Publié par (l.peltier) le 13 septembre 2008 | En savoir plus |
1929
L’empire colonial français va connaître son apogée : 2,3 M km², population : 67,8 M. dont 1,475 M. d’Européens en 1939. En 1938, 1/60° du budget national va aux colonies, qui fournissent de 35 à 50 % des importations de la métropole.
En 1927, Paul Morand, écrivain voyageur, à l’occasion diplomate, va de Conakry à Tombouctou. De Bamako à Tombouctou, il sera en compagnie d’Albert Londres : il fait un bilan globalement très positif de l’action de la France en AOF :
Notre administration d’Afrique occidentale française est digne de tous les éloges. Il m’arrive de juger mon pays avec trop d’indépendance et, lorsqu’une chose ne me plaît pas, je le dis. Je ne suis subventionné par aucun gouvernement, par aucun groupe financier, je n’ai de mission d’aucun ministère et je n’appartiens ni à un journal ni à un parti. Or, en AOF, du haut en bas de l’échelle, j’ai trouvé des gens de bonne tenue, sobres, débrouillards, courageux, comprenant et défendant l’indigène, honnêtes et justes. C’en est fini, sauf de très rares exceptions, des fonctionnaires piqués de soudanite, amateurs d’absinthe et de négrillons. Et peu de concubinages indigènes ; la plupart de nos jeunes gens des services coloniaux ont, depuis la guerre, épousé des femmes gentilles, bonnes mères de famille, qui souvent s’occupent fort intelligemment des négresses et des enfants noirs, créent des écoles, des jardins d’essai et des maternités.
Un administrateur travaille au moins dix heures par jour ; après dîner, il fait ses comptes ; il est à la fois hygiéniste, horticulteur, arpenteur, agent de recrutement, chef d’armée, constructeur de routes, notaire, officier d’état civil, magistrat, percepteur. Il est dans la colonie, comme le consul à l’étranger, le Maître-Jacques de la France.
[…] Il y a vraiment dans notre civilisation coloniale africaine une harmonieuse entente entre deux races, que je n’ai jamais rencontrée ailleurs. Certes, les indigènes sont astreints à l’impôt, mais qu’est-ce en regard des contributions forcées des anciens tyrans, des razzias, des massacres collectifs, des exécutions en masse de jadis ? Partout des débouchés assurés au commerce indigène, des routes, une justice équitable. Le Noir aime la justice et la justice française lui convient, car n’étant pas appliquée à la lettre, déformée par des hommes de loi, mais rendue humainement par des chefs compréhensifs et équitables, elles est supérieure aux procédures sommaires qu’elle a remplacées.
Le caractère original de notre civilisation française coloniale, surtout au Soudan, c’est justement l’absence de colonisation. L’administration encadre la masse indigène, la protège sans l’exploiter comme a si facilement tendance à le faire le commerce privé, tout à la recherche d’un bénéfice immédiat. Et le Noir, qui enverrait promener un particulier, respecte ce maître anonyme, invisible, qu’est l’État, qui s’est substitué à ses anciens chefs.
La France est amenée à coloniser, non par des raisons de peuplement ou de commerce, mais par un besoin atavique d’expansion, par des réflexes civilisateurs. Témoins ces bonshommes, comme Jules Ferry, que rien n’incitait à regarder au-dessus de nos frontières, ni les goûts d’aventure, ni la curiosité, ni l’appât du lucre, – et qui cependant, poussés par cette fatalité, nous ont ouvert des mondes.
Paul Morand. Paris Tombouctou. 1928
D’autres s’attardent avec une sympathique curiosité sur les scènes du quotidien, quand une journée peut être occupée de bout en bout par ce qui n’est possible chez nous qu’au moment du repos :
Sur le quai, les Sénégalais se promenaient de long en large, leurs robes bleues et blanches balayant la poussière que le vent soulevait au-dessus des montagnes d’arachides en se donnant la main et riaient ensemble, d’un air somnolent, sous le soleil vertical, aveuglant et cuisant. Parfois, ils se prenaient par le cou ; on avait l’impression qu’ils aimaient se toucher, comme si c’était bon de sentir que l’autre était là, tout près. Ce n’était pas de l’amour, c’était un sentiment que nous ne pouvons pas comprendre. Deux d’entre eux passèrent ainsi, toute la journée sans se lâcher ; ils étaient là quand le bateau glissa le long des tas d’arachides, ils y étaient encore le soir quand le travail de chargement fut terminé et que les débardeurs se lavèrent la figure et les mains dans l’eau chaude qui sortait des flancs du navire ; ils n’avaient, quant à eux, absolument rien fait, ils s’étaient simplement promenés de long en large en se touchant la main, chacun riant des plaisanteries que faisait l’autre ; mais ce n’était pas de l’amour, ce n’était rien que nous puissions comprendre. Ils mettaient dans le jour aveuglant, dans ce premier aperçu de l’Afrique, une sensation de chaude et somnolente beauté, de joie étrangère à l’action et libérée de la fatigue de vouloir.
Graham Greene Voyage sans cartes Seuil 1951
Dix ans après Paul Morand, pendant la guerre, Anita Conti établira un état des lieux de la pêche sur les côtes occidentales : Dans les bureaux du gouvernement général [de Dakar], mes regards rencontrèrent ceux des princes fétichistes de la Côte d’Ivoire. Couverts de plaques d’or natif, entourés de leurs notables, ils étalaient les symboles d’une richesse brute. Leur délégation croisait celle des envoyés de Mauritanie, très noirs eux aussi, mais qui se disent blancs, et que l’on croit pétris de dignité parce qu’ils ont l’orgueil d’une infatigable paresse. Près d’eux passèrent des chefs religieux du Fouta Djalon, qui allèrent s’asseoir dans le grand hall d’apparat. Ils étaient beaux comme des enluminures d’évangiles, et sans souci d’anachronisme leurs mousselines blanches débordaient sur les fauteuils Louis XIV : les Rois mages à la cour de Versailles. Sur leurs chapelets bénis à la Mecque ils égrenaient les sourates du Coran, et si je leur avais demandé en quelle année de l’hégire nous sommes, sans doute auraient-ils ouverts des yeux étonnés…
Même lorsqu’il se dit et se croit islamisé, le monde noir demeure imperméable, et hors du temps. Ici, je l’abordais à peine et déjà se dissolvaient en moi des frontières. Je ne sentais plus l’espace ni la durée, les siècles s’emmêlaient.
Par les vastes baies ouvertes entrait la voix de la mer qui battait les récifs, et dans les jardins accrochés aux falaises, éclataient en lignes pourpres les rameaux des bougainvillées. Cela évoquait le rocher de Monaco mais il s’y ajoutait les rouge sang des hibiscus, et le souffle de l’alizé luttant contre la marche du soleil. Bientôt arriverait l’hivernage, ses pluies, sa lourdeur.
Je ne regardai plus les jardins. Tout près de moi, dans l’ombre des salons, respiraient des œillets, des arums de neige, des roses de tendre chair fragile. Les fleurs débarquaient d’avion, comme le courrier, comme la pensée qui fait agir.
En sortant, je retrouvai le Sénégal. Il flamboyait de toutes les forces de son brutal printemps. Il était dur, multiple. J’aime marcher sur sa terre, mes pieds soulèvent sans dégoût sa poussière que le vent emporte et je m’allie volontiers à ceux qui veulent me le faire connaître.
Je me laissai emmener à travers le grouillant marché de Sandaga. J’y entendis les rires et les quolibets qu’échangent les femmes noires vêtues comme des reines de Saba. Mais Dakar est l’îlot de la contradiction.
Mes pilotes m’entraînèrent au port de commerce dans la chaleur tumultueuse des quais et le mouvement des navires. J’y passai trop vite, il fallait entrer dans les couloirs et les chambres d’un frigorifique à l’échelle des Nations unies…
C’était un début. Mes mentors me firent aborder les salles de travail des grands services, leurs laboratoires, leurs ramifications innombrables. Des noms passèrent, ouvrant des mondes.
Recherches agronomiques, Génie rural, Élevage, Géologie et mines, Enseignement, services des Eaux, des Forêts et des Chasses, Poste, Aérodromes, Voies ferrées, Voies navigables, Câbles, Radio, Phares et balises, Routes, Ports …
Dakar est la cervelle géante d’un robot.
Paris la baigne de son fluide et coordonne les contacts : ensuite une vie étrange et brûlante, une vie nouvelle prend ici sa puissance.
Oui, je découvrais des mondes, et les mots n’étaient plus rien : je voyais des hommes et de l’outillage, je lisais des cartes et des plans, des chiffres et des statistiques et partout des noms, hier inconnus, et qui sont pour demain les signes de l’action créatrice : stations d’étude, celles de la présence française qui se traduit par ce mot impérieux, travail.
Oui, travail, et en conséquence du travail blanc, en alliance avec le monde noir.
Techniciens des grands services, je les vois, têtus, patients, ardents, devant leurs tâches illimitées – en liaison avec eux tous, les savants de l’Institut Pasteur et l’extraordinaire légion du service de Santé.
Ces lutteurs poursuivent d’étranges existences où la passion de l’œuvre entreprise brûle les jours, et les jours fuient, on précipite la vie, on la bourre pour faire avancer les résultats.
Étudier, avancer, découvrir, c’est cela qui devient passion.
Ici, il faudrait ne pas mourir, œuvrer mille ans. Je me laissais emporter au contact de ces sourdes ivresses.
Anita Conti. Géants des mers chaudes. Hoëbeke 1993
Que sépare Anita Conti d’Albert Londres ? Peut-être rien de plus que ce qui sépare un acteur d’un spectateur, mais il s’agit parfois d’un fossé gigantesque. Anita Conti participe à la vie de la façade officielle, dans une capitale. Albert Londres est spectateur de ce qui se passe sur la face cachée, la face honteuse, aux mains des petits chefs en brousse, loin des capitales et des centres de décision.
Journaliste, il a effectué en 1927 un périple de 4 mois dans les colonies françaises d’Afrique ; il publie Terre d’ébène, qui va susciter polémiques furieuses et démentis violents, auxquels l’intéressé répondra : Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie.
Les estimations les plus faibles parleront de 18 000 à 20 000 morts.
L’œuvre la plus urgente dans ce pays serait de fabriquer du nègre.
Pour employer l’expression officielle, l’Afrique noire n’est pas une colonie de peuplement. Le Blanc n’y demeure provisoirement qu’en se ménageant, et définitivement que dans un cercueil. Si j’étais gouverneur général, je tendrais un immense calicot sur la côte maudite et j’y ferais peindre ces mots : Le Blanc qui fera un effort inutile sera immédiatement puni par la nature. L’indigène nous est donc indispensable.
Sinon par amour du prochain, du moins par égoïsme, nous devrions veiller sur lui comme sur un champ de blé.
On le fauche avant qu’il ait poussé son épi !
La tâche première d’un commandant d’hommes est de préserver ses hommes de la mort. Autrement, de commandant on devient gardien de cimetière.
Trois cent millions dans la caisse de réserve, mais ni un camion à benne, ni un rouleau à vapeur.
Rien que des nègres et que des négresses, une pierre sur la tête et une latte d’arlequin à la main ! Au Soudan, en Haute-Volta, en Côte d’Ivoire dans toute la pléiade, on compte plus de cinquante mille kilomètres de routes. Tous les matériaux qui ont servi à les faire ont été portés sur la tête du nègre !
Qu’est-ce que le nègre ? Le nègre n’est pas un Turc, comme l’on dit. Il n’est pas fort. Le noir, en teinture, n’est pas un brevet de solidité. Parfois dans les camps, les prestataires meurent comme s’il passait une épidémie. À ce propos, une phrase grandiose ; elle est extraite d’un rapport officiel. On y lit : La fragilité inconcevable des indigènes… Il faut les voir quand il pleut. Ils marchent ratatinés, comme sous le coup d’une violente colique, à petits pas sautillants, les deux bras croisés sur leur poitrine, main droite tenant l’épaule gauche, main gauche tenant l’épaule droite. Et les soirs ? Il ne fait pas chaud toujours, ils toussent comme dans un sanatorium. Ceux qui possèdent une loque la plaquent soigneusement sur leur dos. Cela ne les empêche pas de grelotter, en compagnie des moins riches, autour de trois tisons de bois où quelques-uns soufflent jusqu’à leur dernier souffle.
On agit comme s’ils étaient des bœufs. Tout administrateur vous dira que le portage est le fléau de l’Afrique. Cela assomme l’enfant, ébranle le jeune Noir, délabre l’adulte. C’est l’abêtissement de la femme et de l’homme. Le Blanc soutenait une thèse, il disait : Nous les obligeons à faire des routes ; c’est pour leur bien ; le portage les tue ; les routes faites, ils ne porteront plus.
Ils portent toujours !
Où nous devrions travailler à peupler, nous dépeuplons. Serions-nous les coupeurs de bois de la forêt humaine ?
Où nous a conduits cette méthode ?
À une situation redoutable. Depuis trois ans :
Six cent mille indigènes sont partis en Gold Coast (colonie anglaise) ;
Deux millions d’indigènes sont partis au Nigeria (colonie anglaise) ;
Dix mille indigènes vivent hors des villages, à l’état sauvage (plus sauvage !) dans les forêts de la Côte d’Ivoire.
Ils fuient :
Le recrutement pour l’armée ;
Le recrutement pour les routes ou la machine (chemin de fer) ;
Le recrutement individuel des coupeurs de bois.
C’est l’exode !
Ainsi nous arrivons en Haute-Volta, dans le pays mossi. Il est connu en Afrique sous le nom de réservoir d’hommes : trois millions de nègres. Tout le monde vient en chercher comme de l’eau au puits. Lors des chemins de fer Thiès-Kayes et Kayes-Niger, on tapait dans le Mossi. La Côte d’Ivoire, pour son chemin de fer, tape dans le Mossi. Les coupeurs de bois montent de la lagune et tapent dans le Mossi.
Et l’on s’étonne que le Soudan et la Haute Volta ne produisent pas encore de coton !
Des camions et des rouleaux à vapeur !
Voici mille nègres en file indienne, barda sur la tête, qui s’en vont à la machine ! Au chemin de fer de la Côte d’Ivoire, à Tafiré. Sept cents kilomètres. Les vivres ? On les trouvera en route, s’il plaît à Dieu ! La caravane mettra un mois pour atteindre le chantier. Comme le pas des esclaves est docile ! Des hommes resteront sur le chemin, la soudure sera vite faite ; on resserrera la file.
On pourrait les transporter en camion ; on gagnerait vingt jours, sûrement vingt vies. Acheter des camions ? User des pneus ? Brûler de l’essence ? La caisse de réserve maigrirait ! Le nègre est toujours assez gras ! (…)
Nous y voici. À force d’avancer, l’Afrique a changé de nom. L’équateur est franchi. Ce n’est plus l’A.O.F., mais l’A.E.F. La nuit tombante nous voit débarquer à Pointe-Noire. C’est le Congo.
Cette ville future devrait s’appeler Pointe Silence !
Le wharf finit dans la brousse. Des herbes vous montent jusqu’à la poitrine et l’on va, cherchant un sentier qui, dit-on, existe.
Pointe-Noire n’est pas encore ouvert au public. Les voyageurs pour le Congo ne descendent pas là. Ils continuent sur le bateau jusqu’à Matadi, chez les Belges, qui, eux, ont fait un chemin de fer. Les Français, à travers le territoire de nos amis, gagneront le Congo français.
Pointe-Noire sera notre port de demain.
Demain, cinq cent deux kilomètres de voie ferrée relieront Brazzaville, notre capitale, à Pointe Noire, notre débouché.
Demain !
Mais aujourd’hui ?
Aujourd’hui il faut parler. La France a le droit de savoir. Un drame se joue ici. Il a pour titre Congo-Océan.
Après des années d’un long sommeil, l’Afrique Équatoriale française entendit un homme lui crier :
Debout ! Cet homme s’appelait Victor Augagneur. Ayant constaté que notre empire se mourait, étouffé, le proconsul décida de trancher la gorge de l’Afrique, de Brazzaville à Pointe-Noire, pour lui passer le chemin de fer libérateur.
M. Victor Augagneur n’eut que le temps de dire et non celui d’agir. Il revint en France.
M. Antonetti lui succéda. Le nouveau proconsul ausculta le malade. Ayant jugé l’intervention indispensable, il releva ses manches et commença.
De quelle sorte d’homme était M. Antonetti ?
De la meilleure. Vif d’intelligence, rapide en décisions, stimulé et non pas écrasé par la grandeur d’une tache. Il arrivait précédé et suivi de sa réussite en Côte d’Ivoire où, bâtisseur d’Abidjan, perceur de forêts, il avait, contre la nature, ouvert un pays à l’activité des Blancs. Pour réveiller le palais de la Belle au bois dormant, pouvait-on choisir plus fringant chevalier ? Je ne dis pas cela pour faire plaisir à M. Antonetti. Le plus grand plaisir qu’on lui pourrait faire serait de le laisser en paix. Mais son cas illustre le drame. On va le voir.
Il est peu d’écrire que l’Afrique Équatoriale dormait. Elle ronflait. C’était un concert général de gorges et de narines ! La France était si loin que ses enfants pouvaient s’en payer sans crainte de la réveiller. Ce n’était pas une paix armée, mais une paix sonnante. On entendait du bruit, sans voir aucune agitation. C’était le grand tam-tam des sommeilleux !
M. Antonetti, reprenant le cri de M. Augagneur, lança : Debout !
Alors chacun remua un membre, se frotta les yeux et, dans un demi-sommeil, se leva.
On va faire le chemin de fer, continua M. Antonetti. M’avez-vous bien compris ?
Tout le monde dormant à moitié, personne n’avait compris.
Voyant cependant ses collaborateurs sur leurs pieds, M. Antonetti commanda : En route !
Ce furent des somnambules qui obéirent !
L’Afrique Équatoriale française est comme une maison dépourvue de tout, qui n’aurait que ses murs et rien à l’intérieur, ni mobilier, ni eau, ni gaz, quelques vieilles chaises cassées seulement. Quand une maison doit devenir utile, on la meuble ! On n’équipa pas le pays. Imaginez-vous que M. Antonetti ait dit: il faut faire du pain ! et que les boulangers, n’ayant pas de farine et pour avoir l’air d’obéir, se soient mis à brasser dans le vide ! Pour amener la main-d’œuvre jusqu’à Brazzaville, la seule voie étant d’eau, il eût fallu des bateaux. Pas de bateaux ! De Brazzaville à la tête du chantier, on aurait dû commencer par tracer la route. Au début, pas de route ! C’était une veine ! Du moment que la route était absente, les camions devenaient inutiles ! Quant aux nègres on oublia que ces gens avaient un estomac, quel estomac même ! Pas de dépôt de vivres ! Qu’ils avaient aussi des bronches et que la bronchite guette toujours d’un œil attentif les hommes nus. Pas de couvertures !
M. Antonetti fit remarquer l’état des lieux. Les gérants s’étonnèrent d’une semblable naïveté et répondirent, avec l’assurance que vous donne une vie jusqu’ici tranquille, que tout était bien pour la clientèle.
On attaqua.
Un contrat fut passé avec une compagnie de travaux publics. On lui donnerait huit mille hommes, elle assurerait l’entreprise. Cette compagnie s’appelait les Batignolles.
Du Congo à la Sanga, de la Sanga au Chari on se serait cru dès lors entre la place Clichy et la place Villiers : on n’entendait plus parler que des Batignolles !
Au Moyen-Logone, au Moyen-Chari, au Dar-el-Koutti dans la Haute-Kato, au Bas-Bomou, du Gribingui à l’Oubangui, au Pool, le nom si parisien tomba et rebondit.
Des Bakotas, des Bayas, des Linfondos, des Saras, des Bandas, des Lisangos, des Mabakas, des Zindès, des Loangos furent arrachés à leur contemplation et envoyés aux Batignolles !
C’était un voyage fort excentrique. Les recrutés embarquaient sur des chalands, contemporains de notre conquête. Dans ce pays, les chalands, n’étant point faits pour le transport des hommes mais pour celui des marchandises, avaient le dos rond. Trois cents par trois cents, quatre cents par quatre cents on entassait la cargaison humaine dessous et dessus. Les voyageurs de l’intérieur étouffaient, ceux du plein air ne pouvaient se tenir ni debout ni assis. De plus, n’ayant pas les pieds prenants, chaque jour – et la descente jusqu’à Brazzaville durait de quinze à vingt jours – il en glissait un ou deux dans le Chari, dans la Sanga ou dans le Congo. Le chaland continuait. S’il eût fallu repêcher tous les noyés ! Le chaland abordait-il ? Le branches des palétuviers fauchaient au passage le plus hauts perchés. Pas un abri. Quinze jours sur un toit rond. Le soleil, la pluie. Et comme la vapeur chauffait au bois, les escarbilles, traitement préventif, leur faisant sur la peau de salutaires pointes de feu !
Et c’était Brazzaville. Sur trois cents, il en arrivait deux cent soixante, parfois deux cent quatre vingt ! Là ? Eh bien ! ils restaient sur la berge. On n’avait pas encore prévu de camp. On pensait bien à cela en ce moment ! Les sommeilleux piqués par Antonetti étaient trop occupés à se frotter les yeux. Tout participait encore de la confusion des songes.
Les survivants reformaient le troupeau. La course à pied allait commencer. On avait choisi les plus beaux hommes, au début. La bête était bonne, et ne flanchait qu’à la dernière minute. Et les capitas, sans trop grand danger, pouvaient éprouver la solidité des peaux. Quant à celle des pieds, personne n’en doutait.
Ne pouvait-on procéder d’une autre manière ? Si. La sagesse, la juste compréhension de l’effort à fournir eussent commandé de mettre ces hommes sur le chemin de fer belge, ensuite, arrivés à Matadi, sur un bateau français, moyen qui les eût en trois jours, amenés aux Batignolles, c’est-à-dire à Pointe-Noire, bout de la machine. Non ! Ils iraient à pied ! On ne comptait qu’avec le temps et non avec la vie. Trente jours de plus n’étaient peut-être pas une affaire, mais sur deux cent soixante hommes, soixante de moins auraient dû en paraître une.
Et le troupeau prenait la brousse, traversait les marigots, gagnait le Mayombe, forêt cruelle. Les vivres précédaient-ils les voyageurs ? Une fois sur deux. Les suivaient-ils ? Pas davantage ! En tout cas s’ils les suivaient, ils ne les rattrapaient jamais. Les convois attendaient en vain le mil et le poisson salé. Trouvaient-ils parfois des magasins de vivres ? Le gardien n’avait pas le droit de leur donner à manger, le règlement de marche n’ayant pas prévu que les travailleurs dussent avoir faim à cette étape.
Faim ! Faim ! ce mot tragique montait tout le long de la route. En quittant Brazzaville, chaque homme avait bien touché dix francs. Avec ces dix francs, l’administration estimait qu’il pouvait marcher des jours sans avoir faim ! Pauvre Saras ! À la sortie de la capitale, un avisé marchand leur avait échangé le billet contre un peigne de fer ! Savaient-ils, eux qui ne savaient rien, qu’ils ne seraient pas nourris le lendemain ? Or le nègre ne mange pas encore le fer ! Aussi était-ce un surprenant spectacle. Sur dix kilomètres, le convoi n’était plus qu’un long serpent blessé, perdant ses anneaux, Bayas écroulés, Zindès se traînant sur un pied, et capitas les rameutant à la chicotte.
Il en arrivait tout de même !
J’ai vu construire des chemins de fer ; on rencontrait du matériel sur les chantiers. Ici, que du nègre ! Le nègre remplaçait la machine, le camion, la grue ; pourquoi pas l’explosif aussi ?
Pour porter les barils de ciment de cent trois kilos les Batignolles n’avaient pour tout matériel qu’un bâton et la tête de deux nègres ! Cependant, j’ai découvert sur ces chantiers modernes d’importants instruments : le marteau et la barre à mine, par exemple. Dans le Mayombe, nous perçons les tunnels avec un marteau et une barre à mine ! Épuisés, maltraités par les capitas, loin de toute surveillance européenne (Monsieur le ministre des Colonies, j’ai pris à votre intention quelques photographies, vous ne les trouverez pas dans les films de propagande), blessés, amaigris, désolés, les nègres mouraient en masse.
Au Moyen-Logone, au Moyen-Chari, au Dar-el-Koutti, dans la Haute-Kato, au Bas-Bomou, dans les régions du Gribingui, d’Ouaka, d’Ouham, dans la Haute-Sanga, dans le Bas-Bangui, dans la N’Goko Sanga, de l’Oubangui au Pool, maris, frères, fils, ne revenaient pas.
C’était la grande fonte des nègres !
Les huit mille hommes promis aux Batignolles ne furent bientôt plus que cinq mille, puis quatre mille, puis deux mille. Puis dix-sept cents !
Il fallut remplacer les morts, recruter derechef. À ce moment, que se passa-t-il ?
Ceci : dès qu’un Blanc se mettait en route un même cri se répandait : La machine ! Tous les nègres savaient que le Blanc venait chercher des hommes pour le chemin de fer ; ils fuyaient. Vous-mêmes, disaient-ils à nos missionnaires, vous nous avez appris qu’il ne fallait pas nous suicider. Or aller à la machine c’est courir à la mort. Ils gagnaient les bois, les bords du Tchad, le Congo belge, l’Angola. Là où jadis habitaient des hommes, nos recruteurs ne trouvaient plus que des chimpanzés. Pour l’honneur de la race humaine, pouvait-on construire le Congo-Océan avec des chimpanzés ? Nous nous mettions à la poursuite des fugitifs. Nos tirailleurs les attrapaient au vol, au lasso, comme ils pouvaient ! Ils les canguaient ! ainsi que l’on dit ici. On en arriva aux représailles. Des villages entiers furent punis. Quelques-uns cependant échappèrent à ces rigueurs, des commandants blancs de ces régions ayant épousé la cause de ces Noirs contre les Blancs de Brazzaville ! Une autre fois, un chef noir se pendit plutôt que d’obéir à l’ordre de recruter pour la machine. Enfin, pour masquer le dépeuplement, on parla de rectifier la frontière de l’Oubangui-Chari !
Le matériel humain recruté dans ces conditions n’était plus de première qualité. Comme les moyens de transport et de ravitaillement n’avaient pas été améliorés, le déchet augmenta. Les chalands auraient pu s’appeler des corbillards et les chantiers des fosses communes. Le détachement de Gribingui perdait soixante-quinze pour cent de son effectif. Celui de la Likouala-Mossaka, comprenant mille deux cent cinquante hommes, n’en vit revenir que quatre cent vingt-neuf. D’Ouesso, sur la Sanga, cent soixante-quatorze hommes furent mis en route. Quatre-vingts arrivèrent à Brazzaville, soixante-neuf sur le chantier. Trois mois après, il en restait trente-six.
Pour les autres convois, la mortalité était dans ces proportions.
il faut accepter le sacrifice de six à huit mille hommes, disait M. Antonetti, ou renoncer au chemin de fer.
Le sacrifice fut plus considérable. À ce jour, cependant, il ne dépasse pas dix-sept mille. Et il ne nous reste plus que trois cents kilomètres de voie ferrée à construire !
Pointe-noire ! Assez noire !
Un Portugais, un Pétruquet, comme disent les nègres, a construit là un petit kiosque, c’est l’hôtel, le restaurant, c’est tout ! C’est la tente des naufragés.
Un phonographe, les soirs, verse du remontant aux pensionnaires : commerçants attirés par la main-d’œuvre, chefs de chantier, tous écrasés par l’équateur et la solitude.
C’est la colonie au premier âge. Pointe-Noire n’existe encore qu’en espérance. Pointe-Noire aura cent mille habitants. Pointe-Noire débitera trois mille mètres cubes d’eau par jour. Pointe-Noire possèdera huit grues et pourra manipuler cent cinquante mille tonnes par an. Pointe-Noire ne sera pas seulement le port du Congo, mais celui de l’Afrique centrale. Belges et Anglais seront forcés par la loi du plus court, de passer par Pointe-Noire : les trésors du Cap, ceux du Katanga déboucheront à Pointe-Noire pour gagner New York en vitesse ! Espérons qu’un peu de cette richesse prendra aussi le chemin de France !
Pour l’heure, Pointe-Noire a surtout un phare, un hôpital et une douane. Tout ce qu’il faut pour attirer les voyageurs ! Le jour où la terre ne comptera plus qu’un homme, ce sera d’ailleurs un douanier !
Autour de l’abri du Pétruquet, les pionniers vivent sous le phare. Ils parlent de Paris, ce qui prouve que le moral est bas. Dès que deux coloniaux discutent sur le nombre de kiosques plantés entre la Madeleine et l’Opéra, c’est que le cafard est en bonne santé ! Le phare tourne, le cafard tourne, le phonographe tourne. Seul l’air est immobile !
Monsieur vient pour le chemin de fer, me dit le Pétruquet, Monsieur aura une chambre, Monsieur aura une lampe-tempête, Monsieur aura toutes les liqueurs françaises : du champagne, du…
Pose donc plutôt des volets à tes chambres, fait un colon, on ne peut fermer l’œil, avec ton phare !
Mon phare ? Le phare de la France, le phare du grand port de l’Afrique centrale !
Les consommateurs éclatèrent de rire.
L’un m’attaqua :
Monsieur, cher collègue, je ne sais ce qui vous attire ici. Peut-être aimez vous ce qui tourne, alors, vous ferez comme nous, vous tournerez en bourrique ! Pour moi, je n’en ai plus écrit à ma mère depuis six mois ! C’est comme ça ! Mais puisque vous débarquez, peut-être pourrez-vous nous dire le nombre de kiosques entre la Madeleine et l’Opéra, sur le trottoir de droite ? Moi je dis quatre !
Trois ! trancha le voisin.
J’affirmai que passant sur le trottoir de gauche, je ne savais pas.
Le Pétruquet s’assit avec nous et vanta notre sort.
Messieurs, disait-il, les pays c’est comme les métiers, plus ils sont sales, plus ils enrichissent.
Plus ils enrichissent les Pétruquets ! Encore ce phare ! On en devient fou. Apporte du champagne en attendant que le chemin de fer soit fini. Fatigué, l’homme avait laissé tomber sa tête :
Soit fini ! répétait-il amèrement. Soit fini !
Deux jours plus tard, j’eus mes porteurs. De Pointe-Noire j’allais gagner Brazzaville et voir comment on construisait le chemin de fer. Cinq cent deux kilomètres en perspective. Les soixante-dix sept premiers iront tout seuls, la voie est posée, le train roule, il arrive à l’entrée du Mayombe, qui est une bien grande garce de forêt tropicale. À travers elle, de tout temps, a passé le fameux sentier appelé route des caravanes et réunissant le fleuve Congo à l’Atlantique. Marchand le prit lors de sa grande affaire ! Du Mayombe, il restera trois cent deux kilomètres avant de gagner Mindouli, tête de l’autre tronçon de chemin de fer. Là, nous trouverons soixante kilomètres de voie privée appartenant à la compagnie des mines, ces soixante kilomètres nous conduiront à la borne 65, où, de Brazzaville, la colonie a fini par amener son rail.
Six heures du matin. Mes vingt-sept Loangos sont là. Le tirailleur leur sert du mil dans leur calebasse. Ils ne sont pas grands, pas forts. C’est moi qui devrais les porter ! Ils chargent les caisses de conserves sur leur tête, ils présentent le tipoye. C’est la première fois que je monte dans un instrument de cette sorte. J’ai tout de suite la sensation que ce n’est pas un lit de roses. Les porteurs posent le brancard sur leur tête. Je comprends pourquoi ces hommes ont été choisis de petite taille : c’est pour éviter le vertige aux clients ! Et les voilà qui trottent. Quant à moi, assis au-dessus d’eux, dans mon bain de siège, mes jambes pendent comme celles d’un pantin et mon torse, de haut en bas, s’anime comme un piston en folie. Heureusement qu’il ne me sera pas interdit de me servir de mes pieds !
Mon équipage arrive à la Machine. Mes vingt-sept compagnons inconnus se casent comme ils peuvent dans des wagons pleins de rails. Quant au compartiment des Blancs, il est à bestiaux ! Si l’on veut s’y asseoir, on doit apporter sa chaise. Ils sont quatre Blancs déjà, dans l’étable. Le train part. J’ai vite appris quels étaient ces voyageurs. Celui qui n’avait pas l’air d’être malade était anglais et coupeur de bois pour le compte des Batignolles. Il lisait un vieux Daily Mail ayant servi à faire des paquets. Le Journal n’était pas complet. Quand l’article qu’il suivait finissait dans une déchirure, l’Anglais grognait. Il me demanda si je m’y connaissais en bois. Je répondis que non. Alors il se leva me tendit sa main et dit : Serrez ! Serrez ! J’ai cru comprendre qu’il désirait me féliciter d’une telle ignorance. Il dit encore : Chemin de fer ? Non ! Chemin de nègres, oui ! exprimant sans doute par là que, sur la route, je trouverais couchés plus de nègres que de traverses. Puis, d’une caisse, il sortit des boîtes de conserves et mangea. Le deuxième était un Italien, maigre, malade, à qui il manquait deux doigts à la main droite. Le troisième était un Français, malade, maigre, à qui il manquait un doigt à la main gauche et deux à la droite. Le quatrième était un docteur à quatre galons allant constater les décès. L’Italien revenait de son procès à Pointe-Noire et regagnait son poste au kilomètre 81, dans le Mayombe.
Sait-on quand on a tué un Noir ? me disait-il. Ces procès ne peuvent pas aboutir. Tous les Noirs sont prêts à être tués, puisqu’ils ne tiennent plus debout : ils sont comme moi. Dans quelques jours, quand je n’y serai plus, accusera-t-on mon chef de m’avoir tué sous prétexte que j’aurai attrapé mon mal sur le chantier ? Ces procès sont bêtes. On ne tape pas sur les nègres pour les tuer mais pour les faire travailler. Tuer ? Tuer ? Quand ma lampe-tempête est à bout de pétrole elle s’éteint ; si je souffle dessus, la flamme dure moins. J’ai soufflé sur un nègre, je ne l’ai pas tué. D’ailleurs, je suis acquitté.
Le Français n’avait pas encore de situation. Il s’en allait à Brazzaville à pied.
Faites une commission pour moi, me demanda-t-il. Voyez le médecin-chef et dites-lui qu’il réserve un lit à l’hôpital pour Ménin. Il ne sera pas épaté, il me connaît.
Le train stoppa au bout du rail. On descendit entre le kilomètre 77 et le kilomètre 78, face aux magasins de barils de ciment. Les Saras y travaillaient. Sur dix, six ou sept étaient bien ; on voyait le squelette des autres. Un désordre génial marquait ce premier chantier. On n’entendait que crier… Un Italien, plus malade que les nègres, hurlait: Salauds ! Cochons ! Les capitas répétaient les insultes comme un écho. Deux Saras ayant déposé le baril de ciment, un capita les calotta. Ils reprirent la charge. Cent mètres plus loin, ils la reposèrent, un second capita les recalotta. De calotte en calotte, le ciment atteignit le kilomètre 80.
Les Saras ont une houppe sur la tête, des marques violines dessinent sur leur figure la forme de la coiffure égyptienne, et des tresses de chair pendent sur leurs joues. Ils sont de très grands gaillards (ce qui fait un squelette beaucoup plus impressionnant). La désolation de leur état me parut sans nom. Ils se traînent le long de la voie comme des fantômes nostalgiques. Les cris, les calottes ne les raniment pas. On croirait que, rêvant à leur lointain Oubangui, ils cherchent en tâtonnant l’entrée d’un cimetière !
Voilà le Mayombe. Ce soir, nous devons y coucher. Il faut atteindre avant la nuit le kilomètre 82. Là, il y a une case, paraît-il. Je prends place dans mon bain de siège. Les tipoyeurs vont. Soudain, ils quittent la voie et s’enfoncent sous des arbres dont je n’ai jamais vu les pareils. La forêt nous a happé comme un tunnel.
Frisson. Puis le silence se prolongeant comme un son. La nuit vient. Là-haut, j’aperçois la case ligotée par les lianes. Je ne suis pas seul à marcher vers elle ; devant moi, un homme, harassé, y monte aussi. Je le rattrape, le regarde. On croirait que deux Blancs se rencontrant dans le Mayombe vont s’embrasser ? Il ne me dit rien.
Je vais à la case, dis-je.
Il répond :
C’est ma case, vous pourrez y mettre votre lit.
Il entre. J’entre. Il appelle :
Boy ! Boy ! Ma soupe !
Le boy lui présente une casserole. Il s’assied sur la marche et mange.
Voulez-vous des conserves ? lui dis-je.
J’ai deux biches qui pourrissent, répond-il, elles ne me tentent pas.
Alors, du vin ?
Non !
Vous êtes malade ?
Je suis malade, les nègres sont malades, le chemin de fer est malade, le bon Dieu, s’il venait sur les chantiers, serait malade !
Il finit sa soupe, se leva et, passant devant moi, me dit d’un ton furieux :
Oui, on est malade !
Il disparut, et j’entendis son corps tomber sur son lit Picot, comme un plomb. Au matin, je repartis. Il me faudra trois jours à raison de vingt cinq kilomètres pour sortir du Mayombe. Mon équipe va bien. Chaque fois que je descends, le tirailleur veut me faire remonter dans le tipoye. Il me demande des cartouches, comme si j’avais une tête à posséder des choses pareilles ! Et puis pour quoi faire ? La mort a-t-elle besoin d’auxiliaire par ici ? Elle me semble se débrouiller fort bien toute seule ! Nous suivons la route des caravanes. Le sol est mou. Les porteurs y laissent la trace de leurs cinq doigts de pied. Parfois, les tipoyeurs de devant ralentissent. Alors l’un qui porte derrière et qui sans doute est pressé dit : Chicotte ! Chicotte ! Le mot agit ; les hommes de trait rient et, aiguillonnés, vont plus vite.
Le Blanc, en général, fait plus de chemin à pied qu’en tipoye. On descend aux montées, sur les pentes savonneuses, mais on regrimpe dans l’appareil pour traverser les marigots. Les porteurs changent souvent le brancard d’épaule. Ils le mettent aussi sur leur tête. Quand la chair d’une épaule est arrachée, l’homme montre la marque au tirailleur. Ainsi fit l’un de mes hommes. Si mon tirailleur n’avait pas de cartouches, il avait une main. Sans doute jugea-t-il l’épaule encore en assez bon état : il répondit par une gifle dont le Mayombe retentit.
Je changeai de porteurs, au grand émoi de la discipline, et, dominé par la splendeur criminelle de la forêt, j’allai. De temps en temps, mes esclaves faisaient : Hi ! Hi ! hennissant comme s’ils avaient été des chevaux s’encourageant entre eux dans une montée.
J’arrivai au sentier de fer.
La glaise était une terre anthropométrique ; on n’y voyait que des empreintes de doigts de pied. Là, trois cents nègres des Batignolles frappaient des rochers à coups de marteau. C’était la grande hurle. Des capitas transmettaient des ordres idiots avec fureur, commandant à la fois d’attaquer et de s’immobiliser, de monter et de descendre, le tout scandé des ordinaires : Allez ! Saras, allez ! Les contremaîtres blancs étaient des Piémontais, des Toscans, des Calabrais, des Russes, des Polonais, des Portugais. Ce n’était plus Le Congo-Océan, mais Le Congo-Babel. Les capitas et les miliciens tapaient sur les Saras à tour de bras. Et les Saras, comme par réflexe, tapaient alors sur les rochers !
Saras ! Saras ! Allez ! Allez ! Saras ! Saras !
Les Saras me regardaient avec des yeux de chiens souffrants comme si je leur apportais de l’huile pour adoucir les brûlures de leur dos !
Saras ! Saras !
Le cri m’accompagna un certain temps, puis la forêt étouffa tout.
Et j’arrivai à la montagne de savon. Pendant trois heures j’allais me comporter ainsi que la pierre de Sisyphe. Tous les cent mètres je glissais et, après avoir tourné comme une toupie ivre, interrompant mon ascension, je piquais du nez ou je m’étalais sur le dos. Pour faciliter la tâche je me déchaussais. Hélas, la plante de mes pieds ne valait pas mieux que la semelle de mes brodequins. Mais eux, les porteurs, montaient toujours avec trente kilos sur la tête, les doigts de pieds habiles, le buste droit. Leur fatigue ne se voyait pas. Le nègre est une extraordinaire machine, dure à la peine et fragile à la bise.
On atteignit le sommet. On redescendit.
Saras ! Saras !
Le cri ne me poursuivait pas. La forêt parlait de nouveau. Deux cents nègres, sur le sentier même, étaient accroupis le long d’un gros arbre abattu. C’était une pile de pont. Ni cordes ni courroies, les mains des nègres seulement pour tout matériel. La pile n’avançait pas. Comme chefs : deux miliciens, trois capitas, pas un Blanc.
Coucez ! Coucez ! (couchez) hurlaient les gradés.
De chaque côté de l’arbre, cent nègres étaient courbés.
Les mains ! Les mains !
Ils mettaient les mains sous la pile.
Un milicien comptait : Oune ! doé ! toâ ! et, pris soudain d’un accès d’hystérie, possédé par le démon de la sottise, il courait sur cette pile qu’il voulait qu’on soulevât et cinglait les pauvres dos courbés. Les dos ne bronchaient pas.
Hellé ! Hellé ! Hi ! Ah ! Ah ! Ria ! Ria !
Pousso ! Pousso !
L’arbre ne faisait pas un mètre.
Le milicien tapait plus fort.
Subitement, sans doute pour venir au secours de ses frères, un des Saras se détacha du lot, arracha une touffe d’herbes, la déchiqueta furieusement des dents et des mains, et, une sauvage chanson à la bouche, se baissant, se levant, se rebaissant, se relevant, fit ainsi, un grand moment le simulacre de soulever la pile.
Ria ! Ria ! Fousso ! Fousso !
La pile ne bougeant pas davantage, les capitas se ruèrent sur les hommes nus. Ils les frappèrent avec les pieds, avec les poings. Aucun ne protestait. Sous la douleur, l’un se redressa cependant, et prit sa hanche dans sa main. Il y eut un temps d’arrêt et la danse recommença. Alors, quatre Noirs quittèrent la pile et vinrent vers moi, me montrant des doigts écrasés. Deux autres avaient la figure ensanglantée par la chicotte. Un septième une blessure au cou.
Cette méthode n’aboutissait qu’à des hurlements et à des plaies. Je fis arrêter le travail du seul droit que j’étais blanc. Et je signai sept bons pour l’hôpital, du moins ce que l’on appelle ainsi comme si j’avais été médecin !
Ah ! me disaient les Saras d’une voix si lasse, toujou hôpital !
Cela eut lieu le 22 avril (1927), entre onze heures et midi, sur la route des caravanes, après avoir passé la montagne de Savon, deux kilomètres avant M’Vouti.
Mes nègres poussaient des cris de joie.
Le malheur des Saras et des Bandas ne les touchait pas. Eux étaient des Loangos. De race à race le peuple noir se déteste. Un Sara est un chien pour un Loango. J’avais atteint Missafo. Missafo, un hangar où l’on peut s’abriter sur la route des caravanes. La peine de mes hommes était finie. Un camion allait venir me prendre.
On l’attendit quatre heures. Les guêpes, nous confondant avec des fleurs, venaient nous butiner. Que ceux qui mangeront du miel du Mayombe m’en donnent au moins des nouvelles !
Le camion parut. Un Blanc sauta sur le sol. Il était petit et aussi vif que pâle.
Ce sont vos porteurs ? fit-il.
Et, s’adressant à eux: Allez! fit-il. En route sur Montzi.
Un par un, les Loangos qui avaient poussé des cris de joie en voyant arriver le camion libérateur, se défilèrent. Le Blanc jeta son imperméable et courut à toutes jambes pour leur couper la retraite. Les contreforts du Mayombe résonnèrent de mots bien français. Sous la voix et le regard du Blanc, les vingt-sept Loangos, comme des chiens qui viennent se faire battre, rejoignirent le hangar.
C’est une occasion, dit mon compatriote. Un Blanc est en panne chez moi depuis dix jours, et de plus tous mes Noirs claquent à Montzi. Je n’ai pas de médicaments. Il en manque partout, alors dès qu’une caisse part pour un poste, les autres postes la visitent et il n’arrive plus que du coton ! Ils vont transporter mon Blanc et mes moribonds à M’Vouti. Voyez-vous, un nègre, ça se fane comme une fleur ! Le soir, il est en bonne santé, le lendemain il tremble ; le troisième jour, il déraisonne ; le quatrième c’est fini ! Moi je crois que tous meurent d’ennui ou de méningite. En tout cas, j’en ai assez ! Le matin, je fais l’appel. Ils répondent: Malades ! Je touche leur front. Mais je n’y connais rien ; je ne suis pas médecin ; je les envoie au travail à coup de pied dans le… Ils tombent sur le chantier. C’est moi qui ai l’air de les avoir tués ! Voulez-vous filer sur Montzi ! crapules ! cria-t-il à mes porteurs.
Vous savez, lui dis-je, je n’ai engagé et payé ces hommes que jusqu’à Missafo.
Je m’en fous bien ! Tirailleur ! Je te rends responsable ; si dans deux heures les Loangos ne sont pas à Montzi, tu auras de mes nouvelles !
Un squelette à ce moment apparut sur la route, s’aidant d’un long bâton pour avancer.
Tenez ! Regardez celui qui descend, c’est un des miens. Je l’expédie à l’infirmerie de M’Vouti. il ne survivra pas. C’est déjà un fantôme. Que voulez vous que j’y fasse ? Pour moi, c’est la méningite. Ils deviennent tous fous.
Mettons que les nègres soient atteints de la maladie de la Machine ! Nous connaissions la récurrente, le vomito negro, la bilieuse. Entre Pointe-Noire et Brazzavile vient d’éclater la machinite ! ils maigrissent, se dessèchent, perdent la raison et s’affaissent. La pioche semble peser cent kilos dans la main des Saras. Seul le poids de l’instrument égratigne la terre. Eux n’ont plus de force à y joindre ! Des terrassiers ? Non ! Des automates au bout de leur ressort !
Nous avions tous gagné Montzi.
En effet l’état de la santé publique n’était pas remarquable. Le grand air, ici, sentait l’hôpital. Dans dix sacs on coucha dix Saras chancelants. On accrocha ces sacs à un bâton. On chargea chaque bâton sur l’épaule de deux Loangos. Les moribonds partirent ainsi vers M’Vouti. Ce devoir accompli, on commençait à ouvrir les boîtes de conserve quand le tirailleur se présenta à l’entrée de la case.
Commandant ! Loangos foutu Saras par terre Loangos cavalés, moi rendre compte ! Le tirailleur avait dit vrai. Nos porteurs avaient balancé les moribonds dans le premier fossé. Les pauvres Saras geignaient les uns sur les autres. Celui de dessous était mort. La vie des survivants était toute dans le blanc de leurs yeux. Putain d’Afrique !
L’équateur ne passe pas rue Oudinot. Cependant quelques nouvelles du Congo-Océan parvinrent jusqu’au ministère des Colonies. Aussi un homme me précéda-t-il de quelques jours sur la route de Pointe-Noire à Brazzaville. Il s’appelait M. Lasnet, et exerçait la profession d’inspecteur général du service de santé. Monsieur l’inspecteur général, vous avez certainement manqué un beau spectacle. On l’avait organisé spécialement pour vous. Vous veniez sur la foi des méchants qui prétendaient que les nègres mouraient sur les chantiers des Batignolles ? On allait vous montrer comment on les traitait.
Le jour où vous débarquiez à Pointe-Noire, des détachements modèles se formaient à Brazzaville. En même temps, les chefs de chantier du Mayombe cachaient les malingres dans la forêt. On choisit les plus beaux mâles en attente à Brazza. Chacun fut revêtu d’un costume kaki que, depuis huit jours, on confectionnait en hâte. On leur donna une couverture d’un kilo cinq cents grammes, une musette garnie d’une assiette, d’une cuiller, d’un paquet de thé ! Puis un savon et une serviette. Pour que la serviette n’échappât pas à vos regards, on ne la mit pas dans la musette, mais dessus. À sept heures du matin, ils prirent le train : wagon couvert. Frais et luisants, ils arrivèrent au kilomètre 92. Ils dormirent à Goma-Biolo. Le lendemain, petite étape de vingt-six kilomètres jusqu’à Mindouli. À Mindouli, deux jours de repos. Là, quatorze camionnettes attendaient. Chaque camionnette prit six nègres. Et le premier détachement, quatre-vingt-quatre hommes, partit à votre rencontre, chaque homme ayant reçu un repas froid : boîtes de pâté, sardines. Il ne leur manquait qu’une bouillotte sous les pieds et un bon cigare ! Il est vrai qu’ils fumaient le thé ! À quatre heures, ils arrivaient à Madingou, où un repas chaud, sous la surveillance d’une dame blanche, était préparé. C’est là, monsieur l’inspecteur général, que vous deviez les rencontrer.
Où étiez-vous ? Quel sentier aviez-vous emprunté ? Vous n’avez pas croisé la belle cavalcade. Le sergent-tirailleur, qui en était le guide, en meurt de désespoir. Quatre jours après, il vous cherchait encore à la sortie du Mayombe. Il m’a pris pour vous ! Je le vois encore si joyeux, me tombant dessus, et m’appelant : mon grand commandant général !
Tu cherches M. Lasnet, lui dis-je.
Lassinet ! Oui, le grand général Lassinet !
Mon vieux, il est déjà à Brazzaville.
Il en laissa choir son garde-à-vous !
Moi, foutu ! Moi, crapule ! Moi, plus jamais médaillé ! fit-il.
Je continuai la route. Après le Mayombe, je n’avais plus rien à voir. Sur plus de trois cents kilomètres, les travaux ne sont pas encore amorcés. Le drame du Congo-Océan, qui commence au Tchad et dans l’Oubangui-Chari, vient se dénouer dans le Mayombe. Je revoyais tout. Les Blancs épuisés, dont la seule affaire était de finir leur contrat. Aucun n’avait pu me parler longtemps, on aurait dit que le souffle leur manquait. À mes demandes, ils répondaient par un geste las. Ils étaient des hommes à bout de résistance. La forêt tropicale les avait minés. Ils ne souriaient que lorsque l’on parlait de l’achèvement de la ligne. Et quand je disais qu’il fallait pourtant que le chemin de fer se fît, ils répondaient: Pas par nous !
Je revoyais le désarroi des chantiers, la petite barre à mine attaquant les rochers géants, les Saras ne pouvant plus soulever la pelletée de terre ; les contremaîtres noirs impitoyables, et le chef du chantier, sa soupe avalée, tombant d’un bloc sur la toile tendue qui lui servait de lit.
J’entendais les cris sauvages des furieux capitas, les Ria-ria ! Fousso ! Fousso ! les allez ! Saras ! Allez! Allez ! et je revoyais les Saras, les Zindès et les Bayas n’ayant plus la force de pousser s’en aller mourir dans la forêt.
Je revoyais le directeur de la compagnie des Batignolles hausser les épaules dans sa maison de Pointe-Noire et je l’entendais fixant la date de l’inauguration du Congo-Océan, après la mort de son successeur, encore, disait-il, s’il vient ici très jeune et que l’on ait changé de méthode.
Je pensais qu’entre octobre 1926 et décembre 1927, trente mille Noirs avaient traversé Brazzaville pour la machine, et que l’on n’en rencontrait que mille sept cents entre le fleuve et l’Océan !
Je me répétais que, de l’autre côté, les Belges venaient de construire mille deux cents kilomètres de chemin de fer en trois ans, avec des pertes ne dépassant pas trois mille morts, et que chez nous, pour cent quarante kilomètres, il avait fallu dix sept mille cadavres !
Je pensais que si le Français s’intéressait un peu moins aux élections de son conseiller d’arrondissement, peut-être aurait-il, comme tous les autres peuples coloniaux, la curiosité des choses de son empire, et qu’alors ses représentants par-delà l’équateur, se sentant sous le regard de leur pays, se réveilleraient, pour de bon, d’un sommeil aussi coupable.
Enfin, le dixième jour, je touchai le village de Brazzaville. Brazzaville n’est qu’un village. En face, de l’autre côté du Congo, il est une ville, une ville moderne vivante, une ville, quoi ! Elle s’appelle Kinshasa, mais elle est belge !
Une paix lourde enveloppait Brazzaville. Lentement, le Congo descendait, pour aller se briser sur ses chutes. Une statue géante dominait un plateau. C’était celle de l’évêque guerrier, Mgr Augouard, qui scrutait le pays. Je cherchai Brazza ; Brazza n’y était pas. La France l’a oublié ! Deux cents Saras, dormant debout sur leur pelle, travaillaient à la future gare. Un pousse silencieux passa sur son unique roue. Je le pris et je dis: Va ! Les deux hommes chevaux me conduisirent vers le fleuve. Je vis que le port n’était qu’un sentier à pic tranché dans un remblai. Deux chalands à dos rond constituaient notre flotte. Le pousse repartit. Devant un bâtiment officiel, des femmes et des enfants nègres venant de quatre-vingts kilomètres déposaient des charges de manioc, enveloppées de feuilles de bananier : le ravitaillement pour la machine. Brazzaville était dispersée et morte.
Une légère côte se présenta, le pousse ralentit. Soudain, une automobile apparut. Dans ce silence c’était bien une apparition. Je la regardai comme un grand événement. Je me consolai de sa fuite en pensant qu’elle ne pouvait aller très loin puisqu’il n’y avait pas de route et que je la reverrais. Et j’arrivai face au palais proconsulaire. Je descendis de ma chaise roulante. La demeure du gouverneur général reposait sous le soleil. Aucun souffle n’animait le drapeau tricolore. M. Antonetti était là, pensant certainement au chemin de fer. Allais-je entrer ? À quoi bon ? Il me sembla entendre sa voix. Il appelait, il ordonnait, il parlait clair ; mais le désert l’entourait, personne ne lui répondait : I’Afrique Équatoriale française dormait toujours.
Quelques réflexions après le voyage
Le voyage est achevé.
L’intérêt de la France était-il que l’on épaissît les voiles qui nous cachaient encore ce pays ? Nous ne l’avons pas pensé. Les portes de notre Empire noir devraient être grandement ouvertes à la curiosité de la métropole. On constate justement le contraire. On dirait que la vie coloniale a pour première nécessité celle de se dérouler en cachette en tout cas hors des regards du pays protecteur. Celui qui a l’audace de regarder par-dessus le paravent commet un abominable sacrilège aux dires des purs coloniaux. Les dirigeants de nos colonies veulent bien montrer leur pays à quelques citoyens, mais seulement à la lueur d’une lanterne sourde. Tout homme politique, tout voyageur de quelque importance sera précédé dans sa randonnée d’une dépêche circulaire où l’on ordonnera aux administrateurs de le bien faire manger et de ne rien lui dire.
Ce n’est pas en cachant ses plaies qu’on les guérit. Cette conception de gouvernement appela une très curieuse méthode de propagande. Chaque fois que les purs parlaient de nos colonies, ils poussaient des cris de triomphe. Tout y allait bien. Le présent y était superbe, l’avenir sans nuages. Là-dessus, un petit coup de fanfare. On remettait son chapeau et l’on rentrait le cœur léger au sein de sa famille.
Eh bien ! flatter son pays n’est pas le servir, et quand ce pays s’appelle la France, ce genre d’encens n’est pas un hommage, c’est une injure.
La France, grande personne, a droit à la vérité. L’excuse des partisans de l’ombre est d’ailleurs sans force. L’étranger, disent-ils, ne doit pas être mis au courant de nos erreurs et de nos difficultés. Pour savoir ce qui se passe chez nous, l’étranger ne nous a pas attendus. La France n’a pas le monopole de l’imprimerie. Si vous voulez connaître nos histoires coloniales, ouvrez les journaux allemands, anglais et américains.
La question, pour un voyageur indépendant, ne se pose pas comme se l’imaginent beaucoup d’honorables spécialistes. Le principal à notre avis, n’est point de regarder ce qui a été fait, mais ce qui aurait dû être fait.
– Voyons ! s’écrient ces messieurs. Vous ne pouvez dire que la France n’ait pas travaillé en Afrique noire. Nous avons fait quelque chose, que diable ! Il ne manquerait plus que nous n’eussions rien fait !
Mais nous n’avons pas dépassé le minimum.
Pour bien juger, il est bon de procéder par comparaison. Ici les comparaisons ne sont pas en notre faveur. La France a travaillé beaucoup mieux dans ses autres colonies. Nous avons été grands au Maroc et en Indochine. Sur la même terre, sous le même soleil, avec des indigènes qui n’étaient ni pires, ni meilleurs que les nôtres, l’Angleterre et la Belgique ont fait œuvre importante. L’Afrique noire française est dans un état d’infériorité incontestable en face de l’Afrique noire anglaise et de l’Afrique noire des Belges. Infériorité au point de vue ports, navigation fluviale, chemin de fer, infériorité au point de vue du matériel, du confort et surtout des méthodes de travail. Aider à le cacher serait bercer de sa main un sommeil dangereux. Un coup de poing est par moments plus salutaire qu’une caresse.
Quel est le bilan de notre effort ?
Nous avons un port suffisamment outillé : Dakar. C’est le seul. Des colonies d’avenir comme la Côte d’Ivoire attendent encore le leur.
Nous avons cinq chemins de fer.
Au Sénégal : Dakar-Saint-Louis. Du Sénégal au Soudan : le Thiès-Niger. En Guinée : Conakry-Kankan. En Côte d’Ivoire : Abidjan-Ferkessédougou. Puis celui du Dahomey. En tout, deux mille huit cents kilomètres de voie ferrée. Mais comme toujours nous avons travaillé à l’économie, et la moitié de ce réseau, pour répondre aux nécessités du jour, doit être révisée. Nous avons des routes : peu et mauvaises au Sénégal ; bonnes au Soudan, magnifiques et nombreuses en Haute-Volta ; praticables en Côte d’Ivoire, au Dahomey. Aucune dans le Moyen Congo. Mais nous n’avons fait ces routes qu’avec un seul instrument : le nègre; nous les entretenons de la même manière, si bien qu’au lieu d’être une délivrance, elles deviennent une corvée perpétuelle.
Nous avons creusé au Soudan le canal de Sotuba (vingt-deux kilomètres) qui prolongera le cours utile du Niger, et facilitera l’irrigation des terres en vue d’une culture raisonnée du coton.
En effet, tout est encore à faire au sujet du coton. Dans le Soudan, il n’est qu’une seule plantation, celle de Diré, à dix heures de Tombouctou. Le reste du coton pousse où il peut, au petit bonheur, par ordre du commandant et sous les cris du tirailleur. Il faut dire qu’un homme extraordinaire, M. Bellime, a son idée. Peut-être un jour, grâce à lui, pourrons-nous appeler le Niger le Nil français.
Nous avons également depuis quatre ans, planté des cacaoyers en Côte d’Ivoire.
Quelques usines par-ci par-là.
Partout ailleurs, sur tant de richesses cachées : le silence !
L’Afrique noire française dort.
La métropole a sa part de responsabilité dans ce sommeil. Les colonies, chez nous, ne sont pas à l’honneur. Il faut avoir un parent dans la partie pour être sûr que la Côte d’Ivoire ne donne pas sur l’océan Indien ! L’ignorance serait pardonnable, l’indifférence ne l’est pas.
Alors, la colonie vit toute seule. Elle se traîne comme elle peut le long des marigots. La France n’est jamais derrière ses administrateurs pour les féliciter quand ils font bien ou pour les encourager quand ils cherchent le vent. Un administrateur colonial est un enfant perdu. On ne pensera à lui que s’il est l’objet d’un trop gros scandale. Un député pousse-t-il un cri à la tribune de la Chambre, aussitôt son portrait flamboie sur les gazettes. Des gouverneurs dirigent depuis dix ans nos colonies et des ministres ne savent même pas leur nom !
Il faut marier la France avec ses colonies.
Alors tout changera.
Le recrutement pour l’armée donne des résultats douteux ? On examinera de nouveau le problème. L’exploitation des terres n’est pas organisée ? On l’organisera. Nos méthodes de travail sont mauvaises ? On les rectifiera.
Cela coûtera de l’ argent ?
Beaucoup. Mais que diriez-vous d’un semeur qui, au lieu d’ouvrir sa main, la fermerait sur ses graines de peur d’en laisser tomber une ? Nous sommes ce semeur. Le sol colonial n’a pas encore gagné la confiance des capitalistes. Ils maintiennent leurs écus au-dessus des terres brûlantes. Peut-être craignent-ils qu’elles ne les leur fondent aussitôt.
Anglais et Belges n’en sont plus à ce stade. Leurs colonies prospèrent. Les nôtres… attendent.
Il faut aussi sauver le nègre. Pour sauver le nègre, l’argent est nécessaire.
Le moteur à essence doit remplacer le moteur à bananes. Le portage décime l’Afrique.
Au siècle de l’automobile, un continent se dépeuple parce qu’il en coûte moins cher de se servir d’hommes que de machines !
Ce n’est plus de l’économie, c’est de la stupidité. Deux millions six cent mille Noirs de l’A.O.F ; plusieurs centaines de mille de l’A.E.F. ont quitté le territoire français. Sans doute avaient-ils leurs raisons ? Ces raisons ne sont pas mystérieuses. Les Noirs ont fui nos méthodes de travail.
Il est urgent d’aviser.
Quant au drame du Congo-Océan… Mais l’on sait déjà qu’il a déclenché une révolte dans l’Oubangui-Chari.
Peut-on regretter après cela, d’avoir soulevé le rideau, parfois lourd à notre main, qui cachait au pays son Empire africain ?
Albert Londres. Terre d’ébène. 1° Edition Albin Michel 1929
La colonisation du Maroc a beau se vouloir exemplaire, on ne peut pas toujours penser à tout : Nous avions, le matin, remonté la vallée du Ziz, abordant de nouveau la muraille du Haut-Atlas. Elle n’a plus là l’énormité qu’on lui voit aux abords du Tichka, ni l’ardeur colorée et changeante dont nous avions été frappés. Mais elle reste tumultueuse et sauvage, dans sa nudité fauve que tranchent la route et la vallée.
Une vallée profonde, une espèce de trouée héroïque où l’eau de l’oued sinue entre les pierres qu’elle a roulées, où verdoient l’yeuse et l’olivier sur des terrasses précaires, néanmoins à l’abri des crues ; une route dure, qui s’accroche aux pentes âprement érodées, dont les redans et les bords ruiniformes évoquent parfois nos Causses français. Il arrive qu’elle bute contre la montagne même dans un à-pic brutal qui défie jusqu’à l’accrochage. Alors elle fore la roche et elle passe au travers, tout droit : c’est le fameux tunnel de la Légion, un coup de vilebrequin dont les hommes aux épaulettes vertes ont gardé la légitime fierté.
Peu après la montagne s’assagit. Puissante encore, stérile et dénudée, elle étire de longues pentes que bleuit le contre-jour. L’oued, moins durement étreint, divague dans une vallée plus lâche où reparaissent quelques oliviers, quelques kasbas, des grattis de cultures çà et là. C’est dans l’un de ces vals moins farouches que nous apparut Kerrando.
Ce nom à consonance bretonne m’avait d’avance intrigué. La ville me surprit davantage. Elle semblait presque neuve, construite d’un coup par des bâtisseurs que les crédits n’avaient point gênés. Poste militaire sans doute, un Ksar-es-Souk en réduction dont les parrains avaient pourtant vu large : un lazaret, une mairie, des écoles, des souks couverts… Mais tout cela étrangement désert, déjà lépreux, fissuré de lézardes, laissant baver des coulées de plâtras sur des armatures rouillées. De pauvres arbustes s’égaillaient alentour, des plantations cariées où végétaient quelques sauvageons. Que s’était-il passé ? Quelle panique, guerre, famine, épidémie, avait vidé d’un coup ce grand village spacieux, aéré, cette cité de cages alvéolaires que les burnous blancs avaient fuie, l’abandonnant au sable et au soleil ?
Plus tard, dans le sud tunisien, une vision nous rappela celle-là : celle de Mareth. Mais ce nom est assez fameux. À Mareth, le plâtre militaire est troué par les éclats d’obus, étoile par la mitraille. Ici, rien de pareil. Un mystère rôde sur ces écoles aux larges baies, sur ces souks béants et glacés. Je m’informai, à Rich, auprès du commandant du cercle. Il ne savait pas : Quelques cas de variole, peut-être, ou de typhus ; mais pas plus qu’ici ou là, à Foum Tilich ou à Mzizel. En France aussi, des gens tombent malades… Il réfléchit, haussa les épaules : On ne peut pas expliquer ces choses-là. Ça n’a pas collé, voilà tout.
Un mystère, en effet. Celui des affinités entre des hommes et un habitat : les premières tentes qui se fixent, les premiers gourbis qui s’enracinent… À Kerrando, l’eau des puits croupissait, inutile. Les nomades passaient sans s’arrêter, comme dans un lieu maudit, néfaste. Je rêvais de peurs légendaires, ou d’interdits occultes lancés par quelque marabout. Mais je sentais combien étaient vains ces jeux de l’imagination. Tout devait être bien plus simple et bien plus complexe à la fois, comme tout ce qui tient en effet aux mouvements secrets de la vie, à ses élans, à ses refus.
Je relaterai pourtant, avant d’abandonner moi-même Kerrando à son destin de chose coûteuse et morte, une explication inattendue que je recueillis par hasard, au Sénégal. Les caprices de mes cheminements m’avaient fait rencontrer à Diourbel un officier d’Afrique, devenu sénégalais, mais qui avait vécu des années dans la région du sud Atlas. Entre autres souvenirs, j’évoquai devant lui Kerrando ; et voici ce qu’il m’en dit : C’est une erreur de toponymie, une gaffe. Kerrando, c’est quarante-deux, le kilomètre quarante-deux. Prononcé à l’arabe, ça devient en effet quelque chose comme Kerrando. Or, il se trouve qu’en arabe, ça signifie justement autre chose. Difficile à traduire, d’ailleurs ; à peu près, en étirant le sens : Il ne fait pas bon ici. Lève la tente et fiche le camp. Le génie militaire n’en savait rien. Sans quoi il eût bâti ailleurs, au kilomètre quarante-trois par exemple. Ou il eût baptisé son beau village neuf d’un nom faste. Vous voyez à quoi tiennent les choses…
Maurice Genevoix. Afrique noire, Afrique blanche. Flammarion 1949