine (vitamine B1) et la riboflavine (vitamine B2). Ces diverses vitamines nous donnent la possibilité de transformer les chaînes des acides gras en acides gras essentiels.
Aujourd’hui, on le sait, notre microbiote est un organe à part entière, qui travaille sans relâche. Il demande juste une bonne nourriture authentique et du respect. Il peut alors apporter des myriades de bienfaits pour notre santé, alors qu’une mauvaise flore intestinale peut agir sur notre moral, réduire notre système immunitaire, notre capacité à résister au stress ou la qualité de notre sommeil. Quand nos microbes vont mal, c’est tout notre corps qui va mal !
C’est au nom du progrès, comme décrit plus haut, que nous sommes bombardés de toxiques comme le mercure qui, activant en particulier les MMP-9 – enzymes qui détruisent directement la muqueuse et notre tube digestif -, empêche la transformation correcte de notre alimentation, laquelle, à son tour, est responsable de l’état de notre flore intestinale. Cette flore conditionne notre état de santé mais également les toxines produites par les bactéries pathogènes.
Le passage de bactéries indésirables rendu possible du fait de cette perméabilité peut avoir des répercussions graves, notamment au niveau des organes comme dans le cas de pathologies cardiaques.
Le choix de notre alimentation en vue de réduire les bactéries indésirables et de nourrir les bactéries symbiotiques (lactiques) est donc primordial. Le déterminisme c’est la génétique, on n’y peut rien ! est aujourd’hui fortement remis en cause car l’épigénétique, discipline qui permet de décrire comment l’environnement active ou non l’expression de certains gènes, nous démontre que c’est bien l’alimentation qui active certains gènes comme dans le cas de l’obésité ou du diabète En agissant sur nos choix alimentaires, nous pourrons prévenir, soigner et parfois guérir un grand nombre de maladies.
Christian Arod, Bernard Berthet, Brigitte Besancenet Académie Stélior de Nutri-détoxicologie. Biocontact octobre 2017
Et puis, à côté de ceux et celles dont le nom a traversé les siècles, il y a encore tous ceux et celles – souvent anonymes – qui ont chanté l’amour bien sûr, mais plus souvent encore les oiseaux, symboles de la vie, de toutes les renaissances.
Quand noif remaint et glace funt | Quand neige cesse et glace fond, |
Que resclarcisent cil ruisel | Que les ruisseaux coulent plus clair, |
Et cil oisielgrant joie funt | Les oiseaux mènent grande joie |
Por la doçor del tens novel | Pour la douceur de la saison nouvelle, |
Et florissentcil arbroisiel | voilà fleurir les arbrisseaux, |
Et fine Amorce mi semunt | Et l’amour courtois me commande |
Que je fasse un sonet novel | De composer un chant nouveau |
Quant voi la flur nouvele | Quand je vois la fleur nouvelle |
Pamir en la praele | Eclore au milieu des prés |
Bruire seur la gravele, |
bruire sur le gravier |
Dans ja ne garrai |
dont je ne guérirai jamais |
[…] lez un boschel |
[…] Près d’un bosquet |
Tot seu chevauchoie |
Je chevauchais tout seul. |
Entre une pré et une voie |
Entre un pré et un sentier |
Espringeoient sur l’herboie |
Dansaient sur l’herbe |
Pastores et pastoel |
Bergers et bergères |
Quant je chevauchoie | Alors que je chevauchais |
Tot seuls l’autrier | Tout seul l’autre jour, |
Jouer m’en aloie |
Je m’en allais m’amuser |
Tout un sentier |
Le long d’un sentier ; |
De juste une arbroie |
A côté d’un bosquet |
Pres d’un vergier |
Tout près d’un verger, |
Vi ombroier Dame simple et coie |
Je vis une dame simple et tranquille |
Mult estoie belle et jolie, |
Qui prenait l’ombre. |
Cors bien fet, gorge polie |
Elle était belle et souriante, Corps bien fait, gorge polie. |
Quant elle me vit venant |
Quand elle me vit arriver |
Si chanta maintenant |
Elle chanta aussitôt |
Ceste chançonete |
cette chansonnette : |
Nuz ne doit le bois aller |
Nul ne doit aller au bois |
Sans sa compaignete |
Sans sa petite compagne |
Philippe de Vitry 1291- 1361Clerc et maître en Sorbonne |
Dit de Franc Gonthier |
Soubz feuille vert, sur herbe délictable
|
Sous les feuilles vertes, sur un pré agréable,
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Au gourmet beurent, et oisillon harpoient
|
Ils buvaient à la cruche, les oisillons chantaient
|
J’oy Gontier en abattant son arbre
|
J’entendis Gautier, qui abattait son arbre
|
Verge d’uissier jamais tu me déboute,
|
Le bâton d’huissier ne me repousse jamais
|
1090
Aime, comte de Genève, fonde le prieuré de Chamonix.
Création de la secte des Assassins.
Des dissidents musulmans se spécialisent dans les attentats terroristes. Ils sont connus sous le nom d’Assassins : on doit voir dans ce mot une déformation de Haschchachin, consommateurs de haschich, car les adeptes s’enivraient de cette plante avant de commettre leurs forfaits. Le premier Grand Maître des Assassins, Hassan Sabbah, s’installe dans les montagnes environnant Kazvin, dans un repaire au nom prédestiné, Alamout, le Nid d’aigle. Un autre groupe, dont l’action s’exerça aussi bien contre les musulmans que contre les Croisés, résidait dans les montagnes entre Hama et Lattakieh.
Gaston Wiet, de l’Institut. L’Islam. 1986
Qazvin se situe près des châteaux du Vieux de la Montagne. Au XI° siècle, à la tête d’une secte d’Ismaéliens, Hassan Sabah entretenait une armée de tueurs à gages dans des forteresses, véritables nids d’aigle au fond des vallées d’Alamut et du Chah Rud. On y vivait avec art, dégustant les mets les plus fins, servis par des jeunes filles en fleur. Un vrai paradis d’Allah. Et justement, Hassan Sabah prétendait qu’il avait le pouvoir d’intercéder auprès de Dieu pour faire ouvrir les portes du paradis. L’homme savait faire exécuter proprement qui lui déplaisait : il lui suffisait d’envoyer chez l’ennemi un de ses jeunes soumis, qu’il savait conforter par des prises de haschisch, afin de les aider à porter le coup mortel. Redouté dans tout l’empire, Hassan Sabah, puis ses descendants, toujours appelés Vieux de la montagne, virent leur secte surnommée, à cause de la drogue, du nom de hashishins. Racontée par Marco Polo, puis par les Croisés qui se rendaient à Jérusalem, l’histoire du Vieux de la montagne frappa l’opinion occidentale et donna naissance au mot assassin. Hassan Sabah et ses successeurs terrorisèrent la Perse durant deux bons siècles. Lorsque les Mongols conquirent la région, leur chef Houlagou, petit-fils de Gengis Khan, mit le siège aux châteaux et passa au fil de l’épée tout ce qui, à l’intérieur, était vivant. Le Vieux de la montagne avait trouvé plus impitoyable que lui.
Bernard Ollivier. Longue marche II. Vers Samarcande. Libretto Phébus 2001
C’est un homme de vaste culture, sensible à la poésie, esprit curieux au fait des derniers progrès des sciences, qui avait créé en 1090 cette secte, la plus redoutable de tous les temps. Hassan as-Sabbah était né vers 1048 dans la ville de Rayy, tout près de l’endroit où sera fondée, quelques dizaines d’années plus tard, le bourg de Téhéran. A-t-il été, comme le veut la légende, l’inséparable compagnon de jeunesse du poète Omar al-Khayyam, passionné, lui aussi, de mathématiques et d’astronomie ? On ne le sait pas au juste. On connaît en revanche avec précision les circonstances qui ont amené cet homme brillant à consacrer sa vie à l’organisation de sa secte.
À la naissance de Hassan, la doctrine chiite [chiisme ismaélien. ndlr], à laquelle il adhère, était dominante en Asie musulmane. La Syrie appartenait aux Fatimides d’Égypte, et une autre dynastie chiite, celle des Boueyhides, contrôlait la Perse et dictait sa loi au calife abbasside en plein cœur de Baghdad. Mais durant la jeunesse de Hassan, la situation s’est entièrement renversée. Les Seldjoukides, défenseurs de l’orthodoxie sunnite, se sont emparés de toute la région. Le chiisme, naguère triomphant, n’est plus alors qu’une doctrine à peine tolérée, et souvent persécutée.
Hassan, qui évolue dans un milieu de religieux persans, s’insurge contre cette situation. Vers 1071, il décide d’aller s’installer en Égypte, dernier bastion du chiisme. Mais ce qu’il découvre au pays du Nil n’est guère réjouissant. Le vieux calife fatimide al-Moustansir est encore plus fantoche que son rival abbasside. Il n’ose plus sortir de son palais sans l’autorisation de son vizir arménien Badr el-Jamali, père et prédécesseur d’al-Afdal. Hassan trouve au Caire beaucoup d’intégristes religieux qui partagent ses appréhensions et souhaitent, comme lui, réformer le califat chiite et se venger des Seldjoukides.
Bientôt, un véritable mouvement prend forme, ayant pour chef Nizar, le fils aîné du calife. Aussi pieux que courageux, l’héritier fatimide n’a aucune envie de s’adonner aux plaisirs de la cour ni de jouer le rôle d’une marionnette entre les mains d’un vizir. À la mort de son vieux père, qui ne saurait tarder, il devrait prendre la succession et, avec le concours de Hassan et de ses amis, assurer aux chiites un nouvel âge d’or. Un plan minutieux est mis au point, dont Hassan est le principal artisan. Le militant perse ira s’installer au cœur de l’empire seldjoukide pour préparer le terrain à la reconquête que Nizar ne manquera pas d’entreprendre à son avènement.
Hassan réussit au-delà de toute espérance, mais avec des méthodes bien différentes de celles imaginées par le vertueux Nizar. En 1090, il s’empare par surprise de la forteresse d’Alamout, ce nid d’aigle situé dans la chaîne de l’Elbrouz, près de la mer Caspienne, dans une zone pratiquement inaccessible. Disposant ainsi d’un sanctuaire inviolable, Hassan commence à mettre sur pied une organisation politico-religieuse dont l’efficacité et l’esprit de discipline resteront inégalés dans l’Histoire.
Les adeptes sont classés selon leur niveau d’instruction, de fiabilité et de courage, des novices au grand maître. Ils suivent des cours intensifs d’endoctrinement ainsi qu’un entraînement physique. L’arme préférée de Hassan pour terrifier ses ennemis est le meurtre. Les membres de la secte sont envoyés individuellement ou, plus rarement, en petites équipes de deux ou trois, avec pour mission de tuer une personnalité choisie. Ils se déguisent généralement en marchands ou en ascètes, circulent dans la ville où doit être perpétré le crime, se familiarisent avec les lieux et les habitudes de leur victime, puis, une fois leur plan mis au point, ils frappent. Mais, si les préparatifs se déroulent dans le plus grand secret, l’exécution doit nécessairement se passer en public, devant la foule la plus nombreuse possible. C’est pourquoi le lieu est la mosquée, et le jour préféré le vendredi, généralement à midi. Pour Hassan, le meurtre n’est pas un simple moyen de se débarrasser d’un adversaire, c’est avant tout une double leçon à donner en public : celle du châtiment de la personne tuée et celle du sacrifice héroïque de l’adepte exécuteur, appelé fedai, c’est-à-dire commando suicide, parce qu’il est presque toujours abattu sur-le-champ.
La manière sereine dont les membres de la secte acceptaient de se laisser massacrer a fait croire aux contemporains qu’ils étaient drogués au haschisch, ce qui a valu le surnom de haschischiyoun ou haschaschin, un mot qui sera déformé en Assassin, et qui deviendra bientôt, dans de nombreuses langues, un nom commun. L’hypothèse est plausible, mais, pour tout ce qui touche à la secte, il est difficile de distinguer réalité et légende. Hassan poussait-il les adeptes à se droguer afin de leur donner la sensation de se trouver pour un temps au paradis et les encourager ainsi au martyre ? Essayait-il, plus prosaïquement, de les accoutumer à quelque narcotique pour les tenir constamment à sa merci ? Leur fournissait-il simplement un euphorisant pour qu’ils ne faiblissent pas au moment de l’assassinat ? Comptait-il plutôt sur leur foi aveugle ? Quelle que soit la réponse, le seul fait d’évoquer ces hypothèses est un hommage rendu à l’organisateur exceptionnel qu’était Hassan.
Son succès est d’ailleurs foudroyant. Le premier meurtre, exécuté en 1092, deux ans après la fondation de la secte, est à lui seul une épopée. Les Seldjoukides sont alors à l’apogée de leur puissance. Or le pilier de leur empire, l’homme qui a organisé, pendant trente ans, en un véritable État le domaine conquis par les guerriers turcs, l’artisan de la renaissance du pouvoir sunnite et de la lutte contre le chiisme, est un vieux vizir dont le seul nom est évocateur de l’œuvre : Nizam el-Moulk, l’Ordre du Royaume. Le 14 octobre 1092, un adepte de Hassan le transperce d’un coup de poignard. Quand Nizam el-Moulk fut assassiné, dira Ibn al-Athir, l’État se désintégra. De fait, l’empire seldjoukide ne retrouvera plus jamais son unité. Son histoire ne sera plus ponctuée de conquêtes mais d’interminables guerres de succession. Mission accomplie, aurait pu dire Hassan à ses camarades d’Égypte. Désormais, la voie est ouverte à une reconquête fatimide. À Nizar de jouer. Mais, au Caire, l’insurrection tourne court. Al-Afdal, qui hérite le vizirat de son père, en 1094, écrase impitoyablement les amis de Nizar, lui-même emmuré vivant.
Hassan se trouve, de ce fait, devant une situation imprévue. Il n’a pas renoncé à l’avènement d’un renouveau du califat chiite, mais il sait qu’il y faudra du temps. En conséquence, il modifie sa stratégie : tout en poursuivant son travail de sape contre l’islam officiel et ses représentants religieux et politiques, il s’efforce de trouver désormais un lieu d’implantation pour constituer un fief autonome. Or quelle contrée pourrait offrir de meilleures perspectives que la Syrie, morcelée en cette multitude d’États minuscules et rivaux ? Il suffirait à la secte de s’y introduire, de jouer une ville contre l’autre, un émir contre son frère, pour pouvoir survivre jusqu’au jour où le califat fatimide sortira de sa torpeur.
Hassan dépêche en Syrie un prédicateur perse, énigmatique médecin-astrologue, qui s’installe à Alep et parvient à gagner la confiance de Redwan. Les adeptes commencent à affluer vers la ville, à prêcher leur doctrine, à constituer des cellules. Pour conserver l’amitié du roi seldjoukide, ils ne répugnent pas à lui rendre de menus services, notamment à assassiner un certain nombre de ses adversaires politiques. À la mort du médecin-astrologue, en 1103, la secte délègue immédiatement auprès de Redwan un nouveau conseiller perse, Abou-Taher, l’orfèvre. Très vite, son influence devient plus écrasante encore que celle de son prédécesseur. Redwan vit totalement sous son emprise et, selon Kamaleddin, aucun Alépin ne peut plus obtenir la moindre faveur du monarque ou régler un problème d’administration sans passer par l’un des innombrables sectateurs infiltrés dans l’entourage du roi.
Mais, en raison même de leur puissance, les Assassins sont détestés. Ibn al-Khachab, en particulier, réclame sans arrêt que l’on mette fin à leurs activités. Il leur reproche non seulement leur trafic d’influence, mais aussi et surtout la sympathie qu’ils manifestent à l’égard des envahisseurs occidentaux. Pour paradoxale qu’elle soit, cette accusation n’en est pas moins justifiée. À l’arrivée des Franj, les Assassins, qui commencent à peine à s’implanter en Syrie, sont appelés les batinis, ceux qui adhèrent à une croyance différente de celle qu’ils professent en public. Une appellation qui laisse entendre que les adeptes ne sont musulmans qu’en apparence. Les chiites, tel Ibn al-Khachab, n’ont aucune sympathie pour les disciples de Hassan, en raison de sa rupture avec le califat fatimide qui demeure, malgré son affaiblissement, le protecteur attitré des chiites du monde arabe.
Détestés et persécutés par tous les musulmans, les Assassins ne sont pas mécontents, en conséquence, de voir arriver une armée chrétienne qui inflige défaite sur défaite aussi bien aux Seldjoukides qu’à al-Afdal, meurtrier de Nizar. Il ne fait aucun doute que l’attitude exagérément conciliante de Redwan à l’égard des Occidentaux était due, en bonne partie, aux conseils des batinis.
Aux yeux d’Ibn al-Khachab, la connivence entre les Assassins et les Franj équivaut à une trahison. Il agit en conséquence. Lors des massacres qui suivent la mort de Redwan, fin 1113, les batinis sont traqués de rue en rue, de maison en maison. Certains sont lynchés par la foule, d’autres sont précipités du haut des murailles. Près de deux cents membres de la secte périssent ainsi, dont Abou-Taher, l’orfèvre Toutefois, indique Ibn al-Qalanissi, plusieurs parvinrent à s’enfuir et se réfugièrent chez les Franj ou se dispersèrent dans le pays.
Ibn al-Khachab a eu beau arracher aux Assassins leur principal bastion en Syrie, leur étonnante carrière n’en est encore qu’à ses débuts. Tirant les leçons de son échec, la secte change de tactique. Le nouvel envoyé de Hassan en Syrie, un propagandiste perse du nom de Bahram, décide de suspendre provisoirement toute action spectaculaire et de revenir à un travail minutieux et discret d’organisation et d’infiltration.
Bahram, raconte le chroniqueur de Damas, vivait dans le plus grand secret et la plus grande retraite, changeait d’accoutrement et de vêtements, si bien qu’il circulait dans les villes et les places fortes sans que personne ne soupçonne son identité.
Au bout de quelques années, il dispose d’un réseau suffisamment puissant pour songer à sortir de la clandestinité. Bien à propos il trouve un excellent protecteur en remplacement de Redwan.
Un jour, dit Ibn al-Qalanissi, Bahram arriva à Damas, où l’atabek Toghtekin le reçut très bien, par précaution contre sa malfaisance et celle de sa bande. On lui témoigna des égards et on lui assura une vigilante protection. Le second personnage de la métropole syrienne, le vizir Tahir al-Mazdaghani, s’entendit avec Bahram, bien qu’il n’appartînt pas à sa secte, et l’aida à jeter de tous côtés les lacets de sa malfaisance.
De fait, en dépit du décès de Hassan as-Sabbah dans son repaire d’Alamout en 1124, l’activité des Assassins connaît une forte recrudescence. Le meurtre d’Ibn al-Khachab n’est pas un acte isolé. Un an plus tôt, un autre résistant enturbanné de la première heure tombait sous leurs coups. Tous les chroniqueurs relatent son assassinat avec solennité, car l’homme qui avait conduit en août 1099 la première manifestation de colère contre l’invasion franque était devenu depuis l’une des plus hautes autorités religieuses du monde musulman. On annonça de l’Irak que le cadi des cadis de Baghdad, splendeur de l’islam, Abou-Saad al-Harawi, avait été attaqué par des batinis dans la grande mosquée de Hamadhan. Ils le tuèrent à coups de poignard, puis ils s’enfuirent sur-le-champ, sans laisser d’indice ou de trace, et sans que personne ne les poursuivît tant on avait peur d’eux. Le crime provoqua une vive indignation à Damas, où al-Harawi a vécu de longues années. Dans les milieux religieux surtout, l’activité des Assassins suscita une hostilité croissante. Les meilleurs parmi les croyants avaient le cœur serré, mais ils s’abstenaient de parler, car les batinis avaient commencé à tuer ceux qui leur résistaient et à soutenir ceux qui les approuvaient dans leurs égarements. Personne n’osait plus les blâmer en public, ni émir, ni vizir, ni sultan !
Cette terreur est justifiée. Le 26 novembre 1126, al-Bosoki, le puissant maître d’Alep et de Mossoul, subit à se tour la terrible vengeance des Assassins.
Et pourtant, s’étonne Ibn al-Qalanissi, l’émir se tenait sur ses gardes. Il portait une cotte de mailles où ne pouvait pénétrer la pointe du sabre ni la lame du poignard et s’entourait de soldats armés jusqu’aux dents. Mais le destin qui s’accomplit ne peut être évité. Al-Borsoki s’était rendu comme d’habitude à la grande mosquée de Mossoul pour remplir son obligation du vendredi. Les scélérats étaient là, vêtus à la manière de soufis, en train de prier dans un coin sans éveiller les soupçons Soudain, ils bondirent sur lui et lui assenèrent plusieurs coups, sans parvenir à transpercer sa cotte de mailles. Quand les batinis virent que les poignards n’avaient pas prise sur l’émir, l’un d’eux cria : Frappez en haut, à la tête ! De leurs coups, il l’atteignirent à la gorge et le lardèrent de blessures. Al-Borsok mourut en martyr et ses meurtriers furent mis à mort.
Jamais la menace des Assassins n’a été aussi sérieuse. Il ne s’agit plus d’une simple entreprise de harcèlement, mais d’une véritable lèpre qui ronge le monde arabe à un moment où il a besoin de toute son énergie pour faire face à l’occupation franque. D’ailleurs la série noire continue. Quelques mois après la disparition d’al-Borsoki, son fils, qui vient de lui succéder, est assassiné à son tour. À Alep, quatre émirs rivaux se disputent alors le pouvoir, et Ibn al-Khachab n’est plus là pour maintenir un minimum de cohésion. En automne 1127, tandis que la ville sombre dans l’anarchie, les Franj réapparaissent sous ses murs. Antioche a un nouveau prince, le jeune fils du grand Bohémond, un géant blond de dix-huit ans qui vient d’arriver de son pays pour prendre possession de l’héritage familial. Il a le prénom de son père, et surtout son caractère impétueux. Les Alépins s’empressent de lui payer tribut, et les plus défaitistes voient déjà en lui le futur conquérant de leur cité.
À Damas, la situation n’est pas moins dramatique. L’atabek Toghtekin, vieillissant et malade, n’exerce plus aucun contrôle sur les Assassins. Ils ont leur propre milice armée, l’administration est entre leurs mains et le vizir al-Mazdaghani, qui leur est dévoué corps et âme, entretient des contacts étroits avec Jérusalem. De son côté, Baudouin II ne cache plus son intention de couronner sa carrière par la prise de la métropole syrienne. Il semble que seule la présence du vieux Toghtekin empêche encore les Assassins de livrer la ville aux Franj. Mais le sursis sera court. Début 1128, l’atabek maigrit à vue d’œil et n’arrive plus à se lever. À son chevet, les intrigues vont bon train. Après avoir désigné son fils Bouri pour successeur il s’éteint le 12 février. Les Damascains sont désormais convaincus que la chute de leur ville n’est plus qu’une question de temps.
[En fait Bouri éloignera son vizir, laissant ainsi la population de Damas massacrer les Assassins et des pluies diluviennes immobiliseront au pied de Damas l’armée de Baudoin, qui regagnera, la mort dans l’âme, Jérusalem, renonçant définitivement à la conquête de Damas.]
Amin Maalouf. Les croisades vues par les Arabes. J.C.Lattès 1983
L’étymologie du mot Assassin, à l’instar de tant d’autres, paraît un peu trop farfelue, tirée par les cheveux, (même si un grand historien comme Gaston Wiet y souscrit) pour que l’on s’abstienne de citer ceux qui en proposent une autre. Et tout d’abord, vu la pointure de leur chef Hassan as-Sabbah, il serait étonnant qu’il ait fait prendre du haschisch à ses adeptes pour guider leur geste : on ne connait pas cette vertu au haschisch, mais bien au contraire celle de faire planer. En 2021, c’est très probablement la prise de haschisch qui fera se débander l’armée afghane contre les talibans. Le mot proviendrait donc du substantif arabe et/ou persan assâs – fondement – ou de l’adjectif assâssi – fondamental -. Assas signifiant également gardien dans des dialectes locaux d’Afrique du Nord, et par gardien il était sous entendu qu’ils étaient les gardiens de la terre sainte. Les Nizârites [Ismaéliens] se voulaient des fondamentalistes, et Hassan aimait appeler ses adeptes Assassiyoun, ceux qui sont fidèles au fondement de la foi. Cette étymologie a au moins le mérite de faire plus sérieux.
1094
Rodrigo Diaz de Vivar, alias le Cid Campéador [3]– le seigneur qui gagne les Bataille – reprend Valence aux Arabes Almoravides. Il n’hésitait pas à tancer son seigneur, le roi, le faisant pâlir : Si tu parjures, qu’il plaise à Dieu qu’un vassal t’assassine, comme le traître Veludo Adolfo assassina le roi Sancho.
Nous partîmes cinq cents ; mais par un prompt renfort
Nous nous vîmes trois mille en arrivant au port,
Tant, à nous voir marcher avec un tel visage,
Les plus épouvantés reprenaient de courage !
J’en cache les deux tiers, aussitôt qu’arrivés,
Dans le fond des vaisseaux qui lors furent trouvés ;
Le reste, dont le nombre augmentait à toute heure,
Brûlant d’impatience autour de moi demeure,
Se couche contre terre, et sans faire aucun bruit,
Passe une bonne part d’une si belle nuit.
Par mon commandement la garde en fait de même,
Et se tenant cachée, aide à mon stratagème ;
Et je feins hardiment d’avoir reçu de vous
L’ordre qu’on me voit suivre et que je donne à tous.
Cette obscure clarté qui tombe des étoiles
Enfin avec le flux nous fait voir trente voiles ;
L’onde s’enfle dessous, et d’un commun effort
Les Mores et la mer montent jusques au port.
On les laisse passer ; tout leur paraît tranquille :
Point de soldats au port, point aux murs de la ville.
Notre profond silence abusant leurs esprits,
Ils n’osent plus douter de nous avoir surpris ;
Ils abordent sans peur, ils ancrent, ils descendent,
Et courent se livrer aux mains qui les attendent.
Nous nous levons alors, et tous en même temps
Poussons jusques au ciel mille cris éclatants.
Les nôtres, à ces cris, de nos vaisseaux répondent ;
Ils paraissent armés, les Mores se confondent,
L’épouvante les prend à demi descendus ;
Avant que de combattre, ils s’estiment perdus.
Ils couraient au pillage, et rencontrent la guerre ;
Nous les pressons sur l’eau, nous les pressons sur terre,
Et nous faisons courir des ruisseaux de leur sang,
Avant qu’aucun résiste ou reprenne son rang.
Mais bientôt, malgré nous, leurs princes les rallient,
Leur courage renaît, et leurs terreurs s’oublient :
La honte de mourir sans avoir combattu
Arrête leur désordre, et leur rend leur vertu.
Contre nous de pied ferme ils tirent leurs alfanges,
De notre sang au leur font d’horribles mélanges ;
Et la terre, et le fleuve, et leur flotte, et le port,
Sont des champs de carnage, où triomphe la mort.
O combien d’actions, combien d’exploits célèbres
Sont demeurés sans gloire au milieu des ténèbres,
Où chacun, seul témoin des grands coups qu’il donnait,
Ne pouvait discerner où le sort inclinait !
J’allais de tous côtés encourager les nôtres,
Faire avancer les uns, et soutenir les autres,
Ranger ceux qui venaient, les pousser à leur tour,
Et ne l’ai pu savoir jusques au point du jour.
Mais enfin sa clarté montre notre avantage :
Le More voit sa perte et perd soudain courage ;
Et voyant un renfort qui nous vient secourir,
L’ardeur de vaincre cède à la peur de mourir.
Ils gagnent leurs vaisseaux, ils en coupent les câbles,
Poussent jusques aux cieux des cris épouvantables,
Font retraite en tumulte, et sans considérer
Si leurs rois avec eux peuvent se retirer.
Pour souffrir ce devoir leur frayeur est trop forte :
Le flux les apporta, le reflux les remporte ;
Cependant que leurs rois, engagés parmi nous,
Et quelque peu des leurs, tous percés de nos coups,
Disputent vaillamment et vendent bien leur vie.
À se rendre moi-même en vain je les convie :
Le cimeterre au poing, ils ne m’écoutent pas ;
Mais, voyant à leurs pieds tomber tous leurs soldats,
Et que seuls désormais en vain ils se défendent,
Ils demandent le chef : je me nomme, ils se rendent.
Je vous les envoyai tous deux en même temps ;
Et le combat cessa faute de combattants.
Pierre Corneille 1606-1684. Le Cid Acte IV scène III. Corneille place l’action à Séville, contre toute vraisemblance.
27 11 1095
Urbain II, qui a été moine à Cluny avant de devenir pape, est à Clermont pour un concile au cours duquel il excommunie Philippe I°, qui, déjà marié, a enlevé 3 ans plus tôt la femme d’un vassal le jour de ses noces ! Pourquoi Clermont ? peut-être parce que l’évêque du lieu, Adhémar de Monteil, s’est déjà rendu à Jérusalem huit ans plus tôt. Il lance l’appel à une croisade armée contre les infidèles pour reprendre Jérusalem aux musulmans, dans la place depuis 638. Ses exhortations ont été relatées par Foucher de Chartres, chroniqueur de la première croisade.
Frères, il vous faut beaucoup souffrir au nom du Christ, misère, pauvreté, nudité, persécution, dénuement, infirmités, faim, soif et autres maux de ce genre, comme le Seigneur dit à ses disciples : il vous faut beaucoup souffrir en mon nom.
En Terre sainte, les Turcs s’étendent continuellement. Beaucoup de chrétiens sont tombés sous leurs coups, beaucoup ont été réduits en esclavage. Ces Turcs détruisent les églises ; ils saccagent le royaume de Dieu… Portons secours aux Chrétiens, repoussons ce peuple néfaste.
[…] Je le dis aux présents ; je le mande aux absents : le Christ commande. À tous ceux qui partiront là-bas, si, soit sur le chemin ou sur la mer, soit en luttant contre les païens, ils viennent à perdre la vie, une rémission immédiate de leurs péchés leur sera faite : je l’accorde à ceux qui vont partir, investi que je suis par Dieu d’un si grand nom.
Les pèlerinages ont alors la cote, entre Rome et St Jacques de Compostelle… Jérusalem, c’est évidemment ce qui se fait de mieux.
Quelque chose est en train de naître, porté par cette puissance magnifique qui fait la volonté du pèlerinage, toutes difficultés vaincues, pour l’accomplissement d’un indispensable salut. La vie religieuse de l’Occident a trouvé aux Lieux Saints son centre, et dans l’acte de pèlerinage, l’œuvre suprême de religion individuelle et de plus en plus collective.
Alphandéry
La croisade se veut une réplique à la guerre sainte de l’Islam. Elle est surtout la riposte à l’établissement durable de l’Islam en Espagne, en Sicile, en Orient, et l’on comprendrait mal la géographie des entreprises occidentales si l’on oubliait que l’Égypte copte [4] est, comme la Syrie, la Palestine et l’Asie mineure, une vieille terre chrétienne jalonnée d’évêchés et riche de ses Pères de l’Église, de ses moines et de ses ermites. L’Occident chrétien doit beaucoup à l’Orient, dans son ensemble, et le pèlerinage aux Lieux Saints, autour de Jérusalem et de Bethléem, n’est qu’un aspect de cette relation privilégiée au sein de la chrétienté, que la conquête islamique rend infiniment douloureuse.
[…] Jouant dans tout l’Occident le rôle de recruteur pour la cause de la foi, l’ordre de Cluny se fait le prédicateur d’une reconquête d’abord castillane…
[…] Les choses, soudain, paraissent devoir en rester là. Les chrétiens se lassent quelque peu d’une guerre qui n’en finit pas, et qui profite surtout aux souverains dont elle assure l’expansion territoriale. Les rivalités entre royaumes sont plus évidentes que l’objectif commun. La générosité de l’Occident se tourne vers d’autres fronts. C’est le temps de la Croisade. L’Europe chrétienne laisse les Espagnols s’arranger seuls avec leurs Sarrasins.
Jean Favier. Les grandes découvertes. Livre de poche. Fayard. 1991
Officiellement il répond en cela à un appel de l’empereur de Constantinople… politiquement, cela lui permet de reprendre la tête d’une chrétienté divisée depuis le schisme de 1054 entre Rome et Constantinople… et de refaire l’unité de ses princes et barons : rien de tel pour cela qu’un ennemi commun. Et ils vont être nombreux à répondre présent : la démographie des dernières décennies a été importante ; pour ne pas diviser les terres sans cesse, on a institué le droit d’aînesse, qui contraint les cadets à s’entendre avec l’aîné : c’est loin d’être toujours acquis, et donc, il y a foule de cadets désœuvrés.
La marche et le chant étant mariés depuis la plus haute antiquité, on composa pour l’occasion le Salve Regina, ponctué par l’acte de foi, qui va devenir cri de ralliement : Dieu le veut !
Pierre l’Ermite, ascète en robe de bure, parcourt durant l’hiver 1095-1096 l’Auvergne, le Berry, la Lorraine, le petit royaume de France, puis l’Allemagne rhénane, envoûtant son monde de récits sur les souffrances des pèlerins à Jérusalem :
Quelque chose de divin, se sentait dans tous ses mouvements, dans tout ce qu’il disait : le peuple en vint à arracher, pour en faire des reliques, les poils du mulet sur lequel il était monté.
[…] Personne parmi les plus pauvres, ne songeait à l’insuffisance de ses ressources et aux difficultés d’un pareil voyage.
[…] Rien de plus touchant que de voir ces pauvres croisés ferrer leurs bœufs comme des chevaux, les atteler à une charrette à deux roues sur laquelle ils mettaient leurs pauvres bagages et leurs petits enfants. À tous les châteaux, à toutes les villes qu’ils apercevaient sur le chemin, ceux-ci, tendant leurs mains, demandaient si ce n’était pas encore là cette Jérusalem vers laquelle on se dirigeait.
Guibert de Nogent. Gesta Dei per Francos
Tous ces pauvres hères partis le 8 mars 1096, sans provisions – Dieu y pourvoira – devaient bien continuer à boire, manger et dormir. Ils n’étaient pas sous la seule direction de Pierre l’Ermite et de Gautier Sans Avoir, mais aussi de seigneurs allemands et français, tels Folkmar, le comte Hartmann de Dillingen, le comte Hugues de Tübingen, le duc Gautier de Tesk, le vicomte Guillaume Le Charpentier, le comte Ernich de Leiningen. Ce dernier, dans une vision, s’était découvert dernier empereur de l’Apocalypse de Saint Jean, destiné à vaincre l’Antéchrist à Jérusalem où il fonderait un empire de mille ans. Pour commencer, il fallait commencer par éliminer les Juifs de Mayence et de Worms. Ces gens emmenèrent leur troupes attaquer les Juifs de Spire le 3 mai 1096, de Worms le 18, puis de Mayence. Pareilles scènes avaient ensanglanté Metz et Cologne, Trèves et Prague. En Hongrie, le roi dut faire donner sa cavalerie pour écarter et châtier ces singuliers pèlerins, – pas loin de 15 000 -.
Une croisade plus tard, les Juifs de Mayence furent à nouveau pris pour cible par le moine Rudolf :
Quand les enfants de l’Arche d’Alliance virent qu’un décret divin de mort avait été prononcé, alors tous acceptèrent la sentence de Dieu, la tenant pour juste. Les femmes ceignirent leurs reins de courage et tuèrent leurs fils et leurs filles, puis se tuèrent elles-mêmes. Beaucoup d’hommes, eux aussi, s’armèrent de courage et tuèrent leur femme, leurs fils, leurs bébés. La mère tendre et délicate acheva le bébé avec qui elle jouait ; tous, hommes et femmes, se levèrent, et mirent mutuellement fin à leurs jours.
Salomon ben Samson, chroniqueur
Le sionisme n’est pas apparu ex nihilo : né dans les prières de la Torah, il s’est nourri des persécutions qui ont accompagné les croisades à travers l’Europe.
[…] Les atrocités perpétrées par le comte Ernich et ses semblables, allant croissant jusqu’à l’Inquisition, explosèrent au XX° siècle, débouchant sur un isolationnisme ultime de la part des juifs ; c’est là le dernier barreau d’une échelle dont le premier a été posé par les croisés. Et l’on ne peut y échapper. C’est bien le fanatisme chrétien du Moyen Âge qui convainquit les juifs qu’ils ne seraient jamais les bienvenus dans la chrétienté. Les Palestiniens considèrent Israël comme un intrus, mais pour les sionistes, les Palestiniens ne sont que des occupants temporaires, qui ont entretenu la maison en attendant que les vrais propriétaires reviennent prendre possession de leur bien. Israël n’est pas tant une croisade qu’une anti-croisade, un refuge en dehors de la chrétienté, l’étape ultime d’une route parallèle qui passe par les tortionnaires de l’Inquisition espagnole, les nationalistes du XIX° siècle et, enfin, les nazis.
Nicholas Jubber. Sur les traces du Prêtre Jean. Libretto 1995.
Arrivés sous les murs de Constantinople, les pèlerins se virent proposer par l’empereur des bateaux pour franchir le Bosphore… et allèrent se faire battre par les Turcs de Kilij Arslan, sultan de Nicée à Civito et Xerigordos, le 10 août 1096 : on ne comptera que 3 000 survivants.
C’était l’Occident tout entier, tout ce qu’il y avait de nations barbares habitant le pays situé entre l’autre rive de l’Adriatique et les Colonnes d’Hercule, c’était tout cela qui émigrait en masse, cheminait familles entières et marchait sur l’Asie en traversant l’Europe d’une bout à l’autre.
Anne Comnène, fille de l’empereur Alexis I°
Partis le 15 août 1096, les Francs n’ont rien de commun avec les véritables armées. Elles progressent méthodiquement. Personne ne tente de leur résister. Godefroi de Bouillon traverse la Hongrie, Hugues, comte de Vermandois, forme le centre du dispositif, Raymond de Saint Gilles, comte de Toulouse, assisté du légat pontifical, longe la mer. Enfin, Bohémond de Tarente et Tancrède, à la tête des Normands, rejoignent Constantinople par la mer.
Quel est l’état d’esprit des habitants de la capitale ? Depuis des décennies, ils vivent dans la crainte : les armées musulmanes campent aux portes de la ville. Elles ne manquent ni de ravitaillement, ni d’armes, ni de renforts. On a l’impression que le monde musulman est inépuisable. Il fait jaillir de nouvelles armées comme s’il lui suffisait de les puiser dans la mer. Donc, les habitants de Constantinople ont peur. Les renforts qui viennent de l’Ouest leur paraissent, à certains moments, une bénédiction, un présent du Seigneur. C’est une vision enfantine. Alexis et sa cour sont habités par une crainte vague. D’abord, parce que pour eux, les hommes de l’Ouest sont des barbares ; ils ont absorbé les invasions comme une éponge l’eau de pluie. Laisser entrer les soudards dans la ville de beauté, c’est risquer le pire. Alexis sait, d’instinct, que les libérateurs deviennent souvent des occupants.
À tout hasard, il multiplie les précautions. Les 30 000 croisés [chiffre approximatif] sont cantonnés à l’extérieur de la ville. Seuls les responsables sont accueillis dans les palais. Les seigneurs descendus de Rome, de Trèves et de Milan n’ont jamais vu ces merveilles.
Georges Suffert. Tu es Pierre. Éditions de Fallois 2000
Ils prendront la principauté arménienne d’Édesse en 1097, Antioche le 3 juin 1098, après que Turcs et Arabes aient passé au fil de l’épée toute la garnison chrétienne du Pont de Fer, et Jérusalem, le 15 juillet 1099, laquelle avait été reprise un an plus tôt par les Égyptiens aux Turcs. De l’aveu même des Croisés, ce fut une piscine de sang. Godefroy de Bouillon y sera fait roi, bien qu’il n’admit que le titre d’avoué du Saint Sépulcre : Je ne porterai pas une couronne d’or là où le Christ porta une couronne d’épines. Après sa mort en 1100, son frère n’aura pas cette pudeur et prendra le nom de Baudouin I° de Jérusalem. Son aide de camp rapportera à sa veuve l’œillet d’Inde. Avant Jérusalem, ils étaient passé au mont Carmel, – proche de l’actuel Haïfa – où ils découvrirent des monastères byzantins installés là depuis fort longtemps. Le culte des reliques était aussi du voyage : c’est la découverte à Antioche de la Sainte Lance qui perça le flanc du Christ qui rendit aux croisés l’ardeur nécessaire pour emporter la victoire ! Un moine pas trop encombré par les scrupules – c’était pour la bonne cause, dira-t-il à confesse – , était à l’origine de la découverte :
Parmi les Franj – appellation la plus courante des Francs pour les Turcs et les Arabes – il y avait Bohémond, leur chef à tous, mais il y avait aussi un moine extrêmement rusé qui leur assura qu’une lance du Messie, paix soit sur Lui, était enterrée dans le Koussyan, un grand édifice d’Antioche. Il leur dit : Si vous la trouvez, vous vaincrez ; sinon, c’est la mort certaine. Auparavant, il avait enterré une lance dans le sol du Koussyan et effacé toutes les traces. Il leur ordonna de jeûner et de faire pénitence pendant trois jours ; le quatrième, il les fit entrer dans l’édifice avec leurs valets et leurs ouvriers, qui creusèrent partout et trouvèrent la lance. Alors le moine s’écria : Réjouissez-vous, car la victoire est certaine ! Le cinquième jour, ils sortirent par la porte de la ville en petits groupes de cinq ou six. Les musulmans dirent à Kabourka : Nous devrions nous mettre près de la porte et abattre tous ceux qui sortent. C’est facile, puisqu’ils sont dispersés ! Mais il répondit : Non, Attendez qu’ils soient tous dehors et nous les tuerons jusqu’au dernier ! En fait ce sont ses propres alliés qui mirent à profit ce délai pour lâcher prise et déserter : la puissante armée musulmane se désintégra sans avoir donné un coup d’épée ou de lance, ni tiré une flèche !
Ibn al-Athir, cité par Amin Malouf dans Les Croisades vues par les Arabes 1983 JC. Lattès.
Mais il convient aussi de dire que, sous les remparts de Jérusalem, les Croisés, démunis de quelqu’arme de siège que ce soit, auraient pu y rester encore plusieurs mois si n’étaient arrivées des nefs génoises munies du matériel ad-hoc qui leur permit d’en finir. Quand on a les bons outils, c’est plus facile pour finir le travail !
Le noyau des États latins du Levant est formé des villes d’Édesse, Antioche, Jérusalem et Tripoli, conquises en 1109. Le vernis de civilisation n’a pas résisté au voyage : Les nôtres ne répugnaient pas à manger non seulement les Turcs et les Sarrasins tués, mais aussi les chiens.
Albert d’Aix
Tous ceux qui se sont renseignés sur les Francs ont vu en eux des bêtes qui ont la supériorité du courage et de l’ardeur au combat, mais aucune autre, de même que les animaux ont la supériorité de la force et de l’agression.
Ousâma
Ceux qui n’avaient pu échapper à la fureur des francs gisaient par milliers dans les flaques de sang aux abords des mosquées. Un grand nombre d’imams, d’ulémas et d’ascètes soufis avaient quitté leur pays pour venir vivre une pieuse retraite dans les lieux saints. Les derniers survivants ont été obligés d’accomplir la pire des besognes : porter sur leur dos les cadavres des leurs, les entasser en sépulture dans des terrains vagues, puis les brûler, avant d’être à leur tour massacrés ou vendus comme esclaves.
Un chroniqueur anonyme, rapporté par Amin Malouf.
Pour ce qui est de ses propres morts, il convenait d’en ramener les restes sur le sol natal : pour ce faire, on faisait, là encore, bouillir les corps, non pour les manger, mais seulement pour les démembrer facilement, et ainsi n’avoir à rapporter que des os, lesquels pouvaient supporter les chaleurs et autres inconvénients du voyage.
Le concile de Clermont s’était tenu au mois de novembre 1095. Godefroi partit avec les Lorrains et les Belges, et prit sa route par l’Allemagne et la Hongrie. En septembre, partirent le fils de Guillaume le Conquérant, le comte de Blois, son gendre, le frère du roi de France et le comte de Flandre ; ils allèrent par l’Italie jusqu’à la Pouille ; puis les uns passèrent à Durazzo, les autres tournèrent la Grèce. En octobre, nos Méridionaux, sous Raymond de Saint Gilles, s’acheminèrent par la Lombardie, le Frioul et la Dalmatie. Bohémond, avec ses Normands et Italiens, perça sa route par les déserts de la Bulgarie. C’était le plus court et le moins dangereux ; il valait mieux éviter les villes, et ne rencontrer les Grecs qu’en rase campagne. La sauvage apparition des premiers croisés, sous Pierre l’Ermite, avait épouvanté les Byzantins ; ils se repentaient amèrement d’avoir appelé les Francs, mais il était trop tard ; ils entraient en nombre innombrable par toutes les vallées, par toutes les avenues de l’Empire. Le rendez-vous était à Constantinople. L’empereur eut beau leur dresser des pièges, les barbares s’en jouèrent dans leur force et leur masse : le seul Hugues de Vermandois se laissa prendre. Alexis vit tous ces corps d’armée, qu’il avait cru détruire, arriver un à un devant Constantinople, et saluer leur bon ami l’empereur. Les pauvres Grecs, condamnés à voir défiler devant eux cette effrayante revue du genre humain, ne pouvaient croire que le torrent passa sans les emporter. Tant de langues, tant de costumes bizarres, il y avait bien de quoi s’effrayer. La familiarité même de ces barbares, leurs plaisanteries grossières, déconcertaient les Byzantins. En attendant que toute l’armée fut réunie, ils s’établissaient amicalement dans l’Empire, faisaient comme chez eux, prenant dans leur simplicité tout ce qui leur plaisait : par exemple les plombs des églises pour les revendre aux Grecs. Le sacré palais n’était pas plus respecté. Tout ce peuple de scribes et d’eunuques ne leur imposait guère. Ils n’avaient pas assez d’esprit et d’imagination pour se laisser saisir aux pompes terribles, au cérémonial tragique de la majesté byzantine. Un beau lion d’Alexis, qui faisait l’ornement et l’effroi du palais, ils s’amusèrent à le tuer.
C’était une grande tentation que cette merveilleuse Constantinople pour des gens qui n’avaient vu que les villes de boue de notre Occident. Ces dômes d’or, ces palais de marbre, tous les chefs-d’œuvre de l’art antique entassés dans la capitale depuis que l’empire s’était tant resserré ; tout cela composait un ensemble étonnant et mystérieux qui les cofondait ; ils n’y entendaient rien : la seule variété de tant d’industries et de marchandises était pour eux un inexplicable problème. Ce qu’ils y comprenaient, c’est qu’ils avaient grande envie de tout cela ; ils doutaient même que la ville sainte valut mieux. Nos Normands et nos Gascons auraient bien voulu terminer là la croisade ; ils auraient dit volontiers comme les petits enfants dont parle Guibert : N’est-ce pas là Jérusalem ?
Ils se souvinrent alors de tous les pièges que les Grecs leur avaient dressés sur la route : ils prétendirent qu’ils leurs fournissaient des aliments nuisibles, qu’ils empoisonnaient les fontaines et leur imputèrent les maladies épidémiques que les alternatives de la famine et de l’intempérance avaient pu faire naître dans l’armée. Bohémond et le comte de Toulouse soutenaient qu’on ne devait point de ménagements à ces empoisonneurs, et qu’en punition, il fallait prendre Constantinople. On pourrait ensuite à loisir conquérir la terre sainte. La chose était facile s’ils se fussent accordés ; mais le Normand comprit qu’en renversant Alexis, il pourrait fort bien donner seulement l’empire au Toulousain. D’ailleurs, Godefroi déclara qu’il n’était pas venu pour faire la guerre à des chrétiens. Bohémond parla comme lui, et tira bon parti de sa vertu. Il se fit donner tout ce qu’il voulut par l’empereur.
Telle fut l’habileté d’Alexis, qu’il trouva moyen de décider ces conquérants, qui pouvaient l’écraser, à lui faire hommage et lui soumettre d’avance leur conquête. Hugues jura d’abord, puis Bohémond, puis Godefroi. Godefroi s’agenouilla devant le Grec, mit ses mains dans les siennes et se fit son vassal. Il en coûta peu à son humilité. Dans la réalité, les Croisés ne pouvaient se passer de Constantinople ; ne la possédant pas, il fallait qu’ils l’eussent au moins pour alliée et pour amie. Prêts à s’engager dans les déserts de l’Asie, les Grecs seuls pouvaient les préserver de leur ruine. Ceux-ci promirent tout ce qu’on voulut pour se débarrasser, vivres, troupes auxiliaires, des vaisseaux surtout pour faire passer au plus tôt le Bosphore.
[…] Les voilà dans l’Asie, en face des cavaliers turcs. La lourde masse avance, harcelée sur les flancs. Elle se pose d’abord devant Nicée. Les Grecs voulaient recouvrer cette ville ; ils y menèrent les Croisés. Ceux-ci, inhabiles dans l’art des sièges, auraient pu, avec toute leur valeur, y languir à jamais. Ils servirent du moins à effrayer les assiégés, qui traitèrent avec Alexis. Un matin, les Francs virent flotter sur la ville le drapeau de l’empereur, et il leur fut signifié du haut des murs de respecter une ville impériale.
Ils continuèrent donc leur route vers le midi, fidèlement escortés par les Turcs, qui enlevaient tous les traineurs. Mais ils souffraient encore plus de leur grand nombre. Malgré les secours des Grecs, aucune profession ne suffisait, l’eau manquait à chaque instant sur ces arides collines. En une seule halte, cinq cent personnes moururent de soif. Les chiens de chasse des grands seigneurs, que l’on conduisait en laisse, expirèrent sur la route, dit le chroniqueur, et les faucons moururent sur le point de ceux qui les portaient. Des femmes accouchèrent de douleur ; elles restaient toutes nues sur la plaine, sans soucis de leurs enfants nouveau-nés.
Ils auraient eu plus de ressource s’ils eussent eu de la cavalerie légère contre celle des Turcs. Mais que pouvaient des hommes pesamment armés contre ces nuées de vautours ? L’armée des croisés voyageait, si je puis dire, captive dans un cercle de turbans et de cimeterres. Une seule fois les Turcs essayèrent de les arrêter et leur offrirent la bataille. Ils n’y gagnèrent pas ; ils sentirent ce que pesaient les bras de ceux contre lesquels ils combattaient de loin avec tant d’avantage ; toutefois la perte des Croisés fut immense.
Ils parvinrent ainsi par la Cilicie jusqu’à Antioche. Le peuple aurait voulu passer outre, vers Jérusalem, mais les chefs insistèrent pour qu’on s’arrêtât. Ils étaient impatients de réaliser enfin leurs rêves ambitieux. Déjà, ils s’étaient disputé, l’épée à la main, la ville de Tarse ; Beaudoin et Tancrède, soutenaient tous deux y être entrés les premiers. Une autre ville, qui allait exciter une semblable querelle, fut démolie par le peuple, qui se souciait peu des intérêts des chefs et ne voulait pas être retardé.
La grande ville d’Antioche avait trois cent soixante églises, quatre cent cinquante tours. Elle avait été la métropole de cent cinquante-trois évêchés. C’était là une belle proie pour le comte de Saint-Gilles et pour Bohémond. Antioche pouvait seul les consoler d’avoir manqué Constantinople. Bohémond fut le plus habile. Il pratiqua les gens de la ville. Les croisés, trompés comme à Nicée, virent flotter sur les murs le drapeau rouge des Normands. Mais il ne put les empêcher d’y entrer, ni le comte Raymond de s’y fortifier dans quelques tours. Ils trouvèrent dans cette grande ville une abondance funeste après tant de jeûnes. L’épidémie les emporta en foule. Bientôt les vivres prodigués s’épuisèrent, et ils se trouvaient de nouveau réduits à la famine, quand une armée innombrable de Turcs vint les assiéger dans leur conquête. Un grand nombre d’entre eux, Hugues de France, Étienne de Blois, crurent l’armée perdue sans ressources et s’échappèrent pour annoncer le désastre de la croisade.
Tel était en effet l’excès d’abattement de ceux qui restaient, que Bohémond ne trouva d’autre moyen pour les faire sortir des maisons, où ils se tenaient blottis, que d’y mettre le feu. La religion fournit un secours plus efficace. Un homme du peuple, averti par une vision, annonça aux chefs qu’en creusant la terre à telle place, on trouverait la sainte lance qui avait percé le coté de Jésus-Christ. Il prouva la vérité de sa révélation en passant dans les flammes, s’y brûla, mais on n’en cria pas moins au miracle. On donna aux chevaux tout ce qui restait de fourrage, et tandis que les Turcs jouaient et buvaient, croyant tenir ces affamés, ils sortent par toutes les portes, et en tête la sainte lance. Leur nombre leur sembla doublé par les escadrons des anges. L’innombrable armée des Turcs fut dispersée, et les croisés se retrouvèrent maîtres de la campagne d’Antioche et du chemin de Jérusalem.
Jules Michelet. Histoire de France 1867
1095
Fondation de l’Ordre hospitalier de Saint-Antoine ou Antonins.
Cet ordre regroupe les frères de l’ordre religieux hospitalier des chanoines réguliers de Saint Antoine en Viennois qui de 1095 à 1776 se consacrèrent aux soins des victimes d’un mal mystérieux nommé mal des ardents ou feu de Saint Antoine ou ignis sacer (feu sacré). Ce fut une association d’hommes et de femmes, engagés dans le soin bénévole aux malades, financés par des quêtes, opérant dans des commanderies réparties dans toute l’Europe et même au-delà, qui pourrait évoquer par ces caractères l’ancêtre des ONG médicales humanitaires actuelles, mais dont l’action s’inscrivait dans le contexte des croyances religieuses du Moyen Âge qui voulaient que les épidémies soient envoyées par Dieu et que la guérison passe par la vénération de reliques de saint Antoine.
Une communauté laïque charitable, d’hommes et de femmes, fut d’abord fondée autour d’une relique de saint Antoine, rapportée de Constantinople, qui attirait les pèlerins en grand nombre en raison de sa réputation de guérir du mal des ardents. Des Bénédictins furent envoyés dans le petit village du Dauphiné qui accueillait les reliques pour en prendre soin et assurer le service religieux, alors qu’une Fraternité hospitalière laïque d’hommes et de femmes était fondée pour assurer les soins aux malades. Rapidement leur efficience fut reconnue, et en moins d’un siècle, des hôpitaux leur furent confiés en France mais aussi en Italie, dans les Flandres, en Espagne et en Allemagne. Les frères hospitaliers de Saint Antoine vivaient très mal la tutelle des Bénédictins, et pour éviter les affrontements, en 1247, le pape Innocent IV érigea la communauté charitable en ordre religieux placé sous la règle de Saint Augustin. Puis une évolution de leur statut sur initiative pontificale, en 1297, en faisait un ordre canonial. L’Ordre des Antonins adopta une organisation extrêmement hiérarchisée en commanderies, inspirée des Ordres militaires, ce qui lui permit un développement rapide. Au XV° siècle, l’Ordre comptera plus de 200 commanderies et plus de 370 hôpitaux dans toute l’Europe.
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Les affligés se pressaient dans les églises et invoquaient les saints. Les cris de ceux qui souffraient et l’effusion de membres brûlés excitaient également la pitié ; la puanteur de la chair pourrie était insupportable.
François Eudes de Mézeray, historien français du 17e siècle, décrit une peste qui balaya le sud de la France au 10e siècle :
Tout au long du Moyen Âge, de nombreuses épidémies se sont abattues sur l’Europe ; certaines d’entre elles ont même fait des dizaines de milliers de morts. Les symptômes de cet étrange mal comprenaient des convulsions, des hallucinations et d’atroces sensations de brûlure dans les membres. Surnommé ignis sacer, feu sacré, l’affliction noircissait les membres jusqu’à ce qu’ils tombent au niveau des articulations.
La sagesse commune de l’époque soutenait que la maladie était spirituelle, une sorte de punition divine que seule la foi pouvait lever. Des hôpitaux spéciaux ont été ouverts, tenus par des moines de Saint Antoine, saint célèbre pour sa force spirituelle face aux tourments du diable. On nomma bientôt ce mal feu de Saint Antoine, car nombre de ses victimes voyaient leur état s’améliorer en se rendant en pèlerinage pour prier les reliques de Saint Antoine.
Aux 18°et 19° siècles, les scientifiques purent déterminer que la maladie en question était causée par la consommation de céréales infectées par un champignon, Claviceps purpurea. Les plantes infectées se paraient de petits corps oblongs et vénéneux appelés ergots, qui ont donné à la maladie son nom moderne : l’ergotisme.
Lorsqu’il est ingéré, l’ergot produit des alcaloïdes toxiques qui coupent l’apport en sang aux extrémités du corps. Les membres commencent alors à se gangréner, laissant place aux images infernales décrites par Mézeray.
Les symptômes apparaissaient lorsque les gens mangeaient les céréales infectées ou tout aliment fabriqué à partir de celles-ci. Des vaches ont également été touchées. Des récits décrivent comment leurs sabots et leurs queues ont gangrené, comment leur production de lait s’est arrêtée, peu avant que la mort ne les ravisse. Les épidémies du feu de Saint Antoine ont fait des ravages dans les communautés rurales.
Selon certains documents historiques, les peuples anciens auraient été conscients du lien entre la maladie et les céréales contaminées. Une tablette assyrienne du 7° siècle av. J.-C. fait référence à des pustules sur un épi, tandis que les textes sacrés zoroastriens, en Perse, font référence à des herbes ayant causé des fausses couches ou des morts en couches, autres conséquences de ce terrible mal.
Dans l’Europe médiévale, l’augmentation de la culture et de la consommation de seigle, principalement chez les gens du commun, exposait une grande partie de la population au risque de contracter le feu de Saint Antoine. L’ergotisme n’a pas touché toute l’Europe de la même manière. On sait maintenant que les spores de Claviceps purpurea ont proliféré là où le temps était frais et humide lorsque le grain mûrissait, des conditions réunies dans de vastes régions d’Europe centrale.
Au 9° siècle, une épidémie dévastatrice d’ergotisme fit des dizaines de milliers de victimes dans la vallée du Rhin. La sensation de brûlure physique ressentie dans leurs membres liait la maladie au flammes de l’enfer, donnant l’impression que la maladie s’abattait sur ses victimes comme une punition divine.
La religion est devenue un facteur important dans le traitement de la maladie. En 1070, les reliques de Saint Antoine furent transportées de Constantinople à une petite ville du sud-est de la France, où elles furent récupérées par des bénédictins. Bientôt, les reliques furent vues comme un remède miraculeux contre l’ergotisme.
Saint Antoine, également connu sous le nom de Saint Antoine le Grand, était un ermite religieux des 3° et 4° siècles de notre ère, qui aurait inspiré le monachisme chrétien en Égypte. Selon son biographe, il a commencé à pratiquer l’ascétisme dans sa jeunesse et s’est retiré pour vivre seul sur une montagne pendant environ vingt ans. Selon la tradition chrétienne, le diable se serait présenté à Saint Antoine pour le soumettre à plusieurs reprises à la tentation – plaisirs charnels, tentatives de séduction ou au contraire des menaces – mais la foi de Saint Antoine lui donna la force de résister à ces tourments.
Au 11° siècle, Guérin la Valloire, un jeune noble français, souffrait du feu de Saint Antoine. Il parvint à se remettre du mal qui l’affligeait et attribua sa santé recouvrée aux reliques du saint ; son père et lui fondèrent alors ce qui allait devenir l’Ordre hospitalier de Saint-Antoine vers 1095.
À la fin du 15° siècle, les moines avaient construit environ 370 hôpitaux à travers l’Europe, en France, en Flandre, en Allemagne, en Espagne et en Italie pour traiter les foyers de feu de Saint Antoine. En France, les hôpitaux étaient connus sous le nom d’hôpitaux des démembrés : selon la rumeur, les malades exposaient leurs membres amputés à l’entrée, en guise d’offrandes. La maladie touchait particulièrement les pauvres, qui mangeaient des quantités substantielles de pain de seigle bon marché.
Cette pommade topique à base de saindoux était appliquée sur les zones touchées. Ce traitement était souvent imprégné de plantes médicinales, comme différentes variétés de morelle. On prescrivait également aux malades de boire du vin de Saint Antoine. Considéré comme un puissant antidote à la maladie, il était fabriqué à partir de raisins de l’abbaye près de Vienne, en France, où étaient conservées les reliques du Saint.
Des épidémies similaires ont par la suite été attribuées à l’ergotisme. En Allemagne, en Italie et en Flandre aux 15° et 16° siècles, des populations entières se sont mises à danser de manière incontrôlable.
Appelée danse de Saint Jean, danse de Saint Guy et tarentisme, cette maladie, comme le feu de Saint Antoine, était associée aux démons et au diable. Une théorie moderne lie également ce mal soigné par un rituel choréo-musical à l’empoisonnement du seigle. Seulement voilà, on pouvait tomber malade dans les communautés où le seigle était – ou n’était pas – consommé.
Les foyers du feu de Saint Antoine ont commencé à s’éteindre lorsque la culture du blé a remplacé celle du seigle et s’est répandue tout au long des années 1800.[5]
L’ergotisme n’a cependant pas complètement disparu. Près de 12 000 personnes ont été infectées en 1926 en Union soviétique, et l’Éthiopie et l’Inde ont connu des épidémies à la fin du 20° siècle.
Ángel Sánchez Crespo National Géographique France. 23 octobre 2024 Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.
Peter Bruegel l’Ancien a peint Les mendiants en 1568. Les personnages ici représentés pourraient être des survivants du feu de Saint Antoine. Huile sur bois, Musée du Louvre, Paris PHOTOGRAPHIE DE Bridgeman, ACI
Les succès turcs – occupation de la côte de Bithynie en 1081, Cappadoce, Anatolie, Antioche en 1084, Édesse en 1087 – provoquent une levée de boucliers en Occident ; c’est la première croisade. Dès l’origine, il y eut malentendu entre les croisés et les Byzantins ; les premiers voulaient avoir les seconds comme alliés, ceux-ci entendaient récupérer les territoires qu’ils avaient perdus et entendaient recevoir l’hommage des Latins. En outre, la différence de niveau social et de religion aggrava la mésentente ; les Byzantins méprisaient les Latins, qu’ils considéraient comme des barbares ; les Occidentaux enviaient les Orientaux et leurs richesses. Peu à peu germa dans l’esprit des chefs croisés l’idée d’un conflit avec Byzance, qui aboutit à la conquête de 1204. Enfin, les républiques marchandes italiennes, qui avaient acquis des avantages commerciaux des basileis au cours de la décadence du XI° siècle et qui avaient approuvé les croisades dans la pensée d’accroître leurs profits, poussèrent cyniquement les croisés à accentuer leur pression sur l’Empire afin de conquérir pour elles-mêmes les débouchés économiques byzantins. Pour la première fois, Occidentaux et Byzantins se trouvèrent donc aux prises en Orient et, devant la création des États latins de Syrie et de Palestine, Byzance réagit avec mauvaise humeur. La conquête d’Antioche par les Latins (1098) aboutit à la formation d’une principauté au bénéfice de Bohémond I° de Hauteville, fils de Robert Guiscard, duc de Pouille et de Calabre, l’ennemi héréditaire des Byzantins ; l’épineuse question d’Antioche était posée pour deux siècles, car les Byzantins, qui avaient reçu des Latins l’assurance que la ville leur serait rendue, n’admirent jamais sa possession par les croisés. Par contre, Nicée, conquise par les Latins, fut remise aux Byzantins, mais les croisés estimèrent insuffisante l’aide apportée par le basileus à cette occasion. Quoi qu’il en fût, Alexis I° (1081-1118) par sa souplesse et sa ruse, avait conclu une alliance profitable avec les croisés en les transportant en Asie sur ses vaisseaux, puisqu’il avait récupéré toute la côte d’Asie Mineure.
Rodolphe Guilland. L’empire byzantin. 1986
La connaissance de la révolution qui s’opère dans le monde arabe est absolument indispensable, puisque cette révolution va influer sur les destinées de l’Europe. Les Seljoucides, ou princes des Turcomans, étendront, avant peu, leurs conquêtes, des bords de la mer d’Aral à la Méditerranée, s’empareront de Jérusalem en 1076, profaneront les lieux saints, et commettront des horreurs dont la vue enflammera le zèle, l’indignation, le saint enthousiasme et l’éloquence de l’hermite Pierre : avant peu, nous verrons ces peuples à demi-sauvages, dont l’histoire nous paraît communément d’un si foible intérêt, nous les verrons joindre, combattre et détruire, dans les champs de Phrygie, de Syrie et de Palestine, l’élite des guerriers de l’Allemagne, de l’Angleterre et de la France, que la ferveur des croisades emportera en Asie.
M.E. Jondot. Tableau historique des nations. 1808
21 03 1098
Robert de Molesmes fonde l’ordre de Cîteaux. Quatre autres abbayes seront rapidement créées : La Ferté sur Grosne, Pontigny, Clairvaux, Morimond, et dès 1200, l’ordre comptera plus de 500 abbayes.
12 12 1098
En route pour Jérusalem, sous la conduite de Bohémond de Tarente et de Raymond de Saint-Gilles, les Croisés ont commencé à se rassembler dès novembre devant Ma’arrat, une petite ville vivant de vigne, olives et figues. Les habitants ont confiance en leurs épaisses murailles qui leur ont permis de mettre en déroute six mois plus tôt la petite armée de Raymond Pelet, seigneur d’Alès. Mais, cette armée de Bohémond et Raymond de Toulouse est beaucoup plus nombreuse. Elle multiplie les attaques. Vingt jours durant, les habitants de Ma’arrat les contiennent. L’un des croisés, Foucher de Chartres, écrira : Je ne puis redire sans horreur comment plusieurs des nôtres, transportés de rage par l’excès du besoin, coupèrent un ou deux morceaux de fesses d’un sarrasin déjà mort et, se donnant à peine le temps de les rôtir, les déchirèrent de leurs dents cruelles. Une tour en bois permet aux Croisés de franchir les remparts et c’est un massacre qui, aux dires de certains, fera 20 000 morts. Raoul de Caen note : À Ma’arrat, les nôtres faisaient bouillir les païens adultes dans les marmites, puis fixaient les enfants sur des broches et les dévoraient tout grillés.
1099
Consécration de l’église Sainte Radegonde à Poitiers. En cette fin du XI° siècle, Cluny prospère.
Les fils de (l’Espagnol) Sanche le Grand n’héritèrent pas seulement des territoires laissés par leur père, mais aussi de l’orientation européenne qu’il avait donnée aux relations extérieures de son État.
[…] L’initiative essentielle en ce sens fut d’appeler dans ses États des moines clunisiens – dont l’influence réformatrice s’était fait sentir dès le début du XI° siècle en Catalogne – pour leur confier la direction de certaines maisons monastiques. Initiative féconde, dont l’effet se manifesta non seulement dans la vie ecclésiastique de la péninsule, mais aussi dans maints aspects de sa vie politique et sociale. Nulle part en effet l’œuvre clunisienne n’eut de résultats aussi étendus qu’en Espagne. Favorisés par l’appui des souverains, particulièrement d’Alphonse VI de Castille (1072-1109), dont la munificence permit l’érection de la nouvelle église abbatiale de Cluny, les moines noirs furent les plus actifs artisans de l’occidentalisation de l’Espagne chrétienne. Ils ne se bornèrent pas à travailler au relèvement matériel et moral des abbayes qui s’agrégèrent à leur ordre, ou en subirent l’action réformatrice ; ils occupèrent, à la fin du XI° et dans la première moitié du XII° siècle, la plupart des sièges épiscopaux, parmi lesquels le siège primatial de Tolède, restauré par Alphonse VI au lendemain de la reconquête de la ville et confié à Bernard de Sédirac, devenu l’un des conseillers les plus écoutés du souverain. Surtout, ils nouèrent entre les royaumes chrétiens d’Espagne et le reste de la chrétienté de multiples et solides liens. L’usage de la liturgie mozarabe – commune aux communautés chrétiennes de Al Andalus et aux églises de l’Espagne du Nord – contribuait au maintien d’un nationalisme religieux qui apparaissait d’autant plus suspect à la Papauté romaine que, si son autorité dogmatique n’avait jamais été méconnue, son intervention dans la vie ecclésiastique de la péninsule avait été pratiquement nulle entre le IX° et le XI° siècle. L’adoption de la liturgie romaine, imposée par Grégoire VII en dépit de la répugnance nationale, fut le symbole de la réintroduction d’une autorité pontificale effective, dont les clunisiens se firent les efficaces instruments.
Le pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle, qui entre à la fin du XI° siècle dans son âge d’or, contribue à multiplier les contacts entre l’Espagne et les pays voisins. Au long du chemin français qui conduit en Galice se pressent par milliers des pèlerins venus de tous les pays d’Occident. Pour les accueillir des hospices et des hôpitaux ont été aménagés aux principales étapes, en particulier au Somport et à Roncevaux. Leur passage constitue une source importante de revenus, et l’on voit seigneurs laïques et monastères se disputer l’avantage de faire passer le chemin de saint Jacques par leurs domaines ; en Navarre, de nouveaux centres de peuplement se créent, où se fixent des Francs retenus par les privilèges que leur octroient les souverains.
Cluny participe au travail de propagande réalisé en faveur du pèlerinage et dont le témoignage le plus curieux est le Livre de saint Jacques qui associe les légendes épiques françaises à la glorification de l’apôtre de l’Espagne. D’autre part, le pèlerinage contribue à la diffusion des formes de l’art roman, qui s’enrichit en retour de motifs architecturaux et décoratifs où se révèle l’influence de l’art mozarabe. Dans le domaine de la pensée scientifique et philosophique, une équipe de traducteurs groupés à Tolède sous la protection de l’archevêque clunisien Raymond (successeur de Bernard de Sédirac) fait passer en langue latine toute une série d’ouvrages arabes où se retrouve une partie de l’héritage grec et alexandrin.
Autre aspect de l’élargissement de l’horizon espagnol : l’établissement de rapports suivis entre les monarchies ibériques et les grandes maisons féodales françaises. Si les relations qui unissent les barons languedociens aux comtes de Barcelone s’expliquent par la proximité géographique, c’est aux clunisiens que revient le mérite d’avoir noué entre la Castille et le lointain duché de Bourgogne des liens dynastiques étroits : Alphonse VI épouse la fille du duc Robert, et marie deux de ses filles à des comtes bourguignons, Raymond et Henri, qui feront l’un et l’autre souche de rois en Castille et au Portugal. D’autres unions matrimoniales lient la dynastie castillane à la famille comtale de Toulouse, la royauté aragonaise aux ducs d’Aquitaine et aux comtes normands du Perche. Elles contribuent à faire affluer dans la péninsule, à la suite de quelques grands barons, des chevaliers, des soldats, que l’attrait de l’aventure, l’appât du butin et l’espoir des récompenses éternelles amènent à se joindre aux Espagnols pour lutter contre l’Infidèle. Une première expédition, conduite par Guillaume VIII d’Aquitaine, et à laquelle l’appui de la Papauté donnait peut-être déjà le caractère de croisade, avait abouti, en 1063, à la conquête éphémère de Barbafuo (au nord-est de Saragosse) ; mais c’est surtout dans la période suivante que la participation française à la lutte prendra une grande ampleur, s’associant à quelques-uns des épisodes décisifs de la Reconquête.
Marcelin Defourneaux. La Péninsule ibérique. 1986
Fait curieux, on trouve à l’Alcazar [de Séville] plus de recueillement que dans n’importe quelle église espagnole. Sous ces voûtes élégantes dont la dentelle bleuâtre déroule ses festons annelés, sous ces galeries sans ampleur, mais charmantes, que j’avais beau voir en partie restaurées, un plaisir sans mélange m’accueillit. Coquilles, lobes, étoiles, rosaces enchevêtraient leurs arabesques. J’allais, émerveillé des proportions d’un art si mesuré, si fouillé, si habile, et pénétré d’une sensation à la fois faite d’extase et de sérénité. Une griserie légère m’emplissait dont je n’avais encore nulle part goûté, comme ici, la capricieuse et mobile fantaisie. Cela tenait de l’enchantement. Des lustres d’émail rose pendaient des riches plafonds que des gris niellés d’or revêtaient comme de soie. Des faïences d’un goût raffiné, au reflet métallique de poteries anciennes couraient le long des murs, entrelaçant leurs dessins de couleur, changeants et compliqués, semblables à des rébus chatoyants et sans fin. Aucun n’était le même. Au croisement des arcs, soutenus par de minces colonnettes, les chapiteaux jouaient à ne jamais se ressembler. Ils étaient de tous styles, de toutes manières, ornés ou simples, compacts ou ciselés, mais toujours ingénieusement choisis et distribués dans un équilibre si rare qu’au lieu de rompre l’harmonie de l’ensemble, il l’étendait et la renouvelait. Les salles non plus n’offraient entre elles aucune comparaison. On passait d’un étroit vestibule à de grandes pièces carrées ou plus petites, à d’exquis corridors, à des patios, à des salons, à des appartements chaque fois différents de volume et de décoration, pour se retrouver, finalement, dans la cour de las Doncellas, devant un long jet d’eau flexible, au ruissellement frais.
Francis Carco [1886-1958]. Printemps d’Espagne
En Italie aussi, on construit :
En l’an 1099 de l’incarnation du Seigneur, les habitants de la cité se demandèrent où pouvoir trouver l’architecte pour concevoir et édifier un ouvrage de cette importance. Un homme du nom de Lanfranc, artiste admirable, bâtisseur extraordinaire, fut trouvé, assurément par un don de la miséricorde divine. […] Ensuite, sur son conseil, sur son autorité, les habitants et tout le peuple […] commencèrent à creuser les fondations de la basilique. […] On dresse un échafaudage pour différentes activités, on met au jour des marbres éclatants, merveilleusement sculptés et polis, soulevés et disposés à grand ‘peine grâce à l’habileté des artisans. Ainsi s’élèvent les murs, ainsi s’élève l’édifice.
Relatio de innovatione ecclesie sancti Geminiani mutinensis. Chronique italienne début XII° siècle.
En Norvège on organise une course de ski nommée La Saga du Roi Harald.
1101
Des moines venus d’Aulps en Chablais fondent le monastère d’Haute Combe, dans un vallon de la montagne de Cessens, au nord-est du lac du Bourget. En 1125 Amédée III de Savoie la reconnaîtra officiellement. En 1132, une avalanche y tuera 7 personnes. En 1139, sous l’impulsion de l’abbé Amédée de Clermont de Hauterives, ils déménageront sur l’emplacement actuel, emportant le nom avec eux, sur la rive ouest du lac.
L’abbaye de Tamié fait état de vignes à Cevins, en Tarentaise. Première traduction de la Bible en français.
1105
Robert d’Arbrissel fonde l’ordre de Fontevrault, témoin religieux du rang que tenait alors la femme : l’abbesse devait être une femme, à la tête d’une communauté où cohabitaient hommes et femmes. Elle devait avoir connu la plénitude de la vie dite mondaine, autrement dit ne pas être vierge. Il fut le grand apôtre du mouvement de repentance qui va développer le pèlerinage à Jérusalem.
… et qu’après ma mort, nul n’ose aller contre ces dispositions !
Au vu du mépris général dans lequel était alors tenue la femme, un tel novateur ne pouvait voir se dérouler un tapis rouge devant lui : lui-même fils de prêtre, il n’avait pas voulu reprendre l’affaire de son père à la tête de la paroisse d’Arbrissel, dans le diocèse de Rennes, et, après avoir été ermite en prêchant le célibat, avait fondé cet ordre où il accueillait aussi bien les anciennes concubines de prêtres que les anciennes prostituées et les femmes de la noblesse… les oppositions furent rudes, dont celle de Marbode, évêque de Rennes de 1096 à 1123 :
Parmi les innombrables pièges que notre ennemi rusé a tendu à travers toutes les collines et les plaines du monde, le pire, et celui que presque personne ne peut éviter, c’est la femme, funeste cep de malheur, bouture de tous les vices qui a engendré sur le monde entier les plus nombreux scandales, la femme, doux mal, à la fois rayon de cire et venin, qui d’un glaive enduit de miel perce le cœur même des sages.
Et encore, celle de Roger de Caen, un autre contemporain, premier ministre du Roi d’Angleterre Henri I°, puis de la Reine Mathilde :
Crois-moi, frère, tous les maris sont malheureux. Celui qui a une vilaine épouse s’en dégoûte et la hait ; si elle est belle, il a terriblement peur des galants… Beauté et vertu sont incompatibles… Telle femme donne à son époux de tendres embrassements et lui plaque de doux baisers, qui sécrète de doux poisons dans le silence de son cœur ! La femme n’a peur de rien, elle croit que tout est permis.
1108
Au Japon, l’éruption du volcan du Mont Asama à 2400 mètres d’altitude, au cœur du pays, entraine la formation d’un nuage de soufre qui va faire baisser la température d’un degré et va empêcher toute vue de la lune sur l’ensemble de la planète pendant plusieurs mois de l’année 1110.
Il y a eu un incendie au sommet du volcan, une épaisse couche de cendres dans le jardin du gouverneur, partout où les champs et les rizières sont rendus impropres à la culture. Nous n’avons jamais vu cela dans le pays. C’est une chose très étrange et très rare,
Un haut fonctionnaire japonais.
1115
Pierre Abélard enseigne la théologie à l’école cathédrale de Notre Dame de Paris ; le chanoine Fulbert lui a confié l’éducation de sa nièce Héloïse ; elle a 14 ans, elle est belle, intelligente ; lui en a 36, il est très intelligent et encore beau ; ils vont s’aimer et un petit Astrolabe en naîtra en 1116. Pour se mettre à l’abri de la fureur du chanoine, Abélard confie sa maîtresse à sa famille près de Nantes, puis négocie le mariage avec Fulbert, partisan de le porter à la connaissance publique ; mais Abélard et Héloïse ont décidé de le garder secret, et pour se faire, se séparent, Héloïse retournant chez son oncle,… qui trahit son secret ; Abélard ne recueille pas son épouse mais la cache dans un couvent. Furieux, Fulbert charge deux hommes de main de châtrer Abélard. Scandale… les deux malandrins sont punis, et Fulbert suspendu. Les deux amants prennent alors l’habit, Abélard à Saint Denis et Héloïse à Argenteuil. En 1122 Abélard fonde l’oratoire du Paraclet, près de Nogent sur Marne : Héloïse en deviendra la supérieure 7 ans plus tard. Abélard deviendra abbé de St Gildas de Rhuys en Bretagne, avant de se retirer sous la protection de Cluny. Il meurt en 1142 au prieuré Saint Marcel près de Chalon sur Saône. Sa dépouille est transférée au Paraclet, où celle d’Héloïse la rejoint en 1164, un an après sa mort. Dans cette histoire nul ne s’est soucié de savoir ce qu’est devenu Astrolabe. Pendant toute sa minorité, a-t-il passé la semaine à Argenteuil, puis au Paraclet et le week-end à St Denis, puis St Gildas de Rhuys ? Beaucoup plus probablement aux soins d’une nourrice, pendant de longues années.
Tu sais, mon bien-aimé, et tout le monde le sait qu’en te perdant, j’ai tout perdu, lui écrivait-elle de son abbaye du Paraclet.
Selon la chronique de Tours, lorsqu’elle fut portée dans le tombeau que l’on venait d’ouvrir, Abélard, qui était mort bien des jours avant elle, étendit les bras pour la recevoir.
*****
Pourquoi donc a-t-on fait de cette figure d’Héloïse, qui était une si noble et si haute figure, quelque chose de banal et de niais, le type fade de tous les amours contrariés et comme l’idéal étroit de la fillette sentimentale ? Elle méritait mieux pourtant, cette pauvre maîtresse du grand Abélard, celle qui l’aima d’une admiration si dévouée, quoiqu’il fût dur, quoiqu’il fût sombre et qu’il ne lui épargnât ni les amertumes ni les coups. Elle craignait de l’offenser plus que Dieu même, et désirait lui plaire plus qu’à lui. Elle ne voulait pas qu’il l’épousât, trouvant que c’était chose messéante et déplorable que celui que la nature avait créé pour tous… une femme se l’appropriât et le prît pour elle seule…, sentant, disait-elle, plus de douceur à ce nom de maîtresse et de concubine qu’à celui d’épouse, qu’à celui d’impératrice, et, s’humiliant en lui, espérant gagner davantage dans son cœur.
O créatures sensibles, ô pécores romantiques qui, le dimanche, couvrez d’immortelles son mausolée coquet, on ne vous demande pas d’étudier la théologie, le grec ni l’hébreu dont elle tenait école, mais tâchez de gonfler vos petits cœurs et d’élargir vos courts esprits pour admirer dans son intelligence et dans son sacrifice tout cet immense amour.
Gustave Flaubert. Par les champs et par les grèves. Voyages. Arléa 2007
Ces propos font suite à sa visite de la Grotte d’Héloïse, sur le bord de la Sèvre, en 1847.
La mutation intellectuelle est progressive. Elle commence durant le XI° siècle, et poursuit sa course jusqu’au milieu du XIII° siècle. Si l’on veut donner deux dates, on peut dire que tout est en place lorsqu’Abélard [1079-1142], à la demande des étudiants de Paris, rédige et publie l’Introduction à la théologie. Disons pour simplifier, qu’il s’agit de faciliter la lecture des œuvres de Pierre Lombard [1110-1166], Somme des sentences, qui vont constituer la référence obligatoire pour tous les étudiants pendant plusieurs siècles. Autre formulation : Abélard cherche à introduire l’usage de la dialectique, telle qu’elle est définie par Aristote, dans la réflexion théologique.
Deuxième moment clé : il se situe exactement en 1274. Thomas d’Aquin meurt en se rendant à la dernière session du Concile de Lyon. Bonaventure ne va pas tarder à le suivre, puisque le deuxième grand penseur de l’époque meurt dans la même ville durant la nuit du 14 au 15 juillet de la même année.
C’est l’émergence d’une certaine modernité intellectuelle, avec Abélard. Son prestige à l’époque est impressionnant. Chacun sait qu’il fut le professeur d’Héloïse, puis son époux secret. Ce fut un scandale. Émasculé, il finit ses jours à l’abbaye de Saint Denis, tandis qu’Héloïse prenait le voile à Argenteuil.
La disparition de Saint Thomas et de saint Bonaventure, à l’époque du concile de Lyon, correspond à la fin de cette première grande mutation théologique. Celle-ci croise les autres éléments de la crise qui court du XI° au XIII° siècle.
Georges Suffert. Tu es Pierre. Éditions de Fallois. 2000
Mais pourquoi donc faut-il aller voir ailleurs que chez Georges Suffert pour apprendre que l’Introduction à la théologie d’Abélard a été officiellement condamnée par l’Église ?
Lorsqu’en 1120, Abélard édita son Introductio ad theologicam, texte dialectique contre les propositions hérétiques, un synode orthodoxe le condamna pour déviation de la foi, exigeant que l’ouvrage fût brûlé et son auteur reclus au couvent Saint Médard. Vingt ans plus tard, son œuvre complète sera interdite par le concile de Sens et le pape Innocent III, inquiet des sophismes d’Abélard, fera brûler ses écrits en 1141, traitant leur auteur de dragon infernal, précurseur de l’Antéchrist.
Huit siècles plus tard, en 1930, un tribunal des États-Unis interdira la circulation des Lettres d’amour à Héloïse, d’Abélard, parce qu’il mettait à l’honneur les sentiments, lesquels ont toujours été redoutés, et prônait une respectable introduction aux choses du sexe entre intellectuels.
Fernando Báez. Histoire universelle de la destruction des livres Fayard 2008.
Hugues de Payns arrive en Terre Sainte où il rassemble en cinq ans une communauté de huit chevaliers – ils seront plus de 15 000 à la fin du XIII° siècle – qui vont commencer par assurer la sécurité des pèlerins, sous la forme d’une confrérie hébergée par les Hospitaliers de Saint Jean de Jérusalem. Les pèlerins débarquaient alors à Haïfa, et avaient une route peu sûre jusqu’à Jérusalem, car souvent attaquée par les musulmans.
Le roi Beaudoin II logeait alors dans un palais qui passait pour être l’ancien temple de Salomon : il invita ces chevaliers à occuper une aile du palais et on prit alors l’habitude de les nommer les frères pauvres chevaliers du temple de Salomon, puis plus simplement Templiers.
Urbain II avait promis beaucoup de souffrance, de tribulations en tous genres aux Croisés ; en fait, pour ceux qui eurent la chance d’arriver au but, la vie fût plutôt douce, voire très douce :
Dans l’ensemble, les Occidentaux s’acclimatent bien à l’Orient, dont ils découvrent la douceur de vivre, les maisons aux murs frais, les grandes cours ombragées où poussent les orangers, les objets précieux, les tissus soyeux, et les femmes, Arméniennes, Syriennes, ou Galiléennes, qui partagent leur vie et leur donnent des enfants. Les Croisés apprennent la langue de leurs concubines, et celles-ci, parfois, se convertissent au christianisme.
Histoire du Monde. Le Moyen Age Larousse 1995
Nous qui étions Occidentaux, nous sommes devenus maintenant Orientaux. Celui qui était Romain ou Franc, le voilà dans cette terre Galiléen. […] Nous avons déjà oublié les lieux où nous sommes nés […] Celui-là a pris pour femme non pas une compatriote, mais une Syrienne, une Arménienne, voire une sarrasine qui a reçu la grâce du baptême […] Tel possède des vignes, et des cultures. Chacun se sert tour à tour des diverses langues, et une langue étrangère devenue commune est connue d’une nation comme de l’autre […] Et nos proches et parents viennent nous rejoindre de jour en jour, abandonnant tout ce qu’ils possédaient. […] Qui n’avait pas un village, ici possède une ville. Pourquoi reviendrait-il en Occident, celui qui a trouvé l’Orient si favorable ?
Foucher de Chartres. Histoire de Jérusalem Début XII° siècle
Les succès militaires ont connu une pause : quelques défaites des Francs – Merzifun en août 1101, Héraclée, Harran en mai 1104 – alternent avec la victoire des Croisés ; presque toujours inférieurs en nombre, les Franj mettent à profit les divisions constantes des Arabes, des Turcs, et de leur allié occasionnel, le chrétien basileus de Constantinople ; pèse aussi très lourd la haine que se vouent Chiites et Sunnites, – les Chiites se réclament du califat fatimide du Caire, les sunnites du califat abbasside de Baghdad – ; et encore irrésolution face au combat et armement inefficace : que peuvent des flèches contre des armures ?
Saint Gilles, que Dieu le maudisse, revint en Syrie après avoir été écrasé par Kilij Arslan. Il ne disposait plus que de 300 hommes. Alors Fakhr el- Moulk, seigneur de Tripoli, envoya dire au roi Doukak et au gouverneur de Homs : C’est le moment ou jamais d’en finir avec Saint Gilles puisqu’il a si peu de troupes ! Doukak dépêcha deux mille hommes, et le gouverneur de Homs vint en personne. Les troupes de Tripoli les rejoignirent devant les portes de la ville et ils livrèrent ensemble la bataille à Saint-Gilles. Celui-ci lança 100 de ses soldats contre les gens de Tripoli, 100 contre ceux de Damas, 50 contre ceux de Homs et en garda 50 avec lui. À la seule vue de l’ennemi, les gens de Homs s’enfuirent, bientôt suivis par les Damascains. Seuls les Tripolitains firent front, ce que voyant, Saint Gilles les attaqua avec ses 200 autres soldats, les vainquit et en tua 7 000.
Ibn al-Athir, cité par Amin Malouf dans Les Croisades vues par les Arabes 1983 J.C. Lattès.
En l’espace de 17 mois, en 1109 et 1110, Tripoli Beyrouth et Saïda, trois des villes les plus réputés du monde arabe ont été prises, et saccagées, leurs habitants massacrés ou déportés, leurs émirs, leurs cadis, leurs hommes de loi tués ou contraints à l’exil, leurs mosquées profanées. Quelle force peut encore empêcher les Franj d’être bientôt à Tyr, à Alep, à Damas, au Caire, à Mossoul ou – pourquoi pas ? à Baghdad ? La volonté de résister existe-t-elle encore ? Chez les dirigeants musulmans, sans doute pas. Mais parmi la population des villes les plus menacées, la guerre sainte menée sans relâche au cours des treize dernières années par les pèlerins-combattants d’Occident commence à produire son effet : le jihad qui n’était plus depuis longtemps qu’un slogan servant à orner les discours officiels, refait son apparition. Il est à nouveau prôné par quelques groupes de réfugiés, quelques poètes, quelques hommes de religion. C’est précisément l’un d’eux, Abdou-Fahl Ibn al-Khachab, un cadi d’Alep à la petite taille et au verbe haut qui, par sa ténacité et sa force de caractère, se décide à réveiller le géant endormi qu’est devenu le monde arabe.
Le vendredi 17 février 1111, ce dernier, accompagné de partisans alepins, fait irruption dans la mosquée du sultan à Baghdad et interrompant le prédicateur, se répandent en imprécations contre les Franj ; ils renouvellent leurs protestations le vendredi suivant alors même qu’arrivait en grand appareil l’épouse du calife ; parmi les imprécations, ce terrible slogan : Le roi des Roums – les chrétiens de l’empire byzantin – est plus musulman que le prince des croyants. En effet, quelques semaines plus tôt, le basileus Alexis Comnène avait proposé une alliance aux musulmans, pour chasser Tancrède, prince d’Antioche dont l’insolence et l’ambition devenaient insupportables.
Amin Maalouf. Les Croisades vues par les Arabes. J.C.Lattès 1983
Dès lors Ibn al- Khachab va incarner, animer, propager la révolte populaire contre les Franj. Mais il est juge, non soldat ; ces derniers vont apparaître, trop brièvement dans un premier temps pour entraîner un changement définitif du cours des choses. Mais le vent va commencer à tourner avec la révolte d’Ascalon en juillet 1111, où la population ne laissera aucun survivant de la garnison de Baudoin ; en avril 1112, quand les soldats de Baudoin, encore, seront contraints d’abandonner le siège de Tyr, et encore avec la victoire de Sarmada, où Ilghazi décimera l’armée d’Antioche le 28 juin 1119. Ces soldats se nomment Ilghazi, puis Balak, son neveu, dont les exploits, la gloire seront célébrés longtemps après sa mort prématurée en 1124, et encore al-Borsoki, l’atabek Imadeddin Zinki, maître d’Alep et de Mossoul, son fils Nourredine, totalement dévoué au Jihad, pieux, juste, Chirkouh, brillant militaire kurde qui compte dans son état-major son neveu Saladin. C’est à lui qu’il reviendra de cueillir ce qu’ont semé ses prédécesseurs, passant ainsi à la postérité comme le vainqueur des Franj.
Bernard de Fontaines, qui a donné à l’ordre des Cisterciens une santé jusqu’alors défaillante, fonde l’abbaye de Clairvaux. S’ils ont été les grands défricheurs, les moines œuvraient en un milieu qui leur était plus que familier. L’esprit n’était pas encore empli de science, et l’observation du réel pouvait l’occuper entièrement, sans qu’un intermédiaire vienne l’étouffer :
Tu trouveras plus dans les forêts que dans les livres. Les arbres et les rochers t’enseigneront les choses qu’aucun maître ne te dira.
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Afin de prémunir les abbayes contre les dangers de l’enrichissement, il était stipulé que le domaine agricole gagné sur les bois ou les marais ne devrait jamais dépasser la superficie strictement nécessaire à faire vivre la collectivité. Si la création d’exploitations supplémentaires – les granges – s’avérait indispensable, elles ne devaient pas être distantes de plus d’une journée de marche du monastère… c’était là un des éléments de la charte de la charité – Carta Caritas – .
Pierre A Clément. Les Chemins à travers les âges Les Presses du Languedoc.1983.
1118
Premières manifestations du gothique à Morienval et Poissy.
Le roman, c’est la masse, c’est masculin ; le gothique, c’est la féminité, la verticalité, c’est très savant, très inventif… le gothique, c’est de la haute couture…
Rudi Riccotti sur France culture le 16 avril 2019, au lendemain de l’incendie de Notre Dame de Paris
1119
Bernard de Fontaines fonde l’abbaye de Fontenay, où l’on peut encore voir aujourd’hui de nombreux témoignages de la sidérurgie médiévale développée par les moines. Le moulin hydraulique fournit une énergie qui permet d’actionner des soufflets, et donc de monter le feu en température jusqu’aux 1 500° nécessaires pour obtenir du fer, quand on devait jusqu’alors se contenter de fonte, qui n’a besoin que de 1 200°.
vers 1119
Robert de Châtillon a été oblat à Cluny et décide d’entrer à Clairvaux ; puis il y trouve la règle trop dure et… se retrouve à Cluny, avec l’ aide d’un prieur qui est venu le chercher ; rien de bien méchant jusque là… sinon… sinon que le moinillon est le neveu de Bernard de Clairvaux, lequel se montre très mauvais joueur et lui adresse, – avec copie à nombre de monastères – une sacrée diatribe :
Le grand prieur est envoyé par le supérieur de tous les prieurs. Au-dehors, il apparaît sous un vêtement de brebis, au-dedans, c’est un loup rapace. Trompant les gardiens, qui le prenaient pour une brebis, le loup a été introduit, hélas ! hélas ! Seul avec l’agneau ! L’agneau ne s’enfuit pas devant le loup, qu’il croyait être une brebis. Que dire de plus ? Celui-ci l’attire, le captive, le caresse. Ce prédicateur d’un nouvel évangile recommande le vin et blâme l’abstinence ; il appelle misère la pauvreté volontaire ; il traite de folie le jeûne, les veillées, le silence, le travail des mains ; par contre il nomme l’oisiveté contemplation, il appelle discrétion l’amour de la table, il décore le bavardage du nom de curiosité. Quand donc, dit-il, Dieu prend-il plaisir à nos tortures ? Où donc l’Écriture dit-elle que nous devons nous tuer ? Quelle est cette religion qui consiste à bêcher la terre, à extirper les forêts et à charrier le fumier ? La malheureuse crédulité d’un enfant se laisse séduire par ces raisonnements ; il suit son séducteur et se rend à Cluny ; on lui coupe les cheveux, on le rase, on le baigne, on lui fait déposer ses vêtements grossiers, vils et misérables pour lui en donner de précieux, neufs et somptueux …
Bernard de Clairvaux avait donc le verbe plutôt féroce, mais pour autant, c’était dans l’air, et on ne craignait pas de dire son désaccord, surtout sur un sujet tel que Touche pas à ma copine :
Quand l’archevêque Geoffroy rentra à Rouen du concile de Reims en 1119, il réunit un synode […], enthousiaste à l’idée de réformer les prêtres de son diocèse. Parmi les canons qu’il promulgua, l’un interdisait toute cohabitation avec les femmes […]. Les prêtres étaient effarés à l’idée de se soumettre à une loi aussi dure, et […] déchirés par le conflit du corps et de l’âme. Un prêtre de grande éloquence, Albert, avait à peine pris la parole que l’archevêque ordonna qu’il fut arrêté et jeté séance tenante dans le cachot. Tandis que les autres prêtres restaient stupéfaits de cette extraordinaire scène, l’archevêque furieux quitta le synode et rameuta les hommes de son escorte qui se ruèrent dans l’église avec des bâtons et des armes et commencèrent à frapper irrévérencieusement les clercs. Certains, ramassant les pierres qu’ils pouvaient trouver sur place, tentèrent de résister […]. Les gens de l’archevêque, honteux d’avoir fui devant un groupe de clercs qui n’étaient même pas armés, entrèrent en fureur et, sans respect pour le caractère sacré des lieux, ramenèrent le combat dans l’enceinte de l’église. […] Ainsi, le sang de prêtres avait coulé dans l’enceinte de notre sainte mère l’Église et un saint synode avait dégénéré en délire collectif et en objet de dérision. Très perturbé, l’archevêque trouva refuge dans ses appartements, mais un peu plus tard, quand le tumulte eut cessé, il ressortit, revêtit son étole, bénit de l’eau, et, accompagné par les chanoines à la mine sombre, il reconsacra l’église qu’il avait souillée.
Orderic Vital. Histoire ecclésiastique, livre 12. Traduite par A. Le Prévost et L. Delisle, 1838-1855
15 08 1120
À Vézelay, la basilique de la Madeleine brûle : plus de 1 000 morts.
vers 1120
Premier moulins à marée sur l’estuaire de l’Adour [6], et il y a déjà quelques dizaines d’années que les Hollandais ont commencé à dresser des digues pour se prémunir des inondations de la mer. Norbert de Xanten fonde l’ordre des Prémontrés.
1124
À Santiago de Compostelle, achèvement de la nef de la cathédrale, que Pons de Melgueil, abbé de Cluny est parvenu à faire élever au rang d’archevêché – au détriment de Merida – en remerciement du don effectué par le roi de Castille pour la construction de Cluny III. Bernard le Vieux, français qualifié de maître génial, en est l’architecte : c’est l’évêque Diego Peláez qui l’a appelé, dès 1078.
Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, qui a succédé après moult tribulations à Pons de Melgueil, souhaite rabattre la jactance de Bernard de Clairvaux :
Oh Pharisiens, vous avez une postérité ! Vous voici revenus à la vie. Ce sont vos fils, ceux qui se considèrent sans égaux et se célèbrent au-dessus des autres. Le prophète leur avait fait dire déjà : ne me touchez pas, je suis saint ! Mais dites-moi, scrupuleux observateurs de la règle, comment vous vantez-vous de lui être si fidèles, vous qui n’avez aucun égard pour ce petit chapitre où elle somme le moine de s’estimer le plus vil et le dernier des hommes, et cela non seulement en parole, mais du fond du cœur ? Êtes-vous dans ces dispositions quand vous ne cessez d’abaisser les autres et de vous élever vous-même, de les mépriser et de vous complaire dans vos mérites, avez-vous oublié cette parole d’Évangile : Quand vous aurez accompli tous les commandements, confessez que vous êtes des serviteurs inutiles. O saints, O hommes uniques, seuls moines véritables égarés au milieu de tous ces religieux faux et corrompus, vous vous élevez dans votre solitude, vous portez avec orgueil un habit de couleur insolite, et, pour vous distinguer de tous les moines de l’univers, vous arborez ostensiblement vos coules blanches parmi nos frocs noirs… La lettre tue, mais l’esprit fait vivre… Vous n’êtes que des éplucheurs de syllabes, et vous voulez faire de Dieu un être semblable à vous : un ratiocineur.
Guillaume, abbé de Saint Thierry, près de Reims, est bénédictin sans être clunisien et encourage Bernard de Fontaine à répondre et à secouer Cluny : ce dernier lui adresse cette apologie contre Cluny, à la règle trop douce, et surtout trop riche :
Je me demande avec étonnement comment il a pu advenir à des moines tant d’intempérance dans le manger et le boire, dans le vêtement et le lit, dans les équipages et la construction des édifices.
[…] On déclare que l’économie est avarice, que la sobriété est austérité, le rire joie, le luxe des vêtements et des équipages dignité, le soin excessif de la literie propreté.
[…] Au réfectoire, on ne parle en rien de l’Écriture, ni du salut des âmes ; on émet des plaisanteries, du rire et des paroles oiseuses.
Tout entier occupé à ces futilités, on en perd la mesure de la nourriture. On apporte plat après plat ; et pour compenser la viande, dont on s’abstient encore, on double les pièces de poisson.
Vous en voyez qui, en un même repas, avalent trois ou quatre gobelets à moitié pleins (de vin pur)…
Quand les veines sont gonflées par le vin et qu’elles battent dans toute la tête, que faire en sortant de table sinon dormir ? Si daventure vous forcez ce ventre plein à se lever pour Matines, vous n’en tirerez pas un chant mais des éructations…
[…] Que font dans vos cloîtres, là où les frères s’adonnent à la lecture, ces monstres ridicules, ces étranges beautés difformes et ces belles difformités ? Que viennent faire ces singes immondes, ces lions féroces, ces centaures monstrueux, ces bêtes à moitiés humaines, ces tigres tachetés, ces soldats combattants, ces chasseurs sonnant du cor ?
Bernard de Fontaines (le futur saint Bernard) Apologie à Guillaume de Saint Thierry.
La pensée de Bernard si proche de la théologie dionysienne devait susciter un art qui s’accordât à l’art de Suger. Sauf sur un point toutefois, capital : elle ne pouvait admettre son faste. L’art du cloître cistercien et de l’église qui le flanque est fait d’abord de dépouillement. Il refuse toute parure. Il porte ainsi condamnation de Saint Denis, que Bernard lui-même invective : Sans parler de l’immense élévation de vos oratoires, de leur longueur démesurée, de leur largeur excessive, de leurs somptueuses décorations et de leurs peintures qui excitent la curiosité, dont l’effet est de détourner sur elles l’attention des fidèles et de diminuer le recueillement, qui rappellent en quelque sorte les rites des juifs, – car je veux bien croire qu’on ne propose en tout cela que la gloire de Dieu, – je me contenterai, en m’adressant à des religieux comme moi, de leur tenir le même langage qu’un païen faisait entendre à des païens comme lui. À quoi bon, disait-il, ô pontife, cet or dans le sanctuaire ? Â quoi bon, vous dirais-je aussi, en ne changeant que le vers et non la pensée du poète, à quoi bon, chez des pauvres comme vous, si toutefois vous êtes de vrais pauvres, tout cet or qui brille dans vos sanctuaires ? On expose la statue d’un saint ou d’une sainte et on la croit d’autant plus sainte qu’elle est plus chargée de couleurs. Alors on fait foule, pour la baiser, et en même temps on est pressé de laisser une offrande : c’est à la beauté de l’objet plus qu’à sa sainteté que s’adressent tous ces respects. On suspend ainsi dans les églises des roues plutôt que des couronnes, chargées de perles, entourées de lampes, incrustées de pierres précieuses d’un éclat plus éclatant encore que celui des lampes. En guise de candélabres, on voit de vrais arbres d’airain travaillés avec un art admirable, et qui n’éblouissent pas moins par l’éclat des pierreries que par celui des cierges dont ils sont chargés. Ô vanité des vanités, mais folle encore plus que vanité ! L’église scintille de tous côtés mais les pauvres sont dans le dénuement : ses pierres sont couvertes de dorures, et ses enfants sont privés de vêtements ; les amateurs trouvent à l’église de quoi satisfaire leur curiosité, et les pauvres n’y trouvent point de quoi sustenter leur misère.
Georges Duby. Le temps des cathédrales. Gallimard 1976
vers 1125
Premiers médecins à Montpellier. En 1181, le comte Guilhem VIII prohibera tout monopole de l’enseignement médical. L’école de médecine de Salerne, au sud-est de Naples, grave sur le fronton de sa porte d’entrée : Bois un peu de vin.
1126
À Lillers en Artois, on creuse un puits qui permet d’obtenir de l’eau remontant en surface par le principe des vases communicants : c’est le puits artésien.
1129
Le concile de Troyes approuve la règle des Templiers, les pauvres chevaliers du Christ, très marquée par l’influence de Bernard de Clairvaux, à la demande d’Hugues de Payns.
Il n’est pas assez rare de voir des hommes combattre un ennemi corporel avec les seules forces du corps pour que je m’en étonne ; d’un autre côté, faire la guerre au vice et au démon avec les seules forces de l’âme, ce n’est pas non plus quelque chose d’aussi extraordinaire que louable, le monde est plein de moines qui livrent ces combats ; mais ce qui, pour moi, est aussi admirable qu’évidemment rare, c’est de voir les deux choses réunies.
[…] Le chevalier du Christ donne la mort en toute sécurité et la reçoit dans une sécurité plus grande encore. […] Lors donc qu’il tue un malfaiteur, il n’est point homicide mais Malicide. […] La mort qu’il donne est le profit de Jésus-Christ, et celle qu’il reçoit, le sien propre.
[…] Toutes les fois que vous marchez à l’ennemi, vous qui combattez dans les rangs de la milice séculière, vous avez à craindre de tuer votre âme du même coup dont vous donnez la mort à votre adversaire, ou de la recevoir de sa main, dans le corps et dans l’âme en même temps. […] la victoire ne saurait être bonne quand la cause de la guerre ne l’est point et que l’intention de ceux qui la font n’est pas droite.
Saint Bernard à Hugues de Payns. De laude novae militiae – L’Éloge de la Nouvelle Milice – lettre écrite après la défaite de l’armée franque au siège de Damas en 1129.
On sait que, primitivement destiné à la défense de la Terre Sainte, cet ordre de chevaliers moines a rapidement connu une popularité extraordinaire. L’objet qu’il s’était assigné, soulageant beaucoup de gens qui n’avaient point envie d’aller se faire tuer en Terre Sainte, a incité ceux-ci à faire de larges donations. Les Templiers, si pauvres au début qu’ils devaient, dit-on, se mettre à plusieurs pour partager un cheval, devinrent très rapidement l’ordre le plus riche de toute la chrétienté. Ayant reçu en don des terres et des châteaux, ils ont eu, bientôt, un certain nombre de maisons fortes, dispersées par tout le monde chrétien, forteresses dont ils assuraient la garnison et qui fournissaient, éventuellement, les lieux les plus surs pour déposer la richesse acquise.
Robert Fawtier. Les Capétiens directs. 1986
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[1] S’il y a eu depuis quelques progrès, on est en droit de les considérer comme insignifiants : ainsi André Vingt-Trois, cardinal-archevêque de Paris dans les années 2000, lâchera-t-il un jour : Le tout n’est pas d’avoir une jupe, encore faut-il avoir quelque chose dans la tête… Par contre, la croyance prêtée à l’Église des premiers siècles selon laquelle la femme n’a pas d’âme n’est que pure invention du XVII° siècle.
[2] Mais pour rester honnête, on se doit de citer les lignes de Gilbert de Hoyland, cistercien anglais, 1110-1172, qui montre un intérêt marqué pour les forteresses de Satan : Sont tenus pour beaux, en effet, les seins qui sont modérément redressés, et saillent avec douceur… quelque peu resserrés, mais non pas comprimés ; maintenus sans rudesse, mais non pas débordants avec mollesse. [Sermones in canticum 31, PL 184, coll. 163]. Au moins, le consommateur a le choix entre deux idéologies opposées.
[3] Cid, par déformation du mot arabe sayyid, signifiant Seigneur, et Campeador, venant du latin Campi Doctor : maître du champ de bataille.
[4] En arabe, copte veut dire égyptien.
[5] On a longtemps attribué les intoxications de Pont Saint Esprit en août 1951 à l’ergot de seigle, mais il est aussi possible que ce soit un mauvais coup de la CIA
[6] La marée joue un grand rôle sur l’Adour : elle s’y fait sentir jusqu’à Saint Vincent de Paul, à la sortie est de Dax, à près de 40 km de l’embouchure.