Publié par (l.peltier) le 28 août 2008 | En savoir plus |
2 01 1959
Fidel Castro entre dans Santiago de Cuba, tend la main aux officiers qui n’ont pas les mains tachées de sang, et déclare ensuite que le peuple a élu Urrutia [un juge] président.
Le satellite russe Luna 1 s’approche à 5 965 km de la lune puis s’en va tourner autour du soleil.
4 01 1959
Dans les mois précédents, deux événements de taille avaient agité les consciences africaines : un congrès à Accra, au Ghana, indépendant depuis plus d’un an et dont le président Kwane Nkrumah incarnait le panafricanisme, le rêve d’une Afrique libre, pacifique et solidaire : Patrice Lumumba s’y était rendu. Mais encore, second événement, l’exposition universelle de Bruxelles en 1958. Nombre de Congolais s’y étaient rendus, et avaient fait connaissance : dans un pays presqu’aussi grand que l’Europe, bien rares étaient les occasions de faire connaissance d’une province à l’autre. Les paysans connaissaient les villages voisins, les citadins connaissaient un petit pourcentage des habitants de leur ville, mais on voyageait dans l’ensemble très peu et donc, bien des Congolais durent attendre une manifestation comme celle de Bruxelles pour se rencontrer, se parler, bref… se frotter à autrui.
L’Abako – Association des Bakongo pour l’unification, la conservation et l’expansion de la langue kikongo -, fondée en 1950 est devenu à partir de 1955 le principal mouvement politique congolais en faveur de l’indépendance ; il a remporté un franc succès lors des premières élections [communales] sur le territoire, limitées il est vrai aux plus grandes villes. Un meeting était prévu à Léopoldville dans l’après-midi, qui sera annulé au dernier moment par le bourgmestre qui craignait des échauffourées.
Le même jour, Patrice Lumumba, brillant orateur et charismatique intellectuel de 33 ans, présentement vendeur de bière en gros avait été invité par un nouvel ami : Joseph Désiré Mobutu, jeune journaliste de 28 ans. Ils veulent ignorer l’annulation du meeting et s’y rendent sur le scooter de Mobutu. Kasavubu, le président de l’Abako s’efforce de justifier auprès des militants venus nombreux l’annulation du meeting.
Pas loin de là se déroule au stade Roi-Baudouin un match de foot important du championnat congolais.
Un incident se produit alors entre un chauffeur blanc d’un gyrobus (à énergie électrique, se rechargeant à chaque arrêt par ses antennes sur le toit) et un militant de l’Abako et cela dégénère, surtout que la fin du match libère le stade, dont les spectateurs viennent soutenir les militants de l’Abako. Les voitures des Blancs sont attaqués à coup de pierres, fenêtres brisées, incendies un peu partout, pillages ; on entend partout Dipenda – Indépendance -, Attaquons les Blancs. Les églises catholiques et les écoles missionnaires sont saccagées, les boutiques des Grecs et des Portugais sont pillées. Il faudra quatre jours à l’armée pour reprendre le contrôle de la situation ; bilan du coté congolais : 47 morts et 241 blessés.
8 01 1959
Fidel Castro entre à La Havane à la tête de milliers de guérilleros, – ils étaient une douzaine deux ans plus tôt – ; à la fin de son long discours, une colombe se pose sur son épaule : il n’est plus seulement l’homme fort de la Révolution : il en est l’incarnation. Dans un premier temps, il rassure les Américains qui possèdent 40 % des plantations de sucre du pays, et importent plus de la moitié de la production (5,8 millions t. en 1959). Mais les relations ne feront que se dégrader : Fidel Castro n’attendra que 5 mois pour exproprier toutes les entreprises étrangères de sucre.
Des tribunaux spéciaux sont mis sur pied, avec une instruction sommaire et l’exécution rapide de quelques 200 sbires de Batista. Le 7 février la gouvernement abolit la Constitution de 1940 et le 16 Fidel Castro devient premier ministre. Si une sentence du tribunal ne lui convient pas, il la corrige. Le 17 juin, le président Urrutia est poussé vers la sortie : Cuba est parti pour un demi-siècle de dictature. Il fait fermer la grande Alliance française de La Havane, que Che Guevara fait rouvrir dès le lendemain ; à l’ambassadeur de France qui s’interrogeait devant ce dernier sur l’origine de la qualité de son français, il répondra : J’ai appris la langue de Molière à l’alliance française de Rosario, en Argentine.
Herbert Matthews, qui, quoi qu’il en dise, avait une bonne part de responsabilité dans le succès de Fidel Castro, aura, de ce fait même une fin de vie bien agitée : menaces de mort, alerte à la bombe, exclusion des Associations de journalistes. En 1965, Eisenhower l’accusera d’avoir, presque à lui tout seul, fait de Castro un héros national. Il restera dans le collimateur des conservateurs jusqu’à sa mort, en 1977.
13 01 1959
Le gouvernement belge et le roi Baudouin publient une déclaration relative aux événements du Gongo dix jours plus tôt : Notre ferme résolution est aujourd’hui de conduire sans atermoiements funestes, mais sans précipitation inconsidérée, les populations congolaises à l’indépendance dans la prospérité et la paix.
Le roi Baudouin
Indépendance sera bientôt là.
Indépendance sera bien tôt parmi nous.
Bwana Kitoko [Baudouin] l’a affirmé.
Et les chefs blancs l’ont affirmé aussi.
Indépendance sera bientôt là.
Indépendance sera bientôt parmi nous.
25 01 1959
Tout fraîchement élu, le pape Jean XXIII annonce trois décisions à 17 cardinaux :
27 01 1959
L’Italien Cesare Maestri – l’araignée des Dolomites – et l’Autrichien Toni Egger – as de la glace – se lancent dans l’ascension du Cerro Torre dans la cordillère des Andes de Patagonie : la plus belle montagne qui soit, du granite, malgré sa relativement faible altitude – 3 133 m -. La plus belle… disons aussi belle que les Drus. Dommage que le mot n’ait pas été féminin, avec une telle classe….talon, aiguille… magnifiques photos sur Google.
Un troisième homme, Cesarino Fava les accompagne au pied des premières difficultés et rentre au camp de base. Le 2 février Cesare Maestri est de retour au camp de base, mais seul. Toni Egger, dit-il a été emporté par une avalanche, en descendant du sommet. En 1974, une expédition anglo-américaine, attirée par un renard fort occupé, retrouvera son corps en 1974, bien éloigné du probable lieu de l’accident.
Des analyses minutieuses de son récit, des comptes-rendus d’autres Italiens ayant fait le Cerro Torre ultérieurement, concluront que Cesare Maestri n’est pas allé au sommet du Cerro Torre… Beaucoup de restes de son passage jusqu’à un certain passage, puis, plus rien… Vexé de ces remises en question, il y retournera en 1970… muni d’un compresseur Atlas Copco, sponsor de l’expédition, de 80 kg ! et malgré trous, il arrivera au sommet du rocher mais non de la calotte de neige et glace qui fait le sommet le 2 décembre 1970 ; il laissera à cette voie par l’arête sud-est juste un nom qui fait plus penser à une Mercedes qu’à une montagne : la voie du compressor, que David Lama, un autrichien surdoué de père népalais et de mère autrichienne gravira en libre en 2013. Reinhold Messner fera un film sur le Cerro Torre en 2020, centré essentiellement sur la tentative de 1959 avec un Toni Egger en casquette de ville dans les tempêtes de neige ! … etc
Mais l’homme, touchant dans sa sincérité, – Dino Buzzatti sera le premier à le dire -, restera très populaire. Après tout un pays qui a inventé le se non e vero e ben trovato, ne peut pas tenir vraiment rigueur d’un mensonge, aussi énorme fut-il. Ceci dit, quels qu’aient été ses qualités de grimpeur, avec pareil pedigree, il ne fera jamais parti du panthéon des alpinistes. Ce qui lui manque, c’est la classe. La classe, c’est ce qu’auront trois françaises, guides de haute montagne, en février 2024 quand elles en viendront à bout, après avoir attendu une fenêtre météo favorable pendant quarante jours : la Drômoise Lise Billon, la Chamoniarde Fanny Schmutz et la Haut-Alpine Maud Vanpoulle. Trois jours d’ascension, deux bivouacs en paroi, 1 000 mètres d’escalade et 28 longueurs entre glace et rocher (7a/+ obligatoire sous le sommet).
André Le Troquer, ancien président du sénat, 2° personnage de l’État, est inculpé dans l’affaire des ballets roses : il sera condamné à un an de prison avec sursis le 10 juin 60. (En 1920, c’était déjà un Le Troquer qui était ministre des Travaux Publics, supervisant les ventes de surplus de guerre américains, toile de fond de l’affaire Seznec.)
01 1959
Fortuné Donnedu, 19 ans, est reçu major au CAP – Certificat d’Aptitude Professionnelle – de mineur. Sa composition française lui a valu un 16/20 : elle dit aussi bien [sinon mieux] que bien des rapports l’évolution du métier :
On dit que la mine se modernise. C’est une chose vraie ; étant mineur moi-même et succédant à mon père qui y fut pendant longtemps, je puis faire une très nette différence entre la mine d’hier et celle d’aujourd’hui en comparant simplement les récits de mon père et ma vie de mineur actuelle.
Il me disait: Dans le temps, le charbon se faisait au pic. Il était chargé dans les berlines directement à la taille. Le soutènement était fait de bois ; il fallait façonner les bois à la hache, travail dur et pénible comparé à celui d’aujourd’hui.
Maintenant les tailles sont munies de rabots, de haveuses, de marteaux piqueurs : le déblocage des produits se fait par convoyeurs blindés, à bandes; les chevaux d’antan sont remplacés par des locotracteurs beaucoup plus puissants.
Le charbon est maintenant injecté d’eau car le rendement est beaucoup plus grand et la poussière est proportionnelle à celui-ci ; heureusement, il y a de l’eau pour la diminuer. Le boisage en taille est métallique, beaucoup plus rapide et résistant que le bois.
Dans les bowettes [galeries], la foration à sec est supprimée, le mineur ne charge plus les produits à la pelle, comme en taille. Le soutènement en bois a été remplacée par le soutènement métallique.
Je pense que la modernisation dans les mines est une très belle chose, car la France a besoin de charbon et le rendement a augmenté énormément. Et pour nous, finis les travaux de manœuvres : la mine fait appel aux ouvriers spécialisés : électromécaniciens, agents de maîtrise, conducteurs de rabots etc. La modernisation permet aux mineurs de s’élever. Avant, ce métier était rude, sans avenir, maintenant il est noble. Oui, je crois que la mine continuera à se moderniser pour augmenter la sécurité et le rendement. Elle réussira à supprimer un jour la maladie professionnelle et à avoir un rendement suffisant pour combler le déficit actuel.
La modernisation revient très cher aux houillères, mais lorsque tout sera au point, elle leur fournira un grand bénéfice.
Hélas, la garçon n’aura pas le temps de faire carrière : il sera victime quelques mois plus tard d’une poussée de grisou qui fera éclater le front d’abattage.
On ne peut certes pas demander à la dissertation d’un garçon de 20 ans les prévisions les plus justes possibles sur l’avenir du charbon dans l’économie française, et de fait, l’état des connaissances à cette époque, permettait déjà de deviner que l’optimisme presque béat du jeune homme s’appuyant sur un très réèl progrès des techniques, allait être battu en brèche par la réalité : tout d’abord, la connaissance géologique qui révèle que le bassin houiller du Nord est moins riche de réserves que ce que l’on avait commencé par croire, et puis l’arrivé du pétrole, plus facile d’extraction, plus facilement transportable avec le développement des transports maritimes et terrestres, moins couteux en termes de santé…
À l’origine, on croyait que le bassin houiller du nord était un synclinal simple mais, en 1912, un géologue barrois reconnut qu’il s’agissait de plusieurs synclinaux séparés par de grandes failles de chevauchement. Jusqu’en 1950, ce schéma restera admis avec quelques retouches et laissera supposer d’importantes réserves en profondeur. À partir de 1950, une campagne décisive de sondages profonds destinés à vérifier l’existence de ces ressources supposées fut entreprise. Ces sondages montrèrent que que, dans le Pas-de Calais, la faille Pruvost s’aplatissait fortement en profondeur. Ce fut une grave désillusion
Ainsi, l’évaluation plus fine des ressources se révéla désespérante. En seize année, de 1956 à 1972, nous avions perdu 1 700 millions de tonnes.
Augustin Viseux Mineur de fond Terre Humaine Plon 1991
1 02 1959
En Suisse, une proposition de loi visant au droit de vote des femmes est rejetée par référendum d’initiative populaire : 654 924 contre, 323 307 pour.
17 03 1959
Le sous-marin nucléaire américain Skate fait surface au pôle Nord : il y disperse les cendres de Wilkins qui avait fait cette tentative en 1931 à bord du Nautilus.
26 03 1959
Le Dalaï Lama, alors dans son Palais d’été, avait reçu des Chinois une invitation à se rendre, sans son garde du corps, sans ses ministres, à une représentation de théâtre au sein du quartier militaire chinois : pour les Tibétains, cela sentait par trop la tentative d’enlèvement et le Dalaï Lama préféra décliner l’invitation en faisant répondre que la foule entourant son palais l’empêchait de le quitter : en fait il avait déjà pris le chemin de l’exil en partant pour Dharamsala, en Inde. La foule stationnée devant le Palais d’été ne se dispersa pas et les Chinois se mirent à le bombarder : on parle de milliers de morts… La répression dans les vingt ans qui suivent, fera 1,5 million de morts, pour un pays de 6 millions d’habitants. Plus de 6 000 temples et monastères auront été détruits. En l’an 2000, les Tibétains, sur leur territoire, ne seront plus que 6 millions contre 7.5 millions de Chinois.
18 04 1959
Le Monde publie de larges extraits d’un rapport sur les camps de regroupement en Algérie rédigé par un jeune inspecteur des finances de 28 ans : Michel Rocard. C’est la première fois que l’existence des camps de regroupement – 1.8 million de personnes – est portée sur la place publique.
04 1959
La Peugeot 403 est la première voiture française de série à être équipée d’un moteur diesel. 40 ans plus tard, le diesel représentera 40 % des immatriculations.
15 05 1959
Orfeu Negro de Marcel Camus, obtient la Palme d’or du Festival de Cannes.
20 05 1959
Début des travaux du tunnel sous le Mont Blanc.
26 06 1959
Inauguration du canal du Saint Paul, qui relie l’océan Atlantique aux Grands Lacs américains, financé à 80% par le Canada (750 m. $).
5 07 1959
Rattachement de la Sarre à la République Fédérale d’Allemagne.
11 07 1959
Le festival folk de Newport emmène Joan Baez, 18 ans dans les sommets de la chanson : elle ne les quittera plus. Un peu plus tard, elle aura un coup de fatigue momentané, qui la fera se confier à son père adoré : je crois que je vais faire autre chose… j’ai envie de changer, ce qui lui avait valu une quasi engueulade : ne fais jamais cela, ma fille chérie, ne fais jamais cela. Dieu t’a donné cette voix unique, merveilleuse, tu ne peux pas, tu ne dois pas mettre ce talent sous le boisseau. Et pour notre plus grand bonheur elle écoutera son père. Après avoir enchanté le monde, après lui avoir donné envie de se mettre debout pour mettre à terre l’injustice, la bêtise et la cupidité, elle vieillira magnifiquement, comme toutes les grandes dames, élégante et chaleureuse. La grande classe… certes, mais le mot ne suffit pas… il y a, que ne dit le mot, quelque chose comme une flamme… que rien ne saurait éteindre.
Puis j’ai emmené Bob dans toutes mes tournées, et les gens ont fini par être fascinés par notre duo. Bob m’aidait à exprimer mon sex-appeal. Moi, je le faisais prendre conscience de son charisme. Je lui apportais la mélodie. Il me donnait la folie de ses phrasés. J’ai touché le ciel du doigt en interprétant avec lui We Shall Overcome, l’un des plus beaux hymnes pacifistes, avec Imagine, de Lennon.
Joan Baez
Je planais rien qu’à la regarder, et sa voix montait jusqu’à Dieu, dira Bob Dylan, un temps son compagnon. Elle pouvait vous jeter un sort. Elle était une enchanteresse.
De là à penser que s’ils ont fini par rompre, c’est que Bob avait la trouille de Joan, il n’y a qu’un pas que chacun est à même ou non de franchir.
17 07 1959
Billie Holiday s’en va. La voix de Billie était sans technique, ne possédait qu’un faible registre et un timbre voilé. Pourtant rien de tout cela ne nuisait à la fluidité, à la pulsion, à la justesse qui la caractérisait. Son phrasé, tout en suspense et en surprise, sa façon de démembrer une mélodie et d’étirer les mots nimbaient de sensualité des chansons qui mettaient à nu son mal de vivre, sa désagrégation dans l’alcool et la drogue. Le génie de Billie repose sur le souffle de la passion, et il ne s’acquiert pas en travaillant mais en aimant et en morflant. Dans son autobiographie, bizarrement titrée Lady Sings The Blues alors qu’elle n’a quasiment jamais chanté de blues, publiée en 1956, elle écrit : Vous pouvez vous habiller jusqu’aux nichons dans du satin blanc, mettre des gardénias dans vos cheveux sans voir une canne à sucre à l’horizon, et cependant vous sentir comme une esclave dans une plantation… C’est pour cette souffrance qu’elle restera à jamais la diva du jazz, la lady du jazz, la Callas du jazz, la Voix du jazz.
La vie de Billie Holiday démarre mal : misère, viol, prison, prostitution. Et s’achèvera de même. Le jazz, elle le découvre dans un bordel de Baltimore où la mère maquerelle lui laisse écouter sur le phonographe du salon Louis Armstrong et Bessie Smith. A 13 ans, elle rejoint sa mère à New York, où elle se retrouve call girl avant de se faire pincer par la police, qui l’envoie quatre mois en prison. À sa sortie, elle pousse la porte d’une boîte de jazz, le Pod’s & Jerry’s, pour passer une audition de danseuse. C’est une catastrophe. Heureusement, le pianiste lui propose de chanter, et c’est tout de suite le miracle. Quelque temps plus tard, le critique et producteur John H. Hammond, qui découvrira ensuite Bob Dylan, la remarque et lui fait enregistrer, à 18 ans, son premier disque avec Benny Goodman. Ensuite, c’est le big band de Count Basie où elle se lie avec le saxophoniste Lester Young, qu’elle surnomme Prez, abréviation de Président, parce qu’il est pour elle le plus grand bonhomme du pays. Lui la baptise Lady Day. Le jeu de miroir entre le son âpre et languide de Lester et la voix de Billie accouchera de la quintessence de la dramaturgie vocale. Et d’airs qui vont entrer dans l’inconscient collectif : Strange Fruit, Lover Man, God Bless The Child, Travelin’Light, I’ll Wind… Billie qui n’a jamais appris la musique, vit littéralement ses chansons. Comme à la fin de Strange Fruit, poignante mélodie sur le lynchage, où elle prononce les mots bitter crop (l’amère moisson des cadavres) et où sa voix se brise en un sanglot…
Les Golden Years, durant lesquelles sa voix n’a encore subi aucune altération, s’étendent de 1933 à 1941. Ce qui se passe ensuite transcende la problématique de la musique pure pour relever du domaine fragile de l’émotion. Je pense que tout ce que je chante fait partie de ma vie, expliquait-elle. Elle avait mal et ne l’acceptait pas. La clef de l’énigme est sans doute là. Avec en prime un sens tragique de la grâce. En mourant, le 17 juillet 1959, gardée par deux policiers dans un hôpital de Manhattan, elle entre dans la légende.
Elle avait 44 ans et la justice venait de lui interdire de chanter en public.
[…] Les plus belle phrases sur Billie Holiday ont sans doute été écrites par Françoise Sagan. Le titre de son premier livre, Bonjour Tristesse, était d’ailleurs un clin d’œil au morceau Good Morning Heartache, interprété en 1946 par la chanteuse.
Les deux femmes se rencontrèrent la première fois, en 1956, dans une boîte sordide d’une petite ville du Connecticut : Elle n’était pas encore pour nous la voix douloureuse de l’Amérique noire mais plutôt la voix voluptueuse, rauque et capricieuse du jazz à l’état pur. Nous avons pleuré à verse ou ri de plaisir en l’écoutant. Et deux ans plus tard, en novembre 1958 à Paris : C’était Billie et ce n’était pas elle, elle avait maigri, elle avait vieilli, sur ses bras se rapprochaient les traces de piqûres-.[…] Elle chantait les yeux baissés. Elle se tenait au piano comme à un bastingage par une mer démontée.
Dans son livre, Avec mon meilleur souvenir, (Gallimard, 1984), l’écrivain explique que toutes les étapes du destin tragique de Lady Day se révèlent à travers son chant : C’était une femme fatale, dans le sens où la fatalité s’en était prise à elle dès le départ et ne l’avait jamais quittée ; et ne lui avait laissé comme seule défense, après mille blessures et mille plaisirs également violents, que cette intonation humoristique dans la voix : cette note bizarrement rauque quand elle était partie très loin, ou très bas, et qu’elle revenait brusquement à nous par le biais de son petit rire gouailleur et de ses yeux orgueilleux et craintifs. Certes, l’alcool, la drogue, les déboires sentimentaux, la dépression, les incarcérations pour infraction à la loi sur les stupéfiants ont cassé sa voix, qui est devenue plus rauque presque rocailleuse. Peu importe. Pour Sagan, le sentiment, les pleurs, les détresses, les matins chagrins et les soirs noirs lui donnent une dimension tragique, simplement en fermant les yeux et en laissant jaillir de sa gorge cette sorte de gémissement amusé, cynique et si profondément vulnérable…
Qu’ont en commun la chanteuse et la romancière ? Peut-être cette anxiété masquée par une nonchalance bizarre et ensorcelante, plus sûrement une même façon, murée et grelottante, d’exprimer la dignité et la liberté en dépit de tout. En d’autres termes, le swing.
Yann Plougastel. Le Monde 24 avril 2009.
21 07 1959
Ouverture du musée Guggenheim à New York, de Frank Lloyd Wright.
31 07 1959
Des étudiants nationalistes basques marxistes léninistes fondent l’ETA – Euskadi Ta Askatasuna – : Patrie Basque et Liberté. Ils resteront à peu près les limites acceptables d’une opposition politique pendant neuf ans, franchissant la ligne rouge en 1968 avec l’assassinat d’un garde civil, puis faisant la une de la presse nationale et internationale avec l’assassinat de l’amiral Carrero Blanco, chef du gouvernement de Franco en 1973. Cinquante ans plus tard, le bilan était de 826 morts et de milliers de blessés. Mais ces fous, atteints de pathologie identitaire, ont encore la sympathie d’à peu près 100 000 personnes.
07 1959
Les Dominicains s’installent dans le couvent de la Tourette, sur la commune d’Eveux, à 30 km au NO de Lyon : c’est Le Corbusier qui en a été l’architecte. Autant la Chapelle de Ronchamp jouait avec le béton traité pour appeler la caresse, autant l’austérité la plus froide préside à ce bâtiment, ce qui, au vu de la courtisanerie ambiante, ne l’empêchera nullement d’être couvert d’honneurs et de distinctions en tous genres : plus labellisé que ça, tu meurs : classé Monument historique, patrimoine du XX° siècle, patrimoine mondial de l’UNESCO etc… Mai 68 l’emmènera au bord de la fermeture mais quelques dominicains le maintiendront en activité en le transformant en centre de rencontres internationales. Spie Batignolles et Velux financeront des travaux concernant 3 des 4 ailes, puis l’église, la crypte, la sacristie. Le bâtiment sera rouvert au public en 2013 en devenant, entre autre, un lieu d’exposition d’art contemporain, qui, en 2017 accueillera un sculpteur coréen, Lee Ufan, lequel, faisant fi des nombreux conseils de prudence quant à son avis sur le lieu, dira tout net ce qu’il en pense, et cela ressemble à une rude volée de bois vert :
Une construction à l’allure sauvage en béton bien massif, se dressant sur le versant d’une colline. De toutes les réalisations de Le Corbusier, celle-ci est particulièrement brute, impitoyable, violente.
[…] C’est un lieu de religion, bien sûr, mais ce lieu refuse de traiter les frères comme des hommes. Il les traite comme des prisonniers. Comme le symbolisent les petites cellules d’aspect minéral, tous les espaces du couvent repoussent avec force ce qui serait de l’ordre de l’opulence, de l’hédonisme, de la liberté ou de la magnificence. Ils terrassent plutôt les êtres humains et leur font prendre conscience de leur petitesse et de leur insignifiance, ressemblant à celle de prisonniers face à l’absolu.
[…] Sa conception est très autoritaire, sans chaleur. Hautaine et autoritaire. Il veut affirmer sa grandeur, une grandeur qui le sépare du reste des hommes. Moi, quand je pense aux hommes, je pense à des êtres normaux. Je ne cherche pas à les abattre, mais à les conduire à la réflexion et à la sensibilité.
Lee Ufan, peintre et sculpteur coréen, né en 1936
27 au 31 08 1959
De Gaulle fait la tournée des popotes en Algérie : Moi vivant, jamais le drapeau du FLN ne flottera sur l’Algérie. C’est la meilleure façon de prendre le pouls de l’armée avant que d’annoncer des décisions qui pourraient être très mal perçues, lesquelles décisions auront été longuement mûries, notamment grâce aux nombreuses notes sur l’avenir de l’Algérie, remises par Bernard Tricot, haut fonctionnaire de l’Élysée, soulignant l’isolement diplomatique de la France critiquée dans le monde entier pour cette guerre qui ressemble de plus en plus à un combat d’arrière garde.
13 09 1959
Luna-2 s’écrase sur la lune, devenant ainsi le premier vaisseau spatial à toucher un autre astre.
16 09 1959
De Gaulle propose l’autodétermination de l’Algérie après la pacification. Il propose trois solutions : sécession, francisation, association : Je considère comme nécessaire que le recours à l’autodétermination soit dès aujourd’hui proclamé.
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Dans la guerre d’Algérie, le 16 septembre 1959 marque une date historique. […] À partir de l’offre d’autodétermination par le chef de l’État français, le problème algérien est virtuellement réglé. Dès lors que le général de Gaulle, au nom de la France, reconnaît aux Algériens le libre choix de leur destin, il admet par là-même leur droit à l’indépendance
Ferhat Abbas. Autopsie d’une guerre. Garnier 1980
C’est très bien qu’il y ait des Français jaunes, des Français noirs, des Français bruns. Ils montrent que la France est ouverte à toutes les races. Mais à la condition qu’ils restent une petite minorité. Nous sommes quand même avant tout un peuple européen de race blanche, de culture grecque et latine et de religion chrétienne. Qu’on ne se raconte pas d’histoires ! Les musulmans, vous êtes allées les voir ? Vous les avez regardés avec leurs turbans et leurs djellabas ? Vous voyez bien que ce ne sont pas des Français ! Ceux qui prônent l’intégration ont une cervelle de colibri, même s’ils sont très savants. Essayez d’intégrer de l’huile et du vinaigre. Agitez la bouteille. Au bout d’un moment, ils se sépareront de nouveau. Les Arabes sont des Arabes, les Français sont des Français.
L’unité, le progrès, le prestige du peuple français sont en cause, et son avenir est bouché tant que le problème algérien ne sera pas résolu.
De Gaulle à Alain Peyrefitte le 5 mars 1959, rapporté dans C’était de Gaulle
Et le chef de l’État nourrit une grande ambition : faire de la France une puissance industrielle, diplomatique et stratégique, l’engager dans la construction européenne en scellant la réconciliation avec l’Allemagne, et prendre la tête des pays non alignés pour faire pièce aux États-Unis, comme à l’URSS.
Jean Sévillia. Historiquement correct. Perrin 2003
Jacques Vergès fonde un collectif d’avocats pour défendre les combattants emprisonnés du FLN. Roland Dumas devient le défenseur officiel du réseau Jeanson. Simone Weil, 33 ans, magistrate à la Direction des Affaires Pénitentiaires, finalise un rapport à l’attention d’Edmond Michelet, ministre de la justice pour obtenir le transfert en métropole de militants FLN emprisonnés en Algérie, victimes de traitements condamnables ou menacés de peine de mort, avec une attention particulière portée aux femmes.
20 09 1959
Khrouchtchev présente un plan de désarmement aux États Unis.
4 10 1959
Le satellite russe Luna III photographie la face cachée de la lune.
7 10 1959
Le général Abdel-Karim Kassem, l’homme fort du nouveau régime irakien, ennemi juré de Nasser, est en voiture blindée dans Bagdad quand celle-ci est criblée de balles ; il s’en tire avec de simples égratignures ; son agresseur, blessé à la jambe parvient à s’échapper, et à se réfugier en territoire syrien : il a 22 ans et c’est Saddam Hussein. Il ne fera rien pour se faire oublier et on reparlera de lui. Luna-3 photographie pour la première fois la face cachée de la Lune.
10 10 1959
Création officielle du Mouvement de libération de la Palestine, sous la direction de Mohammed Yasser Abdel Rahman Abdel Raouf Arafat al-Qudwa al-Husseini, alias Yasser Arafat. Son acronyme arabe est Hataf – mot arabe qui signifie mort rapide. Face à cet embarras, Abou Jihad, l’adjoint de Yasser Arafat, décida d’inverser l’ordre des lettres, Hataf devenant Fatah, ce qui, en arabe, signifie victoire glorieuse… comme ça, c’est mieux.
16 10 1959
Attentat truqué de l’Observatoire contre François Mitterrand, qui aura le plus grand mal à sortir blanchi de l’affaire. Jean Lacouture, qui a écrit une biographie fouillée de François Mitterrand, penche pour un sordide règlement de comptes venu de la droite, et plus précisément de Michel Debré : le 16 janvier 1957 avait eu lieu un attentat contre Raoul Salan, général en chef en Algérie, qui avait tué le commandant Rodier, son adjoint. À la tête de cet attentat, Michel Debré, du Comité des Six, excité de la droite cherchant à faire revenir de Gaulle aux affaires. À cette époque François Mitterrand était ministre de la Justice et avait évité à Michel Debré le retrait de son immunité parlementaire. Donc Michel Debré était bien placé pour savoir que Mitterrand connaissait son dossier par cœur, et qu’il lui était redevable, ce qui ne lui plaisait pas du tout, d’où le montage de ce coup tordu dont est friande la droite. On reverra le même type de démonstration de pieds nickelés avec l’assassinat de Robert Boulin, vingt ans plus tard.
20 10 1959
Tant que nous ne nous serons pas délestés [de l’Algérie], nous ne pourrons rien faire dans le monde. C’est un terrible boulet, il faut le détacher. C’est ma mission . Elle n’est pas drôle. Mettez-vous à ma place ! Je ne fais pas ça de gaîté de cœur. Mais c’est peut-être le plus grand service que j’aurai rendu à la France.
De Gaulle à Alain Peyrefitte
10 1959
Patrice Lumumba est arrêté à Stanleyville – aujourd’hui Lumumbashi -. Il va être libéré rapidement pour participer à la table ronde de Bruxelles qui va décider de l’indépendance du Congo le 30 juin 1960.
25 11 1959
Depuis quelques semaines, Gérard Philipe connaissait des états nauséeux, une fatigue générale. Les examens n’avaient rien révélé sinon un abcès amibien au foie. Une opération avait été programmée pour le 9 novembre… dont seule la première partie est réalisée : sitôt ouvert, les chirurgiens ne peuvent que constater qu’il est beaucoup trop tard pour entreprendre quoi que ce soit pour lutter contre ce cancer en phase terminale ; la seule inconnue : combien de jours ? Quatre jours ? Six mois ? Anne, sa femme, en est informée et décide de ne pas le dire à son mari. Le secret sera tenu et, à la faveur d’une rémission, Gérard rentre à son domicile, rue de Tournon le 19 novembre. Il n’aura jamais su qu’il était condamné. Une embolie l’emporte le 25 novembre.
Les hommages seront un compromis entre l’expression naturelle de la peine de tous ses admirateurs, – et Dieu sait s’il y en avait – et le besoin, légitime aussi, d’Anne, son épouse, de silence, de recueillement. Le cérémonial habituel va être bien malmené : aucune cérémonie religieuse, des hommages rendus physiquement à Paris, par une innombrable foule et d’aussi innombrables télégrammes et pneumatiques venus du monde du spectacle, de Paris, de province, d’Europe, du monde entier, et deux jours plus tard, une sobriété sans pareil à l’enterrement à Ramatuelle ; le même jour, Jean Vilar lui rendra hommage devant les spectateurs du TNP où il donnait Meurtre dans la cathédrale.
La France est en deuil : elle a perdu son prince.
Comment naissant alors les rumeurs et se propagent les nouvelle ? C’est un mystère ou la preuve que les grandes émotions populaires n’ont besoin, pour s’exprimer, ni d’avis, ni de preuves. La mort n’a pas encore été annoncée que, déjà les Parisiens convergent, dans l’après-midi, vers la rue de Tournon. La procession est lente, silencieuse et sonnée. Beaucoup de jeunes filles, une rose à la main, d’élèves sorties des lycées et universités environnantes, de femmes et d’hommes, tenant, tel un bréviaire, un programme abîmé du TNP, d’artisans et d’ouvriers venus là après le travail, de badauds ébahis. Lorsque tombe comme un couperet la nuit d’hiver, la foule est si compacte qu’elle occupe toute la voie, entre la rue Saint Sulpice et le rue de Vaugirard, et empêche les voitures de circuler. On a dépêché à la hâte des gardiens de la paix pour protéger le domicile du comédien, où n’entrent que les intimes et, plus tard, quelques personnalités des lettres et du spectacle, Simone Signoret et Yves Montand, Serge Reggiani, Jean Vercors, Jacques Becker…. Les volets du deuxième étage ont été fermés. En bas, dans le froid, la foule est recueillie, on dirait qu’elle prie.
Jérôme Garcin. Le dernier hiver du CID. Gallimard 2019
28 11 1959
Ramatuelle
Là-haut [Ramatuelle], l’église Notre Dame de l’Assomption sonne le glas. Pas d’épitaphe sur la pierre tombale, simple et blanche comme une borne, où sont gravées, en lettre maigres, les repères, que le temps effacera, d’une vie brève : Gérard Philipe, 4 décembre 1922 – 25 novembre 1959. Pas non plus de discours, pas de condoléances, pas de musique, ni les violons viennois de Mozart, ni les trompettes avignonnaises de Maurice Jarre. Aucun protocole, mais cette sidération, juste après un tremblement de terre, quand la nature est hébétée et que le sol craquelé grince encore. Elle [Anne] finit par se retourner, caresse tendrement la joue de Minou [la mère de Gérard], embrasse Jean serre la main de quelques proches, et puis s’éclipse sans un mot, sous une pluie fine, au moment où les cloches sonnent maintenant les douze coups de midi.
Le soir […], Jean Vilar monte sur la scène du théâtre de Chaillot, avant la représentation de Meurtre dans la cathédrale, de T.S. Eliot, dans sa soutane violette d’archevêque. Il a les traits tirés, les yeux humides, la croix pectorale et la voussure des vieux prélats. D’une voix très lente, crépusculaire, détachant chaque mot, il s’adresse au public du TNP sur le ton de la confidence, au bord des larmes, et augmente le texte qu’il a prononcé, dans un état second, trois soirs plus tôt :
Mesdames, Messieurs, Gérard n’est plus.
Dans une terre qu’il aimait, proche de cette Méditerranée qui le vit naître, voilà qu’il repose depuis la tombée de ce jour.
La mort a frappée haut. Elle a fauché celui-là même qui, pour nos filles et nos garçons, pour nos enfants, pour nous-mêmes, exprimait la jeunesse.
Il reste à jamais gravé dans notre mémoire.
Travailleur acharné, travailleur secret, travailleur méthodique, il se méfiait cependant de ses dons qui pourtant étaient ceux de la grâce. Il reste l’un des plus beaux visages de notre profession.
Il était loyal. Cela aussi, comment l’oublier ? il était fidèle. Fidèle à ses engagements du premier jour. Quoi qu’il advint, quoi qu’il advienne, cette fidélité de lui à nous, de nous à lui, seule la mort pouvait la rompre. Elle l’a fait.
Cependant, il nous faut continuer, c’est une loi de notre métier et ce sera le meilleur hommage à sa mémoire. Que la minute de silence à laquelle je vous convie ce soir soit le témoignage de la tristesse et de notre deuil.
Le silence suivra, lui-même suivi d’une longue, très longue standing ovation.
Jérôme Garcin. Le dernier hiver du CID. Gallimard 2019
François de Gaudart d’Allaines, son médecin à la double particule souligne, chez cet acteur au port aristocratique, l’inexplicable alliage de panache et de grandeur, de cuivre et de cristal, de marbre de Carrare et de sable fin.
Il vous brossait un texte avec frénésie, fantaisie, tout de suite chez lui, aimanté par la plus forte intelligence du mouvement. Il donnait l’impression de ne pas avoir besoin de comprendre ce qu’il disait. Mais de l’approcher par la danse, par la mimique, de laisser le verbe s’installer physiquement, organiquement, par toutes les fibres alertées du corps. Il avait déjà cette diction très consonante, victorieuse, haut placée, cette vois vorace, agressive, cette manière insolente ou très tendre d’attaquer le discours, à son niveau maritime. Il parlait admirablement faux, hors toute logique conventionnelle, enveloppant les mots d’une couche lyrique sans équivalent ; d’une membrane de tremblement qui les faisait grésiller, et s’envoler sur la piste rouge du système nerveux, si riche de résonances. Cette façon d’être tout en jouant et vice versa, d’accaparer totalement le champ de l’essentiel, d’en fondre amoureusement l’alpha et l’oméga, je ne l’ai connu qu’à lui. Il y avait du génie dans son cas.
Aucun de mes amis ne m’a tant ému de subite gentillesse, de tapes sur l’épaule, de silences affectueux. Voilà que tu as pris de l’avance, comme d’habitude, que tu as foncé dans les sables terribles qui nous attendent tous. Tu nous y attends. Ce sera moins dur de mourir, maintenant, pour ceux qui t’ont aimé. Moins bête. Il y aura là un rendez-vous à ne pas manquer, que nous ne manquerons pas. Gérard, tu n’es pas mort. Tu fais semblant. Nous, nous faisons semblant de vivre, dans la gloire et l’horreur de ce jour, de cette nuit qui t’exaltaient. C’est égal
Georges Perros
Gérard Philipe et Nicole Fourcade, ethnologue, rebaptisée Anne par Gérard, qui, lui-même, avait ajouté le e final de son nom. Son père se nommait Marcel Philip. parce que c’était lui, parce que c’était moi. Seule la mort parviendra à les séparer.
Pot bouille, d’après le roman d’Emile Zola, de Jean Duvivier, en 1957
Un prince en Avignon
écrit par Jean-Michel Rivat et Franck Thomas, composé par Jean-Pierre Bourtayre en 1968 en hommage à Gérard Philipe.
Un prince en Avignon fait référence au Prince de Hombourg jouée en 1952 au Palais des Papes d’Avignon, où Gérard Philipe incarnait le rôle du Prince. Cette chanson-hommage à Gérard Philipe après l’interprétation d’Esther Ofarim, sera aussi enregistrée tout d’abord par le compositeur lui-même Jean-Pierre Bourtayre [paroles de Jean-Michel Rivat et de Frank Thomas], puis par Fabienne Thibeault, Mary Hopkin, Claude Dubois, Michèle Torr et Mireille Mathieu, une liste qui semble pouvoir encore s’allonger au fil des décennies, tant l’aura de Gérard Philipe continue à briller de la même intensité.
Il n’est pas certain qu’il eut goûté cet hommage posthume, il n’est pas certain qu’Anne eut un autre sentiment que Gérard (Pourquoi en faire un ange, dira-t-elle en 1961), mais, – car il y a un mais -, quand un homme quitte ainsi l’entre-soi, le statut de pair au sein du monde de l’art, pour devenir aimé de tout un pays, le nombre d’artistes ayant chanté Un prince en Avignon, en est témoin -, sa vie privée ne lui appartient plus vraiment, elle appartient un tout petit peu à ceux et celles qui éprouvent cet amour… et ceux-là aussi ont droit de rendre leur hommage, et tant pis s’il est un peu mièvre, racoleur, s’il cherche à tirer les larmes… c’est ainsi. Il ne faut pas étouffer la vox populi.
Il était un prince en Avignon
Sans royaume, sans château, ni donjon
Là-bas tout au fond de la province
Il était un prince
Et l’enfant que j’étais
Cueillait pour lui bien des roses
En ce temps le bonheur était peu de choses
Il était un prince en Avignon
Sans royaume, sans château, ni donjon
Mais ces mots nous chantaient les campagnes
Des grands rois d’Espagne
Quand le soir descendait
On devenait spectateurs
Et la ville avec lui n’était plus qu’un cœur
Il nous emportait dans son empire
Nous attendrissait avec un sourire
Combien je l’aimais, combien je rêvais
Et puis vers ma ville je m’en retournais
Il était un prince en Avignon
Sans royaume, sans château ni donjon
Là-bas tout au fond de la province
Il était un prince
Un prince
1 11 1959
Au Rwanda, soutenus par l’Eglise Catholique, les Hutus chassent du pays des milliers de Tutsis, qui vont être à peu près 10 000 à émigrer… qui deviendront 300 000 – c’est à dire la moitié de l’ensemble des Tutsis au Rwanda, à s’installer à long terme en Ouganda, Zaïre, Tanzanie et Burundi. Ce sera la Toussaint rwandaise : près de 1 000 morts, des habitations incendiées par milliers,
1 12 1959
12 pays signent le traité de neutralité de l’Antarctique.
2 12 1959
À 21 h 14’, après plusieurs heures d’une pluie et d’un vent violent, le barrage de Malpasset, cède. Il avait été terminé en 1954 sur le Reyran, en amont de Fréjus : 423 morts. On verra une micheline couchée à 50 mètres de la voie ferrée arrachée, 50 fermes détruites, 2.5 km de voie ferrée détruite, 2 500 ha de pêchers et de pâtures ravagés. Mis en service 5 ans plus tôt, il était alors, avec 50 millions de m³ d’eau, le plus grand barrage d’Europe ; haut de 60 m, long de 223 m, il avait aussi la voûte la plus fine au sommet : 1,5 m, pour 6.7 m à la base. Le remplissage maximum du barrage n’aura jamais été effectué : une mine de fluorine – un cristal utilisé dans l’industrie chimique – avait bien été expropriée, mais la direction avait obtenu d’en terminer l’exploitation en aval du plan d’eau, et pour ce faire, il fallait que le niveau d’eau du barrage reste en-dessous de la cote 85. Par ailleurs, des pluies diluviennes tombèrent en novembre, faisant monter le niveau du lac à moins de 3 mètres du sommet, et apparaître des voies d’eau rive gauche entre le barrage et la roche qui le supporte. Pour ne pas prendre le risque d’endommager les piles d’un pont d’autoroute en construction en aval, on n’avait jamais fait fonctionner les vannes. L’implantation avait été faite finalement à 200 à l’aval de celle initialement prévue, sans pour cela qu’ait été entreprise une nouvelle étude géologique. 5 mois avant l’accident, un des pieds du barrage s’était déplacé de 15 mm vers l’aval, sans que l’on s’attarde sur ce fait. Huit ans plus tard, la cour de Cassation rendra son verdict : pas de responsable, aucune faute, à aucun stade, n’a été commise.
Mais André Coyne, maître d’œuvre de Malpasset, polytechnicien devenu spécialiste mondial des barrages voûtes et des barrages poids avec Tignes et Serre-Ponçon, ne s’en remettra pas et mourra quelques mois après la catastrophe.
21 12 1959
Dwight Eisenhower, président des États-Unis rend visite à Francisco Franco, caudillo d’Espagne, venant ainsi donner sa bénédiction à l’accord de Madrid signe le 23 septembre 1953 qui tenait en trois points : un accord militaire d’un montant estimé à 456 millions $, constitué essentiellement des stocks de la guerre de Crimée qui venait de prendre fin, un accord économique se traduisant par une ligne de crédits de 1 500 millions $, et un accord stratégique autorisant les États-Unis a installer en territoire espagnol quatre bases militaires, dont trois aériennes, une à Morón (Séville), une à Saragosse, une à Torrejón de Ardoz (Madrid) et une base navale à Rota, dans la baie de Cadix. L’Espagne est ainsi solidement arrimée au camp occidental et à l’économie libérale, loin de ses orientations fascistes, nazis.
1959
Le jour où les pays d’Europe de l’Est demanderont à nous rejoindre, il faudra que nous soyons prêts à les accueillir.
Robert Schuman
43 ans plus tard, c’était chose faite. Inauguration du plus grand pont suspendu d’Europe, sur l’estuaire de la Seine, à Tancarville : 1 410 m. Mise en service du 1° aéroglisseur Hovercraft SR N1. L’archipel de Hawaï devient le 50° État des États-Unis. De 1959 à 1968, la France va mettre en service huit centrales nucléaires : Chinon 2 et 3, Brennilis, Saint Laurent des Eaux 1 et 2, Bugey 1, Phoenix. Au Rwanda, les luttes opposant les Tutsis et les Hutus provoquent la fuite de 150 000 Tutsis au Congo et au Burundi. Les professeurs Jérôme Lejeune et Raymond Turpin découvrent les causes de la trisomie 21, plus couramment appelée mongolisme : trois chromosomes 21 au lieu de 2. Jérôme Lejeune, dans l’annonce de sa découverte lors d’une conférence au Canada oublie de citer le nom de Marthe Gautier, sa collègue à laquelle il a emprunté sans jamais les lui rendre, ses lamelles d’observation microscopique sur lesquelles apparaissaient ces chromosomes : Marthe Gautier est pédiatre ; elle avait appris les nouvelles techniques de culture cellulaire à Harvard et, de retour en France avait rejoint le service du Professeur Turpin à l’hôpital Trousseau. Ecœurée de la malhonnêteté de Lejeune, elle changera d’orientation en se spécialisant dans la cardiologie pédiatrique.
La Chine veut relier le Xinjiang au Tibet et pour ce faire, l’armée rouge occupe l’Aksai Chin, au Ladakh, territoire indien depuis 1947. L’Inde n’entérinera pas la situation qui va détériorer les relations entre les deux pays.
Au congrès international d’océanographie de New York, Jacques Yves Cousteau présente les photos des grandes falaises noires qui bordent le rift médio-atlantique, prises par une caméra traînée depuis la Calypso sur le fond de l’Atlantique : l’opinion bascule… les idées bougent et, 3 ans plus tard le géologue Harry Hess, s’appuyant sur les cartes établies par Marie Tharp, publie sa théorie de l’expansion du plancher océanique, dite du double tapis roulant ouvrant ainsi grandes les portes à celle de la tectonique des plaques, formulée 8 ans plus tard par William Morgan, Dan McKenzie et Xavier Le Pichon, qui auront eux-mêmes travaillé à partir des découvertes de Fred Vine, Drummond Matthews et Larry Morley en 1963.
1 01 1960
Sur les recommandations d’Antoine Pinay, 100 Francs deviennent 1 Franc.
35 ans plus tard, bien des Français comptent encore en anciens francs, dès que la somme devient importante. On connaît l’histoire d’une hôtesse de luxe qui demanda à son client, un ministre africain, une somme de 100 000 F ; ce dernier rédigea ainsi son chèque… que la dame alla encaisser très vite pour ensuite disparaître sans laisser d’adresse.
4 01 1960
Dans sa Facel Vega, Michel Gallimard, neveu de Gaston, heurte un arbre à 145 km/h, puis un autre, 50 mètres plus loin, sur la Nationale 5, près de Montereau, dans l’Yonne. Albert Camus avait son billet de train en poche, mais avait accédé aux amicales pressions de Janine et Michel Gallimard pour se joindre à eux. Il a pris la place du passager avant, et meurt sur le coup. Michel Gallimard mourra six jours plus tard. Son épouse Janine et sa fille Anne, à l’arrière, sont indemnes. Des témoins diront avoir été doublés par une Facel Vega qui roulait à une allure terrifiante.
Une belle lumière s’éteint. Mal nommer les choses, volontairement ou pas, c’est ajouter au malheur du monde.
*****
Nous étions brouillés, lui et moi. Une brouille, ce n’est rien – dut-on ne jamais se revoir – tout juste une autre manière de vivre ensemble et sans se perdre de vue dans le petit monde étroit qui nous est donné. Cela ne m’empêchait pas de penser à lui, de sentir son regard sur la page du livre, sur le journal qu’il lisait et de me dire : Qu’en dit-il ? Qu’en dit-il, en ce moment ?
[…] Son humanisme têtu, étroit et pur, austère et sensuel, livrait un combat douteux contre les événements massifs et difformes de ce temps. Mais inversement, par l’opiniâtreté de ses refus, il réaffirmait, au cœur de notre époque, contre les machiavéliens, contre le veau d’or du réalisme, l’existence du fait moral.
Jean-Paul Sartre
Création du SAC – Service d’Action Civique – qui deviendra très vite le grand spécialiste des coups tordus. Bras armé de la droite gaulliste et de l’extrême droite, dans les faits beaucoup plus proche des voyous organisés, style Gang des Lyonnais que des partis politiques. À la tête de cette association 1901, Pierre Debizet, depuis longtemps dans les réseaux d’extrême droite ; il avait débuté en 1956 au service d’ordre des Volontaires de l’Union Française, puis en 1957, au parti patriote révolutionnaire, un groupuscule d’extrême droite. Dans l’ombre, Charles Pasqua et Jacques Foccart. Comment donc de Gaulle a-t-il pu s’estimer en droit d’avoir pour exécuter ses basses œuvres, une telle bande de patriotes border line ?
À leur actif, une sanglante série de hauts faits dont jamais aucune presse, aucune justice ne rendront compte pour la simple et bonne raison que le SAC ne sera jamais inquiété par la justice et ne connaîtra jamais de condamnation ; en 1979, l’assassinat de Robert Boulin, ministre du Travail sous Giscard d’Estaing, le 30 juin 1971, le hold-up du siècle à la Poste de Strasbourg – 11 680 000 francs (7 millions d’€), le 3 juillet 1975, l’assassinat du juge Renaud à Lyon, le 18 juillet 1981 la tuerie d’Auriol, près de Marseille – 6 morts -. Ce dernier massacre entraînera sa dissolution en 1982.
20 01 1960
À Bruxelles se tient une table ronde qui réunit représentants du gouvernement belge et d’un Front commun congolais qui transcende les différents entre les partis. Il n’y a pas d’ordre du jour, et le gouvernement n’a arrêté aucune position. Dans les premiers jours, le front commun va obtenir trois décisions importantes :
Au Congo, loin devant toutes les autres, s’installa au hit-parade de la chanson, pour 5 mois, mais pas plus L’indépendance cha-cha, nous l’avons obtenue / Oh ! Autonomie fraîchement acquise, cha-cha, nous l’avons enfin / Oh ! Table ronde, cha-cha, nous avons gagné
Et on vit des tracts de l’Abako d’une ahurissante démagogie : Lorsque l’indépendance sera là, les Blancs devront quitter le pays […] Les biens qu’ils abandonneront deviendront la propriété des Noirs. Cela veut dire que les maisons, les magasins, les camions, les marchandises, les usines, les terres seront rendues aux Bakongos […] Toutes les lois seront supprimées, on ne devra plus obéir au chef traditionnel, ni aux aînés, ni aux administrations, ni aux missionnaires, ni aux patrons.
*****
Certains partirent même du principe que désormais les Noirs auront des boys blancs et chacun pourra se choisir une femme blanche, car elles seront cédées et partagées au même titre que les voitures et autres biens matériels. Quelques fins renards profitèrent de cette naïveté et commencèrent déjà à vendre les maisons des Blancs au prix insignifiant de 40 $… Les personnes crédules qui ne comprenaient pas qu’on les dupait sonnaient aux villas des Blancs pour demander si elles pouvaient dès à présent visiter leur nouvelle propriété. Certains demandaient aussi s’ils pouvaient contempler la maîtresse de maison car ils venaient de l’acheter en sus pour 20 $.
David van Reybrouck. Congo Actes Sud 2012
Les Belges n’avaient pas d’idée précise sur le cadre institutionnel du futur Congo indépendant, les Congolais encore moins d’ailleurs : fédération, État centralisé, une chambre des députés représentant la diversité des partis politiques ? Autant de questions auxquelles les responsables congolais paraissaient démunis faute d’une formation adéquate ; la plupart d’entre eux étaient psychologues ou professeurs, faute d’avoir pu accéder à des formations plus diversifiées.
Les Belges prirent soin de sauver les meubles, et en faisant relever les grandes sociétés installées au Congo du droit belge et non du droit congolais, encore inexistant, ils faisaient passer tout le trésor de ces grandes sociétés sous la seule autorité belge. Les Congolais, probablement trop imbus de leur personne, ne réalisèrent point combien ils étaient incompétents en la matière et se firent rouler dans la farine, plutôt que de faire appel à des cabinets de consultants internationaux, comme le fera le président du Pérou, Evo Morales, un peu moins de 50 ans plus tard.
22 01 1960
Dans une interview à Hans Ulrich Kempski, grand reporter de guerre à Der Spiegel, le général Massu a critiqué les positions de de Gaulle sur l’Algérie : Notre plus grande déception est que le général de Gaulle soit devenu un homme de gauche… […] Si le président de la République a une vision claire de l’avenir de l’Algérie, ce n’est en tout cas pas la nôtre. Nous ne comprenons plus sa politique. Il a eu le tort de se fier à la parole du journaliste qui lui avait promis de lui soumette son texte avant de le publier, ce qu’il ne fit pas. De plus Konrad Adenauer apprend à de Gaulle que Hans Ulrich Kempski a enregistré l’interview de Massu à son insu. Il est relevé de son commandement, sans affectation pendant plusieurs mois, puis reçoit le commandement de la 6° région militaire avant celle des FFA – Forces Françaises en Allemagne -.
23 01 1960
Jacques, fils d’Auguste Piccard, et le lieutenant de marine américaine Don Walsh atteignent avec le Trieste 10 916 m, l’abîme Challenger de la fosse des îles Mariannes. Le bathyscaphe Trieste avait été construit à partir de 1950 en Italie avec des financements suisses et italiens pour des plongées à 4 000 mètres, lorsque Auguste Piccard avait quitté l’équipe française qui œuvrait sur le FNRS. Racheté par la marine américaine en 1957, il avait été transformé pour atteindre les plus grands fonds sous-marins.
À 13 h 06 exactement, le Trieste vint se poser sur le fond de la fosse des Mariannes, par près de 11 000 m de profondeur.
Au moment du touch down, un léger nuage de vase se souleva, nous permettant mieux d’apprécier la finesse de cet extraordinaire sédiment. Aucune taupinière si classique à petite et moyenne profondeurs n’était visible ici ; il y avait quand même quelques petites irrégularités dans le sol. Mais surtout, surtout, au moment où nous arrivâmes, nous eûmes la chance immense de voir, au milieu du cercle de lumière apportée par un de nos projecteurs, un poisson ; ainsi donc, en une seconde, mais après des années de préparation, nous pouvions répondre à la question que des milliers d’océanographes s’étaient posée depuis des dizaines d’années ! La vie, sous forme supérieurement organisée, était donc possible partout en mer, quelle que soit la profondeur. C’était apparemment un véritable poisson osseux, très semblable à une sole, de 30 cm environ de long et de 15 de large.
Il était 13 h 06 ; les manomètres indiquaient 1 156 atmosphères. Ce qui, compte tenu de la salinité de l’eau, de sa compressibilité, de sa température moyenne et de la gravitation à cette latitude, correspondait non pas à 11 560 m comme cela fut annoncé alors dans la presse, mais à 10 916 m, étant bien entendu que les 16 derniers mètres sont terriblement théoriques.
[….] Ainsi donc, la plongée était un succès complet. Après des années de travail, d’expériences et de recherches, en butte à des difficultés souvent considérables dues à la méfiance de certains milieux, à l’indifférence, à l’incompréhension, à la jalousie aussi hélas, en proie à des préoccupations financières sans fin, nous avions eu la chance de trouver peu à peu des collaborateurs parfaits, d’un dévouement absolu et enfin d’avoir pu travailler avec la puissante Marine américaine qui avait également tout mis en œuvre pour la réalisation de cette plongée ; et finalement nous nous reposions sur le fond, heureux d’avoir atteint le but fixé, heureux d’avoir vu un poisson, qui à lui seul justifiait toutes ces années de travail. Car c’est là que la Nature s’était montrée véritablement généreuse, sportive. Avant la plongée, Rechnitzer nous avait dit :
Au nom du Ciel, voyez au moins un poisson.
Le poisson le plus profond jusqu’à ce jour, avait été ramené de 7 000 mètres par les filets du professeur Bruun. Et aujourd’hui, de 11 000 nous rapportions la preuve que la pression, l’obscurité et le froid, tout cela même conjugué, n’était en rien un obstacle à l’épanouissement de la vie.
Walsh appuya quatre fois sur le tone du téléphone. Puis par acquit de conscience, mais persuadé qu’il ne parlait qu’en vain, il dit pourtant à voix lente et forte :
Wandank, Wandank, ici le Trieste, nous sommes sur le fond de la Challenger Deep…
Stupéfaits, nous entendîmes après 14 secondes environ, le temps qu’il fallait au son pour faire un aller et retour à la surface, une voix claire, admirablement claire, nous répondre :
Trieste, Trieste, ici le Wandank, nous vous entendons bien, clairement, mais faiblement…
Le 26 mars 2012, le réalisateur américain James Cameron atteindra à bord du Deepsea Challenger 10 912 mètres dans la fosse des Mariannes, donc 4 mètres de moins que Jacques Piccard … et, le 28 avril 2019 l’américain Victor Vescovo atteindra – 10 927 mètres avec Limiting Factor.
Près de 60 ans plus tard, Le Monde rendra hommage à Don Walsh, octogénaire encore actif :
Aux très grandes profondeurs, sous des pressions colossales, tout secours est impossible. Je connaissais les risques comme un pilote d’essai avec un nouvel avion, se souvient l’octogénaire. Un mental d’acier et une concentration extrême ne laissent pas la moindre place au doute et à l’appréhension. A – 9 400 m, une détonation perce le silence. Nous avons alors examiné l’ensemble des indicateurs de nos instruments. Tout paraissant normal, nous avons continué, espérant avoir pris la bonne décision. A 13 h 06, leur engin touche le fond, – 10 916 m. L’habitacle n’était pas confortable mais il n’y a aucun autre endroit au monde où on aurait aimé être à ce moment-là. Aucun bouchon de champagne ne saute, ils se partagent juste une barre de chocolat Hershey apportée par le Californien.
Leur mission n’avait qu’un but scientifique, même s’ils ont établi un record jamais égalé depuis, concrétisant ainsi la formule d’Auguste Piccard pour qui l’exploration est le sport du savant. Il s’agissait de vérifier s’il existait des formes de vie dans cet univers, plus noir que le noir, que certains pensaient dépourvu d’oxygène, afin de pouvoir continuer à s’y débarrasser de déchets radioactifs dont déjà on ne savait que faire. La réponse leur fut apportée par un poisson plat passant dans le halo de leur projecteur. Les rejets en mer de fûts radioactifs américains n’ont cependant pris fin que dix ans plus tard, tandis que des immersions ont été pratiquées au large de côtes européennes jusqu’en 1982… Après vingt minutes d’observation, le Trieste remonte lentement vers la lumière. A 16 h 54, après un voyage de 8 heures 44, il perce la surface des eaux. A leur sortie, les deux savanturiers agitent les drapeaux de leurs pays. Modeste, Don Walsh confie que, si ce fut la journée la plus longue de notre vie au boulot, la sensation éprouvée n’était pas différente de celle des autres plongées effectuées au cours de nos sept mois de préparation. Cette expédition, pour laquelle la Navy avait dit ne vouloir communiquer qu’en cas de réussite est restée relativement confidentielle.
Après cet exploit, Don Walsh devient responsable du Trieste puis est nommé pacha (commandant d’un navire). A la retraite de l’armée en 1975, il crée et dirige l’Institut des études marines et côtières à l’université de Caroline du Sud. Il est aussi doyen des programmes marins, professeur de génie océanique et intègre de nombreuses institutions. Il collabore avec 112 pays côtiers et plonge à bord de 21 submersibles. Proche de James Cameron, il le conseille pour sa tentative en solo, dans la fosse des Mariannes, à bord de son propre engin, le Deepsea Challenger, en 2012. Il récuse le rôle de mentor que lui attribue le réalisateur de Titanic. J’étais juste une sorte de conseiller.
Un conseiller qui l’a accueilli à son retour d’une plongée de 10 908 m par un amical bienvenue, maintenant nous sommes deux au club – des – 10 000 m – ! Jacques Piccard était décédé quatre ans plus tôt. On me demande souvent quelles sont les différences entre le Trieste et le Deepsea Challenger. C’est comme si vous demandiez à Orville Wright – pionnier américain de l’aviation – la différence entre son avion et un Bœing 747. Nos deux engins font le même boulot. Ils transportent des personnes au plus profond des océans, résistant à une pression extrême, sans flancher, mais là s’arrête la comparaison car un demi-siècle de technologies les sépare.
Il a effectué sa dernière plongée en 2010, à – 300 m, dans le Léman, avec Bertrand Piccard, le fils de Jacques. Encore fréquemment sollicité, il refuse : Je ne veux pas prendre la place de quelqu’un ou être la célébrité de service.
Salué par le magazine Life comme un des plus grands explorateurs de tous les temps, avec ses compagnons d’aventure, il assure qu’il y a encore beaucoup à découvrir. Nous n’avons étudié que 8 % des océans, estime-t-il. Et ces futures découvertes, c’est à l’homme de les faire, en restant au cœur de l’exploration sous-marine, et pas à des robots. Les engins inhabités effectueront le gros du travail mais il faudra toujours des hommes au fond des océans pour observer directement ce qui s’y passe.
Privilège de l’âge, il est aussi le grand témoin malheureux de la dégradation des océans rongés par le cancer de l’acidification – dans une dizaine d’années elle deviendra un problème majeur et les mollusques ne pourront plus fabriquer leurs coquilles – et par l’invasion du plastique. Dans les années 1960, bon marché et durable, il est devenu un super pratique. Et aujourd’hui, on estime à 77 trillions – 77 milliards de milliards – le nombre de ces particules dans les mers. On en retrouve dans les crustacés et les poissons que nous consommons. Et on continue. Chaque année, on en jette 8 millions de tonnes ! Jouant les cassandres, il accuse également l’indifférence et les doutes de certains décideurs devant le réchauffement climatique et la montée des eaux qui en résulte. A Miami l’hiver, la mer envahit des quartiers. Le maire ne veut pas en entendre parler. Pour lui, ça n’existe pas, ce sont des racontars d’écolos. Les compagnies d’assurances doivent s’inquiéter, analyser les risques, et estimer les dégâts et leurs coûts.
En l’absence d’océans de rechange, il place ses espoirs dans la communication et l’éducation, dès la maternelle. On peut exploiter les mers pour nos besoins en énergie et en métaux mais il faut le faire de façon durable (…). Chez moi, aux Etats-Unis, les députés sont élus pour deux ans, les sénateurs pour six et le président pour quatre. Ils ne se projettent pas au-delà, incapables de regarder plus loin que le bout de leur nez. Mère nature n’a plus que cent ans pour qu’on la sauve, prophétise-t-il. Le monde sous-marin a, de tout temps, suscité craintes et phantasmes. Est-ce pour ces raisons que son exploration reste si peu médiatisée ? Il est vrai que l’homme regarde davantage vers le ciel tant le monde abyssal, pourtant plus proche, semble inaccessible et menaçant. Explorateur de cette stratosphère à l’envers, c’est tout naturellement que Don Walsh a siégé, de 1983 à 1986, au conseil d’administration de la NASA. Il regrette encore de n’avoir pas saisi cette opportunité pour aller tutoyer les étoiles. Ce sera pour une nouvelle vie.
En attendant, il déplore qu’on oppose souvent la recherche spatiale à celle des fonds -marins. Il faut trouver un équilibre entre les deux. On veut coloniser la Lune, aller sur Mars, mais notre planète, c’est la Terre, la planète bleue, plaide-t-il.
Francis Gouge. Le Monde du 6 décembre 2017
Mais cette plongée record aura été tellement éprouvante pour le Trieste qu’il ne sera pas réparable. Il n’y aura donc plus de concurrence avec le FNRS III, et ce sera l’Archimède qui prendra la suite.
L’épopée des sous-marins de recherche prendra fin, remplacée par deux type d’engins sous-marins, les uns continuant d’être guidés par câble, les autres complètement autonomes :
24 01 1960
Journée des barricades à Alger, menées par Joseph Ortiz, cafetier et Pierre Lagaillarde, député, qui se rendra au bout de six jours et sera emprisonné à la Santé : 22 morts, 150 blessés.
01 1960
L’effectif des harkis passe à 120 000 hommes.
5 02 1960
Inauguration de l’accélérateur de particules du CERN – Centre Européen pour la Recherche Nucléaire – à Genève.
7 02 1960
John Kennedy rencontre Judith Campbell. Elle va rapidement devenir sa maîtresse. L’ayant déjà été de Frank Sinatra, elle a un certain nombre d’amis dans le milieu mafieu, dont Sam Giancana, parrain de la mafia de Chicago : elle va faire l’agent de liaison entre les deux hommes qui se rencontreront à plusieurs reprises : les dollars de la mafia vont permettre à John Kennedy de remporter plusieurs élections, d’abord celle de Virginie occidentale, puis l’État de l’Illinois.
10 02 1960
L’armée arrête Djamila Boupacha, accusée d’avoir posé une bombe à la brasserie des facultés d’Alger le 27 septembre 1959. Elle va être torturée, violée pendant un mois. L’avocate Gisèle Halimi la prend en charge en mai 1960, cherche des soutiens et obtient de Simone de Beauvoir qu’elle fasse un article dans Le Monde : il sera publié le 2 juin 1960. Elle sera transférée à Fresnes le 21 juillet 1960, puis à Pau ; elle restera en prison jusqu’au 18 mars 1962 et ne sera libérée qu’une fois signés les accords d’Évian. De Gaulle la recevra : – Bonjour, madame. Madame ou mademoiselle ? – Appelez-moi maître, rétorquera Gisèle Halimi.
13 02 1960
1° explosion atomique française – une bombe A – près de Reggane, en Algérie.
La nation dut devenir nucléaire parce qu’elle ne put plus s’afficher comme coloniale. Le déclin de l’empire signifiait que le rayonnement de la France devait dépasser la métaphore pour s’inscrire désormais dans les rayonnements alpha, bêta, gamma. La France ne pouvait être pleinement nucléaire sans ses colonies.
Gabrielle Hecht. Une autre histoire des trente glorieuses. La découverte 2013
22 02 1960
Drame mégevan dans les Rocheuses
Descente des JO de Squaw Valley, dont la cérémonie d’ouverture a été organisée par Walt Disney : à 300 mètres de l’arrivée, Adrien Duvillard a trois secondes d’avance sur Jean Vuarnet. Mais la scoumoune était pour lui, il chute sur une série de bosses. Il avait gagné la quasi-totalité des autres descentes de la saison.
À la veille de la descente, Adrien Duvillard a les faveurs des pronostics. Au cours de l’hiver, il a notamment remporté la prestigieuse classique du Hahnenkamm, à Kitzbühel, sur la terrifiante piste de la Streif. Le jour de l’épreuve, le 22 février, l’ancien champion Emile Allais se place en bordure du tracé pour renseigner les Français selon le code suivant : accroupi, ils seront en retard ; debout, ils seront en avance. Jean Vuarnet (dossart 10) est très déterminé mais nullement nerveux à l’instant du départ donné sur les hauteurs de Squaw Peak d’où la vue plonge sur le lac Tahoë. Las, Vuarnet dérape et négocie mal la première courbe. Quand il aperçoit le chandail rouge d’Allais, en position basse, il est sûr d’être en retard. Alors, il s’efforce d’accélérer, les skis bien à plat, recherchant sur les faux plats la meilleure pénétration dans l’air possible en adoptant la position dite de l’œuf qu’il a longuement mise au point avec son entraîneur au Grenoble Université Club, Georges Joubert. Le suivant à s’élancer est Adrien Duvillard. II va très, très vite. Son avance est telle qu’Allais, occupé à consulter son chronomètre, est surpris lorsque surgit son cadet. II se relève tardivement en criant de joie. Le Mégevan a vu son aîné assis et il s’interroge car il est persuadé d’accomplir une trajectoire parfaite. Déconcentré, il manque le franchissement de la Bosse du Dromadaire, perd l’équilibre et capote. II rejoint l’arrivée en pleurs. Grâce au succès de Vuarnet, la technique dite de l’œuf va devenir célèbre. Elle s’accompagne d’une innovation technologique également française : Vuarnet chausse des skis métalliques de la firme Rossignol. C’est la première fois qu’il a été fait appel à un autre matériau que le bois pour fabriquer des skis de course. [mais il y aura toujours dans les skis dit métalliques une âme en bois]
Non signé
Que s’est-il passé ? Il ne faut sans doute pas aller chercher du coté de la faute technique : Adrien Duvillard était de loin le meilleur skieur du monde cette année-là et l’enjeu n’était pas pour lui faire perdre ses moyens à 300 mètres du triomphe. Quatre ans plus tôt, aux JO de Cortina d’Ampezzo, il avait déjà sérieusement inquiété le géant Toni Sailer, reparti avec 3 médailles d’or. C’est lui qui avait sorti l’équipe de France d’un long marasme en lui apportant ses premiers succès depuis Henri Oreiller. Il mourra skis aux pieds le 14 février 2017 au Mont d’Arbois, sur les pistes du Megève qui l’avait vu naître.
Pour faire gagner une équipe, il lui faut une tête et il lui faut des jambes. Les jambes, c’était lui : il avait le sens de la gagne, la gnaque, comme on dit dans le Midi et un immense talent. Des traits de montagnard, les yeux d’un bleu qui emmenait son regard plus loin que les limites du champ du paysan ; il n’est pas paysan, il est homme des bois, accoutumé à les parcourir au gré des coupes, il est magnifiquement libre. La terre ne colle pas à ses semelles. Il n’a pas la beauté d’un Alexis Pinturault, qui, cinquante ans plus tard, pourrait être aussi bien mannequin de mode que chef de cabinet d’un ministre, mais celle d’un homme de moyenne montagne, capable d’une audace extrême les skis au pied, mais en restant sur le plancher des vaches : il n’ a pas de goût pour la haute montagne : peut-être un reste d’héritage de cette prudente appréhension qu’ont longtemps eu les montagnards pour les a pic, les dalles verticales, le vide.
La tête, c’était Honoré Bonnet, nommé entraîneur deux ans plus tôt : jamais sans doute le sport français ne parvint à dénicher entraîneur aussi respecté en même temps qu’aimé des coureurs. Il avait su mettre la bonne distance avec un je suis à votre disposition, je ne suis pas à votre service créant ainsi une relation où le respect avait la première part : jamais aucun coureur ne s’adressa à lui et ne parla de lui autrement qu’en disant : Monsieur Bonnet.
C’est peut-être bien tout simplement un mauvais plan élaboré au cours d’un repas chaleureux dans les jours précédents qui consistait à choisir un moyen humain pour tenir le rôle des oreillettes que porteront les coureurs cyclistes cinquante ans plus tard pour les renseigner sur la situation générale de la course : les descendeurs, Honoré Bonnet et Émile Allais s’étaient entendus pour que ce dernier soit présent sur le bord de la piste, aux 2/3 de son parcours : sa position, debout ou accroupie devait renseigner sur la situation du coureur par rapport aux autres : sauf que…. sauf qu’Émile Allais ne s’est pas montré pro en l’occurrence et que l’avance d’Adrien Duvillard l’a tellement surpris qu’il a eu le geste opposé à celui qui était convenu. D’où la déstabilisation du coureur qui pensait avoir fait la course parfaite et qui se voit signaler le contraire. Mais enfin, comment peut-on se laisser surprendre par l’arrivée d’un coureur quand on sait que les cinq premiers se trouvent rarement dans un mouchoir supérieur à 2 secondes, et même si ce jour-là, Adrien Duvillard, devançait Jean Vuarnet de 3 secondes ? Dans les années 2010, rares sont les écarts de plus d’une seconde entre 2 coureurs, et seul l’américain Ted Ligety est parvenu à creuser des écarts supérieurs en super G. Donc, dire qu’Émile Allais s’est fait surprendre n’est qu’une façon de ne pas dire qu’il a eu une désastreuse distraction.
Honoré Bonnet, le nouvel entraîneur ne pouvait pas discuter le bien-fondé d’une initiative d’Émile Allais ; Adrien Duvillard comme Émile Allais étaient mégevans : la solidarité des montagnards renforce plus qu’elle ne diminue le respect du jeune pour l’ancien. Comment un champion mégevan, encore jeune – il a 26 ans -, aurait-il pu dire à Émile Allais, skieur couvert de gloire : je ne tiens pas à jouer ce jeu-là, j’ai peur d’être ainsi distrait et préfèrerais que tu me laisses seul avec moi pendant le temps de la course. Cela aurait été certainement préférable.
Chuter à 300 mètres d’une médaille d’or de descente : comment une vie suffirait-elle pour oublier cela ! Les jeunes mégevans dont Adrien Duvillard était l’idole, au sommet de leur Panthéon personnel, ne se consoleront jamais de ce revers du destin [1]. Il mourra d’une crise cardiaque en février 2017, sur ses skis, sur la piste de la mandarine, au Mont d’Arbois, à Megève qui l’avait vu naître : quelle plus belle mort pour un skieur ? Samivel en aurait fait une belle aquarelle. Le prêtre fera son homélie, puis quittera la chair, s’arrêtera pour prendre un appel puis remontera en chair, portable en main pour d’adresser aux fidèles : c’était Saint Pierre… il me dit qu’il a un petit souci : Adrien est arrivé ici, skis aux pieds, et quand je lui ai dit : désolé, Adrien, mais il va falloir laisser les skis à l’extérieur… ils ne peuvent pas rentrer, je l’ai entendu bougonner : aïe, aïe, aïe, ça commence mal…
Emile Allais travaillait pour Squaw Valley à l’époque, il était placé en bord de piste et devait signaler aux coureurs s’ils étaient en retard, et s’ils n’étaient pas en retard, il ne bougeait pas. Quand Adrien est arrivé, il ne savait pas quoi faire car il était vraiment en avance, il a gesticulé, Adrien n’a pas compris a pensé être en retard et a attaqué. Il est tombé juste derrière. Ça avait beaucoup touché les deux hommes, cette incompréhension.
Gilles Chappaz
La boule au ventre, c’est ce qui permet de rester lucide. La peur, c’est autre chose. La peur, c’est horrible. Elle paralyse. Tout devient une punition. Le lieu, l’attente avant la course, l’enjeu, la vitesse à laquelle on devra aller pour atteindre un résultat. Il n’y a plus de plaisir. Lorsqu’on connaît la peur, le danger est maximum. L’irréparable en descente, ce n’est pas la chute. J’en ai fait plein, même de sérieuses. Non, l’irréparable, c’est vraiment la peur.
Une très méchante chute lors de la descente d’Åre (Suède) en février 2006, quinze jours après sa médaille d’or en descente aux JO de Turin, vit la peur s’installer dans ses tripes : La boule au ventre nécessaire en temps normal se transformait progressivement en boulet. J’ai essayé d’oublier cette chute, mais j’ai pas pu. J’arrivais même plus à fermer les yeux pour visualiser mes parcours.
Antoine Deneriaz, en or pour la descente des JO de Turin en 2006
Quid de cette situation professionnels/amateurs. ? Il faut pour cela remonter à la fin du XIX° siècle aux premiers Jeux Olympiques de l’époque moderne, à l’initiative du baron de Coubertin, aristocrate farouche défendeur de l’amateurisme dans le sport, étant sous entendu que le mode de vie des aristocrates devait être celui de tous les participants à ces Jeux. Tant que les enjeux commerciaux étaient faibles, cela ne posa pas trop de problèmes, et il n’y avait que des amateurs. Il faut savoir qu’à cette époque, pour ce qui est de l’équipe de France de ski, on pouvait voir des coureurs faire les magasins de ski pour en avoir pour la course du lendemain ! Les années 60 correspondent à l’essor de la société de consommation, et les chiffres d’affaire des marques les plus connues – Kneissl, Kästle pour l’Autriche, Head pour les Etats-Unis, Rossignol pour la France, s’envolaient, et les budgets publicitaires avec. Un contrat avec un coureur de renom était alors une aubaine pour une marque : et c’est ainsi que se constitua une sorte de club de champions particulièrement talentueux qui animèrent tout au long de la saison des compétitions se déroulant pour le principal aux Etats Unis, pays du grand leader Head : il se nommaient, Anderl Molterer, Egon Zimmerman, Pepi Stiegler, Erst Hinterseer… Adrien Duvillard etc. Puis, les années passant, la pression commerciale s’exerça aussi sur le circuit amateur et les coureurs passèrent aussi des contrats avec les fabricants : dès lors, l’existence des professionnels se vida de son sens et la structure disparut : tous les coureurs étaient devenus professionnels, et la frénétique agitation du baron Pierre de Coubertin dans sa tombe n’y changea rien.
Passant professionnel à la fin des jeux Olympique de Squaw Valley, Adrien Duvillard se privera donc de la stupéfiante moisson de places d’honneur pour l’équipe de France aux championnats du monde de Portillo du Chili, qui fut surtout le triomphe de son entraîneur Honoré Bonnet. Jamais une autre équipe n’aura fait plus ample moisson dans des compétitions au sommet.
24 02 1960
La DST arrête dix membres du réseau Jeanson : les porteurs de valise assurant la logistique métropolitaine du FLN. Francis Jeanson était un universitaire qui appelait à l’insoumission par un manifeste devenu le Manifeste des 121 – signataires -.
28 02 1960
Magdeleine Hours, conservateur au Louvre en déplacement professionnel au Maroc, est à Agadir où elle fait preuve d’un sixième sens qu’on croyait jusqu’alors l’apanage du monde animal. Son récit est stupéfiant :
Ces voyages étaient fatigants. J’avais un livre à écrire et de nombreux articles à rédiger. Je renonçai aux conférences de l’Alliance française jusqu’en 1960, année où j’acceptai de faire un tour au Maroc. J’ai bien failli ne jamais en revenir. Tout avait bien débuté, conférence à Casablanca, puis à Meknès et à Fez. Bien que les sujets traités, la peinture de Rembrandt, de Vinci ou de Poussin, parussent bien insolites dans ces régions où la peinture était absente. J’insistai plutôt sur la démarche scientifique et technique dans l’univers de l’histoire. A Port-Lyautey ou dans la région, je fis une conférence sous la tente, et je dus attendre l’arrivée du chef local, accompagné de deux ou trois de ses épouses. Enfin, le moment fut venu de partir en avion pour Agadir. Le voyage s’est bien mal passé. Dans l’Atlas, les commandes de l’avion furent perturbées; l’avion se heurtait à des barrières, invisibles, secousses sismiques. Nous dûmes revenir vers le nord et passer au-dessus de l’océan. Nous étions tous couchés par terre, dans l’avion. A l’arrivée, des ambulances nous attendaient. Je descendis, secouée mais intacte. Le consul de France m’offrit un déjeuner somptueux ; je me souviens encore d’un plat de langoustes grandes comme des monstres, mais, épuisée, je demandai l’autorisation d’aller me reposer avant ma conférence du 28 février. Celle-ci était annoncée par de nombreuses petites affiches, qui, le lendemain, allaient saupoudrer de mon nom les décombres de la ville d’Agadir. Après la conférence, le représentant de l’Alliance française, le médecin-chef de l’hôpital, donnait une réception. Nous étions nombreux. Tous étaient souriants et amicaux. Mais je fus prise d’une rapide, insolite et impérieuse envie de partir, tant et si bien que je fus trouver le président de l’Alliance française et lui demandai un moyen de transport. Je voulais partir ! Il me fit souvenir que nous devions aller visiter les environs le lendemain. Non, lui dis-je, je veux partir.- Mais il n’y a ni train ni avion demain, seul un pharmacien quitte l’hôpital à 5 heures du matin, vous pouvez partir avec lui, me dit-il, excédé à l’évidence. Je partis. Bien m’en prit. L’hôtel, le lendemain, fut réduit en poussière car le lendemain, c’était le tremblement de terre. Les ruines de mon hôtel engloutirent presque tous les participants du déjeuner. Quelques semaines plus tard, je reçus une lettre du président, me félicitant de mon instinct qui m’avait permis de fuir devant le cataclysme et m’assurant que tous les animaux, chiens, chats, oiseaux et même les serpents, avaient fait comme moi et fui dans la nuit…
Magdeleine Hours. Une vie au Louvre. Robert Laffont 1983
29 02 1960
Tremblement de terre à Agadir, 30 000 habitants, dans le sud du Maroc : la moitié de la ville est détruite. On compte 2 500 morts, les survivants sont sans abris.
5 03 1960
La veille, un cargo français chargé de munitions achetées par Cuba en Belgique, accostait à La Havane. Peu après, un attentat à la bombe avait fait 80 morts et 200 blessés parmi les ouvriers du port. Leurs obsèques sont célébrées, Fidel Castro s’est lancé dans un discours fleuve…Ernesto Guevara arrive avec du retard. Le photographe Alberto Diaz Guttierez, – qui va devenir Alberto Korda -, couvre l’événement pour le compte du journal Revolucion : il prend deux photos d’Ernesto Guevara : aucune des deux ne sera publiée dans le journal, et c’est un éditeur italien, Giangiacomo Feltrinelli, qui la lui empruntera pour la publier à l’occasion de la mort du Che, en 1967. Elle fera le tour du monde, sera punaisée dans les chambres de millions d’étudiants… Cuba n’avait pas signé la convention de Berne sur la propriété intellectuelle et donc Korda ne fit pas fortune, parvenant non sans peine à obtenir en 2000 un dédommagement quand la vodka Smirnoff la publia pour mieux écouler ses stocks.
7 04 1960
Fidel Castro, en mal de reconnaissance par les intellectuels français, a missionné Carlos Franqui, directeur de Revolucion, l’ex-journal de la guérilla devenu organe officiel pour les inviter à visiter Cuba : Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir s’étaient rendus à La Havane en mars et avril 1960, où ils avaient bénéficié d’un accueil exceptionnel, dans le cadre d’un parcours bien encadré. A leur retour, Simone de Beauvoir ouvre le ban dans les colonnes de France Observateur : Fidel Castro a bouleversé les notions de possible et d’impossible. (…) C’est une espèce de miracle. Car il a fallu oser croire dans les chances de l’homme.
Jean-Paul Sartre publiera en juin, dans France-Soir, une série de seize articles sous le titre Ouragan sur le sucre, véritable hymne à Fidel Castro et à ses barbus, sans distance avec le discours officiel ni allusion à des errements révolutionnaires déjà bien réels. La révolution, estime-t-il, est une médecine de cheval qu’il faut souvent imposer par la violence. Nul doute qu’il ait au moins eu vent des exécutions sommaires de partisans de Batista, avérés ou non, que les frères Castro et Che Guevara avaient décrétées par centaines dès le 12 janvier 1959. De ces pelotons d’exécution, le journal Revolucion, entre autres, tirait gloire en images, comme le montrent les documents de l’ouvrage de Jacobo Machover, Cuba, l’aveuglement coupable (Armand Colin, 2010).
À l’issue d’un séjour de neuf jours sur l’île, Françoise Sagan émettra, elle, quelques réserves. En août 1960, elle relève dans L’Express que Fidel Castro ne se soumet pas aux urnes, contrairement à sa promesse, que les représentants des syndicats ont été remplacés par des hommes de Castro et qu’il n’y a plus de presse libre. Ce qui ne l’empêche pas de trouver le Lider Maximo proprement admirable : Il travaille comme dix hommes, dort deux nuits sur quinze, parcourt tout le pays, veille à tout. Autrement dit, il ne délègue rien.
Le plus émerveillé est sans doute le communiste Henri Alleg, […] qui dresse en 1963 le bilan de son voyage, quintessence de ce que sera durant des décennies le discours des amis de Cuba : L’exploitation de l’homme par l’homme liquidée, la terre distribuée, le chômage presque annihilé, les bidonvilles détruits et les nouvelles maisons construites, l’analphabétisme vaincu, tout cela en trois ans. Sans compter la santé gratuite instaurée et la dignité nationale restaurée. Pour les amis de Cuba, l’embargo décrété par les États-Unis contre La Havane sera à jamais qualifié de blocus.
10 04 1960
Assassinat d’un autre fils du bachaga Boualem et d’un de ses gendres.
12 04 1960
Mise en service des premiers kilomètres de l’autoroute du sud.
19 04 1960
Paul Delouvrier modifie l’infrastructure des camps de regroupement en commençant par les rebaptiser les mille villages.
21 04 1960
Inauguration de Brasilia, la nouvelle capitale du Brésil, conçue par Lucio Costa, urbaniste, construite par Oscar Niemeyer, architecte, aménagée par Roberto Burle Marx, paysagiste. La mobilité des capitales est une constante du Brésil. Le président Juscelino Kubitschek n’a qu’un mandat de cinq ans qui expirera le 31 janvier 1961 ; par prudence, il a fixé le jour de l’inauguration par décret dès 1957 ; le 21 avril, c’est le jour de l’exécution de Tiradentes, célébré par les républicains comme le premier héros de l’indépendance brésilienne ; c’est aussi le jour présumé de la découverte du Brésil. Pour respecter les délais, un rythme de travail infernal sera imposé aux dizaines de milliers d’ouvriers : dix-huit à vingt heures de travail par jour : la théorie sociale qui prévalait à la conception de la capitale – la ville des égaux – avait été foulée aux pieds le temps des travaux : quatre ans !
Sur ce plateau des tropiques, à quelque 1 000 mètres d’altitude, d’une température égale et douce, tout était, il y a un peu plus de deux ans, silence, éloignement et solitude infinie. Aujourd’hui, sur l’étendue rase de 15 à 20 km, l’activité fourmillante des constructeurs ne cesse pas, et l’on voit la nuit les carcasses de fer illuminées sous les étoiles du Sud. L’horizon est extraordinairement dilaté ; sur les collines brunes, vert sombre, courent les bandes rouges de cette étrange terre d’où se lèvent des tourbillons de poussière ocre, qui graisse la peau et fait des liserés orangés aux vêtements. Sol ingrat, arbrisseaux pauvres, nid de termites. Au milieu des polémiques qui sont la vie quotidienne du pays, le Brésil s’ébranle, comme un de ces géants de Victor Hugo qui cherche à connaître sa force. Il a l’encouragement de la prophétie : Dom Bosco, le saint patron des Salésiens, mort en 1888, canonisé en 1934, a annoncé dans ses visions qu’une Terre promise s’ouvrira pour la troisième génération dans le Nouveau Monde entre le 5° et le 20° parallèle. Le saint missionnaire sera le patron de Brasilia ; les bulldozers ont à peine tiré le premier tracé des pistes rouges qu’il a sa chapelle. Brasilia, centre fédéral, ville d’administrations, de fonctionnaires et de diplomates, est prévue pour 500 000 habitants. Son plan est constitué de deux axes qui se coupent, selon le geste primordial de celui qui prend possession d’un lieu, le signe de la croix, d’après son concepteur Lucio Costa.
L’axe vertical est celui des établissements officiels et publics, l’axe horizontal, incurvé en forme d’ailes – et d’une ampleur totale de 12 km -, est celui des habitations. Trois principes gouvernent la composition : l’expression des fonctions, l’articulation des voies, la définition précise des unités de résidence. Le bec de l’oiseau est la place du gouvernement, le lien des trois pouvoirs déployés sur un terre-plein colossal : l’exécutif à droite, la cour de justice à gauche, enfin le groupe législatif des deux Chambres flanqué des gratte-ciel jumeaux de l’administration en haut du triangle. Cette solution, qui enchante les Brésiliens, est d’une solennité assez naïve. Et comme l’avenue qui s’ouvre vers le centre se trouve bordée de deux séries de blocs ministériels, (dont les carcasses sont déjà en place), l’impression d’entrer dans une ville idéale, toute rationnelle, à la Ledoux (1736-1806), devient obsédante. Surtout à l’échelle où nous sommes. Il y a même une symbolique parlante des édifices des deux chambres : ce sont deux demi-sphères, l’une ouverte et tournée vers le haut (les députés), l’autre close et posée sur le diamètre (le Sénat). La quartier des banques et des divertissements est préparé autour de l’énorme pivot central, où se croisent les deux axes. La silhouette de fleur exotique prévue pour la cathédrale, la tour aiguë de l’édifice de la télévision viendront animer ce complexe gigantesque. D’extraordinaires terre-pleins et jeux de niveau doivent permettre de combiner sur deux et trois étages les croisements, passages et parkings nécessaires. Dans la mesure où l’on peut imaginer ces rampes et ces paliers combinés, c’est, si l’on veut, la ville futuriste qui se prépare ici. On a voulu éviter à tout prix les absurdités monstrueuses dont souffrent Rio et Sao Paulo, avec leurs engorgements de véhicules entre les gratte-ciel. Ici, la circulation sera régularisée au possible. Au nord du centre, les terrains de sport, le grand forum municipal, l’observatoire national, etc. Il faut imaginer Brasilia entourée de son (futur) lac bleu, le long duquel viendront se rabattre les zones d’habitation individuelles. L’actuel hôtel et le palais présidentiel (Alvorada), seuls édifices complètement achevés, indiquent les limites de l’agglomération ; au nord-ouest se porteront quelques établissements industriels et la (future) gare de chemins de fer.
Cette fois, on a l’impression d’être en présence de la cité idéale de Tony Garnier (1869-1948), mais amplifiée par les masses et l’étendue. Une organisation stricte tend à régler les forces vives de la ville, à éviter le chaos.
André Chastel Le Monde 5-6 novembre 1959
Un jour, Dieu, de bonne humeur, fit travailler ensemble JK – Juscelino Kubitschek – l’urbaniste Lucio Costa, le paysagiste Roberto Burle Marx et l’architecte Oscar Niemeyer, virtuose du béton armé, et ils firent Brasilia en quatre ans.
Darcy Ribeiro, anthropologue.
Ville du futur telle qu’on l’imaginait en un temps où l’écologie n’était pas à la mode, et dont on a chanté mille fois les courbes et les volumes, Brasilia n’a jamais été imitée. Dans cette cité hostile aux piétons, dépourvue de transports publics rapides, on est otage de l’automobile. Ses fondateurs voulaient révolutionner le mode de vie citadin. Leur rêve s’est fracassé sur la réalité sociale. Brasilia est devenue l’une des villes les plus inégalitaires du monde. D’un coté, les quartiers résidentiels où vivent les privilégiés, fonctionnaires et diplomates ; de l’autre, trente cités satellites qui abritent 80% de la population contrainte à de longs trajets quotidiens.
Jean-Pierre Langellier. Le Monde Histoire Un monde qui change. Février 2013
Brasilia venait faire mentir Clémenceau : Le Brésil a été, est et restera un grand pays d’avenir.
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[1] Presque soixante ans plus tard, en 2019, un scénario à peu près identique se répétera quand Alexis Pinturault, aux trois-quarts de la seconde manche du slalom spécial des championnats du monde à Äre en Suède, sera en voie de monter sur la deuxième voire même la première marche du podium quand il commettra une faute qui lui fera perdre une bonne demi-seconde, le reléguant à la plus mauvaise place : la quatrième, derrière trois Autrichiens, dont l’intouchable Marcel Hirscher. Il en perdra le sommeil pour de longs mois.