Publié par (l.peltier) le 6 novembre 2008 | En savoir plus |
7 01 1722
Le Régent Philippe d’Orléans a eu une idée qu’il trouve géniale, et il n’est pas vraiment le seul : disons que c’est dans l’air : marier Louis XV, 12 ans, et Anna Maria Victoria, infante d’Espagne qui n’a pas encore 4 ans. Et, dans la foulée, marier sa fille, Louise Elisabeth d’Orléans, 12 ans, au prince des Asturies, 14 ans, le futur roi d’Espagne don Luis. Et aussitôt dit, aussitôt fait, à peu de choses près. Les princesses se congratulent sur l’île des Faisans, près de l’embouchure de la Bidassoa, en pays basque, puis chacune continue vers son destin, en terre étrangère. Mais les choses ne se passeront comme l’aurait voulu Philippe d’Orléans : Louis XV gardera ses distances avec l’infante d’Espagne, jusqu’à l’isoler complètement et pour Louise-Élisabeth, ce sera pire ; mal-aimée de ses beaux-parents, isolée, elle se mettra à boire plus que de raison, et sombrera au voisinage de la folie. Luis 1°, après l’abdication de son père Philippe V, aura régné du 1° janvier au 31 août 1724, date à laquelle il mourut de la variole. Il ne restera plus à Louise-Élisabeth, veuve à 14 ans, qu’à plier bagage. Donc raté complet pour les deux princesses qui se croiseront à nouveau à la frontière, chacune rentrant à la maison, à la mi-mai 1725.
6 04 1722
Le Hollandais Jacob Roggeveen, parti pour un tour du monde en vue d’une révision des découvertes acquises pendant une génération, mouille dans une anse de l’île de Pâques – parce que c’était le dimanche de Pâques, – par 110°O et 28° S, plus de 2 000 km à l’est des îles Gambier et 3 700 km à l’ouest des côtes du Chili : il y voit des humains bien vivants mais encore plus de huit cents statues, de tuf le plus souvent, parfois de basalte – les moai – de 5 à 21 mètres de haut, d’un poids allant de 20 à 80 tonnes. Les unes, à peu près trois cents, levées sur des autels – ahu – hauts de cinq mètres, érigées le long des côtes ; les autres, plus de cinq cents, encore dressées ou couchées, non terminées, sur les pentes des volcans devenus carrières, le Rano Raraku et le Puna Pao ; certaines, non détachées de la paroi rocheuse, étaient destinées à y demeurer, – l’une d’elle doit peser près de 150 tonnes – tels des gisants de cathédrale, pour reprendre le mot d’Alfred Metraux. D’autres, reposant sur un pavage aménagé dans la pente du volcan, ont vu leur base comblée par les alluvions de ravinements : bras, bustes, mains, pétroglyphes sont ainsi masquées.
L’île s’appelait alors pour les uns Te Pito o te Henua – Le Nombril du Monde -, ou encore Tekaouhangoaru, pour l’évêque de Tahiti – nom repris sur les cartes du XIX° siècle, et enfin Rapa Nui à partir du XX° siècle. 24 kilomètres de long sur quinze de large, en forme d’un triangle de 164 km². Le Rano Kao, le volcan le plus haut, sur la pointe sud, culmine à 639 m.
Un indigène se détacha de la côte, en canoë. Nous en étions distants de deux mille. Comme il était nu, nous lui offrîmes une pièce d’étoffe, un poisson sec et des bagatelles qu’il s’attacha au cou. Il était couvert de tatouages, fardé de la tête aux pieds et brun de peau. Ses oreilles étaient très longues et pendantes, allongées par le port de lourdes boucles. Cet homme était robuste et de haute taille et d’un maintien agréable.
[…] Une île nue (sans arbres), couverte d’herbe desséchée, de foin et autre végétation roussie ou brûlée… Les habitants avaient installé des feux devant de très hautes statues de pierre (…) qui nous frappèrent d’étonnement, car nous ne comprenions pas comment ces gens, dépourvus de bois de gros œuvre et de cordes solides, avaient pu les ériger.
Jacob Roggeveen
En débarquant sur l’île le lendemain, nous pûmes voir de loin que les indigènes s’étaient prosternés vers le soleil levant et avaient allumé une centaine de feux, qui représentaient sans doute une offrande matinale à leurs dieux. […] Ces idoles étaient entièrement taillées dans la pierre et présentaient une forme humaine, avec de longues oreilles, dont la tête était ornée d’une couronne, le tout étant fait avec une grande habileté, ce qui ne manqua pas de nous étonner.
Carl Friedrich Behrens
Mais il y eut alors un incident : les habitants étaient nombreux à les attendre, offrant légumes et volailles : un coup de feu partit malencontreusement, tuant l’un d’eux. Les autres indigènes s’approchèrent, examinant les fusils : Roggeveen se crut entouré et ordonna un feu roulant qui fit plusieurs morts, entraînant frayeur et soumission des indigènes.
En décembre 1770, don Felipe González y Haedo, commandant deux vaisseaux espagnols prend possession de l’île au nom du roi d’Espagne en la rebaptisant Isla de San Carlos.
Quatre ans plus tard, James Cook y fait escale : Nous avions peine à concevoir comment ces insulaires, dépourvus de moyens mécaniques, ont pu élever ces personnages stupéfiants, et en outre leur placer sur la tête une grosse pierre cylindrique.
… Ils sont petits, maigres, timides et misérables.
James Cook, mars 1774
Certains avaient des lances ou des piques faits de bâtons fins et irréguliers se terminant par un morceau triangulaire de lave noire et vitreuse (obsidienne). […] Il me paraissait incompréhensible que des masses aussi énormes aient pu être taillées par un groupe humain chez lequel nous ne rencontrâmes aucun outil et qu’ils aient pu les ériger sans l’aide d’aucune machine.
Georg Forster, naturaliste de l’expédition de Cook, 1774.
Longtemps, les visiteurs n’obtiendront qu’une seule réponse des Pascuans : Un jour, le dieu Maka Make commanda aux moai de marcher. Aussitôt, ils se mirent en marche et s’installèrent sur les sites qui étaient le plus à leur goût.
George Vancouver, officier anglais, membre de l’expédition de Cook trouve des traces de camps retranchés sur toutes les montagnes, des restes de fortifications en palissade au bord de tous les cratères. Il estime la population de l’île à moins de 2 000.
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Quatre ou cinq cents Indiens nous attendaient sur le rivage : ils étaient sans armes, quelques uns couverts de pièces d’étoffe blanches ou jaunes, mais le plus grand nombre était nu. Plusieurs étaient tatoués et avaient le visage peint d’une couleur rouge. Leurs cris et leur physionomie exprimait leur joie ; ils s’avancèrent pour nous donner la main et faciliter notre descente […]
Bientôt, les soldats furent exposés à la rapacité de ces insulaires, dont le nombre s’était accru. Ils étaient au moins huit cents, et dans ce nombre il y avait bien cent cinquante femmes. La physionomie de ces femmes était agréable. Elles offraient leurs faveurs à tous ceux qui voudraient leur faire quelque présent.
Les Indiens nous engageaient à les accepter. Quelques uns d’entre eux donnèrent l’exemple des plaisirs qu’elles pouvaient procurer. Ils n’étaient séparés des spectateurs que par une simple couverture d’étoffe et, pendant les agaceries de ces femmes, on enlevait nos chapeaux de nos têtes et les mouchoirs de nos poches. Tous paraissaient complices des vols qu’on nous faisait […]
Il n’y a personne qui, ayant lu les relations des derniers voyageurs, puisse prendre les Indiens de la mer du Sud pour des sauvages ; ils ont au contraire faits de très grands progrès dans la civilisation et je les crois aussi corrompus qu’ils peuvent l’être étant donné les circonstances où ils se trouvent ! Les plus effrontés coquins de l’Europe sont moins hypocrites que ces insulaires […]
Ces habitants ont eu l’imprudence de couper les arbres dans des temps sans doute très reculés […] Un long séjour à l’île de France (Île Maurice) qui ressemble si fort à l’île de Pâques, m’a appris que les arbres n’y repoussent jamais, à moins d’être abrités des vents de mer par d’autres arbres ou par des enceintes de muraille ; et c’est cette connaissance qui m’a découvert la cause de la dévastation de l’île de Pâques. Les habitants de cette île ont bien moins à se plaindre des éruptions de leurs volcans, éteints depuis longtemps, que de leur propre imprudence.
[…] Il n’existe plus de chef assez considérable pour qu’un grand nombre d’hommes s’occupe du soin de conserver sa mémoire, en lui érigeant une statue.
[…] Nous n’avons abordé dans leur île que pour leur faire du bien : nous les avons comblé de présents ; nous avons accablé de caresses tous les êtres faibles, particulièrement les enfants à la mamelle. Nous avons semé dans leurs champs toutes sortes de graines utiles. Nous avons laissé dans leurs habitations des cochons, des chèvres, des brebis qui s’y multiplieront vraisemblablement.
Néanmoins, ils nous ont jeté des pierres, ils nous ont volé tout de qui était possible d’enlever.
La Pérouse, avril 1786
Une bonne action ne doit jamais rester impunie.
Proverbe irlandais
L’île a connu une catastrophe, c’est évident. De quel ordre ?
Thor Heyerdhal, qui y mena une expédition en 1955/56, parle d’une bataille entre courtes et longues oreilles vers 1680 qui aurait amorcé le début du déclin. Il y revint en 1986 avec l’ingénieur tchèque Pavel Pavel et parvint à faire marcher une statue de 9 tonnes, avec la seule aide de cordes et de 8 hommes – comme on déplace une lourde armoire – en la maintenant debout : La manœuvre était délicate, mais efficace. D’après nos estimations, une équipe bien entraînée de 15 hommes pouvait faire marcher un géant de 20 tonnes sur une distance d’au moins 100 mètres par jour.
Le scénario aujourd’hui le plus vraisemblable a été élaboré par deux chercheurs anglais : John Flenley, géographe et botaniste, et Paul Bahn, archéologue : Au X° siècle de notre ère, ou peut-être un ou deux siècles plus tôt, des polynésiens venus d’une île voisine de Pitcairn sur de grands catamarans, auraient débarqué sur Te Pito o te Henua, y trouvant des colons installés là depuis sept ou huit siècles, les longues oreilles [1] ; qui avaient construit vers 380 un fossé défensif isolant la péninsule de Poike. Ces longues oreilles étaient de fervents adorateurs du soleil, construisant des plate formes pour y placer leurs statues face au lever, avec beaucoup de précision, au solstice comme à l’équinoxe. Thor Heyerdahl les veut originaires d’Amérique du sud, l’importance du culte solaire s’apparentant beaucoup plus aux cultes des Andes à l’est qu’aux rites polynésiens à l’ouest.
Mais des analyses ADN de squelettes datés entre les XII° et XIX° siècle montreront qu’ils étaient originaires des Tuamotu. La connaissance empirique venait pallier l’absence de connaissance scientifique. Ces peuples avaient d’abord une connaissance pratique de l’astronomie ; les premières îles abordées ont été les grandes îles volcaniques, puisque visibles de loin. Mais pour les autres îles, atolls, visibles de près seulement, ils mettaient en œuvre toute une somme de connaissances empiriques extrêmement pointues. De même que dans le désert, ceux qui le pratiquent tout au long de leur vie savent interpréter des signes, savent lire là où l’étranger ne voit que sable, cailloux ou rochers, de même les habitants des îles du Pacifique – la moitié de la circonférence de la terre – savaient lire l’eau : sa couleur, sa température et son goût, les caractères de la houle, les formes des nuages, les aspects du vent, la couleur du ciel, le comportement des oiseaux, la faune maritime… un chef de pirogue pouvait ainsi deviner la présence d’une île à plus de 40 milles nautiques. S’il voulait avoir à sa disposition un odorat plus fin, il embarquait un cochon.
Ces courtes oreilles venaient là pour s’y installer, et, outre des familles entières, ils amenaient tout ce qui avait été possible : animaux domestiques, plants de bananiers, végétaux, mais aussi des rats. Ils trouvent une nature plus que généreuse : excellents arbres pour construire des navires, palmiers géants, nombre d’espèces d’oiseaux etc… Ils se mirent à construire des statues de tuf et de basalte, dressées sur les côtes, symbolisant le rang de leurs ancêtres respectifs : et la taille de ces statues devint l’expression de leur rivalité. Entre 1 400 et 1 600, l’île avait sans doute quinze mille habitants. Mais là encore ces courtes oreilles pourraient avoir été créées pour le besoin d’une théorie, car de fait, aucun des premiers navigateurs européens n’en rencontra jamais
Et puis,… et puis, à force de couper les arbres pour transporter les statues, à force de construire des bateaux, de cuisiner et de se chauffer, les Pascuans eurent finalement raison de cette végétation. Les rats avaient proliféré, mangeant les noix de palme et les empêchant de germer et les humains avaient décimé les oiseaux. Faute de troncs pour construire des bateaux, la pêche en haute mer disparût. Bientôt les sols, privés de l’ombre des arbres et exposés aux vents du large s’érodèrent. La nourriture vint à manquer, et une guerre civile larvée s’installa. L’érection des grandes statues étant devenue impossible, on vit se multiplier de petites statues représentant des personnages aux joues creuses et aux côtes proéminentes.
Le 12 décembre 1862, 90 trafiquants péruviens commandés par le capitaine Aguirre capturèrent plus de mille personnes, dont le roi Kaimakoï et son fils, les prêtres et les savants, pour aller travailler dans leurs mines de guano, de fait un bagne où moururent 900 d’entre eux. En 1877, à la demande pressante de l’Angleterre et de la France, alertées par Mgr Jaussen, évêque de Tahiti, le Pérou procéda au rapatriement de la centaine de Pascuans encore vivants, mais 85 périrent lors du voyage de retour et les 15 survivants rapportèrent dans l’île la variole et la tuberculose, qui y firent des ravages.
1864 : premier missionnaire, un français, le frère Eyraud, qui compte 600 habitants.
1868 : Jean-Baptiste Dutrou-Bornier, ancien capitaine au long cours, cherchant à faire fortune dans la culture et l’élevage, s’établit à Mataveri, où il ne recule devant rien pour s’approprier terres et main d’œuvre. Mgr Jaussen, évêque de Tahiti, inquiet pour la vie des missionnaires, leur ordonnera en juin 1871 de quitter l’île. La mise en coupe réglée poussa à l’exil de nombreux Pascuans réfractaires à l’esclavage. Le tyranneau finit par épouser la fille du roi Koreto, se proclama lui-même roi et finit par être tué lors d’une révolte en 1876. Pierre Loti, qui était là en 1872, n’a pas voulu entendre parler du personnage, alors en déplacement à Tahiti pour tenter de convaincre au retour les Pascuans qui l’avaient fui. Mais il n’a pas pu ne pas être au courant de son existence.
1886 : l’Américain William Thomson compte 155 habitants, niveau le plus bas qui semble avoir jamais été atteint.
Bien entendu, tous les visiteurs occidentaux, essentiellement Français et Américains, du XIX° siècle se livrèrent au sport alors à la mode : prélever sa part de ce que l’on considère comme un butin : le supérieur hiérarchique de Pierre Loti, n’y coupa pas, faisant scier une tête, aujourd’hui au Jardin des Plantes.
L’île de Pâques devint chilienne le 9 septembre 1888. Elle sera louée de 1897 à 1952 à une compagnie anglaise pour y élever des moutons.
En octobre 1917, des Allemands rescapés de l’odyssée du dernier corsaire Felix Von Luckner [arrière petit fils de celui à qui Rouget de Lisle avait dédié son Hymne de guerre au Maréchal De Luckner, devenu par après la Marseillaise] qui avait opéré nombre de prises en Atlantique – 14 -, avec son trois mâts en fer de 1 700 tonneaux Seeadler à même de déployer 2 500 m² de voiles, s’y étaient échoués avec un navire capturé à un équipage français. Le tableau qu’ils en donnèrent ne reflète en rien la situation dépeinte par les autres visiteurs : Les habitants de cette île sont gais, modestes, de mœurs très libres ; le gouvernement chilien leur envoie chaque année une cargaison de vêtements usagés. Enchantés des belles choses recueillis sur l’épave, ils offrirent aux naufragés l’hospitalité la plus généreuse. Le gouverneur chilien mit une maison à la disposition des officiers, et les hommes trouvèrent le meilleur accueil dans les huttes des indigènes. Chacun choisit un cheval parmi les centaines qui erraient dans l’île. L’île abonde aussi en bétail et en poisson, surtout en homards. Mais si la viande est en excès, les légumes frais font défaut. Tous les six mois, une goélette chilienne apporte des conserves. Le pain est inconnu sur l’île, mais nos gens avaient réussi à sauver leur farine.
Felix von Luckner. Le dernier corsaire. Loupe 2007
Le tableau que présente l’île de Pâques est l’exemple le plus extrême de destruction de la forêt dans le Pacifique et l’un des plus extrêmes du monde entier : la totalité de la forêt a disparu, et toutes les espèces d’arbres se sont éteintes. Pour les Pascuans, les conséquences immédiates en furent la disparition de matières premières, la disparition de ressources alimentaires sauvages et une diminution des récoltes.
Les matières premières qui disparurent ou qui ne furent plus disponibles qu’en de bien moindres quantités regroupaient tout ce qui provenait des végétaux et des oiseaux indigènes, c’est-à-dire le bois, la corde, l’écorce servant à fabriquer le tapa et les plumes. Le manque de bois d’œuvre et de corde mit fin au transport et à l’érection des statues ainsi qu’à la construction de pirogues de haute mer. Lorsque cinq pirogues pascuanes, qui pouvaient accueillir deux hommes et qui prenaient l’eau, s’approchèrent d’un navire français ancré au large de l’île de Pâques en 1838, le capitaine de ce bateau fit le rapport suivant : Tous les indigènes ne cessaient de répéter avec agitation le mot miru et se désespéraient de voir que nous ne le comprenions pas : ce mot désigne le bois qu’utilisent les Polynésiens pour fabriquer leurs pirogues. C’était ce dont ils avaient le plus besoin et ils firent tout ce qu’ils purent pour nous le faire comprendre… Le nom de Terevaka, qui désigne la plus haute et la plus imposante montagne de l’île de Pâques, signifie l’endroit où l’on peut faire des pirogues : avant que ses versants ne soient dépouillés de leurs arbres pour faire place à des plantations, ils produisaient du bois d’œuvre, et on y trouve encore un peu partout des forêts de pierre, des racloirs, des couteaux, des burins et d’autres outils servant au travail du bois et à la fabrication des pirogues datant de cette époque. Le manque de bois signifiait également que les habitants n’avaient pas de combustible pour se chauffer pendant les nuits d’hiver qui, sur l’île de Pâques, sont venteuses et pluvieuses et où la température peut baisser jusqu’à dix degrés Celsius. Ils furent donc réduits, après 1650, à brûler des herbes, des graminées et des rebuts de canne à sucre et d’autres plantes cultivées pour faire du feu. Il y eut certainement de féroces affrontements pour mettre la main sur les derniers arbustes entre des habitants qui recherchaient du chaume et de petits morceaux de bois pour leur maison, du bois pour fabriquer des outils et de l’écorce pour fabriquer l’étoffe végétale. Il fallut même modifier les pratiques funéraires : il devenait impossible de pratiquer la crémation, qui aurait requis de brûler de grandes quantités de bois pour chaque corps ; on passa donc à la momification et à l’ensevelissement des os.
La plupart des ressources alimentaires sauvages disparurent. Sans pirogues de haute mer, les os de marsouins, qui au cours des premiers siècles avaient constitué l’essentiel de l’alimentation des Pascuans, disparurent quasiment des dépotoirs vers 1500, tout comme le thon et les poissons pélagiques. Le nombre d’hameçons et d’os de poisson en général diminua également dans les dépotoirs, pour ne laisser subsister essentiellement que des espèces qui pouvaient être pêchées en eaux peu profondes ou depuis le rivage. Les oiseaux terrestres disparurent complètement et les oiseaux de mer furent réduits à une population ne représentant plus que le tiers des espèces originelles de l’île de Pâques, obligés de se reproduire sur quelques îlots au large des côtes. Les noix de palmier, les pommes rosées et tous les autres fruits sauvages disparurent de l’alimentation des habitants de l’île. Les crustacés qui étaient encore consommés appartenaient à de plus petites espèces et diminuèrent en taille et en nombre avec le temps. La seule ressource alimentaire sauvage qui resta disponible sans changements fut le rat.
De la même manière qu’on assista à une diminution drastique des ressources alimentaires sauvages, on constata également une diminution des récoltes, pour plusieurs raisons. La déforestation entraîna dans certains endroits un phénomène d’érosion du sol par la pluie et par le vent, ainsi que le montre l’augmentation massive des quantités d’ions métalliques dérivés du sol qui furent transportés dans les marécages dont John Flenley a étudié les carottes de sédiments. Des fouilles réalisées dans la péninsule de Poike, par exemple, montrent que les sols furent au départ cultivés à cet endroit et que des palmiers étaient maintenus au milieu des cultures de manière que leur feuillage ombrage et protège le sol et les cultures du soleil, de l’évaporation, du vent et de l’impact direct de la pluie. L’abattage des palmiers entraîna une érosion massive qui enterra les ahu et les bâtiments qui se trouvaient en contrebas sous la terre et conduisit à l’abandon forcé des champs de Poike vers 1400. Une fois que l’herbe eut à nouveau poussé sur le Poike, l’agriculture y reprit vers 1500, pour être à nouveau abandonnée un siècle plus tard suite à une nouvelle vague d’érosion. La déforestation et la diminution des récoltes causa également d’autres dommages au niveau des sols, parmi lesquels la dessiccation et le lessivage des nutriments. Les fermiers furent privés de la plus grande partie des feuilles, des fruits et des brindilles de plantes sauvages qu’ils utilisaient comme compost.
Telles furent les conséquences immédiates de la déforestation et d’autres actions de l’homme sur l’environnement. Les conséquences ultérieures prirent la forme d’une famine et d’une chute démographique dramatique qui firent sombrer la population dans le cannibalisme. Les récits faits par les insulaires survivants de cette famine sont graphiquement confirmés par la prolifération de petites statues appelées moaï kavakana, qui montrent des individus affamés aux joues creuses et aux côtes saillantes. Le capitaine Cook, en 1774, décrivit les Pascuans comme des êtres petits, maigres, effarouchés et misérables. Le nombre de sites d’habitation sur les basses terres côtières, où se concentrait la majorité de la population, diminua de 70 % par rapport à son chiffre maximal atteint entre 1400-1600 et les années 1700, suggérant une diminution identique du nombre d’habitants. Pour remplacer leurs anciennes sources de viande sauvage, les Pascuans se tournèrent vers la source la plus abondante et qui jusqu’alors n’avait pas été exploitée : les humains, dont on vit apparaître fréquemment les os non seulement dans les cimetières mais aussi (brisés pour en extraire la moelle) sur les tas de détritus des Pascuans de la fin de la période. La tradition orale des insulaires est riche de récits hantés par le cannibalisme ; la pire injure que l’on pouvait lancer à un ennemi était : La chair de ta mère est coincée entre mes dents.
Les chefs et les prêtres de l’île de Pâques justifiaient leur statut aristocratique en prétendant qu’ils communiquaient avec les dieux et en promettant d’assurer la prospérité de l’île et des récoltes abondantes. Ils étayaient cette idéologie par une architecture monumentale et des cérémonies destinées à impressionner les masses et rendues possibles par des excédents de nourriture obtenus par le travail du peuple. À mesure que leurs promesses étaient discréditées, les chefs et les prêtres perdirent leur pouvoir et furent renversés vers 1680 par les chefs militaires, les matatoa. La société, autrefois complexe et unifiée, sombra dans des guerres civiles endémiques. Les pointes de lances d’obsidienne (appelées mata’a) datant de cette époque d’affrontements jonchaient encore le sol de l’île de Pâques à l’époque moderne. Les gens du peuple construisaient désormais leurs huttes sur la zone côtière, qui autrefois était réservée aux résidences (hare paenga) de l’aristocratie. Pour plus de sécurité, beaucoup d’habitants choisirent de vivre dans des grottes qui étaient agrandies et dont les entrées étaient en partie scellées pour former un tunnel étroit permettant de mieux se défendre. Des restes de nourriture, des aiguilles à coudre en os, des outils pour le travail du bois et pour la fabrication de l’étoffe végétale montrent clairement que les grottes ne servirent pas simplement de cachettes temporaires mais qu’elles furent occupées pendant une longue période.
L’échec, au crépuscule de la civilisation de l’île de Pâques, n’était pas seulement celui de l’ancienne idéologie politique mais aussi celui de l’ancienne religion, qui fut rejetée en même temps que le pouvoir des chefs. La tradition orale relate que le dernier ahu et les derniers moaï furent érigés vers 1620 et que Paro (le plus grand mégalithe) fut l’un des derniers. Les plantations des hautes terres dont la production contrôlée par l’aristocratie nourrissait les équipes travaillant aux statues furent progressivement abandonnées entre 1600 et 1680. Le fait que la taille des statues ait augmenté traduit non seulement les rivalités entre les chefs mais aussi les appels de plus en plus pressants lancés aux ancêtres dans une situation de crise environnementale croissante. Vers 1680, date de la révolte militaire, les clans cessèrent d’ériger des mégalithes pour renverser les statues de leurs rivaux en les faisant basculer en avant sur une dalle placée de telle manière que la statue se brisait. Ainsi, […] l’effondrement de la société pascuane suivit rapidement le moment où elle avait atteint un pic démographique, où la construction de monuments était intensive et où l’impact humain sur l’environnement était le plus marqué.
[…] L’isolement de l’île de Pâques en fait l’exemple le plus flagrant d’une société qui a contribué à sa propre destruction et surexploitant ses ressources. […] Nous avons seulement deux ensembles de facteurs pour expliquer l’effondrement de l’île de Pâques : l’impact humain sur l’environnement, en particulier la déforestation et la destruction de l’avifaune ; et les facteurs politiques, sociaux et religieux à l’origine de cet impact, comme l’impossibilité, en raison de l’isolement de l’île, d’avoir recours à l’émigration comme soupape de sécurité, la priorité donnée à la construction de statues pour les raisons que nous avons déjà évoquées et les rivalités entre les clans et les chefs qui menèrent à l’érection de statues toujours plus imposantes, exigeant donc toujours plus de bois, de corde et de nourriture.
Jared Diamond. Effondrement. Gallimard 2005
A l’arrivé des Chiliens, les Rapa Nui étaient moins de deux cents. Les derniers anciens capables de lire l’écriture kohau rongo rongo conservée sur vingt huit tablettes de bois sculptée mourront en esclavage au Pérou à la fin du XIX° siècle. Cette écriture est dite boustrophédon à inversion alternée, ou en sillon de bœuf, selon l’expression des missionnaires : elle se lit en commençant par le bas de l’inscription, et chaque fois que l’on passe d’une ligne à l’autre, il faut retourner la tablette, chaque ligne étant inscrite la tête en bas par rapport aux lignes voisines. Mais la signification ésotérique des mots n’a pu être retrouvée et le langage des tablettes de bois demeure inintelligible.
Ils avaient transmis une tradition orale et aujourd’hui, on peut encore entendre parler d’un culte de l’homme-oiseau, d’un roi Hotu Matu’a, venu coloniser l’île avec sept explorateurs d’un pays nommé Hiva vers l’an 300. En 2009, une théorie sur le peuplement du Pacifique sera validée par une autre étude concernant une bactérie : les langues austronésiennes – dont le Rapa Nui – ont toutes une origine taïwanaise ; il s’agit d’une colonisation dont les premières vagues remontent à ~ 3000 ans. Ce n’est pas exactement ce qu’en disait Pierre Loti en 1872 : Il est, au milieu du Grand Océan, dans une région où l’on ne passe jamais, une île mystérieuse et isolée. Aucune autre terre ne gît en son voisinage et, à plus de huit cents lieues de toutes parts, des immensités vides et mouvantes l’environnent.
[…] Mais, qu’ils soient des Polynésiens, ces gens-là, des Maoris, c’est incontestable. Devenus seulement un peu plus pâles que leurs ancêtres, à cause du climat nuageux, ils en ont gardé la belle stature, le beau visage très caractérisé, avec l’ovale un peu long et les grands yeux rapprochés l’un de l’autre. Ils ont conservé aussi plusieurs des coutumes de leurs frères de là-bas, et surtout ils en parlent le langage.
C’est même pour moi l’un des charmes imprévus de cette île, que la langue des Maoris y soit parlée, car j’ai commencé à l’étudier dans les livres des missionnaires, en prévision de notre arrivée prochaine à Tahiti la délicieuse, dont je rêvais depuis mon enfance. Et ici, pour la première fois de ma vie, je puis placer quelques uns de ces mots qui résonnent à mon oreille d’une façon encore si neuve et si mélodieusement barbare.
Pierre Loti. L’île de Pâques
statues que la nuit a construites et égrenées en cercles clos pour n’être vues que de la mer
Pablo Neruda
Les deux mille personnes qui parlent aujourd’hui le Rapa Nui tentent de lui redonner une nouvelle vie. L’île comptait 5 000 habitants en 2014.
Au commencement était le Verbe. À la fin aussi. Les mots sont ce qui reste. Transmis de bouche à oreille, gravés dans le marbre, copiés sur un parchemin ou tapés sur un ordinateur, ils sont la clé de la compréhension. Ils font parler les morts, bavarder les vieilles pierres, les poteries, les fresques, les tissus. Sans eux, il n’existe au mieux que des hypothèses susurrées ; au pire, que le grand silence.
Le silence : sur l’île de Pâques, il s’impose quand le visiteur se retrouve figé devant les statues qui font la renommée de ce bout de terre émergé. Un silence respectueux, admiratif, devant ces géants plantés sur ce confetti perdu au milieu de l’océan Pacifique, à 4 000 kilomètres de Tahiti et presque autant de la côte chilienne. Un silence intrigué, pudique aussi, face à l’énigme que représentent ces idoles. Ils ont en commun de faire une moue ironique avec leurs lèvres. Ces bouches fermées se moquent-elles ainsi de ceux qui, désespérément, essayent de les faire causer ?
Il y a bien du bruit, et même du tumulte, tout autour. Il y a l’océan Pacifique, qui tambourine dans leur dos, écrasant ses déferlantes sur la roche volcanique, envoyant haut vers le ciel une écume qui retombe en une averse blanche. Il y a le vent, qui a fait des milliers de kilomètres au ras des flots sans rencontrer d’obstacle : les jours de grogne, il vient rugir sur le relief, point culminant à 500 mètres d’altitude. Il y a les voix de stentor des guides locaux qui passent en soudaine tempête, racontent on se demande quoi à la multinationale des shorts qui les accompagne, trois petites photos et puis s’en vont.
Mais ces vains décibels n’y font rien. C’est tout de même le silence qui domine à l’intérieur. Lui seul permet finalement de communiquer à travers les siècles avec les sculpteurs de ces monuments muets. Du moins l’écrivain Pierre Loti le croyait-il quand il fit escale ici, en 1872. Il raconte dans son journal comment il dessina ces statues, tandis que ses compagnons faisaient la sieste, avec le seul crissement de la mine sur la feuille. Peu à peu l’âme des anciens hommes pénètre la mienne. Il préférait appeler l’île de Pâques de son nom local, Rapa Nui, le trouvant plus conforme à la mélancolie qui le saisit durant son court séjour.
Alors, comme lui, on ne peut que rester sans voix devant les quinze géants de Tongariki, tous pareils et tous différents [l’ahu – autel de pierre – Tongariki est le plus important de l’île] ; devant les têtes majestueuses de Rano Raraku, formidables épingles plantées dans le flanc d’un volcan ; devant les lourds couvre-chefs rouges juchés en équilibre sur les vigies de Nau Nau, elles-mêmes posées sur le sable blanc de la plage d’Anakena. Même les sculptures profanées de Vinapu ou de Tepeu, renversées, têtes et corps misérablement éparpillés sur le sol, laissent bouche bée. Il y a l’idée de quelque chose de plus grand que nous, qui nous dépasse, nous écrase. Et pas seulement parce que ces témoins pétrifiés nous toisent parfois à plus de dix mètres de haut. Ceux qui les vénéraient pensaient que ces pierres sculptées enfermaient le mana, une force protectrice. Comment ne pas ressentir ce pouvoir, à contempler ces colosses ?
Les statues sont appelées ici moaïs. Les archéologues en ont déjà retrouvé, excavé parfois, près de neuf cents sur une île d’à peine 160 kilomètres carrés. Ils sont en plus ou moins bon état. À la sortie d’Hanga Roa, la capitale insulaire – en fait un gros bourg ordonné autour de quelques hôtels, restaurants et boutiques de souvenirs -, un moaï a été entièrement restauré. On lui a remis son pukao, cette coiffe rouge où d’aucuns voient un chapeau et d’autres une chevelure ou un turban. On lui a surtout refait des yeux, iris blanc d’onyx et rétine noire d’obsidienne. Il ne manque que les peintures pour le rendre à son état originel. Juste à côté, dans le Musée d’anthropologie Sebastian-Englert, les objets exposés, notamment les magnifiques sculptures en bois et quelques fresques réchappées du pillage, indiquent une civilisation raffinée, structurée en castes.
Les moaïs apparaissent souvent en série, hissés côte à côte sur d’imposants autels baptisés ahus. Ces derniers sont eux-mêmes au milieu de centres cérémoniels plus vastes encore. Ils sont dispersés sur toute l’île. Au détour d’une route ou d’un chemin, ces vestiges surgissent soudain, majoritairement sur la côte, plantés à l’aplomb d’une falaise ou nichés dans le pli d’une plage. Face à ces cathédrales à ciel ouvert, on se dit qu’une foi immense, de celles qui déplacent les montagnes, a poussé des hommes à charrier sur des kilomètres, sans roues ni animaux de trait, ces monstres pesant jusqu’à 80 tonnes.
On éprouve alors le même sentiment que l’ethnologue Alfred Métraux quand il séjourna ici, en 1934. Ce vertige du colossal dans un univers minuscule, chez des hommes aux ressources limitées, voilà tout le miracle de l’île de Pâques a écrit le Suisse à son retour d’expédition. Il venait percer les secrets d’une civilisation disparue. Il est arrivé, bardé de savoir, rompu à sa discipline, se refusant à la voie facile et paresseuse qui considérerait l’énigme pascuane comme insoluble. Il est reparti avec quelques réponses mais plus encore de questions. Il a eu l’humilité de le reconnaître. Il faut avoir le courage de déclarer que certains problèmes de l’île de Pâques ne sont qu’à moitié éclaircis et resteront peut-être à tout jamais indéchiffrables. (L’Ile de Pâques, Gallimard, 1941).
Après lui et jusqu’à aujourd’hui, bien des scientifiques se sont cassé les dents sur ces statues de basalte. Ils sont venus découvrir le comment et le pourquoi. Ils n’ont soutiré que des bribes de solutions, aussitôt contestées par un cher confrère. Les théories se succèdent, se chevauchent, se croisent, se heurtent. La communauté scientifique ne se retrouve finalement que pour écarter, de façon arbitraire d’ailleurs, l’hypothèse des restes d’une Atlantide du Pacifique ou celle d’un cadeau laissé par des extraterrestres… Pour le reste, c’est la foire d’empoigne.
La faute au silence donc, aux mots qui manquent cruellement dans cette quête scientifique. Les seuls écrits qui restent sont quelques tablettes couvertes de signes à ce jour impénétrables, le rongorongo. On ne sait même pas s’il s’agit d’un langage formé ou d’une simple méthode mnémotechnique. Les scribes qui se transmettaient de génération en génération sa connaissance ont disparu. Quand à la mémoire orale, elle s’est largement effacée tandis que s’étiolait la civilisation qui la portait.
La faute aussi aux premiers hôtes européens, qui manquèrent singulièrement de curiosité. Le premier, le Hollandais Jacob Roggeveen, baptisa cette île du jour où il la découvrit, à Pâques 1722. Il consigna l’existence de statues si particulières, mais ne trouva rien de mieux que de tirer sur ceux qui les avaient érigées. En 1770, l’Espagnol Felipe Gonzalez y Haedo jeta à son tour l’ancre dans ces parages, mais ne fut guère plus curieux. En 1774, puis en 1786, l’Anglais Cook et le Français La Pérouse, accompagnés de scientifiques, se montrèrent plus intéressés, décrivirent le contraste entre la noblesse des moaïs et la rusticité des bons sauvages qui vivaient à leur pied, mais ne s’attardèrent pas assez pour percer ce mystère.
À l’exception du premier d’entre eux, le Frère Eyraud, les missionnaires mirent ensuite plus d’allant à éradiquer les vieilles croyances qu’à les enregistrer. Quant aux colonisateurs, français, anglais, espagnols et, plus tard, chiliens, quand l’île fut annexée en 1888, ils étaient aventuriers davantage qu’érudits. Ils ne voyaient dans les Pascuans qu’une bande de voleurs, avec accessoirement des propensions à l’anthropophagie.
Quand les premiers scientifiques s’intéressèrent enfin aux moaïs, ces derniers avaient été méthodiquement saccagés, jetés à terre. Les ahus étaient également dévastés. Pourquoi un tel sacrilège ? S’agissait-il, lors de conflits tribaux, de punir le vaincu et de briser ainsi son mana ? Ce blasphème n’est-il pas plutôt lié à l’arrivée d’un culte de substitution, celui de l’homme-oiseau et du dieu Make Make ? Ces deux figures sont omniprésentes sur les pétroglyphes de l’île. On en connaît parfaitement le rituel car il se déroulait encore au milieu du XIX° siècle. Tous les ans, une importante cérémonie se tenait à Orongo. [le frère Eugène Eyraud en 1864 aura été le seul témoin occidental de ce Tangata Manu, en l’honneur du dieu Maké-Maké, créateur de l’Univers – un triathlon avant l’heure – disparue à la fin du XIX° siècle : une dizaine d’hopu (serviteurs), athlètes doublés de guerriers désignés par chaque chef de tribu, se lançaient dans les 300 mètres de la falaise d’Orongo sur des troncs de palmiers et de totora (paille) tressée, nageaient jusqu’à l’îlot principal au mépris des requins, rapportaient au roi et aux chefs de tribus réunis au sommet de la falaise le premier œuf de manutara (la sterne fuligineuse). [Un œuf sacré pour les anciens habitants de l’île, originaires de l’archipel des Gambier, en Polynésie. ndlr]
Au bord de la mer, sur les lèvres du volcan Rano Kau, gardé par des rangers, il reste les maisons de pierre qui abritaient ce culte. Était-il complémentaire ou a-t-il remplacé celui des moaïs ? De quoi ajouter une épaisseur aux mystères de l’île.
D’où venaient les premiers habitants ? Un consensus semble s’établir pour en faire des Polynésiens ayant voyagé sans doute depuis l’archipel des Marquises ou de l’île de Mangareva. Les similitudes linguistiques et culturelles plaidaient depuis longtemps en ce sens. Les études ADN ont depuis conforté cette thèse. Un roi déchu, Hotu Matua, se serait réfugié là avec quelques partisans et aurait jeté dans ce huis clos au milieu de l’océan les bases d’une nouvelle civilisation. D’autres scientifiques n’excluent pas un peuplement ou au moins une influence inca, pensant retrouver dans certaines réminiscences, comme la culture de la patate douce, dans l’architecture des ahus et dans la démesure des moaïs, l’influence de cet empire. Mêmes débats orageux pour situer l’arrivée de ces primo-habitants. Les hypothèses s’échelonnent entre le début de notre ère et l’an 1000. Mais une récente étude menée par deux anthropologues américains, Terry Hunt et Carl Lipo, relance l’idée d’une installation plus tardive, vers 1200.
Les statues provenaient de la même carrière, sur le flanc du volcan Rano Raraku. Sur place, il reste plusieurs centaines de moaïs qui n’ont pu être transportés. Certains sont encore incrustés dans la roche, comme ce géant allongé de 21 mètres qui n’attendait qu’un dernier coup de burin pour être libéré. Le chantier de Rano Raraku semble avoir été brutalement abandonné, sans explication. Autre casse-tête : comment étaient transportées et dressées de telles masses ? Sur place, dans le Musée Sebastian-Englert, un panneau montre, non sans ironie, les multiples expériences conduites par différentes équipes contemporaines, sans arracher de convictions définitives. La dernière tentative a deux ans : en 2012, Lipo et Hunt ont ingénieusement réussi à faire avancer pendant cent mètres une réplique placée en position verticale, la faisant se dandiner par un complexe mouvement de cordes. Il reprenait ainsi une croyance locale qui voulait que les moaïs marchent seuls. Mais cette possibilité est déjà contrebattue.
La controverse la plus acharnée concerne la fin de la civilisation Rapa Nui. À la fin du XIX° siècle, il ne restait plus qu’une poignée d’habitants, totalement acculturés. Comment la civilisation pascuane a-t-elle disparu ? Une première hypothèse évoque des guerres tribales qui auraient décimé la population. Elle s’appuie sur des légendes qui décrivent les affrontements sans merci que se livraient les clans. Un conte évoque ainsi l’extermination des longues oreilles par les courtes oreilles. Il pourrait s’agir d’une révolte des castes inférieures contre l’aristocratie, dont les membres se reconnaissaient à leurs lobes étirés par de larges bijoux. D’autres chercheurs attribuent la responsabilité du déclin à l’arrivée des Occidentaux. Les premiers navigateurs auraient apporté avec eux des maladies qui auraient anéanti une population qui n’était pas prémunie. Un fait est avéré : au milieu du XIX° siècle, des trafiquants emmenèrent de force près d’un millier d’hommes. Ils furent réduits en esclavage dans des chantiers où se ramassait le guano, utilisé ensuite comme fertilisant. Après l’intervention des autorités religieuses, une centaine de survivants furent ramenés sur leur île, porteurs de la petite vérole qui contamina ensuite ceux qui étaient restés.
Une autre théorie a été avancée par l’Américain Jared Diamond. Elle part d’un constat des premiers navigateurs qui abordèrent ici : l’île était dépourvue d’arbres. Or des pollens ont été retrouvés en creusant le sol, attestant la présence de forêts dans le passé. Le biologiste envisage donc que les habitants de Rapa Nui aient dilapidé le bois. La disparition de la ressource écologique aurait eu des conséquences dévastatrices. Jared Diamond a popularisé cette explication dans un livre paru en 2005 : Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie (Gallimard/Essais). C’est peu dire que cette hypothèse d’une autodestruction environnementale a suscité le débat. Des chercheurs préfèrent penser que la forêt a disparu en raison d’une sécheresse particulièrement sévère, conséquence d’un phénomène climatique bien connu dans la région et lié aux caprices du courant El Niño. D’autres envisagent que la disparition des arbres soit liée à une infestation de rats.
Ces débats sur l’île de Pâques ne sont pas sans résonance avec d’autres questionnements sur la planète. Comme si Rapa Nui, monde au sein du monde, microcosme vivant en huis clos, devenait le réceptacle de nos interrogations et de nos hantises.
Heureusement, le touriste a sur le scientifique l’avantage de ne pas avoir de doutes existentiels. Il n’est pas là pour répondre aux questions, pas même pour s’en poser d’ailleurs. Il revendique la facilité et la paresse qu’abhorrait Alfred Métraux. Le mystère, les grands vides de la connaissance ne gâchent rien de son plaisir, bien au contraire. Ils ajoutent une aura, quelque chose d’intimidant, à la beauté brute de ces statues. Rapa Nui attire aussi pour ce silence obstiné des pierres.
Benoît Hopquin. Le Monde du 1° novembre 2014
Dans les années 2010, on aura les éléments pour savoir que peu après 1650, une catastrophe climatique probablement conjuguée aux guerres tribales et à la prolifération des rats avait totalement anéanti la végétation.
En 2018, Nicolas Cauwe, conservateur de la section Océanie des musées royaux d’Art et d’Histoire de Bruxelles et commissaire scientifique d’une exposition sur l’île de Pâques à Toulouse en 2018, viendra décocher quelques flèches à la thèse de Jared Diamond, en affirmant d’abord que l’on a fait erreur en s’inquiétant du mode de transport de ces statues, car ce ne sont pas les statues qui ont été transportées mais les blocs dans lesquelles elle devaient être sculptées : Léonard de Vinci ne sculptait pas le marbre de Carrare à Carrare ! Et il est beaucoup plus facile de transporter un bloc géométrique qu’une statue fragile. Le volume de bois nécessaire au transport de ces blocs n’a pas été suffisamment important pour générer à lui seul le déboisement de l’île. Catherine Orliac, directrice de recherche au CNRS et commissaire scientifique d’une exposition à Rodez assure que les petites statues appelées moaï kavakana, qui montrent des individus soit disant affamés aux joues creuses et aux côtes saillantes, ne représentent pas des gens affamés, mais des vieillards. L’anthropologue américain Carl Lipo assure quant à lui que flèches et pointes de lance sont en fait des outils domestiques. Aucune famine n’aurait été avérée sur l’île de Pâques : les analyses de squelettes d’anciens habitants par Caroline Polet, de l’Institut royal des sciences naturelles de Belgique n’ont révélé aucune trace de disette.
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Un article publié dans la revue scientifique Nature le mercredi 11 septembre 2024 apporte une preuve de la probable erreur des récits précédents.
Anna-Sapfo Malaspinas, spécialiste de génétique des populations à l’université de Lausanne, a analysé les génomes de quinze individus dont les restes se trouvaient dans les collections du musée de l’Homme à Paris. On a prouvé qu’ils avaient une origine génétique rapanui [donc de l’île de Pâques, ndlr], explique-t-elle. L’équipe de scientifiques estime qu’ils ont vécu au XVIIIe siècle ou au XIXe siècle, soit après l’effondrement décrit par certains auteurs.
L’analyse génétique démontre que ces personnes n’étaient pas des parents proches. Mais les techniques informatiques récentes permettent de tirer davantage de conclusions de ces quinze génomes. Nous avons voulu creuser deux questions. Est-ce que Rapa Nui a connu un effondrement de sa population dans les années 1600 ? Et à quand remontent les premiers contacts entre l’île et le continent américain ? éclaire Anna-Sapfo Malaspinas. Si le génome de deux êtres humains est largement similaire, il existe tout de même des petites différences. Celles-ci peuvent dire beaucoup. On sait que Rapa Nui a été peuplée autour de 1200. Nous avons donc simulé par ordinateur comment la diversité génétique de ses habitants aurait évolué si la population s’était développée avant de s’effondrer. Clairement, nos résultats ne sont pas compatibles avec ce scénario, détaille la chercheuse.
Evelyne Heyer, spécialiste d’anthropologie génétique et coautrice de l’étude, avance une deuxième explication. Si la population de l’île s’était effondrée à un moment, alors nos quinze individus auraient un grand nombre d’ancêtres génétiques communs, relativement récents. Mais ce n’est pas ce qu’on observe, complète-t-elle. Concrètement, si le nombre d’habitants avait diminué drastiquement au XVIIe siècle, alors les descendants seraient tous plus ou moins cousins. La diversité génétique des quinze échantillons ne plaide donc pas pour un tel scénario.
Des thèses différentes se sont opposées sur l’histoire de Rapa Nui (ce qui signifie la grande Rapa), car le site est exceptionnel. Pourquoi cette île auparavant boisée n’a désormais plus un arbre sur le caillou ? Comment ses fameuses et grandioses statues ont-elles été érigées ? L’idée d’une civilisation florissante qui se serait effondrée après avoir épuisé son environnement s’est peu à peu imposée. Ce récit envisage un pic démographique à 15 000 voire 20 000 personnes en 1600, avant de redescendre à quelques milliers. Nos résultats ne donnent pas la taille de la population à un instant donné. Par contre, ils ne sont pas compatibles avec l’idée d’une chute subite du nombre d’habitants. Un tel événement diminuerait aussi la diversité génétique au sein d’une population, avance Anna-Sapfo Malaspinas.
Des travaux précédents avaient déjà affaibli la thèse de l’effondrement. En juin, dans la revue Science Advance, une équipe d’archéologues s’est servie d’une intelligence artificielle pour retracer les zones cultivées de Rapa Nui. Selon ses résultats, sur 164 km² de terrain, seul 0,76 km² était probablement cultivé. De quoi nourrir trois à quatre mille personnes, pas plus. Soit la population de l’île quand les Européens l’ont découverte au XVIIIe siècle. Cela ne signifie pas que la présence humaine n’a pas modifié, et probablement dégradé, la biodiversité de Rapa Nui. Comme toutes les implantations humaines partout dans le monde. Mais l’idée selon laquelle cette population n’a pas su gérer son environnement au point de disparaître est une vision un peu coloniale des choses, souffle Anna-Sapfo Malaspinas.
Le peuple Rapa Nui, issu des populations polynésiennes, savait parfaitement s’implanter sur des îles. La disparition des arbres est probablement liée à l’activité humaine, mais aussi à l’influence d’une alternance de phénomène climatique el Niño et la Niña. La chute du nombre de Rapa Nuis est bien arrivée, mais plus tard, aux XVIIIe et XIXe siècles, lors de la rencontre avec les Occidentaux et leur lot de maladies et d’esclavagisme. Aujourd’hui, ils constituent environ la moitié des quelque 7 000 habitants de l’île, désormais sous administration chilienne.
Autre sujet d’investigation de l’équipe de scientifiques : à quand remontent les premiers contacts avec les peuples amérindiens, à 3 500 kilomètres de là ? Ils sont beaucoup plus anciens, Anna-Sapfo Malaspinas et son équipe le démontrent. Là encore, tout est question de proximité génétique. Vous héritez la moitié de votre génome de vos parents, le quart de vos grands-parents, le huitième de vos arrière-grands-parents, rappelle Evelyne Heyer. En suivant cette logique, les chercheurs ont mis en évidence des traces de génome amérindien chez les quinze individus analysés remontant à 15 voire 17 générations. Soit aux alentours de 1200 -1300, peu de temps après l’installation des Polynésiens sur Rapa Nui. Ce résultat n’a pas surpris les intéressés. Anna-Sapfo Malaspinas est entrée en contact avec des représentants de la communauté sur place. Quand on leur a présenté le résultat, ils m’ont juste dit qu’ils le savaient déjà, sourit-elle.
Olivier Monod Libération du 13 09 2024
printemps 1722
Reprise de la peste à Marseille, mais moins virulente qu’en 1720 : elle ne tue « que » 10 % de la population.
1722
Début de la construction du Palais Bourbon. Une révolte des Afghans leur fait envahir l’Iran : Ispahan ne s’en relèvera pas : Pierre Loti parle d’une population de sept cent mille habitants qui se serait alors réduite à soixante milliers à peine.
23 07 1723
Un hôtel particulier au 57, Rue de Varenne, est bâti sur ordre de Christian-Louis de Montmorency-Luxembourg, prince de Tingry, qui le commande en 1722 à l’architecte Jean Courtonne, sur un terrain acheté en 1719. Les travaux se révélant plus coûteux que prévu, le prince de Tingry vend l’hôtel en voie d’achèvement à Jacques III Goyon de Matignon. Lors de l’acquisition, le nouveau propriétaire retire le marché de travaux à Courtonne, soupçonné d’indélicatesse, mais lui conserve la fonction d’architecte jusque dans les premiers mois de 1724. Lorsque Courtonne est en définitive supplanté comme architecte par Antoine Mazin, le gros-œuvre et la décoration extérieure sont achevés et la décoration intérieure est en cours d’achèvement. Mazin se borne à réaliser le portail, dont Courtonne se plaignit d’ailleurs au motif que son couronnement est trop semblable à celui de l’hôtel.
L’État l’achètera en 1922, puis en fera le siège de la présidence du Conseil, sous les III° et IV° républiques, puis du premier ministre à partir de la V° République.
25 12 1723
Johann Sebastian Bach, 38 ans, passe son premier Noël à Leipzig. Il a passé six ans à la cour de Köthen, gagnée à la cause calviniste qui interdit tout musique religieuse, d’où les très nombreuses créations de suites pour orchestre, sonates et partitas pour violon, suites pour violoncelle, beaucoup de musique de chambre et, cerises sur le gâteau, les Concertos brandebourgeois, le Clavecin bien tempéré, concertos pour violon ou pour clavecin, les suites anglaises et françaises pour clavier, les trente inventions et sinfoniae pour clavier. Cette extraordinaire créativité va être cassée par le mariage du prince Léopold avec une femme… qui n’aimait pas la musique. Il lui faut partir. À Leipzig, il devient le Cantor de l’Église Saint Thomas, principal poste musical de la ville qui, consistait à assurer l’enseignement musical et le latin à une soixantaine d’élèves. Pour ce Noël, il fait entendre dans les deux principales églises de la ville, Saint Thomas et Saint Nicolas la cantate Christen ätzet diesen Tag – Chrétiens, gravez ce jour – BMV 63 et l’après-midi, aux vêpres, le Magnificat BMV 243 A.
Formant probablement le vœu que son génie passe à ses enfants, il en aura vingt, de deux épouses, dont dix deviendront adultes. Il faut deux enfants pour faire un homme, dira plus tard de ce temps Fernand Braudel. D’aucuns le nommeront le cinquième Évangéliste.
17 01 1724
La Sarah, un navire irlandais chargé de laine et de beurre, fait naufrage sur l’îlot de Kilaourou, relié à l’île de Sein à marée basse.
De la laine ! C’était un objet de première nécessité. Du beurre ! Certes à cette époque beaucoup d’îliens ne le connaissaient que par ouï-dire, car ils étaient trop pauvres pour acheter une vache. Aussi quelle aubaine ! Aussitôt le naufrage connu, presque tous les habitants, environ 350 personnes, tant hommes que femmes et enfants d’aller à la côte, recteur en tête. Pendant que Joachim-René Le Gallo s’occupait à secourir les quatre survivants du naufrage et à recueillir les corps du capitaine (…) et d’un prêtre irlandais (…) qui se trouvait à bord, le navire fut pillé. (…) Joachim-René Le Gallo essaya bien d’intervenir. Il se posta à Beg-ar-C’halé, langue étroite de terre, qui relie l’îlot de Kilaourou au bourg, pour arrêter les pillards et les empêcher de receler dans leurs masures les objets dérobés. (…) Bientôt les plus hardis accourent et forcent le digne recteur de leur céder la place (…). Le pillage se fit alors sans contrainte (…) et se continua les jours suivants avec une telle sauvagerie que l’Amirauté (…) dépêcha un gent pour enquêter.
Hyacinthe Le Carguet
09 1724
Sous le pseudonyme de Capitaine Richard Johnson, Daniel Defoe publie General History of the Robberies and Murders of the most notorious Pyrates. Énorme succès de librairie qui amène des rééditions, il y en aura une centaine en tout, et une simplification du titre en 1726 : The History of the most notorious pyrates. Il y est question, entre autre, d’une sorte d’État idéal, fondé vers 1685 proche de la baie de Diego Suarez à Madagascar par un certain Misson associé à un curé défroqué, Carracioli, avant-garde d’un socialisme anarchisant qu’il nomme Libertalia.
La réalité est beaucoup plus cruelle et la situation des derniers forbans abandonnés à Madagascar est catastrophique : Il ne reste plus sur l’île de Madagascar qu’une quarantaine de ces malheureux dégradés sans vaisseau, qui implorent leur amnistie ne pouvant se soutenir et y périssent de misère, quoiqu’ils aient quantité de diamants, qui ne leur servent à rien pour se procurer le nécessaire à la vie, n’ayant par ailleurs une obole de comptant. Ils y étaient encore une soixantaine au commencement de cette année mais dix-huit ou vingt se détachèrent dans une barque d’environ vingt-cinq tonneaux et vinrent par ici demander leur amnistie et celle des autres restés après eux à Madagascar. Pendant que la plus considérable partie de leurs confrères étaient ici à terre, ceux restant à bord assassinèrent à dix heures du soir leur propre capitaine, nommé John Cleyton, anglais, d’un coup de pistolet chargé de trois balles tirées par derrière, et si à bout touchant que la bourre mit le feu à sa chemise. Et tout de suite enlevèrent la barque, après néanmoins avoir jeté dans leur petite pirogue, cinq d’entre eux tout hachés de blessures qu’ils avaient reçues, en voulant venger leur capitaine. Lesquels tout blessés qu’ils étaient se sauvèrent à terre, et depuis nous n’avons plus entendu parler de ce qu’ils sont devenus. Ceux qui étaient à terre et ceux qui se sauvèrent sont depuis demeurés fort à charge à la colonie, où leurs diamants ne sont pas marchandises courantes quoiqu’ils en aient des quantités assez considérables. Je fais passer en France sur le vaisseau de la Compagnie, le Royal-Philippe, presque tous ces misérables avec leur inique butin, délestant de bon cœur une telle vermine sur une colonie qui a des objets plus utiles à l’État
[…] La plus grande partie a été massacrée et empoisonnée par les Noirs, ou par eux-mêmes. Ce sont les plus misérables d’entre eux qui sont restés sur l’île, du nombre desquels est le nommé la Buse, qui a été un de leurs capitaines, qui après avoir dissipé ou perdu l’indigne fruit de sa piraterie, a répondu à ceux qui l’escortaient de profiter de l’impunité qui lui était offerte. […] Mais le reste de la population par les exactions qu’ils commirent, pour se procurer des esclaves et des femmes, ne les supportèrent que difficilement, profitant du moindre trouble pour les éliminer physiquement ou, plus subtilement, en les empoisonnant petit à petit. […] Ils demeurent éloignés les uns des autres sans aucune union. Ils tiennent cette côte d’Ambanivoulle depuis le 13°degré 40′ où est la grande pointe qui, avec des récifs, forme un espèce de fort nommé Anglebay, jusqu’à la rivière de Manangharre, peu distante de la baie d’Antongil, c’est par le travers de cette côte qu’est située l’île de Sainte-Marie, qui a dans une petite baie un bon port quoiqu’un peu gâté par des navires coulés avec leur entière cargaison. Ce n’est point sur cette île que les forbans se sont retirés, comme on l’a cru, mais demeurent seulement sur un des îlots qui le ferme. Un mulâtre y vit retranché avec des palissades où il a monté quelques pièces de canon, ainsi que le font en leur particulier chacun de ces brigands, devenus habitants de ces îles, étant obligés de se tenir en garde les uns contre les autres. Ils engagent à venir demeurer avec eux, et à prendre leurs défenses, les Noirs des environs où ils font leurs établissements. Lesquels leur sont affectionnés tant qu’ils peuvent espérer d’eux quelques avantages, et les massacrent et empoisonnent lorsqu’ils n’en peuvent plus rien tirer. Ils gardent cependant et estiment beaucoup leurs enfants mulâtres, venus de l’alliance de ces forbans avec les femmes du pays. Plusieurs sont maîtres de pareils établissements et ont beaucoup d’autorité parmi les Noirs qui les mettent volontiers à leur têtes, lorsqu’ils vont à la guerre. Presque tous ces mulâtres, lorsqu’ils ont trouvé l’occasion, ont suivi les traces de leurs pères et ont fait la course.
Desforges Boucher, gouverneur de Bourbon. Courrier à Louis XV
1724
Dans les années 1960, Fernand Braudel a entrepris une véritable exploration des bibliothèques qui ceinturent la Méditerranée : il prend son temps pour aller au terme de son entreprise : ce sera La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II. Son talent, son opiniâtreté, sa rigueur viendront mettre à mal des erreurs grossières d’interprétation de texte commises par des historiens partisans de la lecture rapide : Je pris connaissance d’une étude de Hans Hochholzer, poursuivie à son habitude entre histoire et géographie et consacrée à la Sicile. Il versait au débat une statistique rétrospective, retrouvée dans les archives de Vienne, datant de 1724, du bref instant où l’Autriche posséda l’île. Il s’y agissait d’entrées de blé à Messine ; le mouvement, amorcé en 1592, culminait en 1640, puis décroissait pour rejoindre le quasi-néant, en 1724. Le document réglait le problème : si la Sicile importait des céréales, avec régularité depuis la fin du XVI° siècle, elle avait cessé d’être le grenier de la Méditerranée occidentale. Or les documents siciliens – j’en eu la preuve grâce à la publication, en 1951, du Catalogue de Simancas consacré à la série Sicilia – indiquaient le contraire. Une étude de ces documents pour le XVII° siècle, donnait des résultats catégoriques : la Sicile a continué au XVII° siècle à exporter du blé. Une seule solution alors, voir, et de près, le document-clef de Vienne. Sa photographie m’a réservé une amère surprise. L’interprétation de cette liste de chiffres repose sur une série peu croyable de quiproquos extraordinaires : le mot introyte qui veut dire revenus, entrées d’argent, ici droits de douane, a été compris comme s’appliquant à des denrées de marchandise ; le mot de grani (qui, ici, désigne une sous-division monétaire du taro) a été traduit par céréales et du blé se trouve ainsi entrer à Messine, alors qu’il s’agit bel et bien de sorties et de soies, brutes ou blanchies. Le fac-similé du document l’établit dès les premières lignes.
20 01 1725
Un navire hollandais de la VOIC, sur le retour pour l’Angleterre mouille au large de l’île d’Ascension, à la latitude de Recife, au Brésil, de Luanda, en Afrique, plein sud de Conakry, île volcanique de 91 km², avec un sommet à 859 m. : Avons jeté l’ancre au nord-ouest de l’île d’Ascension. Il y a là une plage de sable fin. Nous avons envoyé une chaloupe pour attraper des tortues. El est revenue avec deux tortues au matin. Nous avons aussi trouvé une tente [l’île ne sera peuplée, par les Anglais, qu’à partir de 1815 : ils craignaient que Napoléon, détenu à St Hélène, pas bien loin, ne l’utilise lors d’une évasion], des livres et des pages où un homme écrit qu’il a été laissé là, accusé de sodomie, par un navire hollandais au mois de mai dernier. Nous ne l’avons pas trouvé. Il a du mourir de soif.
Le commandant
Si Dieu, en son infinie bonté, ne m’aide pas, je vais mourir. J’espère que cette punition en ce bas monde suffira pour le crime odieux que j’ai commis, avoir usé de mon semblable pour m’adonner à la luxure, alors que le Tout Puissant créateur ordonne que ce soit avec l’autre sexe.
[…] Je pense souvent que je suis possédé par les choses que je veux vraiment, quand je les cherche, je ne trouve que leur ombre. Mes chaussures tombent en morceaux, les pierres me coupent les pieds, j’ai peur de tomber et de casser mes seaux dont je peux pas me passer. Le treize, je suis parti chercher du bois, mais je n’en ai pas trouvé, à part quelques mauvaises herbes, un peu comme du bouleau. Je les ai rapportées à ma tente, je les ai fait bouillir avec du riz pour mon dîner.
[…] Le huitième jour au matin, j’ai redescendu mon drapeau et l’ai installé sur une colline de l’autre côté de l’île. En chemin j’ai trouvé une tortue, je l’ai tuée avec la crosse de mon mousquet. Je suis retourné à ma tente et je m’y suis assis, épuisé.
[…] Du premier au quatrième jour de juin, inutile d’écrire combien de fois mes yeux ont scruté l’océan à la recherche d’un navire, comment chaque petit point dans le ciel m’apparaissait comme une voile, je le fixais jusqu’à l’éblouissement et alors il disparaissait. Quand j’ai été abandonné sur l’île, le capitaine m’a dit qu’en cette période de l’année une voie de navigation passe par ici, c’est pourquoi je regarde avec beaucoup d’attention.
Leendert Hasenbosch, possible nom du naufragé condamné. Ce journal aurait été commencé le 5 mai 1724, et abandonné le 14 octobre suivant.
Le commandant du navire qui l’avait trouvé le remettra à un éditeur qui le publiera en 1726 sous le titre Puni pour sodomie, avec un succès certain qui appellera d’autres éditions… au contenu et au titre différent. Puis l’original disparaîtra… Une histoire qui suscite la perplexité…. Vrai ? Faux ? On peut trouver curieux qu’un matelot hollandais soit lettré – il écrit même plutôt bien -, que le commandant ait eu la délicatesse de lui fournir de quoi écrire. De quel stock d’eau douce disposait-il au départ ? on ne peut pas boire de l’eau de mer pendant cinq mois ! Il y a bien là un faisceau de faits qui laissent croire qu’il s’agit tout simplement d’un faux. Mais ce ne serait pas le premier, on avait déjà eu, quelques siècles plus tôt, le donation de Constantin… pour ne citer que le plus célèbre.
28 01 1725
Pierre le Grand, tzar de toutes les Russies meurt à 53 ans, laissant un testament de stratégie géopolitique où le cynisme tient très largement sa place :
Entretenir la nation russienne dans un état de guerre perpétuelle, pour tenir le soldat aguerri et toujours en haleine, ne le laisser reposer que pour améliorer les finances de l’État. Faire ainsi servir la paix à la guerre, et la guerre à la paix, dans l’intérêt de l’agrandissement et de la prospérité croissante de la Russie. Pendre part en toute occasion aux affaire et démêlés quelconques de l’Europe, et surtout à ceux de l’Allemagne, qui, plus rapprochée, intéresse plus directement. Diviser la Pologne… morceler le pays… Prendre le plus qu’on pourra à la Suède, et pour cela, l’isoler. Rechercher de préférence l’alliance avec l’Angleterre pour le commerce. Approcher le plus possible de Constantinople et des Indes. Une fois là, on pourra se passer de l’or de l’Angleterre. S’attacher et réunir autour de soi tous les Grecs désunis ou schismatiques. Établir d’avance une prédominance universelle par une sorte de royauté ou de suprématie sacerdotale. La Suède démembrée, la Perse vaincue, la Pologne subjuguée, la Turquie conquise, nos armées réunies, la Mer Noire et la Baltique gardées par nos vaisseaux, il faut alors proposer séparément et très secrètement, d’abord à la cour de Versailles, puis à celle de Vienne, de partager avec elle l’empire de l’univers. Si l’une d’elle accepte, ce qui est immanquable…. se servir d’elle pour écraser l’autre puis écraser à son tour celle qui demeurera, en engageant avec elle une lutte qui ne saurait être douteuse. Ainsi peut et doit être subjuguée l’Europe !
5 9 1725
Louis XV épouse Marie Leszczyska, de cinq ans son aînée. Faute de nous avoir laissé d’impérissables souvenirs, elle nous laissa un bien bon plaisir périssable, fait d’une pâte feuilletée [2] garnie de ris de veau, poulet, champignons, quenelles de veau, le tout dans une sauce béchamel : la bouchée à la reine. Cet talent de gourmet, elle le tenait de son père Stanislas qui avait un jour demandé à son cuisinier Stohrer d’ajouter du vin de Malaga à son kouglof rassis ; le rhum avait remplacé ensuite le vin de Malaga, et, comme Stanislas lisait en ce temps-là Les Mille et une nuits, il avait nommé la pâtisserie Ali Baba au rhum, simplifiée par la suite en Baba au rhum. Marie avait emmené Stohrer à Versailles, Baba au rhum inclus. Il devint vite le gâteau préféré des Napolitains, ex-aequo avec le sfoglietta. Mais Stanislas n’en restera pas là : quand on est gourmand, on s’entoure de gens compétents et cette compétence n’est pas le monopole du chef cuisinier, lequel, un soir de 1755, s’engueula avec son intendant, rendit son tablier et partit avec le dessert. Catastrophe : que va-t-on servir au dessert ? C’était sans compter avec Madeleine Paulmier, en temps normal servante de la marquise Perrotin de Baumont, recommandée à Stanislas, qui sauva la catastrophe en gestation en confectionnant un petit gâteau selon la recette de sa grand’mère, moulé dans une coquille Saint Jacques. Les invités du duc avaient apprécié et il donna le nom de la futée servante à ce gâteau, dont Marcel Proust ne sera pas le seul à se souvenir.
Autre hobby, mais où le talent eut toujours le plus grand mal à paraître… la peinture, qui resta dans le très conformiste registre de portraits de saints… à oublier au plus vite.
Pourtant, son bagage n’était pas que culinaire et de peinture : fort cultivée et intelligente, la belle parlait six langues – les Polonais sont très doués en langues – polonais, français, allemand, anglais, italien et latin ; elle dansait aussi, et chantait, jouait du clavecin, de la guitare et de la vielle ; elle avait de très bonnes connaissances philosophiques et du flair : – c’est une sotte chose que d’être reine, on nous dépouillera bientôt de cette incommodité –, mais voilà, elle avait voulu se mêler des affaires du royaume en prenant ouvertement parti auprès du roi en faveur du régent, le duc d’Orléans, contre le cardinal de Fleury, précepteur du roi, lequel se sentira offensé de cette initiative et la tiendra désormais soigneusement à l’écart des affaires du royaume…, la priant de se contenter de faire de nombreux enfants… Elle s’exécuta et en fit dix, les dix ans pendant lesquels son jeune mari fut très amoureux, après quoi il prit pour maîtresse officielle madame de Pompadour, dont Marie dût s’accommoder. Ah ! si elle avait écouté son père qui, la veille de son mariage lui écrivait : Vous devenez reine de France. À la cour, il y a des gens que l’on hait et que l’on aime, sans savoir pourquoi. Envers les premiers, c’est une injustice, envers les autres, c’est une faiblesse… N’essayez point de percer les voiles qui couvrent les secrets de l’État. L’autorité ne veut point de compagne.
Stanislas I° Leszczinski, duc de Lorraine, ex roi de Pologne
1727
Francisco de Mello Palheta introduit la culture du café au Para, dans le nord du Brésil. Aventure sans lendemain. On recommencera 30 ans plus tard dans la vallée du Paraiba do sul, dans la capitainerie de Rio, mais le café antillais suffisait à satisfaire la demande européenne.
25 05 1728
Le transport du vin de Champagne est autorisé en paniers de cinquante ou de cent bouteilles. Les premières maisons de négoce peuvent apparaître : Ruinart en 1729, Chanoine Frères en 1730, Fourneaux en 1734, [le futur Taittinger], Moët en 1743 etc…
31 07 1728
Montesquieu parcourt le Tyrol [3] : dans ce Trentin Haut-Adige, site entre autres des Dolomites, un parcours sur lequel aujourd’hui s’extasient par milliers les touristes, le plaisir qu’il prend est bien maigre, faisant la part belle à la répulsion qu’il éprouve presque constamment. Il faudra encore quelques décennies pour que l’homme se mette à apprivoiser la montagne.
Le 31 juillet, à six heures de France, je partis de Trente. Je ne restai en chemin ni pour manger, ni pour dormir et j’arrivai à Innsbruck le lendemain à onze heures du matin. J’avais mis à Trente un avant-train à ma chaise pour trois pistoles d’Espagne. Tout ce que j’ai vu du Tyrol de Trente jusqu’à Innsbruck m’a paru un très mauvais pays. Nous avons toujours été entre deux montagnes, et ce qu’il y a de surprenant, c’est qu’après avoir presque crevé de chaud à Mantoue, il m’a fallu souffrir un froid très vif dans ces montagnes du Tyrol, quoique j’eusse des habits bons pour l’hiver, et cela le premier jour d’août.
On arrive de Trente à Bolzano, toujours entre deux montagnes, suivant l’Adige, qu’on ne perd jamais depuis Vérone. À Bolzano, l’on quitte l’Adige, qui reste à gauche et l’on suit sur l’Eisack. Il y a 7 lieues d’Allemagne (ou 35 milles d’Italie) de Trente à Bolzano. De Bolzano, suivant l’Eisack, on arrive au Grand Brenner.
Le Brenner est une haute montagne, d’où sortent deux rivières : l’Eisack, qui va dans l’Adige à un mille d’Italie, et le Ultz, qui va de l’autre côté, à Innsbruck, et se jette dans l’Inn. Il n’y a pas plus de deux cents pas d’une source à l’autre. Ce sont plutôt deux torrents que deux rivières. C’est comme un toit à deux égouts. La carte de Delisle marque mal ou ne marque point du tout la source de ces deux torrents. Les sources y paraissent très éloignées, ce qui n’est point.
[…] Vous remarquerez que les postes de Bavière et du nord du Tyrol ne finissent jamais. Je ne restai sur le chemin pour boire, manger ni dormir et je n’arrivai à Munich que le lendemain matin, une heure avant le jour, quoique je n’eusse changé que cinq fois de chevaux. Les lieues de Bavière sont immenses. Je crois que les Allemands, qui pensent peu, et, par conséquent, ne s’ennuient jamais, ont fabriqué les lieues si longues pour nous.
Les paysannes de Bavière n’ont de jupes que jusqu’aux genoux et ont des chapeaux : comme des hommes, tant leurs jupes ressemblent à une culotte large. La plupart des paysans de Bavière portent la barbe, comme en Tyrol. Il faut que les modes fassent bien du chemin avant d’arriver aux paysans du Tyrol et de Bavière.
Dès qu’on entre dans le Tyrol, on sent le climat d’Italie changer : c’est un froid très grand. Aussi passe-t-on d’abord des cheveux noirs aux cheveux blonds. Ce sont les montagnes qui font cette différence. Depuis Trente, et même avant, jusqu’à Munich, on marche toujours entre deux montagnes : on ne voit jamais qu’un morceau du ciel, et on est au désespoir de voir cela durer si longtemps.[…] Mais quand le soleil, par hasard, se trouve bien à darder à plomb dans cet entre-deux, c’est là qu’il fait des moments de chaleur bien vifs
Dans plusieurs lieux de ces pays-là, on a neuf mois d’hiver ; mais on s’y chauffe bien le bois y étant commun. Le Tyrol a beaucoup perdu par le chemin que l’empereur a fait faire par la Styrie et la Carinthie. Bien des hommes et des marchandises y passent à présent ; ce qui diminue d’autant le nombre de passagers du Tyrol. Cela y apportait de l’argent. Au Brenner, [le col du Brenner est à 1 370 m. ndlr] on sème de l’avoine, mais elle ne murit pas tous les ans. Le Tyrol a assez de blé, des bestiaux ; pas assez de vin, qu’il tire du Trentin.
Le gouvernement de l’empereur dans le Tyrol est tout. C’est un dicastère qui règle tout. Chacun va jurer de la quotité de son revenu. On le taxe à proportion qu’il a, et cela va ordinairement à 1/40, années ordinaires.
La bonté du gouvernement et le passage des hommes et des marchandises fait que l’on vit bien dans le Tyrol en dépit de la Nature. Il faut avouer, cependant, que les voyageurs voient le Tyrol pire qu’il n’est, y ayant entre les montagnes, des vallées très fertiles, et des coteaux de même.
Le Tyrol est une forteresse presque imprenable. Les paysans, avec des pierres, déferaient une armée. Le duc de Bavière ne se trouva pas bien d’y être entré. Il vint (je crois) jusqu’au Brenner. Souvent le Brenner se couvre de neige, de façon que le passage est fermé, d’abord. Les gens du pays sont commandés pour l’ouvrir, ouvrage qui dure quelquefois trois jours.
Voyages de Montesquieu. 1896
Aujourd’hui, on passe le col du Brenner par une autoroute saturée de camions. Aussi l’Autriche, l’Italie et l’Union Européenne ont-ils mis 10 milliards € sur la table pour creuser un tunnel qui sera uniquement ferroviaire – tous les camions montent sur le train – sur une longueur de 57 km, 64 km en incluant les tunnels annexes de part et d’autre qui permettront d’effectuer le trajet Münich-Verone, 430 km en 4 heures quand il faut en 2023 5h30′. Le tunnelier – 160 mètres de long – permet d’avancer de 10 à 14 mètres /jour, selon la structure de la roche, de 60 mètres/jour dans le meilleur des cas. Sa mise en service est prévue pour 2032. L’entreprise emploie 1 500 hommes, sur 5 chantiers différents.
28 08 1728
Victor Amédée II, roi de Sardaigne et du Piémont impose définitivement le français comme langue officielle et décide la réalisation de la mappe cadastrale, appelée la Mappe Sarde : c’est une première, et c’est ce petit pays qui en est l’auteur. L’échelle est de 1/2 400. Des réductions seront réalisées pour l’armée, au 1/12 000, puis 1/48 000, et 1/96 000.
Dans l’esprit du législateur, le nouveau cadastre devait répondre à de multiples exigences : livrer d’un seul coup les superficies, la valeur des terres, leur produit brut, les frais de culture propres à chaque parcelle, les diverses charges seigneuriales et décimales, enfin le produit net pour fournir à une fiscalité ordonnée des bases indiscutables.
[…] En plus de la constitution d’un cadastre communal ou tabelle minute le deuxième objectif fixé était de préciser les biens féodaux ou les anciens patrimoines ecclésiastiques détenus avant 1584 et exempts de la taille et ceux possédés depuis cette date assujettis à cet impôt. Enfin il fallait préciser les charges seigneuriales pesant sur le sol et dès 1728 les possesseurs de fiefs furent invités à fournir des rôles de leurs droits, avec indication précise des fonds sur lesquels ces droits étaient exigibles.
J. Nicolas. Ombres et Lumières Savoie au XVIII° siècle.
D’autre part, il ne nourrit pas une grande estime pour ses sujets savoyards : Ils ne sont jamais contents : s’il pleuvait des sequins (pièces d’or qui avaient cours en Italie), ils diraient que le Bon Dieu casse leurs ardoises.
Propos de Victor Amédée II, rapportés par Victor Saint Genis, dans Histoire de la Savoie.
08 1728
Vitus Béring, capitaine danois recruté par le tzar Pierre le Grand pour savoir ce qu’il en est de l’extrême est de la Sibérie, et de l’Amérique voisine, car les cartes existantes cultivent le flou. Vitus Béring, parti par voie terrestre à travers la Sibérie, aura mis trois mois pour atteindre le Kamchatka où il doit réparer un navire et en construire un autre pour s’aventurer dans le Pacifique, cap au nord-est puis nord, puis ouest. La météo n’est pas bonne et, certain d’être entré dans l’océan arctique, il fait demi-tour pour renter en mer d’Okhotsk. Le seul fait d’avoir été en eaux libres pendant son périple vient confirmer que l’Asie est bien séparée de l’Amérique par un détroit auquel, cinquante ans plus tard, James Cook, frappé par l’exactitude des cartes qu’il a laissées, donne son nom.
09 1728
Une épidémie inconnue décime la population savoyarde : Il est raconté qu’un jour, au plus fort de la mortalité, une personne se rendant du bourg au Bouchet entendit cinq fois les cloches tinter le glas des morts : c’est à dire qu’en moins d’une demi-heure, cinq personnes venaient de rendre le dernier soupir. Il ne se passait presque pas de jour qu’il n’y eut quelque décès. Le fléau cessa au commencement de septembre. On attribua sa disparition à un vent violent qui, pendant plusieurs jours, souffla en tourbillons impétueux. L’orage aurait emporté les germes de la maladie.
P. J. Morand.
Il survint le soir de la foire du 6 septembre. Le grand préservatif contre cette maladie était de boire au sucre ainsi que l’histoire le rapporte.
Abbé Jean Baptiste Clément Berthet.
20 10 1728
Un incendie débute à Copenhague : il va durer 60 heures, jusqu’au 23, réduisant en cendres le quart de la ville, nombre de monuments historiques et les instruments de Ticho-Brahé.
1728
Pierre Fauchard fonde la dentisterie moderne en publiant Chirurgien Dentiste ou Traité des dents. Début des travaux du canal de Picardie, qui relie la Somme à l’Oise.
vers 1728
Jean Baptiste Labat, dominicain, publie une Nouvelle relation de l’Afrique Occidentale. Il n’a en fait jamais mis les pieds en Afrique, mais sa très bonne connaissance des Antilles lui donne des audaces ; il s’est inspiré principalement des mémoires d’André Brue, publiées trois ans plus tôt. Paul Morand le cite fréquemment, dans Paris Tombouctou, 1928, sans paraître savoir que l’ouvrage n’est pas de première main.
On porta mon fauteuil au milieu d’une place où il y avait grands feux pour éclairer l’assemblée. Les gens de condition s’assirent sur des nattes et les Français avaient derrière eux de jeunes négresses bien parées de colliers, bracelets et de belles pagnes, qui chassaient les maringouins (moustiques). Les nègres entraient en conversation avec les officiers. Ils appellent cela calder, c’est-à-dire causer, ou converser, et cet exercice leur plaît infiniment […] il y avait au bal toute la jeunesse du canton.
fin juin 1729
Jean Meslier, curé depuis 1689 d’Étrépigny, – 165 habitants en 1793 – dans les Ardennes, 10 km au SSE de Charleville Mézières, meurt. On pourrait s’attendre à quelque éloge funèbre parfaitement rodé, pour ce bon pasteur tout dévoué à ses brebis pendant 40 ans. Il avait certes tendance à prendre des bonnes qui n’avaient pas atteint l’âge canonique, mais, pourquoi faire compliqué quand on peut faire simple ? Il avait bien aussi une fois tancé vertement en chair le seigneur de Touilly pour les mauvais traitements qu’il infligeait à ses paysans, mais le rappel à l’ordre de l’évêque l’avait fait se tenir à carreau par la suite.
En fait il laissait en héritage à ses paroissiens un volumineux mémoire manuscrit recopié en trois exemplaires manuscrits de 366 feuillets chacun : Pensées et sentiments. Et c’était un virulent manifeste athée, qui fait de cet obscur curé de campagne un précurseur des Lumières, prônant une philosophie de l’anarchisme, une vision communiste de la société. Les bolcheviques ne s’y tromperont pas, puisque son nom sera gravé sur le monument du Jardin Alexandrovski de Moscou à la gloire des précurseurs du socialisme moderne : c’est le seul monument public qui célèbre la mémoire de Meslier.
Voltaire en prendra connaissance six ans après sa mort, en faisant circuler quelques exemplaires sous le manteau dans le milieu des encyclopédistes ; il attendra 1762 pour en livrer un abrégé, estimant que l’original était écrit dans un style de cheval de carrosse.
Pesez bien les raisons qu’il y a de croire ou de ne pas croire, ce que votre religion vous enseigne, et vous oblige si absolument de croire. Je m’assure que si vous suivez bien les lumières naturelles de votre esprit, vous verrez au moins aussi bien, et aussi certainement que moi, que toutes les religions du monde ne sont que des inventions humaines, et que tout ce que votre religion vous enseigne, et vous oblige de croire, comme surnaturel et divin, n’est dans le fond qu’erreur, que mensonge, qu’illusion et imposture.
[…] Intervenez en faveur de la vérité même en faveur des peuples qui gémissent comme vous le voyez tous les jours, sous le joug insupportable de la tyrannie et des vaines superstitions. Et si vous n’osez non plus que moi vous déclarer ouvertement pendant votre vie contre tant de si détestables erreurs, et tant de si pernicieux abus qui règnent si puissamment dans le monde, vous devez au moins demeurer maintenant dans le silence et vous déclarer au moins à la fin de vos jours en faveur de la vérité.
[…] Vous adorez effectivement des faibles petites images de pâte et de farine, et vous honorez les images de bois et de plâtre, et les images d’Or et d’Argent. Vous vous amusez, Messieurs, à interpréter et à expliquer figurativement, allégoriquement et mystiquement des vaines écritures que vous appelez néanmoins saintes, et divines ; vous leur donnez tel sens que vous voulez ; vous leur faites dire tout ce que vous voulez par le moyen de ces beaux prétendus sens spirituels et allégoriques que vous leur forgez, et que vous affectez de leur donner, afin d’y trouver, et d’y faire trouver des prétendues vérités qui n’y sont point, et qui n’y furent jamais. Vous vous échauffez à discuter de vaines questions de grâce suffisante et efficace. Et en plus, vous vilipendez le pauvre peuple, vous le menacez de l’enfer éternel pour des peccadilles, et vous ne dites rien contre les voleries publiques, ni contre les injustices criantes de ceux qui gouvernent les peuples, qui les pillent, qui les foulent, qui les ruinent, qui les oppriment et qui sont la cause de tous les maux, et de toutes les misères qui les accablent.
[…] S’il y avait véritablement quelque divinité ou quelque être infiniment parfait, qui voulût se faire aimer, et se faire adorer des hommes, il serait de la raison et de la justice et même du devoir de ce prétendu être infiniment parfait, de se faire manifestement, ou du moins suffisamment connaître de tous ceux et celles dont il voudrait être aimé, adoré et servi.
[…] Nos pieux et dévotieux christicoles ne manqueront pas de dire ici tout bonnement que leur Dieu veut principalement se faire connaître, aimer, adorer et servir par les lumières ténébreuses de la foi, et par un pur motif d’amour et de charité conçue par la foi et non pas par les claires lumières de la raison humaine, afin comme ils disent d’humilier l’esprit de l’homme, et de confondre son orgueil.
Les religions veulent que l’on croit absolument, et simplement tout ce qu’elles en disent, non seulement sans en avoir aucun doute, mais aussi sans rechercher, et même encore sans désirer d’en connaître les raisons, car ce serait, selon elles, une impudente témérité, et un crime de lèse-majesté divine que de vouloir curieusement chercher des raisons.
La première pensée qui se présente d’abord à mon esprit, au sujet d’un tel être, que l’on dit être si bon, si beau, si sage, si grand, si excellent, si admirable, si parfait et si aimable, etc., est que s’il y avait véritablement un tel être, il paraîtrait si clairement et si visiblement à nos yeux et à notre sentiment que personne ne pourrait nullement douter de la vérité de son existence. Il y a au contraire tout sujet de croire et de dire qu’il n’est pas.
[…] Nous ne voyons, nous ne sentons, et nous ne connaissons certainement rien en nous qui ne soit matière. Ôtez nos yeux ! Que verrons-nous ? Rien. Ôtez nos oreilles ! Qu’entendrons-nous ? Rien. Ôtez nos mains ! que toucherons-nous ? Rien, si ce n’est fort improprement par les autres parties du corps. Ôtez notre tête et notre cerveau ! Que penserons-nous, que connaîtrons-nous ? Rien.
[…] toutes nos pensées, toutes nos connaissances, toutes nos perceptions, tous nos désirs et toutes nos volontés sont des modifications de notre âme. Il faut aussi reconnaître qu’elle est sujette à diverses altérations, qui sont des principes de corruption, et par conséquent qu’elle n’est point incorruptible, ni immortelle.
[…] Ils forgent comme ils veulent, ou ils ont forgé comme ils ont voulu, tous ces beaux prétendus sens spirituels, allégoriques et mystiques dont ils entretiennent et repaissent vainement l’ignorance des pauvres peuples. Ce n’est plus la parole de Dieu qu’ils nous proposent et qu’ils nous débitent sous ce sens-là ; mais ce sont seulement leurs propres pensées, leurs propres fantaisies, et les idées creuses de leurs fausses imaginations ; et ainsi, elles ne méritent pas qu’on y ait aucun égard, ni que l’on y fasse aucune attention.
[…] Nos christicoles regardent comme une ignorance, ou comme une grossièreté d’esprit, de vouloir prendre au pied de la lettre les susdites promesses et prophéties comme elles sont exprimées, et croient faire bien les subtils et les ingénieux interprètes des desseins et des volontés de leur dieu, de laisser le sens littéral et naturel des paroles, pour leur donner un sens qu’ils appellent mystique et spirituel et qu’ils nomment allégorique, anagogique et topologique.
[…] Si on voulait de même interpréter allégoriquement et figurativement tous les discours, toutes les actions et toutes les aventures du fameux Don Quichotte de la Manche, on y trouverait si on voulait une sagesse toute surnaturelle et divine.
[…] Puisque l’on ne voit maintenant, et que l’on n’a même jamais vu, aucune marque de cette prétendue alliance [entre Dieu et le peuple juif. ndlr] , et qu’au contraire on les voit manifestement, depuis beaucoup de siècles, exclus de la possession des terres et pays qu’ils prétendent leur avoir été promis et leur avoir été donnés de la part de Dieu pour en jouir à tout jamais.
[…] Pour qu’il y ait quelque certitude dans les récits qu’on se fait, il faudrait savoir : # Si ceux que l’on dit être les premiers auteurs de ces sortes de récits en sont véritablement auteurs. # Si ces auteurs étaient des personnes de probité et dignes de foi. # Si ceux qui rapportent ces prétendus miracles ont bien examiné toutes les circonstances des faits qu’ils rapportent. # Si les livres ou les histoires anciennes qui rapportent ces faits n’ont pas été falsifiés et corrompus dans la suite du temps, comme quantité d’autres livres.
[…] Il ferait certainement beau de voir les hommes se fier à une telle promesse que celle-là ! que deviendraient-ils ? S’ils étaient seulement un an ou deux sans travailler, sans labourer ? Sans semer ? Sans moissonner et sans faire de greniers ? Pour imiter en cela les oiseaux du ciel. Ils auraient beau ensuite à faire les dévots, et à chercher pieusement ce prétendu royaume du ciel et sa justice ! Le père céleste pourvoirait-il pour cela plus particulièrement à leurs besoins ?
[…] Les hommes deviennent tous les jours de plus en plus vicieux et méchants, et il y a comme un déluge de vices et d’iniquités dans le monde. On ne voit pas même que nos christicoles puissent se glorifier d’être plus sains, plus sages et plus vertueux, ou mieux réglés dans leur police et dans leurs mœurs que les autres peuples de la Terre.
Annonçant déjà Karl Marx, Meslier reproche aussi à l’Église son soutien aux tyrannies ainsi qu’à l’exploitation du peuple. L’Église, au lieu de défendre le pauvre, bénit les divers parasites qui se sont collés au travail des pauvres afin de mieux les exploiter : soldats, ecclésiastiques, juristes, policiers, nobles… Le roi, selon Meslier qui ne reconnait pas le droit divin, devrait être assassiné puisqu’il dominerait cette tyrannie avec l’accord du clergé. Meslier espère que son message sera entendu, diffusé, et que les hommes apprendront à vivre sans la religion, quelles qu’en soient les conséquences :
[…] Après cela, que l’on en pense, que l’on en juge, que l’on en dise et que l’on en fasse tout ce que l’on voudra dans le monde, je ne m’en embarrasse guère ; que les hommes s’accommodent et qu’ils gouvernent comme ils veulent, qu’ils soient sages ou qu’ils soient fous, qu’ils soient bons ou qu’ils soient méchants, qu’ils disent ou qu’ils fassent même de moi ce qu’ils voudront après ma mort ; je m’en soucie fort peu : je ne prends déjà presque plus de part à ce qui se fait dans le monde ; les morts avec lesquels je suis sur le point d’aller ne s’embarrassent plus de rien, ils ne se mêlent plus de rien, et ne se soucient plus de rien. Je finirai donc ceci par le rien, aussi ne suis-je guère plus qu’un rien, et bientôt je ne serai rien.
28 11 1729
Le commandant de Fort Rosalie, au nom des Français de Louisiane, a exproprié la tribu des Natchez d’une partie de ses terres au profit d’une plantation de tabac. Les Natchez attaquent par surprise Fort Rosalie. Plus de 200 colons sont massacrés, dont des femmes enceintes. Ils emmènent des dizaines de prisonniers. Aidés des Choctaws, les Français extermineront les Natchez l’année suivante ; les survivants seront déportés à Saint Domingue comme esclaves.
12 1729
Les Corses se soulèvent encore contre les Génois.
1730
Apparition de la bonneterie mécanique dans la région de Troyes, et du… bidet : à Paris d’abord, évidemment, qui vient clore une époque où faisait encore partie de la culture domestique des aphorismes du genre : se laver avec de l’eau nuit à la vue, engendre des maux de dents et apâlit le visage.
Frédéric de Prusse a 18 ans. Son père Frédéric Guillaume I° lui a imposé une éducation évidemment toute prussienne : beaucoup d’exercices physiques et militaires, pour un corps bien fait. Mais le fils a une préférence marquée pour une tête bien faite et s’est constitué une bibliothèque secrète, toute en philosophie, arts et lettres. Le père l’a découverte et durcit sa position, ce qui provoque une fugue de Frédéric, en compagnie de son ami, le lieutenant von Katte : rattrapés, von Katte est rien moins que décapité sous les yeux de Frédéric et celui-ci enfermé dans la forteresse de Kürstrin, où, pendant 2 ans, il va travailler comme simple fonctionnaire. Ces choses là ne s’oublient pas.
La conquête de la liberté n’avait pas non plus été sans mal pour Frédéric. Même si cinq mille chandelles éclairaient la salle à manger du palais décorée de grandes glaces, sa jeunesse ne fut pas aussi lumineuse qu’un après-midi d’été. Plus d’un demi-siècle auparavant, il frisait ses cheveux, les faisait pousser, montait à cheval comme une poupée, le bruit de la poudre lui faisait peur. Il prit pour amant Henri Colomb, un lieutenant de vingt-six ans, qui tenait ce nom de découvreur d’ancêtres protestants français réfugiés de l’autre côté du Rhin après la révocation de l’édit de Nantes et fondateurs d’une verrerie près de Potsdam. Dans leurs rêveries ultrafantaisistes ils projetèrent de s’enfuir ensemble. Le Roi-Sergent les fit intercepter.
Au point de vue physique la pédérastie me dégoûte à l’égal de la merde, et au point de vue moral, je la condamne.
Il traîna son fils par les cheveux et le fit traduire comme déserteur devant le conseil de guerre, après avoir d’abord songé sérieusement à le faire exécuter, comme Pierre le Grand pour Alexis en 1718. Frédéric fut jeté en prison, Henri dégradé en public et torturé.
Un matin, les geôliers de Frédéric le poussèrent jusqu’à la minuscule fenêtre de sa cellule : Votre père vous ordonne de regarder dans la cour.
Frédéric aperçoit son amant entouré de soldats. Quand il comprend, il hurle. Henri refuse qu’on lui bande les yeux. Il regarde Frédéric. Les deux garçons se crient en français des phrases d’adieu. La hache s’abat, la tête d’Henri roule sur le sable. Frédéric s’évanouit.
Ou tu te soumets, ou tu renonces au trône, tu n’as qu’à choisir.
Frédéric passa les dix années suivantes à dissimuler, filant doux, attendant son heure et apprenant son métier de roi, avant de retourner, mais alors avec quelle liberté grandiose, avec quelle impériale inventivité, aux grenadiers géants et à l’amour grec.
Dans un poème d’amour au lieutenant Colomb, il déclarait que l’ambition et la haine sont les seuls péchés contre nature. Et pas le désir d’un homme pour un autre homme.
Régine Detambel. Le chaste monde. Actes Sud 2015
1731
Naissance du tourisme à Nice : c’est lord Cavendish qui donne le ton d’une nouvelle mode en venant y passer l’hiver : une bonne partie de l’aristocratie britannique suivra.
Politiquement, l’Italie se met en retrait du monde pour plus d’un siècle : à Florence le dernier des Médicis, homosexuel sans descendance, accepte la souveraineté de Don Carlos d’Espagne sur la Toscane ; il en va de même pour Parme où meurt le dernier des Farnèse. Venise se contente de son carnaval. Mais cette décadence n’empêche nullement la musique de rayonner et Vivaldi doit à sa santé faiblarde un poste où il peut donner toute sa mesure. Petite santé… il est vrai que la mère avait été un peu secouée le jour de sa naissance, le 4 mars 1678, par un tremblement de terre sous un ciel comme il ventre della seppia – comme le ventre d’une seiche. En pleine gloire, il partira à Vienne où il mourra dans la misère : nul ne connaît le pourquoi de ce dernier voyage, peut-être une forme de mise sur la touche par la fugacité de la mode ?
27 01 1732
Une ordonnance du roi déclare qu’on cherche à Saint-Médard à abuser de la crédulité du peuple et, en conséquence, le cimetière est fermé. Et l’on voit vite circuler un distique :
De par le roi, défense à Dieu
De faire miracle en ce lieu
Fermer un cimetière ! que diable, de quoi peut-il bien s’agir ?
L’affaire est à situer dans la condamnation du jansénisme par la Bulle Unigenitus. Le jansénisme, comme tous les mouvements qui souhaitaient moins de pompe dans la vie de l’Église, était populaire : le mouvement des Appelants – les membres du clergé qui avaient fait appel de cette bulle – avait entraîné le développement des Convulsionnaires. Le motif de la fermeture de ce cimetière tenait à ce que ces convulsionnaires s’étaient largement écartés, dans ce cimetière, de l’esprit initial : de soi-disant guérisseurs venaient guérir des jeunes filles soi-disant souffrantes quand en fait il ne s’agissait que de les peloter de très près.
Mais pourquoi le cimetière de la Saint Médard ? Le I° mai 1727 était mort François de Pâris, simple diacre très populaire, dont la tombe se trouvait dans ce cimetière de l’Église Saint Médard, et dès ce jour s’étaient produits de nombreuses guérisons et miracles [4] autour de cette tombe, suivies par des cas de convulsion de plus en plus nombreux.
Le cimetière est fermé, nous trouverons sans difficulté d’autres lieux ; en les convulsionnaires d’investir nombre de salons, hôtels particuliers etc. Le convulsionnaire disait représenter l’Église persécutée, voire directement le Christ ou un apôtre.
De 1733 à 1760, 250 convulsionnaires seront arrêtés, parfois embastillés pour de courtes peines. Il s’agissait essentiellement de femmes du peuple, mais assez souvent de religieuses n’hésitant pas à aller jusqu’à la crucifixion, avec visions apocalyptiques et tutti quanti.
1732
Au XVI° siècle, les ducs de Lorraine avaient introduit le savoir-faire des maîtres italiens, surtout de Cremone, dans la fabrication des violons, qui se perpétue jusqu’à nos jours. Ainsi, un certain Dieudonné Montfort, faiseur de violons, est déjà actif à Mirecourt (24 km au nord-est de Vittel) en 1602. En 1732, reconnaissant ce savoir-faire, le duc François III de Lorraine, futur empereur du Saint Empire romain germanique, édicte une charte pour les luthiers et faiseurs de violons de Mirecourt et de Mattaincourt. Il souhaite ainsi protéger cette corporation des abus qui se glissent dans leur métier, et conserver la renommée qu’elle s’est autrefois acquise, de contenir d’habiles faiseurs d’instruments. L’un de ses plus illustres enfants est le grand luthier Jean-Baptiste Vuillaume – 1798-1875 -, fasciné par les luthiers de Cremone. Parallèlement à cette activité de lutherie, Mirecourt devient également un haut lieu de la facture d’orgues au cours du XVIII° siècle. Enfant de la ville, Léopold Ranudin illustrera son art à Paris avant d’épouser les idéaux révolutionnaires et de mourir sur l’échafaud.
1733
Début de fabrication de la carte de la France, au 1/86 400 sous la direction de César François Cassini de Thury. Il fallut trois générations de Cassini pour mener à bien, et avec la plus grande précision, le projet. En 1668, Jean Dominique Cassini a établi les tables des satellites du soleil, grâce auxquelles le calcul des longitudes est amélioré : les côtes de Bretagne reculent de 80 km., vers l’est. Quatorze années furent nécessaires pour couvrir la France, à partir de 1733, d’un réseau de triangles. La carte sera publiée un demi-siècle plus tard, en 1790, en 173 feuilles.
L’anglais John Kay, jeune patron d’une entreprise de produits laitiers, invente la navette volante dans la fabrication des textiles, actionnée par des leviers alors qu’elle l’était jusqu’à présent à la main : on put alors agrandir la largeur des pièces de coton, éviter les coutures, multipliant par deux la production d’un ouvrier. Ce progrès technique était la conséquence directe de la suprématie navale de l’Angleterre : les navires amenaient les cotonnades des Indes, produites par des ouvriers très mal payés. La production augmentant, cela entraîna l’invention d’autres machines en amont, pour augmenter la production du filage.
Cependant, les marchands de laine boudèrent cet ingénieux mécanisme. Kay fût attaqué par la populace qui détruisit sa maison avec tout son contenu ; il semble qu’il soit mort en France, pauvre et méconnu. Mais les manufactures de coton s’intéressèrent à son invention et ne tardèrent pas à l’adopter.
La première machine à filer mécanique mise en service fut la spinning jenny de James Hargreaves, brevetée en 1770. Hargreaves était charpentier et ouvrier tisserand sur métier manuel à Standhill, près de Blackburn dans le Lancashire. Sa machine se composait d’un cadre rectangulaire à quatre pieds avec une rangée de broches verticales à chaque extrémité. Le coton cardé passait entre les broches avec un mouvement de va-et-vient. La machine étirait et tordait le fil en même temps. Un ouvrier pouvait filer plusieurs fils à la foi à lui tout seul, ce qui multipliait par huit sa capacité de production. La machine fût dénoncée par ceux qui pensaient de de telles inventions créeraient du chômage. En fait, comme elle ne nécessitait pas de source d’énergie, elle aurait pu faire revivre l’économie villageoise et non la détruire. Comme pour Kay, la maison de Hargreaves fut mise à sac et la première Jenny livrée au feu. L’inventeur dut s’enfuir à Nottingham.
[…] Et il y a bien d’autres exemples de ces réactions, et de plus anciens. Par exemple, les Arabes connaissaient le tricot depuis des siècles et, au Moyen-Âge, l’Europe le considérait, ainsi qu’aujourd’hui, comme un art domestique. En 1589, William Lee, vicaire de Calverton, inventa une machine à tricoter les bas et les chaussettes. La couronne le dissuada de poursuivre ses recherches et, comme Kay plus tard, il dût chercher refuge à Paris, où il mourut de chagrin, pour échapper aux émeutiers en arme assemblés autour de sa maison. Pareillement, un métier à tisser les rubans, mis au point à Dantzig au XVI° siècle, parvint à Londres vers 1616 et son entrée en usage fut retardée par les manifestants. La machine à tricoter les chaussettes commença toute fois à remplacer le tricot manuel à la fin du XVII° siècle. Le tricot était déjà une industrie, le travailleur, dans la plupart des cas, louant le métier pour s’en servir à domicile ; le loyer était déduit de son salaire. Le fossé entre inventeurs et travailleurs méfiants n’était pas près de disparaître.
En 1811, Nottingham frôla l’insurrection à cause de l’organisation bien disciplinée des briseurs de métiers à tricoter les chaussettes. Lors de son premier discours à la Chambre des Lords, Byron, défendit les casseurs qui habitaient dans les environs de son domaine (février 1812). Cette année-là, le Yorkshire paraissait réduit à un état insurrectionnel par les émeutiers qui avaient pour mission de briser les métiers et dont le chef, quel qu’il soit, est appelé le général Ludd. Un manufacturier, un certain Horsfall, fut effectivement assassiné à Huddersfield par les insurgés. Le gouvernement envoya 12 000 hommes de troupe dans les comtés perturbés.
Hugh Thomas. L’histoire inachevée du monde. Robert Laffont. 1986
Auguste II, roi de Pologne meurt et deux prétendants vont se disputer le trône, déclenchant ainsi la guerre de Succession de Pologne qui va durer cinq ans : Auguste III, son fils, voit en effet se dresser contre lui Stanislas I° Leszczynski, l’ancien roi déchu en 1709, beau-père de Louis XV. L’histoire récente a mis à mal l’autorité royale : révolte des Cosaques, de 1648 à 1667, l’invasion par la Moscovie des terres à l’est du Don, de 1655 à 1662, l’invasion des Suédois de 1655 à 1657, dont le roi, Charles X Gustave, réclame la couronne de Pologne et Lituanie… Les désordres avaient dominé jusqu’à Jean III Sobieski -1674-1696 – qui, malgré des victoires militaires, n’était pas parvenu à redresser le pays.
Pays de plaines sans frontières naturelles, la majorité de la population est paysanne, à 85 %, avec un servage encore très répandu. La bourgeoisie, peu nombreuse, est limitée aux quelques grandes villes, le commerce est le plus souvent aux mains des juifs. Il n’y a pas d’unité de langue. On parle polonais, ukrainien, biélorusse, lituanien, russe, letton, allemand… pas non plus d’unité religieuse : la moitié de la population est catholique, l’autre moitié est orthodoxe, protestante ou juive. Élu par la diète formée du Sénat et de la Chambre des Nobles, le roi n’a qu’une faible autorité. Le principe du liberum veto, qui exige un vote unanime, paralyse fréquemment les prises de décision. L’armée n’est forte que de 24 000 hommes… Autant d’éléments qui font de ce pays une proie facile pour les États limitrophes, qui cherchent à placer leur candidat : Louis XV soutient son beau-père, Stanislas mais la tsarine Anna Ivanonvna donne son appui à Auguste III. Le jeu des alliances grossit les effectifs des armées. Le 12 septembre 1733, Stanislas est reconnu par la Diète , mais ses adversaires le contraignent à se réfugier dans la forteresse de Dantzig [aujourd’hui Gdańsk], d’où il parvient à s’échapper pour se réfugier à Königsberg puis en France. La guerre ne prendra fin qu’avec le traité de Vienne négocié en secret en 1735 et ratifié en 1738 après des échanges de territoires. Stanislas renonce au trône et devient duc de Lorraine et de Bar Envahis durant la guerre, ces duchés reviendront à la France à sa mort.
1735
Début de l’exploitation industrielle du pétrole à Pechelbronn (Alsace). Une société d’extraction des sables bitumineux sera créée le 1° mai 1741. D’abord en Angleterre, puis dans toute l’Europe, le bois, principal fournisseur d’énergie combustible, ne suffit plus à alimenter les usines à fer et il faut se tourner vers d’autres sources énergétiques. La houille, ou charbon de terre, est sollicitée pour remplacer le charbon de bois dans les hauts fourneaux avec l’introduction de la fonte au coke. Elle le remplacera de plus en plus pour l’alimentation des machines à vapeur naissantes et deviendra le principal combustible au cours du XIX° siècle. Abraham Darby utilise ce coke dans un haut fourneau, le mélangeant avec le minerai de fer pour donner les premiers aciers.
Le Kremlin peut s’enorgueillir d’un maître bourdon, la tsar Kolokol, de 200 tonnes pour 6 mètres de haut.
Le botaniste suédois Carl von Linné publie le Système de la Nature, dans lequel il appelle l’homme, Homo Sapiens, espèce parmi les autres espèces animales. Il distingue différentes variétés [5] :
Mais c’est bien par son système de classement des plantes qu’il innova le plus : jusqu’alors, peu ou prou, tout le monde botanique avalisait une vison fixiste de l’univers, admettant qu’il existait autant d’espèces diverses que Dieu créa de formes diverses à l’origine des choses. Linné lui, se demande si le milieu ne pourrait pas avoir diversifié les espèces. C’est-à-dire qu’une même fleur deviendrait autre, évoluerait, se diversifierait seule, jusqu’à se présenter tout à fait différemment ailleurs. Le transformisme était né. Fils de pasteur, il restera toute sa vie profondément croyant, en quête d’un ordre se rapprochant le plus possible de l’ordre divin : Je vis le dos de Dieu, infini, omniprésent et tout-puissant, alors qu’il marchait et je fus stupéfait ! J’ai marché dans ses traces dans la nature et j’ai observé dans chacune, même dans celles que je pouvais à peine discerner, une sagesse et un pouvoir infini, une perfection inexplorée. J’ai alors vu comment les animaux sont nourris par les plantes, les plantes sont nourries par le sol, le sol par la terre, comment la terre tourne jour et nuit autour du soleil qui lui donne vie ; comment le soleil tourne sur son axe avec les Planètes et les Étoiles fixes, incomparables en nombre et infinies en étendue, et contenues dans son vide par le premier mouvement insondable, le Premier responsable (Aristote), la source et le timonier de toutes les causes, le Seigneur et Maître du monde. L’appeler Destinée ne serait pas erroné car toutes choses dépend de son doigt ; l’appeler Nature ne serait pas erroné non plus, car il est la source de toute chose ; l’appeler Providence serait également vrai puisque tout s’accomplit selon son souhait et sa volonté.
Carl von Linné. Systema Naturae
Dans l’élaboration de sa classification, la sexualité des plantes – pistil et étamines – était l’une des principales caractéristiques retenues : Linné était profondément croyant mais certainement pas bigot et n’entendait pas brider ses élaborations scientifiques par une pruderie, que l’on estime aujourd’hui déplacée, mais qui était alors fort répandue : Le professeur Siegesbeck, né en Allemagne et travaillant à Saint Pétersbourg, considérait le système sexuel comme immoral. Il était choqué que Linné déclare que les Suédois apprendraient que l’accouplement des herbes se produisait grâce à des hommes et à des femmes parmi les plantes et ceci, exactement comme chez les animaux, sans euphémismes métaphoriques. Le propos du botaniste suédois sur les suites nuptiales et les lits matrimoniaux était trop charnel. Linné rassemblait des hommes et des femmes de la façon la plus inconvenante et les hommes étaient souvent plus nombreux que les femmes ! Qui, se demandait Siegesbeck, imaginerait que le Dieu tout puissant, instaurerait une telle confusion – ou plutôt, une telle prostitution honteuse – dans la propagation des plantes ? Qui enseignerait à de jeunes étudiants un tel système obscène sans choquer ? Le système sexuel ne pouvait être à la fois qu’inapproprié, et une mauvaise base pour la systématique botanique.
Nils Uddenberg. Linné, le rêve de l’ordre dans la nature. Belin 2007
Le cachez-moi ce sein que je ne saurais voir, avait certes encore quelques décennies à vivre, mais, et cela est probablement encore plus vrai chez les scientifiques, la force de l’honnêteté intellectuelle, de l’exigence scientifique l’emportèrent et ces prises de position, qui font aujourd’hui sourire, n’empêchèrent point l’adoption généralisé du système de classification de Linné.
Il se faisait une haute idée de lui-même : Deus creavit, Linnaeus deposuit : – Dieu, créa, Linné classa -. Il avait voyagé dans les jeunes années mais finit par rester à Uppsala, où l’occupait sa chaire de professeur. C’est à ses étudiants qu’il demanda d’élargir sa collection en les envoyant de par le monde : ses importantes et nombreuses relations lui permettaient de leur obtenir une place au sein des explorations de l’époque. Nombreux furent ceux qui ne revinrent jamais, emportés par le scorbut ou autre carence des gens de mer. Mais ceux qui s’en retournèrent enrichirent grandement ses collections. À sa mort, sa veuve dans le besoin vendit le tout (ou presque) en 1784 à un naturaliste fortuné de Londres, ami de Banks, James Edward Smith, de quoi donner un solide fonds de documentation à la Linnean Society of London, crée quatre ans plus tard.
de 1735 à 1771
Joseph Jussieu botanise en Amérique du sud : il retrouve l’arbre à quinine – le chinchona – dont les jésuites du Pérou n’ont pas voulu révéler l’existence, 30 ans plus tôt : il deviendra la panacée des colons ; il décrit encore l’arbre à coca, qui calme la souffrance des mineurs indiens, mais on attendra 1865 pour mettre au point la cocaïne. Envoûté par le Pérou, il y laissera santé physique comme mentale, réalisant parfois quelques exploits notables comme l’ascension du volcan Tunguragua, à 5 087 m. Il mourra à Paris, épuisé et ruiné, ayant perdu l’essentiel de ses herbiers et écrits.
Charles Marie La Condamine l’a accompagné sur la première partie de l’expédition : dans le bassin de l’Amazone, dont il dresse une carte, il observe l’hévéa [6], dont la sève appelée cahuchu sert aux Indiens à colmater leurs pirogues : Il croît dans la province d’Esmeraldas un arbre appelé par les Naturels Hheve. Il en découle par la seule incision une liqueur blanche comme du lait, qui se durcit et noircit peu à peu à l’air […]. Le même arbre croît, dit-on, le long des bords de la rivière des Amazones. Les Indiens maïpas nomment la résine qu’ils en tirent Cahuchu, ce qui se prononce caoutchouc. Ils en font des bottes d’une seule pièce, qui ne prennent point l’eau et qui, lorsqu’elles sont passées par la fumée, ont tout l’air de véritable cuir.
[…] quand elle est fraîche, on lui donne avec des moules la forme qu’on veut ; elle est impénétrable à la pluie, mais ce qui est plus remarquable, c’est sa grande élasticité. On en fait des bouteilles qui ne sont pas fragiles, des boules creuses qui s’aplatissent quand on les presse, et qui, dès qu’elles ne sont plus gênées, reprennent leur première figure.
Charles-Marie de La Condamine. Note à l’Académie des sciences de Paris, 1736
Immédiatement intéressé, La Condamine protège de l’humidité ses instruments de physique dans des toiles enduites de caoutchouc et rendues résistantes par exposition à la chaleur. De retour en France, il présente à l’Académie des sciences le Mémoire sur une résine élastique nouvellement découverte à Cayenne par M. Fresneau (Paris, 1751). Vers la même époque, le chimiste anglais Joseph Priestley constate qu’il peut effacer un texte au crayon par frottement, à l’aide d’un fragment de caoutchouc : la gomme était née et, pour les Anglais, l’Arbre à caoutchouc gardera le nom de Rubber Tree (to rub out : effacer).
Francis Hallé. Plaidoyer pour l’arbre. Actes Sud. 2005
Une dizaine d’années plus tôt, c’est un jésuite se trouvant en Guyane qui avait observé : C’est une espèce de poire creuse et fort maniable qui sert de seringue : elle est faite d’une gomme, laquelle a une vertu de ressort si surprenante qu’elle fait autant de bonds qu’une balle de paume. Elle ne fond point, quelque chaude que soit l’eau dont on remplit la poire […]. Nos Indiens font des anneaux de la même gomme, lesquels se métamorphosent en bracelets, en jarretières, en colliers, en ceintures et redeviennent des anneaux. Ils serrent exactement le doigt, sans égard à la petitesse et à la grosseur : tirez l’anneau du doigt, il se prêtera, si vous le voulez, à tous les doigts réunis et passera au bras comme bracelet ; tirez-le derechef pour le porter à la tête, il s’augmentera sans effort pour la couronner et se rétrécira lorsque vous l’aurez fait descendre sur le cou en guise de collier : il s’allongera encore pour embrasser tout le corps et passer du cou et des épaules à la ceinture ; enfin, descendu jusqu’en bas, il reprendra sa forme naturelle pour servir d’anneau comme auparavant, sans avoir perdu de sa mollesse et de son ressort. […]
J’ai vu un Indien qui donnait à cet anneau un usage encore plus extraordinaire et qui montre bien le ressort infini de cette gomme, et s’en servait comme de corde à son arc.
Anne-Joseph de la Neuville, jésuite. Les mémoires de Trévoux, 1723
L’inclinaison pour la mélancolie n’était pas encore à la mode et la volonté de vivre et d’aimer pouvait se faire farouche, et surmonter tous les obstacles : La Condamine rentra à Paris en Janvier 1745. Bouguer l’avait précédé et les deux savants se disputèrent la priorité de leurs découvertes au Pérou. Son compagnon, Jean Godin des Odonais, et Isabella, sa jeune femme péruvienne, restés en Amérique, y vécurent mille aventures. Ils durent quitter leur résidence de Lima à la suite d’un tremblement de terre. Se rendant en France pour régler des affaires de famille à la suite de la mort de son père, Godin se mit en route en mars 1749 ; sa femme, enceinte devait le rejoindre à Cayenne après avoir accouché. Elle partirait de Quito, en descendant l’Amazone. Elle ne put se mettre en route qu’en octobre 1749, avec une escorte de 30 Indiens qui l’abandonnèrent rapidement. Restée seule avec ses frères et quelques fidèles, elle aurait du retrouver des vivres stockées à Canelos, mais la ville avait été ravagée par la variole. Deux indiens survivants les aidèrent à fabriquer un canoë qu’ils menèrent quelques jours puis disparurent. Personne n’étant à même de piloter cette embarcation, ils suivirent le cours du fleuve en se frayant un chemin à la machette. Ils construisirent un radeau qui se fracassa sur un arbre ; ils poursuivirent à pied ; la fièvre et l’épuisement eurent raison de tous, sauf d’Isabella. La jeune femme parvint enfin, seule, vêtue de loques enlevées aux morts, à être embarquée sur la pirogue de deux Indiens qui l’amenèrent à la mission de la Laguna, d’où elle put gagner Cayenne par mer. Cette héroïne de l’amour conjugal avait parcouru mille lieues. On raconte qu’elle commença par dire à son homme : ce que j’ai fait, aucun homme ne l’aurait fait, puis elle s’endormit dans ses bras.
La belle avait inauguré une série des grandes heures de l’homme, [étant entendu qu’on ne peut parler des exploits et prouesses antérieures, qu’on ne connaît pas] qui se poursuivra en Amérique du Sud avec Henri Guillaumet en 1930 dans la Cordillère des Andes, avec Walter Bonatti, dans le pilier central du Mont Blanc en 1961, avec Joe Simpson au Siula Grande, encore dans la Cordillère des Andes en 1985, et tant d’autres… tant d’autres dont l’histoire n’a pas retenu les noms, bagnards oubliés de tous dans les mines de sel de Mauritanie, déportés acharnés à vivre en enfer, envers et contre tout, sous la botte de fous, nazis ou communistes, et plus simplement tous ceux qui avec leur chaînes, pour pas que ça nous gêne, font un bruit de grelot [Anne Sylvestre].
5 04 1736
Theodor Neuhoff, aristocrate allemand doté d’une expérience certaine de l’espionnage, surfe sur la vague antigénoise pour se faire proclamer roi de Corse, sous le nom de Theodor I : il réussira tout de même à rester sur son trône jusqu’au 13 novembre. C’est la propagande française et génoise qui en fit un roi d’opérette, ce qu’il n’était pas.
1736
Le cheval du marquis de Rocozel, un village du Languedoc est atteint d’un prurit tenace dont ne viennent à bout que des bains répétés dans l’eau de la source d’Avène. C’est le début d’une renommée qui ne tarira pas plus que la source, bienfaisante contre les inflammations, les irritations cutanées, brûlures. Au XX° siècle, c’est encore le cheval – de course – qui sera le premier à bénéficier d’un Synovial, excellent remède en infiltration contre les problèmes de ménisques…. Du cheval, il passera à l’homme.
En Guadeloupe, des nègres marrons de Basse-Terre commandés par Bordebois, associés à des Moutong, originaires du Congo, marrons de la Grande Terre, s’allient d’un bout à l’autre de l’île pour tuer les colons. Des fuites permirent aux colons de se mettre en chasse, capturant une trentaine de nègre marrons qu’ils tuent ou mettent au supplice : corps rompu sur la roue, fouet, carcan. Un an plus tard, les marrons capturent Wonche, un garçon qu’ils mangent en rituel de sacrifice. L’affaire va faire grand bruit.
4 11 1737
Inauguration du théâtre San Carlo de Naples : 6 étages de loges, une capacité de 3 000 spectateurs, un parterre de 35 m. Demandé par Charles de Bourbon, il a été réalisé par Giovanni Antonio Medrano. La salle du San Carlo est or et argent, et les loges bleu de ciel foncé. Les ornements de la cloison qui sert de parapet aux loges sont en saillie : de là la magnificence. Ce sont des torches d’or groupées et entremêlées de grosses fleurs de lis. De temps en temps cet ornement qui est la plus grande richesse, est coupé par des bas-reliefs d’argent. J’en ai compté, je crois, trente [sic]. Les loges n’ont pas de rideaux et sont fort grandes. Je vois partout cinq ou six personnes sur le devant. Il y a un lustre superbe, étincelant de lumière, qui fait resplendir de partout ces ornements d’air et d’argent. Rien de plus majestueux et de plus magnifique que la grande loge du roi, au-dessus de la porte du milieu : elle repose sur deux palmiers d’or de grandeur naturelle. La draperie est en feuilles de métal, d’un rouge pâle. La couronne, ornement suranné, n’est pas trop ridicule. Par contraste avec la magnificence de la grande loge, il n’y a rien de plus frais et de plus élégant que les petites loges incognito, placées au second, contre le théâtre. Le satin bleu, les ornements d’or et les glaces sont distribuées avec un goût que je n’ai vu nulle part ailleurs en Italie. La lumière étincelante qui pénètre dans tous les coins de la salle permet de jouir des moindres détails.
Stendhal Rome, Naples et Florence
La merveille brûlera en 1816. Reconstruite, le rouge y remplacera le bleu, et elle s’attachera de prestigieux chanteurs et musiciens comme Rossini, Donnizetti. C’est sur sa scène que naîtra l’opéra-bouffe : tout d’abord simple intermède entre les actes des tragédies de l’opéra, où aristocrates et bourgeois étaient moqués aux dépens de leurs serviteurs à la langue pointue et à l’intelligence pétillante, ces intermezzos connaîtront un tel succès qu’ils deviendront un genre propre, donnant ses représentations en se libérant de la tutelle de l’opéra. Le San Carlo sera intégralement restauré dans les années 2000.
1737
En provenance d’Angleterre, apparition des cabinets à soupape, munis d’un siège et d’un couvercle, dits aussi lieux à l’anglaise ; améliorés ils deviendront les Water Closets.
8 02 1738
À la demande de Gênes, débarquement de troupes françaises à Bastia pour combattre la révolte des Corses qui dure depuis 9 ans. Elle ne prendra fin qu’en 1768.
28 04 1738
Le pape Clément XII publie la bulle In eminenti apostolatus specula contre la Franc-maçonnerie. Quoique prononcée comme définitive – constitution valable à perpétuité –, cette condamnation n’est que la première d’une longue série, puisque pendant plus de deux siècles, pratiquement tous les successeurs de Clément XII la reformuleront. Le ton de cette bulle est véhément et empressé, comme si le pape savait que son action arrivait déjà trop tard pour arrêter la marche triomphante des Lumières qui allait culminer dans la Révolution française.
À tous les fidèles de Jésus-Christ, salut et Bénédiction Apostolique.
Élevé par la divine Providence au plus haut degré de l’apostolat, tout indigne que Nous en sommes, selon le devoir de la surveillance pastorale qui Nous est confiée, Nous avons, constamment secouru par la grâce divine, porté notre attention avec tout le zèle de notre sollicitude, sur ce qui, en fermant l’entrée aux erreurs et aux vices, peut servir à conserver avant tout l’intégrité de la religion orthodoxe, et à bannir du monde catholique, dans ces temps si difficiles, les risques de troubles.
Nous avons appris, par la rumeur publique, qu’il se répand à l’étranger, faisant chaque jour de nouveaux progrès, certaines sociétés, assemblées, réunions, agrégations ou conventicules, appelés communément du nom de Francs-Maçons ou d’autres noms selon la variété des langues, dans lesquels des hommes de toute religion et de toute secte, affectant une apparence d’honnêteté naturelle, se lient entre eux par un pacte aussi étroit qu’impénétrable, d’après des lois et des statuts qu’ils se sont faits, et s’engagent par serment prêté sur la Bible, et sous les peines les plus graves, à couvrir d’un silence inviolable tout ce qu’ils font dans l’obscurité du secret.
Mais comme telle est la nature du crime qu’il se trahit lui-même en poussant des cris qui le font découvrir et le dénoncent, les sociétés ou conventicules susdits ont fait naître de si forts soupçons dans l’esprit des fidèles, que s’enrôler dans ces sociétés c’est, auprès des personnes de probité et de prudence, s’entacher de la marque de perversion et de méchanceté; car s’ils ne faisaient point de mal, ils ne haïraient pas ainsi la lumière; et ce soupçon s’est tellement accru que, dans plusieurs États, ces dites sociétés ont été, depuis longtemps déjà, proscrites et bannies comme contraires à la sûreté des royaumes.
C’est pourquoi, Nous, réfléchissant sur les grands maux qui résultent ordinairement de ces sortes de sociétés ou conventicules, non seulement pour la tranquillité des États temporels, mais encore pour le salut des âmes, et voyant que par là elles ne peuvent nullement s’accorder avec les lois civiles et canoniques; et comme les oracles divins Nous font un devoir de veiller nuit et jour en fidèle et prudent serviteur de la famille du Seigneur pour que ce genre d’hommes, tels des voleurs, ne percent la maison, et tels des renards, ne travaillent à démolir la vigne, ne pervertissent le cœur des simples et ne le transpercent dans le secret de leurs dards envenimés; pour fermer la voie très large qui de là pourrait s’ouvrir aux iniquités qui se commettraient impunément, et pour d’autres causes justes et raisonnables de Nous connues, de l’avis de plusieurs de nos vénérables frères Cardinaux de la Sainte Église Romaine, et de Notre propre mouvement, de science certaine, après mûre délibération et de Notre plein pouvoir apostolique,
Nous avons conclu et décrété de condamner et d’interdire ces dites sociétés, assemblées, réunions, agrégations ou conventicules appelés du nom de Francs-Maçons, ou connus sous toute autre dénomination, comme Nous les condamnons et les défendons par Notre présente constitution, valable à perpétuité.
C’est pourquoi Nous défendons sévèrement et en vertu de la sainte obéissance, à tous et à chacun des fidèles de Jésus-Christ, de quelque état, grade, condition, rang, dignité et prééminence qu’ils soient, laïcs ou clercs, séculiers ou réguliers méritant même une mention particulière, d’oser ou de présumer, sous quelque prétexte, sous quelque couleur que ce soit, d’entrer dans les dites sociétés de Francs-Maçons ou autrement appelées, ni de les propager, les entretenir, les recevoir chez soi; ni de leur donner asile ou protection, y être inscrits, affiliés, y assister ni leur donner le pouvoir ou les moyens de s’assembler, leur fournir quelque chose, leur donner conseil, secours ou faveur ouvertement ou secrètement, directement ou indirectement, par soi ou par d’autres, de quelque manière que ce soit, comme aussi d’exhorter les autres, les provoquer, les engager à se faire inscrire à ces sortes de sociétés, à s’en faire membres, à y assister, à les aider et entretenir de quelque manière que ce soit, ou les conseiller : et Nous leur ordonnons absolument de se tenir strictement à l’écart de ces sociétés, assemblées, réunions, agrégations ou conventicules, et cela sous peine d’excommunication à encourir par tous les contrevenants désignés ci-dessus, ipso facto et sans autre déclaration, excommunication de laquelle nul ne peut recevoir le bienfait de l’absolution par nul autre que Nous, ou le Pontife Romain qui nous succédera, si ce n’est à l’article de la mort.
Nous voulons de plus et mandons que les Évêques comme les Prélats supérieurs et autres Ordinaires des lieux, que tous les Inquisiteurs de l’hérésie fassent information et procèdent contre les transgresseurs, de quelque état, grade, condition, rang, dignité ou prééminence qu’ils soient, les répriment et les punissent des peines méritées, comme fortement suspects d’hérésie; car Nous leur donnons, et à chacun d’eux, la libre faculté d’instruire et de procéder contre lesdits transgresseurs, de les réprimer et punir des peines qu’ils méritent, en invoquant même à cet effet, s’il le faut, le secours du bras séculier.
Nous voulons aussi qu’on ajoute aux copies des présentes, même imprimées, signées de la main d’un notaire public, et scellées du sceau d’une personne constituée en dignité ecclésiastique, la même foi que l’on ajouterait aux présentes, si elles étaient représentées ou montrées en original.
Qu’il ne soit permis à aucun homme d’enfreindre ou de contrarier, par une entreprise téméraire, cette Bulle de notre déclaration, condamnation, mandement, prohibition et interdiction. Si quelqu’un ose y attenter, qu’il sache qu’il encourra l’indignation du Dieu Tout-Puissant, et des bienheureux apôtres S. Pierre et S. Paul.
Donné à Rome, près Sainte-Marie Majeure, l’an de l’Incarnation de Notre Seigneur MDCCXXXVIII, le IV des Calendes de Mai (28 avril), la VIII° année de Notre Pontificat.
Clément, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu.
13 06 1738
Un arrêté royal de Louis XV lance un programme de réfection et construction de routes qui va être à l’origine d’une extraordinaire progression de l’état du réseau routier du royaume ; en 50 ans de travaux, la vitesse moyenne des voitures va être multipliée par deux sur un réseau de 30 000 km de routes pavées et entretenues, couvrant principalement la moitié nord-est du territoire. Dans la moitié sud-ouest, il n’y a guère que le Languedoc qui ait un réseau convenable. Pour l’exécution des travaux, les paysans ont été réquisitionnés avec leur voitures, bœufs et chevaux pour mettre en place les remblais, évacuer les déblais et transporter les matériaux – la corvée -. Les travaux plus complexes sont effectués par une main d’œuvre spécialisée.
À telle enseigne que l’on lira sous la plume d’Arthur Young, grand voyageur britannique : La route française est la plus belle du monde, établie de la façon la plus parfaite. Au XXI° siècle, quoiqu’en disent les râleurs impénitents, ce sera encore vrai.
Quid de cette corvée, impôt en nature, un travail non rémunéré ? Elle a été créée pour répondre à la nécessité de l’entretien des routes. Selon une instruction de 1738, les nobles, les ecclésiastiques et leurs domestiques, les habitants des villes, les septuagénaires, les instituteurs, les bergers de grands troupeaux en sont exemptés… Cela fait tout de même pas mal de monde… Restent corvéables les ruraux : ils doivent résider à moins de 2, 3 ou 4 lieues des chantiers, les plus éloignés en sont dispensés. Ceux qui n’ont que des bœufs seront désavantagés par rapport à ceux qui ont des chevaux, plus puissants, plus rapides et plus intelligents. La durée varie de 6 à 30 jours. On dénoncera le détournement de travail néfaste à l’agriculture et le coût exorbitant au vu des travaux réalisés. De nombreux intendants comme Turgot à Limoges y substitueront un impôt en argent.
Des routes… cela implique aussi des ponts. On en avait construit bien sûr au Moyen Âge, qui reprenaient les caractéristiques des ponts romains – plein cintre, grand appareil, mais aussi légèreté des fondations, inégalité des ouvertures et faible largeur des ouvrages -. Cela donnait malgré tout des ensembles bien résistants à l’usure des siècles comme à Vaison la Romaine le 22 septembre 1992, où le pont romain fut le seul ouvrage à résister aux colères de l’Ouvèze. Quelques nouveautés parfois, comme la voûte en arc brisé et les avant-bec au pied des piles côté amont. Bien souvent, ces ponts étaient réalisés par des œuvriers, qui appartenaient à des communautés à mi-chemin entre la communauté religieuse régulière et la simple confrérie : ils prenaient tout à leur charge, y compris au départ du projet le financement jusqu’à l’entretien, une fois terminée l’ouvrage. Ces Frères pontifes ne cédaient pas de gaieté de cœur la gestion de ces ouvrages aux communes sur le territoire desquels ils avaient été construits : point de passage obligé, ils donnaient lieu à un péage, source de revenus qui étaient loin d’être négligeables.
Le corps des Ponts et Chaussées crée dès 1716 avait eu pour premier ingénieur Jacques V Gabriel [le V signifiant le 5° dans la lignée des Jacques Gabriel] qui lancera dès son arrivée le Pont de Blois de 300 mètres de long sur la Loire qui sera terminé en 1724 : symétrie dans l’ordonnancement des 11 arches, la plus grande, au centre, recevant l’écusson aux armes royales surmontée d’une pyramide sculptée.
Plusieurs écoles se développeront alors :
1738
Une manufacture de porcelaine est créée à Vincennes, qui se transportera à Sèvres en 1756, où elle deviendra royale en 1760. En Allemagne, Johann Friedrich Böttger, en avait découvert la formule dès 1709 et avait identifié un gisement de kaolin, qui donna naissance à la manufacture de Meissen, en Saxe. En France, grâce à l’espionnage du père jésuite François Xavier d’Entrecolles à Jingdezhen, on en connaissait la formule dès 1712, mais il faudra attendre 1769 pour découvrir le premier gisement de kaolin [de la localité chinoise, Kao-Ling où commença à être exploité un gisement, il y très longtemps]- à Saint Yrieix la Perche, où les femmes l’utilisaient comme lessive, près de Limoges. Ce kaolin est indispensable pour obtenir de la porcelaine dite dure, ou royale que le fer ne peut rayer, produite par Sèvres à partir de 1771. Donc, jusqu’à cette date, on ne savait fabriquer que de la porcelaine dite tendre, ou porcelaine de France, rayable par le fer.
Au XVI° siècle, l’Europe avait vu arriver des quantités sans précédent de porcelaine chinoise, importée d’abord par les Portugais, ensuite par les Hollandais, une porcelaine bleu et blanc à l’émail transparent que toutes les villes élégantes d’Europe recherchèrent avec admiration. Les Hollandais terminèrent ce qu’avaient commencé les Portugais. En effet, dès 1614, ils mirent sur le marché des imitations des porcelaines Ming bleu-blanc, en particulier à Deft. Ils ne réussirent pas, ce qui n’a rien d’étonnant, à les exporter dans les pays d’Orient mais les Japonais copièrent certains motifs hollandais originaux. Un chimiste attaché à la cour d’Auguste II de Saxe, Johann Friedrich Böttger, trouva le secret de ces merveilles de Chine en 1709, à Meissen, et les copia exactement. La manufacture de Sèvres, en France, appliqua aussi la technique chinoise à partir de 1768. L’Angleterre se lança dans la copie à son tour, dans les poteries du Staffordshire, région à laquelle la porcelaine translucide de John Astbury apporta la fortune en ouvrant le marché de masse à la porcelaine. Vers 1750, l’emploi de la double cuisson donna naissance à la porcelaine caractéristique du Staffordshire. En 1759, Josiah Wedgwood, une relation d’affaires d’Astbury, fonda son affaire de Burslem ; dix ans plus tard, il créait son usine Etruria, non loin de Burslem, faisant venir l’argile de Cornouailles et d’ailleurs par le grand Trunk Canal, au financement duquel il avait participé. (Les découvertes que l’on venait de faire à Pompéi impressionnèrent et inspirèrent Wedgwood.) On eut vite recours aux machines à vapeur pour mixer l’argile et broyer la pierre. En 1797, dans son usine de Stoke-on-Trent, Josiah Spode imagina d’ajouter de la cendre d’os à la pâte. La porcelaine produite dans ces importantes fabriques, et dans celles fondées sur le continent et aux États-Unis, révolutionna les habitudes de table du monde entier : la porcelaine se nettoie, en effet, bien plus facilement que le bois ou l’étain.
Le résultat fut que, dès 1850, ces derniers avaient complètement disparu, sauf dans les foyers les plus pauvres. La porcelaine à bon marché, en général de la faïence, les avait remplacés, ce qui représentait une immense victoire pour l’hygiène, même si les maîtres potiers anglais continuèrent d’employer des enfants bien après que les autres entreprises y eurent renoncé. Le modelage des pièces fut parachevé à la main jusque dans les années 1840, et le tour de potier ne bénéficia de la vapeur qu’à partir de 1870.
Hugh Thomas. Histoire inachevée du monde. Robert Laffont 1986
1739
Les cinq frères Ruggieri, originaires de Bologne, créent une entreprise de feux d’artifice : elle existe toujours, fleuron du club très fermé des Henochiens, qui regroupe les entreprises plus que centenaires.
Nadir Shah, souverain d’Iran, s’empare de Delhi et va massacrer des milliers de personnes : c’est le début du déclin de l’empire moghol ; du pillage de Delhi, il rapportera en Iran, le trône du paon sur lequel était alors certi le diamant (cent quatre vingt six carats) Koh-i-Noor : il ne gardera ce trône du paon que jusqu’à son assassinat en 1747, qui sera suivi de troubles au cours desquels il sera détruit. Les trônes du paon que l’on peut voir aujourd’hui, sont d’autre réalisations, toutes postérieures. Le Koh-i Noor, lui n’était pas perdu pour tout le monde : longtemps caché dans un mur de la prison où était enfermé un roi d’Afghanistan, il sera confisqué par les Anglais en 1848 au cours d’un des nombreux conflits que l’Afghanistan devra mener contre eux.
Georges-Louis Leclerc, comte de Buffon, figure dominante du monde scientifique, est nommé intendant des Jardins du Roi. Propriétaire terrien, doté d’une bonne fortune, maître de forges, c’est un touche à tout de génie : droit, médecine, mathématiques, physique. Jusqu’alors génie expectant à qui manquait un objet, dixit Sainte Beuve, il va donner sa mesure, et l’enfant le plus illustre, – mais pas le seul -, s’appellera Histoire naturelle, générale et particulière, pour laquelle il obtiendra le 4 mai 1751 l’autorisation de publication … de la Faculté de Théologie de Paris ! Il est amoureux de la nature, mais à la française : Dans ces lieux sauvages, l’homme rebrousse chemin et dit : La Nature brute est hideuse et mourante ; c’est Moi, Moi seul qui peut la rendre agréable et vivante : desséchons ces marais, animons ces eaux mortes en les faisant couler, formons-en des ruisseaux, des canaux, employons cet élément actif et dévorant qu’on nous avait caché et que nous ne devons qu’à nous-mêmes ; mettons le feu à cette bourre superflue, à ces vieilles forêts déjà à demi-consommées ; achevons de détruire avec le fer ce que le feu n’aura pu consumer ; bientôt, au lieu du jonc, du nénuphar dont le crapaud composait son venin, nous verrons paraître le renoncule, le trèfle, les herbes douces et salutaires… Une Nature nouvelle va sortir de nos mains.
[…] Une seule forêt de plus ou de moins dans un pays suffit pour en changer la température : tant que les arbres sont sur pied, ils attirent le froid, ils diminuent par leur ombrage la chaleur du Soleil, ils produisent des vapeurs humides qui forment des nuages et retombent en pluie, d’autant plus froide qu’elle descend de plus haut ; et si ces forêts sont abandonnées à la seule nature, ces mêmes arbres tombés de vétusté pourrissent froidement sur la terre.
Il va développer le Cabinet du Roi, le futur Museum d’Histoire Naturelle, négocie avec les religieux de l’abbaye St Victor pour étendre le Jardin Royal jusqu’à la Seine : il y règnera en maître jusqu’à sa mort en 1788.
1740
Le cours mondial du sucre s’effondre : les Indes néerlandaises sont directement touchées. La colonie chinoise de Batavia qui jusque là avait prospéré au point d’atteindre plus de 10 000 personnes dont plusieurs avaient bien, voire très bien, prospéré, est sinistrée dans son ensemble par le chômage ; la criminalité s’installe. Adriaan Valckenier, le gouverneur, donne l’ordre de déporter les Thionghoas – c’est le nom générique de ces émigrés chinois – qui s’y refusent, s’opposent et se battent contre les forces du gouverneur néerlandais ; la répression est féroce… on parle de milliers de morts. L’empereur chinois de la dynastie Qing, informé de cette décision avait répondu que les Chinois qui ont quitté l’empire ne sont pas de bons sujets… Les survivants vont se réfugier dans l’est de Java, où ils rejoignent une autre colonie chinoise, soutenus par le royaume de Mataram. Ils vont résister jusqu’à début 1742 ; les Hollandais reprendront alors le contrôle total de l’île par la force, cantonnant les Tionghoas dans un rôle de citoyens tampon entre le colonisateur et les indigènes.
17 06 1741
Chamonix voit ses deux premiers visiteurs étrangers, venus découvrir la montagne : les Anglais Richard Pococke et Windham, qui s’aventurent sur la Mer de Glace.
1741
Première vaccination antivariolique en Savoie par le docteur Fleury, à Chambéry.
Maurepas, ministre de la Marine et des Colonies [7], voudrait bien que l’on trouve au Canada une accès vers la mer de l’Ouest pour écouler en Chine les pelleteries : ce fut le but de Pierre-Gaultier de La Vérendrye et de ses trois fils, 16, 17 et 18 ans en 1731, quand il commença ses expéditions. Son but était d’établir des relations de traite des fourrures avec les tribus stationnant à l’ouest de la baie d’Hudson, les Obibwa, les Crees ou Christianoux et les Assiniboins. Il avança lentement, méthodiquement, construisit une série de postes de traite. Un de ses fils et quelques autres de ses compagnons furent massacrés par les Sioux. Il mourut à la peine. Ses deux fils poursuivirent, parvinrent en vue des Rocheuses. En 1913, des enfants découvriront à Fort Pierre, dans le Dakota du sud, sur le Mississippi, un peu au sud de sa confluence avec la rivière Cheyenne, une plaque de plomb marquant la pointe la plus occidentale de leur avancée.
Dans une savane, de l’autre coté de la rivière, la clarté de la lune dormait sans mouvement sur les gazons : des bouleaux agités par les brises et dispersées ça et là, formaient des îles d’ombre flottantes sur cette mer immobile de lumière. Après tout aurait été silence et repos, sans la chute de quelques feuilles, le passage d’un vent subit, le gémissement de la hulotte.
Chateaubriand (qui connaissait bien le Canada) Le Génie du christianisme
1742
Sur la carte établie par le Suisse Pierre Martel, le début de changement de la perception de la montagne entraîne le déclassement de l’appellation du plus haut sommet d’Europe : le Mont Maudit – cela commençait à faire mauvais genre – émigre au nord-est sur un sommet de 4 465 m, laissant la place au Mont Blanc : la fréquentation touristique sera ainsi mieux assurée. Le suédois Anders Celsius mesure la chaleur avec sa table de 0° – point de passage de l’eau de l’état liquide à l’état solide – à 100° – passage de l’eau de l’état liquide à l’état gazeux.
17 08 1743
Jack Broughton présente à Tottenham le premier code de la boxe : The rules to Be Observed in All Battles on the Stage. Il sera amendé en 1838 par The London Prize Ring Rules. On se bat à mains nues, et ce, jusqu’en 1891 quand les règles modernes arriveront, imposant les gants, à l’initiative du journaliste anglais John Graham Chambers, déguisé sous le nom de marquis de Queensberry.
1743
Les Espagnols occupent la Savoie, et donc, Megève jusqu’en 1748. Création du Concours général.
1744
Vaucanson effectue à Lyon les premiers essais de son métier à tisser la toile et le taffetas. De 1745 à 1755, il perfectionne les métiers à tisser de Basile Bouchon et de Jean-Baptiste Falcon, en les automatisant par hydraulique et en les commandant par des cylindres analogues à ceux de ses automates. Il s’est déjà fait une célébrité avec ses automates : le premier, le Joueur de flûte, réalisé en 1738, rencontrera un grand succès lors de sa présentation à l’Académie des Sciences ; il sera suivi du Canard et du Joueur de flûte et tambourin, lesquels rencontreront le même succès lors de leur tournée européenne. Nommé par le roi inspecteur général des Manufactures de soie en 1741, il rédigera un rapport en 1742, résultat de ses voyages à Lyon et en Dauphiné : Observations que le sieur Vaucanson a faites dans sa tournée de l’année 1742 des soyes de France et de celles du Piémont et de la différence de leur fabrication. Rapport qui aura une suite sous forme de règlement pour la Communauté des fabricants de Lyon, lequel sera à l’origine d’une série d’émeutes et de grèves en 1744 :
Un certain Vocanson
Grand Garçon,
A reçu una patta (- pot-de-vin -)
De Los maîtres marchands
Gara, gara la gratta (- correction -)
Sy tombe entre nos mains
Y fait chia los canards
Et la marionnetta.
Le plaison Joquinet,
Si sort ses braies netta,
Qu’on me le cope net !
Créateur de machines outils, dont le chariot porte-outil, il développera beaucoup les progrès du tour à métaux, de la machine à percer et de la machine à fabriquer les chaînes, faisant progresser aussi ce qui deviendra plus tard le métier Jacquard.
Bien qu’admis à l’Académie des Sciences en 1748, il se plaindra du peu d’audience qu’il y rencontre : Celui qui a inventé le rouet à filer la laine ou le lin ne serait regardé par les Académiciens de nos jours que comme un artiste et serait méprisé comme un faiseur de machines. Il y aurait cependant de quoi humilier ces messieurs s’ils faisaient réflexion que ce seul mécanicien a procuré plus de bien aux hommes que n’en ont procuré tous les géomètres et tous les physiciens qui ont existé dans leur compagnie.
Et c’est encore Vaucanson qui va être à l’origine du Conservatoire national des arts et métiers.
Alexandre Webster et Robert Wallace, pasteurs presbytériens d’Ecosse créent un fonds d’assurance-vie qui versera des pensions aux veuves et orphelins des ecclésiastiques morts. Chaque pasteur verse au fonds une petite partie de son revenu ; le fonds place cet argent, et la veuve et l’orphelin toucheront des dividendes sur les profits réalisés par le fonds. Mais pour déterminer les montants de ces versements et des dividendes versés, il leur a fallu faire appel à Colin Mac Laurin, professeur de mathématiques de l’Université d’Edimbourg pour établir les paramètres sur lesquels seront fondés ces calculs : âge moyen de la mort des pasteurs, âge moyen des veuves bénéficiaires des dividendes etc…Pour cela le professeur de mathématiques fera appel à la loi des grands nombres établie par Jacob Bernoulli, et aussi , aux tables de mortalité que, 50 ans plus tôt, Edmond Halley avait publié, après avoir étudié les dossiers de 1 238 naissances et de 1 174 décès de la commune de Breslau en Allemagne.
Tout cela permit aux deux pasteurs d’établir qu’il y aurait en moyenne, à tout moment, 930 pasteurs écossais, presbytériens vivants. Il en mourrait une moyenne de 27 chaque année, dont 18 qui laisseraient une veuve etc… Pour finir, ils calculèrent que la cotisation de chaque pasteur serait de 2 livres, 12 shillings et 2 pence, ce qui permettrait à leur veuve de toucher des dividendes d’au moins 10 livres par an. S’il voulait plus de dividendes pour sa veuve, il cotisait plus. Selon leurs calculs, le fonds disposerait ainsi en 1765, d’un capital de 58 348 livres. Quand arrivera 1765, le fonds sera de 58 347 livres ! chapeau les artistes ! Aujourd’hui, ce fonds Webster et Wallace sera devenu Scottish Widows, une des plus grandes compagnies d’assurance du monde. Les mathématiques auront fait une entrée plutôt fracassante dans le monde des affaires.
02 1745
Henri Pitot, autodidacte passionné de physique, d’astronomie, d’architecture, d’hydraulique a trouvé une solution pour assainir de façon appréciable les étangs qui séparent la côte du Languedoc de la mer. Le moustique porteur du paludisme se délecte de ces eaux stagnantes. Plutôt que de se lancer dans une très aléatoire tentative d’assèchement de ces eaux, il fait tout simplement creuser des passages pour l’eau – les graus – pour assurer un brassage des eaux. L’amélioration est significative et lui vaut le poste de directeur des travaux publics dans la sénéchaussée de Nîmes-Beaucaire. La circulation des biens et des personnes entre Uzès et Remoulins a un problème avec le Gardon, rivière de la rive droite du Rhône, facilement franchissable les trois-quarts du temps, mais parfois infranchissable à l’automne lors des épisodes cévenols, où la montée des eaux peut provoquer des ravages. Le seul pont routier existant est le pont Saint Nicolas, à Sainte Anastasie, entre Nîmes et Uzès… le détour est trop important et il choisit la solution la plus élégante, faire du Pont du Gard qui n’est jusqu’alors qu’un aqueduc un pont routier, en construisant une voie qui s’appuie directement sur les arches du niveau inférieur, arches qu’il construit de la même ouverture que celle du pont romain, avec des avant-becs et des arrières becs, en utilisant la même pierre que les Romains, celle de la carrière de Lestel, qu’il fait remettre en service. Le tout en vingt mois. Bravo l’artiste ! Il avait commencé par inventer en 1732 le tube de Pitot : la machine pour mesurer la vitesse des eaux courantes et le sillage des vaisseaux, encore en service de nos jours dans la marine et l’aviation
11 05 1745
Les armées du maréchal Maurice de Saxe emportent la victoire à Fontenoy, dans les Pays-Bas autrichiens sur les armées d’une coalition des Pays Bas, Provinces Unies, Angleterre, Hanovre et Empire d’Autriche commandés par William Augustus, duc de Cumberland. Cela leur permet de reprendre la ville de Tournai, quelques kilomètres au nord.
1745
Premier journal durable d’annonces publicitaires : Les Affiches de Paris.
Les abbés normands Soury et Delarue mettent au point La tisane des deux abbés. Elle deviendra par après la Jouvence de l’abbé Soury, connaîtra des années de gloire tant que les remèdes de bonne femme resteront en cour dans le secret des familles. Elle reprendra encore du service quand, dans les années 2000, la Sécurité Sociale amputera drastiquement le nombre de médicaments remboursés. On y trouve onze extraits de plante, parmi lesquelles l’anis, la cannelle, l’hamamélis, le viburnum, le calamus, le condurago, la piscidia…
Sur l’île de Java, le gouverneur hollandais van Imhof crée un important jardin botanique à Buitenzorg – aujourd’hui Bogor -. Il sera le point de départ des grandes plantations des Indes : thé, palmier à huile, quinquina, tabac, hévéa ; mais c’est le café, la canne à sucre et le riz qui constituaient la principale richesse.
L’explication la plus vraisemblable du brusque essor démographique enregistré au XVIII° siècle est l’amélioration du régime alimentaire des populations, qui se produisit pratiquement dans le monde entier. Les progrès de l’agriculture expliquent partiellement ce résultat, comme on le verra plus loin. Le changement le plus spectaculaire du XVI° siècle en matière agricole a été l’introduction en Amérique de cultures européennes et, réciproquement, de cultures américaines dans l’Ancien Monde, y compris l’Afrique et l’Asie. Comme pour la plupart des événements marquants de la Renaissance, les racines de celui-ci plongent dans le Moyen-Âge.
Par exemple, le riz a été importé de Chine en Europe par les Arabes. On en vendait dès le début du Moyen Age dans les grandes foires de Champagne. On le cultivait dans plusieurs pays méditerranéens et il était donc bien répandu en Italie au moment de la Renaissance, mais on le considérait seulement comme un aliment susceptible de remplacer le blé en cas de besoin. Le riz ne tenta jamais beaucoup ceux (c’est-à-dire les riches) qui décidaient des modes et possédaient la terre. Sa culture resta donc plutôt sporadique dans les pays méditerranéens.
Les découvertes et conquêtes faites en Amérique eurent des conséquences bien plus profondes, donnant à l’Europe le maïs, la tomate, la pomme de terre, la dinde, l’artichaut de Jérusalem et le chocolat. En échange, les nouveaux occupants des Amériques se mirent à cultiver à grande échelle la canne à sucre et le caféier, plantes respectivement originaires des mers du Sud et d‘Éthiopie. La régularité du trafic maritime entre l’Orient et l’Occident favorisa d’abord le commerce du thé de Chine, puis la culture elle-même du thé dans le reste de l’Orient. Le commerce et la culture furent tous deux encouragés par l’importation du sucre des Antilles, de Sao Tomé dans le golfe de Guinée, de Madère, des Açores et du Brésil. Le sucre passa ainsi du statut de denrée de luxe, aussi rare que la cannelle ou les clous de girofle, à celui de médicament et d’aliment indispensable.
La culture de la canne à sucre est une des plus intéressantes. La canne à sucre appartient à une vaste famille qui comprend aussi les bambous et de hautes herbes qui ont souvent servi à fabriquer des fibres ou des toitures. On l’écrasait, d’une façon ou d’une autre, pour en extraire le jus. Il est probable que l’on a découvert la possibilité de faire bouillir le jus pour obtenir du sucre cristallisé en Inde ou en Perse vers 600 ap. J.C. La canne à sucre fut apportée d’Inde en Méditerranée et acclimatée en Égypte, en Sicile et en Andalousie alors que disparaissait le monde romain. On trouve dans la Bible (Isaïe) une référence à la canne à sucre. Ezéchiel et Jérémie en parlent aussi mais, vraisemblablement, on n’en tirait pas encore de sucre au sens moderne du mot. En Chine, dans la région de Canton, on connaissait déjà la canne à sucre vers le III° siècle ap. J.C. mais il ne semble pas que, là non plus, on ait déjà su en tirer du sucre à proprement parler. Dans ces contrées, comme dans l’Europe médiévale, le miel fournissait la meilleure des substances sucrantes possibles (le vin aussi contenait un peu de sucre). Les premiers cultivateurs n’appréciaient pas la canne à sucre car elle interdit toute rotation des cultures : un plant dure au moins sept ans et on ne peut pas la faire pousser au nord de la limite du gel. Elle figurait néanmoins dans la pharmacopée de l’école de Salerne dès le X° siècle. L’Islam la réintroduisit en Espagne avec la roue à eau, la noria, associée à la poésie de la campagne médiévale, avec ses cordages, ses canaux d’irrigation et ses poulies. Les croisés cultivaient la canne à sucre à Chypre, et fabriquaient leurs pains de sucre dans des conditions proches de celles des futures grandes plantations. L’Angleterre médiévale faisait venir son sucre par Venise ou par l’Allemagne, et ses confiseurs préparaient des massepains et sucreries diverses qui coûtaient de 1 à 2 shillings la livre aux XIII° et XIV° siècle, mais seulement 10 pence au XV° siècle : l’exploitation réussie des plantations des Canaries, puis de Madère, des Açores et du Cap-Vert avait fait chuter les prix.
À partir de la Renaissance, la culture de la canne à sucre ne cessa de se développer, d’abord aux Antilles, puis dans l’intérieur de l’Amérique du Sud. La première fabrique de sucre du Nouveau Monde fut fondée en 1508 à Santo Domingo. La principale production du domaine de Cortés, à Oaxàca, était la canne à sucre. L’État espagnol offrit des avantages fiscaux à ceux qui ouvraient des moulins à broyer la canne à sucre. En 1520, on importait déjà aux Antilles des bœufs d’Espagne et des esclaves d’Afrique pour fournir l’énergie nécessaire aux moulins et pour couper les cannes. Inconnue des Amériques avant Christophe Colomb, la canne à sucre y fut ainsi solidement implantée. La côte nord-est du Brésil, entre Recife et Bahia, devint le centre des plantations de canne à sucre. Au XVII° siècle, le sucre représenta pendant un certain nombre d’années un des principaux articles du transport de marchandises dans le monde, peut-être le plus important après le commerce de blé de la Baltique, que tenaient les Hollandais.
Pendant plus de cent ans, à cette époque cruciale pour l’histoire du commerce international; le sucre resta l’élément essentiel de ce commerce. Il bouleversa les habitudes alimentaires du vieux monde, accoutumé à l’usage parcimonieux de la saccharose fournie par le miel. Les marchands qui trafiquaient à la fois du sucre et des esclaves acquirent des fortunes colossales – que ce soit à Bristol, à Liverpool, à Nantes, à Cadix ou à Lisbonne – et contribuèrent en partie au financement des grandes entreprises capitalistes du début de l’industrialisation. L’analyse démontre toutefois que les plus grosses fortunes du XVIII° siècle furent édifiées non par les planteurs de canne à sucre mais par les fournisseurs des armées.
Le sucre favorisa la consommation de café, de thé et de chocolat, mais surtout des deux premiers. Le café, originaire d’Éthiopie et que l’on n’exporta pas en tant que boisson avant 1500, fit son apparition à Constantinople vers 1600 et un café parisien en vendait en 1672. Des cafés furent ouverts à Londres dès 1652. La plus grande partie du café venait alors de Moka, en Arabie. Les Hollandais ne tardèrent pas à l’acclimater à Java. En Amérique, son implantation suivit de peu celle de la canne à sucre. On planta des caféiers à Cayenne en 1722, à la Martinique en 1723 et à la Jamaïque en 1730. De façon assez curieuse, la demande en café ne se développa réellement qu’à partir du moment où la possibilité de se procurer facilement du sucre permit à un public de plus en plus sybarite d’en atténuer l’amertume. Dominique François Valentyn se plaignait en 1724 que si les bonnes et les couturières n’ont pas leur café tous les matins, on ne peut espérer de voir une aiguille enfilée. À partir du XVIII° siècle, en somme, on trouvait du café presque dans toute l’Europe, très facilement en France, en Grande-Bretagne et aux Pays-Bas, un peu moins en Espagne et en Italie. Chacune des Caraïbes en produisait un peu mais, après les années 1880, le Brésil devint le plus grand producteur. Les plantations de café de Ceylan furent en effet détruites à cette époque par une terrible épidémie de fouille et le Brésil saisit l’occasion qui s’offrait. Le café y avait été introduit en 1727, d’abord à Para, puis à Maranhao en 1732 et à Rio de Janeiro en 1762. Les premiers cultivateurs furent les frères franciscains du couvent de Saint-Antoine. De Rio, la culture du café s’étendit à Sao Paolo, et au Minas Gérais; à la fin du XIX° siècle, il avait supplanté le sucre à la première place des productions du Brésil.
Les Chinois consommaient du thé depuis de nombreuses générations. Ils s’étaient d’abord contentés de mâcher les feuilles de cet arbuste, qui pousse à l’état sauvage dans le nord de la Chine. Puis, on avait commencé à le cultiver vers 2000 av. J.C. Par la suite, on fit sécher les feuilles, soit à la chaleur artificielle (thé vert), soit au soleil (les feuilles fermentent et donnent le thé noir). Dans les deux cas, on roulait les feuilles à la main. Au moment où reprit le commerce du thé avec l’Europe, on l’expédia par bateau, enfermé dans des coffres de plomb. Il fallut attendre l’arrivée des Européens en Extrême-Orient pour qu’il soit introduit en Inde.
En 1609, la récente Compagnie hollandaise des Indes orientales ramena en Europe plusieurs cargaisons de thé de Chine. Les Anglais en obtinrent à la même source quelques années plus tard. Peu à peu, s’instaura un commerce régulier, mais ne portant toujours que sur les feuilles de thé : l’arbuste lui-même ne pouvait être acclimaté en Europe car il ne supporte pas le gel et souffre beaucoup de la sécheresse. Il se produisit, parallèlement à la brusque augmentation de la demande en thé, un accroissement de la consommation de sucre dans tous les pays d’Europe, à l’exception de la France, qui restait maîtresse des îles productrices de café et de chocolat aux Antilles.
Le thé et le café n’apparurent donc sur le marché européen qu’à partir du XVII° siècle et ne prirent de réelle importance qu’au XVIII°. En revanche, ils firent tout de suite partie des grands articles du commerce, suivis par le chocolat à une plus petite échelle. On avait commencé à boire du chocolat au Mexique vers 1450 et on l’avait présenté aux Européens comme une boisson. Même si l’Espagne du XVI° siècle consommait des tablettes de chocolat, il revint aux industriels du XIX° siècle de rendre populaire et bon marché le chocolat solide.
Ces commentaires à propos de quelques nouveautés chères aux consommateurs du XVIII° siècle ne rendent cependant pas justice aux immenses transformations suscitées dans l’agriculture et l’élevage par les conquêtes et découvertes du XVI° siècle. En effet, l’Europe ne fut pas la seule à bénéficier de ces bouleversements. Si l’on compare les aliments nouvellement introduits en Europe avec ceux qui furent apportés à l’Afrique et aux Amériques, il se pourrait bien que l’avantage aille à ces deux derniers continents. Des cultures américaines telles que la papaye, la patate douce, l’ananas et la pomme de terre, pour ne rien dire du maïs, du manioc (cassave) et de l’arachide, furent importées en Afrique tandis que l’Amérique, et même l’Australasie, découvrait le blé, les pois chiches, la canne à sucre, les haricots, la banane, le riz, les agrumes, l’igname, le café, l’arbre à pain et la noix de coco, de même que les moutons, les chevaux, la volaille et le bétail. Gilberto Freyre cite parmi les contributions de l’Afrique au développement du Brésil : le poivre de Guinée et le palmier dendê (Elaeis guineensis), qui fournit l’huile de palme, ainsi que le gombo et nombre de techniques culinaires à base d’épices et de condiments. On doit à un dominicain, le frère Tomas de Berlanga, l’introduction de la banane en Amérique dès 1516, bonne action dont il est à juste titre remercié dans toutes les républiques bananières – il fut d’ailleurs évêque de Panama. L’Inde et l’Amérique se livrèrent à un semblable échange de bons procédés, les mangues indiennes étant acclimatées en Amérique et l’ananas américain en Inde.
Le chroniqueur Bernai Diaz importa l’oranger au Mexique tandis qu’un des Noirs qui accompagnaient Cortés y semait le premier champ de blé. Le Chili se transforma en vignoble, le premier pied de vigne y étant planté quelques années seulement après la conquête. Ensuite vint le tour du saule puis – après la découverte de l’Australie – de l’eucalyptus. L’Amérique bénéficia aussi du cocotier, apporté des Philippines au Mexique par Alvaro de Mendana en 1569. En échange, le maïs et le manioc sont actuellement les principales productions du Congo et de la Guinée.
Par une curieuse ironie du sort, ces changements sont issus de voyages entrepris par des équipages qui, eux-mêmes, se nourrissaient de morue séchée, de bœuf séché au soleil (ou charqui), de porc salé, de pois séchés et de biscuits de mer souvent caloriquement enrichis de charançons. En outre, la nourriture de ces hommes, qui ont provoqué la plus grande révolution alimentaire que le monde ait connue, devait être le plus souvent imbibée d’humidité. Le bois absorbe l’eau : il était donc difficile de garder quoi que ce soit de sec à bord des anciens voiliers. Les biscuits de mer, durcis au point de ne pouvoir être cassés à la main, pouvaient rester comestibles une cinquantaine d’années si on les mélangeait à de l’eau, mais il y avait rarement assez d’eau fraîche à bord. C’est alors, vers 1600, que les médecins s’aperçurent que la consommation d’agrumes évitait le scorbut. Malheureusement, le fait ne fut pas reconnu officiellement avant le XVIII° siècle. Après quoi, les équipages reçurent quotidiennement une ration de jus de citron dès la cinquième ou sixième semaine de mer [8].
Il ne faut cependant pas exagérer l’effet immédiat de ces nouveautés sur la façon de se nourrir. Au XVIII° siècle, en Angleterre, le pain, le fromage, la viande et la bière formaient toujours l’essentiel de l’alimentation des pauvres. En France, jusqu’à la Révolution, l’ordinaire se composait de gruau ou de soupe, de pain, de cidre et de piquette, de poisson et de viande. Le sucre et la pomme de terre ne modifièrent réellement les habitudes européennes qu’à partir du XVIII° siècle, et dans quelques pays seulement. Les tomates, cultivées au Mexique avant 1492 et apportées en Europe avant 1550, se heurtèrent à la méfiance des populations pendant plusieurs siècles: on les croyait en effet vénéneuses à cause de leur appartenance à la famille de la belladone. En revanche, les conséquences du débarquement des chevaux et du bétail espagnols en Amérique furent immédiates. Les Indiens d’Amérique ne mirent pas non plus longtemps à apprécier la volaille. Quant à l’Indien d’Amérique du Nord qui s’était sédentarisé, il reprit sa vie de nomade grâce au cheval.
Hugh Thomas. Histoire inachevée du monde. Robert Laffont 1986
Mohammed Ibn Abd al-Wahhab, (1703-1792) prédicateur originaire du cœur de Arabie, scelle une alliance avec Mohammed Ibn Seoud, chef tribal ambitieux, pour mener la jihad contre tous les sunnites modérés au nom d’une interprétation à la lettre du Coran : le Wahhabisme était né. Il s’inscrivait au plus près dans la ligne du théologien damascène Ibn Taymiyya (1263-1328), s’appuyant sur la ligne la plus dure de l’islam : le hanbalisme, la plus stricte des quatre école juridiques qui ne reconnaît que le Coran et la Tradition [la Sunna] comme source de la loi [la Charia]. Les tenants de cet islam dur rejettent comme innovation blâmable [bidaa] le culte des saints qui porte atteinte à la pureté du culte de Dieu. Justifiant la mort pour ceux qui dérogeraient à cette voie qu’il estime être celle enseignée par le prophète, Abd Al-Wahhab rejette également en bloc toutes les innovations qui sont apparues depuis l’époque des salaf : le soufisme et le culte des saints, mais aussi les écoles de droit, la théologie et la philosophie.Sa pensée essaimera ensuite vers d’autres régions du monde musulman, notamment en Inde et en Turquie, portant à un niveau inédit la division de la communauté.
C’est ainsi que dans toute la péninsule arabique sera détruit tout ce qui relève de la religiosité populaire – zaouïa essentiellement -, des petits édifices religieux construits sur la tombe des saints. Pendant plus de cinquante ans, ils vont parvenir à donner une unité politique à cet ensemble de tribus jusque là très hétérogène ; les Ottomans finiront par s’inquiéter de cette puissance nouvelle et chargeront le pacha d’Égypte Mehemet Ali de les défaire. Débarqué sur le littoral de la Mer Rouge en 1811 avec 8 000 hommes, il en viendra à bout en 1818. L’émir wahhabite Abdallah sera décapité à Istanbul.
Depuis quelques années, il s’est élevé une nouvelle secte ou plutôt une nouvelle religion qui amènera peut-être avec le temps des changements considérables et dans la croyance et dans le gouvernement des Arabes.
Niebuhr
Exporté dans le monde entier, le wahhabisme s’imposera comme la plus pure expression de la Tradition sunnite, au mépris des formes locales très variées de l’Islam. Mais les véritables héritiers du wahhabisme sont les salafistes et les jihadistes. Ils supporteront très mal la richesse procurée par le pétrole aux Saoudiens, déclarés un temps ennemis puisque coupables d’avoir ouvert l’Arabie aux armées infidèles… mais on ne refuse pas éternellement les moyens que procure l’argent et aujourd’hui, leur alliance retrouvée approvisionne des islamistes comme ceux d’Ansar Dine, dans le nord Mali.
Au Québec, la succession des hivers doux et des printemps précoces appelle les commentaires de Gautier, médecin correspondant au Québec de l’Académie des Sciences : On attribuait ce changement dans la température de l’air à la quantité de bois qu’on avait abattus et à la quantité de terres qu’on cultivait maintenant.
Il n’est pas impossible qu’il s’agisse du même phénomène que celui des XV° et XVI° siècle en France où on a eu une phase de réchauffement climatique à laquelle les grands essartements du Moyen Age n’étaient pas étrangers, l’abattage des bois se traduisant par une diminution de l’humidité, et donc, une augmentation de la température.
26 06 1746
parviennent à s’échapper de la prison de Newgate, où ils croupissaient en attendant l’exécution de leur condamnation à mort. Deux mois plus tôt, soutenant Charles Edward, héritier catholique de la dynastie des Stuart, qui voulait renverser les Hanovre au pouvoir depuis 1689, ils avaient été défaits le 17 avril 1746, par l’armée hanovrienne du duc de Cumberland à Culloden. Les deux fugitifs se cacheront pendant six semaines chez une éleveuse, puis rejoindront la Hollande, et finalement la France. En 1747, il entrera dans le régiment d’Ogilvy nouvellement formé à partir d’éléments écossais. En 1749, alors qu’il est capitaine en second de ce régiment, il rencontrera à Rouen Marc Antoine Morel de la Hillaume, inspecteur des manufactures de la région. Avant de s’engager aux côtés des Stuart, Holker avait fondé avec son ami Peter Moss à Manchester une entreprise de calandrage, spécialité dans l’apprêt des tissus. La calandrage, ou apprêt, consiste à écraser les fibres par pression sur des rouleaux chauffées par des tiges métalliques rougies au feu et placées à l’intérieur, ce qui donne au tissu son aspect glacé très apprécié. Morel est séduit par ses capacités dans le domaine de l’industrie et l’encourage à monter une entreprise textile en France. Il lui garantit l’appui de Daniel-Charles Trudaine, intendant des finances du service des ponts et chaussées, auquel il prie John Holker de faire parvenir plusieurs mémoires visant la création d’une manufacture de velours de coton, un type d’établissement qui n’existe pas encore en France. Le gouvernement anglais refusant pour l’heure l’amnistie aux jacobites considérés comme des traitres, Holker quitte l’armée sans regrets et se lance dans l’aventure à Rouen, déjà devenu un centre cotonnier important. Dès lors sa carrière va connaître un succès tel que le 15 avril 1755, il sera nommé inspecteur général des manufactures par Trudaine. Bon connaisseur de l’industrie anglaise du textile, il avait fait bénéficier la France de l’ensemble des techniques mises en œuvre outre Manche, il avait aussi organisé le départ vers la France de dizaines de tisserands anglais très qualifiés ; la France avait ainsi comblé son retard.
1746
Antoine Deparcieux publie un essai : Sur les probabilités de la durée de la vie humaine, qui lui a été demandé par l’intendant des finances de sa Majesté, M. de Boullongne : la plupart des emprunts d’État, comme des emprunts des villes, sont remboursés par le biais des rentes viagères : il s’agit donc de savoir si on ne verse pas aux prêteurs des annuités trop généreuses. L’essai de Deparcieux rompt avec le cadre théorique de ce qui se faisait jusqu’alors en la matière, beaucoup trop dogmatique : il va simplement montrer que l’affaire n’est pas simple, que cela dépend du climat, de l’alimentation, du confort de vie etc… Ses propositions seront suivies d’effets : les enquêtes locales vont se multiplier à partir de 1750, à l’initiative des savants locaux comme des assureurs ; la première société d’assurance vie, L’Equitable, va voir le jour en 1762 à Londres.
Création d’une commission pour contrôler l’accès des peintres au Salon.
Les Anglais, après avoir maté la dernière rébellion écossaise, déplacent de force les Écossais du nord vers la côte pour y développer l’élevage du mouton, ce qui, pour nombre d’entre eux, signifie pauvreté et persécution : c’est le début d’un important mouvement d’émigration des Écossais vers les colonies d’Amérique. Et en Écosse, c’est le début des grands propriétaires terriens qui vient remplacer le système de clan.
Au Rajasthan, un royaume du nord-ouest de l’Inde, le maharadjah Udai Sing II fait construire à Udaipur, la palais du lac Pichola, tout en marbre, sur une petite île qui sert de résidence d’été à la famille royale :
1748
Le bagne remplace les galères : le premier est à Toulon, Brest et Rochefort suivront. Moncrabeau, entre Condom et Nérac, se pique d’illustrer les promesses de Gascon en se proclamant capitale du mensonge : elle se donne des lettres patentes où l’on apprend que le village rassemble tous les hâbleurs, menteurs, nouvellistes et autres personnes qui s’exercent dans le bel art de mentir finement, sans porter préjudice à autre qu’à la Vérité dont ils font profession d’être ennemis jurés.
Les Lumières n’éclairent pas que la France : les Habsbourg qui tiennent la Lombardie entreprennent des réformes fondamentales : une part de l’impôt sera désormais prélevée sur le foncier, ce qui suppose l’existence d’un cadastre : autant de choses réellement neuves : Le despotisme éclairé – cette alliance de la philosophie et du pouvoir absolu dont le but était d’adapter les institutions traditionnelles à l’esprit nouveau – ne s’est pas manifesté avec la même intensité dans toutes les parties de la Péninsule. Les républiques oligarchiques et les États de l’Église ont été peu affectés par le vent des réformes qui a au contraire soufflé avec force dans les régions dominées par les Bourbons ou par les Habsbourg. Si bien qu’à partir de 1750-1760, un fossé a commencé à se creuser entre une Italie des Lumières, gouvernée par des princes soucieux de conjuguer autorité et progrès, et une Italie immobile et rebelle au changement.
La Lombardie autrichienne est à l’avant-garde du mouvement réformateur. Sortie sinistrée et affaiblie de la guerre de succession d’Autriche, elle a bénéficié après la paix d’Aix-la-Chapelle (1748) d’une attention particulière du gouvernement de Marie-Thérèse et du chancelier Kaunitz. Devenu corégent en 1765, le futur empereur Joseph II s’intéressa lui aussi de près aux affaires de la Péninsule. Le voyage qu’il effectua en 1769 le conforta dans ces bonnes dispositions, du moins jusqu’au moment où, ayant ceint la couronne impériale (1780), il put donner libre cours à ses tendances autoritaires et bureaucratiques : ce qui eut pour effet de braquer les élites réformistes milanaises contre une politique jugée trop brutale. Son frère Léopold, qui lui succéda en 1790, dut se montrer moins pressé de bousculer les intérêts et les privilèges des classes dirigeantes traditionnelles, tout en maintenant les réformes déjà réalisées.
Le point de départ des réformes est d’ordre financier. Pour entretenir les contingents que Vienne souhaitait maintenir en Lombardie (environ 30 000 hommes), les représentants du gouvernement impérial n’avaient d’autre choix que celui d’accroître les rentrées fiscales, ce qui supposait soit une augmentation des impôts qui ne pouvait que mécontenter les assujettis, et rendre franchement impopulaire la domination étrangère, soit une réorganisation complète du système d’imposition. C’est dans cette seconde voie que s’engagea dès 1750 le gouverneur Pallavicino. Jusqu’à cette date, les impôts indirects étaient perçus par des financiers privés qui avaient passé contrat avec l’État et étaient chargés de prélever en son nom les diverses taxations en vigueur (sur le sel, le tabac, la poudre, etc). Désormais cette tâche, au demeurant très rémunératrice pour les intéressés, était confiée à une Ferme générale, plus facilement contrôlable et dont les pouvoirs publics estimaient pouvoir tirer un meilleur rendement.
Plus importante fut la réforme du régime des impôts directs. Elle fut conduite par le Toscan Pompeo Neri, principal animateur de la commission qui présida entre 1748 et 1755 à l’établissement du cadastre de Marie-Thérèse. Le principe consistait à transférer sur la propriété foncière et les biens immobiliers une partie des impôts personnels et des prélèvements sur le commerce, donc d’alléger les charges de la bourgeoisie urbaine aux dépens de l’aristocratie terrienne et des détenteurs de biens ecclésiastiques. En échange de quoi la valeur des propriétés terriennes était fixée une fois pour toutes, ce qui garantissait les propriétaires contre une augmentation de l’impôt pesant sur leurs biens, au cas où leurs revenus augmenteraient avec le prix de la terre ou à la suite de certaines améliorations.
Même assortie de cette disposition, la réforme introduite par l’établissement du cadastre ne pouvait que soulever l’opposition de l’aristocratie et du clergé. Aussi désireux fussent-ils de rendre l’impôt à la fois plus rentable et plus équitable, le gouvernement impérial et ses représentants à Milan durent accepter des compromis avec les privilégiés. Contre l’avis de Neri, Vienne négocia en 1757 un concordat avec la papauté exonérant totalement ou partiellement d’impôts certaines propriétés ecclésiastiques. Il n’en reste pas moins que le principe de la participation de tous aux charges de l’État se trouvait posé pour la première fois : véritable brèche ouverte dans les structures de la société d’Ancien Régime.
L’instauration du cadastre s’est accompagnée d’une restructuration administrative visant à uniformiser l’organisation des communes et des provinces. Il s’agit à la fois de respecter un minimum d’autonomie locale, d’intégrer villes et campagnes dans une même unité territoriale, et de satisfaire les détenteurs de terres et d’immeubles en leur assurant le monopole des assemblées communales et provinciales, les députés siégeant dans ces diverses instances devant être choisis parmi les personnes assujetties à l’impôt foncier.
Pierre Milza. Histoire de l’Italie. Arthème Fayard. 2005
1749
Adanson, botaniste, découvre le baobab au Sénégal, puis le henné. Benjamin Franklin invente la première application des balbutiements de l’électricité : le paratonnerre. Le mot vient du grec Elektron, qui signifie ambre, dont la propriété, – pour l’ambre jaune – lorsqu’il est frotté, est d’attirer certains corps légers : c’est de l’électricité statique. Comme cette propriété ressemble à celle de l’aimant qui attire le fer, on fera pendant longtemps la confusion entre électricité statique et magnétisme. En Haïti, les colons français fondent la ville de Port au Prince.
13 01 1750
Le traité de Madrid ou traité des Limites concerne l’Espagne et le Portugal au sujet de leurs empires coloniaux, et en particulier des plantations du Brésil actuel. Par le traité de Tordesillas, les deux pays avaient établi que l’empire portugais en Amérique du sud ne pourrait dépasser le 46° méridien. Le traité de Madrid autorise l’expansion de l’empire portugais au détriment de l’empire espagnol ; dans les faits, il s’est traduit par la formation de l’empire du Brésil.
C’est toute l’époque qui était avide de mesures des possessions coloniales : on mesurera la frontière californienne et les missions qui en assureront la charge fonderont les villes de Los Angeles, San Francisco, Monterey, San Diego. On mesurera encore la frontière entre Saint Domingue et Haïti. Et les Espagnols et les Portugais se livreront à deux expéditions importantes pour délimiter la frontière du Brésil portugais et des colonies espagnoles d’Amérique du Sud.
1750
Emmanuel Héré commence à construire la place Stanislas à Nancy. La culture de la pomme de terre est introduite à Montbéliard. On recommence à utiliser l’eau pour se laver.
Pierre Poivre, avec la bénédiction de Buffon, crée un Jardin du Roy à l’Ile de France – future île Maurice – il l’appellera le Jardin des Pamplemousses, pour élever sur place les plantes dont il aurait recueilli les graines au bon moment, mettant ainsi fin à la sujétion de transports toujours hasardeux. Lorsque les Français débarquèrent à Maurice en 1715, la nature y avait été dévastée : les premiers colons, les Portugais, puis les Hollandais s’en étaient chargé. L’oiseau dodo avait disparu depuis 1662. La déforestation avait été suivie d’une érosion massive des sols qui colmatait peu à peu les ports. Bernardin de Saint Pierre, Philibert Commerson, avaient aidé Pierre Poivre à redonner une santé à cette île moribonde. En 1753, il parviendra à voler à la barbe des Néerlandais cinq muscadiers et quelques girofliers qu’il réussira à acclimater.
Y aurait-il eu méprise sur le dodo, ce gros oiseau officiellement nommé Dronte de Maurice ? Découvert par les navigateurs hollandais en 1598 sur cette île voisine de la Réunion, le dodo ne survivra pas longtemps à l’arrivée des Européens. Il disparaît en effet moins d’un siècle plus tard, victime de la chasse, mais surtout de l’importation d’animaux prédateurs et de la destruction de son habitat, les forêts de l’île Maurice. L’extinction définitive de l’espèce serait ainsi actée dès 1662.
Le dodo va alors rester dans l’imaginaire collectif sous la forme d’un gros oiseau incapable de voler, lent et pas très malin. Peut-être à cause de sa docilité et de son habitude à ne pas fuir les humains. Cette espèce insulaire n’était, il est vrai, pas habituée à être confrontée à des prédateurs et ne s’est donc pas méfiée de ces nouveaux arrivants. Mal lui en a pris.
Mais une nouvelle étude publiée dans la revue Zoological Journal of the Linnean Society révèle que cette image ne serait pas du tout représentative de la réalité. En fouillant dans les anciennes descriptions du dodo et de son proche cousin, le solitaire, les chercheurs ont en effet découvert que ces oiseaux auraient au contraire été vifs et puissants. Des caractéristiques confortées par l’analyse des rares squelettes qui servent aujourd’hui de référence pour cette espèce. Avec son mètre de haut, sa vingtaine de kilos et ses pattes particulièrement puissantes, le dodo pouvait donc certainement courir très vite.
Il est probable que cet oiseau, que les chercheurs ont identifié comme faisant partie de la famille des pigeons, devait jouer un rôle très important dans l’écosystème mauricien. Un rôle qui reste à identifier et ce n’est pas une mince affaire, tant le matériel scientifique concernant le dodo est rare. Pourtant, comprendre la place de cet oiseau au sein de son environnement pourrait permettre aujourd’hui de mieux protéger les écosystèmes uniques et menacés de l’île Maurice.
Morgane Gillard Futura du 23 08 2024
Le parlement de Londres interdit l’industrie du fer aux colons américains.
Louis XV achète une extraordinaire pendule de plus de 2 m. de haut, coiffée d’une sphère reproduisant le mouvement de la terre dans le système solaire, selon Copernic. Elle indique encore les phases de la lune, et bien sur, les dates, les heures et les minutes, mais encore, ce qui est une première, les secondes. Sa réalisation a demandé à Claude Siméon Passemant, ingénieur et Louis Dauthiau, horloger, 13 ans de travail. Le roi a demandé le changement du parement, et ce sont encore 4 ans de travaux nécessaires pour les sculpteurs et bronziers Jacques et Philippe Il Caffieri. On peut encore la voir aujourd’hui dans le cabinet des horloges à Versailles. Dans une autre salle, le secrétaire à cylindre de Louis XV, où il conservait les documents qu’il voulait garder secrets : une seule clef permettait l’ouverture générale du bureau. Il avait été commandé en 1760 à l’ébéniste Jean-François Oeben ; celui-ci étant mort trois ans plus tard, il sera achevé par Jean Henri Riesener en 1768.
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[1] …à cause des grands disques de bois qu’ils se passaient dans les lobes des oreilles pour les élargir.
[2]] la nature de cette pâte n’est pas très définie, car, comme elle semble être la seule distinction d’avec le Vol au vent inventé presque un siècle plus tard par Carême [mis à part la taille – portion individuelle ou plat collectif -] et qu’on ne voit pas de différence notoire entre une pâte feuilletée et une pâte qui vole au vent, on reste dans un trouble au moins métaphysique.
[3] On ne parlait alors que d’un Tyrol, territoire, comme le dit Montesquieu, sous la coupe directe du Saint Empire Romain Germanique. C’était un temps où les cols étaient plus des traits d’union que des frontières, surtout quand ils sont d’un altitude plutôt basse. Ce n’est que plus tard qu’il sera partagé de part et d’autre du col du Brenner, entre Tyrol autrichien au nord et Tyrol italien au sud. Témoin aujourd’hui de ces temps anciens la langue germanophone du Tyrol italien : Reinhold Messner est bien italien en dépit d’un nom à consonnance germanique.
[4] On est dans l’excès… et donc les miracles fonctionnent dans les deux sens : les malades sont guéris, mais les bien portants peuvent aussi tomber malades : c’est ainsi que la femme Delorme, partie vers ce cimetière avec la ferme intention de proclamer haut et fort que toutes ces guérisons n’étaient qu’une vaste blague, fut elle-même paralysée en y entrant !
[5] Les progrès en la matière seront très lents : près de 140 ans plus tard, en 1871, le grand philosophe rationaliste Ernest Renan énonçait les rôles dévolus aux différents peuples de la terre : la race chinoise est une race d’ouvriers, à la merveilleuse dextérité manuelle, mais elle n’a presqu’aucun sentiment d’honneur. Le nègre est de la race des travailleurs de la terre ; la race européenne est celle des maîtres et des soldats. Que chacun fasse ce pour quoi il est fait et tout ira bien. On n’appelle pas cela bousculer les idées reçues… en matière d’immobilisme, on ne fait pas mieux.
[6] Un bon siècle plus tôt, l’indien Tlaxcaltèque Muñoz Camargo, devinait déjà les vertus de la gomme de cet arbre : si l’on faisait des semelles avec cet uli (…) celui qui chausserait ces souliers se mettrait malgré lui à sauter en l’air partout où il irait.(uli en nahuatl et batey en caraïbe)
[7] qui avait un sens certain de l’absurde ; il disait des batailles navales : on se rencontre, on se canonne, on se sépare, et la mer reste aussi salée qu’avant.
[8] Les menus de ces marins, si l’on peut difficilement les qualifier de gastronomiques, fournissaient néanmoins de 3 385 à 3 889 calories. Il est reconnu que les capitaines et les officiers mangeaient souvent très bien alors que l’équipage souffrait. En 1560, la ration quotidienne d’un matelot espagnol se composait de : 700 g de pain, 100 g de fèves ou de pois chiches, un quart de vin, un peu d’huile d’olive et de vinaigre. Le dimanche, le mardi et le jeudi, il recevait un peu plus de 200 g de bœuf salé ; le lundi et le mercredi, 170 g de fromage; le vendredi et le samedi, 220 g de morue séchée. Il y avait aussi des distributions fréquentes, mais non contingentées, d’olives, de noisettes, de dattes séchées, de figues, de marmelade de coings, de cannelle, de clous de girofle, de moutarde, de persil, de poivre, d’oignons, d’ail et de safran. Les repas étaient servis dans des écuelles de bois – avec des couteaux, mais sans fourchettes.