Publié par (l.peltier) le 29 août 2008 | En savoir plus |
19 11 1957
Albert Camus écrit à Jean Grenier, son professeur de philosophie à Alger en 1930, écrivain lui aussi et devenu son ami. Il a appris le 17 octobre que le Nobel de littérature lui avait été attribué.
J’ai laissé s’éteindre un peu le bruit qui m’a entouré tous ces jours-ci avant de venir vous parler un peu de tout mon cœur. On vient de me faire un bien trop grand honneur, que je n’ai ni recherché ni sollicité. Mais quand j’ai appris la nouvelle, ma première pensée, après ma mère, a été pour vous. Sans vous, sans cette main affectueuse que vous avez tendue au petit enfant pauvre que j’étais, sans votre enseignement, et votre exemple, rien de tout cela ne serait arrivé. Je ne me fais pas un monde de cette sorte d’honneur Mais celui-là est du moins une occasion pour vous dire ce que vous avez été, et êtes toujours pour moi, et pour vous assurer que vos efforts, votre travail et le cœur généreux que vous y mettiez sont toujours vivants chez un de vos petits écoliers qui, malgré l’âge, n’a pas cessé d’être votre reconnaissant élève. Je vous embrasse, de toutes mes forces.
Et, plus tard : Quand j’aurai fini mon livre, et si je le finis, je me mettrai au travail pour réparer mes fautes. Il est vrai qu’à la saison prochaine, je serai mobilisé par Malraux pour alimenter en vertus tragiques les Français qui s’en foutent drôlement. Un gendarme qui a arrêté ma voiture il y a quelques jours m’a demandé ce que j’écrivais (ma profession est sur ma carte grise). J’ai dit, pour simplifier, des romans. A l’eau de rose ou policiers m’a-t-il demandé avec l’accent. Entre les deux, il n’y a rien ! J’ai donc répondu moitié, moitié. A bientôt, cher ami. Je pense souvent, très souvent, à vous, et toujours avec le même cœur.
Affectueusement à vous et à votre famille.
22 11 1957
Mohammed V, roi du Maroc et Habib Bourguiba, président de la Tunisie proposent leur médiation dans le conflit algérien.
11 1957
On sait maintenant depuis assez longtemps que les battements du cœur sont affaire d’électricité. Aussi, bon nombre d’affections cardiaques sont-elles traitées par électricité grâce à des pacemakers – faiseur de rythme -, mais qui dépendent donc du secteur, lequel n’a pas toujours l’alternative d’un groupe électrogène indépendant. Et, à l’hôpital de l’université du Minnesota, le soir d’Halloween, survient une panne de courant qui entraîne la mort d’un enfant sous pacemaker. La direction de l’hôpital fait alors appel à Earl Bakken qui a fondé huit ans plus tôt Medtronic, une société spécialisée dans la réparation de matériel médical et c’est lui qui invente le pacemaker à pile, petite merveille de confort cardiaque dont bénéficient chaque année un million de nouveaux patients.
6 12 1957
Les États-Unis essaient de lancer un satellite sur une fusée Vanguard : il s’appelle Pamplemousse, fait 15 cm de diamètre, pèse 1,6 kg, est muni de 6 antennes, et tout cela ne dure qu’une minute et dix secondes. Khrouchtchev, goguenard : nous, nous ne chantons pas avant d’avoir pondu notre œuf. Les Américains ont laissé se développer une concurrence malsaine entre l’US Navy et l’US Army : la première soutenant la fusée Vanguard, la deuxième, Werner Von Braun en tête, la fusée Jupiter C, version améliorée de la Redstone.
10 12 1957
Albert Camus reçoit le prix Nobel de littérature.
Jean-Paul Sartre, à la tête de la manif des maîtres à penser du dénigrement, ne pourra s’empêcher de tirer sa flèche de fiel : C’est bien fait !
En recevant la distinction dont votre libre Académie a bien voulu m’honorer, ma gratitude était d’autant plus profonde que je mesurais à quel point cette récompense dépassait mes mérites personnels. Tout homme et, à plus forte raison, tout artiste, désire être reconnu. Je le désire aussi. Mais il ne m’a pas été possible d’apprendre votre décision sans comparer son retentissement à ce que je suis réellement. Comment un homme presque jeune, riche de ses seuls doutes et d’une œuvre encore en chantier, habitué à vivre dans la solitude du travail ou dans les retraites de l’amitié, n’aurait-il pas appris avec une sorte de panique un arrêt qui le portait d’un coup, seul et réduit à lui-même, au centre d’une lumière crue ? De quel cœur aussi pouvait-il recevoir cet honneur à l’heure où, en Europe, d’autres écrivains, parmi les plus grands, sont réduits au silence, et dans le temps même où sa terre natale connaît un malheur incessant ?
J’ai connu ce désarroi et ce trouble intérieur. Pour retrouver la paix, il m’a fallu, en somme, me mettre en règle avec un sort trop généreux. Et, puisque je ne pouvais m’égaler à lui en m’appuyant sur mes seuls mérites, je n’ai rien trouvé d’autre pour m’aider que ce qui m’a soutenu, dans les circonstances les plus contraires, tout au long de ma vie : l’idée que je me fais de mon art et du rôle de l’écrivain. Permettez seulement que, dans un sentiment de reconnaissance et d’amitié, je vous dise, aussi simplement que je le pourrai, quelle est cette idée.
Je ne puis vivre personnellement sans mon art. Mais je n’ai jamais placé cet art au-dessus de tout. S’il m’est nécessaire au contraire, c’est qu’il ne se sépare de personne et me permet de vivre, tel que je suis, au niveau de tous. L’art n’est pas à mes yeux une réjouissance solitaire. Il est un moyen d’émouvoir le plus grand nombre d’hommes en leur offrant une image privilégiée des souffrances et des joies communes. Il oblige donc l’artiste à ne pas s’isoler ; il le soumet à la vérité la plus humble et la plus universelle. Et celui qui, souvent, a choisi son destin d’artiste parce qu’il se sentait différent, apprend bien vite qu’il ne nourrira son art, et sa différence, qu’en avouant sa ressemblance avec tous. L’artiste se forge dans cet aller-retour perpétuel de lui aux autres, à mi-chemin de la beauté dont il ne peut se passer et de la communauté à laquelle il ne peut s’arracher. C’est pourquoi les vrais artistes ne méprisent rien ; ils s’obligent à comprendre au lieu de juger. Et, s’ils ont un parti à prendre en ce monde, ce ne peut être que celui d’une société où, selon le grand mot de Nietzsche, ne régnera plus le juge, mais le créateur, qu’il soit travailleur ou intellectuel.
Le rôle de l’écrivain, du même coup, ne se sépare pas de devoirs difficiles. Par définition, il ne peut se mettre aujourd’hui au service de ceux qui font l’histoire : il est au service de ceux qui la subissent. Ou, sinon, le voici seul et privé de son art. Toutes les armées de la tyrannie avec leurs millions d’hommes ne l’enlèveront pas à la solitude, même et surtout s’il consent à prendre leur pas. Mais le silence d’un prisonnier inconnu, abandonné aux humiliations à l’autre bout du monde, suffit à retirer l’écrivain de l’exil, chaque fois, du moins, qu’il parvient, au milieu des privilèges de la liberté, à ne pas oublier ce silence et à le faire retentir par les moyens de l’art.
Aucun de nous n’est assez grand pour une pareille vocation. Mais, dans toutes les circonstances de sa vie, obscur ou provisoirement célèbre, jeté dans les fers de la tyrannie ou libre pour un temps de s’exprimer, l’écrivain peut retrouver le sentiment d’une communauté vivante qui le justifiera, à la seule condition qu’il accepte, autant qu’il peut, les deux charges qui font la grandeur de son métier : le service de la vérité et celui de la liberté. Puisque sa vocation est de réunir le plus grand nombre d’hommes possible, elle ne peut s’accommoder du mensonge et de la servitude qui, là où ils règnent, font proliférer les solitudes. Quelles que soient nos infirmités personnelles, la noblesse de notre métier s’enracinera toujours dans deux engagements difficiles à maintenir – le refus de mentir sur ce que l’on sait et la résistance à l’oppression -.
Pendant plus de vingt ans d’une histoire démentielle, perdu sans secours, comme tous les hommes de mon âge, dans les convulsions du temps, j’ai été soutenu ainsi par le sentiment obscur qu’écrire était aujourd’hui un honneur, parce que cet acte obligeait, et obligeait à ne pas écrire seulement. Il m’obligeait particulièrement à porter, tel que j’étais et selon mes forces, avec tous ceux qui vivaient la même histoire, le malheur et l’espérance que nous partagions. Ces hommes, nés au début de la première guerre mondiale, qui ont eu vingt ans au moment où s’installaient à la fois le pouvoir hitlérien et les premiers procès révolutionnaires ont été confrontés ensuite, pour parfaire leur éducation, à la guerre d’Espagne, à la deuxième guerre mondiale, à l’univers concentrationnaire, à l’Europe de la torture et des prisons, doivent aujourd’hui élever leurs fils et leurs œuvres dans un monde menacé de destruction nucléaire. Personne, je suppose, ne peut leur demander d’être optimistes. Et je suis même d’avis que nous devons comprendre, sans cesser de lutter contre eux, l’erreur de ceux qui, par une surenchère de désespoir, ont revendiqué le droit au déshonneur, et se sont rués dans les nihilismes de l’époque. Mais il reste que la plupart d’entre nous, dans mon pays et en Europe, ont refusé ce nihilisme et se sont mis à la recherche d’une légitimité. Il leur a fallu se forger un art de vivre par temps de catastrophe, pour naître une seconde fois, et lutter ensuite, à visage découvert, contre l’instinct de mort à l’œuvre dans notre histoire.
Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse. Héritière d’une histoire corrompue où se mêlent les révolutions déchues, les techniques devenues folles, les dieux morts et les idéologies exténuées, où de médiocres pouvoirs peuvent aujourd’hui tout détruire mais ne savent plus convaincre, où l’intelligence s’est abaissée jusqu’à se faire la servante de la haine et de l’oppression, cette génération a dû, en elle-même et autour d’elle, restaurer à partir de ses seules négations un peu de ce qui fait la dignité de vivre et de mourir. Devant un monde menacé de désintégration, où nos grands inquisiteurs risquent d’établir pour toujours les royaumes de la mort, elle sait qu’elle devrait, dans une sorte de course folle contre la montre, restaurer entre les nations une paix qui ne soit pas celle de la servitude, réconcilier à nouveau travail et culture, et refaire avec tous les hommes une arche d’alliance. Il n’est pas sûr qu’elle puisse jamais accomplir cette tâche immense, mais il est sûr que, partout dans le monde, elle tient déjà son double pari de vérité et de liberté, et, à l’occasion, sait mourir sans haine pour lui. C’est elle qui mérite d’être saluée et encouragée partout où elle se trouve, et surtout là où elle se sacrifie. C’est sur elle, en tout cas, que, certain de votre accord profond, je voudrais reporter l’honneur que vous venez de me faire.
Du même coup, après avoir dit la noblesse du métier d’écrire, j’aurais remis l’écrivain à sa vraie place, n’ayant d’autres titres que ceux qu’il partage avec ses compagnons de lutte, vulnérable mais entêté, injuste et passionné de justice, construisant son œuvre sans honte ni orgueil à la vue de tous, toujours partagé entre la douleur et la beauté, et voué enfin à tirer de son être double les créations qu’il essaie obstinément d’édifier dans le mouvement destructeur de l’histoire. Qui, après cela, pourrait attendre de lui des solutions toutes faites et de belles morales ? La vérité est mystérieuse, fuyante, toujours à conquérir. La liberté est dangereuse, dure à vivre autant qu’exaltante. Nous devons marcher vers ces deux buts, péniblement, mais résolument, certains d’avance de nos défaillances sur un si long chemin. Quel écrivain dès lors oserait, dans la bonne conscience, se faire prêcheur de vertu ? Quant à moi, il me faut dire une fois de plus que je ne suis rien de tout cela. Je n’ai jamais pu renoncer à la lumière, au bonheur d’être, à la vie libre où j’ai grandi. Mais bien que cette nostalgie explique beaucoup de mes erreurs et de mes fautes, elle m’a aidé sans doute à mieux comprendre mon métier, elle m’aide encore à me tenir, aveuglément, auprès de tous ces hommes silencieux qui ne supportent dans le monde la vie qui leur est faite que par le souvenir ou le retour de brefs et libres bonheurs.
Ramené ainsi a ce que je suis réellement, à mes limites, à mes dettes, comme à ma foi difficile, je me sens plus libre de vous montrer, pour finir, l’étendue et la générosité de la distinction que vous venez de m’accorder, plus libre de vous dire aussi que je voudrais la recevoir comme un hommage rendu à tous ceux qui, partageant le même combat, n’en ont reçu aucun privilège, mais ont connu au contraire malheur et persécution. Il me restera alors à vous en remercier, du fond du cœur, et à vous faire publiquement, en témoignage personnel de gratitude, la même et ancienne promesse de fidélité que chaque artiste vrai, chaque jour, se fait à lui-même, dans le silence.
Albert Camus. Discours de Suède
Camus est pressé de questions par les journalistes sur l’Algérie ; la situation dégénère quand un représentant du FLN l’accuse de ne jamais signer de pétitions en faveur des Algériens, essaie de l’empêcher de répondre et l’insulte grossièrement. Camus va parvenir, non sans mal, à se faire entendre : Je n’ai jamais parlé à un Arabe ou à l’un de vos militants comme vous venez de le faire publiquement. Vous êtes pour la démocratie en Algérie, soyez donc démocrate tout de suite et laissez-moi parler. Laissez-moi finir mes phrases car souvent les phrases ne prennent tout leur sens qu’avec leur fin.
*****
Lui, le premier de tous, avait réclamé du pain et de la justice pour ceux que l’on appelait les Arabes, et avait été le premier journaliste expulsé d’Algérie, devait en avoir gros sur le cœur. Cette agression souleva l’indignation de l’assistance. Le silence enfin rétabli, Camus, dans une ambiance hachée d’interruptions se lança dans un long plaidoyer et termina ainsi : C’est avec une certaine répugnance que je donne ainsi mes raisons au public. J’ai toujours condamné la terreur. Je dois condamner aussi un terrorisme qui en ce moment, lance des bombes dans les tramways d’Alger. Ma mère, ma famille peuvent se trouver dans un de ces tramways. Je crois à la justice mais je défendrai ma mère avant la justice.
Jules Roy. Mémoires barbares. Albin Michel 1989
Le Nobel de physique va à Chen Ning Yang et Tsung-Dao Lee, chinois, pour leurs découvertes sur les particules élémentaires : mais, pour valider leurs recherches, en 1956, ils s’étaient tournées vers Chien-Shiung Wu, sino-américaine de l’université Columbia. À sa mort en 1997, Tsung-Dao Lee la dira sans égal dans son domaine ; il n’empêche qu’elle ne reçut jamais le Nobel et dut se contenter du prix Wolf en 1978, dernière marche avant le Nobel.
12 1957
André-Jacques Fougerat, évêque de Grenoble ordonne l’internement de l’abbé Pierre pendant six mois dans une clinique psychiatrique à Prangins, en Suisse. Officiellement, il s’agissait d’une cure de repos, mais officieusement, c’était le moyen trouvé pour l’éloigner des femmes. Bien que capucin, l’abbé Pierre avait débuté sa vie de prêtre au sein du diocèse de Grenoble-Vienne entre 1939 et 1944, et y était incardiné (c’est-à-dire qu’il dépendait de ce diocèse au regard du droit canon ; l’évêque de Grenoble était donc son supérieur hiérarchique.
La véritable raison de cet éloignement est bien la peur d’un scandale sexuel. L’Église avait besoin de l’abbé Pierre qui redorait son image et sa popularité et ne pouvait pas se permettre qu’un tel scandale n’éclate. […] Il est soumis pendant plus de six mois à un traitement de cheval, à des cures de sommeil et de médicaments. Il dort parfois sept jours d’affilée dont il sort visiblement encore plus fatigué qu’avant. [3]
Axelle Brodiez-Dolino, historienne, autrice d’Emmaüs et l’abbé Pierre. Les Presses de Sciences Po, 2009.
De plus, l’Église décide de faire cornaquer l’abbé par un socius. Il s’agit d’un second qui accompagne une personnalité quand elle se déplace, pour l’assister, lui porter ses valises et quelquefois pour le surveiller, explique le théologien André Paul. Et là en l’occurrence, c’était pour le surveiller. Le socius en question s’appelle Prosper Monier, un jésuite qui ne mâchait pas ses mots, se souvient Jean-Louis Schlegel, sociologue des religions, qui l’a connu. Dans une lettre envoyée à l’abbé en Suisse le 3 janvier 1958, Prosper Monier annonce effectivement de façon très directe à l’abbé Pierre qu’il doit se mettre à l’isolement, sur décision de son supérieur : Nous avons vu l’évêque de Grenoble [le diocèse où l’abbé Pierre a été ordonné]. Comme tout le monde, il souhaite que vous puissiez vous cacher un an. Ce serait une reprise de force morale et physique après votre secousse.
La secousse en question vient d’une décision intervenue quelques jours plus tôt. Lors d’une réunion fin décembre 1957, en présence de représentants d’Emmaüs et de sa hiérarchie catholique, il est décidé que l’abbé Pierre reste en Suisse et que son médecin garde la main sur les décisions le concernant, explique l’historienne Axelle Brodiez-Dolino. Et le médecin doit en référer à la hiérarchie ecclésiastique.
Parallèlement, certains dirigeants d’Emmaüs envoient des courriers à l’abbé Pierre pour qu’il se retire de la direction d’Emmaüs. C’est le cas d’un de ses proches, Yves Goussault, l’un des premiers cadres volontaires d’Emmaüs, devenu fondateur de la branche internationale d’Emmaüs : Emmaüs et l’Abbé Pierre représentent trop d’espoir et de pureté pour que nous continuions à courir le risque que nous avons couru (…), lui écrit-il dans une lettre. Il faut que vous comme nous, respectiez cette image très pure qui a été et doit être encore un certain signe d’espoir (…). Je crois que vous devez chercher à devenir semblable à cette image. Mais ceci exigera des décisions douloureuses et de longs moments de retraite et de prière.
L’abbé Pierre délègue ses pouvoirs au sein d’Emmaüs, mais il ne se retire pas du mouvement. Dans l’Église, la situation de l’abbé semble également bien connue. Ainsi, lorsque l’archevêque de Paris, le cardinal Feltin, apprend que le ministre de la Fonction publique, Edmond Michelet, a l’intention de décorer l’abbé, il lui écrit la lettre suivante : Laissez-moi vous assurer qu’à l’heure présente, cette distinction est fort inopportune, car l’intéressé est un grand malade, traité en Suisse dans une clinique psychiatrique et je pense qu’en raison de ces circonstances fort pénibles, il vaut mieux ne pas parler de cet abbé. Il a eu d’heureuses initiatives mais, il semble préférable, actuellement, de faire silence sur lui.
Selon le groupe de chercheurs de la CIASE, la situation de l’abbé Pierre correspondait à la logique des traitements que l’Église appliquait alors aux prêtres déviants et aux agresseurs sexuels. Les auteurs ajoutent : Les évêques des années 1950 n’ont pris aucune sanction canonique, ajoutant qu’avec les responsables d’Emmaüs, les évêques qui savaient ont étouffé les affaires.
De son côté, la Conférence des évêques de France (CEF) explique que si un ou des évêques ont peut-être su des choses et les ont peut-être insuffisamment traitées en leur temps, tous les évêques, à travers le temps, n’ont pas tout su de l’Abbé Pierre, loin de là.
Laetitia Cherel, cellule investigation de Radio France. 9 septembre 2024
L’écriture est serrée et rageuse, à la hauteur de sa colère. Dans un courrier daté de fin 1955, l’abbé Pierre s’adresse à Suther Marshall, un étudiant américain qui a co-organisé le séjour d’un mois que l’abbé a passé aux États-Unis quelques mois plus tôt.
Tu promettais de ne plus te mêler de cette multitude de choses où tu ne sais accumuler que des ravages, chaos et infection, écrit l’abbé. Puis, il se fait menaçant : Sache que pas une récidive ne restera sans réponse, et s’il le faut [mes réponses seront] brutales, chirurgicales.
Qu’est-ce qui explique une telle attitude ? Lors de sa tournée aux États-Unis en mai 1955, où il est notamment reçu par le président Eisenhower à la Maison blanche, plusieurs femmes se sont plaintes du comportement de l’abbé Pierre à New York, Chicago et Washington. Le séjour de l’abbé Pierre aux États-Unis est alors écourté, à la demande pressante d’un théologien catholique français, Jacques Maritain, qui craint un scandale.
Quelques mois plus tard, l’étudiant Suther Marshall, prévient un proche de l’abbé Pierre par courrier : “J’ai vu tant de choses pendant le voyage, des façons d’agir du Père comme individu. Je pense, par exemple, à Chicago, quand il avait été explicitement décidé que la condition de continuer le voyage, était que le père ne soit jamais seul. Il était d’accord et après [il disparaissait] pendant des heures, au point d’être en retard pour une réunion.” Il n’est pas explicitement fait référence aux pulsions du prêtre, mais le message est passé.
C’est la raison pour laquelle l’abbé Pierre prend sa plume afin de sermonner et d’impressionner l’étudiant : “À toutes fins utiles, il est peut-être bon que tu saches que la radio catholique canadienne est venue me demander un message de 1er janvier, et que la télévision française m’a demandé de prêcher la messe télévisée de ce 1er janvier (environ 1 million de postes récepteurs)”. L’abbé est fou de rage, mais il ne nie pas dans cette lettre les faits qu’on lui reproche.
Dans une tribune publiée dans le Monde en juillet 2024, les chercheurs qui ont travaillé pour la Ciase [la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Eglise] ont découvert en tous cas qu’à partir de 1954-1955 des informations reviennent aux oreilles de l’épiscopat sur son comportement.
Ce scénario américain semble s’être reproduit au Québec, en 1959. Mais cette fois, la police est intervenue, comme le mentionne explicitement l’abbé Pierre dans une autre lettre manuscrite que la cellule investigation de Radio France s’est procurée.
Le 6 septembre 1959, alors qu’il séjourne dans une abbaye au Québec, l’abbé Pierre écrit au révérend Roy, un cardinal québécois qu’il soupçonne d’être au courant de ses agissements : Tout est faux dans ces accusations, s’indigne-t-il. Jamais rien de ce genre de misère n’a existé, jamais ça n’a existé où que ce soit, aucun de ces faits de police misérables dont vous avez parlés. S’il faut plus que ma parole, je puis vous donner de cela le serment.
Puis, comme dans l’affaire américaine, le père se fait menaçant : Il faut que ceux qui tiennent ces propos sachent que, s’ils confirment de telles calomnies infâmes, je ne pourrai pas ne pas les poursuivre devant les tribunaux.
Les ennuis ne s’arrêtent pas là. Au début des années 60, l’abbé Pierre est contraint de quitter précipitamment le Québec, alors qu’il est en déplacement à Montréal.
C’est ce qu’apprend en 1963, lors d’un repas à Rome, un théologien français renommé, André Paul, aujourd’hui âgé de 94 ans : Un prêtre québécois me révèle que l’abbé Pierre s’est livré à des agressions sexuelles sur des femmes, à Montréal, raconte-t-il. C’est pourquoi il a dû quitter le pays avec la consigne expresse de ne plus y revenir. L’affaire a été suivie par la police et les instances judiciaires. Le cardinal de Montréal est intervenu pour que l’abbé Pierre ne soit pas poursuivi, à condition qu’il ne remette plus les pieds sur place.
Il faut dire que l’homme de l’appel de l’hiver 54 est alors une véritable idole”, se souvient Pierre Lunel, écrivain et ami de 20 ans de l’abbé. Il était environné littéralement de grappes de gens qui voulaient lui arracher les boutons de sa saharienne ou un poil de barbe pour le garder comme souvenir. Et il y avait énormément de femmes.
Qu’en était-il au sein du mouvement Emmaüs ? Lorsqu’il apprend les révélations sur les agressions sexuelles de l’abbé Pierre, Arnaud Gallais est choqué. Cet ex-chef de service du centre d’hébergement Emmaüs de Clichy-la-Garenne décide alors d’appeler l’ancien directeur général adjoint d’Emmaüs Solidarités à Paris, Patrick Rouyer, pour lui demander s’il était au courant. Ce dernier lui aurait répondu que lors de la venue de l’abbé dans les années 2000, des responsables de la communauté Emmaüs de Paris” lui auraient donné “la consigne de ne pas laisser l’abbé Pierre seul avec une femme parce qu’il pouvait mal se comporter.
Contacté, Patrick Rouyer dément formellement l’existence de telles consignes, et conteste avoir été au courant des pulsions de l’abbé Pierre.
Un ancien cadre d’Emmaüs explique également à la cellule investigation de Radio France que l’ancien président d’Emmaüs, Raymond Etienne, aujourd’hui décédé, aurait fait partie de “ceux qui savaient”. Selon ce témoin, Raymond Etienne lui aurait confié en 2017 que lorsque l’abbé Pierre était en déplacement, il était obligé de faire un cordon de sécurité autour de lui pour protéger les jeunes femmes qu’il rencontrait, parce que l’abbé avait tendance à leur toucher les seins. Toujours selon cet ancien cadre d’Emmaüs, “les plus anciens membres de la Fondation Abbé Pierre étaient au courant.
Le père Jean-Marie Viannet, confesseur de l’abbé Pierre ne partage pas cet avis : J’ai parcouru 25 pays du monde avec lui. Je n’ai jamais reçu aucune plainte, ni aucune remarque, nous répond ce prêtre de 86 ans.
Enfin, un ancien responsable d’Emmaüs se souvient d’un échange marquant qu’il a eu avec le dernier secrétaire particulier de l’abbé Pierre, Laurent Desmard. Ce dernier lui aurait fait part de son extrême préoccupation dans les années 2010 : Il m’a dit qu’il fallait surveiller l’abbé Pierre quand il se trouvait avec des femmes. Il craignait qu’il leur mette les mains sur les seins. Selon lui, il y avait des signes avant-coureurs : le visage et les yeux de l’abbé Pierre se transformaient. Il se tenait prêt à intervenir pour séparer physiquement l’abbé des femmes qu’il recevait. Des propos que dément catégoriquement l’ancien secrétaire particulier de l’abbé Pierre, Laurent Desmard.
À ce jour, vingt quatre femmes, dont une qui avait neuf ans à l’époque, ont témoigné, accusant l’abbé Pierre de faits allant des agressions sexuelles – mains sur les seins, baisers et masturbation forcés – jusqu’au viol.
Interrogées par la cellule investigation de Radio France sur le fait que plusieurs dirigeants et personnalités proches de l’abbé Pierre auraient été au courant des agissements du prêtre, les directions d’Emmaüs international, d’Emmaüs France et de la Fondation Abbé Pierre répondent que “seules les personnes citées pourraient répondre”, tout en soulignant qu’”il est impossible de penser, lorsqu’on connaît les mécanismes des violences sexuelles, que de tels faits aient pu exister sans que personne ne soit informé.” (…)“Que les personnes aient nié, banalisé ou voulu protéger l’abbé Pierre ou le mouvement Emmaüs, dans tous les cas, c’est un dysfonctionnement majeur et intolérable, ajoutent les trois directions. (…) C’est pour cette raison que nous allons mettre en place une commission d’historiennes et d’historiens pour faire toute la lumière et expliquer les dysfonctionnements qui ont permis à l’abbé Pierre d’agir comme il l’a fait pendant plus de 50 ans.”
Quant à l’existence de consignes pour ne pas laisser l’abbé seul en présence de femmes, Emmaüs international, Emmaüs France et la Fondation Abbé Pierre expliquent que selon l’enquête menée par le cabinet Egaé, Il y a eu des messages plus ou moins similaires de prudence à certaines époques (…) Plusieurs personnes étaient informées que l’abbé Pierre avait un comportement inadapté envers les femmes, sans forcément prendre conscience de la réalité des violences commises. Enfin, les trois structures s’engagent à ce que toutes les informations d’intérêt général recueillies par Emmaüs ou par le groupe Egaé dans le cadre de l’écoute des victimes seront mises à disposition de la future commission historique.
Laetitia Cherel, cellule investigation de Radio France. 9 septembre 2024
Il ne faut pas se dissimuler que tout cela pourra un jour ou l’autre être connu, et que l’opinion serait bien surprise alors de voir que la hiérarchie catholique a maintenu sa confiance à l’abbé Pierre.
Jean-Marie Villot, secrétaire de l’épiscopat à l’archevêque de Lyon.1958
1957
Première photocopieuse. Mirage III B, 224 13 FA de Marcel Dassault.
Premières études en France et en Grande Bretagne sur un supersonique encore nommé Super Caravelle, bientôt Concorde. La longue rivalité sur la ligne France-États-Unis entre la voie maritime et la voie aérienne, qui penchait jusqu’alors en faveur des paquebots, s’équilibre maintenant avec à peu près 1 million de personnes transportées par avion comme par bateau. Le transport aérien finira par supplanter complètement le transport passager par bateau, venant satisfaire les besoins des gens pressés. Mise en service de l’usine du gaz de Lacq. Max Théret et André Essel font faire un grand saut à la FNAC en ouvrant leur propre magasin au 6, Boulevard Sébastopol. À l’Institut Pasteur, le professeur Pierre Lépine met au point un vaccin contre la poliomyélite. Un peu plus tard, l’Américain Albert Bruce Sabin fera de même. Mais un autre américain, Jonas Salk l’avait aussi inventé et la paternité reviendra à Salk et Sabin. Les dépenses des Français en électroménager ont été multipliées par deux depuis 1954.
Le gouvernement français se tourne encore vers Washington pour obtenir des financements : Le gouvernement américain est très disposé à aider la France, mais à condition que cette aide représente le couronnement d’une politique de redressement et pas le moyen d’échapper à celle-ci. […] Les Américains mettent en cause le niveau excessif de la demande intérieure alimentée par la consommation tant publique que privée. Dans leur esprit, la France doit tendre à réduire son déficit budgétaire, ou bien elle n’a plus rien à attendre d’eux.
Hervé Halphand, ambassadeur de France à Washington
La puissance économique et monétaire de l’Allemagne s’accroit de jour en jour. La France est l’homme malade de l’Europe, elle gêne et inquiète ses partenaires alors qu’elle prétend avoir jeté avec eux les bases d’une association durable. Nous savons que nous allons tout droit à la faillite.
Jean Saltes, sous-gouverneur de la Banque de France.
11 01 1958
300 combattants algériens de Sakiet Sidi Youcef, village tunisien attaquent en territoire algérien une patrouille française de cinquante soldats : quatorze soldats français sont tués, deux autres blessés et quatre faits prisonniers.
28 01 1958
Un fils du bachaga Boualem est assassiné.
01 1958
Les États-Unis prêtent 655 M. de $ à la France. Naissance de la CEE : Communauté Économique Européenne, et de l’Euratom. Début de l’exploitation du pétrole algérien, dont la découverte remonte à 1956. L’oléoduc Hassi Messaoud-Bougie sera inauguré le 5 décembre 1959.
31 01 1958
Les États-Unis parviennent à lancer une fusée Jupiter C, qui emporte le satellite Explorer, de 14 kg. Werner Von Braun déclare qu’en la matière, l’URSS a cinq ans d’avance.
7 02 1958
Un avion de chasse français est mitraillé depuis le village tunisien de Sakiet-Sidi-Youcef : il doit se poser en catastrophe à Tebessa.
8 02 1958
L’aviation française bombarde une colonne de combattants de l’ALN en territoire tunisien. Le village frontalier de Sakiet Sidi Youcef est touché. L’attaque fait 70 morts, dont 21 écoliers. La Tunisie fait le blocus de la base de Bizerte, ferme les postes consulaires, appelle au retrait des troupes française encore stationnées en Tunisie et dépose une plainte au Conseil de sécurité de l’ONU.
11 02 1958
La Chine adopte l’alphabet latin.
De 1958 à 1962, Mao Zedong va affamer son peuple. Il nommera cela le Grand Bond en avant : en quelques mois la collectivisation des terres va être complète : c’est la fin de la propriété privée… on lance des grands travaux, on installe à la campagne des petites industries, jusqu’aux petits hauts fourneaux à feu continu pour la fabrication de l’acier ! Les paysans ne vont plus travailler qu’au minimum… la production va stagner, puis baisser, les productions industrielles seront de si mauvaise qualité qu’elles ne pourront même pas être mises en service, tout en ayant provoqué des embouteillages dans les transports ! Quand, par miracle, une production augmentait de 4 à 5 %, on annonçait des croissances de 100 %. Or les achats forcés de produits agricoles étaient fixés en fonction des chiffres déclarés… la famine était au bout. On estime que 36 millions de personnes sont mortes des conséquences du Grand Bond en avant, entre 1958 et 1962, essentiellement dans les campagnes, avec une concentration dans trois provinces : le Henan, le Anhui et le Shandong. Et pendant ce temps là, les greniers sont pleins et des tonnes de blé pourrissent dans les trains !
C’est une époque où le cannibalisme et l’anthropophagie réapparaissent. Des paysans m’ont raconté comment ils avaient échangé leurs bébés avec leur voisin pour les manger… Ailleurs, le chef de village rassemblait les hommes vaillants et en expédiait une partie mendier sur les routes pour réduire le nombre de bouches à nourrir. Des filles allaient se vendre dans les zones montagneuses où l’on trouvait au moins de quoi manger un peu.
Le coût démographique est venu non seulement des conséquences sanitaires de la famine mais aussi de l’incapacité d’enfanter de nombreuses femmes et, dans les villes, de l’affaiblissement des organismes.
Jean-Louis Domenach
Xinran : Qu’avez-vous ressenti quand la Chine s’est orientée vers l’extrême gauche ?
Le policier : Le virage à gauche s’est amorcé en 1956, c’était grotesque, presque effrayant ! Chaque jour, dans le journal, on pouvait lire la nouvelle devise de l’agriculture : 5 quintaux de grains et 50 quintaux de légumes par mu [1 mu = 666 m²], c’était impossible ! Mais si vous disiez la vérité, vous deveniez droitiste on ne pouvait que se taire, alors je n’ai rien dit ! Les dirigeants faisaient leurs discours et personne ne voulait être droitiste ! Si le droitisme était mauvais, le gauchisme ne l’était-il pas aussi ? Et pourtant, personne ne s’occupait des gauchistes, on ne criait haro que sur les droitistes !
Or, être honnête et consciencieux, c’était alors être droitiste !
Dans les districts situés aux alentours de Zheng-zhou, récolter 5 quintaux de grains par mu était impossible. Quant aux 50 quintaux de légumes, n’en parlons pas… Mais il se trouve qu’après la campagne anti-droitiste de 1957, et surtout à ce moment-là, c’était l’état d’esprit… En 1958, c’est Le Quotidien du Henan qui a annoncé le premier record explosif : au Henan, le rendement en blé par mu s’élevait à 36,6 quintaux ! Et au moment des récoltes de blé d’hiver, la même année, les journaux annonçaient un rendement par mu de 1000 quintaux ! En 1959, j’ai été envoyé dans un village situé au nord de Zhengzhou, où se trouvaient des champs expérimentaux. Quand les paysans rendaient compte de leurs récoltes, le registre où les chiffres étaient inscrits devait être signé par un inspecteur. J’étais l’inspecteur. Leur rendement était de 2,35 quintaux par mu. Ce chiffre me semblait juste, mais le chef de l’équipe de production voulait que j’inscrive 5 quintaux par mu. J’ai refusé. Et finalement, la commune a déclaré que son rendement était de 2,6 quintaux par mu. Voilà le genre de rapport qu’il fallait faire pour être révolutionnaire ! C’était alors une femme qui dirigeait l’équipe de production et elle ne sortait vraiment que des énormités. Célibataire, elle avait dix-huit ou dix-neuf ans à peine, et elle a lancé un défi aux paysans en s’adressant à eux en ces termes : Si vous n’obtenez pas 1000 quintaux par mu de ces champs expérimentaux, je ne me marierai pas ! À ces mots, les vieux du village se sont esclaffés : Alors tu vas rester sur la touche !
Xinran : Quel est aujourd’hui le rendement par mu dans les districts voisins de Zhengzhou ?
Le policier : 3 ou 3,5 quintaux par mu est un rendement normal pour un champ de blé. Les graines et les engrais sont meilleurs maintenant, c’est pourquoi le rendement a augmenté. À L’époque on racontait souvent n’importe quoi. Le chef d’une équipe de production a prétendu un jour avoir fait pousser 1 500 quintaux de pommes de terre sur un mu, et de surcroît il voulait apporter le tout à Moscou pour les offrir à Staline ! Absurde ! Mais personne n’a osé le contredire …
Xinran. Mémoire de Chine. Éditions Philippe Picquier 2009
Mais pareille hécatombe ne pouvait être ignorée jusqu’au sommet de l’appareil d’État, et Mao Zedong va être désavoué, ne conservant que la tête du parti communiste ; c’est Liu Shaoqi qui sera président du 27 avril 1959 au 31 octobre 1968, avec Deng Xiaoping comme principal ministre pour redresser le pays et faire le nécessaire pour que la Chine ignore désormais la famine.
23 02 1958
Juan Manuel Fangio, le plus grand pilote automobile du monde, est enlevé par les révolutionnaires cubains : l’affaire n’ira pas bien loin, juste le temps qu’un ancien, rompu aux us et coutumes à ne pas ignorer, engueule ces jeunots pour l’énorme bourde qu’ils faisaient en s’en prenant à pareil monstre sacré : on ne touche pas à la bagnole, en aucune façon. Il était libéré dès le lendemain, sous les acclamations de la foule de La Havane.
03 1958
Le FLN derrière l’Égypte, c’est le rêve de la Renaissance de l’Empire arabe. Et l’Empire arabe, c’est la guerre mondiale.
Albert Camus à Poncet
Début 1958
Domenica Walter, à la tête d’une fabuleuse collection de tableaux est gérante des biens de son fils jusqu’à sa majorité. Or le garçon a aujourd’hui 24 ans, et elle n’a nullement l’intention de le laisser disposer de son immense fortune. Légalement, elle ne peut le déshériter. Il ne reste donc qu’à le faire supprimer, et mission en est donnée au bon docteur Lacour qui passe contrat avec Rayon, un restaurateur d’Antibes, ancien commandant parachutiste en Algérie en mettant sur la table 3 millions en espèces, comme acompte. Mais Rayon découvre que la future victime est aussi ancien parachutiste en Algérie : entre paras, on ne se trucide pas et l’affaire, éventée, arrive sur la place publique où la presse en fait ses choux gras : le scandale emmène Domenica Quai des orfèvres pour y parler de tout cela et Lacour à la Santé.
La diablesse joue alors son va-tout en contactant l’une des ses relations les plus haut placées, le futur ministre de la culture André Malraux, orfèvre en trafic d’art, qui lui donne le bon conseil : Faites donation au musée du Louvre de votre collection et votre dossier sera définitivement classé. On déguisera cette donation en vente et elle ne sera effective qu’après votre mort. Plutôt que de suivre immédiatement le conseil, elle va s’emmêler les pinceaux dans une stupide accusation de proxénétisme contre son fils qui va conduire le docteur Lacour à la Santé [il ne pouvait aller ailleurs !]. Domenica revient au conseil de Malraux, lance une souscription de 135 millions, couverte à 90 % par les mines marocaines et le solde par les Amis du Louvre. Elle obtient que les enfants de Jean Walter renoncent à l’héritage de leur père, Malraux signe allègrement la donation-vente, établie sur deux contrats, l’un en 1959, l’autre en 1963 ; Domenica bénéficie d’une réserve d’usufruit : elle vivra riche jusqu’à ses derniers jours… Il restait beaucoup d’autres tableaux, hors cette donation précise Pierre Georgel, conservateur de l’Orangerie, dont Domenica va se séparer pour la plupart : une Gabrielle à la rose de Renoir, une Sainte-Victoire à l’aquarelle de Cézanne, plusieurs portraits de Paul Guillaume par Modigliani, des Soutine, une bonne douzaine d’Utrillo, au moins trente Derain, vingt Laurencin, autant de Fautrier, et même un portrait d’Albert Sarraut, l’homme politique dont Domenica fut la maîtresse.
Lacour sort de prison : il ne retrouvera pas la santé. Après dix années de rupture, Jean-Pierre voudra renouer avec elle, jusqu’au jour où elle lui demandera s’il voulait bien récuser l’acte d’adoption. Si cela peut te faire plaisir, pourquoi pas ? Elle enchaîne : Je te dédommagerai, bien sûr. Il se lèvera de table et ne la reverra jamais ; il ira s’installer définitivement aux États-Unis.
Le 22 janvier 1966, à l’Orangerie des Tuileries, Malraux inaugurera l’exposition des tableaux de Domenica, dont elle a été le commissaire, mais en refusant d’assister à la fête. Elle meurt à Neuilly le 29 juin 1977 à 79 ans, léguant ses biens à Jean Bouret, critique d’art communiste, devenu son dernier amant. On parlera d’une femme à l’âme noire comme la nuit.
*****
L’acquisition par l’État en 1959 et 1963 de la collection Jean Walter et Paul Guillaume, deux grands collectionneurs et marchands, sous réserve d’usufruit, a donné son aspect définitif au musée de l’Orangerie. Cet ensemble est cédé en 1984 à l’État. Il comporte 144 tableaux ( Cézanne, Renoir, Matisse, Picasso, Soutine, Sisley, Modigliani, Gauguin, Derain, Douanier Rousseau, Utrillo, Van Dongen …).
Une campagne de travaux a été menée par l’architecte Olivier Lahalle de 1960 à 1965. Les galeries d’exposition ont été supprimées et le bâtiment doté de deux niveaux superposés sur toute sa longueur. Un escalier monumental dont la rampe a été dessinée par Raymond Subes (1893-1970). Il mène à une suite de salons voulus par Domenica Walter (la veuve de Paul Guillaume et de Jean Walter) pour l’accrochage des 146 tableaux. Une présentation publique de la collection a eu lieu ensuite en 1966, inaugurée par le ministre de la Culture André Malraux.
Une autre campagne de travaux a été conduite de 1978 à 1984 pour consolider le bâtiment, rafraîchir les salles et accueillir définitivement l’ensemble de la collection, désormais baptisée Collection Jean Walter et Paul Guillaume selon les vœux de Domenica Walter.
Musée de l’Orangerie. Les Arts à Paris. Grand Palais.fr
Dans toute l’histoire de notre beau pays de France, essayez donc de trouver garce de plus grande pointure : non, non, non, non, cela n’existe pas. Jules Romains publiera chez Flammarion Une femme singulière, Florence Trystam une biographie : La dame au grand chapeau, encore chez Flammarion, et un film d’Yvon Gerault et Jérémie Cuvillier lui sera consacré qui passera le 11 février 2010, sur France 5 : Domenica ou la diabolique de l’Art. Sorti en DVD chez RMN. Voir aussi le site Paris la Douce.
Printemps 1958
La RFA a décidé de se doter de centrales atomiques pour fournir de l’électricité. La hantise de la voir passer à l’arme nucléaire coalise les oppositions : pacifistes, écologistes et opposition. On verra refleurir, mais inversé, le slogan du III° Reich : Lieber tot als rot, inversé en Lieber rot als tot. Plutôt mort que rouge, disait le III° Reich. Plutôt rouge que mort, disent les pacifistes.
04 1958
La vérité, hélas ! c’est qu’une partie de notre opinion pense obscurément que les Arabes ont acquis le droit, d’une certaine manière, d’égorger et de mutiler, tandis qu’une autre partie accepte de légitimer, d’une certaine manière, tous les excès. Chacun, pour se justifier, s’appuie alors sur le crime de l’autre. Il y a là une casuistique du sang où un intellectuel, me semble-t-il, n’a que faire, à moins de prendre les armes lui-même. Lorsque la violence répond à la violence dans un délire qui s’exaspère et rend impossible le simple langage de raison, le rôle des intellectuels ne peut être, comme on le dit tous les jours, d’excuser de loin l’une des violences et de condamner l’autre, ce qui a pour double effet d’indigner jusqu’à la fureur le violent condamné et d’encourager à plus de violence le violent innocenté. S’ils ne rejoignent pas les combattants eux-mêmes, leur rôle, [plus obscur, à coup sur !] doit être seulement de travailler dans le sens de l’apaisement pour que la raison retrouve ses chances.
Une droite perspicace, sans rien céder sur ses convictions, eût ainsi essayé de persuader les siens, en Algérie et au gouvernement, de la nécessité de réformes profondes et du caractère déshonorant de certains procédés. Une gauche intelligente, sans rien céder sur ses principes, eût de même essayé de persuader le mouvement arabe que certaines méthodes étaient ignobles, en elles-mêmes. Mais non. À droite, on a le plus souvent entériné, au nom de l’honneur français, ce qui était le plus contraire à cet honneur. À gauche, on a le plus souvent, et au nom de la justice, excusé ce qui était un insulte à toute vraie justice. La droite a laissé ainsi l’exclusivité du réflexe moral à la gauche, qui lui a cédé l’exclusivité du réflexe patriotique. Le pays a souffert deux fois. Il aurait eu besoin de moraliste moins joyeusement résignés au malheur de leur patrie et de patriotes qui consentissent moins facilement à ce que des tortionnaires prétendent agir au nom de la France. Il semble que la métropole n’ait point su trouver d’autres politiques que celle qui consistaient à dire aux Français d’Algérie : Crevez, vous l’avez bien mérité, ou Crevez-les. Ils l’ont bien mérité. Cela fait deux politiques différentes, et une seule démission, là où il ne s’agit pas de crever séparément mais de vivre ensemble
Albert Camus. Chroniques algériennes. Actuelles III
17 04 1958
51 pays sont présents à l’Exposition Universelle de Bruxelles, sur un million d’hectares. Le pavillon belge : l’Atomium, représente un cristal élémentaire de métal, grossi 165 milliards de fois.
24 04 1958
Abderrahmane Taleb, 28 ans, chimiste artificier des bombes de la bataille d’Alger est guillotiné à la prison de Barberousse à Alger : Soyez persuadés que la guillotine est pour nous ce que la croix représente dans vos églises.
26 04 1958
30 000 Algérois demandent dans la rue un gouvernement de salut public après la chute de celui de Félix Gaillard.
28 04 1958
Kobus, le chef du contre-maquis en place depuis 1956, dit force K, est abattu par son adjoint qui rejoint le FLN avec 500 hommes. La tête de Kobus est promenée dans les mechtas, et son tronc fiché sur la hampe d’un drapeau français.
29 04 1958
Tous les cadres de la force K qui ont rejoint la Willaya 4 sont exécutés.
9 05 1958
Le FLN annonce l’exécution de trois militaires français détenus depuis 18 mois en Tunisie. Manifestations à Paris et Alger.
13 05 1958
Un hommage leur est rendu au monument aux morts, boulevard La Ferrière, à deux pas du siège du Gouvernement général. Les activistes de l’Algérie Française – Robert Martel, colon, Jo Ortiz, patron de la Brasserie du Forum, Pierre Lagaillarde, avocat – mettent à profit ce rassemblement pour organiser un soulèvement, qui va s’emparer des bâtiments du Gouvernement Général – ce sera chose faite à 19 heures – et se donne un Comité de Salut Public, animé par le général Massu, le vainqueur militaire de la bataille d’Alger. Salan s’est vu attribué ce jour même par Félix Gaillard, puis Pierre Pfimlin, les pouvoirs civils et militaires en Algérie. Les gaullistes ont deux hommes dans la place : Léon Delbecque et Lucien Neuwirth.
14 05 1958
À Paris, tard dans la nuit, à 2 h 45, les députés investissent Pierre Pfimlin comme président du Conseil. Le général Salan déclare prendre en main provisoirement les destinées de l’Algérie française.
15 05 1958
Du balcon du Gouvernement Général, le général Salan franchit le Rubicon et, à la fin de son discours lance sa péroraison : Vive la France ! Vive l’Algérie française ! Il se retourne pour quitter le micro et se heurte à la haute silhouette de Léon Delbecque, le représentant des Gaullistes, qui lui souffle : Vive de Gaulle, mon Général ! Salan hésite une seconde, revient vers le micro, puis s’exécute : Vive de Gaulle ! Il le regrettera. Et de Gaulle, dans la foulée enchaînera à toute vitesse puisque le même jour, à 17h, il fait publier le communiqué qui fera basculer la situation : Je me tiens prêt à assumer les pouvoirs de la République.
16 05 1958
Manifestation de fraternisation franco-musulmane à Alger.
29 05 1958
La IV° république meurt beaucoup moins des coups qui lui sont portés que de son inaptitude à vivre.
Hubert Beuve Méry Le Monde 29 05 1958
Et Georges Bidault d’enchaîner : La République n’est pas à prendre mais à ramasser.
05 1958
EDF a depuis longtemps dans ses cartons un projet de barrage sur la Durance [4] à Serre Ponçon ; le souvenir douloureux de la mise en eau du barrage de Tignes rend la grande maison prudente, d’autant que ce sont deux villages – Savines et Ubaye – qui doivent être noyés. Le niveau du lac variera de 736 à 780 mètres. Le village d’Ubaye a 220 habitants et se trouve à 764 mètres d’altitude ; en 1950, il comptait 11 commerces, 1 entreprise, 4 artisans, 7 fonctionnaires, 4 journaliers, 20 paysans, 1 berger ; le 14 octobre 1960, son clocher sera dynamité : il aurait été visible dès que le niveau du lac aurait baissé, insupportable témoin du drame.
Jean Giono est sollicité pour la réalisation d’un documentaire. Ce dernier, après un premier refus, finira par accepter de participer au scénario : Je ne suis pas partisan du barrage, mais j’ai trouvé là une vérité respectable et je m’y suis intéressé. Le documentaire deviendra un long métrage – L’eau vive – avec Pascal Audret, la voix de Guy Béart, réalisé par François Villiers. Présenté au festival de Cannes, il sera très controversé… mais pas par Jean Luc Godard qui y verra le film le plus formidablement neuf de tout le cinéma français d’après la Libération.
1 06 1958
De Gaulle est nommé président du conseil et l’assemblée lui vote les pleins pouvoirs par 329 voix contre 224. Création de la RAU : République Arabe Unie qui unifie l’Égypte et la Syrie. Jusqu’en 1961, la Syrie ne sera plus qu’une province annexée par l’Égypte.
4 06 1958
De Gaulle est à Alger où il développe avec une maestria sans pareille l’art de parler pour ne rien dire et dans le fond, de manipuler : c’est le si fameux Je vous ai compris, qui marque le début des malentendus.
Quant à la tactique, je devrais régler la marche par étapes, avec précaution. Ce n’est que progressivement, en utilisant chaque secousse comme l’occasion d’aller plus loin, que j’obtiendrai un courant de consentement assez fort pour emporter tout […]. Sans jamais changer de cap, il me faudrait donc manœuvrer, jusqu’au moment où, décidément, le bon sens aurait percé les brumes.
[…] Je lui jette les mots apparemment spontanés dans la forme, mais au fond bien calculés, dont je veux qu’elle s’enthousiasme sans qu’ils m’emportent plus loin que je n’ai résolu d’aller.
Charles de Gaulle. Mémoires d’espoir. Le Renouveau 1958-1962 Omnibus/Plon 1994. p.44, 45
Par ces quatre mots, de Gaulle tient les Français d’Algérie : c’est son tour de force absolu.
Jean Lacouture. De Gaulle II Le Politique Le Seuil 1985
Je vous ai compris, qui était une duperie, est la plus grande, la plus géniale, je parle en mon nom, la plus géniale escroquerie, le plus génial coup qu’un homme politique ait pu faire… parce qu’il avait trouvé le mot qu’il fallait. On avait, vous le sentez d’ailleurs à mes propos, on avait un besoin d’amour : Je vous ai compris. Et moi qui ai porté [rire] pendant huit jours la Croix de Lorraine [rire]. Ça a été une stupeur, le big-bang, c’est le miracle, ils su toucher la corde sensible. Nous étions des sensibles, nous avions une inculture politique crasse […] et il nous dit : Je vous ai compris, on aurait fait n’importe quoi. C’est même beaucoup plus fort que s’il était venu nous dire : Je suis avec vous, je vous approuve… Je vous ai compris, c’était le miracle.
Un des interviewés de Jeannine Verdès-Leroux Les Français d’Algérie, de 1830 à aujourd’hui. Une page d’histoire déchirée Arthème Fayard 2001
Mes réticences s’effacèrent lors de son apparition historique au balcon du Forum […] Un grondement de tonnerre l’accueillit, pendant quatre minutes. La clameur enfla, diminua, reprit comme un vent dans les Aurès. Et de Gaulle parla […] Je n’aurai jamais osé rêver, quelques mois auparavant, qu’un dirigeant français prononce un tel discours d’intention.
Commandant Hélie de Saint Marc
En dépit de la similitude entre les programmes de de Gaulle et les propositions des gouvernements précédents, il y a une différence, et une différence considérable. Le monde dit prendre note que ni les colons et l’armée, ni le gouvernement de Paris ne seront jamais prêts à abandonner l’Algérie. Cela peut nous plaire ou nous déplaire, mais la décision semble définitive.
Raymond Aron. Discours à Harvard du 12 juin 1958.
Voilà, il est au balcon, debout devant les micros. Il domine cette mer d’hommes agités par une fièvre oublieuse, dans une pause de la vie et de la guerre, créant une fraternité chimérique entre ceux qui depuis cent ans ne se regardaient pas. C’est une communion dans le délire. La foule acclame Jean de Grandberger comme on acclame l’espoir à portée de sa main. Le bruit est immense, insurmontable : impossible au tribun de couvrir le grondement de cette ovation. Comme il est à l’aise ! Ravi, vaillant et calme. Pas de fatigue, pas de surprise. A la manière d’un chef d’orchestre, il baisse ses bras de haut en bas, comme s’il plaquait des accords sur un piano invisible, comme s’il saupoudrait de silence l’immense place euphorique à laquelle il réclame de s’apaiser. Le silence vient. Attention ! Jean de Grandberger va parler !
Il s’élance dans le discours qu’il a écrit et répété. Mais l’inspiration l’envahit et le transporte : le premier mot d’une phrase qu’il n’avait pas préparée se propose. C’est la récompense de cette effusion de la foule et de sa communion. Je… A peine a-t-il proféré ce petit pronom que les acclamations démesurées recouvrent sa voix. Il s’interrompt. Il sait qu’il devra danser sur cette musique, glisser ses mots entre leurs cris, s’appuyer sur leur élan pour propulser sa loi dans ce pays. Et c’est ce qu’il fait, une phrase après une autre, suscitant des vivats, sous le brasier du soleil, soulevant les gens massés les uns contre les autres, caressant leur émotion, en répétant toute la compréhension du monde, je sais, je vois, je comprends, puis toute la volonté de servir, je déclare, je veux. Je veux que nous soyons frères égaux pour rebâtir demain la Terre du Sud. L’appel à la fraternité bouleverse. Les applaudissements et les cris crépitent dans l’air chaud. Personne ne réfléchit. Chaque membre de la foule est traversé par un courant d’humanité : équité, bonté, partage, ces choses qui ont manqué sont offertes à chacun, sur la grande place remplie d’hommes, de femmes, d’enfants et de jeunes militaires. Tous sont témoins de cet instant sans haine et sans brimades. Les milliers de bouches entonnent le grand chant du peuple vainqueur. Ça parle de sang et de patrie, tout ce qui fait frémir ces gens depuis quatre ans. Les regards embués se croisent dans des sourires, les mains se touchent, les sourires se sourient. C’est un rêve réalisé. Jean de Grandberger boit la joie, le peuple a bu ses paroles.
Son éloquence est prodigieuse. Elle vient de son intuition, d’un contact magique qu’il noue avec la foule, dans la passion de la soulever et de lui plaire. On met ce pouvoir sur le compte de sa voix, qui pourtant n’est pas placée, pas belle, parfois bêlante, discordante même. Plus que la voix, ce qu’elle profère transporte les âmes. Vigilante sentinelle d’un idéal, Jean de Grandberger garde le sens de la grandeur. Il électrise la foule en rejetant mesquinerie et petitesse pour placer au-devant de la scène les valeurs qui tiennent sa propre vie : l’honneur, la grandeur nationale, l’ardeur citoyenne, la fraternité entre les peuples, et l’avenir à construire comme une cathédrale. Il est à l’aise dans ce qu’il dit. Sa sincérité flamboie, tonitruante, grandiloquente, qui bouleverse parce qu’elle lave de la banalité. Des choses profondes et ressenties se trouvent dites avec les bons mots. Elles touchent. Elles suscitent l’adhésion. Jean de Grandberger pourtant n’est pas clair ou l’est sans l’être. Il se trouve clivé, tiraillé entre ses conclusions réalistes qu’il préfère taire et le rêve impossible qui plaît à la foule. Devant l’élan fraternel, il oublie les unes pour alimenter l’autre. Et il laisse chanter le peuple heureux : Qui pourra défaire le sang qui nous unit ? Ambigu, son discours dit tout ce qu’on veut lui faire dire. Il arme l’équivoque. Le général s’en inquiète lui-même, dans l’épuisante touffeur de la ville en liesse, buvant un whisky qui est une récompense, interrogeant un de ses proches, officier d’activé : Ne me suis-je pas trop engagé ? Oh non ! Hélas, mon général ! Aucune parole fatidique n’a été prononcée. Beaucoup regrettent l’absence de promesse dans ce discours habile. Pas de regrets, commande Jean de Grandberger, de la confiance et de l’obéissance ! Pour le reste, dit-il, laissez-moi faire pour le mieux sur ces bases. Je trouverai la solution la plus digne du Vieux Pays.
La folle journée se terminait. La transe retombait. L’instant de délire oublieux faisait place au jour le plus simple : jour de travail, de guerre, de peur. Jean de Grandberger était au pouvoir : aux pleins pouvoirs. Il avait fait comprendre que personne n’empiétait quand Jean de Grandberger les tenait. L’intermède historique de son retour était fini. Le Vieux Pays s’habillait de la tonalité spéciale des années Grandberger. Un homme qui dessinait une caricature du héros sur le coin d’une nappe de papier avait été arrêté dans un restaurant. L’ordre public devenait une priorité. La durée légale de la garde à vue allait être allongée. On n’était pas sur terre pour rigoler, mais pour redonner au Vieux Pays le prestige qui avait été le sien ! Quelle fantaisie, quelle passion pouvaient faire oublier la sûreté de l’Etat ?
Alice Ferney. Passé sous silence. Actes sud 2010
6 06 1958
Vive l’Algérie française
De Gaulle, à Mostaganem
Cet homme … qui subjuguait son public jusqu’à la fascination, pouvait aussi subir en retour… l’espace d’un moment… le conditionnement et le débridement des enthousiasmes populaires. Le Vive l’Algérie Française ! n’était pas prémédité. Il a fusé comme une fulgurance dans un moment d’irrésistible symbiose entre un leader et sa foule en délire.
Mohammed Bedjaoui, juriste algérien, ministre à plusieurs reprises
7 06 1958
De Gaulle nomme le général Salan délégué général du gouvernement en Algérie, charge cumulée avec celle commandant en chef en Algérie ; il le restera jusqu’au 12 décembre, quand Paul Delouvrier sera nommé délégué général du gouvernement et le général Maurice Challe commandant en chef en Algérie.
15 06 1958
De Gaulle s’adresse aux français pour assurer un succès triomphal à l’emprunt que nous allons ouvrir. L’État va engranger 324 milliards ! signe que la confiance est revenue.
Gérard Philipe est élu président du Syndicat français des Acteurs, crée le 23 septembre 1957, issu de l’implosion du Syndicat national des Acteurs, affilié à la CGT : les dissensions remontent à la Libération..
Au jeune SFA, il a donné sa popularité, son temps, fut-il volé sur la nuit, son énergie, une partie de ses économies, parfois sa loge de Chaillot après le spectacle (ce qui lui valut les réprimandes de Vilar) et même une chambre, côté rue, de son appartement de la rue de Tournon, où s’entassaient, dans un incessant cliquetis de machines à écrire et un nuage bas de tabac brun, une douzaine de camarades exaltés, qui voulaient rendre à leur art sa dignité et l’empêcher de dépérir. C’était le temps à la fois déraisonnable et raisonné où, selon son frère d’armes Michel Piccoli, le même qui était intemporel sur l’écran et la scène, se transformait dans la vie en citoyen parfaitement responsable de ses actes. Il me fascinait par sa précision et son autorité, qui contrastait avec la grâce impalpable de son visage juvénile. L’acteur-ludion avait une vraie conscience politique, une stature et une personnalité de passeur.
[…] Il ne supporte pas l’idée que, entre deux pièces, entre deux films, l’intermittent du spectacle, qui est un travailleur comme les autres, soit condamné à la misère Caligula, Lorenzaccio ou Perdican, ne sont rien sans les hallebardiers, les pages et les soubrettes qui font du théâtre un grand rêve éveillé. En mars 1958, il a adressé un courrier aux adhérents du SFA pour appeler à une grève nationale dans les théâtres privés où, contrairement au subventionné, la plupart des contrats sont léonins. Et même s’il a laissé la présidence à Echeverry, il reste membre du bureau directeur et compte bien mener jusqu’au bout la réforme des minima sociaux, des retraites, obtenir que soient réévaluées à la hausse les subventions allouées aux théâtres de province ou encore que soient payées les heures de répétition et revalorisés les cachets en vigueur dans la postsynchronisation.
18 06 1958
En l’honneur de Winston Churchill, de Gaulle ouvre à nouveau la liste des Compagnons de la Libération : il est donc le 1038° et dernier à recevoir cette décoration. Elle lui sera remise en novembre, lors d’un voyage en France.
06 1958
Mohammed Ben Lounis, dit Bellounis, Ollivier pour les français, chef d’une armée pro MNA, donc partisan de Messali Hadj, s’est allié à l’armée française à condition qu’elle ne parlemente pas avec le FLN. Il prendra ses distances avec le MNA et jouera un jeu complexe et très perso. En avril 1955, il avait créé son propre maquis, disposant vite de 1 200 fusils et de 40 000 cartouches. Un an plus tard, il aura 500 hommes. Il avait fondé au printemps 1957 l’Armée Nationale du Peuple Algérien – l’ANPA -, soutenue financièrement et militairement par le gouvernement français. Il reçoit une aide logistique qui lui permet de s’étoffer. Avec environ 3 000 hommes, il travaille dans un vaste haricot d’environ 80 000 kilomètres carrés, d’Aumale à Aflou. Son poste de commandement est à Diar-el-Chioukh, entre Bou Saada et Djelfa. Son despotisme et ses exactions avaient dressé contre lui les populations : prisonniers exécutés, partisans du FLN de même. L’armée française avait décidé de mettre fin à l’expérience : une fois chassé de Diar-el Chiouk, les Français découvriront 4 charniers où s’entassaient 505 morts. Bellounis sera tué le 16 juillet, son corps exposé sur la place publique de Bou Saada.
9 07 1958
Un tsunami du à un glissement de terrain consécutif à un séisme ravage la baie de Lituya, en Alaska.
3 08 1958
Le sous-marin atomique américain Nautilus effectue la première liaison Pacifique – Atlantique en passant sous la calotte glaciaire de l’Arctique.
4 09 1958
De Gaulle présente le projet de constitution de la V° République [5] , qui sera approuvé par référendum le 29 avec 79.25 % de oui.
Le préambule renvoie à la Constitution du 26 Août 1789, sans mentionner précisément qu’on a abandonné l’Être Suprême en cours de route… les chicaneurs s’en amuseront.
Presque cinquante ans plus tard, le texte n’aura guère changé, mais les successeurs se seront profondément ramollis : Comment le pouvoir tolère-t-il un tel abaissement ? C’est, pardi, qu’il a peur. Il redoute que la résistance corporatiste des syndicats, la contestation unique en Europe d’une extrême gauche vouée à l’utopie anticapitaliste et la passivité populaire n’emportent le pays dans des tourbillons dangereux.
De Gaulle avait cette hantise. Pour résister à une récurrente médiocrité française, il n’eut de cesse de constituer un exécutif fort pour écarter le bien national de la démagogie des partis. La V° République fût édifiée dans cette obsession. Hélas, dans la cascade de ses successeurs le marbre du fondateur est devenu une argile, une pâte à modeler. À toutes les peurs individuelles et collectives s’est ajoutée la peur de gouverner.
L’œil rivé sur la météo électorale, tenu en laisse par les caprices sondagiers de l’opinion, le pouvoir […] compatit plus qu’il ne gouverne. Il fait le beau pour complaire à d’infinies doléances qu’il comprend, excuse, partage et déplore à l’unisson. Aux afflictions du peuple, il ajoute sa commisération.
Ainsi le sceptre gaullien s’égare-t-il dans les chrysanthèmes. Ainsi, sur la V° République outragée, s’étend l’ombre portée de la IV°
Claude Imbert. Le Midi Libre 4 09 2005
Les tenants du manichéisme politique condamnent sommairement la cohabitation, inscrite dans les textes : Un des aspects de la crise du modèle politique, souvent passé sous silence, est la crise de la Constitution de la V° République inaugurée par la cohabitation, en 1986. À partir de ce moment-là, on a accepté que les Institutions fonctionnent selon la lettre de la Constitution, mais en parfaite contradiction avec son esprit. Le propos du général de Gaulle, bon ou mauvais, avait été de renforcer l’exécutif. Non seulement la cohabitation a fait fonctionner la Constitution de la V° République à l’inverse de son propos originel, en divisant l’exécutif, et donc en le paralysant, mais encore, elle a complètement vidé le système français de sa capacité représentative.
Le principe même du gouvernement représentatif est l’alternance entre une majorité et une opposition, de sorte qu’une partie de la nation se reconnaît dans le gouvernement, et une autre partie dans l’opposition. Dès lors qu’il y a une fusion au sommet, et qu’un conseil des ministres de droite est présidé par un chef d’État de gauche, ou inversement, les identifications partisanes sur lesquelles repose le gouvernement représentatif sont faussées. Et, progressivement, le sentiment que le système n’a plus aucune qualité représentative s’impose.
Toutes les aberrations électorales que nous avons connues en découlent.
Pierre Manent. Le Monde 4-5 décembre 2005
12 09 1958
Le général de Gaulle inaugure dans le quartier de la Défense le CNIT – Centre des Nouvelles Industries et Technologies – : un hymne au béton en forme de minces voiles réalisé par 5 magiciens : Robert Camelot, Jean de Mailly, Bernard Zehrfuss et Jean Prouvé pour les façades ; Nicolas Esquillan est l’ingénieur de structure, inventeur de la double coque en voile mince avec raidisseurs, comme une aile d’avion. Le bâtiment est une voûte autoportante de 22 500 m² pour seulement 6 cm d’épaisseur et 218 mètres de portée – un record du monde -. Elle repose sur 3 culées de béton de 84 tonnes, reliées entre elles par 44 tirants de câbles d’acier. Le CNIT accueillera pendant une vingtaine d’années des grandes expositions comme les Floralies Internationales, le SICOB, les Arts Ménagers, le Salon Nautique de Paris.
On n’a rien fait de semblable depuis les grandes cathédrales gothiques !
André Malraux
14 09 1958
Entretien du général de Gaulle avec le Chancelier Adenauer à Colombey-les-Deux-Églises. [extraits]
Le général de Gaulle : Je voudrais que nous parlions d’homme à homme des charges qui nous incombent vis-à-vis de nos deux pays et à l’égard du monde. Comment pouvons-nous nous aider ? Que pensez-vous de la situation mondiale ?
Le chancelier Adenauer : Il en est des peuples comme des hommes. Ils ont de bonnes et de mauvaises qualités. L’Allemagne a connu un écroulement. Cet écroulement a engendré la détresse qui, à son tour, a donné naissance à certaines forces. De vastes milieux allemands ont reconnu le danger que constituait le national-socialisme, cette doctrine athée. C’est pourquoi nous avons créé mon parti, ce qui a été une performance particulièrement délicate en face d’une population composée pour moitié de protestants et pour moitié de catholiques. La suspicion régnait dans les deux camps. Elle a disparu grâce au bien-être matériel, mais il a été difficile de maintenir la base spirituelle. C’est là une des tâches qui devra marquer notre activité à l’avenir. Il a été possible d’éliminer totalement le national-socialisme et le peuple allemand ne comprend même plus comment il a pu se laisser entraîner dans cette aventure et cette folie de grandeur qui ont marqué cette époque aujourd’hui révolue. Notre parti, et j’en suis un peu responsable, a été créé pour lutter contre ce nationalisme, ce matérialisme et ses tendances athées. Je vous dis cela pour que vous compreniez la base spirituelle de notre politique. J’ai, de plus en plus, l’espoir que la jeune génération, celle qui a aujourd’hui entre vingt et trente ans, comprend cette évolution. J’avais craint qu’elle ne la comprit pas. Je suis maintenant rassuré. La Deuxième guerre mondiale a donné naissance à deux grandes puissances, l’URSS et les États-Unis, avec à l’arrière-plan l’épouvantail de la Chine communiste. L’URSS tient actuellement dans ses griffes, outre les pays balkaniques, la Tchécoslovaquie, la Pologne et une grande partie de l’Allemagne, mais il faut avouer que nous autres Européens avions fait une politique malheureuse. C’est pourquoi l’idée européenne a gagné rapidement du terrain en Allemagne, notamment auprès de la jeunesse, de même que l’idée d’une coopération et d’une amitié avec la France existe chez les jeunes. Les raisons en sont toutes nos traditions humaines et chrétiennes. Mais il existe chez nous le voisinage immédiat de l’URSS et en outre nous ne pouvons pas toujours compter sur les États-Unis. Les Américains ont beaucoup et généreusement aidé l’Europe, mais ils sont trop rapides dans leurs bons comme dans leurs mauvais réflexes. C’est un peuple trop jeune et on ignore quelle sera l’attitude des États-Unis à longue échéance. Il y a des élections présidentielles en 1960. Il est encore possible de prévoir le résultat de ces élections, mais il y aura d’autres élections en 1964 dont personne, à l’heure actuelle, ne peut imaginer l’issue. Par ailleurs, le traité de l’Atlantique peut être dénoncé en 1968 avec un préavis d’un an. Si ce traité n’est pas prolongé en 1964 ou 1965, et s’il fait partie de la campagne électorale américaine, je ne puis vraiment pas me prononcer sur les réactions du peuple américain. Dans ces circonstances, nous devons prévoir le cas le plus grave et rendre l’Europe indépendante des États-Unis.
L’URSS n’est plus un pays communiste. C’est une dictature asiatique. J’ai suivi de près les événements en Russie, notamment son évolution économique. Mais il ne m’a pas été possible d’un déduire les voies qu’emprunterait ce pays dans telle ou telle circonstance. L’économie russe est très inégale. Certains secteurs sont bien développés, comme par exemple, celui des armements. D’autres sont négligés. J’ai eu, à ce propos, une très longue conversation avec Mikoïan, au début de l’année, à Bonn. Je lui ai dit que la vie économique en URSS était absolument désordonnée et je lui ai expliqué que cela était dû aux décisions capricieuses du gouvernement soviétique. Il m’a répondu qu’au cours des dernières année de sa vie, Staline n’acceptait plus le moindre changement. Une conversation normale avec lui était devenu impossible, mais Mikoïan était certain que tout ceci allait s’apaiser. Si le peuple russe est très passif, il ne semble pas qu’à la longue le régime puisse imposer aux masses soviétiques le niveau de vie actuel. C’est pourquoi j’ai l’impression que Khrouchtchev est sincère dans les efforts qu’il poursuit en vue d’un désarmement. Il y a trois ans, j’ai passé une semaine en Russie. J’ai vu la politique que l’on y pratique, mais j’ai surtout compris que Khrouchtchev, à cette époque déjà, craignait la Chine communiste, dont la population, m’a-t-il dit augmente de 12 millions par an et se nourrit d’une poignée de riz. Khrouchtchev a poursuivi : Ils nous sucent comme des sangsues. Aidez-nous, vous autres Allemands, à surmonter ces difficultés. Une simple carte de géographie montre que la Russie a 200 millions d’habitants, alors que la Chine en a 600 millions. Quel autre débouché que l’URSS peut-on offrir à cette masse ? Je crois que les Russes veulent désarmer mais qu’il craignent les États-Unis et surtout Forster Dulles.
Lors de ma conversation avec Mikoïan, il a abordé le problème du désarmement. Moi, je lui ai parlé de la Chine communiste et lui ai demandé quelle était l’attitude de la Russie à l’égard de ce pays. Il m’ a répondu : Nos relations sont excellentes. Nous n’avons même pas de troupes de ce côté. Toutes nos forces sont à l’Ouest. J’ai poussé plus loin : Et dans dix ou vingt ans ? lui ai-je demandé. Il n’a pas répondu. Je lui ai aussi parlé de Dulles. Il m’a dit que Dulles ne voulait pas désarmer mais qu’eux, Russes, étaient prêts à négocier, même avec lui. Ce désarmement contrôlé, aussi bien pour les armes conventionnelles que pour les armes nucléaires, est une nécessité politique, sinon nous sommes tous perdus. Mon ambition est de parvenir à un tel désarmement contrôlé. Ce n’est certainement pas Eisenhower qui pourra le négocier. Le processus exigera beaucoup d’années pendant lesquelles l’humanité connaîtra beaucoup d’inquiétudes. De toutes façons nous ignorons de quoi le monde sera fait dans quarante ou cinquante ans. C’est un fait que les grandes puissances existent et c’est la raison pour laquelle l’Europe doit s’unir et pour laquelle, aussi, en premier lieu, l’amitié et la coopération entre la France et l’Allemagne doivent être renforcées. Je me suis déjà fait le champion de cette idée dès 1925. Je suis convaincu de la nécessité absolue de cette union. Notre rôle, à nous Européens, est important dans la politique mondiale. Les liens économiques ont été les premiers à être créés, ce qui est normal, car après la guerre mondiale, les bases politiques n’existaient pas. Il s’agit aujourd’hui de les trouver.
Je voudrais maintenant parler de l’OTAN [Organisation du Traité de l’Atlantique Nord. ndlr]. L’OTAN m’a rendu malheureux. Je ne suis d’ailleurs toujours pas satisfait. Cette institution a été négligée pendant de longues années par les États-Unis. L’ancien ambassadeur américain auprès de l’OTAN est longtemps resté sans instructions. J’en ai parlé à Eisenhower, à Dulles et à certains membres du Congrès. J’ai noté quelques améliorations. Elles sont insuffisantes. Quant à la Grande Bretagne, elle poursuit une politique impossible, notamment à Chypre et à l’égard de l’Islande. La Turquie a été négligée. Et c’est cela l’OTAN ? L’appareil de politique étrangère dont disposent les États-Unis est mauvais. Aucun fonctionnaire du département d’État ne peut accéder au rang d’ambassadeur. Cette charge s’achète en finançant les élections américaines. C’est pourquoi la carrière diplomatique est peu attrayante aux États-Unis. J’ai constaté que les meilleurs éléments du département d’État quittaient le service vers l’âge de quarante ans, et entraient dans les affaires. En outre le département d’État est mal informé sur l’Orient. Nous, Européens devons essayer de conseiller l’Amérique. Lorsque Dulles est récemment venu à Bonn, nous avons parlé du Moyen-Orient et il a émis des idées qui m’ont fait frissonner. Je l’ai calmé et il m’a promis d’agir dans le sens de ce que je lui avais dit. La France et l’Allemagne doivent entrer dans l’ère du dialogue permanent. Il n’e s’agit pas de se consulter sur les cas d’espèce. Je souhaite que nos deux pays entretiennent les contacts les plus étroits et permanents sur le problèmes internationaux. Nous éviterions ainsi que les petits États puissent s’offusquer, ce qui serait le cas s’il s’agissait de contacts occasionnels. Je définirais volontiers la Grande Bretagne selon un mot d’un Américain : L’Angleterre est comme un homme riche qui a perdu toute sa fortune et qui ne le sait pas encore. Mais c’est encore une grande puissance économique et son influence est considérable auprès des États-Unis. je voudrais dire maintenant un mot de la zone de libre-échange pour anéantir le Marché commun. Moi, je crois de M. Macmillan est honnête et qu’il cherche, par ce moyen, à se rapprocher de l’Europe Je voudrais encore vous faire part de deux idées. La première c’est que je suis certain que nous pourrons surmonter la situation dangereuse qui s’est crée dans le monde et que, pour cela, nous devons opposer aux forces du matérialisme, celle du christianisme.
Le deuxième, c’est que la France doit devenir forte. La faiblesse de la France a constitué un grave danger. je vous souhaite tout le succès possible et je vous souhaite surtout longue vie pour que vous puissiez veiller à la mise en œuvre et à l’exécution de la nouvelle Constitution.
Le général de Gaulle : Le peuple français a traversé une grave maladie. Il a été un très grand peuple. Il s’est surtout cru très grand. Il s’est cru la vedette du monde. Il est vrai qu’il l’a été bien souvent. Mais il ne s’est pas adapté à la situation réelle. Il ne se console pas de ne plus être cette vedette. C’et pourquoi nous avons le communisme et l’anarchie intellectuelle dans beaucoup de milieux. La France doit trouver un nouvel équilibre moral, fondé sur des réalités nouvelles, pour redevenir une nation cohérente. La situation est meilleure aujourd’hui qu’auparavant. Il existe maintenant, en France, une bonne volonté, une sincérité à l’égard de soi-même et des autres. Il est vrai que la situation actuelle, en Europe, et surtout en Allemagne, offre au peuple français de nouvelles perspectives. La France s’est toujours sentie menacée. Elle ne l’est plus, sauf par le danger qui vient de l’Est. Ce nouvel état de choses peut susciter en France une évolution qui n’aurait pas été possible il y a vingt-cinq ans. Le peuple français n’a pas d’illusions quant à la bienveillance ou la bonne volonté des autres, notamment pour ce qui concerne le bloc soviétique, bien qu’il n’ait pas renoncé à la Russie. Il n’a pas d’illusions non plus en ce qui concerne la bienveillance et l’habileté des États-Unis. Les Américains restent les Américains. Je ne parle pas de l’Angleterre qui constitue un problème secondaire et qui reste une île.
Il existe en Europe pour la France un partenaire possible, voire souhaitable, l’Allemagne, l’Allemagne nouvelle. C’est là un miracle historique, mais ce n’en n’est pas moins un fait. On a dit de moi, en Allemagne , lorsque j’étais aux Affaires que je poursuivais une politique de grandeur, de puissance, de vengeance contre l’Allemagne. Je peux vous fournir des preuves du contraire. J’ignorais, à la fin de la guerre, le chemin qu’allait emprunter cette Allemagne. Je devais, en 1944 et 1945, protéger mon peuple contre les réactions éventuelles de la colère allemande. Je voulais que l’Allemagne ne retrouve plus jamais ses moyens d’invasion, mais non point par hostilité, et vous vous souviendrez, à cet égard que, déjà pendant la guerre, j’ai déclaré que l’Europe devrait se faire et que ce n’était pas possible sans l’Allemagne.
Et maintenant, pour nos deux pays, il n’y a pas d’autre chemin que celui que nous devons prendre ensemble. C’est un chemin très difficile. Il y a chez vous quelque chose qui gêne cette marche en commun; il en est de même chez nous. Pour vous, il y a votre séparation territoriale. la Russie tient une partie de votre territoire. On ignore par quel moyen vous pourrez obtenir la réunification de votre pays à laquelle nous sommes d’ailleurs favorables. Mais faut-il pour cela une guerre universelle ? Nous n’en sommes pas certains.
Ce qui nous gêne, pour nous, dans cette marche en commun, ce sont nos obligations, nos charges lointaines, en Afrique, à Madagascar, au Pacifique, dans les îles américaines et même sur le continent américain. Le problème est plus difficile pour nous, car touts vos intérêts se trouvent en Europe. Il existe des forces centrifuges qui nous poussent, vous vers la Prusse, et nous vers l’Afrique. Mais nous savons que le danger véritable, c’est l’Asie. Raison de plus de faire revivre l’Europe face à l’Asie. Nous devons étendre la paix vers l’Est, vers la Pologne, par exemple, qui ne doit pas rester dans des mains asiatiques. C’est vrai aussi pour la Tchécoslovaquie, pour la Hongrie, pour la Roumanie, et même, – pourquoi pas ? – pour la Russie d’Europe. Nous devons coopérer sans être l’instrument de l’Amérique, et nous devons le faire dans un cadre plus large que celui qui nous unit seulement à l’Italie et aux pays du Benelux. Nous devons attirer à nous d’autres pays. je souhaite établir avec l’Allemagne des contacts permanents. J’y suis disposé, pour l’avenir de l’Europe, donc pour le vôtre comme pour le nôtre. Il s’agit de faire toute l’Europe, ou bien il n’y aura pas d’Europe. […]
La chancelier Adenauer : Il n’est question pour personne de vouloir la réunification de l’Allemagne par la guerre. C’est exclu. Mais il y a le problème psychologique : il faut éviter que cette réunification ne fournisse à l’URSS un moyen d’agir sur l’opinion publique allemande, en se servant de la zone orientale comme d’une monnaie d’échange pour obtenir, en contrepartie, autre chose. La réunification, les problèmes polonais, hongrois, tchécoslovaque, roumain et peut-être bulgare, peuvent être réglés par une détente, grâce au désarmement contrôlé. Nous pourrions offrir à la Russie, en échange, une aide économique.
En ce qui concerne la Pologne, il y a de longues années déjà que j’ai déclaré que l’Allemagne réunifiée entretiendrait les meilleures relations avec ce pays. Il ne s’agit pas de faire une politique prussienne contre la Pologne. Moi non plus, je ne veux pas que nous soyons un instrument des États-Unis. J’ai eu même des controverses avec M. Dulles sur la politique qu’il pratiquait à l’égard de l’URSS, mais, tant que le danger existe et qu’il n’y a pas de désarmement, nous devons rester unis avec les États-Unis . Ce serait une chose terrible que les États-Unis, eux, se dissocient de l’Europe. Cependant, il faudra toujours leur dire franchement ce que nous pensons de leur politique.
MAE, SG, Entretiens et messages 1944-1966, fos 265-266. Dans les Archives secrètes du Quai d’Orsay Cinq siècles d’histoire et de diplomatie. Sous la direction d’Emmanuel de Waresquiel. L’iconoclaste 2015
19 09 1958
Au cours d’une conférence de presse tenue au Caire, Ferhat Abbas annonce la création du GPRA : Gouvernement Provisoire de la République Algérienne.
2 10 1958
Sékou Touré proclame la République de Guinée : la rupture avec la France est brutale et durable, sanction de l’affrontement de deux orgueils. Trente ans plus tard, ce pays, comblé par la nature, est encore un des plus arriérés du monde. La Côte d’Ivoire voisine, au sous sol beaucoup moins riche, a suivi la politique opposée avec la France, et s’en trouvera plutôt bien… jusqu’à la mort d’Houphouët Boigny.
Deux fortes tendances s’affrontaient alors quant à l’avenir des pays de l’AOF : le Sénégal avec à sa tête Léopold Sédar Senghor qui penchait vers une fédération de ces pays, dotée d’importants pouvoirs et La Côte d’Ivoire, avec à sa tête Félix Houphouët Boigny, partisan d’une évolution vers des indépendances qui reprennent les frontières dessinées par la colonisation : ainsi la Côte d’Ivoire n’aurait-elle pas à partager ses richesses avec des voisins plus pauvres.
Pour survivre, la Guinée, face à la politique de la terre brûlée ordonnée par de Gaulle, ira là où les portes s’ouvraient, essentiellement la Russie, et aussi Cuba, pour ce qui concerne la médecine, avec les inévitables cortèges d’inepties de toute coopération bâclée : des cargos entiers de lunettes de WC quand il n’y avait même pas de WC, des cargos de chasse-neige et que sais-je encore ! Mais Sékou Touré dans le même temps essaya aussi de faire avec ce qu’il avait, et notamment dans le domaine de la santé ; il existait bien sûr, comme dans toute société traditionnelle, tout un savoir empirique détenu par les rebouteux, guérisseurs et autres sorciers. Tout ce savoir vivait à l’état naturel, sans coordination systématique, sans théorisation : Sékou Touré entreprit de réaliser l’inventaire de tous ces savoirs, de le classer pour en faire un outil de travail susceptible d’être mis en œuvre dans le cadre d’une politique de Santé publique, et ce très important travail sera réalisé.
Quelque trente ans plus tard, MSF interviendra en Guinée précisément pour mettre en place une politique de Santé publique, mais la puissance de la médecine allopathique dans laquelle avaient été formés tous ces praticiens était telle qu’il ne fût pas question un seul instant de tenter, ne serait-ce que pour un essai, d’intégrer cette médecine traditionnelle répertoriée par le ministère de la Santé de Sékou Touré, à leur schéma global de santé publique. Tous ces french doctors – en l’occurrence des belgium doctors – venaient là parés de la bonne conscience humanitaire, mais celle-là n’allait pas jusqu’à les amener à remettre en question le champ d’exercice de leur savoir ! Il y avait là une occasion qui ne se reproduira peut-être jamais de mettre en place un système où auraient cohabité en bonne intelligence médecine allopathique et médecine traditionnelle ; le lieu était idéal pour l’expérimenter, où la pression du lobby allopathique ne pouvait être décisive, les outils administratifs pour le faire existaient, il suffisait de les dépoussiérer et il ne s’est trouvé aucun médecin de MSF, aucun médecin guinéen pour répondre à ce fantastique défi, même sur un aire géographiquement limitée : faire accepter la réalité et l’efficacité, dans des limites à déterminer, des thérapies traditionnelles par la médecine allopathique, ivre de certitude et souvent, beaucoup trop souvent, murée dans son bunker de rationalité. C’est sans doute le plus grand loupé de la médecine du XX° siècle finissant. Un tiers mondiste, deux tiers mondain avait-on alors entendu… il n’y a malheureusement là pas que du persiflage facile… Une affiche vantant l’action de l’ONG représentait un beau petit Noir regardant travailler les French doctors et disant : Quand je serai grand, je serai médecin à MSF. Mais une main qui n’avait pas besoin d’être méchante et qui se contentait d’être lucide avait barré et remplacé médecin par chauffeur.
Et encore trente ans plus tard que cette première venue de MSF, en 2014, quand une très grave épidémie d’Ebola se déclarera à Gueckedou, en Guinée forestière avant de gagner le Liberia et la Sierra Leone, Marie Billi, de l’ONG O.S.E Terr’eau de la solidarité, profondément convaincue des bienfaits du chlorure de magnésium enverra deux infirmiers maliens en Guinée avec 40 kg de nigari [le nigari, qui contient 95% de chlorure de magnésium marin, est un sous-produit naturel de la fabrication du sel de l’eau de mer] pour le proposer aux intervenants locaux, MSF refusera sèchement de donner le nigari aux malades. Le médecin responsable d’Ebola à MSF Belgique la rabrouera : C’est un sujet très sérieux et grave, il y a des protocoles scientifiques et aucune place pour le charlatanisme. Des infirmiers prendront sur eux de le faire, dans le dos des Blancs, et tous les symptômes disparaîtront dans les 24/48 heures ! Un infirmier de la Croix Rouge guinéenne se laissera entraîner, et fera de même ! mais les MSF persisteront dans leur aveuglément.
O.s.e terr’eau solidarité s/c Billi Marie, les Philippines, bat A 44, Bd Henry Sappia 06100 NICE et 692, route de Bellet, 06200 NICE
En 2008, Pierre Micheletti, alors président de Médecins du Monde prônera une désoccidentalisation des ONG, au nom d’un nécessaire rééquilibrage face à la montée des pays émergents, essentiellement Chine et Inde. Pourquoi n’y-a-t-il pas de MSF Inde ? Il est bien certain que s’il en était ainsi, les savoirs locaux seraient autrement respectés et pris en compte.
11 10 1958
La sonde américaine Pioneer I ne parvient pas à tenir son orbite et brûle en rentrant dans l’atmosphère terrestre.
23 10 1958
De Gaulle propose au FLN la paix des braves [l’aman ou reddition, doublée d’une amnistie] que le GPRA va repousser deux jours plus tard.
28 10 1958
Décès de Pie XII. Il souffrait très probablement d’un cancer de l’estomac, à l’origine d’un hoquet permanent.
Guérir d’un bon coup un hoquet tenace
[…] La myoclonie phrénoglottique, c’est le nom savant du hoquet.
Mais, tout comme il y a hockey sur glace et hockey sur gazon, il y a hoquet et hoquet. Celui qui passe au bout de quelques instants et celui qui s’installe dans la durée – des heures, des jours, des années, des décennies même, le record étant de soixante-huit ans –, le tenace, le coriace, qui résiste à tout, aux médicaments et aux méthodes de grand-mère. Vous pourrez demander qu’on vous effraye, stimuler votre pharynx, avaler deux cuillerées de sucre ou de la glace pilée, boire un grand verre d’eau, retenir votre respiration ou vous masser le sternum, rien ne changera : vous ferez toujours hic.
La solution est peut-être ailleurs, comme l’ont suggéré deux Israéliens dans une étude publiée, en 2000, par Le Médecin de famille canadien. Ces médecins y racontent l’histoire d’un homme de 40 ans qui avait mal au dos. Après avoir pris des anti-inflammatoires non stéroïdiens et vu un spécialiste des médecines dites alternatives, le tout en vain, il se décida, au bout de quelques semaines de souffrances, à consulter un vrai médecin, lequel lui injecta un petit cocktail de corticoïdes. Bien et mal lui en prirent. Bien parce que la douleur s’évanouit rapidement. Et mal parce qu’au bout de six heures se déclencha un hoquet persistant. Qui dura, et dura, et dura.
Aucun traitement médicamenteux ou folklorique ne fonctionna et notre homme devint anxieux, incapable de travailler ou de dormir. Après quatre jours de hoquet, il advint que ce brave garçon décida d’avoir un rapport sexuel avec son épouse (Je crois – hic – chérie – hic – que ça va – hic – me faire du bien). Pendant le temps, non précisé, que dura la chose, notre pauvre sujet continua de hoqueter, et l’étude ne dit pas non plus – manque de curiosité déplorable – si ces spasmes perpétuels furent un plus dans cette activité déjà assez spasmodique. En revanche, il est écrit noir sur blanc que, lorsque l’éjaculation survint, le hoquet disparut d’un seul coup. Un an plus tard, il n’était toujours pas revenu.
Les médecins non plus n’en sont pas revenus. Jamais ils n’avaient vu un cas pareil et jamais la littérature scientifique n’en avait parlé. Le mystère reste entier sur le mécanisme qui a bien pu couper l’arc réflexe du hoquet. Dans leur conclusion, tout en se demandant si la méthode pourrait aussi fonctionner chez les femmes, les deux auteurs de l’étude tentent de rester pragmatiques : Si un rapport sexuel avec un partenaire s’avérait impossible, la masturbation pourrait être tentée comme un moyen de stopper un hoquet réfractaire. On imagine déjà l’ordonnance du médecin. La bonne nouvelle, c’est que rien ne sortira des bourses de la Sécurité sociale.
Pierre Barthélémy (Journaliste et blogueur Passeurdesciences.blog.lemonde.fr) Le Monde du 25 mai 2016
Ah, si l’pape avait su ça, tralala (qui peut se chanter sur l’air de Ah Si maman savait ça tralala). Donc Pie XII pourrait être béatifié, car martyr de la chasteté.
*****
Pendant les 10 années de la terreur nazie, quand notre peuple a souffert un martyr effroyable, la voix du pape s’est élevée pour condamner les bourreaux et pour exprimer sa compassion envers les victimes.
Golda Meïr, ministre des affaires étrangères d’Israël, à l’ONU.
Ce n’était pas par conformisme religieux que s’exprimait ainsi cette grande personnalité israélienne, car sa langue était loin d’être de bois : Laissez-moi vous dire ce que nous, Israéliens, avons contre Moïse. Il nous a conduits pendant quarante ans à travers le désert pour finalement nous installer dans le seul coin du Moyen Orient où il n’y a pas une seule goutte de pétrole.
Un nouveau pape est appelé à régner : ce sera Jean XXIII, donné pour pape de transition mais qui mettra en route le Concile de Vatican II, en Janvier 59. Il faudra quand même presque trois ans de préparation avant l’ouverture, le 11 octobre 62.
3 11 1958
Inauguration du palais de l’UNESCO à Paris, construit par Marcel Breuer, Pier Luigi Nervi et Bernard Zehrfuss.
12 12 1958
Paul Delouvrier est nommé délégué général du gouvernement en Algérie, prenant donc les pouvoirs civils jusque là détenus par le général Salan.
Michel Rocard, 28 ans, a terminé l’ENA, et comme Guy Mollet, a décidé que le problème algérien n’était pas une affaire d’indépendance mais de sous-administration, toute sa promotion de l’ENA avait été envoyée en Algérie, début septembre 1958, où il avait retrouvé son ami Jacques Bugnicourt, déjà sur place en tant qu’officier SAS, qui l’avait mis au courant de l’existence de camps de regroupement des populations rurales par centaines de milliers effectués par l’armée, pour pouvoir tirer plus à l’aise au napalm dans les zones de maquis et surtout empêcher les fellaghas du FLN de retrouver le couvert et l’abri accordé par les populations. Quelques jours après l’arrivée de Paul Delouvrier à Alger, Michel Rocard parvient à l’informer de l’existence de ces camps de regroupement. Il obtiendra une couverture pour terminer officiellement son enquête et le rapport demandé par Paul Delouvrier.
Pendant ces trois mois – septembre, octobre, novembre 1958 -, nous sommes vraiment tout seuls à essayer d’en voir le plus possible dans les nombreuses régions concernées par les camps. On part très tôt le matin, en se levant à quatre heures, quatre heures et demie, pour être à pied d’œuvre dès la levée du couvre-feu à cinq heures. On s’approche le plus possible des camps, chose assez facile puisque souvent il n’y a pas de barbelés : les gens crèvent de faim, mais ils ne savent plus où aller. Le problème le plus dramatique de ces regroupements, c’est que l’armée a oublié les troupeaux, les poulets, les récoltes. Les militaires qui surveillent ces populations se montrent plutôt débonnaires et navrés. Le touriste de passage, surtout habillé en haut-fonctionnaire et accompagné d’un officier en uniforme, n’inspire de fait pas de méfiance.
[…] Notre première tâche, avant même la description des camps, est l’évaluation numérique. En comprenant vite qu’il ne faut pas rester trop longtemps, juste celui de compter baraques et maisons, lorsqu’il y en a. Nous notons les lieux, gardons les traces de ces dénombrements et, pendant les premiers mois, réalisons ces repérages sans nous présenter à personne, et dans la plus grande incertitude sur ce que nous allons faire de ces informations.
[…] Nous travaillons essentiellement dans les arrondissements et départements d’Orléansville, de Tiaret, de Blida, parce que Jacques Bugnicourt se trouve sur place et qu’il est difficile d’aller plus loin […] Au moins je peux connaître, informer, dénoncer. Il y a aussi une urgence : avec Paul Delouvrier, nous nous sommes mis d’accord sur la réalisation rapide de l’enquête. Les gens meurent de faim, je suis comptable de toutes ces vies aussi longtemps que je n’ai pas fini. […] Une fois l’enquête suffisamment avancée pour établir des faits objectivement irréfutables, je rédige mon rapport et son annexe statistique destinée à donner les clefs du dénombrement. On frise le million, alors que personne n’en a entendu parler. Un million de personnes dans des mouroirs !
Michel Rocard. Si ça vous amuse. Flammarion 2010
Le rapport aura la vie chaotique d’un enfant non désiré : des fuites l’amèneront à la presse : c’est le scandale, Mgr Rodhain, fondateur du Secours Catholique, dit son indignation, l’assemblée générale de l’ONU de même ; cela va accélérer l’urgent changement du système : 100 millions seront débloqués pour nourrir ces populations et l’armée devra recevoir l’autorisation expresse du délégué général pour tout nouveau regroupement.
21 12 1958
De Gaulle est élu président de la République Française, par un collège de 80 000 notables, qui lui accordent 78.5 % de leurs voix.
Son physique hypnotisait. Personne n’avait jamais rien vu de pareil chez un homme : ni la formidable stature, ni le maintien souverain, ni le visage, aussi étonnant que disgracieux, avec des oreilles comme deux nageoires atrophiées sur un mammifère marin, et le nez important sous ce front proéminent qui écrasait les sourcils vers le bas (la longue habitude du képi ayant dû accroître ce trait). Et malgré tant de disharmonie, il fallait admettre le charisme, l’ascendant, l’idée glorifiée de lui-même et de son vieux pays. Il représentait ce pays ! Jean de Grandberger [il s’agit bien sur de de Gaulle. ndlr] était une exception physique, intellectuelle, historique, et c’était bien ainsi qu’il se vivait, désormais. Quel triomphe ! Quelle malice de la vie ! Si longtemps enfermé dans ce grand corps mal foutu, avec ses longs bras et ses pieds immenses, il était de ces timides qui ont apprivoisé leur carcasse. Dans cette bataille personnelle, il avait acquis le souci d’impressionner. Il faisait tout pour cela. C’était inattendu et camouflé, mais il travaillait ses effets. N’avait-il pas payé pour apprendre que l’aspect physique n’était ni indifférent ni anecdotique. Non seulement l’apparence faisait partie de son personnage, mais elle le créait. Au final, sa présence était si intense qu’il pouvait susciter des paniques. Le général ne l’ignorait pas. Lorsqu’il était de mauvais poil, il en faisait des railleries. Mais il possédait une vraie sensibilité. Les autres l’intéressaient. S’il s’émouvait, il préférait ne pas le laisser voir. La bienveillance était réelle, qui souhaitait une parole simple et vraie, que les gens donnent un bel vais, ce qui n’ôtait rien à l’injonction exigeante d’être perspicace et complet. Les affaires du monde, le général les cernait par toutes les intelligences. Il ne faisait l’économie d’aucune clairvoyance.
Alice Ferney. Passé sous silence. Actes sud 2010
Il n’avait pas d’os. Ses vêtements paraissaient flotter sur lui. Le regard, la peau du visage, les mains au bout des longs bras, ça flottait. Il flottait sur la France à grands coups de miracles, comme l’Autre marchait sur les eaux.
Jean Cau. Croquis de mémoire Julliard 1998.
8 12 1958
De Gaulle annonce aux français les sacrifices qu’il va falloir consentir pour redresser les finances du pays : les mesures ont été élaborée par Jacques Rueff avec l’assentiment d’Antoine Pinay, ministre des finances, et approuvées par un conseil des ministres deux jours plus tôt qui ne dura pas moins de dix heures ! la pilule est amère : 400 milliards d’économie à réaliser dans les dépenses publiques, de fortes hausses d’impôt, des coupes dans les subventions, la surveillance des prix, la libération des échanges pour 90 % des produits, une dévaluation de 25 % et la création d’une nouvelle monnaie. Petite perversité pour contrôler les très probables grogne et manifestations : les retraites des anciens combattants sont supprimées : 100 000 d’entre eux descendent effectivement dans la rue : on rétablit alors les retraites des poilus de la 1° guerre mondiale et tout le monde rentre à la maison.
29 12 1958
À Cuba, les élections de novembre ont été un fiasco avec des records d’abstention et de fraude. Les deux colonnes de Fidel Castro, emmenées par Guevara et Cienfuegos ont pris depuis plusieurs jours le contrôle de Las Villas, dans le centre de l’île. Batista et ses proches s’enfuient. Guevara et Cienfuegos arriveront à La Havane trois jours plus tard.
31 12 1958
Instauration des assurances chômage ASSEDIC: ASSociation (1901) pour l’Emploi Dans l’Industrie et le Commerce.
12 1958
Pour ses découvertes concernant la recombinaison génétique et l’organisation du matériel génétique des bactéries, l’américain Joshua Lederberg partage le Nobel de médecine avec ses compatriotes Georges Wells Beadle et Edward Lawry Tatum. Dans son discours, il parle de sa femme Esther Mary Zimmer, présente dans la salle, comme d’un fidèle soutien quand en fait, travaillant conjointement avec les trois autres, elle avait été la première à identifier ces processus. La muflerie tiendra encore le haut du pavé pour quelques décennies.
1958
Aden au Yémen, est encore le deuxième port mondial, derrière New York, en termes de trafic maritime.
Hervé Bazin a déjà en tête les dernières élégantes variations d’une misogynie que les soubresauts de 1968 mettront à mal : Cette langue est absolument complice du sexe opposé. Nous sommes floués, nous les hommes, par le lexique. Que la terre, la mer, comme la plaine soient du féminin, on veut bien : ce sont, à l’horizontale, de grandes fécondes, au-dessus de quoi l’air, le feu, l’arbre, l’oiseau, qui se dégagent à la verticale, sont correctement masculins. Mais le reste, hélas ! Devrait-on parler de mère patrie quand ce sont les hommes qui se font tuer ? Pourquoi l’amour est-il masculin au singulier (où il est ambigu), féminin au pluriel (où il est noble) ? Pourquoi la passion, l’émotion, la sensibilité sont-elles féminines, tandis que nous sont laissées le rut, le sexe, ces grands sales ? Pourquoi la vertu en face du vice ? L’humilité, la charité en face de l’orgueil et de l’égoïsme ?
Creusez la question, et bientôt vous verrez se dégager une règle : le masculin dégrade.
À la Nation s’oppose l’État, réalité plus rude (quelque chose comme son mari). C’est baisser dans l’ordre des valeurs que passer de la fortune à l’argent, de la contribution à l’impôt, de la puissance au pouvoir, de la vocation au métier, de la volonté à l’entêtement, de la justice au droit, de la destinée au sort. Vive la République ! A bas le gouvernement ! Sublime est la parole, mince le propos, vulgaire le bagou …
[…] Je te signale tout de même un oubli, singulier de leur part : elles nous ont laissé le bonheur. Pardi ! Ce n’est qu’un mythe. Je penserai à la joie que donnent si bien les Annick.
Hervé Bazin. Le Matrimoine 1967
Lequel Hervé Bazin ne faisait ainsi qu’exprimer des choses qui étaient dans l’air du temps : circulait alors l’histoire suivante : Il y a trois choses qu’une femme sait faire avec trois fois rien : un chapeau, une salade, et une scène de ménage.
Mark Twain
_________________________________________________________________________________
[1] Le téléférique de l’Aiguille du Midi fonctionne alors à 99 % pour acheminer les skieurs qui font la Vallée Blanche. On respecte encore les règles qui veulent que le ski hors-piste ne se pratique que lorsque les abondantes chutes de neige de l’hiver ont pratiquement cessé, que la neige a eu le temps de se tasser et, en l’occurrence, de boucher les crevasses par des ponts de neige : tout cela nous amène au printemps, – d’où l’expression ski de printemps – c’est-à-dire fin mars début avril. Donc, en hiver, on ne fait pas la Vallée Blanche et donc le téléférique de l’Aiguille du Midi ne fonctionne pas. Mais, comme on ne veut pas refuser à des alpinistes qui veulent faire des hivernales la facilité d’approche que représente ce téléférique, on le met en route seulement pour eux, ce que l’on nomme des bennes spéciales, dont ont donc bénéficié en décembre 1956 Claude Dufourmantelle, Xavier Cazeneuve, puis Jean Vincendon et François Henry, huit jours plus tard.
[2] il est regrettable que Patricia Jolly n’ait pas estimé indispensable de faire relire ses articles par des professionnels du thème traité, en l’occurrence, la montagne en hivernale : cela lui aurait évité d’user de ce qualificatif pour le moins inapproprié : dans 80 centimètres, un mètre de neige fraîche, on n’est pas bon glisseur ou piètre glisseur, cela ne signifie absolument rien, on se trouve simplement dans une pente qui permet de glisser ou ne le permet pas, car la résistance exercée par la neige sur les deux jambes freine le skieur. Aussi, en cas de couche très importante, il faut une très forte pente pour glisser et comme, dans la Vallée Blanche, il n’y pas pratiquement pas de très forte pente [sauf au départ de l’Aiguille du Midi] eh bien, on ne glisse pas. Ce n’est pas plus compliqué que cela. Et des sacs très lourds ne font évidemment qu’aggraver l’affaire : plus on est lourd et plus les skis s’enfoncent dans la neige fraîche. Le terme de glisseur est utilisé parfois en compétition, car il s’est révélé que certains coureurs avaient un talent particulier pour glisser – en donnant au ski la position idéale – : mais de toutes façons c’est une histoire qui joue au plus sur des dixièmes de seconde, voire des centièmes, en général dans des conditions où la piste n’est pas très rapide. Et cela n’a rien à voir avec le ski en haute montagne.
[3] Que ne lui a-t-on donné du gattilier, le Vitex agnus-castus communément appelé Arbre au poivre, ou Poivre de moine, dont les baies baies étaient connues pour leurs propriétés anaphrodisiaques : elles étaient utilisées pour calmer les ardeurs sexuelles des uns et des autres mais souvent des moines et des prêtres, version ancienne du bromure chimique.
[4] L’attribution d’un nom à une rivière, un fleuve, répond en principe à des critères géographiques relativement précis, le premier d’entre eux étant sa longueur de la source à la première confluence ; mais son débit à cette première confluence est lui aussi un critère important ; ainsi, en commençant par le plus connu, le Nil, il est légitime de dire qu’il prend sa source en Éthiopie, car, le Nil Bleu, à sa confluence avec le Nil Blanc à Khartoum, a un débit beaucoup plus important que le Nil Blanc, dont une bonne partie des eaux se sont évaporées dans les immenses marais en amont de Khartoum. Pour ce qui est de la Durance qui prend sa source au Montgenèvre, à sa confluence avec la Clarée, juste en amont de Briançon, elle a d’une part une longueur bien moindre que la Clarée, mais aussi un débit nettement inférieur ; et donc, elle devrait normalement cesser de se nommer Durance à cette confluence, alors remplacée par Clarée jusqu’à sa confluence avec le Rhône, en Avignon.
[5] laquelle ressemble comme une sœur à celle élaborée par le colonel de la Roque, fondateur des Croix de feu avant la guerre.