Publié par (l.peltier) le 30 octobre 2008 | En savoir plus |
13 01 1794 [25 nivôse an II]
La Convention, confrontée à l’insuffisance des réquisitions de blé et aux émeutes, adopte la loi relative à la culture de la pomme de terre qui demande la généralisation de cette culture dans le pays : et c’est ainsi que les soldats de l’an II auront la frite.
Article I° Les autorités constituées sont tenues d’employer tous les moyens qui sont en leur pouvoir dans les communes où la culture de la pomme de terre ne serait pas encore établie, pour engager tous les cultivateurs à planter, chacun selon ses facultés, une portion de leur terrain en pommes de terre.
15 01 1794
Le général Turreau s’apprête à mettre à mort la Vendée : il n’en reste pas moins prudent et demande à être couvert ; il écrit au ministre de la guerre : Mon intention est bien de tout incendier, de ne réserver que les points nécessaires à établir des cantonnements propres à l’anéantissement des rebelles. Mais cette grande mesure doit être prescrite par vous… Vous devez également vous prononcer d’avance sur le sort des femmes et des enfants que je rencontrerai dans le pays révolté. S’il faut les passer tous au fil de l’épée, je ne puis exécuter une pareille mesure sans un arrêté qui mette à couvert ma responsabilité.
Il ne recevra en fait de réponse que le 6 février, de Bouchotte, quand ses colonnes infernales s’étaient mises en route dès le 21 janvier, premier anniversaire de la mort de Louis XVI.
27 01 1794
La langue française est obligatoire dans les actes publiques.
28 01 1794
Philibert Simond, représentant de la convention pour les deux départements de l’Ain et du Mont Blanc, jugé trop modéré, est remplacé par Albitte… lui au moins, il manie avec brio la prose révolutionnaire :
Frères et amis,
Les patriotes sont à la hauteur des circonstances dans les départements où je suis envoyé. Le char révolutionnaire roule rapidement malgré les obstacles que les intrigans cherchent à semer sur la voie que la liberté a frayée. Le fanatisme fuit du département de l’Ain et du Mont Blanc. Les aristocrates sont en lieu de sûreté ; les sans-culottes chantent la carmagnole en détruisant tous les hochets de la persécution… La lumière enfin pénètre et dissipe les ténèbres de l’erreur et de l’ignorance…
Au demeurant quelles que soient les menées des intrigans qui vont larmoyer près de la convention, j’irai toujours au pas et je ne négligerai rien pour leur apprendre ce qu’ils ont à attendre d’un vrai sans-culotte pour qui l’intérêt du peuple est tout.
Salut et fraternité.
Albitte. Journal de la Montagne N° 129 du 24 mars 1794.
4 02 1794
À l’initiative de l’abbé Grégoire, La Fayette, Sieyès, Condorcet et d’autres députés proches de Robespierre, la Convention déclare l’esclavage des Noirs aboli dans toutes les colonies : Toussaint Louverture, en prenant la tête du soulèvement des esclaves à Saint Domingue, y avait beaucoup contribué.
Condorcet avait joué les éclaireurs, puisque c’est treize ans plus tôt, en 1781, qu’il écrivait dans ses Réflexions sur l’esclavage des Nègres : Réduire un homme à l’esclavage, l’acheter, le vendre, le retenir dans la servitude, ce sont de véritables crimes […] Ou il n’y a point de morale, ou il faut convenir de ce principe. […] Que l’opinion ne flétrisse point ce genre de crime […] et cette opinion serait celle de tous les hommes, […] que le crime resterait toujours un crime.
Jacques René Hebert se fendra d’un texte haut en couleur avec un usage du mot foutre en veux-tu, en voilà, [qui n’est qu’une exclamation de surprise dans ce contexte] dans le journal Le Père Duchesne, qu’il a créé quatre ans plus tôt. Il sera guillotiné quelques semaines plus tard : Si je n’ai pas encore parlé du fameux décret qui abolit l’esclavage des nègres, qu’on ne s’imagine pas, foutre, que Le Père Duchesne ait été un des derniers à l’approuver et à bénir la Convention d’avoir tranché le nœud gordien, en rendant la liberté à tant de milliers d’hommes. Falloit il donc tourner si longtems autour du pot pour savoir s’il peut exister des esclaves dans un pays libre ? Quoi donc, foutre, la nation française a déclaré dans sa Constitution qu’elle donneroit assistance à tous les peuples opprimés, et elle souffriroit qu’au-delà des mers on pût exercer en son nom la plus odieuse tyrannie. Je sais que des raisonneurs à perte de vue prétendent que sans l’esclavage des nègres, les colonies ne pourroient exister.
Tonnerre de Dieu : quelle est la terre maudite qui ne peut rien produire si elle n’est pas arrosée de sang, et quels sont les fruits amers et empoisonnés qui sortent de son sein ? Quoi ! Nos isles seroient stériles, si elles étoient cultivées par des hommes libres ! Oui, foutre, elles le seroient, mais pour qui ? Pour les marchands, les accapareurs, les riches égoïstes, pour ces aventuriers, ces vagabonds, le rebut de l’Europe, pour ces tigres blancs qui s’engraissent du sang des Noirs ; mais, foutre, ces Noirs, devenus libres, en seront ils moins industrieux ? Deviendront ils impotans quand ils travailleront pour eux ? Croit on que la liberté soit moins puissante pour leur donner du cœur à l’ouvrage que les fouets et les bâtons sous lesquels on les fait expirer ? Non, foutre, le nègre devenu libre et propriétaire deviendra plus industrieux, plus actif. Ce ne sera plus pour un maître barbare qu’il arrosera la terre de ses sueurs et de ses larmes. Ses enfants lui appartiendront, ils lui feront chérir la vie ; en échange du sucre et des autres denrées qu’il aura cultivées, nous troquerons avec lui nos étoffes et les productions de notre sol. Alors nous ferons avec lui des traités d’alliance et de commerce.
Heureux, foutre, si le Blanc républicain peut un jour, par sa bonne foi et sa justice, faire oublier à l’homme noir tous les maux que ses pères lui ont fait endurer. (…) Un événement aussi heureux, foutre, que celui qui anéantit jusqu’au dernier signe de l’esclavage en France devoit être célébré par les Sans Culottes. La commune de Paris qui, la première, a levé le drapeau de la liberté vient de rendre hommage à la raison de ce nouveau triomphe. J’aurois voulu, foutre, que la France entière eût assisté à la fête républicaine qui a eu lieu, décadi dernier, en réjouissance de l’abolition de l’esclavage des nègres.
Jamais, foutre, les voûtes de la ci devant cathédrale ne retentiront d’un pareil Te Deum. Tous les bons Sans Culottes, les Sociétés populaires, les autorités constituées environnoient l’autel de la raison. Une députation de la Convention vint aussi lui offrir l’encens des représentans du peuple. Tous les regards étoient fixés sur les trois montagnards américains. Alors, foutre, je me suis rappelé l’histoire ou le roman du Sans Culotte Jésus en contemplant auprès de la statue de la liberté ces trois braves lurons qui viennent du bout du monde rendre hommage à la divinité des hommes libres ; j’ai cru voir les trois mages qui visitoient dans son berceau le prétendu fils du patron des cocus. Mais, foutre, ce n’est pas une étoile qui leur a servi de chandelle, mais c’est le flambeau de la vérité qui les a conduits ; ce n’est pas un dieu mangeant de la bouillie qu’ils viennent adorer, mais c’est la divinité éternelle, c’est la raison.
Les bergers et les pastoureaux, en célébrant la naissance du fils de Marie, se réjouissoient de ce qu’il venoit de leur naître un nouveau roi, mais, foutre, les Sans Culotte au contraire, dans leurs chants de victoire ont annoncé la chute de tous les rois. (…)
Tous les bons républicains s’empresseront sans doute d’imiter leurs frères de Paris ; comme nous, foutre, ils se réjouiront de l’abolition de l’esclavage des nègres. Les Sociétés populaires, d’un bout de la république à l’autre, établissent le culte de la raison. Pour prouver comme elles sont au pas, je copie le serment que les Sans Culottes de Moulins viennent de prêter. J’espère qu’il sera bientôt celui de tous les Français. Je jure de maintenir de tout mon pouvoir l’unité et l’indivisibilité de la république ; je jure en outre de reconnaître pour mon frère tout homme juste et vraiment ami de l’humanité, quelle que soit sa couleur, sa taille et son pays, je jure enfin de n’avoir jamais d’autre religion que celle de la nature, d’autre temple que celui de la raison, d’autres autels que ceux de la patrie, d’autres prêtres que nos législateurs, ni d’autre culte que celui de la liberté, de l’égalité et de la fraternité.
Puisque la raison seule peut nous apprendre nos devoirs et nos droits, n’écoutons qu’elle seule. Tout le reste n’est que mensonge et imposture. Ainsi donc, foutre, vive la raison ! Vivent la vérité et l’humanité : au foutre les prêtres, qui ne savent que mentir, tromper, voler et égorger, foutre.
5 02 1794
Le Comité de Salut Public tient à avoir son catéchisme pour justifier la terreur : Nous appelons de nos vœux la vertu sans laquelle l’erreur est funeste, la terreur sans laquelle la vertu est impuissante.[…] La terreur n’est autre chose que la justice prompte, sévère, inflexible, elle est donc l’émanation de la vertu.
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Soyons terribles, pour dispenser le peuple de l’être.
Danton
Baudelaire, à la fin de sa vie, prépare une préface pour les Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos. Il a cette formule fulgurante : La Révolution a été faite par des voluptueux. Autrement dit, la Contre-Révolution et la Terreur ont été l’œuvre des vertueux. Voilà ce qu’on nous cache.
Philippe Sollers. Le Monde 26 06 2010
27 02 1794
Les premiers massacres des colonnes infernales du général Turreau commencent à la Gaubretière et La Verrie : 800 victimes, début d’un carnage qui va durer jusqu’à fin mars.
Et ce ne sont là que les principaux.
On vit des scènes à faire frémir. Les ordres les plus contradictoires, émanant tantôt du commandement militaire, tantôt des commissaires politiques, se croisaient, se télescopaient. Les mêmes soldats, qui avaient passé au fil de l’épée la population qui n’avait pu fuir à leur approche, revenaient au petit matin, apportaient aux survivants, tapis au plus secret de leur maison des fleurs, tandis que sur la place, devant l’église en ruine, la fanfare du régiment faisait retentir l’air encore alourdi d’odeurs d’incendies et de cadavres, de marches allègres. Entre temps, un commissaire, probablement de bonne foi, avait cru bon d’offrir à ces villageois terrorisés une image rassurante de la paix républicaine.
Jean Huchet. Un cœur d’étoffe rouge. Robert Laffont1985
Aux Lucs sur Boulogne, Martincourt, un lieutenant du général Cordellier, ordonnera le massacre de 564 habitants, essentiellement des enfants, des femmes et des vieillards, les hommes ayant rejoint les armées vendéennes.
Aujourd’hui journée fatigante, mais fructueuse. Pas de résistance. Nous avons pu décalotter à peu de frais toute une nichée de calotins. Nos colonnes ont progressé normalement.
Chapelain, soldat républicain.
Lesquels noms ci-dessus – au nombre de 564 – des personnes massacrées en divers lieux de la paroisse du Grand-Luc, m’ont été référés par les parents échappés au massacre, pour être inscrits sur le présent registre, autant qu’il a été possible de les recueillir dans un temps de la persécution la plus atroce, les corps morts ayant été plus d’un mois sans être inhumés dans les champs de chaque village du Luc : ce que j’atteste comme trop véritable, après avoir été témoin oculaire de ces horreurs et exposé plusieurs fois à en être aussi la victime.
Au Luc, ce 30 mars 1794. C. Barbedette, curé du Luc
Alexandre Soljenitsyne sera aux Lucs sur Boulogne, le samedi 25 septembre 1993, pour l’inauguration du Mémorial de Vendée : Il y a deux tiers de siècle, l’enfant que j’étais lisait déjà avec admiration dans les livres les récits évoquant le soulèvement de la Vendée, si courageux, si désespéré. Mais jamais je n’aurais pu imaginer, fût-ce en rêve, que, sur mes vieux jours, j’aurais l’honneur d’inaugurer le monument en l’honneur des héros des victimes de ce soulèvement.
Vingt décennies se sont écoulées depuis : des décennies diverses selon les divers pays. Et non seulement en France, mais aussi ailleurs, le soulèvement vendéen et sa répression sanglante ont reçu des éclairages constamment renouvelés. Car les événements historiques ne sont jamais compris pleinement dans l’incandescence des passions qui les accompagnent, mais à bonne distance, une fois refroidis par le temps.
Longtemps, on a refusé d’entendre et d’accepter ce qui avait été crié par la bouche de ceux qui périssaient, de ceux que l’on brûlait vifs, des paysans d’une contrée laborieuse pour lesquels la Révolution semblait avoir été faite et que cette même révolution opprima et humilia jusqu’à la dernière extrémité.
Eh bien oui, ces paysans se révoltèrent contre la Révolution. C’est que toute révolution déchaîne chez les hommes, les instincts de la plus élémentaire barbarie, les forces opaques de l’envie, de la rapacité et de la haine, cela, les contemporains l’avaient trop bien perçu. Ils payèrent un lourd tribut à la psychose générale lorsque le fait de se comporter en homme politiquement modéré – ou même seulement de le paraître – passait déjà pour un crime.
C’est le XX° siècle qui a considérablement terni, aux yeux de l’humanité, l’auréole romantique qui entourait la révolution au XVIII°. De demi-siècles en siècles, les hommes ont fini par se convaincre, à partir de leur propre malheur, que les révolutions détruisent le caractère organique de la société, qu’elles ruinent le cours naturel de la vie, qu’elles annihilent les meilleurs éléments de la population, en donnant libre champ aux pires. Aucune révolution ne peut enrichir un pays, tout juste quelques débrouillards sans scrupules sont causes de morts innombrables, d’une paupérisation étendue et, dans les cas les plus graves, d’une dégradation durable de la population.
Le mot révolution lui-même, du latin revolvere, signifie rouler en arrière, revenir, éprouver à nouveau, rallumer. Dans le meilleur des cas, mettre sens dessus dessous. Bref, une kyrielle de significations peu enviables. De nos jours, si de par le monde on accole au mot révolution l’épithète de grande, on ne le fait plus qu’avec circonspection et, bien souvent, avec beaucoup d’amertume.
Désormais, nous comprenons toujours mieux que l’effet social que nous désirons si ardemment peut être obtenu par le biais d’un développement évolutif normal, avec infiniment moins de pertes, sans sauvagerie généralisée. II faut savoir améliorer avec patience ce que nous offre chaque aujourd’hui. II serait bien vain d’espérer que la révolution puisse régénérer la nature humaine. C’est ce que votre révolution, et plus particulièrement la nôtre, la révolution russe, avaient tellement espéré.
La Révolution française s’est déroulée au nom d’un slogan intrinsèquement contradictoire et irréalisable : liberté, égalité, fraternité. Mais dans la vie sociale, liberté et égalité tendent à s’exclure mutuellement, sont antagoniques l’une de l’autre ! La liberté détruit l’égalité sociale – c’est même là un des rôles de la liberté -, tandis que l’égalité restreint la liberté, car, autrement, on ne saurait y atteindre. Quant à la fraternité, elle n’est pas de leur famille. Ce n’est qu’un aventureux ajout au slogan et ce ne sont pas des dispositions sociales qui peuvent faire la véritable fraternité. Elle est d’ordre spirituel.
Au surplus, à ce slogan ternaire, on ajoutait sur le ton de la menace : ou la mort, ce qui en détruisait toute la signification. Jamais, à aucun pays, je ne pourrais souhaiter de grande révolution. Si la révolution du XVIII° siècle n’a pas entraîné la ruine de la France, c’est uniquement parce qu’eut lieu Thermidor.
La révolution russe, elle, n’a pas connu de Thermidor qui ait su l’arrêter. Elle a entraîné notre peuple jusqu’au bout, jusqu’au gouffre, jusqu’à l’abîme de la perdition. Je regrette qu’il n’y ait pas ici d’orateurs qui puissent ajouter ce que l’expérience leur a appris, au fin fond de la Chine, du Cambodge, du Vietnam, nous dire quel prix ils ont payé, eux, pour la révolution. L’expérience de la Révolution française aurait dû suffire pour que nos organisateurs rationalistes du bonheur du peuple en tirent les leçons. Mais non ! En Russie, tout s’est déroulé d’une façon pire encore et à une échelle incomparable.
De nombreux procédés cruels de la Révolution française ont été docilement appliqués sur le corps de la Russie par les communistes léniniens et par les socialistes internationalistes. Seul leur degré d’organisation et leur caractère systématique ont largement dépassé ceux des jacobins. Nous n’avons pas eu de Thermidor, mais – et nous pouvons en être fiers, en notre âme et conscience – nous avons eu notre Vendée. Et même plus d’une. Ce sont les grands soulèvements paysans, en 1920-21. J’évoquerai seulement un épisode bien connu : ces foules de paysans, armés de bâtons et de fourches, qui ont marché sur Tambow, au son des cloches des églises avoisinantes, pour être fauchés par des mitrailleuses. Le soulèvement de Tambow s’est maintenu pendant onze mois, bien que les communistes, en le réprimant, aient employé des chars d’assaut, des trains blindés, des avions, aient pris en otages les familles des révoltés et aient été à deux doigts d’utiliser des gaz toxiques. Nous avons connu aussi une résistance farouche au bolchévisme chez les Cosaques de l’Oural, du Don, étouffés dans les torrents de sang. Un véritable génocide.
En inaugurant aujourd’hui le mémorial de votre héroïque Vendée, ma vue se dédouble. Je vois en pensée les monuments qui vont être érigés un jour en Russie, témoins de notre résistance russe aux déferlements de la horde communiste. Nous avons traversé ensemble avec vous le XX° siècle. De part en part un siècle de terreur, effroyable couronnement de ce progrès auquel on avait tant rêvé au XVIII° siècle. Aujourd’hui, je le pense, les Français seront de plus en plus nombreux à mieux comprendre, à mieux estimer, à garder avec fierté dans leur mémoire la résistance et le sacrifice de la Vendée.
Alexandre Soljenitsyne
24 03 1794
À Montournais, aux Epesses et dans plusieurs autres lieux (…vendéens), le général Amey fait allumer les fours et, lorsqu’ils sont bien chauffés, il y jette les femmes et les enfants.
Morel et Carpenty, commissaires républicains à la Convention
25 03 1794
Les prisons de Rochefort sont pleines et le Ministre de la Marine ordonne le transfert des prisonniers sur deux vaisseaux négriers : Les Deux Associés et le Washington. Ces deux bâtiments démâtés – les pontons – à fond plat, jusqu’alors utilisés pour la traite des noirs et le transport de la chaux et du charbon, deviennent les lieux d’un long calvaire pour les prêtres réfractaires. L’embarquement des prisonniers se fait à bord du navire Les Deux Associés. Le Commandant Laly conduit le ponton jusqu’à l’estuaire de la Charente entre les îles d’Aix et Madame. Il y est rejoint à la mi-juin par le Washington. Dans un entrepont de quarante places, près de quatre cents prêtres sont entassés. Sur les 827 prêtres emmenés à Rochefort, on ne dénombra que 238 survivants en octobre de la même année : 36 sont morts à Rochefort, 254 sur l’île Madame et 299 furent enterrés dans les vases. La faim, la soif et surtout le typhus avaient fait leur œuvre. Tout cela sera un temps oublié, mais en 1909, un prêtre retrouvera 4 corps disposés en forme de croix, sur l’île Madame, à l’extrémité de la rive gauche de l’estuaire de la Charente et depuis, la croix s’agrandit tous les ans, lors des pèlerinages, chacun y apportant son galet.
De son exil londonien, Chateaubriand pourfend la sottise aveugle des milieux royalistes, exilés comme lui : M. du Theil, chargé des affaires de M. le comte d’Artois, s’était hâté de chercher Fontanes : celui-ci me pria de le conduire chez l’agent des princes. Nous le trouvâmes environné de tous ces défenseurs du trône et de l’autel qui battaient les pavés de Piccadilly, d’une foule d’espions et de chevaliers d’industrie échappés de Paris sous divers noms et divers déguisements, et d’une nuée d’aventuriers belges, allemands, irlandais, vendeurs de contre-révolution. Dans un coin de cette foule était un homme de trente à trente-deux ans qu’on ne regardait point, et qui ne faisait lui-même attention qu’à une gravure de la mort du général Wolfe. Frappé de son air, je m’enquis de sa personne : un de mes voisins me répondit : Ce n’est rien ; c’est un paysan vendéen, porteur d’une lettre de ses chefs.
Cet homme, qui n’était rien, avait vu mourir Cathelineau, premier général de la Vendée et paysan comme lui ; Bonchamps, en qui revivait Bayard ; Lescure, armé d’un cilice non à l’épreuve de la balle ; d’Elbée, fusillé dans un fauteuil, ses blessures ne lui permettant pas d’embrasser la mort debout ; La Rochejaquelein, dont les patriotes ordonnèrent de vérifier le cadavre, afin de rassurer la Convention au milieu de ses victoires. Cet homme, qui n’était rien, avait assisté à deux cents prises et reprises de villes, villages et redoutes, à sept cents actions particulières et à dix-sept batailles rangées ; il avait combattu trois cent mille hommes de troupes rangées, six à sept cent mille réquisitionnaires et gardes nationaux ; il avait aidé à enlever cent pièces de canon et cinquante mille fusils ; il avait traversé les Colonnes infernales, compagnies d’incendiaires commandées par des conventionnels ; il s’était trouvé au milieu de l’océan de feu, qui, à trois reprises, roula ses vagues sur les bois de la Vendée ; enfin, il avait vu périr trois cent mille Hercules de charrue, compagnons de ses travaux, et se changer en un désert de cendres cent lieues carrées d’un pays fertile.
Chateaubriand. Mémoires d’outre tombe
La Pologne est occupée par les Russes, depuis deux ans. Kociuszko a participé aux cotés des Insurgés à la guerre d’indépendance américaine ; il a rencontré deux ans plus tôt à Paris girondins et jacobins. Il déclenche l’insurrection à Cracovie et bientôt parvient à prendre le contrôle de tout le pays : il sera battu par les forces russes, prussiennes et autrichiennes à Maciejowice le 10 octobre.
De 1740 à 1810, ce sont environ 60 000 Africains qui auront été déportés chaque année en esclavage d’Afrique vers les États Unis et le Brésil. Le nombre de personnes emmenées de force vers le Nouveau Monde, du XVI° au XIX° siècles, se situe autour de sept millions et demi ; les victimes des négriers musulmans, qui ont ponctionné l’Afrique pendant plus de mille ans, se comptent aux environs de dix sept millions.
En France, hors Bretagne, les principales places de traite sont : Bordeaux, La Rochelle et Le Havre. Mais la Bretagne prend la part du lion, avec surtout Nantes, mais aussi Saint Malo, Lorient, Vannes, Brest, St Brieuc, Morlaix : de 1713 à 1792, les ports bretons vont totaliser 500 000 esclaves négociés, effectuer 57 % des 3 320 expéditions françaises entre 1650 et 1830. 1 402 expéditions pour Nantes, 216 pour St Malo, 156 pour Lorient… Pour les compagnies négrières, les bénéfices peuvent atteindre 700 à 800 % ! Le commerce triangulaire part de France avec une cargaison de troc (armes, eau-de-vie, vin, biscuits, papier, ambre, couteaux, peignes, miroirs), échangée une fois en Afrique, contre des esclaves noirs, qui sont vendus aux Antilles et en Amérique. Le fret de retour est composé de produits tropicaux, essentiellement le sucre. Il est des sources qui parlent de 1 700 expéditions pour Nantes quand elles n’auraient été que de 500 pour Bordeaux (soit 150 000 esclaves). Le total de la traite pour la France aurait été de 1.4 million d’esclaves.
La bataille de chiffres quant à la rentabilité de la traite, surtout de la part des deux principaux acteurs, France et Angleterre sera longtemps vive, nombre d’historiens se refusant à accepter ces chiffres de 700 à 800 %. Sans entrer plus avant dans cette querelle, on pourra se contenter de constater quelques faits indéniables ; si la rentabilité de ces opérations avait été si importante que certains le disent, le premier bénéficiaire aurait été celui qui l’a mise en œuvre le premier : le Portugal ; or on sait ce qu’il advint de cet empire colonial : il fut le premier à être défait. Les partisans de la considérable rentabilité avancent que c’est la traite qui a permis la révolution industrielle, en Angleterre comme en France : dans la première, les bénéfices de la traite représentaient moins de 1 % des investissements dans la révolution industrielle, en France les régions qui connurent cette révolution –Nord, Lorraine – étaient à l’autre bout du pays par rapport aux grandes villes bénéficiaires de la traite : Nantes, Bordeaux.
Mais on ne peut tout de même passer sous silence les développements sur le sujet de Bernard Lugan, enseignant à l’université du Rwanda de 1972 à 1983, puis à Lyon III, expert auprès du TPIR, conférencier au Centre des Hautes Etudes militaires, à l’Institut des Hautes Etudes de Défense nationale, animateur d’un séminaire au Collège interarmées de Défense, à l’École de Guerre, et surtout monarchiste d’extrême droite, ayant focalisé sur sa personne les attaques de très nombreux historiens de tendance marxiste, et Dieu sait s’ils sont légion. [Histoire de l’Afrique. Des origines à nos jours. Ellipses 2009], dans lesquels il parle pour la traite blanche d’entreprises parfois bénéficiaires, souvent blanches et même parfois déficitaires et dans le même ouvrage, parle des colossales fortunes amassées par les esclavagistes arabes, surtout dans l’est africain, au premier rang desquels le célèbre Tippo Tip. Bernard Lugan voudrait nous faire croire que les trafiquants d’esclaves, anglais comme français n’étaient que des nigauds qui se seraient entêtés pendant des années à se livrer à cet ignoble commerce à peine rentable, quand l’essentiel des bénéfices allaient aux très nombreux intermédiaires africains… bref, quasiment des philanthropes… Seuls les Arabes de l’est africain seraient parvenus à se constituer ainsi de colossales fortunes. Pourquoi prend-il donc ses lecteurs pour des guignols, des demeurés qu’il ne faut pas craindre d’enfumer, en manipulant tant et plus le déni de réalité… Être d’extrême droite n’a jamais impliqué d’être de mauvaise foi …
Au contraire, ceux qu’il ne faut pas oublier, ce sont les négriers aux noms terrifiants, le Phénix, l’Oracle, l’Antenor, le Prince Noir, chacun chargé de sa cargaison d’un demi-millier d’hommes, de femmes et d’enfants capturés sur les côtes du Mozambique, à Zanzibar [1], à Madagascar. Enchaînés deux par deux, transportés à fond de cale dans un espace de cinq pieds cinq pouces de long sur quinze pouces de large, et de deux pieds six pouces de haut. Ne pas oublier le nom du capitaine Larralde, de Nantes, qui fit fortune en percevant cinq pour cent sur le prix de vente de chaque esclave vendu à Bourbon et à l’île de France. Ne jamais oublier non plus les coolies indiens, les pions attirés sur les bateaux, à Calcutta, à Madras, à Vizagapatnam, les jeunes gens kidnappés dans les villages par les arkotties, les duffadars, les mestries, revendus aux agents des compagnies sucrières, enfermés dans des camps, sans soins, sans égouts, presque sans nourriture, et embarqués à bord des nouveaux bateaux négriers, le Reigate, le Ghunama, le Tanjore, pour un voyage sans retour. Ne pas oublier l’Alphonsine, la Sophie, l’Eastern Empire, le Pongola, ne pas oublier l’Hydaree, parti de Calcutta en janvier 1856, chargés d’immigrants venus de l’Oudhet, du Bohjpur, fuyant la famine et la guerre, la répression anglaise contre les insurgés sepoys, et abandonnés pendant des mois sur les rochers nus de Plate et de Gabriel [deux îlots au nord de l’île Maurice, faisant office de station de quarantaine]. Alors ils étaient devenus sourds et aveugles, les membres distingués du parti des planteurs, les adeptes de la Synarchie qui écrivaient dans la feuille d’Alexandre Archambau sous le titre pompeux et vide de Ordre, Force et progrès. Comment n’entendraient-ils pas leurs appels au secours, comment ne voyaient-ils pas leurs feux de détresse, allumés chaque nuit au sommet du volcan, sur le plan ruiné du phare inutile ? Parfois, quand le vent soufflait du nord, ils devaient sentir l’odeur des feux, les bûchers où les immigrants brûlaient les cadavres, l’odeur âpre de la mort. Cette année-là, après les tempêtes de février, il avait fait un calme magnifique, la mer lisse comme un miroir, le ciel d’un bleu brûlant. Fallait-il que le soleil soit éblouissant pour que pas un regard ne se tourne vers les îlots au large du cap Malheureux, ces deux noirs radeaux où les immigrants étaient comme des naufragés. Fallait-il qu’on ait perdu la mémoire à Port-Louis pour que pas une vois ne s’élève pour demander qu’on envoie des secours, qu’on mette une chaloupe à la mer pour libérer les prisonniers de la Quarantaine. Et quand, au mois de juin, après cinq mois d’oubli, le garde-côte du service de santé se rendît à l’île Plate, des huit cents coolies débarqués, il n’en restait plus que quelques dizaines. Les traces des bûchers funèbres étaient partout, sur les plages, à la baie des Palissades, à la baie Barclay et sur la rive de l’îlot Gabriel. Dans les rochers, parmi les broussailles, les restes humains avaient été éparpillés par les oiseaux de mer. Des corps gisaient entre les tombes, parce que le combustible avait manqué pour les brûler, ou bien parce que personne n’avait pu s’occuper de leur sépulture. Les rares survivants erraient, aveuglés, brûlés par le soleil et par l’eau de mer.
J.M.G. Le Clézio. La Quarantaine. Gallimard 1995
5 04 1794
Cluses demande à Megève 41 volontaires pour l’armée : conduits par le notable Bapney, la plus grande partie désertera avant d’arriver à Annecy. Les réquisitions vont bon train jusqu’en 1795 : vaches, chevaux, avoine, foin, souliers, cloches, couvertures, beurre, fromage, gruyère…
Mongellaz, maire de Flumet diffuse ce mandat d’arrêt :
Citoyens,
Nous faisons conduire, citoyens, par la garde nationale, le nommé Jean François Curtet, réputé pour fameux scélérat jusqu’à Megève que vous fairés conduire de brigade en brigade attaché et sous bonne escorte jusqu’à Cluses et en la maison d’arrêt et nous vous prions de recommander à vos gardes nationales qu’il n’échappe pas parce qu’il est intéressant de purger la canaille.
Exécution de Danton, Camille Desmoulin, Fabre d’Églantine , et quelques autres … : Paris baigne dans une douce lumière de printemps. Des milliers de filles se fardent avant d’aller faire le trottoir. Les lavandières battent leur lessive. Les moutons paissent au rond-point des Champs Elysées. Ce 16 germinal de l’an II est un jour comme les autres. Sauf pour moi, dont c’est le dernier.
Quand Sanson et ses aides sont venus nous faire la toilette, je me suis laissé tomber sur une chaise, j’ai arraché le col de ma chemise et je leur ai présenté ma nuque dénudée. Ils ont enlevé une mèche, une seule. Puis ils sont passés à Philippeaux, à Hérault, à Lacroix. Camille, recroquevillé, pleurait en silence. Des larmes pour Lucile, sa femme, et pour leur fils Horace. Quand son tour est venu, il s’est rué sur les aides du bourreau. Pourquoi s’en prendre à ces valets de la guillotine ? lui ai-je demandé. Ils ne font que leur métier. Ils parvinrent à le maîtriser, élaguant ses cheveux pendant que des larmes de colère ruisselaient sur ses joues. Oh, il n’était pas le seul à pleurer ! Chabot pleurait dans les bars de Bazire ; Emmanuel Frey dans ceux de son frère Junius ; Fabre pleurait sa pièce de théâtre. J’écoutais la rumeur de la foule immense, pressée contre la grille du palais. Elle voulait me voir une dernière fois, moi, Danton, le tribun, l’homme du peuple, que la lame de la veuve frapperait dans moins d’une heure. On est sorti chacun notre tour, escorté par deux gendarmes. Trois charrettes peintes de rouge, attelées par deux chevaux, nous attendaient dans la cour du Mai. Je suis monté dans la première. Et me voilà debout au premier rang, Hérault à mes côtés, Fabre, Camille et Philippot derrière. Seul Chabot est assis. Le charretier, notre Charon, reçoit l’ordre d’y aller. La voiture s’ébranle. La mort nous attend.
On quitte l’île de la Cité par le Pont au Change. Sur le fleuve, les barques s’arrêtent. Quelques hommes se découvrent. D’autres se signent. Certains, le regard torve, observent la scène avec délectation. La plupart ne montrent ni joie ni horreur. Seulement de l’indifférence. On tourne à gauche, quai de la Mégisserie. C’est tout près d’ici, au café du Parnasse, que j’ai rencontré Gabrielle. Elle n’était que la fille du père Charpentier, contrôleur des fermes et propriétaire de l’établissement ; elle est devenue ma femme. J’étais en Belgique avec Camus et Lacroix quand j’appris la terrible nouvelle : elle était malade, très malade, et il ne lui restait plus que quelques jours à vivre. Fiévreux, tourmenté, je revins à Paris en toute hâte. Trop tard, elle était déjà morte, sous terre depuis plusieurs jours. Je revois les pleurs de Louise, de Lucile, l’armoire de Gabrielle, ses robes qui exhalaient encore son parfum, ce souffle hespéridé de bergamote et d’orange, de santal et de cèdre. Pendant plusieurs heures, je pleurais, rugis, maudis ce Dieu qui m’avait enlevé l’être que je chérissais plus que tout. On a beaucoup jasé sur ce qui s’est passé après : ce n’était que le geste d’un homme accablé de chagrin qui avait perdu la femme qu’il aimait et voulait l’étreindre une dernière fois. J’allai au cimetière Sainte Catherine et la fis déterrer. Je brisai le cercueil, arrachai le linceul, serrai Gabrielle dans mes bras, caressai ses joues froides comme le marbre, embrassai ses lèvres et laissai Desine mouler le visage que j’avais jadis couvert de baisers. Si, dans les seuls malheurs qui puissent ébranler une âme comme la tienne, la certitude d’avoir un ami tendre et dévoué peut t’offrir quelque consolation, je te la présente. Je t’aime plus que jamais, et jusqu’à la mort. Jusqu’à la mort… Ce dernier mot de Robespierre résonne funestement, aujourd’hui qu’il m’y envoie. Je vais bientôt rejoindre celle pour qui mon cœur se serre encore alors que je murmure son nom : Gabrielle. Requiescat in pace.
Après le quai de la Mégisserie, nous voilà rue de la Monnaie. Des curieux se pressent aux fenêtres. Les charrettes se frayent difficilement un chemin. Je fixe la foule avec orgueil et dédain. Hérault semble morne, abattu, presque indifférent. Camille a l’air effaré. Il espère attendrir le peuple, cette vile canaille : Ne me reconnaissez-vous pas ? C’est à ma voix que la Bastille est tombée ! La foule est hostile, elle le hue, elle l’insulte. Camille devient blême. Il continue : Je suis le premier apôtre de la Liberté ! Sa statue va être arrosée par le sang d’un de ses enfants. À moi, peuple du 14 juillet, ne me laissez pas assassiner ! Les cris redoublent d’intensité. Les quolibets fusent. Il paraît encore plus accablé. Il veut poursuivre ses exhortations, mais Lacroix lui intime l’ordre de se taire : Calme-toi, lui dit-il. Songe à leur commander le respect plutôt qu’à exciter leur pitié. Alors Camille se tait, rabat les lambeaux de sa chemise sur son torse émacié, et pleure en silence.
Devant le café de la Régence, David est là, avec son bloc à dessin et son crayon à la main. Valet ! Il veut me croquer, saisir les derniers tressaillements de vie chez Danton, comme il l’a déjà fait pour l’Autrichienne. Surtout, garder la tête haute, le regard plein de défi, d’orgueil, de mépris.
Sur les marches de l’église Saint Roch, une grosse femme au visage de Gorgonne, soulève son enfant à bout de bras pour qu’il ne perde rien du prodigieux spectacle. Je frémis devant ces yeux dont le blanc s’irrigue de vaisseaux rouges qui éclatent en petites flaques. N’en déplaise à l’horloger de Genève, l’homme n’est pas naturellement bon. Le peuple non plus.
Plutôt que de le sortir de sa misère, on lui a jeté des têtes en guise de pain, et du sang en guise de vin ! On lui a offert celui du roi, de la reine, des nobles… Ça ne l’a pas rassasié. Ce minotaure à qui l’on doit chaque jour donner des cadavres s’abreuve maintenant du sang des enfants de la Révolution ; ce sang vermeil qui ruisselle sous la guillotine pour se mêler aux eaux du Styx ne lui a pas suffi. Il lui faut encore celui de Desmoulin, de Fabre, de Danton… Et bientôt, oui, bientôt viendra le tour des autres… La Révolution meurt et ils mourront avec elle. Je ne leur accorde pas six mois. Je les entraîne dans ma chute. Les Robespierre, les Couthon… Aucun d’eux ne sait gouverner. Si encore je laissai mes couilles au premier et mes jambes au second !
343, Rue Saint Honoré… C’est justement là que vit l’Auvergnat [Couthon, ndlr] , cloué dans son fauteuil jaune pâle, avec ses inutiles souliers à boucles chaussant ses pieds qui ne lui obéissent plus… Au 366, les charrettes marquent une pause. C’est ici, dans la maison Duplay, que loge l’avocat d’Arras. Les têtes se tournent vers ses volets qui restent clos. Lacroix me dit de sa voix rogommeuse : Le lâche, il se cache comme il s’est caché au 10 août ! Camille s’emporte : Monstre, auras-tu soif après t’être gorgé de mon sang ; pour te saouler, faudra-t-il celui de ma femme ? J’explose : Robespierre, c’est en vain que tu te caches, tu y viendras et l’ombre de Danton rugira de joie dans son tombeau quand tu seras à cette place ! Un homme m’interpelle : Laisse le citoyen Robespierre, lui seul est vertueux ! J’ai envie de lui répondre : Sais-tu, citoyen, où je lui mets sa vertu ? Mais je ne dis rien. Qu’importe, après tout …
Lui et sa maudite vertu ! Il n’a toujours eu que ce mot à la bouche. Il s’en pare pour mieux souligner les vices de ceux qu’il envoie sur l’échafaud. Oh, il n’a pas grand chose à se reprocher- fut-ce la mort de ses amis : il n’a jamais touché d’argent, ne s’est jamais enivré, a toujours été habillé comme il faut, et il n’a jamais goûté aux plaisirs de la chair – encore que ce nouveau Jupiter, à entendre certains, n’a guère besoin des métamorphoses du dieu de l’Olympe pour s’humaniser avec la fille de son hôte -… Foutaises ! L’incorruptible est surtout d’une honnêteté révoltante. Ah, il fallait le voir, lui qui palissait à la vue d’un sabre nu, avec son regard froid, son rigorisme et son austérité, monter à la tribune et se lancer dans une éloquente philippique de ses lèvres minces et pincées, comme s’il eût, de la pointe au pommeau, le sceptre royal enfoncé dans le cul ! Non, Robespierre, je n’ai pas toujours été vertueux. Mais sache, paltroquet, que je me fous de ta vertu ! Il n’y a pas de vertu plus solide que celle déployée chaque nuit avec Gabrielle, avec Louise et avec toutes les autres ! Les femmes… Lacroix me disait que leurs cuisses me guillotineraient, que le mont de Vénus serait ma roche Tarpéienne. Car oui, je les ai aimées. Je ne l’ai jamais caché. Gabrielle le savait ; Louis le savait ; la France le savait. J’ai fait l’amour à tant d’entre elles que je passais, dans tout Paris, pour l’un des citoyens les plus habiles au déduit. Voilà un titre de gloire dont tu ne saurais te prévaloir, Robespierre. Un titre que jamais tu ne pourras m’enlever, fut-ce sous la menace du rasoir national !
Je les ai aimées et je dois avouer qu’elles me l’ont bien rendu. Je n’ai pourtant jamais été beau : la faute à cette vache, ma première nourrice, au pis de laquelle je m’allaitai. La faute surtout, au taureau en rut qui se précipita sur elle, me déchirant la lèvre d’un coup de corne. Une première cicatrice dont je gardais, sept ans plus tard, un désir de vengeance : l’animal paît tranquillement, je me rue sur lui avec un bâton, il me renverse et m’écrase le nez. puis c’est un troupeau de cochons, las de mes coups de fouet qui me passe sur le corps. Enfin la petite vérole, accompagnée du pourpre, achève de diluer mes cicatrices dans un masque tavelé. Le teint grêlé, la figure affreuse, la bouche déformée, j’allais devenir, bien plus tard, la Silène des Cordeliers.
Les femmes, en voilà une, coiffée d’un bonnet phrygien, qui nous montre son sein. C’est Catherine, une jeune comédienne dont les charmes plus que le talent ont contribué à faire la fortune. Fabre l’a rencontrée à Namur, dans les Pays-Bas autrichiens. Il voulait l’épouser, mais la mère de la jeune fille, moins sensible aux belles phrases qu’aux écus sonnants, s’y opposa fermement. Alors Fabre décida de l’enlever. Mauvaise idée : les deux amants furent bientôt rattrapés. Accusé de rapt et de séduction d’enfant mineur, il fut condamné à la pendaison avant que le gouvernement des Pays-Bas ne prononce sa grâce. Je n’ai jamais autant ri que le soir où , avec Camille et Philippeaux, au Parnasse, il nous conta cette histoire. Fabre… on a dit de lui qu’il était le plus lâche coquin que la terre ait porté, qu’il possédait la fourberie et la scélératesse à un degré jamais égalé, qu’il n’état qu’un comédien raté n’ayant connu que les sifflets, que toutes celles qui se produisaient avec lui sur la scène se reproduisaient ensuite dans son lit… On a dit tant de choses et pourtant le personnage me plaisait. Il m’amusait avec ses vers, sa vanité et son orgueil : encore jeune homme, il accola l’Églantine à son nom, en souvenir du prix d’éloquence des Jeux floraux de Toulouse qu’il n’aurait, paraît-il, même pas remporté ! Qu’importe, j’en ai fait mon secrétaire, (Danton était alors ministre de la Justice. ndlr] je lui ai donné des sommes considérables, toutes puisées dans le trésor public, je lui ai passé les escroqueries et les vols, et, rançon du succès, j’ai partagé des femmes avec lui.
Ce succès, je l’ai du à ma voix. Une voix de stentor qui retentissait au milieu de l’Assemblée, tel le canon d’alarme appelant les soldats sur la brèche. Ah ! qu’il était jouissif de mener le monde au gré des inflexions de cette voix forte, brusque, pénétrante, en un mot – sépulcrale ! Une voix qui faisait des jaloux, des craintifs, des envieux dont les voix, trop fluettes pour se faire entendre seules, s’ajoutaient l’une à l’autre pour me calomnier.
On a dit que j’avais de beaux habits, une belle maison, une jolie femme ; que je me baignais dans le bourgogne et mangeais du gibier dans des assiettes en argent ; que j’étais jouisseur, voluptueux, débauché, Mammon sybarite ; que je vautrais mon corps et mon âme dans la fange pestilentielle des plaisirs qui se vendent ; que le Veto m’a acheté pour sauver sa couronne, que le duc d’Orléans m’a acheté pour que je vole la couronne et la lui donne, que l’étranger m’a acheté pour que je trahisse ma patrie. Un peu de vrai, beaucoup de faux, de médisances, de bavardages. Je ne confesse qu’une seule faute : celle d’avoir aimé la vie, les femmes et le vin. Le Figaro de Beaumarchais ne s’y trompait pas: boire sans soif et faire l’amour en tout temps, il n’y a que ça qui nous distingue des autres bêtes.
Je n’ai rien caché. Ou si peu. Je n’emporte qu’un secret dans la panier de Sanson : encore au collège, je voulais voir comment on faisait un roi et, m’échappant de Troyes, je gagnai la cité des sacres à pied. Le 11 juin 1775, j’ai assisté, dans la cathédrale de Reims, au couronnement de Louis le Dernier. Dix-huit ans plus tard, je votai sa mort. Pourtant, j’ai bien essayé de le sauver. Mais peut-on sauver un roi mis en jugement ? Il est mort quand il paraît devant ses juges.
Parlons-en des procès… Le mien n’a été qu’une mascarade, une comédie. Les témoins à décharge ? Jamais cités à comparaître. Les jurés ? Soigneusement choisis par Fouquier. Les débats ? Abrégés. Les preuves ? Fabriquées. J’ai essayé de me défendre, parfois avec éclat, souvent avec colère. Je pensais que ma voix, qui tant de fois s’était fait entendre pour la cause du peuple, n’aurait pas de peine à repousser la calomnie. Herman m’avertit: Danton, l’audace est le propre du crime et le calme est celui de l’innocence… Mais pouvais-je être maître de commander aux sentiments d’indignation qui me soulevaient contre mes détracteurs alors que j’étais si injustement inculpé, à deux pas de la guillotine ? Est-ce d’un révolutionnaire comme moi, aussi fortement prononcé, qu’il fallait attendre une réponse froide, timorée ? Je demandai qu’on produise mes accusateurs, que je puisse les plonger dans le néant d’où ils n’auraient jamais dû sortir, leur arracher le masque qui les dérobait à la vindicte publique. Nouvel avertissement. On me réclamait des égards, de la modération, du calme alors qu’il s’agissait de ma vie. M’accusait-on de corruption ? Je répondais que les hommes de ma trempe sont impayables, que c’est sur leur front qu’est imprimé, en caractères ineffaçables, le sceau de la liberté, le génie républicain. Me reprochait-on d’être un modéré ? Je faisais remarquer que mon nom est attaché à toutes les institutions révolutionnaires, de la levée au Comité de salut public, jusqu’au tribunal que me jugeait. Des accords avec Mirabeau ? Tout le monde sait que je l’ai combattu, que j’ai contrarié ses projets toutes les fois que je les ai crus funestes à la liberté ! On m’accuse, je me défens. On ne peut m’arrêter, alors on suspend les débats. Le lendemain, je suis condamné, convaincu d’avoir trempé dans une conspiration tendant à rétablir la monarchie, à détruire la représentation nationale et le gouvernement républicain ! Pensez ! Moi, Danton ! Je me fous de leur jugement. Je l’ai dit à Ducret. Seule la postérité me jugera. Elle mettra mon nom au Panthéon et le leur aux gémonies ! Et si l’Histoire ne me rend pas justice, c’est que l’opinion publique est une putain et la postérité une sottise !
Peut-être aurais-je dû partir… On m’a dit : Fuis, Danton ! Cache-toi ! Pars en Belgique, en Hollande, en Amérique ! Mais est-ce qu’on emporte sa patrie sous la semelle de ses souliers ? Est-ce qu’il faut avoir brisé la tyrannie des privilèges, mis fin au monopole de la naissance et de la fortune dans tous les grands offices de l’État, dans nos églises, dans nos armées, dans toutes les parties de ce grand corps magnifique de la France pour finalement traverser la Manche ou l’Atlantique ? Est-ce qu’il faut avoir déclaré que l’homme le plus humble de ce pays est désormais l’égal des plus grands, que cette liberté chèrement acquise pour nous-mêmes doit être étendue aux esclaves et que nous confions au monde la mission de bâtir l’avenir sur l’espoir que nous avons fait naître, pour renoncer et réduire cet espoir à néant ? Est-ce qu’après avoir décrété la liberté pour tous les hommes, partout, en tout lieu, il ne serait pas criminel de partir et prendre le risque de l’étouffer ? Est-ce qu’enfin, l’homme du sursaut national, sans qui Valmy n’eut été qu’une amère victoire prussienne, s’enfuit comme un vaurien ?
Et puis, il me faut bien l’avouer, je pensais qu’ils voulaient seulement me faire peur. J’étais certain qu’ils n’oseraient pas. Comme le roi, je n’ai rien vu venir. On raconte que dans son journal, à la date du 14 juillet, il n’aurait écrit que ces deux mots : Aujourd’hui, rien.
Ils n’oseront pas, disais-je encore à Camille le mois dernier. Mais tout s’est si vite enchaîné: Saint Just à la tribune, dans son costume d’archange de la Terreur, qui me lance des menaces à peine voilées : La République ne peut-être assise que sur l’inflexibilité… La justice n’est pas douceur, mais sévérité, ou encore : Il y a une secte politique dans la France qui veut être heureuse et jouir, et aussi : Les grands coupables veulent briser l’échafaud, parce qu’ils craignent d’y monter… L’entrevue avec Robespierre que Laignelet avait arrangé pour calmer les esprits. Vaine tentative… Peu m’importait. La vie m’était à charge : Mieux vaut être guillotiné que guillotineur ! disais-je encore à Camille avec une indolence résignée. Alors Edamus et bibimus, me répondit-il en latin pour n’être entendu de Lucile ; crux enim moriemur ! Il avait raison: Mangeons et buvons, car demain nous mourrons ! Funeste présage que Saint Just s’empressa de mettre à exécution : quelques jours plus tard, il réclamait nos têtes. Puis c’est l’arrestation, la première nuit au Luxembourg, le transfert à la Conciergerie, le procès… Et me voilà dans cette charrette qui lentement se fraye un chemin parmi la foule excitée. Bientôt, entre elle et nous, la barrière de l’éternité.
Fabre continue de pleurer. Ses larmes, soudain, m’arrachent un sourire. Tout à l’heure, quand le greffier nous a signifié la condamnation à mort, il s’est mis à hurler. Pas contre l’iniquité du jugement qui nous envoie à l’échafaud, mais contre les scélérats du Comité qui l’auraient dépouillé d’une pièce de théâtre, L’orange de Malte, je crois. Il a peur que Collot ne la lui vole et ne s’en attribue la paternité. Alors qu’il en écumait encore, je lui ai dit: Mon cher Fabre, ne t’inquiète pas : des vers, avant huit jours, tu en feras plus que tu en voudras. Peut-être racontera-t-on, dans un siècle ou deux, comment Danton bravait la mort en faisant de bons mots. En vérité, j’ai peur. Et cette peur, je la masque comme je peux, mais intérieurement, je tremble. Comme Bailly. Je repense à lui que j’ai combattu comme j’ai combattu l’infâme Pastoret, comme j’ai combattu Lafayette, ce vil eunuque de la Révolution, comme j’ai combattu tous les conspirateurs qui voulaient s’introduire dans les postes les plus importants pour mieux assassiner la liberté. Il y a quatre mois, Bailly était à la place qui m’est assignée aujourd’hui. Je le revois avec sa chemise en lambeaux sur son corps décharné, sous la pluie fine et glacée qui s’abat sur ses chairs violacées. Il frissonne. Ses muscles tressaillent, On entend le claquement de ses dents. Un homme s’extrait de la foule et lui demande : Tu trembles, Bailly ? Et Bailly, très calme: Oui, mais seulement de froid. Dernières paroles empreintes de fierté, d’orgueil, de dédain. Quels mots sortiront de ma bouche, de cette bouche qui, pour sauver la France, réclamait devant l’Assemblée, de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace, juste avant que le couperet ne s’abatte sur ma nuque ?
Garderai-je la dignité du roi qui monte avec majesté les degrés de l’échafaud, soutient le regard du peuple venu voir le couteau glisser sur sa tête et assure, avant que le roulement des tambours couvre définitivement sa voix, mourir innocent des crimes qu’on lui impute, pardonner aux auteurs de sa mort, et prier Dieu que le sang versé ne retombe pas sur la France ?
Saurais-je garder l’ironie froide de Ducos devant la guillotine avec ses amis, et qui dit encore à Fonfrède : Quel dommage que la Convention n’ait pas décrété l’unité de nos vie et l’indivisibilité de nos têtes ?
Ou partagerais-je l’amertume de Madame Roland, cette salope chaste dont les yeux se fixèrent sur la statue de la Liberté qu’elle interpella tragiquement: Ô Liberté, comme on t’a joué ! ?
Je le saurai bientôt. Les charrettes tournent dans la rue Royale. Au loin, j’aperçois deux poutres encadrant le triangle d’acier… La guillotine. On raconte qu’en arrivant place de la Révolution, la meurtrière de Marat se serait penchée en avant pour mieux la regarder : J’ai bien le droit d’être curieuse, dit-elle. Je n’en avais jamais vu !
Les rayons du soleil percent les feuilles des arbres et rougissent le ciel. Ce soleil, à Arcis, il m’arrivait de le braver par défi. Il va bientôt se coucher et je vais me coucher avec lui. Demain, il se lèvera à nouveau. Je resterai couché.
On descend des charrettes. Je pense à ma pauvre mère qui va longtemps me pleurer, à Madeleine, ma sœur, à mes deux fils, Antoine et François, que je ne reverrai plus et à celui que porte Louise, que je ne connaîtrai pas. Louise… une sylphide au port de tête insolent, aux prunelles énigmatiques, au nez défiant, aux cheveux impétueux. C’est elle qui, après la mort de Gabrielle, m’a ramené à la vie. Elle n’avait que seize ans quand je l’ai épousée. Je la laisse veuve à dix-huit. Pour elle, qui était pieuse, je consentis à me marier devant un prêtre réfractaire, l’abbé de Keravenant. Depuis tout à l’heure, ce brave abbé suit les charrettes pour me donner l’absolution. Ma pauvre Louise ! Que vas-tu devenir sans ton Georges ? Je ne passerai plus ma main dans tes longs cheveux bruns, soyeux. Je ne me perdrais plus dans le blanc de tes yeux bleus. Plus jamais je ne dégraferai ton corset. Louise, Louise ! Pour toi, j’ai voulu tout abandonner. J’étais parfois si las de la politique, du pouvoir, de tout ce qui m’entourait à Paris, qu’il n’eut pas fallu qu’un nouvel Hégésias me fit un long sermon sur les misères de la vie humaine pour me déterminer à me laisser mourir de faim. Je n’aspirais plus qu’à passer de longs moments avec toi, dans l’air vif de Sèvres, de Choisy, d’Arcis, heureux comme le patriote satisfait d’avoir planté l’arbre de la Liberté et qui s’en va, loin des orages politiques, se reposer sous son ombrage. Arcis… J’y ai vécu mes premières années, tantôt à gambader dans la glèbe, dans les bois, dans les champs, tantôt à barboter dans l’Aube. J’y ai surtout fait l’école buissonnière : je n’avais pas de père pour me rappeler à l’ordre. Peut-être était-ce mieux ainsi. Eût-il vécu, mon père se fut couché sur moi de tout son long et m’eût écrasé. Par chance, je n’avais pas trois ans quand il est mort. Alors, j’ai pu m’amuser…
Puis ce fut le petit séminaire de Troyes, la pension chez les Oratoriens, les premières lectures – Rabelais, Montaigne, Molière -. Puis Paris, le droit comme Démosthène, comme Cicéron, comme feu mon père, l’apprentissage de la procédure chez le procureur Vinot, la licence à Reims, le retour à Paris, les parties de domino à l’hôtel de la Modestie, les livres, toujours – Voltaire, Rousseau, Ovide, Beccaria -, et la charge d’avocat aux conseils. 1789, la révolution éclate : je m’y suis lancé comme dans un champ où je pourrai moissonner à mon aise. Je ne pensais pas, alors, qu’avec la moisson, ce sont nos têtes qui finiraient par être fauchées. J’ai envie de pleurer. Danton, point de faiblesse ! Je ravale mes larmes. L’échafaud nous attend.
C’est à Disderiscksen, le valet des Frey, que revient l’insigne honneur d’éternuer dans le sac en premier. Sanson fait ça rapidement : claquement de la planche à bascule, fermeture de la lunette, et la tête qui tombe au fond du panier. Clic ! Clac ! Boum ! Il faut dire qu’il commence à en avoir l’habitude, le barbier national, l’exécuteur des hautes œuvres, depuis que la Constituante a décrété que tout condamné à mort aurait la tête tranchée. Fini la hache pour les nobles et la potence pour les pauvres ! Tout le monde la tête dans le même panier !
Par milliers fusent les Vive la République ! Mais comprennent-ils que cette République qu’ils célèbrent, on va bientôt lui trancher la tête ? D’autres entonnent la Marseillaise. Savent-ils que la tyrannie qu’ils prétendent combattre est celle de Robespierre et de ses amis, que ce sont eux qui égorgent leurs fils et leurs compagnes, que le sang impur censé abreuver leurs sillons bouillonne dans les veines de Saint-Just, de Billaud, de Couthon ?
Suivent Delaunay, Bazire, les deux Frey, Guzmann, d’Espagnac, Chabot …
Clic ! Clac! Boum ! … Clic ! Clac ! Boum ! … Clic ! Clac ! Boum !…
Puis vient le tour de Camille. Je le vois qui vacille. Adieu, me dit-il. Et je prie pour qu’il ne pleure pas. Car s’il meurt aujourd’hui, avec moi, c’est moins pour les coups qu’il portait dans Le Vieux Cordelier que parce qu’il est resté mon ami. Contre Fouquier, son cousin. Contre Robespierre, son témoin de mariage. Camille, qui depuis plusieurs jours tient une mèche de Lucile entre ses mains, la donne au bourreau pour qu’il la remette à Madame Duplessis. Je tremble. Il meurt à trente trois ans, l’âge du Christ. La lame va tomber. Le nom de Lucile résonne dans un silence déchirant.
Clic ! Clac ! Boum !
Fabre, Lacroix, Westermann, Phillippeaux sont les suivants…
Clic ! Clac ! Boum ! … Clic ! Clac ! Boum ! Clic ! Clac ! Boum
Il ne reste plus qu’Hérault et moi. C’est lui qu’on appelle. Il cherche quelqu’un à une fenêtre de l’ancien Garde-Meuble: une main de femme agite un dentelle, il sourit. Ultime consolation. Je serai donc le dernier à passer sur la planche. J’aurai vu couler le sang de mes amis, l’un après l’autre. Le jour va tomber. Il faut faire vite. Hérault tente de m’embrasser. Un des aides du bourreau le pousse vers la bascule. L’imbécile ! Empêchera-t-il nos têtes de se baiser au fond du panier ?
Clic ! Clac ! Boum !
C’est mon tour. Sans attendre qu’on me le demande, je m’avance. je regarde Sanson et lui dis : Tu montreras ma tête au peuple, elle en vaut la peine.
Ils m’attachent. Ils m’allongent. Le silence est glacial. Un cheval hennit. Je ne vois plus que le fond du panier. Il parait qu’on ne sent rien quand le couperet tombe [2]. Un léger souffle d’air frais. Ma vie a été courte, mais belle. Je ne suis ni un saint, ni un imposteur. Simplement un homme parmi les hommes Je ne regrette rien. J’ai vécu. Clic ! Clac
François Henri Désérable. Tu montreras ma tête au peuple. Gallimard. 2013
25 04 1794
La Sainte Chapelle est dépouillée : la relique de la Vraie Croix achetée par St Louis est délestée de toute son ornementation : cristal, dorures, pierres précieuses incrustées, et disparaît. Il en reste un morceau à Notre Dame.
8 05 1794
Exécution de 27 fermiers généraux, dont Lavoisier.
Rien se se perd, rien ne se crée, tout se transforme, avait dit le plus grand esprit français du siècle dernier. Pourtant, en sacrifiant le plus grand esprit français du siècle dernier, la République avait perdu un génie, créé un marasme et transformé la face du monde à jamais. C’était le plus grand esprit français du siècle dernier, tout de même ! Lagrange ne s’y trompa guère, qui plus tard, dit à Delambre : Il ne leur a fallu qu’un moment pour faire tomber cette tête. Cent années peut-être, ne suffiront pas pour en reproduire une semblable.
Car cette tête, Monsieur, cette tête était aussi pleine que celles de ses juges étaient vides. Cette tête, Monsieur, cette tête avait- pêlemêle non exhaustif -:
Dois-je continuer ? Faut-il vraiment que je dresse ici l’inventaire complet des découvertes du plus grand esprit français du siècle dernier, ou cette liste suffit-elle à prouver qu’il était bel et bien le plus grand esprit français du siècle dernier ?
Mais la République – Oh! je tressaille encore à l’évocation des mots qui vont suivre, à peine croyable et qui furent pourtant proférés par le président du tribunal, cet imbécile sanguinaire dont, vous ne m’en voudrez pas, je n’ose prononcer le nom, ce nom qui demeurera de siècle en siècle objet d’injures et de mépris – la République, Monsieur, il faudra donc répéter cette ineptie, ce crime contre l’esprit ! la République n’avait pas besoin de savants. Et elle avait d’autant moins besoin du plus grand esprit du siècle dernier qu’il était le plus savant parmi les savants.
Et le plus savant parmi les savants, après qu’il eût appris la sentence, ne demanda pas la grâce, pensez-vous ! Vous l’imaginez, lui, se prosterner devant ses juges pour quémander la vie ? mais un sursis, qu’on lui accorde seulement quelques jours, une quinzaine tout au plus, pour reprendre une expérience débutée avant la prison et qu’il lui tenait à cœur d’achever. Après quoi, c’est promis, il irait mourir, puisqu’il le fallait. Mais non, la République – décidément, je n’y arrive pas – n’avait pas besoin de savants ni de chimistes, ni de philosophes, ni d’économistes, mais de victimes et d’un bourreau : le cours de la justice ne pouvait être suspendu ! il y avait urgence à guillotiner le plus grand esprit français du siècle dernier ! Il ne fallait pas perdre une minute ! Eût-il vécu une heure de plus et, c’est certain, la contre-révolution était faite, la Vendée triomphait, Pitt et Cobourg paradaient dans Paris, la république était anéantie ! Elle semblait dire au bourreau : vite, fais ton devoir, toi, le dépositaire du pouvoir de tuer, assassine légalement le plus grand esprit français – nous n’étions pas encore au siècle dernier -, car il en va du sort de la Révolution !
Vous l’avez compris, on refusa de lui accorder un sursis. Alors il retourna dans sa cellule, et reprit sa lecture en attendant le dépositaire du pouvoir de tuer.
Car depuis qu’on lui avait ôté la liberté, le plus grand esprit français du siècle dernier passait son temps à lire, et semblait résigné à continuer ainsi jusqu’à ce qu’on lui ôta enfin la vie.
À l’abbaye de Port-Royal, transformée en maison d’arrêt pendant la Révolution [3] il lisait. Dans l’hôtel des Fermes, reconverti en prison à l’usage des fermiers généraux, il lisait. Quand on vint le chercher à la Conciergerie, un quinquet fuligineux éclairait à peine la cellule assombrie, et le plus grand esprit français du siècle dernier, tapi dans la pénombre, lisait. Alors que croyez-vous qu’il fit sur la sinistre charrette ? Le plus souvent, les condamnés criaient, pleuraient, priaient, haranguaient le peuple ou le maudissaient. Le plus grand esprit français du siècle denier ? Il lisait.
Étrangement, on ne lui avait pas lié les mains. Ultime faveur concédée par le bourreau ? Peut-être Sanson, fût-ce par respect, pitié ou admiration, s’était-il accommodé d’une entorse au règlement pour permettre à son hôte le plus prestigieux de terminer sa lecture. Il était donc écrit que le plus grand esprit français du siècle dernier, dont la vie avait été entièrement voué au culte de l’esprit, devait poursuivre sa quête de savoir jusqu’au dernier soupir, jusqu’à l’ultime répit.
Devant l’échafaud, le plus grand esprit français du siècle dernier continue de lire jusqu’à ce que son nom fût appelé. Alors il sortit de sa poche un signet, le plaça à la page où il avait arrêté la lecture et, sans prononcer une seule parole, posa sa tête sur le billot.
Voilà, Monsieur, comment, on meurt avec élégance.
François Henri Désérable. Tu montreras ma tête au peuple. Gallimard. 2013
La république n’a pas besoin de savants, de Jean Baptiste Confinhal, n’est en fait pas une règle mais bien une exception à la règle : c’est bien à la Convention que l’on doit la fondation de l’Ecole Polytechnique, de l’Ecole Normale Supérieure, du Museum d’Histoire Naturelle du Jardin des Plantes, du Conservatoire National des Arts et Métiers, de l’Ecole des Langues Orientales et de nombreuses fermes expérimentales. L’astronome Bailly, les mathématiciens Laplace, Carnot et Monge, les chimistes Berthollet, Chaptal, Forcroy ont mis leur science au service de la Révolution. Donc, tâchons de garder la tête froide…
À l’entrée du tribunal, on pouvait lire ces vers de Racine, dont on ne sait s’il s’est retourné dans sa tombe en apprenant qu’on l’affichait dans l’antichambre de la veuve – un des nombreux sobriquets de la guillotine -:
Celui qui met un frein à la fureur des flots,
Sait aussi des méchans arrêter les complots.
13 05 1794
La Convention suspend le général Turreau de ses fonctions de général en chef de l’armée de l’Ouest. Il est remplacé par Vimeux qui substitue aux colonnes infernales la stratégie des camps retranchés isolant la Vendée.
8 06 1794
Robespierre a confié au peintre David le soin du déroulement de la Fête de l’Être suprême et de la nature : Le premier rôle avait été dévolu, comme il se devait, à Robespierre, élu quelques jours plus tôt président de la Convention. Il prononça, devant le pavillon central des Tuileries, une homélie enflammée à la gloire de la Divinité, avant de bouter le feu, d’un même élan, à une odieuse statue en étoupe figurant l’Athéisme, qui, consumée, révéla, merveilleuse astuce, une Sagesse incombustible. Alors les chœurs de l’Opéra entonnèrent un hymne au Père de l’Univers, suprême intelligence, composé pour la circonstance, avant que les 48 sections de Paris et la Convention elle-même, Robespierre en tête, ne se rendent en un majestueux cortège au Champ de Mars. On y avait dressé une symbolique montagne que les députés durent escalader tandis qu’éclatait à nouveau l’hymne de la fête. On regagna ensuite les Tuileries. Rude journée ; Robespierre y connut son apothéose qui allait mesurer la brutalité sanglante de sa chute, le 9 Thermidor [28 juillet].
Jean Huguet. Un cœur d’étoffe rouge. Robert Laffont 1985
Une fois la Révolution française en marche, à partir de 1789, on commença à mettre en œuvre les idées de Jean Jacques Rousseau. Le peintre David organisa des fêtes civiques. On entreprit un mouvement de déchristianisation. En France, le catholicisme fut remplacé non par l’humanisme, ni par le scepticisme, mais par le culte de la Raison. Toutes les églises de Paris lui furent consacrées. Cette cause eut bientôt ses martyrs. On dépeignait la Raison avec les attributs d’une choriste. Ce culte fut bientôt remplacé par un culte décadent fondé sur une simple croyance en la moralité et en la citoyenneté républicaine. Plus tard encore, Robespierre institua le culte de l’Être suprême, qui cherchait à donner un fondement métaphysique à la doctrine républicaine. Comme en témoignent ses décrets, Robespierre avait été élevé dans un collège catholique et croyait en l’immortalité de l’âme. Il institua quatre fêtes républicaines célébrant les principales journées révolutionnaires, chacune d’entre elles étant consacrée à une vertu civique. Cette religion fut inaugurée par Robespierre en personne, à la fête de l’Être suprême, en 1794. Cette cérémonie impressionna vivement l’assistance, mais scandalisa les fervents de la déchristianisation, les partisans d’un État séculier et les chrétiens eux-mêmes. Après la chute de Robespierre, on introduisit la liberté de culte. Le christianisme réapparut d’abord en privé, puis, avec Napoléon, comme religion d’État. Napoléon considérait la religion comme le vaccin de l’imagination : elle la préserve de toutes les croyances dangereuses et absurdes, disait-il. Selon lui, le peuple devait avoir une religion, et celle-ci devait être entre les mains du gouvernement.
En fait, il pensait à juste titre que le catholicisme occidental lui-même pouvait être mis au service du type d’État qu’il souhaitait édifier.
En attendant, Tocqueville observait que la croyance de bien des gens, pendant la Révolution française, s’était transformée en une sorte de religion qui, comme l’islam, avait inondé le monde entier d’apôtres, de militants et de martyrs. Bien que d’origine politique, la Révolution française, remarquait-il, se déroula à la manière d’une révolution religieuse, dont elle revêtit bien des aspects ; non seulement elle eut des répercussions au-delà du territoire français, mais, comme tout mouvement religieux, elle eut recours à la propagande et répandit un évangile. Jules Michelet, quant à lui, écrivait que si la Révolution n’avait pas adopté d’Église, c’est qu’elle constituait elle-même une Église. C’est avec une doctrine armée que nous sommes en guerre, écrivait plus tôt Burke, dont les mots furent repris par le dirigeant politique William Pitt.
La Révolution française passionnait tout le monde : Même les putains vous demandent ce que vous pensez de Robespierre, écrivait le Frère Pedro Estela de Paris en 1795. Mais le message révolutionnaire était tout aussi ambigu que celui de Rousseau. Des idées furent lancées à travers le monde, comme la thèse de l’abbé Siéyès selon laquelle le Tiers État était le seul représentant de la nation. Napoléon se rendait compte qu’il y avait là un certain vide ; tandis que la Grande Armée, en route pour Moscou, défilait devant ses yeux, il remarqua : Tout cela ne vaut pas des institutions. En une autre occasion, il observa que l’avenir dirait s’il eût mieux valu pour le repos du monde que ni lui ni Rousseau n’aient jamais existé.
L’aspect positif de la Révolution française fut l’introduction d’une législation rationnelle réglementant toute chose, des poids et mesures au mariage. Elle renversa les propriétaires fonciers qui, contrairement à leurs homologues anglais, n’auraient pas transformé leurs domaines en exploitations novatrices et rentables à cause de leur dépendance à l’égard de la couronne.
La Révolution française eut aussi une grave conséquence en Europe occidentale : là où ses idées furent propagées, elle détruisit la vie organique des peuples. Francisco Cambô, le grand conservateur catalan, expliqua très bien ce phénomène : Toutes les divisions organiques de la vie politique qui séparaient un groupe d’un autre et s’étaient constituées au fil des siècles nous furent arrachées par l’ouragan de la Révolution… il ne resta plus qu’un État omniprésent et des individus solitaires et sans ressources. Albert Sorel écrivait qu’en détruisant les petites souverainetés, en diminuant le nombre des frontières et en supprimant le féodalisme, la Révolution française, après une période d’anarchie, avait finalement renforcé la puissance de l’État. Il ajoutait que chaque peuple, à l’imitation du peuple français qui avait lancé dans le monde ces grandes idées, les conçut avec les notions accumulées dans les esprits. C’est ainsi que la Révolution substitua à l’Europe relativement cosmopolite du XVIII° siècle l’Europe si ardemment nationale, mais si profondément divisée du XIX°. Au XVI° et au XVII° siècle, les nations européennes s’étaient constituées pendant les guerres de religion ; en effet, comme l’expliqua George Lichtheim dans son essai Imperialism : La croyance religieuse définissait l’identité nationale. Quand l’État-nation se fut finalement imposé, on put se passer d’uniformité religieuse ; mais celle-ci fut vite remplacée par un nouveau venu : le patriotisme, l’affirmation d’une foi aveugle en son pays. Hobbes exprimait le même point de vue dans son Léviathan, publié en 1651. La Révolution française semblait enseigner que la démocratie pure instaurée dans l’Europe moderne conduirait d’abord à la démagogie, puis à la tyrannie, comme cela avait été le cas dans la Grèce ancienne. Pendant plus de cent ans, on perçut régulièrement la répétition des événements de 1789-1801 dans d’autres pays et même sur d’autres continents: on découvrit des Girondins en Espagne, ou un 18 Brumaire en Russie – parallèles historiques mille fois établis à des fins fallacieuses.
Hugh Thomas. Histoire inachevée du monde. Robert Laffont 1986
26 06 1794
L’armée du Nord s’ouvre le chemin de la Belgique par la victoire de Fleurus. L’Entreprenant, une montgolfière gonflée à l’hydrogène, a embarqué Jean-Marie Joseph Coutelle, son fabricant, physicien et le général Morlot, qui peut signaler, par des messages envoyés dans un petit sac de cuir au général Jourdan les mouvements de troupe, masqués au sol par la fumée des canons. Le sac glisse le long d’un des 2 câbles qui maintiennent la montgolfière. L’Entreprenant a déjà été essayé trois semaines plus tôt, au siège de Maubeuge où il a au moins fait très peur aux soldats autrichiens. Quand le général Jourdan le demande à Charleroi, la question du transport se pose, puisqu’il est exclu de le dégonfler, l’hydrogène étant un produit beaucoup trop difficile à obtenir pour se permettre cette opération ; à vol d’oiseau, il y a une cinquantaine de kilomètres : eh bien cela se fera à pied avec un homme dans la nacelle pour guider ceux qui le tirent au sol, de préférence de nuit pour ne pas être vu de l’ennemi ! D’autres ballons seront construits, le Vétéran, le Précurseur, le Svelte, le Télémaque, l’Hercule, l’Intrépide, qui opèreront jusqu’en 1796.
19 07 1794
La Révolution fait voyager… : Auguste Broussonet, botaniste de talent, a déjà connu la prison lorsque la Convention, un an plus tôt, a décrété la suppression des académies et de leurs dépendance, ce qui inclut les jardins botaniques. Libéré mais échaudé, il a rejoint son frère, médecin militaire dans les Pyrénées et met à profit une randonnée pour gagner l’Espagne par le cirque de Gavarnie et la brèche de Roland. Accueilli par ses collègues espagnols, il est considéré comme fuyard par la France qui met ses biens sous séquestre. Quand en 1795, la Convention reviendra sur ses âneries, il pourra rentrer en France, ce qu’il fera, mais, piqué par le virus de la bougeotte, il demandera que l’on crée pour lui un poste de vice-consul à Mogador – aujourd’hui Essaouira, à l’ouest de Marrakech, sur la côte – ce qu’acceptera Talleyrand. Mais en juillet 1798, la peste l’en chasse pour l’emmener aux Canaries où il devient commissaire des relations commerciales. Là, il apprend que la chaire de botanique de l’université de Montpellier va lui être proposée ; il accepte et, en 1803 il est donc nommé professeur et obtient à ce titre la direction du Jardin des Plantes où il achèvera la construction de l’Orangerie commencée par son prédécesseur Antoine Goüan.
25 07 1794
Exécution d’André Chénier.
Michelet estimera à 16 000 le nombre de guillotinés par la Terreur. On compte parmi eux le vicomte Alexandre de Beauharnais, premier mari de Joséphine, qui se retrouve donc officiellement veuve, quand elle était de fait déjà séparée. Mais ce chiffre ne tient pas compte des exécutions sommaires ni des décès en prison, ce qui doit à peu près le doubler. 89 % des condamnations à mort ont été prononcées dans les régions insurgées : Ouest, vallée du Rhône et départements frontières.
Les guillotinés passés par la Conciergerie sont au nombre de 2 780.
Le siècle nouveau, le XIX°, n’aime pas ses jeunes rejetons. Une génération ardente a pris naissance : pleine de feu et de hardiesse, elle se précipite, de tous les côtés à la fois, de la rose des vents et du sein ameubli des glèbes de l’Europe au-devant de l’aurore d’une neuve liberté. La fanfare de la Révolution a éveillé ces jeunes gens ; un divin printemps de l’esprit, une foi nouvelle embrase leurs âmes. L’impossible paraît soudain devenu facile à réaliser ; la puissance et la magnificence de la terre semblent être promises à tout audacieux, depuis qu’un homme de vingt-trois ans, depuis que Camille Desmoulins, d’un seul geste de hardiesse, a renversé la Bastille, depuis qu’un avocat d’Arras, svelte comme un enfant, depuis que Robespierre fait trembler les rois et les empereurs devant l’ouragan de ses décrets, depuis que le petit lieutenant venu de la Corse, Bonaparte, avec son épée, trace à sa fantaisie les frontières de l’Europe et saisit de ses mains d’aventurier la couronne la plus superbe de l’univers. Maintenant leur heure, l’heure de la jeunesse, est arrivée ; comme les premières feuilles d’une tendre verdure après les premières pluies du printemps, elle lève soudain, cette héroïque semence d’adolescents clairs et enthousiastes. Dans tous les pays ils se dressent en même temps, le regard tourné vers les étoiles et ils s’élancent sur le seuil du nouveau siècle, comme dans un royaume à eux de tout temps destiné. Le XVIII° siècle, à ce qu’ils sentent, a appartenu aux vieillards et aux philosophes, à Voltaire et à Rousseau, à Leibnitz et à Kant, à Haydn et à Wieland, aux placides et aux tolérants, aux grands esprits et aux savants : mais maintenant, c’est le règne de la jeunesse et de l’intrépidité, de la passion et de l’impatience. Elle les soulève de toute sa force, la vague qui, toujours, se gonfle davantage : jamais l’Europe, depuis les jours de la Renaissance, n’a vu un plus pur essor de l’esprit, une plus belle génération.
Mais le siècle nouveau n’aime pas son intrépide jeunesse ; il a peur de son exubérance ; il éprouve une horreur ombrageuse devant la vigueur extatique de sa surabondance. Et le fer de sa faux tranche impitoyablement la semence de son propre printemps. Par centaines de mille, les guerres napoléoniennes broient les plus courageux ; pendant quinze ans, le moulin meurtrier des antagonismes nationaux écrase les plus nobles, les plus hardis, les plus allègres d’entre toutes les nations, et la terre de France, d’Allemagne et d’Italie, jusqu’aux champs neigeux de la Russie et jusqu’aux déserts de l’Égypte, s’est engraissée et abreuvée de leur sang palpitant encore. Mais, comme si elle ne voulait pas seulement détruire la jeunesse, celle qui est capable de porter des armes, comme si elle voulait détruire l’esprit même de la jeunesse, cette fureur de suicide ne se borne pas à atteindre les guerriers, les soldats : même contre les rêveurs et les chantres, qui, encore à demi enfants, ont franchi le seuil du siècle, même contre les éphèbes de l’esprit, contre les poètes divins, contre les figures les plus sacrées, la Destruction lève sa hache. Jamais, dans un temps aussi court, n’a été sacrifiée une floraison aussi magnifique de poètes et d’artistes qu’au début de cette ère nouvelle, saluée, dans un hymne sonore, par Schiller, ignorant du destin qui allait bientôt le frapper lui-même. Jamais la fatalité n’a fait une cueillette plus funeste d’esprits purs et prématurément voués à l’immortalité. Jamais autant de sang divin n’a arrosé l’autel des dieux.
Divers est leur trépas, mais pour tous il est précoce ; tous il les atteint au moment le plus émouvant de leur élévation. Le premier, André Chénier, ce jeune Apollon en qui naissait à la France un nouvel hellénisme, est traîné à la guillotine par la dernière charrette de la Terreur : un jour de plus, un seul jour, la nuit du 8 au 9 Thermidor, et il eût été sauvé de l’échafaud et rendu à la pureté antique de son chant. Mais le destin ne veut pas l’épargner, ni lui ni les autres : dans son coléreux vouloir, il abat toujours, comme une Hydre, toute une génération. L’Angleterre a vu reparaître chez elle, après des siècles, un génie lyrique, un adolescent à l’élégiaque rêverie, John Keats, ce sublime annonciateur de l’univers : voici qu’à vingt-sept ans la fatalité ravit le dernier souffle à sa poitrine sonore. Un frère en esprit s’incline sur sa tombe, Shelley, cet enthousiaste plein de feu, que la nature a choisi comme un messager de ses plus beaux secrets : dans son émotion, il entonne en l’honneur de son frère spirituel le plus sublime chant funèbre qu’un poète ait jamais composé pour un autre, l’élégie d’Adonaï – mais quelques années seulement s’écoulent et une tempête stupide jette son propre cadavre sur le littoral tyrrhénien. Lord Byron, son ami, l’héritier chéri de Goethe, accourt et allume, comme Achille pour Patrocle, le bûcher du trépassé au bord de la mer méridionale : la dépouille mortelle de Shelley monte dans les flammes vers le ciel italien – mais lui-même, lord Byron, est consumé, peu d’années après, par la fièvre de Missolonghi. Dix ans seulement, et la plus noble floraison lyrique qui jamais ait été donnée à la France et à l’Angleterre est anéantie.
Mais pour la jeune génération de l’Allemagne, elle aussi, cette dure main n’est pas plus clémente : Novalis, lui dont le pieux mysticisme a pénétré jusqu’au suprême mystère de la nature, s’éteint trop tôt, s’épuisant goutte à goutte, comme la lumière d’une bougie dans une obscure cellule. Kleist se fracasse le crâne dans un accès de désespoir et Raimund le suit bientôt dans la cruauté d’un même trépas ; Georg Büchner est emporté à vingt-quatre ans par une fièvre nerveuse. Wilhelm Hauff, le conteur à l’imagination si brillante, ce génie non encore éclos, s’en va au cimetière à vingt-cinq ans, et Schubert, dans les chants de qui s’incarnait l’âme de tous ces chantres, expire avant le temps dans une suprême mélodie. La maladie, avec toutes ses armes et tous ses poisons, le suicide et l’assassinat l’exterminent tout entière, cette jeune génération : Leopardi, si noblement triste, se flétrit dans une sombre langueur ; Bellini, le poète de La Norma, meurt dans la magie de ce début, et Gridojedof, le plus clair esprit de la Russie naissante, est poignardé à Tiflis par un Persan. Alexandre Pouchkine, ce nouveau génie de la Russie, son aurore intellectuelle, rencontre par hasard dans le Caucase le char funèbre de l’assassiné. Mais il n’a pas longtemps à pleurer celui que la mort a si tôt ravi ; un couple d’années seulement, et la balle du trépas l’atteint dans un duel. Nul d’entre eux ne parvient à quarante ans, et rares sont ceux qui vont jusqu’à trente : c’est ainsi que le printemps lyrique le plus sonore que l’Europe ait jamais connu est anéanti en une nuit, et la troupe sacrée des jeunes gens qui, dans toutes les langues, ont chanté en même temps l’hymne de la nature et du monde surnaturel, est ainsi massacrée et taillée en pièces. Solitaire comme Merlin dans la forêt enchantée, sans faire attention au temps qui passe, déjà à demi oublié et déjà à demi entré dans la légende, Goethe – toute sagesse et toute vieillesse – est toujours debout à Weimar : ses lèvres antiques exhalent encore, une fois par hasard, quelque chant orphique. À la fois ancêtre et héritier de la nouvelle génération, à laquelle il survit comme par miracle, il conserve dans une urne d’airain le feu de la poésie.
Un seul, un seul de la troupe sacrée, le plus pur de tous, ne veut point quitter cette terre dépouillée de ses dieux, Hölderlin, mais le destin l’a traité de la façon la plus singulière. Encore sa lèvre est épanouie, encore son corps vieillissant marche à tâtons sur la terre allemande; encore ses regards plongent par la fenêtre leur couleur d’azur dans le cher paysage du Neckar ; encore il peut ouvrir les paupières de son pieux regard vers le Père Ether, vers le Ciel éternel; mais son esprit n’est plus lucide, il est noyé dans un rêve infini. Les dieux jaloux n’ont pas tué celui qui les épiait, comme Tirésias, ils se sont contentés d’aveugler son intelligence. Ils ne l’ont pas égorgé, comme Iphigénie, la victime sacrée, mais ils l’ont enveloppé d’un nuage et l’ont transporté dans le Pont-Euxin de l’esprit, dans l’obscurité cimmérienne du sentiment. Un voile s’est épaissi autour de ses paroles et de son âme : les sens troublés, assujetti à un céleste esclavage, il vit encore dans les ténèbres pendant des dizaines d’années, étranger au monde comme à lui-même, et seul le rythme, l’onde d’une sourde musique, fait sortir de sa bouche palpitante une poussière et un jaillissement de sons. Autour de lui fleurissent et se flétrissent ses chers printemps, il ne les compte plus. Autour de lui tombent et meurent les hommes, il ne le sait plus. Schiller et Goethe, Kant et Napoléon, les dieux de sa jeunesse, l’ont depuis longtemps précédé dans la tombe. De bruyants chemins de fer parcourent l’Allemagne de ses rêves ; des cités grandissent, des pays aussi, et rien de tout cela ne parvient jusqu’à son cœur ennuagé. Peu à peu ses cheveux commencent à grisonner ; il n’est plus qu’une ombre timide, que le fantôme de l’être charmant qu’il fut jadis, et il va à tâtons à travers les rues de Tubingue, raillé par les enfants, tourné en dérision par les étudiants, qui derrière ce masque tragique ne reconnaissent pas l’esprit qui s’est éteint ; et depuis longtemps aucun vivant ne pense plus à lui. Une fois, au milieu du nouveau siècle, Bettina – elle qui jadis l’a salué comme un dieu – entend dire qu’il mène encore sa vie serpentine dans la maison du brave menuisier, et elle est effrayée comme devant un envoyé de l’Hadès, tellement il est étranger au présent, tellement son nom semble appartenir à un cadavre, tellement est oubliée sa magnificence. Et le jour où il se couche et meurt en silence, ce départ muet ne soulève pas plus de bruit sur la terre allemande que le fait une frêle feuille d’automne en s’affaissant sur le sol. Des ouvriers le portent au cimetière dans un habit râpé ; les milliers de pages écrites par lui sont dispersées ou conservées négligemment et dorment pendant des années sous la poussière des bibliothèques. Personne ne les lit ; pour toute une génération, l’héroïque message de ce dernier fils de la troupe sacrée, le plus pur de tous, ne trouve aucune oreille pour le recueillir.
Comme une statue grecque dans le sein de la terre, l’image intellectuelle d’Hölderlin reste cachée pendant des années, des dizaines d’années, dans les décombres de l’oubli. Mais de même qu’enfin des soins pieux font surgir le torse du fond des ténèbres, une génération nouvelle sent avec un frisson sacré la pureté indestructible de cette figure marmoréenne d’adolescent. Dans l’harmonie de ses proportions, lui le dernier éphèbe de l’hellénisme grec, sa figure se dresse de nouveau vers le Ciel et aujourd’hui comme autrefois ses lèvres chantantes sont fleuries par l’exaltation. Tous les printemps qu’il a annoncés semblent comme éternisés dans sa seule apparition : et, avec le front radieux de ceux que couronne la gloire, il sort de l’obscurité, comme d’une mystérieuse patrie, pour illuminer notre époque.
Stefan Zweig. Le combat avec le démon. Belfond
28 07 1794 [9 Thermidor]
Exécution de Maximilien de Robespierre. Il prévoyait sans doute une nouvelle purge du gouvernement révolutionnaire, mais n’avait pas prévu que les députés, bien conscients du pouvoir de son verbe, l’empêcheraient de parler. Il en resta bouche bée, sidéré !
On raconte qu’une femme, ignorant tout de la timidité, mais restée tout de même anonyme, s’approcha de la charrette et l’invectiva furieusement : Monstre abominable, je n’ai qu’un regret, c’est que tu n’ayes pas mille vies, pour jouir du plaisir de te les voir toutes arrachées les unes après les autres. Va, scélérat, descends au tombeau avec l’exécration de toutes les épouses et de toutes les mères de famille.
J.M. Jondot se fendit d’une épitaphe lapidaire :
Passant, ne pleure point mon sort ;
Si je vivais, tu serais mort.
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Robespierre était petit de taille; ses membres étaient grêles et anguleux, sa marche saccadée […] sa voix un peu aigre cherchait des inflexions oratoires et ne trouvait que la fatigue et la monotonie ; son front était asse beau, mais petit, bombé au-dessus des tempes, comme si la masse et le mouvement de ses pensées embarrassées l’avaient élargi à force d’efforts ; ses yeux, très voilés par les paupières et très aigus aux extrémités, s’enfonçaient profondément dans les cavités de leurs orbites ; ils lançaient un éclair bleuâtre assez doux […] son nez, droit et petit, était fortement tiré par des narines relevées et trop ouvertes ; sa bouche était grande, ses lèvres minces et contractées désagréablement aux deux coins, son menton court et pointu, son teint d’un jaune livide […] L’expression habituelle de ce visage était une sérénité superficielle sur un fond grave et un sourire indécis, entre la sarcasme et la grâce. […] Par une puissance d’abstraction qui n’appartient qu’aux convictions absolues, il s’était, pour ainsi dire, séparé de lui-même pour se confondre avec le peuple.
Alphonse de Lamartine. Histoire des Girondins 1847
Robespierre est un député d’un air commun, d’une figure grise et inanimée, régulièrement coiffé, proprement habillé comme le régisseur d’une bonne maison ou comme un notaire de village soigneux de sa personne.
Chateaubriand. Mémoires d’outre-tombe.
Il croit tout ce qu’il dit. Mirabeau. Bien plus tard, des anglais diront la même chose de Margaret Thatcher, en prenant soin d’ajouter : c’est effrayant…
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Robespierre était fait, non pour gouverner, mais pour se retirer sur l’Aventin, et, de là, morigéner éternellement la République de chair et d’os au nom de son insaisissable corps glorieux, dont il se constituait le seul interprète. Sa forteresse était, non à la Convention, mais aux Jacobins, d’où – toujours un orage dans le sourcil – il exerçait sans contrainte, à heure fixe, la magistrature du soupçon. Diriger de l’extérieur par la seule parole était son vœu intime et sa pente naturelle ; sa confiance dans le discours – ou plutôt dans la monition – restait au matin même du 9 thermidor (où il avait tous les leviers du pouvoir en mains et ne se servit d’aucun) presque fabuleuse. Quand il s’aperçut qu’il avait à la fin à peu près phagocyté et robespierrisé l’État, il semble avoir été pris de panique : plus personne à qui faire la leçon ! dans les derniers mois, sous ses auspices, la République-Sphinx dévorait l’un après l’autre, en série, ses aspirants solutionnistes aux abois : il ne se soutenait plus qu’en surfant, acrobatiquement, sur la série de déferlantes des complots à tout va. Et il est sûr qu’à la fin tout le monde en était venu à trembler devant quelqu’un qui avait, successivement et pontificalement, suspecté tous et chacun.
Julien Gracq
Robespierre a su joindre,- mieux même : faire fusionner – la langue des principes et celle de l’émotion. Les attitudes de raideur composée de l’Incorruptible n’empêchaient nullement le feu du verbe, tantôt inquiet, tantôt électrisé, parfois laconique parfois rhétorique, mais toujours rigoureusement placé à l’intersection de la raison et du sensible. Robespierre a eu cette ambition folle d’incarner un gouvernement des émotions des hommes et, tout à la fois, des hommes par les émotions. C’est ce sens que prend in fine son identification avec la Terreur : en l’instaurant par le verbe, Robespierre effraye, tranche entre les vertueux et les autres, galvanise, mobilise, joue sur la corde du sensible, s’appropriant la fonction émotionnelle du gouvernement des hommes. Sa loi est une émotion en politique, manière de reprendre et de canaliser la revendication de Terreur formulée par les délégations populaires du printemps à l’automne 1793. Voilà le rêve robespierriste par excellence : dire, quasi poétiquement, l’égalité des émotions propre à toutes les réconciliations. Voici sa lumière fossile éclairant notre contemporain.
Antoine de Baecque. Le Monde du 14 novembre 2014
La folie de la Révolution fut de vouloir instituer la vertu sur Terre. Quand on veut rendre les hommes bons et sages, libres, modérés, généreux, on est amené fatalement à vouloir les tuer tous.
Anatole France
Des désordres particuliers, des calamités affreuses et illégales ne constituent pas la Terreur. Elle n’existe que lorsque le crime est le système de gouvernement et non lorsqu’il en est l’ennemi.
Benjamin Constant
Mais si on a le souci d’une analyse plus proche des faits, le jugement devient moins dur : Les conservateurs ont crée une image indélébile de la Terreur, dictature et déchaînement de folie sanguinaire bien que, au vrai, à l’échelle du XX° siècle ou comparées à certaines répressions de la révolution sociale par les conservateurs, telles que les massacres de Paris après la Commune de 1871 (20 000 fusillés en une semaine), les exécutions massives de la Terreur soient relativement modérées : 17 000 exécutions en 14 mois (…) Pour le Français moyen qui a vécu derrière le rideau de la Terreur, celle-ci n’était ni pathologique, ni apocalyptique, mais d’abord et avant tout la seule façon efficace de protéger son pays. C’est ce que fit la République des Jacobins et son œuvre fut surhumaine. En juin 1793, 60 des 80 départements français étaient révoltés contre Paris ; les armées des princes germaniques envahissaient la France par le Nord et par l’est, celles des Britanniques attaquaient par le sud et par l’ouest : le pays était sans appui et ruiné. Quatorze mois plus tard, la France entière était fermement contrôlée ; les envahisseurs avaient été expulsés ; les armées françaises à leur tour occupaient la Belgique ; bientôt allait commencer cette longue période de vingt années qui fut pour elles un triomphe militaire facile et presque ininterrompu. Dès mars 1794 une armée dont les effectifs s’étaient multipliés par trois était sur pied et elle coûtait moitié moins que celle de mars 1793. La valeur de la monnaie française était relativement stable, en contraste marqué avec la situation passée aussi bien que future (…) Pour la majorité de la Convention nationale, le choix était simple : ou bien la Terreur avec tous les inconvénients qu’elle avait pour la classe moyenne, ou bien l’anéantissement de la révolution, la désintégration de l’État national, et probablement – n’y avait-il point l’exemple de la Pologne ? – la disparition du pays.
Eric J. Hobsbawm. L’Ère des révolutions.
Il y a deux moyens sûrs de ne rien comprendre à la Révolution française, c’est de la maudire ou de la célébrer. Ceux qui la maudissent sont condamnés à rester insensibles à la naissance tumultueuse de la démocratie. Ils seraient pourtant bien en peine de proposer à nos sociétés d’autres principes fondateurs que la liberté et l’égalité. Ceux qui la célèbrent sont incapables d’expliquer ni même d’apercevoir ses tragédies, sauf à les couvrir de l’excuse débile des circonstances. Ils restent aveugles à l’ambiguïté constitutive de l’événement, qui comporte à la fois des droits de l’homme et la Terreur, la liberté et le despotisme.
François Furet. La Révolution française. Gallimard « Quarto », 2007
Il y a deux catégories de Français qui ne comprendront jamais rien à l’Histoire de France, ceux qui refusent de vibrer au sacre de Reims, ceux qui lisent sans émotion le récit de la Fête de la Fédération.
Marc Bloch
Une des choses que l’on doit remarquer en France, c’est l’extrême facilité avec laquelle elle s’est toujours remise de ses pertes, de ses maladies, de ses dépopulations, et avec quelle ressource elle a toujours soutenu ou même surmonté les vices intérieurs de ses divers gouvernements. Peut-être en doit-elle la cause à cette diversité même, qui a fait que nul mal n’a jamais pu prendre assez de racine pour lui ôter entièrement le fruit de ses avantages naturels.
Montesquieu
L’étoile de Bonaparte ne brille pas encore, quand la gloire a déjà souri à Moreau, Hoche, Jourdan, Marceau, Pichegru ; il doit en partie la reconnaissance de sa compétence à Augustin de Robespierre, venu inspecter les forces françaises à Toulon ; c’est le frère de Maximilien… et cela n’est pas loin de lui porter la poisse. Il va refuser un commandement en Vendée, ne voulant pas combattre des Français, ce qui lui vaut d’être rayé des cadres de l’artillerie et de se retrouver demi-solde. Mais c’est au puissant Barras qu’il devra l’éclat de son étoile, quand il le nommera à la tête des armées d’Italie… Barras, dont Talleyrand disait qu’il parfumerait même du fumier.
5 08 1794
Bien taillé, mon fils, maintenant il faut coudre, disait Catherine de Médicis à son fils Henri III au lendemain de l’assassinat du duc de Guise à la veille de Noël 1588, et c’est à peu près ce que dit encore Jacques Reverchon missionné pour redonner figure humaine à Lyon : On avait mis tout en usage pour avilir le peuple… nous allons nous occuper de faire arriver des denrées de première nécessité, d’ouvrir la barrière aux arts et au commerce et de faire succéder aux vexations de la tyrannie l’exécution des lois révolutionnaires, d’assurer le triomphe de l’Égalité et de la Liberté…
7 08 1794
Accusé de Robespierrisme, Bonaparte est arrêté et mis en prison au fort Carré l’Antibes, où il fêtera ses 25 ans huit jours plus tard. Le 20 aout, l’enquête ne révélera rien contre Bonaparte, et Saliceti, élu à la Convention, qui avait menti pour l’accuser devra prendre un arrêté de remise en liberté. Bonaparte reprendra ses fonctions dans l’armée d’Italie, et contribuera, le 21 septembre, à la victoire du combat de Dego. À l’issue, l’armée autrichienne se retirera, et ne présentera plus de danger pour le port de Savone.
31 08 1794
Explosion de la poudrerie de Grenelle, dans le quartier Vaugirard. C’est la Convention qui avait décidé de faire du château de Grenelle une poudrerie ; dans le Paris d’aujourd’hui, elle se situerait dans le XV° arrondissement, entre la place Dupleix et la rue Desaix. Six mois plus tôt, c’est Jean-Antoine Chaptal qui en avait pris la direction, faisant passer la production de salpêtre de 8 000 à 35 000 livres. Les stocks étaient ce jour-là au minimum, mais on ne sait s’ils se montaient à 30.2 t ou à 150 t : – les sources sont en désaccord là-dessus-. À 7 h 15’, le tout explose : le quartier est ravagé, des arbres sectionnés on comptera plus de mille morts, sans pouvoir connaître l’origine de l’accident : erreur de manipulation ou crime délibéré ?
L’explosion s’est manifestée d’abord par un grand coup, puis par plusieurs autres très éclatants et l’on a ressenti comme un tremblement de terre qui a balancé les maisons. À l’instant les fenêtres s’ouvrirent : les hommes et les femmes, pâles d’effroi, se demandaient d’où venait le bruit. Une colonne immense de fumée qui s’élevait du côté du couchant avec une terrible majesté donna bientôt le signal d’un malheur extraordinaire.
Jean-Baptiste Treilhard
Dans le moment même où de grandes victoires assurent la liberté publique, un événement affreux vient de porter l’alarme et l’effroi au milieu des citoyens. La poudrerie de Grenelle a fait explosion ; heureusement il ne se trouvait que le produit de la fabrication journalière. La Convention nationale est déjà à son poste ; déjà les mesures nécessaires pour remédier à son malheur, sont prises. La force armée est sur pied ; les pompiers sont en activité ; les asiles sont ouverts aux blessés ; les mesures pour leur transport sont assurées ; les Officiers de santé sont requis ; la Convention nationale a décrété que toutes les pertes seront supportées par la République. […] Enfin, tous les établissements publics sont en sûreté, et de fortes patrouilles comprimeront les malveillants. Que chacun concoure de tout son pouvoir à établir l’ordre ; que les citoyennes restent dans leurs familles ; et vous, bons citoyens, ne courez point en foule dans un même lieu : cette affluence nuirait plutôt qu’elle ne serait utile. La Convention nationale vous invite à vous tenir tranquilles et prêts, autour de vos sections respectives, pour vous porter, au premier signal, partout où les Autorités constituées vous appelleront, au nom de la Patrie.
Proclamation de la Convention Nationale.
Deux postes militaires, de vingt-cinq hommes chacun, ont disparu en entier. Soixante chevaux employés aux manèges ont été brûlés. […] ce dont je n’ai jamais pu me rendre raison, c’est la disparition de tous les hommes et animaux qui ont péri sans laisser aucune trace. […] En parcourant toute l’enceinte, une heure après l’explosion, je n’ai aperçu que deux ou trois cuisses ou bras humains, et pas un vestige de cheval. Un autre phénomène qui m’a beaucoup frappé, c’est que, parmi les hommes qui en ont échappé, une centaine sont restés sourds et aveugles pendant trois ou quatre mois
A. de Chaptal. Mes souvenirs
On a recueilli sur l’événement de Grenelle divers propos, sur lesquels on établit des conjectures. Berthout, officier de paix, rapporte qu’un ouvrier lui avait dit que, depuis quelques jours, on craignait dans l’atelier de Grenelle pour quelque événement, qu’on voyait les chefs se rassembler et se parler bas, que le jour de l’événement les chefs ne s’y sont pas trouvés, que l’appel a été fait plus tard qu’à l’ordinaire par un ancien, que des ouvriers avaient fait passer leur carte à d’autres qui n’étaient point inscrits, que les cabarets du Gros-Caillou étaient pleins, que les canonniers de garde avaient reçu depuis quelque temps l’ordre de laisser entrer des étrangers qui ne paraissaient pas évidemment suspects.
Rapports de police des 15 et 16 Fructidor
08 1794
Lazare Hoche prend le commandement de l’armée de Brest et de Cherbourg. Début 1795, il obtiendra le commandement des armées de l’Ouest, puis des armées de l’Océan. Il va réduire la chouannerie, qui est une guérilla menée par des bandes, hors de la Vendée dont le soulèvement est populaire. Les chouans, des contrebandiers du sel à l’origine, tiennent leur nom du cri qu’ils poussaient, imitant le bruit de la hulotte, pour prévenir de la présence des gabelous, en charge de l’application de la loi sur le sel.
24 09 1794
Création de l’École Centrale des Travaux Publics, qui deviendra l’École Polytechnique l’année suivante, par Claude Berthollet, de Talloires et Gaspard Monge, fils de colporteur de St Jeoire en Faucigny.
10 10 1794
Création du Conservatoire National des Arts et Métiers.
23 10 1794
Les Français tiennent presque toute la rive gauche du Rhin. Dolomieu publie Études sur la géologie des Alpes.
4 12 1794
Création de trois Écoles de Santé, à Paris, Montpellier et Strasbourg, qui deviendront rapidement Écoles de Médecine, puis Facultés.
1794
Nicolas Conté met au point le crayon de poudre de graphite additionnée d’argile, le tout broyé au cylindre et aggloméré au four, qui vient remplacer le crayon en plombagine, importé d’Angleterre jusqu’à ce que le blocus mette la France dans l’obligation d’innover. La plombagine, un graphite naturel, a elle-même remplacé le schiste argileux à grain serré façonné en bâtonnet que l’on nommait pierre noire ou pierre d’Italie.
Les hivers 1793 et 1794 ont été rudes : on compte un million de morts, pour une population de vingt millions d’habitants.
Parlant de la politique étrangère de la France, le Comité de Salut Public déclare : Depuis Henri IV jusqu’à 1756, les Bourbons n’ont pas commis une faute majeure. 1756, c’est le renversement des alliances, opéré par Louis XV, faisant une alliée de l’ennemi de toujours : l’Autriche, et de la Prusse le nouveau danger.
Le sentiment du Comité de Salut Public est bien partagé : La rupture de l’alliance est aussi nécessaire que la prise de la Bastille.
Un membre du Comité diplomatique, 1792
Pour être libres, il faut détruire la maison d’Autriche.
Custine
L’Alliance de 1756 est incompatible avec la constitution française.
Brissot
J’ai rempli mon devoir en rompant le traité de Vienne, source de tous nos maux.
Dumouriez
L’avenir, qui nous réservait les guerres de 1870, 1914/1918, 1939/1945, toutes venues d’Allemagne, ne permet pas de faire de ces révolutionnaires de grands visionnaires.
Catherine II, impératrice de Russie, fonde Odessa ; jusqu’alors simple comptoir sur la Mer Noire, à la veille de la première guerre mondiale, la ville comptera près de 700 000 habitants, troisième ville de Russie après Moscou et Saint Pétersbourg.
De toutes les ville de l’Italie, de Gênes et de Venise, de Palerme et d’Ancône, de Trieste et de Brindisi, les théories d’aventuriers aux yeux sombres convergent vers Odessa : marchands, constructeurs de vaisseaux, architectes, contrebandiers du meilleur choix. Ils peuplent la nouvelle capitale et lui donnent leur langue, leur musique enivrante, leur grand style en architecture. Ils posent les bases de sa future richesse. Au même moment, des Grecs affluent, eux aussi, boutiquiers, marins, et bien sur experts en commerces illicites. Ils mettent le nouveau port en relation avec tous les coins et recoins de la côte anatolienne avec les îles Égéennes, avec Smyrne et les autres ports naguère grecs, puis romains, puis byzantins. Viennent ensuite les Juifs, par mille chemins invisibles tracés à travers les steppes… Odessa a ainsi été crée par les descendants des trois tribus qui ont autrefois crée l’humanité, les Grecs, les Romains et Israël. Ensuite, ce sont des Ukrainiens, qui donnent leurs magnifiques marins, leurs maçons. Les Russes, eux, règnent. Mais j’oublie le sel de la terre, les piliers de la patrie, les vrais créateurs, (ou créatrices) d’Odessa et du reste de la Russie du Sud : vous m’aurez compris, je parles des putes, des femmes de mauvaise vie et de grand cœur, de cette chair à plaisir et à délire, ressource des vertueux, destin des débauchés. Odessa est la Grande Prostituée, moderne avant que la modernité n’existe, l’une des premières villes sur la terre où le plaisir a cessé d’être un péché. Sous le soleil qui rigole, au milieu des parfums de la mer, des senteurs pures des acacias et de l’odeur infâme de l’ail, voici ma ville natale, fille véritable et légitime de la Société des Nations- même si elle est née longtemps avant sa mère.
Vladimir Jabotinsky
20 01 1795
Ouverture de l’École Normale, où sont appelés de toutes les parties de la République des citoyens déjà instruits dans les sciences utiles pour apprendre, sous les professeurs les plus habiles dans tous les genres, l’art d’enseigner. On compte 1 250 élèves.
La source des lumières, si pure, si abondante puisqu’elle partira des premiers hommes de la République en tout genre, s’épanchera de réservoir en réservoir, d’espace en espace dans toute la France sans rien perdre de la pureté de son cours : on aboutira ainsi à la recréation de l’entendement humain chez un peuple qui va devenir l’exemple et le modèle du monde.
Mazette ! Mais il y aura des loupés dans le recrutement : certaines communes avaient demandé des candidats sachant bien lire et passablement écrire ! Et encore des loupés dans l’orientation pédagogique des cours, trop spécialisés… Les anciens prêtres et religieux représentaient 30 % des effectifs ! Pour des adorateurs de l’Être suprême, ça fait désordre ! L’école fermera quatre mois plus tard et ne sera rétablie qu’en 1810 par Napoléon avec l’intitulé de Pensionnat Normal et, après à nouveau une fermeture de 1822 à 1826, ne deviendra École Normale Supérieure qu’en 1845.
23 01 1795
Le général Pichegru, en s’emparant d’Amsterdam l’avant-veille, a appris qu’une flotte de 15 vaisseaux de ligne est prisonnière des glaces au Helder, à 80 km au nord. Il envoie le général de brigade Jean Guillaume de Winter, un hollandais qui servait la France depuis 1787 et qui avait reçu une formation navale, à la tête d’un détachement du 8° régiment de hussards ; chaque cavalier emporte en croupe un fantassin du 15° régiment d’infanterie légère. Les sabots des chevaux ont été munis de silencieux et les canons des navires hollandais pris dans la glace avec une certaine gîte, tirent bien au-dessus des assaillants qui prennent à l’abordage 15 navires, dont 11 gréés et armés, soit 850 canons. Il parait que Surcouf en apprenant l’affaire, fêta très joyeusement l’exploit avec tout son équipage.
17 02 1795
Hoche et Charette signent le traité de la Jaunaye qui met officiellement fin à la guerre de Vendée. La paix ne va pas durer bien longtemps : Charette reprendra les armes le 25 juin.
24 02 1795
Lakanal instaure les Écoles centrales – établissements d’enseignement secondaire -, dans tous les chefs lieu de département. Bonaparte les nommera lycée le 1°mai 1802.
8 06 1795
Un enfant de dix ans meurt d’une péritonite tuberculeuse, à la prison du Temple. Le mystère qui plane sur son identité donnera du grain à moudre à tous les Historia et autres revues spécialisées pendant des siècles…
Profitant d’un moment d’inattention de ses collègues, le docteur Philippe Jean Pelletan, prélève le cœur pour le mettre dans un flacon d’alcool éthylique qu’il dissimule dans sa bibliothèque, où il le retrouve dix ans plus tard, alcool évaporé, cœur nécrosé ; après avoir tenté de le remettre à la famille royale qui le refuse, faute de preuves, il finit à l’archevêché de Paris. Le 29 juillet 1830, l’archevêché est pillé, et il est l’enjeu d’une bagarre entre un ouvrier imprimeur et un émeutier : le vase de cristal qui le contenait se brise… six jours plus tard, l’ouvrier revient sur les lieux et retrouve le cœur … dans un tas de sable…. Récupéré par Philippe Gabriel Pelletan, le fils du docteur, il passe aux mains de Prosper Deschamps , architecte, puis, en 1895, dans les mains d’un représentant du duc de Madrid. Un détour par Venise avant d’arriver à la chapelle du château de Frohsdorf, près de Vienne. Lors de la 2° guerre mondiale, la princesse Massimo l’emporte en Italie ; ses filles le remettront en 1975 au mémorial de France à Saint Denis, où il se trouve désormais, dans la chapelle des Bourbons…. Il en faudrait plus à l’ADN pour devenir muet et, en avril 2000, les analyses génétiques, prouveront qu’il s’agit bien de celui du Dauphin Louis-Charles, fils de Louis XVI et de Marie Antoinette, des cheveux de cette dernière ayant permis la comparaison.
18 06 1795
Des patriotes emmenés par deux commissaires de la Sûreté générale de Dreux s’introduisent dans la chapelle sépulcrale du château d’Anet, fracturent le cercueil de Diane de Poitiers, s’emparent de son cadavre et de celui de deux petits à ses cotés – deux de ses petits enfants morts en bas âge – et les jettent sur une charrette pour basculer le tout dans la fosse commune, non sans s’être emparé de son scalp roux pour le brandir tel un trophée. Pour expliquer sa mort, des chercheurs anglais de l’AP-HP (British Medical Journal) avanceront, fin 2009 la thèse d’un long empoisonnement aux sels d’or qu’elle aurait ingéré régulièrement comme cure de jouvence.
8 07 1795
Des garde champêtres sont nommés dans toutes les communes rurales.
20 07 1795
Hoche défait les émigrés venus sur des bateaux anglais et débarqués dans la presqu’île de Quiberon le 27 juin. Sur ordre de la Convention, 748 d’entre eux seront fusillés à Auray, à partir du 28 juillet.
9 08 1795
En représailles à ces fusillades, Charette fait exécuter 300 prisonniers républicains à Belleville, nord-ouest des Sables d’Olonne.
5 10 1795
Le comte d’Artois débarque sur l’île d’Yeu. Il en repartira le 18 novembre, renonçant à débarquer en Vendée où Charette l’aura vainement attendu. Les royalistes font marcher sur la Convention les sections de la Garde nationale qui leurs sont favorables. Pour la première fois, Murat, chef d’escadron de 28 ans, croise la route de Bonaparte, général de brigade de 26 ans qui lui demande de ramener 40 canons des Tuileries ; il s’exécute et les canons de Murat et ceux de Barras vont écraser les royalistes près de l’église St Roch. Les deux hommes n’ont pas fini de se voir.
25 10 1795
Avec la loi Pierre Daunou, la révolution n’oublie pas les Jeux Olympiques.
Premières tentatives, pionnières de restauration des Jeux. Parmi celles-ci, les Jeux de la fondation de la République, qui se sont tenus de 1796 à 1798 à Paris, constituent une expérience originale. Rassemblant plusieurs centaines de milliers de spectateurs, ils représentent une étape négligée de l’histoire de l’olympisme.
La référence à l’Antiquité, bien avant Coubertin, avait déjà caractérisé la France des Lumières. Parallèlement à la diffusion d’idées nouvelles à propos du corps portées par Jean-Jacques Rousseau (Emile ou De l’éducation, 1762) ou par Condorcet, les exercices physiques et les fêtes antiques ont été régulièrement évoqués pour leurs vertus. Daunou, dans son Rapport sur l’instruction publique du 25 octobre 1795, propose de grandes manifestations combinant musique, danse, course et lutte, à l’image de ces brillantes solennités qu’offrait jadis aux communes rassemblées de la Grèce le ravissant spectacle de tous les plaisirs, de tous les talents et de toutes les gloires.
Un pas de plus est franchi vers la renaissance des Jeux olympiques à l’occasion de l’abandon du calendrier de l’Ancien Régime qui accompagne la fondation de la première République française en 1792. Le député Gilbert Romme présente à la Convention nationale un rapport sur l’ère de la République dans lequel il ne propose rien de moins qu’une olympiade française. L’année 1796 va concrétiser cette ambition.
En 1796, sur l’actuel Champ-de-Mars, des courses à pied et à cheval sont proposées aux spectateurs. Les premiers héros de ces olympiades républicaines reçoivent des prix en nature tels que sabre ou pistolet, et sont célébrés en grande pompe. Héritage de l’Antiquité, ils sont promenés sur un char de forme antique, tiré par quatre chevaux. En faisant des jeux antiques le symbole d’une nation rassemblée ouvrant une nouvelle ère, celle des droits de l’homme, les organisateurs s’efforcent d’associer exploits physiques, dimension festive, prestige national et gloire de la nation.
Dans un contexte d’hommage à l’Antiquité et de célébration de la République, ces fêtes sportives organisées entre 1796 et 1798 constituent une étape importante du processus de rénovation des Jeux olympiques qui trouvera in fine sa concrétisation lors du Congrès de la Sorbonne de 1894. Epreuves athlétiques, essais de chronométrage, espace spécifique, dimension festive, célébration des vainqueurs, etc. posent, avec près d’un siècle d’avance, les bases des olympiades à venir, auxquelles restera attaché le nom de Pierre de Coubertin.
Même si ce renouveau olympique va très vite être interrompu du fait des guerres et des changements de régimes qui caractérisent le début du XIX° siècle, ces fêtes, nourries des doctrines philosophiques des Lumières, donnent aux activités sportives un rôle inattendu au sein du vaste projet de réconciliation et d’éducation des premiers républicains.
Jean-Yves Guillain, historien du sport
28 11 1795
Le traitement des fonctionnaires est multiplié par 30.
26 12 1795
Marie-Thérèse, 17 ans, fille ainée de Louis XVI et de Marie-Antoinette, est libérée de sa prison du Temple pour être conduite près de Bâle pour y être échangée contre des prisonniers français de l’Autriche ; elle va vivre à Vienne jusqu’à retrouver son oncle, le futur Louis XVII à Mittau. C’est le seul homme de la famille, dira d’elle Napoléon.
12 1795
Bonaparte vient de passer sa première nuit d’amour avec Marie-Josèphe Rose Tascher de la Pagerie, veuve Beauharnais, comptant parmi ses nombreux amants Barras… Trop compliqué ce nom, pour un amoureux de la simplicité : il la rebaptisera Joséphine. Depuis la mort de Robespierre, elle avait été de toutes les fêtes qui marquèrent le Directoire, collectionnant les aventures. Napoléon ne sera pas sa dernière. Elle ne l’aimait pas, mais l’estimait ; pour lui c’était tout le contraire… rarement couple aura été plus mal assorti. Je me réveille plein de toi. Ton portrait et le souvenir de l’enivrante soirée d’hier n’ont point laissé de repos à mes sens. Douce et incomparable Joséphine, quel effet bizarre faites-vous sur mon cœur !
1795
Les loups arrivent dans la banlieue de Paris. Nicolas Appert, confiseur et grossiste en épices à Paris, découvre le principe de la stérilisation et réalise ses premières conserves de viandes, de fruits et de légumes… Les paysans vont pouvoir commercialiser tout ce qu’ils ne peuvent pas écouler sur le marché des produits frais. Les consommateurs vont peu à peu s’affranchir des contraintes saisonnières. D’où la formation de grands marchés à l’échelle nationale ou même internationale.
Dans un premier temps, les gourmets apprécient… il va voir du coté de la marine, où les équipages souffrent de problèmes chroniques de malnutrition… les états majors se montrent enthousiastes, mais les décideurs font la fine bouche devant le prix trop élevé… et la fragilité de l’emballage… en verre au début – la boite en fer blanc n’arrivera qu’en 1815 -. Les organismes de tutelle de l’industrie lui fournissent une garantie et une subvention en 1809… mais il refuse délibérément de déposer un brevet. En 1810 est publié L’art de conserver pendant plusieurs années toutes les substances animales et végétales, où tout le procédé est minutieusement décrit : l’ouvrage rencontre un grand succès, est traduit en anglais, allemand, suédois… mais la conserve elle-même va rester une curiosité et Nicolas Appert mourra dans la plus grand dénuement en 1841. Le succès ne viendra qu’à partir de la seconde moitié du XIX° siècle : en France, ce seront les sardines, en Allemagne, l’asperge et le petit pois, en Italie la tomate, en Suisse et en Angleterre, le lait, aux États Unis, le corned beef.
Pendant des siècles, la conservation des aliments s’était faite par séchage, salaison ou, dans les Andes et chez les Esquimaux, par congélation. En 1807, un scientifique anglais, Plowden, fit breveter une méthode pour conserver la viande en l’enveloppant d’une couche protectrice de sauce. Un peu plus tôt, on avait imaginé un moyen de déshydrater la soupe destinée aux bateaux. Puis vint l’élaboration de la mise en boite, dont le pionnier fut le savant français François Appert. Vers 1810, il mit au point une méthode de mise en bouteille des fruits et légumes, en soumettant la bouteille à la chaleur. Ce procédé fut d’abord utilisé par la marine de guerre française, sous Napoléon, pour tout un éventail de denrées. En 1812, en Angleterre, Brain Donkin, un ingénieur du Northumberland travaillant à l’usine sidérurgique de Dartford, pensa à appliquer la méthode d’Appert à des récipients métalliques. De cette date à 1820 environ, cette idée s’imposa dans les magasins destinés aux marins et aux explorateurs. Une boite de conserve fermée en 1818 ne fut pas ouverte avant 1938 [SIC, car il pourrait bien s’agir d’une faute de frappe et ce serait plutôt 1838] ; le rôti de veau et les légumes qu’elle contenait étaient encore bons, à part un morceau abîmé par la corrosion partielle de la boite [corrosion qui n’aurait sans doute pas été partielle, mais totale, 120 après la date de fabrication. Aujourd’hui, avec des variantes selon la denrée, une boite de conserve est donnée pour 3 ans]
Hugh Thomas. Histoire inachevée du monde Robert Laffont 1986
http://www.culture.gouv.fr/culture/actualites/celebrations/appert.htm
Meyer Werft commence à fabriquer des navires sur le site historique de Papenburg, une petite ville de Basse-Saxe, sur le fleuve Ems. En 2014, c’est toujours la même famille qui sera aux commandes d’une entreprise devenue l’un des quatre premiers constructeurs de paquebots au monde, avec un site historique qui n’a pas changé. Nième démembrement de la Pologne, au profit de la Prusse qui prend Varsovie, de l’Autriche qui prend Cracovie et de la Russie qui prend tout l’est du pays. Les Anglais enlèvent Malacca aux Hollandais. Ils prendront Amboine l’année suivante. L’Anglais Mungo Park, envoyé par l’Association Africaine de Londres créée en 1788, part dans le sud Sahara : il doit chercher à savoir si le fleuve Niger est un affluent du Nil. Séjournant dans un premier temps longuement à Ségou, remontant à Bamako : il rapportera des tracés du cours de la Gambie, du Sénégal et de l’orientation du Niger. Fait prisonnier des Arabes, il parvient à s’échapper et peut rentrer en Angleterre.
La tradition arabe d’Afrique du Nord désigne ces arabes bandits de grand chemin du nom de Béni Kelboun, terme que reprendront les Algériens après l’indépendance en 1962 pour désigner les opportunistes sans scrupules qui institueront l’encanaillement en dogme : Génétiquement néfastes, les Béni Kelboun disposent de leur propre trinité : ils mentent par nature, trichent par principe et nuisent par vocation.
Yasmina Khadra. Qu’attendent les singes Julliard 2014
Cette Afrique est, géologiquement, la plus vieille. Entouré d’une étroite plaine côtière récente se dresse un socle pré-cambrien, émergeant en larges plaques d’une couverture d’alluvions presque toujours très anciennes, en immenses plateaux monotones, frangés de reliefs usés. On ne rencontre de montagnes vives que les volcans, au bord des grandes cassures du fond du golfe de Guinée (Cameroun) et des lacs de l’Est Africain (Kivou, Ruwenzori, Kenya, Kilimandjaro). Terre vieille, terre usée. Sols fragiles, presque toujours pauvres, dégénérés ou dégénérant en latérite stérile. Sous le voile éphémère des graminées de savane, sous la moisissure géante de la forêt équatoriale, l’Afrique noire est fauve d’oxyde de fer.
Franchie la chaîne côtière, peu d’obstacles tectoniques, hors les vieux reliefs médiocres et les quelques massifs volcaniques. Les régions naturelles, les frontières humaines et biologiques sont climatiques, déterminées par le régime et l’abondance des pluies, les lignes isohyètes découpant l’Afrique noire en tranches superposées à peu près symétriquement de part et d’autre de l’équateur : steppe sèche, brousse à épineux, savane arborée, forêt dense équatoriale. Régularité rompue cependant par la clairière du Bénin, qui troue la forêt côtière à l’ouest, par la savane boisée du plateau des Grands Lacs, contournant par l’est la forêt équatoriale, par les pâturages à brouillard des hautes montagnes, enfin, caractéristiques du massif abyssin. La carte des genres de vie recouvre presque exactement celle des climats : élevage nomade de la steppe, culture saisonnière et élevage de savane sèche, culture saisonnière seule de savane humide, culture permanente de la forêt, avec des îlots de chasse et de collecte dans la forêt et dans la steppe du Kalahari, de culture à la charrue sur le plateau abyssin.
Géographie simple et impérative, qui, presque partout, impose à l’homme des contraintes démesurées, le détermine brutalement. Dans la forêt équatoriale, où le sol pourrait le nourrir, le climat le tue, la végétation l’isole, l’immobilise. Dans les savanes ouvertes où le climat est supportable, les communications faciles, la pauvreté des sols le menace perpétuellement de famine, le contraint à un nomadisme lent, à la recherche de terre encore fertile. La poussée des forts tantôt rejette les faibles dans la forêt hostile, tantôt les force à s’accrocher aux montagnes, où il faut inventer une agriculture savante ou mourir de faim. Les États s’établissent aux débouchés des routes terrestres : pistes caravanières sahariennes menant au Maghreb musulman, pistes des colas venant de la forêt, pistes du sel, des esclaves, route des pèlerinages vers la Mecque. Presque toute l’histoire de l’Afrique noire est une histoire de migrations constantes, pas toujours achevées de nos jours.
Pierre Alexandre. L’Afrique Noire et Madagascar des origines à nos jours. 1986
Allant plus loin dans l’analyse, John Iliffe, développe celle de Pierre Alexandre pour ce qui est de l’Afrique de l’Est d’avant la colonisation : En Afrique de l’Est, les peuples d’agriculteurs isolés, surtout dans les hautes terres, résolvaient leurs querelles en se référant à des coutumes communes, ainsi ceux qui s’étaient installés là où croissait le figuier (mukuyu), et qui devinrent les Kikuyu de l’actuel Kenya. En règle générale, les pasteurs n’avaient pas, eux non plus, de dirigeants politiques, et ne reconnaissaient que l’autorité des chefs de guerre, des experts en rituel aux fonctions héréditaires, ou d’hommes d’âge vénérable faisant office de porte-parole. Dans la savane de l’Afrique orientale, l’autorité politique empruntait généralement deux voies. Dans les zones boisées, médiocrement peuplées, de la Tanzanie moderne, de nombreux petits chefs étaient les descendants des premiers colons ; leur titre, ntemi, venait d’un mot signifiant défricher en coupant. Comme les chefferies xhosa, leurs petites unités ne cessaient de se diviser chaque fois qu’un prince évincé partait coloniser de nouvelles terres dans la brousse. Sinon, la tradition pouvait dépeindre le chef comme le descendant d’un étranger, généralement un chasseur ou un pasteur : pour gouverner, il devait rester neutre dans les querelles locales, et posséder suffisamment de biens pour s’attirer une clientèle. De nombreuses traditions de ce type incarnent les interactions entre peuples de cultures différentes, sans coutumes communes et qui devaient donc s’en remettre à une autorité politique pour régler les conflits. Dans le Shambaa, ce bloc montagneux qui émerge des plaines du nord-est de la Tanzanie, des cultivateurs de langue bantoue, établis là depuis longtemps, furent menacés, au XVIII° siècle, par des pasteurs migrants – peut-être des réfugiés kouchitiques fuyant l’expansion masai, et dont l’organisation sociale était bien plus importante que celle des petites chefferies de la région. Selon la tradition, un royaume incarnant les valeurs de la culture locale, et chargé de la défendre contre cette invasion, fut fondé par Mbegha, chasseur immigré dont les prouesses, et les alliances politiques avec les chefs locaux, convainquirent les Shambaa de faire de lui leur roi. L’histoire des Nilotes occidentaux reprend les mêmes structures, car si ceux qui, sous le nom de Padhola, s’installèrent dans une région inoccupée d’Ouganda, n’avaient pas d’autorités politiques, les Luo du Kenya, qui devaient affronter des populations bantoues et nilotiques plus anciennes, créèrent plusieurs petites chefferies. Dans une telle situation, la possession de bétail était particulièrement avantageuse, car il n’existait aucune autre forme de richesse suffisamment rare, stockable et reproductible qui permît de se gagner une clientèle politique ou d’acquérir des épouses en dehors des relations de parenté. Le bétail donnait à ses possesseurs un avantage démographique crucial.
Cette dynamique permet de comprendre l’histoire de l’autre grande région d’Afrique orientale, celle des Grands Lacs, où les pluies sont abondantes. Au cours des VII° et VIII° siècles au Rwanda, et un peu plus tard ailleurs, la poterie du premier âge du fer associée aux zones habitées par les Bantous céda brusquement la place à un style rouletté assez grossier, orné de motifs tracés dans l’argile encore molle avec des fibres végétales tordues. Des Nilotes du Soudan méridional, comme de l’est du lac Victoria, fabriquaient déjà une poterie de ce genre, et les découvertes archéologiques laissent penser qu’ils l’apportèrent au Rwanda, d’où elle se diffusa dans toute la région des Grands Lacs. Au même moment, comme dans le highveld d’Afrique australe, le pastoralisme prospéra dans les prairies, jusque-là inoccupées, qui s’étendent de l’ouest de l’Ouganda à l’est du Rwanda et du Burundi, coexistant peut-être avec de petites chefferies agricoles bantoues sur les collines bien arrosées et les rives des lacs. Toutefois, les analyses linguistiques ne trahissent aucune intrusion nilotique, tandis que les pasteurs de la région, bien qu’ils fussent différents génétiquement, ne parlent aujourd’hui que des langues bantoues. Le processus historique qui a amené ces changements de styles de poterie reste donc obscur. Les indications qui attestent du développement dans les prairies de Bwera, à près de 100 kilomètres au nord-ouest du lac Victoria, d’une société de plus grande ampleur sont peu fiables. C’est là qu’à Ntusi, une concentration de centaines ou de milliers de gens pratiqua à la fois l’agriculture et l’élevage, du XI° au XIV° ou XV° siècle, soit à peu près à l’époque pendant laquelle les dépôts salins de Kibiro, 100 kilomètres plus loin, sur le lac Albert, furent, pour la première fois, l’objet d’une exploitation systématique. Les deux sites ont livré de la poterie roulettée, et Ntusi des perles de verre et de coquillage qui sont peut-être – mais la question est discutée – les plus anciens témoignages de contacts entre la région des Grands Lacs et la côte de l’océan Indien. À quelques kilomètres de là, les énormes terrassements de Bigo, la plaine défendue, entouraient, entre le XIII° et le XVI° siècle, plus de 300 hectares de pâturages.
Ntusi, Kibiro et Bigo suggèrent que l’apparition d’un pastoralisme extensif a rendu l’économie plus complexe. Ces trois villes prospérèrent au moment où des pasteurs et des cultivateurs nilotiques, apparentés aux Luo du Kenya et venus du nord, pénétrèrent dans la région des Grands Lacs. Et les trois sites furent abandonnés à une période, autour du XVI° siècle, où un clan de Nilotiques occidentaux, les Bito, prit la tête d’un royaume appelé le Bunyoro, dans les pâturages de l’ouest de l’Ouganda, qui cherchait à maintenir l’équilibre entre pasteurs et cultivateurs. On ne sait trop si ce fut vraiment l’immense royaume que décrit la tradition, mais des guerres de succession éclataient à chaque génération, et le pouvoir central demeura sans doute faible jusqu’au XVIII° siècle, quand une classe dominante, composée des Bito, de pasteurs et de cultivateurs éminents, se mit à prélever un tribut sur le reste de la population. Voilà peut-être ce qui provoqua une fragmentation politique : à la fin de ce siècle en effet, plusieurs provinces firent sécession.
De tous les voisins du Bunyoro, le plus remuant était le Buganda, situé sur le rivage nord-est du lac Victoria : des pluies abondantes permettaient de cultiver la banane, et donc de faire vivre une population relativement dense, mais des maladies affectant le bétail empêchaient le développement du pastoralisme. Selon les traditions du Bunyoro le frère cadet de son premier roi avait fondé le Buganda ; toutefois, les coutumes propres de ce pays, et les témoignages linguistiques, font penser que l’essentiel fut l’œuvre des Bantous. C’est au cours des XV° et XVI° siècles qu’il apparaît confusément pour la première fois, sous la forme d’une simple confédération de clans à filiation patrilinéaire, établie sur les bords du lac, à moins de 50 kilomètres de l’actuelle Kampala ; un roi (kabaka) la dirigeait qui, en l’absence de clan royal, s’appuyait sur la parenté de sa mère, et sur la suzeraineté assez lâche qu’il exerçait sur tous les autres clans. L’histoire ultérieure du Buganda fut dominée par son expansion territoriale, aux dépens surtout du Bunyoro. Aux XVII° et XVIII° siècles, cette expansion se traduisit par la création d’un royaume à la culture très homogène, qui s’étendait sur près de 250 kilomètres autour du lac, et jusqu’à 100 kilomètres à l’intérieur des terres. Les kabakas prélevaient butin et tribut sur les provinces conquises, et chargeaient leurs représentants de les gouverner ; ces fonctionnaires officiellement nommés rivalisaient ainsi avec les chefs de clans héréditaires. Au même moment, des hommes du clan ganda, installés sur des terres conquises, rompirent la solidarité territoriale clanique et fondèrent une société de plus en plus individualiste. Les anciennes fonctions politiques furent peu à peu soustraites au contrôle des clans, et la maisonnée royale devint une administration. Pour finir, la plupart des chefs de village furent des étrangers nommés par le pouvoir, bien que les provinces centrales, les plus anciennes, aient conservé une véritable jungle de juridictions privées sur lesquelles le kabaka n’avait qu’un pouvoir limité. L’organisation sociale était, en son principe, de type militaire : le chef était un guerrier, et tout homme libre pouvait choisir celui qu’il servirait, en échange de sa protection et de terres à cultiver, d’où la formation de chaînes de fidélité rivales, assez semblables à celles qui existaient en Ethiopie. Le système politique, lui aussi, était ouvert, compétitif, et s’organisait autour du trône, qui à la fin du XVIII° siècle cessa d’être transmis de frère à frère, généralement à l’issue d’une guerre de succession, pour devenir l’héritage d’un jeune prince désigné par son père et par les principaux chefs, tandis que ses rivaux étaient exécutés. La cour redistribuait par ailleurs les produits reçus en tribut des provinces. Les conquêtes territoriales transformèrent ainsi une société clanique en État militarisé, aux fonctions patrimoniales.
C’est également au XVIII° siècle que prit forme l’autre grand royaume de la région des Grands Lacs, le Rwanda. Des collines cultivées y côtoyaient des vallées peuplées de pasteurs : les interactions entre les deux modes de vie furent donc particulièrement intenses. Les traditions locales affirment que les chefs des cultivateurs hutu, de langue bantoue, furent d’abord les maîtres des collines tans lesquelles les pasteurs tutsi s’infiltrèrent. À la fin du XIV° siècle, existait peut-être également une petite chefferie pastorale dans les pâturages entourant le lac Mohazi. Au début du XVII°, le Rwanda fut conquis par un de ses voisins, le Karagwe, sans doute dominé par des membres du clan hinda, qui créèrent de nombreuses dynasties dans la région située au sud du Bunyoro. Les souverains du Rwanda n’étaient donc pas tutsi. À dire vrai, à mesure qu’ils consolidaient leur mainmise sur les pâtures et les chefferies hutu avoisinantes, au XVII° siècle, ils leur empruntèrent nombre de rituels, en particulier celui d’inhumer les rois en plaçant deux enclumes sous la tête du défunt. Une fusion plus étroite de la monarchie et des pasteurs provoqua la création d’une classe dominante, qui s’accompagna au XVIII° siècle d’une militarisation et d’une expansion croissantes de l’État. Les traditions de cette période laissent penser que la société était violente, dominée par des armées tutsi, et agressive envers ses voisins ; mais c’était encore un petit royaume, la plus grosse part de son futur territoire étant occupée par des chefferies hutu et tutsi indépendantes, ou par des peuples sans État.
Le royaume voisin du Burundi apparut lui aussi aux XVII° et XVIII° siècles. Là encore, des pasteurs tutsi avaient infiltré les vallées, et créé de petites chefferies autour du domaine des souverains hutu, qui vers 1700 étaient parvenus à un certain degré de consolidation dans les hautes terres, cœur de la région. C’est à ce moment qu’ils furent soumis par des immigrants venus de l’est. Prétendant avoir des ancêtres hutu, ces derniers absorbèrent les nombreuses petites chefferies au sein d’un royaume qui incorporait les deux cultures, tout en assurant la prédominance aux Tutsi, seuls possesseurs de bétail. À la fin du XVIII° siècle, toutefois, le Burundi ne contrôlait que la moitié de son futur territoire.
Les origines des Hinda qui conquirent le Rwanda demeurent obscures ; comme l’affirment les traditions Bunyoro, il se peut qu’ils aient fait partie d’un clan pasteurs ayant abandonné les pâturages du Bunyo quand les Bito en prirent le contrôle. Battant en retraite vers le sud, ils créèrent un royaume à Karagwe, dans les prairies du nord-ouest de la Tanzanie, puis établirent d’autres dynasties, au Buhaya, sur le rivage ouest du Victoria, et dans l’Ankolé, au nord. Leurs traditions simplifient les processus à l’issue desquels les souverains hinda établirent leur suprématie sur les pasteurs comme sur les agriculteurs, encouragèrent une réciprocité en eux, leur imposèrent un tribut, nommèrent des responsables administratifs, remplacèrent les vendettas par une justice royale, et étouffèrent la résistance des prêtres et des médiums de la religion autochtone, liée au vieux pouvoir bantou et au travail du fer – on le fondait déjà, deux millénaires plus tôt, à Katuruka, où au XVII°esiècle un roi hinda fit bâtir son palais. La royauté, dans la région d Grands Lacs, connut son expansion maximale au XVIII° siècle, quand une dynastie tutsi supplanta les souverains luba arrivés récemment d’Ufipa, à l’est du lac Tanganyika. Les deux grands courants de l’innovation politique d’Afrique orientale s’étaient enfin rencontrés.
La colonisation de la terre fut un processus historique encore plus important à l’est et au sud de l’Afrique qu’à l’ouest. Elle avait commencé plus tard, essentiellement grâce à l’expansion bantoue, et se déroula dans un environnement marqué par de fortes différences d’altitude, d’où la juxtaposition très contrastée de terrains arides et bien arrosés. Il en résulta une distribution de population exceptionnellement inégale, des îlots de culture intensive étaient isolés au sein d’immenses pâturages, ou de terres boisées faiblement peuplées.
La plus grande concentration de population se trouvait dans la région des Grands Lacs, où les systèmes agricoles reposant sur l’igname et le sorgho, antérieurs à l’ère chrétienne, se virent en partie supplantés par l’arrivée de la banane, peut-être à la fin du I° millénaire après J C. Une bananeraie pouvait durer une cinquantaine d’années, et permettre à une femme de produire de quoi nourrir trois ou quatre hommes. Mais il fallait d’abord la créer : au Buhaya, un cinquième des terres était consacré à la culture de bananes, et on en accroissait délibérément la fertilité en y déposant de l’herbe et du fumier venus des terres consacrées à l’élevage. Les traditions rapportent également que des chefs faisaient transporter de la terre pour recouvrir le manteau de latérite stérile sur lequel ils bâtissaient leurs palais. Plus à l’est, la banane donna aussi son nom à des affleurements montagneux dominant les plaines, et densément peuplés : Shambaa (là où la banane prospère), ou Mndeny (dans les bananeraies) ; c’est ainsi que le peuple des Moshi, sur le Kilimandjaro, appelait sa terre natale. Plus au sud, les cultivateurs se regroupaient autour des lacs, dans les vallées fluviales, ou sur les côtes bien arrosées du sud-est de l’Afrique, cherchant des endroits où, comme à Grand Zimbabwe, ils pourraient exploiter plusieurs environnements différents sur une superficie réduite. L’outillage demeurait grossier – les Xhosa cultivaient la terre avec des instruments de bois, les houes de fer étaient souvent aussi petites que précieuses -, aussi la survie dépendait-elle de l’habileté manuelle. On a écrit à propos du Shambaa : En occupant une zone écologique unique, en en comprenant la complexité de façon exhaustive, à la différence du paysan occidental, en usant d’un langage riche et subtil abondant en termes relatifs à l’écologie locale, en cultivant de nombreux produits auxquels l’environnement était tout particulièrement adapté, le cultivateur cherchait à vaincre la famine, à tromper la mort.
Les premiers Européens à explorer le Rwanda notèrent le prestige conféré aux compétences agricoles – une mère donnait à son bébé, quand il pleurait, une houe miniature avec laquelle jouer -, ainsi que l’existence de techniques souvent supérieures à celles des paysans d’Europe centrale, en particulier le recours au fumier, aux cultures en terrasses et à l’irrigation artificielle. C’est ainsi qu‘au Kilimandjaro et dans le Shambaa, les ruisseaux de montagne étaient détournés par des canaux empruntant des aqueducs de bois pour arroser les bananeraies. Les ruisseaux qui coulaient dans les escarpements en bordure de la vallée du Rift étaient dirigés vers les champs en contre bas, en particulier à Engaruka où, du XV° au XIX° siècle, un réseau de canaux très élaboré permit d’irriguer plus de vingt kilomètres carrés. Ne pouvant contrôler les puissantes inondations du Zambèze, les Lozi préférèrent s’y adapter : ils installèrent leurs villages sur des collines artificielles situées au-dessus du niveau inférieur des eaux, se repliant en bordure de la vallée quand celles-ci atteignaient leur niveau maximal, avant de revenir cultiver les terres couvertes de limon qu’elles laissaient derrière elles. Au XVIII° siècle, leurs voisins du sud, les Bayei et les Hambushuku, guidés par un pêcheur et chasseur d’hippopotames légendaire nommé Haukuzi, créèrent un système semblable dans l’environnement exceptionnel de la rivière Okavango, qui drainait leurs marais. Le sorgho et le millet étaient les principales récoltes de l’agriculture des basses terres ; à la fin de cette période vinrent s’y ajouter le maïs, le manioc, les haricots et les patates douces, d’origine américaine, importés par l’intermédiaire des Portugais. Le maïs arriva au cours du XVII° siècle, chez les peuples de langue nguni du sud-est de l’Afrique, et fut abondamment cultivé dans le royaume du Kazembe au XVIII°, en même temps que le manioc apporté de chez eux par ses sujets lunda. Ces nouvelles récoltes transformèrent nombre de systèmes agricoles et cela, à l’instar de la banane, favorisa sans doute autant la croissance démographique que les bouleversements sociaux. C’est ainsi qu’au Burundi, à partir du XVIII° siècle, le haricot nain, le maïs et la patate douce, cultivés sur les exploitations familiales, généralement par les femmes, reléguèrent peu à peu le sorgho et le millet à de simples activités communautaires rituelles ou à la fabrication de bière.
Ceux qui pratiquaient l’agriculture intensive ne colonisaient la terre que graduellement, la défrichant vers les hauteurs dans les forêts, ou vers le bas en direction des plaines. Inversement, dans les prairies et les terres sèches et boisées, cultivateurs et pasteurs, sans doute moins nombreux, étaient extrêmement mobiles. Ils défrichaient souvent la brousse en l’incendiant – les marins portugais surnommèrent le Natal actuel le pays des feux -, et plantaient du millet au milieu des cendres, ou faisaient paître leurs troupeaux dans l’herbe qui y repoussait ensuite. Ce sont eux qui réduisirent l’épaisse forêt de l’Afrique du centre et de l’Est d’abord à de simples terres boisées, puis, dans certaines régions, à une steppe cultivée dépourvue d’arbres, admirablement adaptée à l’élevage du bétail. Des zones très vastes demeuraient presque vides, souvent faute d’approvisionnement en eau. En 1616, un voyageur portugais parcourut à pied, en onze jours, la distance séparant Kilwa, sur la côte tanzanienne de Tête, sur le Zambèze : au cours de son trajet, il ne traversa qu’un seul village. Des espaces vides comparable séparaient le Maravi du royaume de Kazembe, et isolaient généralement chaque regroupement de population des voisins. Henry Morton Stanley écrivait en 1871 : Si l’on devait voyager en ballon… on verrait une grande forêt unique, interrompue de-ci de-là par les petites clairières entourant les villages. La brousse était le domaine des animaux sauvages, de la mouche tsé-tsé et du trypanosome fatal au bétail, des révoltés, des fugitifs et des bandits. À 45 kilomètres à l’est du centre du Buganda, la forêt de Mabira en abrita pendant des siècles, tandis que la région des Grands Lacs était parsemée de marais fréquentés par le gibier et les esprits.
La mobilité humaine était essentielle dans ce monde vide, le mode prédominant de communication sociale et culturelle, le moyen par lequel le savoir passait d’un côté à l’autre du continent, les idées d’une communauté à l’autre. Ce pouvait être le bref déplacement calculé du cultivateur en quête d’une terre pour la prochaine récolte : de telles décisions, répétées des milliers de fois formaient au fil du temps un mouvement de population que les traditions, plus tard, interpréteraient comme une migration. Ce pouvait être la transhumance saisonnière du pasteur, pénétrant peu à peu sur des terres nouvelles. Ce pouvaient être les hommes, nouvellement initiés, d’une chefferie xhosa, accompagnant un prince de leur génération pour défricher un territoire, obéissant à la loi qui voulait qu’aucun homme ne demeure sur le foyer de son père défunt. Mais les motifs pouvaient être plus pressants : échapper à une famine, ou à une accusation de sorcellerie. Et il y avait toujours la séduction exercée par la terre vide et riche en gibier :
Dans tous leurs examens ils ne virent pas de traces de pas – même pas celles d’un seul homme. De surcroît, ils ne découvrirent aucun autre signe – ne serait-ce qu’un seul arbre coupé par un homme. Ils comprirent donc que la région était inhabitée, et qu’elle n’appartenait qu’à Dieu. Oh, comme ils furent heureux : Maintenant, dirent-ils, nous nous sommes trouvé un pays, et nous le gouvernerons nous-mêmes.
Les traditions font rarement état d’une colonisation planifiée par un souverain, bien qu’elle ait peut-être été implicite quand les paysans ganda suivaient un chef victorieux sur des terres conquises, et que les traditions familiales des régions qui bordent le Rwanda évoquent des ancêtres envoyés comme colons par les rois. Certains pionniers se déplaçaient et s’installaient dans un cadre clanique, comme les Luo qui colonisèrent les rivages orientaux du lac Victoria, mais même là, toute l’opération fut diversifiée, irrégulière et non organisée… Nous voyons des héros locaux… qui se comportent en chefs ou en rois.
La tradition présente généralement le pionnier comme un individualiste, souvent un chasseur – car lui seul osait pénétrer sur une terre nouvelle -, doté de l’aura de violence, de sauvagerie et de sorcellerie qui entoure Chibinda Ilunga, Mbegha et Haukuzi, les vrais héros des légendes africaines. Chiti Muluba, le fondateur supposé des Bemba, vint du pays luba en portant dans ses cheveux des graines de millet et de sorgho. Il entreprit ensuite de maîtriser la nature :
Les nouveaux venus [à Busopa, sur le rivage nord du lac Victoria] devaient tailler des clairières dans la forêt afin de pouvoir commencer à planter. La brousse devait être coupée et brûlée afin de détruire l’habitat des mouches et des petits animaux. C’était une tâche difficile. Les premiers fruits de la culture ne procureraient pas la sécurité recherchée. Pas plus que les seconds ou les troisièmes. Les premières années de laborieuse pénurie ne permettaient pas de se trouver d’épouse, pour soi ou pour ses fils, ni d’attirer des partisans, d’engager des domestiques, car au début il y aurait peu de surplus réalisables… Bien que difficiles, ces années d’existence pouvaient donner réalité à l’idéal traditionnel : utiliser sa propre force de travail pour défricher des terres, et par là établir en quelques générations des droits, à la fois sur la terre et au statut élevé que sa possession accordait.
On pense que pour défricher l’hectare permettant de faire vivre une famille dans les hautes forêts qui devinrent le pays des Kikuyu, il fallait jusqu’à 150 journées de travail. Dans cette région, les pionniers étaient généralement des hommes jeunes, formant un mbari, groupe de colonisation, qui occupait une crête, défrichait la forêt, puis se partageait la terre, devenue propriété héréditaire légitimée par l’effort accompli. D’autres zones frontières étaient peuplées de pionniers d’origines diverses, aux institutions sociales fluides, unis seulement par leur tâche commune, l’amitié, le mariage, le pouvoir des big men, et un sentiment de propriété collective qui excluait lei migrants ultérieurs : chez les Kikuyu, les nouveaux venus demeuraient des ahoi, soumis aux décisions du conseil du mbari, tout en ne pouvant pas en être membres.
Comme en Afrique occidentale, les travaux du cultivateur et du pasteur visaient à écarter le risque de famine. La faim prenait bien des formes. Il y avait la disette saisonnière – les Kimbu des zones boisées de l’ouest de la Tanzanie nommaient les trois mois précédant les récoltes celui qui cherche de la farine, celui qui racle et celui qui est accablé de lourdeur. Il y avait les mauvaises récoltes, qui pouvaient se produire tous les cinq ou dix ans, provoquant des dégâts proportionnels à l’isolement de la région. Il y avait la grande famine qui tue, en fonction de laquelle les peuples des régions arides pourraient dater leur histoire. Et il y avait la catastrophe s’étendant sur plusieurs années, qui selon les traditions du nord de l’Ouganda, ou de l’Angola, se produisait en gros une fois dans une vie d’homme. Le désastre pouvait être provoqué par des nuages de criquets, qui entraînèrent une famine en 1589 sur la côte mozambicaine, ou celle que les colons hollandais affrontèrent, à peine débarqués à Table Bay, en 1652. Mais la sécheresse en serait la cause principale. Le climat de l’Afrique orientale se montra beaucoup moins humide après l’an mille, avec de longues périodes d’aridité qu’indiquent la faiblesse des crues du Nil. La zone qui, en Afrique du Sud et aux environs, est marquée par des pluies d’été, pourrait bien avoir été plus sèche pendant les quelques siècles qui ont suivi l’an 900 après J.C, mais les études dendrochronologiques montrent que son climat est dominé, depuis le XIV° siècle au moins, par des cycles de sécheresse et d’humidité durant en gros dix-huit ans, et qu’on peut corréler, pour le XVIII° siècle, à ce que rapportent les traditions orales sur la famine. La peur de la disette était naturellement plus forte dans la savane : les Tswana se saluaient en disant Que manges-tu ? Mais elle touchait même ceux qui vivaient dans des régions à fortes pluies. Le Buganda avait une déesse de la sécheresse, Nagawonyi, et le Rwanda, comme le Burundi, connaissaient bien des famines. On veillait à prendre certaines précautions pour en minimiser le risque : exploitation d’environnements multiples, récoltes diversifiées et résistant à la sécheresse, hybridation, entrepôts à grains, bétail servant de réserve en cas de disette, entretien de relations sociales qu’on mobilisait à l’occasion d’une crise. Si néanmoins les récoltes étaient mauvaises, les gens allaient cueillir des produits sauvages – les San, experts en ce domaine, souffraient rarement de la famine – et recouraient aux échanges, à l’aide mutuelle, vendaient leurs biens, migraient, ou se tournaient vers les chefs. La famine qui tue se produisait quand ceux-ci repoussaient leur clientèle – les prazeros n’affranchissaient leurs esclaves qu’en cas de famine – ; les liens familiaux se dissolvaient, et les humains devenaient des animaux. Pourtant, les talents de survie étaient très développés, et les produits sauvages suffisamment répandus pour des populations réduites. La mortalité devait donc être à son plus haut niveau quand la violence venait s’ajouter à la faim. Comme le dit un proverbe somali : Guerre et sécheresse, paix et lait.
John Iliffe. Les Africains. Flammarion 2016
En Jamaïque, Leonard Parkinson, esclave noir, entraîne ses frères et sœurs dans la révolte contre les Anglais ; ils deviennent marrons, gagnant la forêt où ils savent se procurer de quoi vivre. Ce conflit fait suite à un autre conflit de 1731 à 1738, à l’issu duquel la liberté et un territoire leur avait été accordé.
L’Allemand Emmanuel Kant publie le Projet de paix perpétuelle.
Le retentissement de l’ouvrage de Kant fut immédiat et considérable dans toute l’Europe. Il influencera notamment la politique étrangère d’Alexandre I° dont l’éducation avait été marquée par les idées libérales et qui sur les conseils de son ministre polonais Adam Jerzy Czartoryski s’efforcera de transformer la politique européenne en proposant de créer une ligue de tous les États qui désireront réellement rester en paix.
Wikipedia
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[1] zandj désigne le esclaves en provenance de la côte orientale de l’Afrique ; il vient du persan Zandji-bar qui signifient la Côte des Noirs.
[2] Ah bon ! Mais qui donc a bien pu faire cette expérience pour pouvoir la dire ! Dans tous les cas il revient de loin !
[3] Faux : L’abbaye a été rasée à la poudre, en 1713. N’étaient restées debout que les granges, inexploitables en maison de détention.