1484 au 27 novembre 1493. Christophe Colomb croit découvrir les Indes, mais c’est l’Amérique. 16644
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Publié par (l.peltier) le 26 novembre 2008 En savoir plus

5 01 1484 

Des États Généraux se tiennent à Tours qui, pour la première fois réunissent pays de langue d’Oïl et pays de langue d’Oc. L’usage du mot  Oc pour désigner ce fonds de langues romanes qui permettait à tout le sud de la France de se comprendre remonte à Dante ; on sait aussi que Rabelais [1494 – 1553] en utilisait un autre : Languegoth qui figure dans les trois premières éditions de ses œuvres.

fin 1484  

Christophe Colomb, a environ 34 ans : fils de juifs séfarades installés depuis un certain temps en Espagne (et non à Gênes, comme on l’a longtemps cru, où les juifs étaient interdits depuis le XII° siècle) il parle, lit et écrit l’espagnol, le latin, parle et lit l’italien mais ne l’écrit pas. Il a deux frères : Bartolomée et Diego. Il a déjà navigué comme mousse, a passé quelques temps en Angleterre à Bristol, siège de vagues traditions relatives à la Grande-Irlande, contrée fabuleuse située outre-mer. En 1480, il a épousé à Lisbonne Felipa Moñiz de Perestrello, d’origine italienne, dont le père Bartolomeo I° avait la concession de Porto-Santo, îlot proche de Madère. Un fils leur naquit : Diego. Colomb séjourna à Porto-Santo balcon sur la mer des Ténèbres. Il pût y voir sur les plages, jetés par les vents d’ouest, des bois flottés d’essences inconnues, dont certains travaillés, des arbres entiers, des roseaux géants, des fèves de mer, graines d’une plante grimpante des Antilles, l’Entada Gigas, et même, un jour une pirogue faite d’un seul tronc où se trouvaient deux cadavres à la peau tannée et au visage très large… de quoi stimuler une imagination qui ne demandait qu’à s’enflammer : il devint postulant pour diriger une expédition aux Indes.

Et surtout, il recueillit un jour cinq marins épuisés, au seuil de la mort… cinq marins, derniers survivants de la première découverte de l’Amérique. C’est le pilote Alonso Sanchez qui va lui révéler son secret, en remerciement de son hébergement. Mais quelle est donc cette histoire ?

Environ de l’an 1484, Alonso Sanche de Heulua, fameux pilote (ainsi surnommé, parce qu’il était natif du même lieu de Heulua, qui est au comté de Niebla), trafiquait ordinairement sur la mer avec un petit navire, dans lequel il enlevait d’Espagne des marchandises qu’il transportait aux Canaries, où il les vendait fort bien. Pour y mieux trouver son compte, il y chargeait son vaisseau de marchandises du pays, qu’il allait vendre à l’île de Madère, d’où il s’en retournait en Espagne, chargé de conserves et de sucre. Dans cette route triangulaire, comme il faisait le trajet des Canaries à Madère, il fut battu d’une si grande tempête, que n’y pouvant résister, il fut contraint de carguer les voiles et d’abandonner son navire à la violence de la tourmente. Elle fut si impétueuse qu’elle le fit courir vingt neuf jours, sans avoir où il était, ni quelle route il devait tenir, parce qu’en tout ce temps-là il lui fut impossible de prendre les élévations ni par le soleil ni par le nord.

Cependant, on ne saurait dire à quelles extrémités se virent réduits ceux de son vaisseau par une tempête si étrange, qu’elle les empêchait de manger et de dormir. Mais enfin, s’étant calmée par le changement du vent, ils se trouvèrent près d’une île dont on ne sait pas bien le nom : néanmoins, l’apparence a fait croire depuis que c’était celle que l’on nomme à présent Saint Dominique. Ce qu’il y a de remarquable en cela, c’est que cette île étant à l’occident des Canaries, il fallait de nécessité que ce vent qui emporta ce navire fut l’est, qui en cette navigation calme plutôt la tourmente qu’il ne l’irrite.

[…] Le pilote, abordé à terre, prit aussitôt les élévations et ne manque pas de faire de bons Mémoires de tous les accidens qu’il avait courus sur cette mer aussi bien que des choses qu’il avait vues ; il en fit aussi de celle qui lui arrivèrent depuis en s’en retournant. Ensuite ayant fait aiguade et provision de bois, il se remit à la voile sans savoir à son retour, non plus qu’à son abord, quelle route il devait prendre ; et comme il avait été plus longtemps qu’il ne fallait en cette navigation, l’eau et les provisions lui manquèrent. Ces nouvelles misères, jointes aux autres incommodités que tous ceux de son navire avaient souffertes en allant et en venant, en firent depuis tomber malades plusieurs, dont il en mourut la plus grande partie : car des dix-sept hommes qu’ils étaient sortis d’Espagne, il n’en arriva que cinq dans la Tercère, du nombre desquels était le pilote Alonso Sanchez de Huelua.

À leur abord dans cette île, ils s’en allèrent loger dans la maison du fameux Christophe Colomb, génois, parce qu’ils avaient appris que c’était un grand pilote et qu’il faisait des cartes pour naviguer. Cet excellent homme les reçut avec de grandes démonstrations d’amitié et leur fit tout le bon conseil qu’il lui fut possible, afin de s’instruire d’eux touchant les choses qu’ils disaient leur être arrivées dans un si long et si étrange naufrage. Mais quelque bon traitement qu’il leur fit pour les remettre en santé, il n’en put venir à bout ; de sorte qu’étant affaibli par tant de maux qu’ils avaient souffert, ils furent contraints de céder à leur dernière violence, et moururent tous dans sa maison. Les travaux qui avaient été cause de leur mort, furent tout l’héritage qu’ils laissèrent au grand Colomb, qui les accepta avec tant de résolution et de courage, qu’oubliant ceux du passé, bien qu’ils fussent en plus grand nombre, et qu’ils eussent duré plus longtemps, il entreprit dès lors de donner à l’Espagne les prodigieuses richesses du Nouveau Monde.

Garcilaso de la Vega. Histoire des Incas, rois du Pérou. Chapitre III. De la découverte du Nouveau Monde. 1658. Traduction de Jean Baudoin.

De son vrai nom Gómez Suárez de Figueroa, il est fils d’un noble espagnol et d’une princesse inca. On le considère comme le premier écrivain du Pérou.

L’Atlante, le navire d’Alonso Sanchez dériva vers l’ouest jusqu’à s’échouer sur une île que les indigènes appellent Quisqueya, renommée La Espanola [Saint Domingue/Haïti actuels] et dont Alonso Sanchez dessine les contours sur une carte qui se trouve actuellement dans les Archives Générales de la Marine.

[…] Longtemps, les spéculations iront bon train sur le secret de Colomb,  ses connaissances qui le rendaient si sûr de lui lorsqu’il sollicitera auprès des Rois Catholiques, le titre de Vice-Roi perpétuel et héréditaire pour les terres qu’il allait découvrir.

On trouve les preuves de l’existence d’Alonso Sanchez dans le manuscrit du Frère Antonio de Aspa, aujourd’hui à l’Académie d’Histoire de Madrid, et rédigé vraisemblablement avant les écrits de Bartholomé de Las Casas, c’est-à-dire aux environs de 1512, peu après la date officielle de la découverte de Colomb.

Maria Dolorès Fernandez Figares

Qu’Alonso Sanchez ait réellement existé, c’est une chose. Que sa découverte d’Haïti/Saint Domingue soit réelle en est une autre. S’il est arrivé là-bas, c’est après une grosse tempête qui a fatigué tout son équipage. Que son navire soit resté en état de naviguer, ou qu’il se soit brisé en s’échouant [selon le récit fait par Maria Dolorès Fernandez Figares], de toutes façons il lui a fallu rester sur ces rivages plusieurs semaines, le temps de se refaire une santé. Et pendant tout ce temps, il n’aurait vu personne, ou, s’il a rencontré des êtres humains, il n’a pas jugé nécessaire et indispensable d’en dire un seul mot à Christophe Colomb, qui lui, 8 ans plus tard, a rencontré dans les mêmes eaux des autochtones en grand nombre ? Cela seul rend méfiant quant à l’authenticité de cette découverte.

Quoi d’autre sur ces terra incognata ? Officiellement pas grand chose : les Portugais ont doublé le cap Bojador depuis 43 ans, mais ils en sont encore à explorer la côte ouest de l’Afrique, ce qu’avaient tout de même déjà fait avant eux les Carthaginois, vers 450 av. J.C. On ne savait donc rien de la côte africaine plus au sud, et les croyances dominantes à l’époque remontaient à Ptolémée, selon lequel l’océan indien était une mer fermée, et le sud de l’Afrique un continent ne laissant pas de passage à la mer.

Donc, si l’on ne pouvait avoir la preuve que l’Inde pouvait être atteinte par l’est, il était tout à fait logique de chercher à l’atteindre par l’ouest : naturellement les Européens n’imaginaient pas qu’il pût y avoir entre l’Europe et l’Asie la barrière de deux vastes continents. De fait, sans avoir à remonter jusqu’à la colonisation du Groenland par les Vikings, tombé depuis longtemps dans l’oubli, l’Atlantique nord était déjà fréquenté par des pêcheurs : dans les années 1450, les pêcheurs de Paimpol et de Bréhat pêchent la morue sur les côtes d’Islande. Vingt ans plus tard, Vaz Corte Real, un Portugais établi aux Açores, pourrait bien avoir atteint Terre Neuve. En 1497, un marchand de Bristol, John Day contera la chose à Christophe Colomb.

On n’avait pas non plus de certitudes quant aux distances qui pouvaient séparer les côtes du cap St Vincent, au Portugal, de la côte est de la Chine. Les erreurs de Ptolémée avaient certes été en partie corrigées mais la multiplicité des estimations ne permettait à aucune de faire autorité : l’Atlas Catalan de 1375 donnait 116 °, Fra Mauro en 1459, 125°, Ptolémée, 150 ap. J.C., 177°, Martin de Tyr, 100 ap. J.C., 225°, le chiffre exact étant de 131°. Erreurs encore quant à la longueur de la circonférence terrestre : alors que la réalité est de 40 000 km, l’Atlas Catalan donnait 32 000, Fra Mauro 38 400, Ptolémée, qui sur ce point, n’avait pas voulu suivre Ératosthène avait estimé la longueur d’un degré à 80 km (au lieu des 111,2 réels), ce qui donnait une circonférence de 28 800 km.

Salvador de Madariaga donne une explication astucieuse des erreurs de longitude de Colomb, mais qui suppose qu’il ignorait que le mille arabe était différent du mille italien, ce qui est plutôt invraisemblable pour un marin de cette pointure :

Pour Colon, la longueur d’un degré est de 56 2/3 milles. Sur ce point, il se sépare de Toscanelli qui […] semble avoir pris pour ses calculs et ses cartes un degré de 62 1/2 milles à l’équateur. Mais il est peu d’opinions auxquelles il s’accrocha avec plus d’énergie. Elle est soulignée dans la marge de son livre là où elle est exprimée et, en outre, il a plus d’une fois déclaré par écrit qu’il avait lui-même mesuré le degré et vérifié ce chiffre. Or, ce chiffre avait été proposé pour la première fois par un cosmographe arabe du nom d’Alfraganus, ou El Fargani, lequel sur la foi des mesures faites par ordre du Khalife Almamum (813-832) adopte 56 2/3 milles pour mesure terrestre du degré. Il s’agit de milles arabes, valant 1 973 m 50 et, par conséquent, les mesures arabes, faites au IX° siècle, ne dépassent que de 251 880 mètres les 40 007 520 mètres que nous tenons à présent pour la circonférence de la Terre à l’équateur et sont ainsi de loin la plus exacte estimation qui ait été faite avant l’époque moderne. Colon semble avoir flairé du premier coup la mesure exacte. Malheureusement ses milles n’étaient pas arabes, mais italiens, et ne faisaient que 1 477 m 50 : autrement dit, il se représentait le monde un quart plus petit que ses dimensions exactes.

Cette erreur sur la longueur du degré conduisait Colon à réduire la largeur de la mer qu’il avait à traverser pour atteindre les Indes, et cela d’autant plus qu’il calculait les dimensions de cette mer par des moyens indirects. Il croyait que la distance terrestre entre l’Espagne et l’Inde couvrait 282° de la circonférence de la Terre ; il restait donc seulement 360 – 282 = 78° pour la distance maritime entre Lisbonne et le Cathay. Et comme ces degrés n’étaient que de 56 2/3 milles à l’équateur, c’est-à-dire à environ 50 milles aux îles Canaries, la distance n’était donc que de quelque 3 900 milles, soit 9 975 lieues.

Cet ensemble d’erreurs sur l’Asie situait son Inde à peu près où se trouve actuellement l’Amérique. Ainsi trouvait-il par ces détours la bonne direction. Il n’est pas étonnant que, trouvant la terre là où il s’attendait à la trouver, Colon ait été persuadé qu’il avait abordé en Asie.

Salvador de Madariaga. Christophe Colomb    1952

Et puis, il n’est pas inutile de situer les repères qui cadraient alors l’établissement des cartes : la course à la face cachée du globe était lancée et dès lors, tous les concurrents se surveillent, s’épient, se font des niches, mentant à qui mieux mieux : le mensonge prend du galon, ou, si l’on préfère, s’anoblit. Le Portugal prescrit à ses marins et à ses capitaines de travestir ce qu’ils voient : il institue le Sigala, qui signifie sceau, secret.

Dès ses premières tentatives, la géographie est affamée de mensonges. Elle s’en gave. C’est une de ses matières premières préférées. À l’égal des poètes, les voyageurs sont des affabulateurs. L’imposture est leur régal, leur vanité et l’instrument de leur pouvoir.

Gilles Lapouge. La légende de la géographie. Albin Michel 2009

Sept ans plus tard, quelques mois avant qu’appareille Christophe Colomb, un marchand de drap allemand, Martin Behaim, qui avait accompagné en 1485/86 Diogo Câo le long des côtes africaines, créera en 1491 le premier globe terrestre connu, riche de plus de 1 100 noms de lieux, de 48 miniatures de rois et de dynasties, de légendes détaillées décrivant les produits, les pratiques commerciales et les routes qui traversaient les routes connues. Il y avait évidemment une grande absente : l’Amérique.

Les Espagnols cultivent le même goût de la dissimulation ; les cartes sont des objets précieux que l’on enferme dans un coffre à deux verrous, l’original étant une carte unique, rigoureusement inaccessible, le Padrón real, caché à la Casa de Contratación à Séville. Matrice, modèle, elle est le réel. Le pays lui, n’est que la reproduction infidèle du Padrón real. Les Portugais en feront autant avec le Padrão real .

La carte absolue fascine. Lisbonne, Madrid, jasent sur ses complications. On admire que personne n’ait le droit ou le pouvoir de consulter ce Padrão real, ou ce Padrón real, même pas le commandant des armées, même pas un cardinal, un pape ou un roi. Celui qui eût contemplé le Padrão real eût été fusillé par Dieu en personne car il eût pénétré dans l’envers des choses, qui est le plaisir de Dieu seul. […] Le Dr Da Burra développe pesamment cette malice : Dans l’hypothèse où Dieu, écartant le voile dont il a lui-même masqué le réel et ses turpitudes, apercevrait soudain ce réel, sans doute il expirerait à l’instant, si du moins, comme on le suppose, il a un peu d’honneur.

Gilles Lapouge. La légende de la géographie. Albin Michel 2009

Colomb propose au roi Jean II de Portugal ce qu’il appelle son entreprise des Indes : ses arguments ne manquent pas, car il semble encore que la route maritime la plus courte, la seule possible peut-être, vers l’Orient, soit le passage par l’Ouest.

Mais le souverain, au début conquis par l’enthousiasme du jeune génois, finalement lui accorda peu de crédit (et pas du tout de crédits), trouvant qu’il avait affaire à un grand hâbleur, enclin à la vantardise lorsqu’il s’agit de présenter ses talents et plein de fantaisie et d’imagination quant à son île de Cipangu. La nomination, sur les prières insistantes de Colomb, d’une commission d’experts, n’y changea finalement rien, cette dernière se méfiant de la flagrante sous-estimation des distances. Il est vrai que Christophe Colomb avait noté, dans la marge de son exemplaire de la Géographie de Prolémée que : entre la fin de l’Orient et la fin de l’Occident, il n’y a qu’une toute petite mer. Dépité, Colomb quitta le Portugal pour aller présenter son projet en Espagne.

1484

Léonard de Vinci, conscient de l’importance du sultan d’Égypte Quaït Bey, lui envoie copie des différentes initiatives scientifiques et  architecturales qu’il se propose de réaliser en  Turquie.

avril 1485

À Rome, sur la Via Appia, en dégageant des débris de marbre, des ouvriers crèvent une voûte de brique, font une chute de douze pieds tout à coté d’un sarcophage contenant le cadavre fort bien conservé d’une femme de l’époque romaine. L’humaniste Fonte racontera cela à un ami de Laurent le Magnifique et ainsi l’affaire fera grand bruit : l’archéologie était née.

mai 1486    

Christophe Colomb est parvenu à soumettre son projet à Ferdinand et Isabelle : il se trouve qu’il cadre bien avec la situation de l’Espagne par rapport au Portugal, puisque la première s’est en quelque sorte privée de découvertes vers l’est en en laissant l’exclusivité au Portugal ; pour autant le roi et la reine, face au flou relatif du projet et à la priorité des priorités : en finir une fois pour toutes avec les Maures, remettent à une commission présidée par Hernando de Talavera, converso et confesseur de la Reine, le soin de donner un avis compétent. Des compétences, il y en eut dans cette commission, mais de la bonne volonté certainement beaucoup moins : Talavera était un ascète qui avait appris à brider ses émotions, Colomb laissait la bride sur le coup à son imagination : les deux tempéraments étaient par trop opposés pour pouvoir s’entendre.

Il entama alors une lutte de tous les instants, pénible et épuisante, car, à coup sûr, une véritable bataille menée avec des armes n’aurait pas été pour lui aussi dure et aussi horrible que d’avoir à renseigner tant de gens qui ne le connaissaient pas ou qui ne se souciaient pas de lui, tout en recevant tant d’insultes qui affligeaient son âme.

Las Casas

Plus tard, dans ses courriers au roi et à la reine, Colomb ne pourra s’empêcher d’y revenir : ces six ou sept années de grand chagrin [] sept années, je fus dans votre cour royale, au cours desquelles tous ceux à qui je parlais de cette entreprise croyaient que c’était une pure plaisanterie

août 1486 

À la mort de Charles du Maine, les États de Provence acceptent le rattachement de leur province à la France non comme un accessoire à un principal, mais comme un principal à un autre principal et séparément du reste du royaume.

décembre 1486

Giovanni Pico della Mirandola – Jean Pic de la Mirandole – a 23 ans. Il a étudié l’hébreu, le grec à Padoue et  la théologie à Paris, d’où il est revenu en mars 1486. Le jeune homme a des amours à histoire et Laurent de Médicis lui évite la prison… ce qui ne l’empêche pas de rédiger une circulaire invitant tous les meilleurs théologiens de Rome à discuter avec lui de 900 thèses sur différents sujets qui abordent des propositions dialectiques, morales, physiques, mathématiques, théologiques, magiques, kabbalistiques, propres aux sagesses chaldéenne, arabe, hébraïque, grecque, égyptienne et latine. Mais le débat n’aura pas lieu et il sera condamné pour hérésie. En mars de l’année suivante, une commission du pape Innocent VIII rejettera ses propositions, qu’elle jugera étrangère à l’esprit de l’Église. Pic de la Mirandole continuera à ferrailler en écrivant beaucoup : Heptaplus, un commentaire de la Génèse, De Ente et uno, tentative de conciliation de l’épistémologie de Platon et de celle d’Aristote, Disputaciones advertus astrologiam divinatricem.  Une méchante fièvre l’emportera en 1494 : il avait 31 ans. Une comète à travers l’Europe, dira Hegel de Giordano Bruno qui mourra un siècle plus tard… On peut associer Pic de la Mirandole à cet hommage.

L’époque était gourmande de science, et il arrivait même qu’on la voulut mystérieuse : il en sera ainsi du Manuscrit de Voynich, d’auteur inconnu écrit entre 1450 et 1520, 234 pages de 15 cm. de large et 23 de haut. Les peaux qui ont servi à la fabrication du parchemin sont issues de veaux morts entre 1404 et 1438. La couverture n’a pas été conservée et il manque une dizaine de folios. S’agit-il d’un herbier – les planches de plantes y sont nombreuses – d’un traité d’alchimie, d’un livre ésotérique ? On ne le sait pas vraiment. Il s’agit probablement d’une écriture cryptée, dont personne n’est parvenu à casser le code, car, pour cela, il faudrait déjà connaître la langue utilisée, et encore les caractères et tous deux restent mystérieux jusqu’à présent. Il doit son nom à Wilfrid Voynich, polonais émigré aux États-Unis qui l’a découvert en 1912 dans la bibliothèque d’une communauté de jésuites à Frascati, près de Rome. Auparavant, il aura eu d’innombrables propriétaires, dont la reine Christine de Suède. Depuis 1969, le manuscrit est conservé sous la cote MS 408 à la Bibliothèque Beinecke de livres rares et manuscrits de l’université de Yale, aux États-Unis.

Anne Carlier, linguiste spécialiste des langues romanes, n’a pas de réponse catégorique ; tout au plus contextualise-t-elle ce manuscrit : il s’agit probablement d’une langue proto-romane, les langues dérivées du latin qui, dans le territoire de l’ancien empire romain, formaient quatre groupes, du V° au X° siècle : l’italo-roman, l’ibero-roman, le gallo-roman, et le balkano-roman.

La transition des dialectes vers un langage unique a duré plus longtemps dans la péninsule italienne que dans d’autres pays. Les langues régionales y ont toujours occupé une place plus importante qu’ailleurs, car il n’y a à l’époque ni unité politique ni centralisation linguistique, contrairement à ce qui se passe en France où, au fil du temps, le Français de Paris est mis en avant. L’uniformisation linguistique est d’ailleurs, encore aujourd’hui, beaucoup moins avancée en Italie qu’en France.

page du manuscrit, f° 78r

les symboles utilisés.

1486 

Les abbés de St Germain font édifier des bâtiments en vue d’accueillir la foire de St Germain, du 3 février au dimanche des Rameaux afin de ne pas concurrencer la foire de St Denis. Les abbés percevaient des droits sur les transactions. Le Russe Iermack découvre la Sibérie. À Gwalior, dans l’Etat du Madhya Pradesh, au centre nord de l’Inde, Man Singh Tomar accède au trône sur lequel il restera jusqu’en 1516 ; il mettra à profit ces années de règne pour construire le Mân Mandir :

22 07 1487  

Bourges, alors une des grandes villes de France avec ses quinze mille habitants, brûle : c’est le grand feu de la Madeleine, qui réduit en cendres un bon tiers de la ville. Les drapiers s’installent à Lyon, provoquant la ruine de la ville.

18 08 1487

Une bataille des plus sanglantes livre Malaga aux rois catholiques, qui ne permettent qu’à 25 familles de rester à Malaga, en tant que Mudéjars, dans l’enceinte de la morería (quartier maure).

Et alors le Roi fit venir les prisonniers chrétiens qui étaient à Mâlaga et fit dresser une tente à la porte de Grenade, afin de les recevoir avec la Reine et l’Infante leur fille ; et les Maures les amenèrent : ils n’étaient pas moins de six cents, hommes et femmes (…). En arrivant auprès de Leurs Altesses, ils s’humiliaient tous, se jetant aux pieds de Leurs Altesses et voulant les leur embrasser, mais Leurs Altesses n’y consentaient pas et leur donnaient la main. Tous ceux qui voyaient cela louaient Dieu et versaient des larmes de joie avec les prisonniers qui arrivaient maigres et pâles, presque morts de faim, des chaînes aux mains et au cou, et un boulet aux pieds, tous avec de longs cheveux et de longues barbes (…). Sur-le-champ, le Roi ordonna qu’on leur donne à manger, qu’on leur ôte leurs fers, qu’on les habille et qu’on leur donne de quoi retourner chez eux, ce qui fut fait. Il y en avait parmi eux pour qui de fortes rançons avaient déjà été payées ; des personnes qui étaient restées dix, quinze et vingt ans en captivité, et d’autres moins.

Bernâldez

Ce cauchemar était fini. Le pays était enfin uni sous les deux monarques. Le monde n’avait jamais vu une transformation aussi rapide et profonde que celle qui en dix-sept ans avait fait passer la Castille de la corruption et l’anarchie du règne précédent à l’ordre, la puissance et la splendeur de 1492.

Salvador de Madariaga. Christophe Colomb. 1952

1487 

Fernão Dulmo et João Estreito, avec la bénédiction (mais rien de plus) du roi Jean, sont partis des Açores pour toucher l’île d’Antillia : les forts vents d’ouest sous cette latitude les empêcheront d’atteindre cette île. Ils voulaient y parvenir en moins de quarante jours, délai qu’ils s’étaient fixé au départ, au delà duquel ils s’étaient engagés auprès de leur équipage à faire demi-tour. On ne les reverra jamais.

Quaït Bey, sultan mamelouk d’Égypte envoie une ambassade à Florence pour tenter de prendre la position commerciale de son rival, l’empire ottoman : il n’a pas mégoté sur les moyens pour en mettre plein la vue des Florentins : baume, musc, benjoin, bois d’aloès, gingembre, mousseline, pur-sang arabes, porcelaines de Chine…

Le souverain mexicain Ahuitzotl inaugure l’agrandissement du Grand Temple de Tenochtitlan, et ce sont quelques vingt mille personnes que l’on immole en cet honneur.

Les Aztèques considèrent que l’existence et la perpétuation du monde requièrent de l’énergie. Or celle-ci est perçue comme un stock tendant naturellement à s’épuiser. C’est donc à l’homme de prendre en charge l’entretien du cosmos. À cette fin, il lui appartient d’alimenter la Terre et le Soleil, figures affamées et assoiffées de cette énergie que le mouvement condamne à la dissipation. D’où les cœurs humains, pour donner à manger au Soleil, et le sang versé, pour donner à boire à la Terre. Toute la symbolique du sacrifice méso-américain tourne autour de cette métaphore de la nutrition. Dans la dualité cœur/sang, on retrouve la conception binaire de l’aliment, solide/liquide.

Quant à l’acte même du sacrifice, il a pour effet de capturer au profit des vivants l’énergie vitale contenue dans la victime. Pour les Aztèques, une mort subite libère une partie du stock énergétique initialement destiné à la vie de l’individu. Le rituel de mise à mort, avec son extrême socialisation, tente précisément d’organiser le transfert de cette énergie vitale individuelle vers la communauté tout entière. Le sacrifice a donc pour effet de transmuter la mort en source de vie.

L’originalité du sacrifice aztèque, avec son rituel si particulier et sa légitimation entropique, a donné naissance à une symbolique propre, d’une grande complexité. Fort déroutante pour l’esprit européen, cette symbolique se décline autour de trois grands thèmes: 1) la métaphore de la prédation; 2) les références à la guerre sacrée; 3) l’allégorie de la fleur. Dans cet environnement, la prééminence revient au Soleil, personnage central de l’univers mythico religieux. Le Soleil mexicain n’est pas identifiable en totalité à l’astre du jour ; c’est en réalité un être duel, à la fois céleste et terrestre, diurne et nocturne.

Christian Duverger. L ‘Histoire Septembre 2004

Les victimes sont pratiquement toujours des hommes, prisonniers de guerre. Rarement des femmes ou des enfants, qui sont alors esclaves.

Pour les habitants de la vallée de Mexico, à l’âge d’or de la civilisation de Teotihuacán (300-900 ap. J.C.) les dieux s’étaient réunis – à Teotihuacán, précisément – pour créer le soleil et la lune. Pour ce faire deux d’entre eux se jetèrent dans un brasier, donnant ainsi naissance aux deux astres. Mais ceux-ci demeuraient immobiles dans le ciel. Alors tous les dieux se sacrifièrent pour les faire vivre de leur sang. Les Aztèques pensèrent ensuite qu’ils devaient renouveler ce premier sacrifice et nourrir le soleil : d’où les sacrifices humains. S’il ne recevait pas l’eau précieuse du sang humain il risquait de s’arrêter de tourner. Aussi l’inquiétude était-elle à son comble à chaque fin de siècle, c’est-à-dire tous les cinquante-deux ans. Le peuple attendait avec terreur de savoir si le soleil renouvellerait son contrat avec les hommes. La dernière nuit du siècle se passait dans la crainte, toutes lumières éteintes. L’espérance ne revenait que lorsque l’astre apparaissait enfin, un prêtre ayant allumé le feu nouveau sur la poitrine d’un sacrifié. La vie pouvait reprendre.

Jean Delumeau. La Peur en Occident. Arthème Fayard. 1978

On doit insister sur ce phénomène unique dans l’histoire de l’humanité : il ne fallut que cent cinquante ans, entre 1350 et 1500, pour que  Tenochtitlan (ainsi se nommait le village lacustre sur la lagune) devienne une métropole comptant plusieurs centaines de milliers d’habitants, reliée à la terre ferme par de solides chaussées et alimentée en eau potable par un aqueduc, car l’eau du lac était saumâtre. Cette métropole avait plusieurs temples ornés de nombreuses sculptures que de récentes fouilles ont dégagé.

Rien ne saurait mieux souligner ce stupéfiant développement que l’étonnement et l’admiration perçant dans le récit des compagnons de Cortez, nous disant qu’aucune ville d’Europe ne leur paraissait pouvoir rivaliser avec cette cité dont ils aperçurent l‘étendue des toits scintillant sous le clair de lune comme si ceux-ci avaient été faits d’argent pur…

Jean Paul Barbier. Civilisations disparues. Assouline 2000

28  07 1488

Les troupes royales de Louis II de la Trémoille, lieutenant du roi affrontent celles de François II, duc de Bretagne à Saint Aubin du Cormier, près de Fougères. Le roi est en fait Anne de Beaujeu, régente depuis la mort de Louis XI, en 1483. Le duc d’Orléans, ennemi des Valois s’était réfugié à la cour de son cousin François II duc de Bretagne, et l’affaire avait été prétexte pour envoyer les troupes royales en Bretagne qui infligent une bien rude défaite aux troupes de François II : c’en est fini de l’indépendance de la Bretagne, ce que confirmera le traité du Verger signé le 19 août 1488, par lequel, en plus, il doit demander au roi de France son assentiment pour marier sa fille Anne de Bretagne, lequel – Charles VIII – donnera son assentiment pour qu’elle devienne… sa femme, ce qui se fera en 1491. Elle mourra en 1532 et dès lors, la Bretagne sera française. En 2013, on retrouvera nombre de squelettes des soldats ayant participé à ces batailles dans le cadre de fouilles archéologique préventives du couvent des Jacobins.

Le 28 juillet 1488, le jour de la Saint Samson, patron de la Bretagne, les troupes bretonnes, sous les ordres du duc François II, aidées par les volontaires basques et par les archers anglais, ont affronté l’armée du roi de France sur les marches de Bretagne, sur l’ancienne frontière, non loin de la forteresse de Saint  Aubin du Cormier, près de Rennes.

Ce qui est mentionné par les chroniqueurs du temps comme la guerre folle fut en réalité une vraie grande bataille rangée qui coûta la vie à plus de cinq mille soldats et anéantit une grande partie de la noblesse bretonne. Elle eut lieu dans un endroit nommé encore aujourd’hui la lande de la Rencontre, une lande boisée non loin de la lande d’Ouée. Un simple hasard stratégique provoqua la défaite de l’armée du duc de Bretagne : ses soldats tenaient le haut du terrain, mais ils faisaient face au soleil. Après une longue journée de combat acharné, les Bretons durent battre en retraite et se réfugièrent dans les bois où ils furent massacrés. Leur défaite ouvrait grand une brèche dans la défense de la Bretagne, et bientôt le gouvernement du duché, assiégé à Rennes, dut capituler. Après la mort de François, la duchesse Anne, âgée de douze ans à peine, dut se soumettre au roi de France afin d’épargner le peuple breton. Elle fit partie du butin en quelques sorte puisqu’elle fut contrainte deux ans plus tard, d’épouser le vainqueur, le roi Charles VIII, acte par lequel, étant donné la loi salique, elle renonçait à tout pouvoir sur son domaine. La dernière souveraine de la Bretagne fut aussi une remarquable reine de France. Fidèle à l’éducation qu’elle avait reçu de son père, elle ouvrit sa cour aux artistes et aux lettrés et, quoiqu’on dise, sut protéger la Bretagne du pillage. Elle devint par la suite une figure emblématique, et démontra son amour pour son pays natal en demandant qu’après sa mort son cœur soit enfermé dans un réceptacle d’or et mis en terre dans le tombeau de ses parents, à Nantes.

La perte de l’indépendance ne fut pas seulement un changement de régime. On peut imaginer que, pour la plupart des Bretons, la soumission au pouvoir central français ne signifiait pas grand-chose. L’identité bretonne avait peu de rapport avec la puissance de la noblesse. Comme dans les autres provinces, les manants et les ouvriers n’avaient pas de relations avec leurs maîtres. Le servage n’existait plus, mais la politique élaborée à Nantes ou à Rennes ne concernait pas la vie quotidienne de ces gens. Ils savaient qu’ils étaient bretons, ils vouaient un culte à leurs saints et le respect à l’autorité des religieux, mais ils auraient été étonnés d’apprendre que ni le duc ni la petite duchesse Anne ne parlaient la langue bretonne.

Ce qui changea pour eux, ce fut l’économie. Jusque-là, du fait de son indépendance, la Bretagne avait choisi de commercer avec toutes les nations de l’Europe. principalement avec l’Angleterre, l’Espagne et l’Italie. La Bretagne fournissait le matériel des bateaux, les cordages, les voiles, et en échange recevait du vin ou des parfums. Ce fût pendant la fin du Moyen Âge, l’origine de la prospérité des bourgs bretons, à Vannes, à Quimper, puis plus tard à Locronan. La défaite de Saint Aubin-du-Corbier sonna le glas de cette prospérité, et la Bretagne dut renoncer à son indépendance commerciale et survivre dans un statut colonial. À cette dégradation du commerce s’ajoutèrent la levée des taxes pour le roi de France, les impôts sur le sel, sur les denrées importées. À la veille de la Révolution, le territoire autrefois prospère était devenu la région la plus pauvre de France – et il le resta jusqu’aux temps modernes.

J.M.G Le Clézio. Chanson bretonne suivi de L’enfant et la guerre. Gallimard 2020

1488 

Avec trois caravelles, Bartolomeu Dias, accompagné de deux autres pilotes : Alvaro Martins et João de Santiago, entreprennent la vingtième expédition portugaise à la recherche d’une route pour les Indes, via le sud de l’Afrique ; il double le Cap des Tempêtes, [ou encore cap des Tourmentes] rebaptisé par le roi Jean II Cap de Bonne Espérance [1]parce que cette découverte annonçait celle de l’Inde, espérée et cherchée depuis tant d’années – .

Je suis ce vaste promontoire secret
Que vous, Portugais, appelez le cap des Tempêtes,
Que ni Ptolémée, Pompée, Strabo,
Pline ou tout auteur ne connaissaient.
Ici finit l’Afrique. Ici, sa côte
Se conclut par cela, mon vaste
Plateau inviolé, qui s’étend vers le Pôle
Et, par votre témérité, vous avez atteint mon âme même.

Luis de Camões. Lusiades

Il note un très net rafraîchissement de la température de l’eau, poursuit vers l’est, mouille dans la baie d’Algoa, qu’il nomme baie des Bouviers poursuit à nouveau à l’est pendant deux jours, dresse un dernier padrao [2] à False Island, puis, face aux criantes frayeurs de son équipage de rencontrer des pirates arabes, fait demi-tour. Il avait quitté Lisbonne en août 1487 ; il y sera de retour en décembre 1488.

Il apparaissait dès lors que la route des Indes était ouverte, et le roi Jean II se vit conforté dans sa décision de ne pas sponsoriser Colomb : pourquoi faire compliqué en allant chercher une route pour l’Inde par l’ouest si l’on peut faire simple en prenant une route par l’est ? Le sort de Colomb au Portugal était scellé.

Dias reçut un poste de commandement en métropole : le roi suivait en cela la doctrine officielle : ne pas accumuler sur la même tête une trop lourde dette de reconnaissance.

Le Caire, dont Ibn Khaldûn disait qu’elle était l’estuaire des nations, le livre des multitudes, la voûte de l’Islam et trône de l’empire,  vit ses dernières années de vaches grasses :

Comme Le Caire est situé entre la Mer Rouge et la  Méditerranée, tous les marchands de l’Inde, de l’Éthiopie, viennent au Caire par la Mer Rouge à la fois pour vendre leurs marchandises qui consistent en épices, en perles et en pierres précieuses, et pour acheter des articles provenant de France, d’Allemagne, d’Italie et de Turquie, amenés par la Méditerranée à Alexandrie et au Caire.

Un voyageur de 1488, cité par Gaston Wiet. L’Islam.1986

Le long règne de Kaitbay – dernier quart du XV° siècle – aboutit à une renaissance incontestable. L’Égypte aurait peut-être pu se relever et retrouver sa prospérité d’antan : la découverte de la route des Indes par le cap de Bonne Espérance, en 1498, deux ans après la mort de Kaitbay, allait consommer sa ruine économique, entraînant dans la débâcle de la République de Venise, sa principale cliente. Les commerçants égyptiens du Moyen Age avaient, en effet, constitué des vastes entrepôts des marchandises d’Arabie, des Indes et de la Chine : ambre, aloès, benjoin, cardamome, clous de girofle, encens, laque, noix muscade, perles, poivre, rhubarbe.

Gaston Wiet. L’Islam    1986

1489 

Près d’un demi siècle après la fin de la guerre de Cent ans, Robert Gaguin retient de son ambassade à Londres qu’on réconcilierait plus facilement un loup avec une brebis qu’un Anglais avec les Français. La littérature de l’époque allait bien dans son sens, comme le montre le Débat des hérauts  :

Le royaume de France est trop mieulx assis que vous n’estes, car il est entre les chauldes et froides régions : les chaudes qui sont ont au-delà les monts sont fortez à endurer pour les grandes et excessives chaleurs, et les froides, en quoy vous estez, sont fort nuysans à corps humain, car l’yver y commence si de premier et y dure si longuement que les gens y vivent en doleur de froidure, et n’y peut croistre comme nulz fruitz, et ce qui croist est mal atempcé et asaisonné. Mais France, qui est entre deux et ou meillier, la se repose vertu, et y est l’air doulx et plaisant, et tous fruitz y croissent habondamment et sont vertueulx et delicieux, et le gens y vivent plaisamment et atempreement, sans trop grant chaleur ne trop grand froideur.

[…] Il n’est royaume mieulx garny, ne mieulx proporcionné de fleuves et rivières que est le royaume de France. Et ainsi le royaume de Francea cest avantaige sur vous, car il se aide de la mer et des dix fleuves s’il veultet peut on aler par terre, sans passer par mer, en Espaigne, en Lombardie, en Almaigne ou la où bon luy semble.

Traduit en français du XXI° siècle : Le royaume de France est bien mieux situé que votre pays, car il est entre les régions chaudes et froides. Dans les chaudes qui sont outre-mont, la chaleur excessive est pénible à supporter. Les froides, où vous êtes, sont dangereuses pour la santé, car l’hiver y commence si tôt et y dure si longtemps que les gens vivent en souffrant du froid. Aucun fruit ne peut y pousser, ou ce qui pousse n’arrive pas à maturité et n’a aucun goût. Mais la France est entre les deux, au milieu : c’est là que se trouve la santé. L’air y est doux et agréable, et tous les fruits y poussent en abondance, ils sont sains et délicieux, et les gens vivent avec plaisir et sans excès, sans trop grandes chaleurs ni trop grands froid.

[…] Il n’y a pas de pays au monde où les fleuves et les rivières sont plus nombreux et mieux repartis que le royaume de France. Et ainsi le royaume de France a cet avantage sur vous [les Anglais], car il utilise la mer et ses fleuves s’il le veut, et l’on peut aller par terre, sans passer par la mer, en Espagne, en Lombardie, en Allemagne, partout où il semble bon

1490

Francesco Di Giorgio Martini, architecte, ingénieur, travaille à la cour des Montefeltro, les seigneurs de Sienne, qui lui ont confié le service des eaux des fontaines et aqueducs. Il a alors cinquante et un ans et rencontre sur le chantier finissant du Duomo de Milan – l’Opera del Duomo – Léonard de Vinci, 38 ans. Ils partent ensemble à Pavie pour un projet de cathédrale et Martini donne à Léonard un exemplaire de son Traité d’architecture, en deux volumes : Trattati di architettura, ingegneria e arte militare : Léonard en fera bon usage.

À Florence, Laurent est plus Magnifique que jamais : Cet âge et assurément un âge d’or. Il a rendu à la lumière les arts libéraux presque abolis, la grammaire, la poésie, l’éloquence, la peinture, la sculpture, l’architecture et la musique… Et tout ceci à Florence.

Marcile Ficin. 1492

vers 1490

Francesco Tasso, né à Conello dei Tasso, proche de Bergame, crée le premier service postal européen ; grand maître des postes du Saint Empire et Grand maître des postes royales de Philippe II d’Espagne, il va tisser à partir de Bruxelles, une toile d’araignée reliant le Saint Empire à ses alliés, les Pays Bas espagnols, la Bourgogne, l’Autriche. Sa famille, anoblie en Thurn und Taxis, développera un talent certain pour donner de nombreux enfants aux talents de Francesco, dont les taxis, qui garderont comme couleur dans de nombreux pays le jaune du fond du blason.

fin 1490  

La commission constituée 4 ans plus tôt pour juger du bien fondé du projet de Christophe Colomb se décide à rendre son avis … qui est défavorable :

Ses promesses et ses offres avaient été jugées par le Roi et la Reine impossibles et vaines et dignes de refus [] il n’était pas dans l’intérêt de l’autorité de leurs personnes royales qu’elles donnassent leur soutien à une entreprise si faiblement fondée et qui devait paraître incertaine et impossible à toute personne cultivée, quel que fut son manque de connaissance spécialisée, car elles risquaient de perdre l’argent investi en elle aussi bien que leur autorité royale sans en retirer aucun avantage.

Au printemps 1492, Colomb s’apprêtait à s’embarquer pour la France rejoindre son frère Bartholomée, lorsque la reine d’Espagne, pressée par Santángel, son Trésorier royal, converso, de financer l’entreprise, et stimulée par la reconquête de Grenade, le fit rattraper sur le pont de Pinos, à une dizaine de kilomètres de Grenade, le priant de revenir.

Pourquoi la Reine a-t-elle changé d’avis ? Nul ne pouvait la dire versatile. Peut-être Colomb avait-il montré à Santángel les documents de Toscanelli qu’il n’avait osé produire jusqu’alors, puisqu’en quelques sorte volés ? Sans doute Santángel s’est-il fait l’avocat de Colomb, montrant qu’il ne pouvait nuire à la couronne, bien au contraire :

Le projet est digne d’intérêt. Sur ce point, vous êtes d’accord. Pourquoi barguigner sur des privilèges et sur des honneurs ? S’il vous rapporte les Indes, pourquoi ne pas le faire Amiral ? S’il ne ramène rien, il n’y a pas de mal. Tenez l’accord secret jusqu’à son retour.

Voyez comme il est avantageux que ce soit un converso qui vous rende ce service. Vous améliorerez votre situation, vous pourrez le porter à votre crédit alors que mon peuple a si fortement obéré votre débit par son infidélité secrète. N’écoutez pas vos grands wisigothiques. Soyez raisonnable. Acceptez ses revendications, puisqu’elles sont toutes soumises au succès de son expédition. Et s’il réussit, laissez-le obtenir ce qu’il mérite, puisque vous récolterez beaucoup plus.

En avril 1492 étaient signées les capitulations [3] de Santa Fe entre les souverains espagnols et Christophe Colomb : on lui offrait trois navires et une lettre scellée pour le grand Khan, empereur de Chine, sans savoir que le dernier moghol avait cédé la place à la dynastie des Ming depuis plus d’un siècle, en 1360 !

Bon navigateur, Colomb n’avait pas perdu le nord : il était certes fier de son titre de grand amiral de la mer Océane, mais surtout de ce que ce titre lui rapportait : 10 % des trésors qu’il rapporterait et le huitième des bénéfices globaux, en contrepartie de quoi il s’engageait à participer personnellement à hauteur de un huitième de l’investissement global. 20 % – la quinta – allaient à la couronne. Il est encore reconnu comme vice-roi et gouverneur de toutes les terres fermes et îles qu’il découvrira et acquerra dans les dites îles. Toute cette titulature ronflante à souhait ne pouvait que provoquer l’épanouissement  glorieux de sa soberbia, ce mélange bien espagnol d’orgueil, de morgue et de suffisance.

1491

Anne de Bretagne épouse le futur Charles VIII, apportant ainsi la Bretagne à la France. Mais, de son vivant, Charles VIII n’est pas roi en Bretagne, car son épouse reste duchesse de Bretagne. Une certaine autonomie administrative lui sera accordée, reconnue 41 ans plus tard dans la Charte de l’union de Bretaigne. La Bretagne était franche, c’est-à-dire exempte de certaines franchises, et de la principale d’entre elles : la gabelle. Une bonne action ne doit jamais restée impunie, dit le proverbe irlandais, et les Bretons prendront l’habitude au cours des siècles de faire payer très cher à l’ensemble des contribuables ce privilège pour continuer à bénéficier d’exemptions fiscales de toutes sortes : on aura les bonnets rouges de 1675, un Parlement de Rennes incendié en 1994, et re-bonnets rouges en 2013.

Le patois breton se maintiendra avec beaucoup plus de force que les autres : les ordres mendiants avaient renoncé au français pour leur prêche et écrivaient donc en breton. Un dictionnaire trilingue breton-français-latin paraîtra en 1499, plusieurs fois réédité au XVI° siècle

02 01 1492

Le sultan Boabdil, après un siège de quasi formalité, accepte une reddition sans combat et cède le pouvoir sur le royaume de Grenade aux Rois très Catholiques d’Espagne : c’est la fin de la reconsquista. On a tenu à mettre les petits plats dans les grands pour qu’il soit bien dit haut et fort que tout cela s’est passé entre gens d’honneur : la veille, Boabdil a envoyé à Santa Fe, la ville construite sous les murs de Grenade pour l’assiéger, 400 Maures chargés de présents pour les Rois, tandis qu’un petit peloton d’officiers se rendait sur les collines de l’Alhambra afin d’y occuper les points stratégiques. Et le matin, le cortège royal se met en route avec, en tête le roi Ferdinand et les grands du royaume, suivis par la reine Isabelle avec le prince Jean et les infanteries. Les troupes suivent. Tout le monde s’arrête à une demi lieue de Grenade, où le roi maure les rejoint, remettant alors au vainqueur les clés de la ville, devant cent mille spectateurs musulmans, juifs, chrétiens, castillans et étrangers. On dresse sur la plus haute tour de l’Alhambra la croix du primat d’Espagne. Ni pillage, ni mise à sac, mais un Te Deum. Boabdil mourra en Afrique du Nord.

Le cérémonial de cette reddition pourrait laisser croire que le roi Ferdinand et la reine Isabelle sont les grands vainqueurs de cette Reconquista, à l’exception d’un sauf que : sauf que ce n’est pas l’étendard de l’Espagne, ou à défaut ceux de la Castille et de l’Aragon qui sont hissés sur la plus haute tour de l’Alhambra, mais la croix du primat d’Espagne : et cela en dit long et désigne bien le véritable vainqueur : l’Église catholique, une, apostolique et romaine. C’est bien au cours de ces sept siècles de lutte que son clergé sera devenu tout puissant, ce qui lui permettra de modeler durablement la société espagnole.

Promesse est faite aux mudejares – musulmans jusque là sous domination chrétienne – de pouvoir pratiquer librement leur religion – ; mais cela ne durera que sept ans : sous la pression des vexations croissantes, l’émigration apparaîtra vite comme inévitable.

Fichier:La rendición de Granada.jpg — Wikipédia

Capitulation de Grenade par Francisco Pradilla y Ortiz

L’Espagne avoit été longtemps rivale de la France sous la dynastie des rois mérovingiens, et cette rivalité devint fatale à plus d’un monarque visigoth. Clovis tua, de sa main, Alaric dans les plaines de Vouillé, et Childebert, Amalaric sous les murs de Narbonne : depuis, les guerres civiles qui embrasèrent les Espagnes, isolèrent, en quelque sorte, ce pays du reste de l’Europe. Les Visigoths vaincus, terrassés à Xérès, semblèrent être effacés de la liste des nations ; et pourtant les débris de ce peuple originaire de la Scandinavie, existoient dans les montagnes des Asturies où Pelage leur roi n’avoit qu’une caverne pour palais.

Les princes espagnols chrétiens entretenoient, pour la plupart, une parfaite harmonie avec les rois de France, harmonie que la guerre des Albigeois troubla cependant quelquefois ; un grand nombre de braves franchissoient volontairement les Pyrénées, pour aller combattre contre les Maures. Ce furent des Français qui battirent ces infidèles, à la glorieuse journée d’Ourisque ; ce furent des Français qui sauvèrent l’Espagne chrétienne envahie par les Almohades ; ce furent des Français, conduits par Duguesclin, qui vainquirent Pierre-le-Cruel, roi de Caslille, à la journée de Montiel, et placèrent sur le trône Henri de Transtamare.

De fréquentes alliances de famille entre les monarques français et les divers monarques espagnols, resserrèrent les liens d’amitié entre les deux nations ; leurs intérêts parurent se confondre, et le souvenir des anciennes querelles se perdre au sein d’une heureuse concorde : mais bientôt la succession du royaume de Naples, qui appartenoit de droit à la maison d’Anjou, réveilla l’ancienne animosité. La France, encore affoiblie par ses longs malheurs, comprimée dedans par des vassaux aussi puissans que le roi lui-même, ne prit point une part très active aux démêlés entre la maison d’Anjou et la maison d’Arragon. Le bon René n’avoit que des Provençaux dans ses troupes, lorsqu’il essaya d’enlever le royaume de Naples à son compétiteur, le prudent et sage Alphonse. René, dont la mémoire est encore si chère dans le midi de la France, sut vaincre, mais ne sut pas profiter de la victoire qu’il remporta sur Ferdinand I°, fils et successeur d’Alphonse. Après avoir été maître de tout le royaume de Naples, moins la ville de Naples même dont il auroit pu s’emparer, cet excellent prince rentra dans ses États de Provence, content d’y revenir pour faire le bonheur de ses sujets, content de se délasser des soins du gouvernement, en composant des poésies pastorales, et de cultiver de nouvelles fleurs pour embellir ses jardins. Il ne se pressa point, dit Machiavel, d’aller régner sous un autre climat, dans le paradis de l’Italie. La France ne se pressa pas non plus de l’encourager dans cet ambitieux projet, ni de l’appuyer du secours de ses soldats.

Cependant l’occasion étoit encore favorable ; la puissance espagnole, partagée entre divers rois, ne menaçoit point encore les peuples de l‘Europe ; les Maures régnoient toujours dans Grenade, et pouvoient appeler en Espagne les Musulmans d’Afrique. D’ailleurs le feu de la guerre civile désoloit la Castille ; on vivoit toujours dans un siècle de crimes et de grandes catastrophes ; dans un siècle où les peuples faisoient une guerre sacrilège aux têtes couronnées. Les rois, en Angleterre, étoient égorgés ; ils étoient avilis en Espagne, et toutes les passions déchaînées contre eux. Henri IV l’Impuissant, sobriquet devenu si fatal à sa malheureuse fille Jeanne, dont la légitimité fut révoquée en doute, se vit en butte à la fureur de l’ambition ; la majesté royale fut outragée dans sa personne, avec la dernière indignité. Le peuple, plus sensible, plus magnanime que les seigneurs, s’émut un instant, et rétablit sur le trône cet infortuné souverain : une nouvelle anarchie, de nouvelles scènes de carnage, suivirent la mort d’Henri IV l’Impuissant. Isabelle et Ferdinand, nés l’un pour l’autre, les terminèrent par la mémorable victoire de Toro, et les deux sceptres d’Arragon et de Castille, unis ensemble, ainsi que la conquête de Grenade, commencèrent alors à inspirer une juste terreur.

Toutes ces révolutions, des combats perpétuels contre les Maures, avoient exalté le courage des Espagnols, et les avoient familiarisés avec les dangers. On sait (et l’expérience de tous les siècles l’atteste suffisamment), qu’une nation n’est jamais plus redoutable qu’après s’être déchirée de ses propres mains : l’Angleterre ainsi que l’Espagne, fournissent des preuves de cette vérité. Les guerres civiles, si connues sous les noms de Rose blanche et de Rose rouge, sembloient devoir anéantir la puissance anglaise ; vingt batailles rangées, des massacres sans nombre avoient moissonné la fleur de la population, et cependant l’Angleterre reparut sur la scène, avec autant d’éclat qu’auparavant : souillée de son propre sang, couverte de cicatrices, elle se ranime avec toute la force de la jeunesse. Une fois maîtres de toutes les Espagnes, Isabelle et Ferdinand s’occupèrent plus sérieusement des affaires du dehors, et l’ambition leur fit naître le goût des conquêtes.

[…] Les deux sceptres d’Arragon et de Castille, réunis ensemble par l’hymen d’Isabelle et de Ferdinand, assuroient une prépondérance marquée à la puissance des chrétiens : les Maures ne conservoient plus que le royaume de Grenade ; ils imploroient vainement, de leur triste capitale, les Musulmans africains ; les royaumes de Fez et de Maroc qui auroient pu les secourir efficacement, étoient déchirés par la guerre civile, et, sur les débris d’une ancienne dynastie, s’élevoit celle des Mérini ou Bénitoas. Les Maures, aussi braves que les chrétiens, mais inférieurs pour la science militaire, conservoient stupidement leurs anciens usages de guerre, et ne se servoient même pas encore d’artillerie. À la veille de se voir attaqués par Isabelle et Ferdinand, ils se battirent entre eux en 1485 avec toute la fureur qui caractérise une guerre civile : des scènes atroces s’étoient passées entre les divers membres de la famille royale, et la discorde augmentoit avec le danger.

Enfin les Castillans assiégèrent Grenade, au mois d’avril 1491. Isabelle se rendit au camp : fermement résolue de forcer le dernier boulevard des Maures, et pleine de confiance dans la protection du ciel, elle fit, de ce camp, une ville connue aujourd’hui sous le nom de Santafé. Après huit mois et dix jours de siège, la ville ouvrit ses portes ; et la croix arborée sur les mosquées des infidèles, annonça ce triomphe à la reine de Castille qui, à cette vue, tombant à genoux, en pleine campagne, fit chanter aussitôt un Te Deum. Boabdil, obligé de quitter le beau climat de l’Espagne, s’arrêta un moment pour contempler une dernière fois sa capitale, et s’écria, les larmes aux yeux : O Dieu tout-puissant ! .. Tu fais bien, dit sa mère, de pleurer comme une femme ce que tu n’as pas pu défendre comme un homme. Avec Boabdil, s’éteignait la dynastie des Halmaudares, qui avait donné dix-neuf rois à Grenade.

La découverte d’un nouveau monde vint combler les espérances de Ferdinand et d’Isabelle, et multiplier les ressources de l’Espagne désormais entièrement soumise aux chrétiens.

M.E. Jondot. Tableau historique des nations. 1808

Les Espagnols ne s’en tiendront pas à la péninsule ibérique et occuperont le littoral nord africain, y établissant des villes de garnison, soumettant d’autres villes comme Tlemcen, mais sans aller au bout de ce qu’aurait du être leur stratégie, selon Fernand Braudel :

La conquête achevée, les vainqueurs chrétiens furent entraînés à saisir la rive sud de la Manche ibéro-africaine, sans le vouloir d’ailleurs avec la netteté et la continuité de vues qui eussent été conformes aux intérêts espagnols. C’est une catastrophe, dans l’histoire de l’Espagne,  qu’après les occupations de Melilla en 1497, de Mers-el-Kébir en 1505, du Penon de Velez en 1508, d’Oran en 1509, de Mostaganem, Tlemcen, Ténès et du Peñon d’Alger en 1510, cette nouvelle guerre de Grenade n’ait pas été poursuivie avec acharnement ;  que l’on ait sacrifié cette tâche ingrate, mais essentielle, aux mirages d’Italie et aux relatives facilités d’Amérique. Que l’Espagne n’ait pas su, ou voulu, ou pu développer son succès initial, peut-être trop aisé ( il semble, écrivait en 1492 aux Rois Catholiques leur secrétaire, Fernando de Çafra, que Dieu veuille donner à vos Altesses ces Royaumes d’Afrique), qu’elle n’ait pas poussé cette guerre d’outre-Méditerranée, voilà un des grands chapitres d’une histoire manquée. Comme l’a écrit Gonzalo de Reparaz, l’Espagne, à moitié Europe, à moitié Afrique, a failli alors à sa mission géographique et, pour la première fois au cours de l’histoire, le détroit de Gibraltar est devenu une frontière politique.

Fernand Braudel. La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II. Armand Colin 4° édition 1979 p. 108 – 109

L’Espagne dut payer de sept siècles d’efforts cette discorde que déplorait son Roi-savant, Alphonse X. Et il échut à Ferdinand et à Isabelle de couronner la lutte sept fois séculaire par la chute de Grenade. Ils avaient l’un et l’autre pleinement mérité cet honneur du Destin, car ils avaient visé ce but en pleine conscience, avec la volonté et l’intelligence d’hommes d’État. Leur méthode avait consisté à faire preuve toujours et partout de la plus grande fermeté envers les grands comme envers les humbles ; à administrer la justice scrupuleusement et, au besoin en donnant de leurs personnes, à exiger le respect le plus pointilleux de l’autorité et des privilèges royaux ; par-dessus tout, à poursuivre sans répit la croisade contre l’Infidèle, ce qui avait l’avantage de tenir toujours en haleine les grands seigneurs, absorbés dans une haute tâche d’unification nationale.

[…] Tous les courants historiques convergeaient donc vers l’Afrique. Réunies sous la direction magistrale de Ferdinand et d’Isabelle, les forces de l’Espagne allaient franchir le détroit et déverser leur énergie sur les côtes africaines de la Méditerranée. Regardant la Croix et la Bannière élevées par leurs efforts conjoints au sommet de l’Espagne européenne, le Roi et la Reine pouvaient rêver, ils rêvaient certainement, de porter ces deux symboles du Christ et de l’Empire en cette Espagne d’outre-mer qu’était l’Afrique ; là-bas, ces capitaines que l’Espagne produisait si volontiers, iraient implanter la religion de leurs ancêtres et le langage de la Castille, ce langage qui, vers cette même époque, donnait au monde avec Melibea un chef-d’œuvre shakespearien, un siècle avant Shakespeare. Autour de la mer latine, leurs armées et leurs flottes prolongeraient les victoires des dernières dix années, et le long de la côte africaine et de l’Asie Mineure, la poussée castillane irait rejoindre la poussée aragonaise-catalane déjà victorieuse à Naples et en Sicile et qui en Grèce même avait créé le duché catalan de Néopatrie, dont le titre figurait au blason de Ferdinand et Isabelle. Et c’est ainsi que, dans la suite des temps, des Espagnes nouvelles surgiraient au Maroc, à Tunis, en Algérie, et que la Méditerranée deviendrait une mer espagnole.

Mais il n’en fut pas ainsi. Car, perdu dans la foule, enveloppé de mystère, l’âme ravie en extase, un homme obscur avait cloué son regard magnétique sur cette Croix et sur cette Bannière, et, par un miracle de volonté indomptable, il allait s’en emparer, et les porter au-delà des mers, mais non pas au Sud : à l’Ouest.

Salvador de Madariaga. Christophe Colomb. 1952

Quid du Maghreb à cette époque ? En principe, il est divisé en trois zones : le Maroc des Mérinides, la Tlemcénie des Wahabbites, l’Ifriqya (la Tunisie) des Hafsides. Mais ce cadre est truffé de dissidences de spécificités locales, Oran, – qui aura à sa tête quelques trente ans plus tard le chroniqueur Diego Suarez -,  Ceuta,  sont de vraies républiques urbaines. Les villes, nombreuses, sont tournées autant vers le trafic avec le Soudan que vers la Méditerranée.

31 03 1492 

Les juifs sont bannis d’Espagne par leurs Majestés très catholiques Isabelle et Ferdinand. Ils étaient à peu près 300 000 : 3 000 seulement choisirent de s’installer  en France. Nombre d’entre eux allèrent au plus près : le Portugal. Mais la plupart s’installèrent en Afrique du Nord – Fez, Tanger, Tlemcen, Alger, Tunis, Tripoli -, mais encore Alexandrie, Jérusalem, Salonique, Istanbul.

Bautismo o expulsión     Le baptême ou l’expulsion

Nous avons été informés par les inquisiteurs, et par d’autres personnes, que le commerce des Juifs avec les chrétiens entraîne les pires maux. Les Juifs s’efforcent de séduire de leur mieux les nouveaux chrétiens et leurs enfants, en leur faisant tenir les livres de prières juives, en les avertissant des jours de fête juives, en leur procurant du pain azyme à Pâques, en les instruisant sur les mets interdits, et en les persuadant de suivre la loi de Moïse. En conséquence, notre sainte foi catholique se trouve avilie et abaissée. Nous sommes donc arrivés à la conclusion que le seul moyen efficace pour mettre fin à ces maux consiste dans la rupture définitive de toute relation entre Juifs et chrétiens, et cela ne peut-être atteint que par leur expulsion de notre royaume.

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Le 31 mars 1492, le bannissement des juifs fut décrété ; trois mois furent donnés à ceux qui refusaient de se convertir pour réaliser leurs biens et quitter le pays. Il en partit plus de deux cent mille ; un grand nombre se rendirent à Fès, d’autres se répandirent dans les villes de la côte. Après les juifs, les Maures (1502). Cette foule d’émigrants amena dans le pays du Maroc des artisans, des ouvriers d’art, des commerçants ; le bien-être s’accrut chez les bourgeois des grandes villes, mais la concurrence indigène s’alarma et créa de désastreuses rivalités. Déçus, irrités, les émigrés se consolèrent dans la haine des chrétiens, cause de leurs maux ; ils se firent pirates et meneurs de guerre sainte.

Historien contemporain, cité par Gaston Wiet, L’Islam   1986

Confiants dans la vaine espérance de leur aveuglement, ils choisirent les duretés du chemin et ils quittèrent le pays de leur naissance, petits et grands, vieillards et enfants, à pied ou sur des ânes, d’autres bêtes ou des voitures, et ils voyagèrent jusqu’au port où ils devaient embarquer ; et ils marchaient le long des routes ou à travers les champs dans des conditions très dures et à grand péril, certains tombant, certains se relevant, certains mourant, certains naissant, certains tombant malades, en sorte qu’il n’y avait pas de chrétien qui n’eut de la peine pour eux, et où qu’ils allassent, on les invitait à se faire baptiser, et certains, dans leur situation, se convertirent et restèrent, mais très peu, et leurs rabbins ne cessaient de les encourager, et ils faisaient chanter les femmes et les jeunes gens et les faisaient jouer du tambourin pour réconforter la foule.

Bernáldez

Nombre d’entre eux cherchèrent fortune plus loin : Les Juifs chassés d’Espagne, en 1492, ont organisé, à Salonique et à Constantinople, le commerce de tout ce qui précisément y manquait : ils ont donc ouvert des boutiques de quincaillerie, installé les premières imprimeries, à caractères latins, grecs ou hébraïques (il faudra attendre le XVIII° siècle pour voir les premières imprimeries à caractères arabes) ; mis sur pied des tissages de laine et de brocart et, dit-on, construit les premiers affûts mobiles qui dotèrent l’armée de Soliman le Magnifique de son artillerie de campagne, une des raisons de son succès. Et ce sont les affûts de l’artillerie de Charles VIII en Italie (1494) qui auraient servi de modèles

Fernand Braudel. La Méditerranée et le monde méditerranéen au temps de Philippe II. Armand Colin 5° édition 1982

05 1492 

Nzinga Nkuwu, roi du Kongo, a fait connaissance avec les Portugais, Diogo Cão en l’occurrence, depuis une dizaine d’années. De jeunes nobles sont repartis avec Diogo Cão au Portugal pour y apprendre la langue. Il y a un mois est arrivée une importante délégation officielle, comprenant les principaux corps de métier, mais aussi nombre de franciscains, et tout ce beau monde est magnifiquement accueilli dans la capitale, Mbanza Kongo, forte de plusieurs dizaines de milliers d’habitants. Le roi se convertit au christianisme, prend le nom de João I° et fait construire une église, ce qui lui permet de recevoir une aide des Portugais pour combattre au nord les Batékés. Il reviendra sur sa conversion quelques année plus tard, mais son fils Mbemba Nzinga y restera fidèle.

26 06 1492

Charles VIII envoie Antoine de Ville, conducteur d’artillerie, faire l’ascension du Mont Aiguille, dans le Triève, tout à coté du Vercors et du col de la Croix Haute, lequel parvint à exécuter l’ordre, mais, de complexion méfiante, resta au sommet tant que le fait n’aurait pas été consigné par un huissier, tout ceci bien relaté dans une missive au président du parlement de Grenoble : Monsieur le Président, je me recommande à vous de bon cœur. Quand je party du Roy, il me chargea faire essayer si on pourrait monter en la montagne que on disait in ascensibilis dont par subtilz engins j’ai fait trouver le fasson de y monter à la grâce de Dieu ; et il y a trois jours que j’y suis et plus de diz avecque moy, tant gens d’Église que autres gens de bien, avec un eschelleur du Roy, et n’en partiray jusqu’à ce que j’aye vostre responce, affin que si vous voulez envoyer quelques gens pour nous y voir que fayre le puysses. Vous avysant que vous trouverez peu d’ommes que quand ils nous veirront dessus et qu’ils veirront tout le passage que j’ay fait faire que y osnet venir, car scet le plus orrible et expovantable passage que je viz james, nis omme de la compagnie.

L’huissier vint de Grenoble, sans s’enhardir jusqu’à répéter l’exploit et dressa son procès verbal au pied de la paroi.

Rabelais conta l’exploit : Il (le Mont Aiguille) est en forme de potiron, et de toute mémoire personne surmonter ne l’a pu, hors Doyac (Antoine de Ville) conducteur de l’artillerie du roi Charles huitième, lequel avec engins mirifiques y monta, et au-dessus trouva un vieil bélier.

Pantagruel Livre IV, Chapitre LVII.

Une aussi belle montagne ne pouvait être restée à l’écart du merveilleux cher au Moyen Age, et de plus, le texte suivant nous donne l’étymologie du nom : Dans le royaume d’Arles, dans l’évêché de Grenoble aux confins du diocèse de Die, il y a une roche très haute dans le territoire que les habitants appellent Trièves. Une autre roche voisine lui fait face, on l’appelle Égale à elle [- Aequa illa -], car elle est de même hauteur que l’autre, bien que son sommet soit inaccessible. Ceux qui regardent de la roche opposée y voient une source transparente qui descend en cascade une échelle de rochers et au sommet de la roche de l’herbe verdoie comme celle d’un pré. Parfois on y voit étendus des draps éclatants de blancheur exposés pour sécher, selon l’usage des lavandières. L’origine de ce prodige, sa signification, ses auteurs, il fut aisé de le chercher, mais très difficile de le trouver.

Les merveilles du Dauphiné. Le rocher appelé Aiguille III,42. Texte du XIII° siècle.

Vendredi 3 08 1492 

Christophe Colomb aurait dû appareiller de Cadix, le principal port espagnol sur l’Atlantique, mais ce dernier était ce jour-là encombré de juifs : c’était en effet le dernier jour [4] qui leur était accordé pour quitter l’Espagne, au-delà duquel ils seraient tout simplement mis à mort.

On embaucha 90 hommes d’équipage, dont l’obligatoire contingent de forçats ou de bannis, auxquels s’adjoignirent une trentaine de notaires et de fonctionnaires royaux, d’amis et de serviteurs. Pas de femme et, ce qui est plus singulier, pas de prêtre. En revanche un interprète converso qui savait le chaldéen et l’arabe.

Jean Amsler. Les découvreurs. Robert Laffont. 2005

Les 3 navires la Pinta, la Niña et la Santa Maria ne reçurent l’ordre d’appareiller de Palos de la Frontera, près de l’embouchure du Rio Tinto, qu’une fois le royaume d’Espagne débarrassé des juifs : cap sur les Canaries, puis à l’ouest.

Mais, entre les ordres donnés par le Roi et la Reine pour l’exécution des Capitulations de Santa Fe et la réalité il y avait beaucoup de place et, à Palos, il n’y avait qu’un seul homme en mesure de faire passer tout cela dans les faits, le premier homme de mer de ce port : Martin Alonzo Pinzón. Colomb se contraindra à composer avec lui, car il ne pouvait rien faire sans lui : Colomb n’avait pas d’argent mais s’était engagé à participer à hauteur d’un huitième aux frais de l’expédition : c’est la famille Pinzón qui lui avancera le demi-million de maravédis correspondant. Coté Couronne, il y avait plus d’un million de maravédis avancés par Santángel. La famille Pinzón dût probablement ajouter le complément pour boucler le budget. Et c’est encore la famille Pinzón qui se chargea finalement de trouver les navires, de recruter les équipages où forçats et bannis trouveront leur place. Et les Pinzón vont être largement présents aux postes de responsabilité : Martin Alonso Pinzó commande la Pinta, avec Francisco Martin, son frère, comme pilote. Vicente Yañez Pinzón commande la Niña – il se révèlera fameux marin – . Juan de la Cosa, propriétaire de la Santa Maria, en est le maître d’équipage ; il est de plus cosmographe réputé et c’est lui qui établira la plus connue des premières cartes d’Amérique.

En 1492, l’Europe s’est fermée à l’est et tournée vers l’ouest en essayant d’expulser d’elle tout ce qui n’est pas chrétien.

Jacques Attali

Dès le troisième jour, le gouvernail de la Pinta se rompit : on réparera cela aux Canaries, en la radoubant à fond, et en en profitant pour remplacer les voiles latines par des voiles carrées : le bateau sera moins rapide, mais c’est tant mieux : Colomb dans sa lourde Santa Maria ne parvenait pas à le suivre.

Description de cette image, également commentée ci-après

Portrait présumé de Christophe Colomb, attribué à Ridolfo del Ghirlandaio : yeux bleus, visage allongé au front haut, nez aquilin, menton orné d’une fossette, cheveux devenus blancs dès l’âge de 30 ans.

Petites chroniques de Gildas: Les Pinzon et Colomb

9 09 1492 

Extraits du Journal tenu par Colomb ; il parle de ses équipages et exprime leurs sentiments… qui ne peuvent être les siens, puisqu’il les manipule d’une certaine façon en notant des distances officielles inférieures aux réelles mesurées pour avoir une marge qui leur fasse prendre leur mal en patience : Je décide de compter moins de lieues qu’ils n’en faisaient afin que mes gens n’en fussent ni effrayés ni découragés… si le voyage se faisait trop long.
Ce jour-là, ils perdirent complètement de vue la terre. Craignant de ne pas la revoir de longtemps, beaucoup soupiraient et pleuraient.

10 09 48 lieues au lieu de 60
11 09 16 lieues au lieu de 20
16 09 36 lieues au lieu de 39
21 et 22 09 Ce vent contraire me fut fort nécessaire parce que nos gens étaient en grande fermentation, pesant que dans ces mers ne soufflaient pas de vent pour revenir en Espagne.
24 09 Plus les indices de terre mentionnés se révélaient vains, plus la peur des marins grandissait ainsi que les occasions de murmurer.
5 10 45 lieues au lieu de 57
8 10 … l’anxiété et le désir de voir la terre étaient si grands qu’ils n’accordaient plus foi à aucun indice.
10 10 réunion des trois capitaines : j’obtiens un sursis de 3 jours
11 10 les matelots reprennent espoir en voyant flotter un roseau, une brindille, et un autre morceau de bois sculpté, à ce qu’il semblait, avec des outils de fer, de l’herbe qui ne pousse que sur la terre, et une tablette de bois…et le

  12 10 1492 [5]

comme la caravelle Pinta allait devant la nef amirale, ce fut un marin nommé Juan Rodriguez Bermejo, originaire de Triana, un faubourg de Séville [6], qui vit cette terre le premier, comme c’était son tour de vigie sur la Pinta : Tierra, Tierra.  Cette lueur était comme une petite chandelle de cire qui se haussait et s’abaissait, et, à la deuxième heure après minuit la terre parut distante de deux lieues : Guanahani, San Salvador [7] -, par 24°N, 74.5°O – elle est aujourd’hui l’île Watling, aux Bahamas, alors nommées Lucayes.

Après trente six jours de traversée, Christophe Colomb, découvrait l’Amérique, réalisant ainsi la vieille prophétie de Sénèque (~ 4 Cordoue, 65 Rome) dans Médée :

[…] Venient annis sæcula seris,
quibus oceanis vincula rerum laxet
et ingens pateat tellus :
Tiphysque novos detegat orbes,
nec sit terris  ultima Thule.

Il viendra un temps dans les longues années du monde où la mer océane relâchera les liens qui retiennent ensemble les choses et une grande partie de la terre s’ouvrira et un nouveau marin comme celui qui fut le guide de Jason, et dont le nom était Typhis, découvrira un autre monde, et alors Thulé ne sera plus la dernière des terres. [traduction de Colomb lui-même, dans son livre des prophéties]

*****

Un continent à peine effleuré par l’homme s’offrait à des hommes dont l’avidité ne pouvait plus se contenter du leur. Tout allait être remis en cause par le second péché : Dieu, la morale, les lois. Tout serait de façon simultanée et contradictoire à la fois ; en fait vérifié, en droit révoqué. Vérifiés, l’Eden et la Bible, l’âge d’or des Anciens, la fontaine de Jouvence, l’Atlantide, les Hespérides, les pastorales et les îles Fortunées, mais livrés au doute aussi.

Claude Lévi-Strauss

La nuit cependant pâlissait et se mourait, et face aux rêves de Colón, l’aube se révélait peu à peu et clarifiait ses pensées. L’aube pensait à un frais et délicieux rivage sablonneux sur lequel le ressac battait doucement, et autour duquel de grands arbres étranges d’un vert sombre se dressaient sur le bleu profond des cieux maintenant lumineux. Rêvait-il ? Voyait-il réellement la terre que le Seigneur voulait lui donner, la Terre promise ? Il y avait un silence tendu. Les hommes buvaient au mélange exaltant du certain, de l’étrange et de l’incroyable. Tout yeux, ils en oubliaient de parler. La terre elle-même était silencieuse, encore endormie peut-être, surprise par des intrus dans son lit virginal. Les caravelles pénétraient sans bruit dans la petite crique sur une eau soyeuse dont le soleil du matin faisait une vaste émeraude. La terre était tranquille, paisible, vivant son rêve matinal comme elle le faisait depuis des siècles, béatement ignorante de la signification unique de ce moment fatidique qui mettrait fin pour toujours à sa paix séculaire. Les Caravelles approchaient encore ; du sable, de grandes herbes, des arbres inconnus. Le bruissement des oiseaux (…) l’île commençait à se donner aux étrangers, encore à demi endormie, encore engoncée dans ses rêves. Brusquement un perroquet cria. Quelques hommes aux pieds légers accoururent sur le rivage et contemplèrent stupéfaits les fantastiques voiles. Le rêve de l’île était fini – à jamais -. Un âge était mort.

Salvador de Madariaga. Christophe Colomb. 1952

Cette découverte d’un pays infini semble être de considération. Je ne sais si je me puis répondre, qu’il ne s’en fasse à l’avenir quelque autre, tant de personnages plus grands que nous ayant été trompés en cette-ci. J’ai peur que nous ayons les yeux plus grands que le ventre, et plus de curiosité que nous n’avons de capacité : nous embrassons tout, mais nous n’étreignons que du vent. [Des Cannibales]

Qui mit jamais à tel prix le service de la mercadence et de la trafique ? Tant de ville rasées, tant de nations exterminées, tant de millions de peuples passés au fil de l’épée, et la plus riche et belle partie du monde bouleversée pour la négociation des perles et du poivre : sordides victoires.  [Essais Livre III Chapitre 6]

Montaigne.

Qu’on se peigne la surprise de ces pauvres Indiens, lorsqu’ils virent s’avancer, à pleines voiles, des vaisseaux qu’ils prirent pour des maisons flottantes : hommes simples, hommes innocents qui regardèrent d’abord les Espagnols comme des divinités armées du tonnerre ! […] bientôt ces infortunés apprirent à quels dieux ils s’étaient confiés. Roldan, Bovadilla et Ovando, non contents de leur faire sentir les effets destructeurs des armes à feu, déchaînèrent contre eux les dogues qui partagèrent l’affreuse immortalité des Castillans leurs maîtres.

Etienne Jondot. Tableau historique des Nations 1808

Ils se sont trompés il y a 500 ans, lorsqu’ils dirent nous avoir découverts. Comme si l’autre monde que nous étions avait été perdu. Comme si nous étions ceux que l’on cherchait et non pas ceux qui cherchaient. Comme si eux se mouvaient tandis que nous étions, nous, immobiles.

Sous commandant Marcos porte parole des Indiens Zapatistes au Mexique

L’île n’est pas déserte, tant s’en faut : les Indiens Arawaks, encore nommés Taïnos, y cultivent le maïs, le manioc et l’igname, la tomate, le haricot, le piment, la cacahuète, la pomme de terre, dans des petits jardins sans clôtures, les conuco. Ils fument le tabac, filent, tissent, ignorent l’acier et la traction animale pour labourer. Colomb, lui, apporte des animaux domestiques qui vont faire des ravages dans ces jardins, et priver ainsi les Taïnos d’une bonne part de leurs cultures vivrières.

Samedi 13 octobre.

Au lever du jour arrivèrent sur la plage une quantité d’hommes, tous jeunes comme je l’ai dit, et tous de belle stature. Leurs cheveux ne sont pas crépus, mais lisses et gros comme des crins de cheval. Ils ont le front et la tête bien plus larges que ceux des autres races que j’ai visitées jusqu’à présent et les yeux très beaux et grands. Aucun de ces hommes n’est de couleur noire, mais ils ont la couleur des Canariens (il ne peut en être autrement parce que cette île-ci se trouve au Ponant, sur la même latitude que l’île du Ferrol) ; les jambes sont généralement très droites et ils ont le ventre mince et bien fait.

Ils vinrent vers mon navire sur des barques faites d’une seule pièce avec un tronc d’arbre, et remarquablement travaillées pour ce pays, certaines grandes au point de contenir jusqu’à 40 ou 45 hommes et d’autres petites qui ne portaient qu’un seul homme. Ils ramaient avec des rames semblables à des palettes de four, avec lesquelles ils enlevaient les barques si rapidement que c’en était une merveille ; et, si quelque barque se renversait, tous se jetaient à la nage, la remettaient à flot et, avec des écuelles qu’ils portaient sur eux, la vidaient de l’eau embarquée. Ils apportaient des pelotes de coton filé, des perroquets, des sagaies et autres petites choses qu’il serait ennuyeux de détailler, et donnaient tout pour quelque bagatelle qu’on leur offrait en échange.

Jeudi 18 Octobre

Cette partie de la côte et tout ce que j’ai vu de l’île jusqu’à présent est presque tout en plaine et l’île elle-même est la chose la plus belle que j’ai jamais vue, car si les autres terres que j’ai trouvées jusqu’à présent sont magnifiques, celle-ci l’est encore plus. Elle est riche d’arbres verdoyants et très grands et le terrain est plus élevé que celui des autres îles déjà nommées. Elle a des élévations qui ne se peuvent, à proprement parler, appeler montagnes, mais qui rendent la plaine plus pittoresque par le contraste qu’elles font. Il semble que, dans les environs, il y ait beaucoup de sources. Au nord-est s’avance un grand promontoire revêtu des grands arbres touffus ; je voulais y débarquer et visiter un endroit si plaisant, mais il y avait peu de fond et il ne m’aurait été possible de jeter les ancres que trop au large ; par ailleurs, le vent était favorable pour me porter au cap où je suis maintenant et auquel, ainsi que je l’ai dit, j’ai donné le nom de Capo Bello, parce qu’il est réellement tel.

Pour ces raisons, je ne descendis pas à terre à ce promontoire ; au surplus, voyant de la mer ce site si beau et si verdoyant ainsi que le sont toutes les autres terres et plantes de ces îles, je confesse que je ne savais où je devais d’abord me rendre, et je ne me rassasiais pas de voir une aussi belle végétation tellement différente de la nôtre. Je crois en outre qu’il y a dans ces îles beaucoup d’herbes et beaucoup de plantes qui pourraient être assez appréciées en Espagne pour en extraire des teintures, pour en user médicalement et pour des épices ; mais je ne les connais pas, ce qui me fait une grande peine. À mon arrivée à ce cap, j’ai senti une odeur de fleurs et de plantes, si fine et si suave que c’était la chose la plus délicieuse du monde.

Demain matin, avant de partir d’ici, je descendrai à terre pour voir ce qu’il y a sur ce promontoire. À ce que disent les Indiens que j’emmène avec moi, un roi qui porte sur lui beaucoup d’or, habite une bourgade qui est fort à l’intérieur et je veux m’enfoncer dans l’île jusqu’à ce que je trouve la bourgade et le roi. Je veux voir ce souverain et parler avec lui, parce que, selon ce que font comprendre les susdits Indiens, il domine toutes les îles circonvoisines, va vêtu et est tout recouvert d’or. Toutefois, je ne prête pas entièrement foi à leur dires, soit parce que je ne les comprends pas bien, soit parce que, sachant qu’eux-mêmes sont assez pauvres en or, je pense que le peu que doit en porter le roi doit leur apparaître comme étant beaucoup.

Christophe Colomb. Journal de bord

L’histoire contemporaine veut réinterpréter le tableau fait par Christophe Colomb, affirmant que Colomb s’est trompé complètement sur l’interprétation de la scène du 13 octobre : leurs peintures corporelles sont des peintures de guerre rigoureusement codifiées, leur coiffure correspond à celle des guerriers, leurs bâtons sont des javelines dont la pointe est une dent de requin. Ils sont bien bâtis parce que ce sont des guerriers, etc… On est aussi bien en droit de mettre en doute ces nouvelles interprétations, car, tant les journaux de Christophe Colomb que ceux de Bartolomeo de Las Cases, 30 à 40 ans plus tard, ne cessent à longueur de page de mentionner le coté pacifique, voir peureux de ces Indiens. Le tableau d’une nature luxuriante montre bien que s’il cherchait l’or, cela ne l’empêchait nullement d’apprécier à sa juste valeur une nature plus que généreuse.

Mais c’est bien l’or que cherche Colomb, l’or pour éblouir la cour d’Espagne, l’or pour se couvrir de gloire et de richesses, et, sur cette île, il n’en a vu que sur quelques colliers portés par les Arawaks. Il en embarque quelques uns pour le conduire au gisement, ce qui les emmène à Cuba où ils arrivent le 27 octobre : s’y croyant en Asie, dans l’empire du Grand Khan, il dépêche un émissaire muni des lettres de recommandation d’Isabelle la Catholique, et pour ne pas s’arrêter en si bon chemin, espère bien rencontrer le Roi Jean, ou à défaut des peuplades parlant araméen, ce pour quoi il a à ses cotés un rabbin hébreu !

À Noël, Colomb perd la Santa Maria, dont la coque, toute percée par les tarets [8], se fracasse à Hispaniola, sur la côte nord de Haïti, après une erreur de navigation côtière d’un trop jeune et donc inexpérimenté marin qui était à la barre  : la Pinta et la Niña  ne sont pas assez grandes pour que tout l’équipage de la Santa Maria y embarque : aussi y crée-t-il le premier établissement européen du Nouveau Monde : Villa de la Navidad, en y laissant 39 hommes qui utiliseront le bois de la Santa Maria pour construire leur village et leur fortin.

En 2014, Barry Clifford, un américain de 68 ans, chercheur de trésors, prétendra avoir retrouvé l’épave de la Santa Maria, dans 5 mètres d’eau très claire, à proximité du site de la Navidad. On a un peu de mal à croire qu’une épave à une profondeur qui permet de rester en plongée aussi longtemps que l’on veut soit restée reconnaissable après que les marins de Colomb se soient servis en bois pour construire leur village et qu’elle ait été ensuite visitée par une multitude de plongeurs, sans que soit nécessaire une logistique importante.

7 11 1492

Une météorite de 135 kilos tombe dans un champ à proximité du village d’Ensisheim, alors autrichien, aujourd’hui français dans le département du Haut-Rhin, par 47° 51′ 10″ N, 7° 22′ 34″ E, creusant un cratère de 2 m Ø. On lui donnera le nom de Donnerstein – la pierre de tonnerre -.

9 01 1493

À bord de la Niña, il appareille pour la Castille, non sans avoir enlevé sept hommes de Guanahani pour les emmener jusqu’à la cour, preuves vivantes de sa découverte : il aurait pu se douter, s’il avait eu un peu plus de flair, qu’en agissant ainsi, il se mettrait à dos tous les Indiens.

12 02 1493 

La tempête se lève… la mer se fit terrible, les vagues se heurtaient et secouaient le navire.

13 et 14 02 

le vent augmenta encore et les vagues étaient épouvantables. Je m’abandonne à courir en poupe où le vent portait car il n’y avait rien d’autre à faire. Alors la Pinta commença à courir aussi puis disparut quoique toute la nuit l’amiral lui fit des signaux auxquels l’autre répondait.

 15 02   

le vent devient encore plus violent et la mer démontée plus terrible.

16 02

il ne fit que louvoyer dans le grand vent et la grosse mer pour atteindre la terre. La terre, c’est l’île Santa Maria, la plus méridionale des Açores, dont les habitants disent à Christophe Colomb qu’ils n’ont jamais connu si grosse tempête : il y mouille le 18 février. Les Açores sont portugaises, mais entre gens de mer, la solidarité peut prévaloir sur les rivalités politiques… et ce fût le cas. Il appareillera le 3 mars pour l’Espagne, mais là encore, une sérieuse tempête l’emmènera au Portugal jusqu’à Rastelo, proche de Lisbonne. Bien accueilli partout, il le fut même par le roi Jean, qui le reçut le 9 mars. Colomb se félicitera de l’amabilité que lui témoigna le roi… l’historien portugais qui relata l’entrevue n’est pas exactement du même avis : Le Roi le reçut amicalement, mais fut très triste quand il s’aperçut que les captifs n’étaient pas des Noirs aux cheveux crépus et aux traits comme ceux de la Guinée, mais qu’ils étaient semblables par la silhouette, la couleur et les cheveux à ce qu’on lui disait qu’étaient ceux de l’Inde à laquelle il avait consacré tant d’efforts. Et comme Colomb attribuait dans ses propos plus de grandeurs et de richesses à cette terre qu’elle n’en avait en réalité, et cela avec une grande licence de langage, accusant et grondant le Roi d’avoir rejeté son offre, cette attitude remplit quelques gentishommes d’une telle indignation que, ayant ajouté leur haine de son insolence au chagrin qu’ils voyaient que le Roi ressentait devant la ruine de cette entreprise, ils s’offrirent à le tuer, ce qui empêcherait son départ pour la Castille. Car ils pensaient réellement que son arrivée nuirait à ce royaume-ci et causerait du souci à Son Altesse, Colón semblant avoir ramené ces gens de terres que les Souverains Pontifes avaient accordé à Son Altesse, le droit de conquérir. Mais le Roi repoussa ces offres, et même les condamna en tant que Prince catholique, bien que personnellement il n’approuva pas l’événement lui-même et il honora Colomb et fit habiller de drap rouge les hommes qu’il avait ramené de sa nouvelle découverte et avec cela il lui dit adieu.

         15 03 1493                  

Colomb arrive à Palos. Très vite suivi de la Pinta de Pinzón, qui avait commencé par relâcher au nord de Lisbonne. Il va faire une entrée grandiose à Séville le 31, à la tête des ses Indiens, de son or et de ses papegais [perroquets], et envoie vite ses premiers rapports à la cour : Hispaniola est un pur miracle. Montagnes et collines, plaines et pâturages y sont aussi magnifiques que fertiles […]    Les havres y sont incroyablement sûrs et il existe de nombreuses rivières, dont la plupart recèlent de l’or […]    On trouve aussi moult épices et d’impressionnants filons d’or et de divers métaux.
[…] Les Indiens sont si naïfs et si peu attachés à leurs biens que quiconque ne l’a pas vu de ses yeux ne peut le croire. Lorsque vous leur demandez quelque chose qu’ils possèdent, ils ne disent jamais non. Bien au contraire, ils se proposent de le partager avec tout le monde.

*****

Ainsi, après avoir chassé tous les juifs hors de vos royaumes et seigneuries, Vos altesses en ce même mois de janvier m’ordonnèrent de partir avec une suffisante flotte auxdites contrées de l’Inde. […] Et je partis de la cité de Grenade le douzième jour du mois de mai de la même année 1492, un samedi ; je vins à la ville de Palos, qui est port de mer, où j’armais trois navires.

Christophe Colomb. Récit de son premier voyage, dédié à Ferdinand et Isabelle.

Il commence à mettre en place l’organisation de son deuxième voyage, pour lequel le Roi et la Reine faisaient preuve d’un grand empressement : et il ne s’agissait plus d’une exploration avec trois navires, mais d’une colonisation : 17 vaisseaux emportant 1 200 hommes – équipage, soldats, émigrants et autre passagers -. Ce voyage le mènera en Haïti, – alors Hispaniola -. 1 200 hommes… on peut compter parmi eux les équipages, recrutés depuis toujours selon les traditions des marins, c’est-à-dire pas précisément chez les enfants de chœur, et les autres…

Vers Séville, c’est la foule famélique des immigrants pour l’Amérique, misérables gentilshommes désireux de redorer leurs blasons, soldats en quête d’aventures, jeunes gens sans avoir, qui veulent bien faire, plus l’entière écume de l’Espagne, voleurs marqués au fer rouge, bandits, vagabonds espérant trouver là-bas un métier lucratif, débiteurs anxieux d’échapper à leur créancier, époux fuyant leurs femmes querelleuses.

Fernand Braudel La Méditerranée et le Monde méditerranéen à l’époque de Philippe II. Armand Colin 5° édition 1982

Les Indes, refuge et protection de tous les desesperados d’Espagne, église des révoltés, sauf-conduit des homicides, terre natale et cachette des tricheurs au jeu, miroir aux alouettes des femmes perdues, illusion trompeuse pour le plus grand nombre, remède pour quelques uns.

Cervantès. El celoso Extrameño

Le Nouveau Monde fut une affaire de bâtards et d’enfants punis.

Éric Vuillard. Conquistadors. Leo Scheer. 2009

De Palos de Moguer [9], routiers et capitaines partaient ivres d’un rêve héroïque et brutal.

José Maria de Heredia. Magellan

Mais une bonne majorité étaient tout de même des gentilshommes, c’est-à-dire, des hommes dont la vocation était la guerre : Las Cases rapporte que tous ou presque tous emportèrent des armes avec eux afin de se battre si besoin était.

*****

des hommes nés et élevés dans un climat dur, avec derrière eux des siècles de guerre civile et de guerre religieuse inextricablement mêlées ; accoutumés à s’occuper d’eux, à se fourrer dans des situations difficiles et à s’en sortir sans l’aide de personne ; impatients de l’autorité ; assoiffés d’aventure ; dédaigneux du confort ; rebelles à la discipline ; croyant en Dieu et dans les saints, mais considérant tout cela comme allant de soi et comme des questions au-dessus du toit, comme dit l’expression espagnole ; respectueux de l’Église, pourvu qu’elle ne les importune pas et qu’elle ne prétende pas leur faire prendre ses sermons pour des règles de conduite pratique ; et toujours prêts à justifier leur comportement – si mauvais qu’il fût sans reculer devant les conséquences les plus sombres, en hommes qui ignorent la peur.

Salvador de Madariaga. Christophe Colomb 1952

Si l’on en croit les instructions royales, la colonisation ne devait pas se faire manu militari, mais on devait convertir les Indiens très bien et avec amour – muy bien y amorosamente -. On dirait aujourd’hui familièrement qu’il y a eu erreur de casting dans le recrutement… avec tous ces gens prêts à en découdre, la main au fourreau… Allons, allons, ce qui était le mieux partagé dans cette affaire était bien le double langage, la tartuferie, ce dont on ne peut s’étonner d’ailleurs puisque la sincérité n’est pas de mise chez les détenteurs du pouvoir.

Ce qui est inouï, c’est que tout cela a été mis en branle par une poignée d’hommes. Il a suffi d’un roi ou deux et de quelques capitaines d’industrie en cheville avec des ambassadeurs, pour que les Noirs travaillent sur les plantations blanches à Madère et aux Canaries, bien avant d’être envoyés dans les mines ou de cultiver le sucre des Amériques. En dépit des légendes sur la chaleur extrême, censée réduire les hommes en cendres, les Portugais pratiques et laconiques, poussèrent au-delà de l’équateur pour fonder une chaîne d’établissements dans l’océan Indien, du Mozambique à Mombassa. À ce que l’on dit, leur imagination ne fut guère excitée par le contact avec les peuples indigènes. Ils négociaient avec zèle ces produits d’importation dont ils se foutaient bien des coutumes, des langues, des idoles. Quant aux missionnaires, payés des clopinettes pour bourrer les crânes avec leur drôle de dieu à trois têtes qu’on peut manger et boire, ils étaient dit-on encore moins imaginatifs que les négriers.

L’énergie intellectuelle déployée pour observer les Amérindiens et leur or exubérant fut d’une autre dimension. Si l’Afrique faisait partie des meubles et n’étonnait plus personne, on salua la découverte du nouveau continent comme le plus grand événement depuis la création du monde, après la crucifixion de Notre Seigneur, comme il se doit. Cela n’empêcha pas évidemment une nouvelle génération de missionnaires et de soldats de se jeter sur le pauvre Nouveau Monde pour lui coller sa variole et tous les diaboliques désirs de sa convoitise et de sa cruauté, mais tout de même, les dizaines de mètres de rayonnages qui presque aussitôt garnirent les bibliothèques de Madrid montraient bien que les Aztèques, les Incas ou les jambons humains salés qui séchaient dans les huttes des Tupinambas avaient su déchaîner les passions.

Régine Détambel. Le chaste monde. Actes Sud 2015

fin avril 1493

Colomb va se mettre rapidement en route pour Barcelone où se trouvent le Roi et la Reine qui le reçoivent à l’égal d’un grand d’Espagne : certains gestes ne trompent pas : ils se lèvent pour l’accueillir, et lui avancent un tabouret – de pareils gestes, extrêmement rares, ne peuvent que susciter jalousies et rancœurs – … elles ne vont pas manquer. De son coté Colomb, avec son génie de la mise en scène, se faisait accompagner de tous ses trésors, perroquets, Indiens, masques d’or, perles et nacres, fruits tropicaux, auxquels vient s’ajouter son fantastique bagout, servi par une imagination toujours en éveil, que ne vient pas pour l’instant mettre en défaut le mur de la réalité.

                   14 05 1493                      

Pierre Martyr répand la nouvelle par le biais d’une lettre à Borroméo, écrite de Barcelone : Quelques jours plus tard, un certain Christophe Colón est revenu des Antipodes occidentales ; c’est un Ligurien qui, envoyé par mes souverains, a pénétré avec seulement trois navires dans cette province qu’on dit fabuleuse ; il est revenu avec des preuves tangibles, beaucoup d’objets précieux et en particulier de l’or que ces régions produisent naturellement.

24 09 1493

Les 17 vaisseaux de Colomb appareillent de Cadix pour son second voyage. Outre les 1 200 hommes, on n’a pas oublié les vaches, moutons, chevaux. Il fera encore deux autres voyages, ses grandes qualités de marin lui permettant de revenir à chaque fois au même endroit. Un skipper de la Route du Rhum, avec la richesse et la précision des données météo actuelles, ne fait pas mieux que Christophe Colomb, et lui, il faisait l’aller et le retour !

Cristóbal Colón a été le premier en Espagne à apprendre comment naviguer sur le vaste océan en mesurant la hauteur des degrés du soleil et du nord, et le premier à mettre cette connaissance en pratique ; car avant lui, bien qu’un tel art fut enseigné dans les écoles, peu, (ou mieux, personne) s’étaient aventurés à essayer seulement sur la mer.

Oviedo

Et on est en droit de se demander si l’époque aurait été aussi riche en découvertes si Christophe Colomb n’avait pas été là : Alonso de Ojeda qui explorera la côte nord de l’Amérique du sud, était du second voyage de Colomb, et s’il s’est fait piquer la célébrité par son géographe Americo Vespucci, la faute n’en revient qu’à ce dernier et à un éditeur de St Dié, pas à Colomb ; Vincente Pinzón, qui découvrit le premier la côte brésilienne, commandait la Niña, lors du premier voyage de Colomb : il n’est resté dans l’ombre que par le souci diplomatique de ne pas froisser le roi du Portugal. C’est quand même à Colomb que ces deux grands marins doivent leur première expérience d’une traversée de l’océan atlantique !

Il fait escale une nouvelle fois aux Canaries, le temps d’y faire provisions de viande, bois, eau, mais aussi des génisses, des chèvres, des brebis et huit truies à 70 maravédis pièce. C’est de ces truies que sont nés tous les porcs qu’il y a aujourd’hui aux Indes, où ils sont en nombre incalculable. Et il y avait aussi des poules. Tel est le germe d’où est sorti tout ce qu’il y a ici de choses de Castille, pépins et graines d’oranges, de citrons, de melons et toutes sortes de légumes. Il y a cueilli la canne d’Asie – la canne à sucre -, qu’il replantera aux Antilles : dès 1515, l’Espagne recevra de sa colonie de pleins galions de sucre : les conditions du début de la traite des Noirs étaient en place…

27 11 1493

Arrivé le 3 novembre à Marie Galante [petite île des Antilles, au sud-est de la Guadeloupe], Colomb ne s’y était pas attardé, dans sa hâte de voir ce qu’était devenue La villa de la Navidad : il y avait 11 mois qu’il avait laissé ses 39 hommes. Il ne lui faut pas longtemps – deux cadavres au bord du fleuve, l’un avec une corde au cou, l’autre au pied – pour découvrir que tout le monde avait été tué, et le fortin construit avec le bois de la Santa Maria, rasé par les Indiens : ce second voyage ne commençait pas sous les meilleurs auspices.

En mars 1494, après 15 jours employés à découvrir Cibao, il est de retour à Isabella, la ville qu’il a fondée sur l’actuelle côte nord de Saint Domingue, où l’ambiance est à la grogne : les hommes, tous les hommes ont faim : les stocks apportés d’Espagne ont été abimés par l’humidité, et la nourriture indigène passe mal. Colomb décide de construire quelques moulins et pour cela, met à contribution tous les hommes, hidalgos et gentilshommes compris, – les hommes au manteau noir -. Scandale ! Las Cases rapporte qu’ils jugèrent aussi mauvais que la mort d’avoir à travailler de leurs mains, particulièrement sans manger. La syphilis, cadeau des belles indiennes a commencé à faire ses ravages, et aussi les ouragans, en mer comme à terre.

Autant le premier voyage avait révélé un explorateur talentueux, autant ce second voyage, où il s’agissait de se montrer meneur d’hommes autant que diplomate, montra les limites de l’homme, incapable de faire face à ses responsabilités. Il n’était plus à la hauteur. Le retour en Europe s’effectuera les cales chargées de pelotes de fil de coton, échangées sur l’île Guanahani contre les verroteries d’Espagne. Il ramènera aussi l’ananas… que les Espagnols cultiveront en Afrique, puis qui sera planté à Madagascar, puis via l’océan indien en Insulinde et en Chine.

Obsédé par sa quête d’or, Colomb mettra chaque individu de plus de quatorze ans dans l’obligation de rapporter de l’or ; on tranchait les mains et on saignait à blanc tous ceux qui ne remplissaient pas le contrat : les Arawaks n’y survivront pas, massacrés systématiquement, qui par les Espagnols, qui par leurs chiens : Un chien fait ici grande guerre au point que nous les estimons l’égal de dix hommes et que nous en avons fort besoin.

Des voisins, les Caraïbes, anthropophages et beaucoup moins pacifiques, s’en prirent régulièrement à eux. Par la suite, c’est l’exploitation des mines par le travail forcé qui acheva les survivants. La variole, la rougeole, la grippe firent aussi partie des maux apportés par les colonisateurs. Face à ces fléaux, les Indiens eux-mêmes se mirent à se suicider au poison de manioc, à tuer leur propres enfants pour les soustraire aux Espagnols.

L’île aurait alors été peuplée de 250 000 Indiens ; en 1507, il n’en restait plus que 60 000, et en 1520, un millier.

Les lois du mariage sont inexistantes : les hommes aussi bien que les femmes choisissent et quittent librement leurs compagnons ou compagnes sans rancœur, sans jalousie et sans colère. Ils se reproduisent en abondance. Les femmes enceintes travaillent jusqu’à la dernière minute et mettent leurs enfants au monde presque sans douleurs. Dès le lendemain, elles se baignent dans la rivière et en ressortent aussi propres et bien portantes qu’avant l’accouchement. Si elles se lassent de leurs compagnons, elles provoquent elles-mêmes un avortement à l’aide d’herbes aux propriétés abortives et dissimulent les parties honteuses de leur anatomie sous des feuilles ou des vêtements de coton. Néanmoins, dans l’ensemble, les Indiens et les Indiennes réagissent aussi peu à la nudité des corps que nous réagissons à la vue des mains ou du visage d’un homme.

Ils vivent dans de grands bâtiments communs de forme conique, pouvant abriter quelque six cents personnes à la fois, faits de bois fort solide et couverts d’un toit de palmes. […] Ils apprécient les plumes colorées des oiseaux, les perles taillées dans les arêtes de poissons et les pierres vertes et blanches dont ils ornent leurs oreilles et leurs lèvres. En revanche, ils n’accordent aucune valeur particulière à l’or ou à toute autre chose précieuse. Ils ignorent tout des pratiques commerciales et ne vendent ni n’achètent rien. Ils comptent exclusivement sur leur environnement naturel pour subvenir à leurs besoins ; ils sont extrêmement généreux concernant ce qu’ils possèdent et par là même, convoitent les biens d’autrui en attendant de lui le même degré de libéralité.

Bartolomé de Las Cases. Histoire générale des Indes

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[1] La tradition donne le cap de Bonne Espérance pour être la pointe sud de l’Afrique quand, en fait, c’est un autre cap, plus à l’est, qui est le plus sud, le cap de l’Aiguille.

[2]Pilier de pierre surmonté d’une croix ou d’un blason qui marque le passage d’un navigateur portugais de part et d’autre du tropique du Capricorne.

[3] Capitulations, qui ne sont rien d’autre qu’un ensemble de chapitres.

[4] Si l’on fait les comptes, un délai de grâce avait dû être accordé…

[5] Les caractères en gras viennent souligner l’importance de l’événement… à nos yeux d’hommes du XXI° siècle, car, de fait, cela marque le début d’une autre âge, avec la mise en route de la colonisation, et la mise en place des conditions de la naissance de la nation américaine ; mais l’événement n’eut aucun retentissement particulier au moment même où il se passa ; Colomb a découvert une île, et après ?  d’autres en ont fait autant avant lui et d’autre encore le feront après

[6] Le premier homme qui apercevrait une terre était supposé recevoir une rente perpétuelle de 10 000 maravédis : la rente passa sous le nez de Bermejo pour aller dans les poches de Colomb, ce dernier ayant déclaré par après avoir été le premier à avoir vu la terre : l’homme quitta alors l’Espagne et se fit renégat au Maroc.

[7] Joe Judge, Irlandais travaillant pour le National Géographic, donnera en 1986 une autre île, à l’extrême est des Bahamas comme point de débarquement : Samana Cay, 23°05’N, 73°45’O.

[8] Peu connu des marins des zones tempérées, le taret est un mollusque à coquille atrophiée, classé dans les bivalves, qui peut faire au maximum 10 cm de long et qui s’attaque aux parties immergées des bois : coque de navire, pontons, grumes en flottage, y faisant des trous du diamètre d’un stylo à bille. Plus l’eau est salée et la température élevée, mieux le taret se porte.  Après la Santa Maria de Colomb en décembre 1492, c’est la Concepcion de Magellan qui y laissera la vie en mai 1521. La seule parade pour les bateaux sera le doublage de la coque avec du cuivre : encore faut-il pouvoir en payer le prix élevé ! Les exploitants forestiers de bois tropicaux ont eux aussi la hantise des périodes de récession économique car cela signifie que leurs radeaux restent à l’eau beaucoup plus longtemps qu’en période faste (le gros de leur production est constituée de bois flottés, les rares bois lourds sont transportées sur des barges) ; les tarets arrivent vite qui vous percent toutes les parties immergées – les 4/5 du volume du bois – jusqu’à 10 cm de profondeur, faisant faire de très juteuses affaires aux acheteurs qui parviennent à obtenir des remises de 40 à 50 % sur la valeur réelle du bois.

[9] José Maria de Heredia confond deux ports, en fait distants d’une centaine de km…