juillet 1925 à 1927. Lindbergh. Sacco et Vanzetti. La country. Clärenore Stinnes. 25824
Poster un commentaire

Nom: 
Email: 
URL: 
Commentaires: 
Publié par (l.peltier) le 14 septembre 2008 En savoir plus

10 au 21 07 1925   

Procès du singe à Dayton, une petite ville du Tennessee, le sud des États-Unis. Cet état s’était muni d’une loi – Butler Act – interdisant tout enseignement de l’évolution qui viendrait contredire le récit de la création dans la Bible. La lecture à la lettre de ce récit par les Créationnistes faisait remonter à 6 000 ans l’histoire de l’Univers, 20 000 pour les plus audacieux. Or, John Thomas Scopes, enseignant à l’école publique de Dayton avait enfreint cette loi en enseignant la théorie de l’évolution, exprimée voilà un demi-siècle par Charles Darwin. Scopes fut condamné, mais presque symboliquement, et son procès perdu eut un retentissement tel que l’affaire tourna finalement en faveur des partisans de l’évolution.

Annotated Bibliography - The Scopes "Monkey" Trial: The Right to Learn and the Responsibility to Teach

26 07 1925  

Création de la Chambre des Métiers.

07 1925  

Nous admettons le droit, et même le devoir, des races supérieures d’attirer à elles celles qui ne sont pas parvenues au même degré de culture, et de les appeler aux progrès réalisés grâce aux efforts de la science et de l’industrie.

Léon Blum, à la Chambre des Députés.

Abd el-Krim s’est emparé de plusieurs postes français au Maroc et menace Fez et Taza. Lyautey, résident général au Maroc, demande des renforts à la France, qui envoie pour aider les Espagnols, 160 000 hommes sous les ordres du général Pétain. Lyautey n’apprécie pas de voir accordé à un homme qu’il n’aime pas les renforts qui lui avaient auparavant été refusés. Il demande à être relevé de ses fonctions. Abd el Krim sera acculé à la reddition à Targuist le 27 mai 1926. Ho Chi Min dira de lui : il a été notre précurseur.

Lyautey est probablement le plus talentueux colonial français, respectant avant tout ses interlocuteurs : il consacre des journées entières à s’entretenir avec les chefs des communautés religieuses, les commerçants, les notables, qu’il séduit par la franchise de son accueil et par l’attention bienveillante avec laquelle il les écoute. L’usage de la force militaire n’est qu’un ultime recours. Grand bâtisseur, il s’entoura d’un grand architecte, Henri Prost qui  prit en charge l’urbanisme des principales villes du Maroc (et restaurera la place Taxim à Istanbul à la demande de Mustafa Kemal). Sa page Wikipedia est à elle seule une biographie bien complète.

Alors que nous nous sommes trouvés en Algérie en face d’une véritable poussière, d’un état de choses inorganique, où le seul pouvoir était celui du Dey turc effondré dès notre venue, au Maroc, au contraire, nous nous sommes trouvés en face d’un empire historique et indépendant, jaloux à l’extrême de son indépendance, rebelle à toute servitude, qui, jusqu’à ces dernières années, faisait encore figure d’État constitué, avec sa hiérarchie de fonctionnaires, sa représentation à l’étranger, ses organismes sociaux

Hubert Lyautey à la Chambre de commerce de Lyon en février 1916

Ce pays-ci ne doit pas se traiter par la force seule… Je me garderais bien d’aller m’attaquer à des régions qui sont en sommeil, qui se mettraient en feu si j’y pénétrais en me coûtant beaucoup de monde et de peine… Si l’opinion impatiente préfère les coups d’éclat prématurés à cette méthode plus lente mais si sûre, on n’avait qu’à ne pas m’envoyer ici

[…] Au fond, si j’ai réussi au Maroc, dans la tâche que le gouvernement de la République m’avait confié là-bas, c’est pour les raisons même qui me rendaient inutilisable en France. J’ai réussi au Maroc, parce que je suis monarchiste et que je m’y suis trouvé en pays monarchique. Il y avait le Sultan, dont je n’ai jamais cessé de respecter et de soutenir l’autorité. J’étais religieux et le Maroc est un pays religieux […].  Je crois à la bienfaisance, à la nécessité d’une vie sociale hiérarchisée. Je suis pour l’aristocratie, pour le gouvernement des meilleurs. J’ai vu qu’il y avait au Maroc des écoles où allaient les enfants de telles classes, d’autres écoles où allaient des enfants d’autres milieux et qui ne se mélangeaient pas. […] J’ai respecté tout cela, à la fois parce que cette soumission au fait fortifiait ma propre politique et parce que mes propres convictions m’en montraient la légitimité et la noblesse […] tout cela m’eut été impossible en France et c’est pour cela que je n’aurais peut-être pas réussi à Strasbourg.

Hubert Lyautey

8 08 1925

40 000 membres du Ku Klux Klan défilent à Washington. On compte plus de 4 millions de membres. Ils sont puissants, reconnus : 75 représentants à la Chambre, 6 sénateurs… jusqu’à pouvoir faire voter une loi sur l’immigration en 1924, instaurant des quotas qui favorisent l’immigration d’Europe du Nord au détriment de ceux d’Europe du Sud, trop bronzés. Le Time lui consacre une couverture : c’est le plus grand mouvement social des années 20. Dans le même temps, les lynchages des Noirs continuaient dans le Sud. Tout cela durera jusqu’à la fin des années 20 avec le scandale du viol puis de l’assassinat de son assistante par le grand chef Stephenson, lequel n’ayant plus rien à perdre se mettra à balancer, mettant sur la place publique tous les accords secrets passé avec les politiques, pour faire la part belle au thèses du Ku Klux Klan. La crise de 1929 et les mesures économiques de Roosevelt avec le New Deal l’achèveront.

21 09 1925 

Le personnel des industries de cuirs et peaux de Millau obtient le congé payé après la signature d’une convention intersyndicale. L’ensemble d’une branche d’industrie va bénéficier pour la première fois en France d’un repos annuel.

7 10 1925   

La revue nègre révèle Joséphine Baker. Presque un siècle tard, à quelques mois d’une élection présidentielle, Emmanuelle Macron la fera entrer au Panthéon : il n’est pas impossible qu’il doive sa réélection à ce magistral coup de marketing : c’est qu’elle en représente des minorités : la libération sexuelle, la négritude, le retournement des symboles racistes à son avantage, la résistance, la générosité, la fraternité. Excusez du peu.

Des Folies Bergère au suprême sanctuaire ? De la ceinture de bananes à la couronne de lauriers ? Profanation ! Le Front national accusera. Le burgrave gémira. La vertu hoquettera, même avec  Croix de guerre et médaille de la Résistance.

Régis Debray. Le Monde du 16 décembre 2013

JOSEPHINE BAKER ET LA REVUE NEGRE. Lithographies.... Paul Colin ...

 

Joséphine Baker au Strand Theater à New York, le 6 mars 1961.

au Strand Theater à New York, le 6 mars 1961.

En l’air on sait aussi s’amuser :

Gladys Roy a affronté Ivan Unger au tennis sur un avion en vol lors d’une cascade réalisée en 1925.

Gladys Roy affronte Ivan Unger au tennis lors d’une cascade réalisée en 1925. PHOTOGRAPHIE DE Apic, Getty Images

17 10 1925 

Au Liban, les Druzes se sont révoltés contre la France, demandant l’indépendance. Le général Sarrail, haut-commissaire depuis janvier  avait refusé de recevoir une de leur délégation, et c’est le déclenchement de la révolte en juillet. Le général Sarrail ordonne le bombardement à l’artillerie lourde du centre de Damas. Un nouveau haut-commissaire sera nommé : Henri de Jouvenel qui devra mener des opérations de pacification jusqu’en 1927. On comptera 2 500 morts côté français et 10 000 côté libanais, sans qu’aucune revendication des nationalistes n’ait été prise en compte.

31 10 1925

Gabriel Leuvielle tue Ninette, sa jeune femme de 19 ans, puis se suicide. Il laisse une petite fille de 16 mois, Maud. Gabriel Leuvielle, fils de vigneron bordelais, c’est Max Linder, un acteur au sommet de sa gloire, mondialement connu, créateur d’un personnage de séducteur élégant mais maladroit, auquel Charlie Chaplin, son cadet, reconnaîtra devoir beaucoup. À 43 ans, il est à la tête d’une fortune considérable. Il a déjà 200 films (courts métrages) à son actif. Ses trois plus grands films : Sept ans de malheur, Soyez ma femme, L’Étroit Mousquetaire. Son geste n’est pas un coup de folie : il a mis ses affaires en ordre, averti des proches. Il est simplement pathologiquement jaloux de sa femme : je la supprime pour qu’elle n’appartienne jamais à un autre, et surtout hanté par le syndrome des vedettes du cinéma muet balayées par l’ouragan du parlant, et par l’irrésistible succès de son grand rival : Charlie Chaplin. Maud fera connaissance avec son père en 1944 en voyant Sept ans de malheur dans une salle de cinéma de Versailles.

Sur cette toile de fond du passage du muet au parlant, Stanley Donen et Gene Kelly feront en 1952 la grande comédie musicale Singin’ in the Rain qui, après des débuts laborieux, deviendra un succès mondial.

10 1925

La conférence de Locarno réunit la France, la Grande Bretagne, l’Allemagne, l’Italie et la Belgique et débouche sur la reconnaissance par l’Allemagne, de son plein gré, de ses frontières occidentales. Mais il n’est pas question de la reconnaissance de ses frontières à l’est.

3 11 1925

Maurice Privat présente le premier Journal parlé sur les ondes de Radio Tour Eiffel, obligeant ses chroniqueurs à parler sans notes ! Le Journal parlé aura un bel avenir, mais l’expérience du sans notes sera sans lendemain.

12 11 1925

Première séance du Cuirassé Potemkine d’Eisenstein : le film rencontre un immense succès. Le pouvoir n’exercera sa censure que sur des citations de Trotski.

12 12 1925

Riza, ancien ânier miséreux et illettré, haut de près de 2 m, massif, la moustache agressive, capitaine de gendarmerie iranienne, est parvenu à mettre à la porte de son pays Russes et Anglais. Promu rapidement maréchal, il devient constitutionnellement dictateur, tente d’établir une république, mais se voit contraint par le clergé de devenir roi : Riza Khan, qui va prendre le nom de Riza Pehlevi [1]. On lui prête des procédés expéditifs pour nettoyer Téhéran, non seulement des troupes étrangères, mais aussi des mendiants : sa police les raflait, les embarquait dans des avions et les larguait au-dessus d’un lac salé au sud de Téhéran. Mais il modernise aussi son pays à marche forcée, le dotant d’infrastructures modernes, d’un cortex de lois qui met résolument le pays dans le camp occidental, y compris l’égalité des sexes : on accepte ou on passe dans l’opposition et c’est le cas du puissant clergé qui se partage dès lors entre constitutionnalistes et intégristes : ces derniers vont faire profil bas pendant des décennies mais leur travail de fond dans les écoles coraniques finira par se révéler payant quand ils parviendront, plus de 50 ans plus tard, à renverser son fils en offrant à l’ayatollah Khomeiny  la fonction de guide suprême en 1979.

31 12 1925

Au Capitole de Rome, Mussolini s’adresse aux architectes qui vont mettre en œuvre les transformations qu’il veut apporter à la ville éternelle : Je dirais que les problèmes de la capitale se divisent en deux grands groupes : les problèmes de la nécessité et ceux de la grandeur… Mes idées sont claires, mes ordres sont précis, et je suis sût qu’ils deviendront une réalité concrète. Dans cinq ans, Rome devra sembler merveilleuse à tous les gens de la terre… Vous continuerez à dégager le tronc du grand chêne de tout ce qui l’encombre. Vous ferez place nette autour de l’Augusteo, du théâtre de Marcellus, du Capitole, du Panthéon ; tout ce qui a poussé tout autour pendant les siècles de la décadence devra disparaître. D’ici à cinq ans, une grande percée doit rendre la coupole du Panthéon visible depuis la Piazza Colonna. Vous libérerez également des constructions parasitaires et profanes les temples  majestueux de la Rome chrétienne. Les monuments millénaires de notre histoire doivent se dresser comme des géants dans une nécessaire solitude.[…]

Ce seront deux percées : Via dei Fori imperiali  pour relier le Colisée  au monument de Victor-Emmanuel, le Vittoriano, surnommé la machine à écrire, ou encore le dentier, de Giuseppe Sacconi, et Via Conciliazione pour relier la place Saint Pierre au Château Saint Ange, où se trouve le Mausolée d’Hadrien… de grandes artères pour relier la Rome impériale à l’ère fasciste. Il est possible que Bernin se soit retourné dans sa tombe en découvrant que la belle place qu’il voulait voir découverte au dernier moment se verrait désormais de loin grâce à cette percée, mais le respect de la volonté de Bernin était le dernier souci de Mussolini. Et encore une, avec le déblaiement des abords du Capitole jusqu’au dégagement de la Roche Tarpéienne, d’où l’on précipitait les traîtres.

Et, loin du centre de Rome, sur la route d’Ostie, il fera construite tout un quartier nouveau destiné à une exposition universelle prévue pour 1942, soit le XX° anniversaire de la naissance de l’Italie fasciste : EUR, qui n’est rien de plus que l’acronyme d’ Exposition Universelle de Rome. On y verra un palais des Offices, un palais des Congrès, un Palais de la Civilisation du travail, eu un autre, de la civilisation italienne, appelé communément le Colisée Carré, avec ses 216 arches, tout cela en marbre de Carrare, du plus beau blanc, d’une architecture où la création est réduite à la portion congrue et l’imitation de l’ancien à son sommet. Pour aller à Ostie, 27 km de la plus grande des lignes droites de l’époque : Via Cristoforo Colombo.

Le Palazzo della Civilta Italiana

Bien évidemment, la guerre mettra un arrêt au chantier et il faudra bien oublier l’Exposition Universelle pour 1942. Mais le marbre a cet avantage sur tous les matériaux composites qu’il se moque des injures du temps ; donc après la guerre on reprendra les travaux, en les adaptant aux besoins des Jeux Olympiques de Rome en 1960, et ce sera un nouveau palais des Sports, un nouveau Palais des Congrès, un vélodrome, une piscine olympique, et même une basilique perchée sur une colline artificielle.

Il n’y a point de Rome sans empire et il lui faudra encore laisser sa marque jusqu’aux fins fonds de l’Éthiopie, en  faisant sculpter sa tête sur un flanc de montagne aux environs d’Adwa.

Image

Les sculpteurs sont dirigés par Piero Malvani. La photo est du 8 janvier 2021. Il ne doit pas y avoir de penseur woke en Ethiopie, sans cela la statue aurait déjà été jetée à terre.

Image

Piero Malvani devant son oeuvre

1925  

Jean Moulin, directeur de cabinet du Préfet de Savoie depuis 1922, est nommé sous-préfet d’Albertville : il a 26 ans. Le capitaine de Gaulle est appelé au cabinet du maréchal Pétain : il devra écrire une histoire du soldat français. Plus, Pétain impose à l’École de Guerre d’organiser trois conférences de Charles de Gaulle sur l’art de la guerre ; le désaccord va naître là, qui ira s’amplifiant, sur la paternité des textes produits.

Nguyên Ai Quôc – le futur Hô Chi Minh -, fonde à Canton le Than Niên : Association de la Jeunesse révolutionnaire : c’est le noyau du futur Parti Communiste Indochinois. Auparavant, il a déjà milité à Paris et Moscou.

Depuis sa chaire de géologie de l’Institut catholique de Paris, Pierre Teilhard de Chardin transgresse fréquemment la pensée officielle de l’Église, et il y a déjà un bon moment qu’à Rome on fronce les sourcils.

Mgr Baudrillart, recteur de l’Institut Catholique assiste à une conférence de Teilhard  dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne ; l’abbé Gaudefroy, ami de Teilhard  est son voisin : à la sortie il l’interpelle :

Votre ami Teilhard va nous quitter : il est devenu suspect. D’ailleurs, le supérieur des Jésuites a reçu un avertissement du cardinal Merry del Val.
Les Jésuites sont bien capables de résister à un cardinal, répond Gaudefroy.
Vous ne le connaissez pas, celui-là : il ferait plutôt supprimer la Compagnie !

Et de fait, Teilhard va être dans les semaines qui suivent renvoyé en Chine où il ira participer à la mission internationale qui travaille sur le sinanthrope, à Tcheou-k’eou-tien, à une cinquantaine de kilomètres à l’ouest de Pékin : Parlez du sinanthrope tant que vous voulez, mais pas de Dieu. La mode n’était pas encore au le monde est beau, tout le monde il est gentil et Teilhard savait appeler un chat un chat, ce que l’on tient en horreur aujourd’hui : Plonger dans la masse chinoise, masse énorme, inerte, terre à terre, instinctivement hostile aux étrangers qui viennent lui proposer des changements dont elle n’a pas besoin […] Océan d’êtres primitifs, bons et affectueux sans doute, mais curieux, collants, indiscrets comme des sauvages […] Pauvres êtres pas méchants et sans défense, dont le vie est dure […] Entre les Chinois et les Européens, c’est toujours le conventionnel et l’à peu-près qui dominent.

Teilhard de Chardin. Lettres de voyage. Paris Grasset

Sur une lourde barque rectangulaire qui suit en tournoyant le fil des eaux troubles, nous descendons le Hoang-Ho, de Ning-Hia à Pao-Téou. Nous refaisons rapidement, par eau, le chemin suivi péniblement, quatre mois plus tôt à dos de mulet. Et par-delà le rivage couvert de cygnes, de pélicans, de canards, et de centaines d’oies sauvages, je cherche à reconnaître les diverses étapes du chemin d’aller.

Voici les plis entassés de l’Arbous-Oula ; et puis les falaises rouges désertiques où nous avons tué l’argali ; et puis la mer jaune des Sighis du San-Tao-Ho. Voici succédant à l’Ala-Chan, les chaînes désolées qui encadrent l’Ordos : d’abord le Chara-Narim-Oula qui va du sud au nord – et puis le Lan-Chan, bientôt suivi de l’Oula-Chan, qui s’allonge de l’ouest à l’est.

Or, pendant que je regarde sous la claire lumière d’un soleil déjà froid, défiler ces profils sévères, la question se pose à mon esprit, inévitable : De ce voyage de quatre mois en Mongolie, qu’est-ce que je rapporte ? Ici, autour de moi, dans le fond de la barque, soixante caisses sont empilées, lourdes de fossiles et de pierres. Mais cela, c’est du matériel de l’extérieur… Dans l’intime de mon être, au cours de ce long pèlerinage en Chine, qu’ai-je gagné ? Quelle parole profonde m’a-t-elle dite, la grande Asie ?

Autrefois, il y a vingt ans, si j’avais été engagé dans ce voyage, je serais parti, je crois avec l’espoir obscur de soulever un peu, en m’avançant sur une terre inconnue, pour en sonder l’histoire, le rideau qui cache aux hommes le Grand Secret. J’étais un peu comme ces naïfs anciens qui pensaient que les dieux habitent les lieux cachés du monde et qu’à nos plus lointains aïeux ils ne se sont pas montrés.

Cette illusion qu’on peut approcher de la Vérité par un voyage, je l’ai perdue depuis longtemps. Je le savais en quittant l’Europe : l’espace est un voile sans couture, sur lequel on peut cheminer indéfiniment sans rencontrer le moindre jour ouvert sur les zones supérieures de l’être – et la lumière que nous croyons voir briller au fond du passé n’est qu’un mirage ou un reflet venu d’en haut. Plus le Monde est pris loin et en arrière, moins il existe, plus, par la suite, il est pauvre et stérile à notre pensée. Aussi n’ai-je éprouvé aucune déception, cette année en ne recevant la moindre impression vive ni de la vue de steppes où les gazelles courent comme aux temps tertiaires, ni de la fréquentation des yourtes où les Mongols vivent comme il y a mille ans. On ne trouve rien de vraiment nouveau ni dans ce qui est ni dans ce qui fut.

Cependant, en abordant sur les rives de Chine, j’apportais encore un espoir. Si par elle-même, me disais-je, l’exploration de l’espace et du passé est un effort dans le vide, si la seule véritable connaissance des choses gît dans la prévision et la construction de l’Avenir graduellement réalisé par la Vie, quelle meilleure occasion puis-je souhaiter de m’initier et de m’associer à l’édification du Futur que d’aller me perdre de longues semaines, dans la masse en fermentation des peuples de l’Asie ? Là, sans doute, je rencontrerais en formation les courants nouveaux de pensée et de mystique qui s’apprêtent à rajeunir et à féconder notre monde d’Europe. La terre pour devenir adulte a besoin de tout son sang. Quelle peut bien être la sève qui circule dans les vieilles branches humaines d’Extrême-Orient ?

De longues semaines durant, j’ai été noyé dans la masse profonde de peuples asiatiques. Et voici que, ramassant mes souvenirs et mes impressions, je suis contraint de m’avouer, au moment d’émerger, que, dans cette direction-là, aussi, ma recherche a été vaine. Nulle part, dans les hommes que j’ai croisés ou dont on m’a parlé, je n’ai aperçu le moindre germe destiné à croître pour la vie à venir de l’humanité. Absence de pensée ou pensée vieillie, ou pensée d’enfants, je n’ai pas rencontré autre chose pendant mon voyage. Un missionnaire thibétisan qui revient du Kou-Kou-Nor aux confins de l’Himalaya, m’a bien assuré qu’il y avait encore là-bas deux ou trois solitaires, à sa connaissance, qui nourrissent leur vie intérieure à la contemplation des périodes cosmiques et de l’éternel enfantement du Bouddha. Mais ces rares héritiers d’une pensée vénérable – semence réservée pour une saison nouvelle – ce n’est pas un passant comme moi qui peut les reconnaître.

Je n’aurai rien vu en Mongolie qui ait éveillé en moi de l’autre vie.

Mais est-ce que le passé, vu d’une certaine manière, n’est pas transformable en avenir ? Est-ce que la conscience plus étendue de ce qui est et de ce qui fut, n’est pas la base essentielle de tout progrès spirituel ? Est-ce que toute ma vie de paléontologue n’est pas soutenue par l‘unique espoir de coopérer à une marche en avant ? La Mongolie m’a parue assoupie, – morte peut-être. Est-ce qu’il n’y a pas un moyen de faire parler, même les morts ?

Le mot secret que j’attendais de la Chine, je l’ai entendu, peut-être, la veille de mon départ, alors que, accoudé aux créneaux de la petite chrétienté fortifiée de Belgaçoum, je regardais le soleil descendre dans le ciel argent de la steppe.

À ma gauche, lisses et crevassées, les montagnes de lœss s’arrondissent au frôlement des rayons obliques.

À droite, parmi les champs de sarrazin encore roses, on devinait les ruines d’une ancienne ville Si-Hia, rasée autrefois par les hordes mongoles.

Ainsi donc, pensais-je, un effort désespéré pour vivre a été donné en ces lieux. Dans un cadre à peine différent que celui que je vois, des troupes magnifiques d’animaux ont cherché avidement l’herbe et la lumière. L’homme, ensuite – un homme dont les débris gisent par soixante mètres de fond sous les sables, tout proches du Chara-Ousso-Gol -, a lutté contre des éléments encore incompréhensibles et sauvages. Beaucoup plus tard, Gengis-Khan a traversé cette plaine dans tout l’orgueil de ses victoires.

Et aujourd’hui, de toute cette immense poussée vers un peu plus d’être, il ne reste rien – rien que de pauvres cultures qui se défendent péniblement contre l’envahissement du sable.

Rien ?  …
Je fixai l’astre d’or, qui baissait, entraînant avec soi, derrière les dunes, l’innombrable coloris des choses. Et alors, il me sembla que devant moi, il n’y avait plus le soleil de feu, mais le foyer même de la Vie Terrestre, qui se couchait sur le désert mongol, – pour se lever
chez nous. Et, de toute l’Asie qui s’endormait dans la nuit, je crus entendre monter une voix qui murmurait : Maintenant, frères de l’Ouest, à votre tour !

À notre tour. Oui, repose-toi, veille Asie, aussi lasse dans tes peuples que ruinée dans ton sol. À l’heure qu’il est, la nuit tombe, et la lumière a passé en d’autres mains. Mais, cette lumière, c’est encore toi qui l’as allumée et qui nous l’a donnée. Sois tranquille : nous ne la laisserons pas défaillir. Tu n’auras pas travaillé en vain. Du reste, abritée au cœur de quelques sages, ta vie (ta vie propre, pas celle que nous voudrions t’imposer) n’est pas éteinte. Elle brillera encore demain, peut-être, sur tes plateaux démantelés.

À notre tour. Oui, je le crois plus que jamais.

Les sceptiques, les agnostiques, les faux positivistes se trompent. À travers les civilisations qui se déplacent, le Monde ne va pas au hasard ni ne piétine, mais sous l’universelle agitation des êtres, quelques chose se fait, quelques chose de céleste sans doute, mais de temporel d’abord. Rien n’est perdu dès ici-bas pour l’Homme, de la peine de l’Homme. Persuadé que la seule science est de découvrir la croissance de l’Univers, je m’inquiétais de n’avoir vu au cours de ce voyage que les traces d’un monde évanoui. Et pourquoi donc cet émoi ? Le sillage laissé derrière elle par l’humanité en marche nous révèle-t-il moins bien son mouvement que l’écume jaillie, ailleurs, sous l’étrave des peuples ?

Je me le redis ce soit, en suivant, au-dessus du fleuve, le jeu des images d’or et rouges, que barre, en noir foncé, un vol tendu d’oies sauvages : l’heure à laquelle il faut regarder l’Extrême-Orient, si on veut le comprendre, ce n’est pas à l’aurore ni au grand midi ; c’est au crépuscule, quand le soleil, emportant dans sa gloire les dépouilles de l’Asie, se lève, en plein triomphe, sur le ciel d’Europe.

Pierre Teilhard de Chardin. Choses mongoles, Fleuve Jaune octobre 1923 Première mission en Chine, 1923-1924

1er mai 1881 : naissance de Pierre Teilhard de Chardin

1881-1955

Cet aristocrate auvergnat amoureux de la terre traversa la vie à longues enjambées, d’un continent à l’autre, d’un millénaire à l’autre, du désert de Gobi aux forêts birmanes et au Harrar avec Monfreid, un béret sur le crâne, ou un casque colonial, ou un turban, une cape sur les épaules, en short ou en blouson, botté ou chaussé d’espadrilles – un peu Marco Polo, un peu Ricci, un peu Claudel, un peu Rimbaud, hardi, rieur, courtois, une pioche ou un marteau à la main, une parabole à la bouche, vingt histoires en tête, humain trop humain à la fois rivé à sa chaîne consentie et toujours en rupture de ban, prophète foudroyé et sans cesse renaissant.

Jean Lacouture. Jésuites. Les Conquérants. Seuil 1991

Je fus frappé, plus que jamais, d’une sorte de désinvolture, d’indifférence. Je voyais en lui, non pas un maître, mais un pionnier. Les pionniers se déchirent les mains aux épines, ils tâtonnent : il faut leur laisser la liberté d’errer. Les pionniers précèdent les maîtres qui fabriqueront des routes pour les carrosses qui mettront, comme le disait Péguy, des poteaux indicateurs.

Jean Guitton, après sa dernière visite à Teilhard

Prophète foudroyé dixit Lacouture. Pour le très long terme, certes ; pour le court terme, c’est autre chose. Certes en 1923 il n’avait pas en main les cartes dont disposera, cinquante ans plus tard Alain Peyrefitte pour écrire Quand la Chine s’éveillera.

Cecilia Payne est anglaise : à 19 ans, les portes de l’astronomie anglaise lui ont été fermées – quand on veut s’occuper d’étoiles qui sont à des milliers d’années lumière, c’est embêtant de voir se fermer des portes à quelques mètres de vous – ; elle est partie aux États-Unis, accueillie à bras ouverts par l’université de Harvard ; elle y étudie l’atmosphère des étoiles et met à bas la croyance qui avait cours jusqu’alors selon laquelle les galaxies, étoiles etc… ont une composition physique identique à celle de la terre en disant – elle a 25 ans – que le soleil est composé pour 74 % d’hydrogène et 25 % d’hélium ; son patron fronce les sourcils et soumet le texte au grand ponte de l’astronomie aux États-Unis : Henry Russel, qui rejette le papier en disant – foutaises que tout cela -. Cinq ans plus tard, le même Henry Russel reprendra à son compte la découverte de Cecilia Payne.

La même année, le comité Nobel a souhaité remettre son prix à Henrietta Leavitt – 1868-1921 – qui avait fait d’importantes découvertes sur la mesure des distances entre les étoiles et la terre, la mesure totale de l’univers  – 93 milliards d’années-lumière – : ils arrivent trop tard : il y a quatre ans qu’elle est morte !

Création du tournoi de Roland Garros, dont l’enceinte servira de camp pour les étrangers pendant la deuxième guerre mondiale : Arthur Koestler y séjourna. Le Corse Emmanuel Casabianca invente le Casanis, puis s’en va à Marseille pour le fabriquer : c’est actuellement le seul pastis de Marseille issu de la lente distillation de l’anis vert et de l’anis étoilé et de l’infusion de la réglisse. Un pastis contient 45 % d’alcool, 54.8 % d’eau et 0,2 % d’huile d’anis – anéthol -. Paul Ricard inventera le Ricard en 1932, mais il n’est le produit que d’une macération, non d’une distillation.

Libéria : le président King fait refouler les noirs américains.

Naissance du disque 78 tours à procédé électromécanique. Le procédé électronique sera mis au point en 1929 par l’américain Vladimir Zworykin. Les fonctionnaires obtiennent le droit de se syndiquer. On compte 25 000 taxis à Paris : 80 ans plus tard, ils ne seront plus que 15 000, malgré bien sur une considérable augmentation de la population : comprenne qui pourra ! la cherté étant fille de la rareté, ceci explique cela : en 2008, un pas de portière se négocie entre 150 000 et 200 000 € !

Les conventions de Genève établissent des règles cherchant à encadrer l’exercice de la guerre : la guerre chimique – essentiellement les gaz – est proscrite. Les respecteront qui voudront.

John D. Rockefeller donne 11 millions $ pour sauver d’une ruine imminente le château de Versailles, le palais de Fontainebleau et la cathédrale de Reims ; il recommencera en 1927 avec 23 millions $ ; ses enfants poursuivront dans la même voie après la seconde guerre mondiale, pour sauver le Petit Trianon.

Le gouvernement mitonne un plan d’aménagement de Paris : le plan Voisin, dans le cadre duquel Le Corbusier se propose de raser la plus grande partie de la rive droite pour y construire des tours de 200 mètres de haut : elles ne virent pas le jour et les Parisiens l’auront échappé belle ! Certains restes eurent la vie longue : ainsi de cette autoroute sur le canal Saint Martin, qui sera encore en projet sous la présidence de Georges Pompidou, et que fera passer aux oubliettes son successeur Valérie Giscard d’Estaing.

Le Corbusier sera l’un des principaux initiateurs et animateurs des Congrès Internationaux d’Architecture Moderne – CIAM – qui se tiendront à 11 reprises de 1928 à 1959. Celui de 1933 accouchera de la Charte d’Athènes, – le congrès se déroulait sur un paquebot, entre Marseille à Athènes – laquelle visait à construire de l’habitat collectif, en créant des zones indépendantes pour les quatre fonctions : la vie, le travail, les loisirs et les infrastructures de transport. Hausmann avait fait régner l’angle droit en grande partie pour faciliter le travail de l’armée en cas d’émeutes. Avec cette Charte d’Athènes, les concierges auront plus facilement l’œil sur tout, et, si le concierge est communiste, il aura tous les jours son lot de ragots à rapporter à sa cellule.

Voilà vingt ans qu’Yves Le Prieur, officier de marine, inventeur né, a effectué sa première plongé en scaphandre à casque 15, en Indochine. Après avoir été le premier homme à voler au Japon il a inventé quantité d’appareils et de techniques améliorant sans cesse les instruments dont dispose l’armée française pour larguer des bombes par exemple… Mais il n’a pas oublié les sensations de sa première plongée et plonge chaque fois qu’il le peut. À Paris, il est en contact avec un appareil mis au point par l’ingénieur Fernez (embouchure pour respirer lunettes de plongée, pince-nez et manodétendeur). Il pense alors à alimenter le scaphandre avec les bouteilles de trois litres d’air comprimé à 150 bar, utilisées pour le gonflage rapide des pneus d’automobile. Avec Fernez et ils mettent au point un appareil respiratoire, dans lequel l’air est débité en continu à la pression que le plongeur peut régler grâce au mano-détendeur. Mais ce n’est pas encore le détendeur que nous connaissons aujourd’hui où le débit de l’air se fait automatiquement, en équipression avec la profondeur.

William Christophe Handy assure le lancement du Blues, issu des chants d’esclaves noirs du Sud : il a tout simplement recopié une musique entendue sur un quai de gare dans la vallée du Mississippi. Les premiers interprètes seront Count Basie, et Bill Bill Bronzy. D’autres sources citent Antonio Maggio comme étant le premier à avoir employé le mot blues dans le titre d’un morceau dont le titre était I got the blues, en 1908 : il avait rencontré un vieux Noir qui jouait sur le port de la Nouvelle Orléans, et lui ayant demandé ce qu’il jouait, celui-ci lui avait répondu : I got the blues.

Bedrich Hrozny, archéologue tchèque découvre dans le cœur de la Turquie un trésor de tablettes écrites en cunéiforme :

Bedrich Hrozny (1879-1952), archéologue tchèque, s’est fait connaître dans les années 1920 en décryptant une langue jusqu’alors inconnue, le hittite, sur des tablettes cunéiformes découvertes sur des sites anatoliens. Il cherche de nouvelles tablettes dans la région de Kayseri, en Turquie centrale : il arrive à Kültepe, à une vingtaine de km au nord-est de Kayseri, avec un permis de fouille et de gros moyens. Il peut embaucher une armée de travailleurs, mais ne trouve rien et s’apprête à plier bagages quand les langues se délient, donnant la localisation du gisement quand jusqu’alors, ils l’avaient emmené sur une fausse piste, soucieux de conserver le revenu que leur procurait la vente des tablettes à Istanbul. Pourquoi ce revirement ? on ne le sait pas… mais si Bedrich Hrozny avait de gros moyens, il a du s’en servir.

Il engage de nouvelles fouilles à une centaine de mètres au nord-est de l’acropole, et, bingo,  la moisson est immédiate : un fabuleux gisement de mille tablettes environ en cunéiforme  : c’est l’antique cité de Kadesh… des milliers de tablettes d’argile qui forment les plus volumineuses et anciennes archives de documents privés de l’histoire de l’humanité. Des correspondances, des reconnaissances de dette, des contrats de mariage, des jugements, des algarades familiales, des plans de fraude fiscale, des appels au secours, des lettres du roi d’Assyrie en personne… Au total, plus de 22 000 tablettes portant des caractères cunéiformes, datées des alentours de 1 900 avant J.-C., seront exhumées. Ici, on peut connaître le nom du ou de la propriétaire de telle ou telle demeure, reconstruire l’arbre généalogique de familles entières, et accéder à mille détails du quotidien de ces femmes et de ces hommes qui vivaient à l’âge du bronze dans cette grande ville d’Anatolie, il y a quelque 4 000 ans ans.

Comment les premières pièces sont-elles sorties de terre ? Personne ne le sait. Vers 1880, quelques tablettes apparaissent sur les marchés d’Istanbul et les paysans qui les écoulent assurent qu’elles proviennent des alentours d’un petit village, Kültepe, à quelques kilomètres au nord-est de la ville de Kayseri, en Cappadoce. En turc, Kültepe signifie colline de cendres : aux abords du village se dresse un tell – un monticule fait de l’accumulation de ruines, des reconstructions successives, de poussière et du temps qui passe. Nul doute qu’il y a là un grand site archéologique, mais les tablettes cunéiformes supposées en être sorties sont immédiatement soupçonnées d’être des faux.

De fait, elles n’avaient rien à faire là. À la fin du XIX° siècle, l’écriture cunéiforme vient d’être déchiffrée et on commence à pouvoir lire plusieurs des langues qu’elle transcrit, raconte l’assyriologue Cécile Michel (CNRS). Mais, à l’époque, on estime très peu probable de retrouver de telles tablettes au cœur de l’Anatolie, si loin de la Mésopotamie, où ce système d’écriture a été inventé.En effet, c’est dans le sud de l’Irak actuel, autour de l’actuelle Bassorah, qu’un peuple énigmatique – les Sumériens – a mis au point à partir de 3 400 avant notre ère ce système graphique, où chaque caractère est un agencement de petits clous, imprimés dans l’argile grâce à un stylet. D’où son nom, cunéiforme, du latin cuneus (clou).

En plus de trente siècles d’existence, cette écriture a été adoptée par de nombreuses populations du Proche-Orient et a transcrit une grande variété de langues. Dans les années 1840, l’orientaliste britannique Henry Rawlinson (1810-1895) commence à décrypter cet écheveau de signes mystérieux. À sa suite, la communauté des assyriologues accomplit un extraordinaire exploit scientifique : reconstruire le lexique et la grammaire de nombreux idiomes perdus, certains disparus sans descendance. Le sumérien, l’élamite ou le hourrite, par exemple, qui ne sont liés à aucun des idiomes parlés aujourd’hui, le vieux perse (ancêtre du persan moderne), le hittite (la plus ancienne langue indo-européenne connue), ou encore l’assyrien et le babylonien, deux langues sœurs de la même famille que l’arabe et l’hébreu.

Entre la fin du XIX° siècle et le début du XX°, donc, des milliers de tablettes supposées provenir des alentours de Kültepe inondent les marchés. Au début des années 1890, l’orientaliste allemand Peter Jensen (1861-1936) montre qu’elles transcrivent la langue assyrienne, cousine de l’arabe et de l’hébreu que l’on parlait en haute Mésopotamie, à quelque 1 000 kilomètres de là, autour de la cité d’Assur, non loin de l’actuelle Mossoul (nord de l’Irak). Dans les années qui suivent, on trouve d’autres tablettes cunéiformes en Egypte, c’est-à-dire encore plus loin de la Mésopotamie, raconte Cécile Michel. Les savants vont vite se convaincre que les tablettes de Kültepe ne sont pas des faux. Dans ses premières traductions, Peter Jensen identifie un mot, Kanesh, qu’il suppose – à raison – être le nom antique de la cité dont elles proviennent.

La plupart de ces lettres sont adressées à ces marchands par des membres de leur famille restés en Assyrie, dans le pays d’Assur. Ce sont des témoignages uniques, car les familles sont éclatées. Pour communiquer, les maris, les épouses, leurs enfants, doivent s’écrire tout ce qui relève de la vie domestique, du fonctionnement de l’économie, des relations entre les hommes et les femmes… Tout ce qui ne laisse généralement pas de traces écrites.

Entrer ainsi dans ce que Fernand Braudel appelait l’immense royaume de l’habituel, du routinier, ce grand absent de l’histoire, c’est aussi ressusciter les voix de ces gens, faire revivre leurs mots, reconstruire leurs histoires… L’écrasante majorité de ces textes, plus de 20 000, ne couvre qu’une toute petite période, deux ou trois générations, entre 1920 avant J.-C. environ et 1850 avant J.-C. : on peut suivre ces femmes et ces hommes tout au long de leur vie, à travers les lettres qu’ils reçoivent ou qu’ils adressent.

Des centaines, des milliers d’histoires restent à exhumer de ces petits pavés d’argile. À ce jour, environ 9 000 des 22 000 tablettes découvertes à Kültepe, dont une bonne part sont conservées au Musée des civilisations anatoliennes d’Ankara, ne sont pas encore traduites ni publiées. La tâche reste immense, et la communauté des assyriologues est minuscule : environ 450 personnes dans le monde, dont moins d’une dizaine travaillent sur les textes de Kanesh.

[…] Les textes trouvés dans les ruines de Kanesh montrent qu’une certaine idée du marché existait déjà au XX° siècle avant notre ère, dans le Croissant fertile : le marché et sa régulation par les autorités, le capital, le taux d’intérêt, la monnaie, l’entreprise et même la fraude fiscale…

Et s’il était possible de s’inspirer des vieux Assyriens pour reconsidérer la science économique ? Vers la fin des années 1950, le grand historien de l’économie Karl Polanyi (1886-1964) s’est plongé dans la littérature assyriologique pour creuser cette idée séduisante. Dans les correspondances des marchands assyriens retrouvées dans les vestiges de la cité anatolienne de Kanesh, Polanyi voyait la preuve qu’à l’âge du bronze, il y a quatre mille ans, des sociétés complexes avaient pu développer un commerce à grande distance sans aucun des mécanismes et des institutions du capitalisme qui nous semblent aujourd’hui si naturels : le marché, la monnaie, l’avidité du capital.

Schématiquement, Polanyi voyait dans les marchands assyriens de Kanesh des agents publics mandatés par les autorités de leur cité, Assur, située à un millier de kilomètres de là, dans le nord de l’Irak actuel. Le commerce était alors, selon lui, un échange administré, un troc de marchandises entre deux parties – en l’occurrence les cités-Etats d’Assur et de Kanesh – selon des modalités fixées par avance. Les prix ne fluctuaient pas et les marchands assyriens opéraient donc sans risque, comme de simples fonctionnaires mus par le devoir d’obéissance à leur cité, plutôt que par la rapacité et l’appât du gain.

Depuis que l’économiste, né en Autriche-Hongrie, a développé ces idées, dans un article de 1957 toujours cité, des milliers de nouvelles tablettes ont été sorties des ruines de Kanesh. Et l’histoire qu’elles racontent est tout autre. Qu’on le regrette ou qu’on s’en réjouisse, elles montrent qu’une grande part des briques fondamentales de l’économie de marché étaient déjà là au XX° siècle avant notre ère, dans le Croissant fertile : le marché et sa régulation par les autorités, le capital, le taux d’intérêt, la monnaie, l’entreprise et même la fraude fiscale…

Et le moteur de tout cela ? Il n’a pas changé. Deux Assyriennes dénommées Taram-Kubi et Simat-Assur en donnent un indice dans une lettre qu’elles adressent à leur frère, un certain Imdilum. Nous sommes dans les environs de 1900 avant J.-C., à Assur. Sur un petit pavé d’argile humide, pas plus grand que la paume d’une main, elles impriment à l’aide d’un stylet de roseau dix-neuf lignes de caractères cunéiformes qui composent leur message, qu’on retrouvera quarante siècles plus tard dans les ruines de Kanesh, où leur frère menait ses affaires. Ici dans la cité d’Assur, nous avons consulté les femmes qui interprètent les rêves, les devineresses et les esprits des morts, et leur réponse a été : le dieu Assur ne cesse de te mettre en garde. Tu aimes tant l’argent que tu méprises ta propre vie ! N’en déplaise à Polanyi, la cupidité et l’âpreté au gain existaient déjà bel et bien dans la société paléo-assyrienne.

À Assur, le souverain est lui-même un marchand. Dans une lettre découverte à Kanesh, le vieux roi Sargon (1920-1881 avant J.-C.) se plaint d’avoir été floué par un certain Asqudum : il lui avait confié une cargaison à écouler en Anatolie, mais le fruit (très conséquent) de la vente ne lui a jamais été versé. Le fourbe Asqudum avait réinvesti la somme à son bénéfice propre. Cette lettre, qui montre le roi d’Assur en simple marchand, a plongé les assyriologues dans des abîmes de perplexité.

Le commerce, à Assur, est partout. La famille elle-même est une entreprise commerciale. En vieil assyrien, notre famille se dit littéralement la maison de notre père [bet abini], ce qui selon le contexte signifie aussi notre firme, dit l’assyriologue Cécile Michel (CNRS), l’une des plus grandes spécialistes de ces textes. Le patriarche était le chef de l’entreprise : il était basé à Assur et ses fils partaient représenter les affaires familiales dans les différents comptoirs anatoliens, en premier lieu celui de Kanesh. Les femmes, elles, demeuraient généralement à Assur, où elles tissaient des textiles destinés à être exportés. Dans les longues caravanes d’ânes noirs chargés des marchandises, l’autre principal bien d’exportation était l’étain – indispensable à la métallurgie du bronze.

À côté de ces firmes familiales existaient d’autres formes d’organisations commerciales. Certaines sont désignés dans les textes par le mot naruqqum, qui désigne aussi un grand sac, dit Cécile Michel. Ce sont des sociétés en commandite : plusieurs investisseurs mettent en commun, dans le même sac donc, un capital en or qui est confié à un mandataire, chargé de le faire fructifier. Ce type de société pouvait perdurer une dizaine d’années, parfois plus

Le tropisme capitaliste de la société paléo-assyrienne transparaît jusque dans certaines expressions idiomatiques, signale la chercheuse : lorsqu’on lit argent affamé dans les tablettes de Kanesh, il faut comprendre capital qui ne fructifie pas. Une expression que ne renieraient pas les loups de Wall Street. Même capitaliste existe d’une certaine manière en vieil assyrien, comme le dit l’assyriologue Mogens Trolle Larsen (université de Copenhague) : l’expression belu kaspim signifie littéralement les détenteurs de l’argent.

De l’étain ou du textile contre de l’argent : ne s’agit-il pas d’une économie de troc, comme le pensait Polanyi ? De fait, le monnayage n’existe pas encore. Il faudra attendre encore quatorze siècles après l’époque des lettres de Kanesh pour que des États frappent leur monnaie (les premières pièces standardisées ne sont attestées que vers le VI° siècle avant notre ère, dans l’ouest de l’Anatolie). Pour l’assyriologue néerlandais Klaas Veenhof (1935-2023), l’un des premiers à avoir contesté, dans les années 1970, les thèses de Polanyi, l’argent-métal avait pourtant déjà tous les attributs d’une monnaie : intermédiaire des échanges commerciaux, unité de compte et réserve de valeur.

Pour le compter, les marchands assyriens utilisaient un système standardisé de poids et mesures – le talent (environ 30 kilos), la mine (environ 500 grammes) et le sicle (ou shekel, 8,3 grammes). Et la teneur en argent du métal utilisé dans les transactions était régulièrement contrôlée par les autorités. Si ce n’est pas de la monnaie, cela y ressemble fortement. Les Assyriens avaient aussi développé une mathématique de calcul fractionnaire qui leur permettait d’ajuster au mieux les estimations de quantité et de valeur, explique Mme Michel.

Une nécessité impérieuse, car les prix fluctuaient constamment, contrairement à ce que pensait Polanyi. Depuis les années 1950, des centaines de textes ont été découverts à Kanesh, qui contiennent l’expression au meilleur prix, rappelle M. Larsen. Non seulement le marché – comme confrontation de l’offre et de la demande – existe, mais les autorités assyriennes le régulent fortement. La ville d’Assur interdit à ses marchands de s’enrichir en utilisant leur réseau en Anatolie pour vendre des tissus anatoliens de moindre qualité que ceux produits à Assur, et que les textes nomment pirikannum et saptinnum, explique-t-il. On sait que les prix de vente de ces tissus étaient très bas : les autorités d’Assur ne voulaient pas que ces produits low cost concurrencent ses exportations.

Gare aux marchands qui contournent cette interdiction. Dans une lettre fascinante, adressée à l’un d’entre eux, installé à Kanesh, du nom de Pusu-Ken, ses contacts à Assur l’informent d’un verdict de l’assemblée de la ville : Ici, des problèmes sont apparus concernant les textiles pirikannum et saptinnum (…). De nombreuses personnes ont été condamnées à une amende. Toi aussi, tu as été condamné à une amende de 10 mines d’argent, que tu peux acquitter par des versements annuels d’une mine d’argent par an. (…) S’il te plaît ne te lance pas dans [le commerce de ces] textiles et n’en achète pas. L’initiative privée est donc contrainte par l’objectif commun de voir la cité d’Assur s’enrichir. Et le montant des amendes montre qu’on ne plaisante pas avec cet objectif. Celle infligée au malheureux Pusu-Ken est considérable : elle représente grosso modo la valeur d’une grande maison.

Les taxes, comme les amendes, sont aussi vieilles que l’État. Les marchandises qui transitaient d’Assur à Kanesh étaient soumises à une diversité de ponctions obligatoires. Au départ des caravanes, une taxe à l’exportation était prélevée par les autorités d’Assur ; en chemin, des droits de douane étaient payés aux différents roitelets dont le territoire était traversé – en échange d’une garantie de protection. Et à l’arrivée au comptoir, enfin, où le roi de Kanesh prélevait une taxe sur les biens importés. Cette multitude de taxes est manifestement allée de pair avec une fraude fiscale à grande échelle. Les tentatives d’échapper aux taxes étaient sévèrement réprimées, mais on en trouve malgré tout de nombreuses mentions dans les lettres de Kanesh, raconte Mme Michel. Les fraudeurs prenaient un risque supplémentaire en couchant par écrit leurs projets.

Dans une lettre célèbre, un marchand du nom de Buzazu donne à ses affréteurs les instructions suivantes, afin d’éviter la taxe prélevée à l’arrivée dans la ville : Que l’on fasse des paquets [avec mon étain], et que les employés de la caravane les fassent entrer à Kanesh cachés dans leurs sous-vêtements.Quantité de plans similaires ont ainsi été découverts dans les textes de Kanesh. Ce sont les plus anciens témoignages de fraude fiscale de l’histoire de l’humanité, selon Mme Michel.

Les tablettes mésopotamiennes ont suscité un immense intérêt chez les économistes. Karl Polanyi n’est pas le seul à s’y être plongé. Dans une lettre à sa fiancée, datée de 1924, John Maynard Keynes (1883-1946) avoue être dans une période de folie babylonienne, absorbé jusqu’à la frénésie par ces textes vénérables. L’économiste britannique avait remarqué que nombre de ces documents étaient des reconnaissances ou des transmissions de dettes, des créances, des demandes de remboursement : à des degrés divers, tout le monde, riche ou pauvre, semblait être à la fois créancier de certains, et débiteur d’autres, pris dans un dense écheveau de relations sociales, précurseur de l’institution monétaire.

Les lettres de Kanesh confirment que la dette était omniprésente. La lenteur des échanges commerciaux, le rythme des récoltes allongeaient le temps nécessaire à la conclusion des transactions et, dans ces intervalles de temps, il fallait souvent s’endetter pour vivre. Comme bien d’autres corpus, elles montrent que les tablettes d’argile étaient aussi un support de monnaie scripturale. Les briser, c’était détruire de la valeur – un peu comme brûler un chèque aujourd’hui.

Régulièrement, les dettes privées s’accumulaient dans la société jusqu’à en déstabiliser des pans entiers, souvent la paysannerie. Là encore, les problèmes que rencontraient les vieux Mésopotamiens ne sont pas très différents des nôtres. Leurs rois l’avaient compris de très longue date : l’une de leurs prérogatives était de prendre un édit d’annulation générale des dettes privées. Alors, les tablettes consignant dettes et créances étaient physiquement détruites – et tant pis pour les créanciers ! En langue sumérienne, ces édits étaient dénommés amargi, ce qui signifie retour à la mère. Quelque chose comme remettre les compteurs à zéro ou, plus simplement, renaître.

Résumé de Stéphane Foucart. Le Monde des 6 et 8 08 2024

8 01 1926  

Ibn Saoud, prince du Nedj, rive sud du golfe persique, chef incontesté des Wahhabites, est proclamé roi du Hedjaz, du Nedj et dépendances, c’est à dire roi de ce qui va s’appeler l’Arabie saoudite : il est bien fini le temps où, fidèle vassal de l’Angleterre appointé à raison de 60 000 livres par an, Winston Churchill pouvait ironiser sur son sort à la Chambre des Communes : si l’on rémunère ainsi ce monsieur, ce n’est pas pour ce qu’il fait, mais pour ce qu’il ne fait pas.

Dans ces années-là Rashid Rida est l’acteur principal du groupement Salafiya, défenseurs de la tradition islamique en prenant une autre voie que le wahhabisme. La revue El-Manar (Le Phare) qu’il fonda, parrainât Hassan al-Banna, créateur en Égypte en 1928 de l’Association des Frères Musulmans, qui se réfugiera très vite dans la clandestinité. Tarik Ramadan, 53 ans en 2016, auteur de 30 livres, islamologue bien connu,  suisse vivant à Londres, est le petit-fils de Hassan al-Banna. Son frère aîné Hani Ramadan est lui aussi un prédicateur très médiatique.

L’islam est une organisation complète qui englobe tous les aspects de la vie. C’est à la fois un état et une nation, ou encore un gouvernement et une communauté. C’est également une morale et une force, ou encore le pardon et la justice. C’est également une culture et une juridiction, ou encore une science et une magistrature. C’est également une matière et une ressource, ou encore un gain et une richesse. C’est également une lutte dans la voie de Dieu et un appel, ou encore un armée et une pensée. C’est enfin une croyance sincère et une saine adoration. L’islam c’est tout cela de la même façon.

Hassan Al Banna. Les 20 principes pour comprendre l’Islam

Un fait est certain, et il importe d’en mesurer les conséquences : chaque musulman, quelle que soit sa position nationale, se sent solidaire de toute la communauté islamique du monde vis à vis des puissances non musulmanes. Il est peut-être un Égyptien en face d’un Syrien, mais il est avant tout un musulman en face d’un Anglais ou d’un Français. Pendant la guerre du Rif menée par Abd el Krim, jusqu’en Perse on applaudit à la ténacité de ses montagnards contre les troupes européennes.

Gaston Wiet. Histoire Universelle. La Pléiade 1986

En 1928, dans une Égypte encore soumise aux Anglais, Hassan el-Banna (1906-1949), un instituteur écœuré de voir la façon dont les Européens traitaient ses compatriotes, est le premier à donner une forme politique à cette intuition en fondant l’association des Frères musulmans. Le principe de la confrérie, très simple, est résumé dans son plus célèbre slogan : L’islam est la solution. Sa stratégie tient sur deux fronts. Le premier concerne la base : ouverture de dispensaires et d’écoles, distribution de nourriture, qui répondent au message en faveur des pauvres du Coran, mais permettent aussi de gagner en popularité. Le second vise la tête. Tandis que les frères d’en bas soignent le peuple, les dirigeants, dont personne ne connaît les noms, travaillent secrètement à préparer la prise du pouvoir. Ils n’y arriveront pas de sitôt. Associée à la révolution de 1952, la confrérie se brouille avec Nasser, qui la réprime bientôt avec violence. Après 1954, des dizaines de milliers de militants sont arrêtés et envoyés dans des camps de concentration. Mais l’idée qui a été mise en valeur est appelée à un grand avenir. Elle pose que le meilleur gouvernement des hommes ne peut prendre sa source que dans le respect de Dieu et de la loi religieuse : on l’appelle l’islamisme. La confrérie d’Hassan el-Banna n’en forme qu’une des facettes. Deux grands pays, l’Arabie Saoudite et l’Iran d’après 1979, en représentent deux autres.

François Reynaert. La Grande Histoire du Monde. Fayard 2016

27 01 1926

L’Écossais John Logie Baird transmet l’image d’une figure humaine d’une pièce à l’autre de la Royale Institution, par clonage d’une image et sa transmission par onde hertzienne : c’est la naissance de la télévision. Deux ans plus tard, il présentera des images télévisées en couleur ; il ouvrira un studio à Londres en 1929, qui assurera les premières transmissions d’images à longue distance. L’image est alors de très mauvaise qualité, faite de 30 lignes quand elle est aujourd’hui de plus de 800 lignes

12 05 1926    

Amundsen est au pôle nord, à bord du dirigeable italien Norge, en compagnie de Umberto Nobile ; trois jours plus tôt, Richard Byrd, de la Marine américaine et Floyd Bennett, l’auraient survolé [2] à bord d’un Fokker monoplan à 3 moteurs de 200 chevaux, ne dépassant pas le 200 km/h, s’exclamant au décollage : C’est Jules Verne qui m’y emmène.

28 05 1926

Au Portugal, le général Gomes da Costa met fin à la toute jeune République portugaise – elle avait 16 ans ! – balisant les pas d’Antonio de Oliveira Salazar, qui sera ministre des finances deux ans plus tard, puis chef du gouvernement en 1933, fondateur de l’Estado novo, avec ses quatre axes de référence : nationalisme, catholicisme, corporatisme et anticommunisme.

9 07 1926 

Tremblement de terre sur l’île de Santorin : 2 000 maisons détruites en 52 secondes !

6 08 1926

Le capitaine de corvette Yves le Prieur présente à la piscine des Tourelles à Paris le premier scaphandre autonome pratique, qui libère l’homme de tout lien avec la surface. Il inventera le détendeur automatique en 1935. Et c’est notre grand metteur en scène, captain planet, Jacques Yves Cousteau qui s’autoproclamera l’inventeur de tout cela, daignant tout de même associer le nom de Le Prieur à son invention.

2 09 1926   

Jean Genet, 16 ans, pupille de la nation et fugueur multirécidiviste sort de la prison de la Roquette, à Paris pour arriver, enchaîné à son gardien, à la colonie de Méttray fondée en 1830 en Touraine, véritable bagne pour enfants : À Mettray nous allions aux cabinets de cette façon : les chiottes étaient dans la cour, derrière chaque famille [nom des dix bâtiments où étaient regroupés les enfants, par âge].[…] Chacun s’y rendait, du rang, suivant que le besoin l’y poussait, laissant pendre sa ceinture sur la porte pour indiquer que la place était prise. Il n’y avait jamais de papier.

[…] Pour Winter, la beauté fut un coup dur. Les durs s’éprirent de lui et il eut la souffrance d’être par douze bites enfilé, et la honte de l’être presque publiquement. 

3 09 1926  

Le gouvernement dégraisse : suppression de 228 tribunaux, 218 prisons, 106 sous-préfectures, 2 préfectures maritimes, 177 casernes, et des arsenaux de Lorient et de Rochefort ; 3 sous-préfectures sont déplacées ; le nombre d’arrondissements passe de 386 à 280.  Le tollé sera tel qu’en 1930, le gouvernement Poincaré recréera quelques sous-préfectures et rouvrira les tribunaux.

10 09 1926 

L’Allemagne fait son entrée à la SDN.  Aristide Briand est au sommet de son art : Messieurs, la paix, pour l’Allemagne et pour la France, cela veut dire : c’en est fini de la série des rencontres douloureuses et sanglantes dont toutes les pages de l’Histoire sont tachées ; c’en est fini des longs voiles de deuil sur des souffrances qui ne s’apaiseront jamais ; plus de guerres, plus de solutions brutales et sanglantes à nos différends ! Certes, ils n’ont pas disparu, mais désormais c’est le juge qui dira le droit. Comme les individus, qui s’en vont régler leurs difficultés devant le magistrat, nous aussi nous réglerons les nôtres par des procédures pacifiques.

Arrière les fusils, les mitrailleuses, les canons ! Place à la conciliation, à l’arbitrage, à la paix !

27 09 1926  

Jean Moulin épouse Marguerite Cerruti. Il n’est pas inutile de dire un peu par le détail la naissance de l’échec du couple, car il explique comment les dernières femmes qui comptèrent dans la vie de Jean Moulin furent des maîtresses, puisqu’il ne se remariera pas.

Malgré ces relations et quelques séances mondaines, il passait la plupart de ses soirées seul, dans cette grande demeure. La lecture, le dessin les meublaient, mais il éprouvait le besoin d’une affection, d’une compagne à côté de lui. Il songea sérieusement à se créer un foyer. Il lui semblait aussi qu’à la tête d’une sous-préfecture, la présence auprès de lui d’une jeune femme lui permettrait de mieux accueillir et traiter ses hôtes, amis ou officiels.

Vers le début de l’été suivant, il jeta son dévolu sur une jeune fille dont il avait fait la connaissance à Chambéry. C’était une très jolie blonde aux yeux bleus, au teint clair et aux traits fins. Elle aurait été vraiment belle si ses formes avaient été moins opulentes. Elle était très jeune, à peine dix-neuf ans.

Son père, mort depuis plusieurs années, avait été trésorier-payeur général. Sa mère était de bonne souche savoyarde.

Je ne sais comment mon frère, artiste et amateur de belles lignes, avait pu s’éprendre d’une jeune fille douée d’un tel embonpoint. Le fait est que son gentil minois le séduisit. Il crut avoir trouvé en elle l’épouse gracieuse et aimante et la bonne compagne qui pouvait le rendre heureux. N’eut-il pas, malgré tout, quelques doutes en son for intérieur ? Soupçonna-t-il quelque chose en elle, et surtout chez sa mère, qui pourrait déplaire à sa famille ? Est-ce la raison pour laquelle il tarda jusqu’à l’extrême limite à nous apprendre ce grand événement ? Je ne sais.

Les lettres qu’il nous écrivait au début de juin 1926 n’en soufflent mot, pas plus celle du 3 juin, où il nous envoyait le discours qu’il avait prononcé à la fête des mères (le dimanche 30 mai), que celle du 10 juin, où il parlait, entre autres, d’un projet d’affiche qu’il avait envoyé à Béziers pour un concours portant sur la vigne et le vin. Et voici qu’il nous annonce brusquement, quelques jours plus tard, son projet de mariage avec Mlle Marguerite Cerruti qu’il épouserait dans le courant de l’été.

Je dois dire que nos parents furent choqués de ce procédé. Eux qui avaient toujours chéri et épaulé ce fils, il les mettait, avec beaucoup de désinvolture, devant le fait accompli, sans leur avoir demandé ni consentement ni même conseil. Mais ils aimaient trop leur fils pour lui tenir rigueur longtemps de ce manque d’égards. Après quelques jours de réflexion, ils acceptèrent d’aller à Albertville sans attendre mes vacances qui ne commençaient alors qu’à la fin de juillet. Ils allèrent donc faire la connaissance de leur future belle-fille qui leur fit bonne impression. Elle n’était pas snob comme ils le craignaient et fut aimable envers eux. Voyant combien Jean lui était attaché, ils ne tardèrent pas à faire la demande officielle à Madame Cerruti et à s’entendre avec elle et les fiancés pour la date et le lieu du mariage, les personnes à inviter, la bague, etc.

Quoique Madame Cerruti n’ait guère plu à nos parents, tout se présentait assez bien lorsque j’allai les rejoindre le 1° août. Par suite d’une saute d’humeur de la future belle-mère, qui partit pour Paris, laissant sa fille à la garde d’une amie, dans la station d’altitude de Valloire, et qui ne répondait pas aux appels des jeunes gens, le mariage fut remis de semaine en semaine. Le temps passait ; Jean et ses parents s’impatientaient. Un jour, son père lui dit : Mon fils, tu ne nous a pas demandé conseil pour ton mariage. Voici bientôt deux mois que nous sommes ici et rien n’est encore décidé. Ta sœur doit reprendre son service le 1° octobre. Si tu ne te maries pas avant la fin de septembre, tu te marieras sans nous.

Jean et Marguerite livrèrent un dernier assaut à Madame Cerruti et le mariage fut fixé au 27 septembre. Plusieurs personnes, qui auraient pu venir en août, n’étaient plus libres à cette date, dont M. Mounier, récemment nommé préfet de Nîmes. Le mariage eut lieu, en toute simplicité, dans le joli village de Betton-Bettonet, dans la maison de famille de Madame Cerruti. Mon frère, par égard pour sa fiancée, avait accepté de contracter un mariage religieux.

Rendu nerveux par tous les atermoiements de sa future belle-mère, Jean, qui se sentait en faute envers ses parents et qui, de surcroît, s’était dépensé pour mettre en état le jardin et décorer la grange où devrait avoir lieu le repas en cas de mauvais temps, fondit en larmes lorsqu’il se leva au dessert pour répondre au toast que lui avait porté son nouveau préfet, M. Mouchet. J’ai rarement vu pleurer mon frère, autant dire jamais, depuis sa petite enfance. Cela jeta un froid parmi nous et fit mal augurer de cette union.

Il semblait pourtant que ces jeunes époux, qui s’étaient librement choisis et paraissaient éprouver un amour mutuel, dussent être parfaitement heureux. Sans doute eurent-ils quelques mois de bonheur, mais peu à peu la mésentente se glissa dans le ménage. Ces deux êtres n’avaient guère en commun que leur jeunesse. Je ne veux pas ici incriminer ma belle-sœur. Je dirai simplement qu’elle était trop jeune d’âge et d’esprit pour bien comprendre la riche personnalité de son mari et ses devoirs d’épouse et de maîtresse de maison.

Ayant vécu à Paris, elle s’ennuyait dans cette petite ville où tous ses gestes étaient remarqués et où le moindre flirt eût donné à jaser. Elle abandonnait son mari, des mois durant, pour aller faire du chant dans la capitale. Douée d’un organe puissant, elle désirait se présenter au concours du Conservatoire, à quoi sa mère s’était toujours opposée. Ces absences attristaient Jean et lui montraient, en se renouvelant et se prolongeant, le peu d’attachement que sa femme avait pour lui. Il en fut si malheureux au début que sa santé en souffrit. Il s’évanouit deux ou trois fois au cours d’un traitement chez le dentiste. Cependant, il gardait toute sa peine pour lui, ne voulant pas attrister ses parents.

À plusieurs reprises, il alla chercher Marguerite. Puis, se lassant de cette indifférence et s’étant finalement détaché d’elle, il lui enjoignit par lettre d’avoir à regagner le domicile conjugal. Elle fit la sourde oreille. Au début, de mai 1928 il demanda le divorce. Il l’obtint dans les plus brefs délais, exactement le 19 juin 1928, aux torts et griefs de la femme, qui, d’ailleurs, avait fait défaut.

Pas plus que Jean ne nous avait consultés pour son mariage, il ne nous avait tenus au courant de ses déceptions conjugales. Ce ne fut qu’à la veille de sa demande en divorce qu’il nous en informa. Bien qu’il ne se fût jamais plaint à nous de sa femme, nous savions par notre cousine Marcelle, qui avait fait un séjour à Albertville en juin 1927, qu’il n’était pas heureux. Et je pus le constater moi-même en passant quelques jours à la sous-préfecture, après le départ de nos parents, en août de la même année. Devant eux, Jean et Marguerite se retenaient davantage. Cet été-là ils avaient eu un accident d’automobile sans gravité, mais Marguerite, blessée aux jambes, avait dû rester alitée une vingtaine de jours. [Un autre accident, une chute de cheval fit perdre à Marguerite l’enfant qu’elle portait. ndlr] C’est à cette occasion, pour la soigner et tenir la maison, que Jean avait fait appel à ses parents. Sans cette circonstance, ils seraient restés à Saint-Andiol pour laisser le jeune ménage plus libre.

On me pria de prolonger mon séjour, ce que je fis. C’est alors que j’assistai à plusieurs scènes très vives. Quelque opinion que j’aie pu avoir à ce moment sur ma jeune belle-sœur, je me gardais d’envenimer les choses et essayais de raisonner l’un et l’autre. Pas plus que moi nos parents ne furent pour rien dans les dissentiments entre les époux et dans la décision que mon frère devait prendre plus tard de se séparer de sa femme.

Laure Moulin. Jean Moulin. Presses de la Cité 1982

Au vu de ce que nous apprendra le futur sur la grande et très riche personnalité de l’homme, on partage plus que largement l’inquiétude à peine dissimulée de sa sœur quant à l’avenir de ce couple, crée semble-t-il surtout par conformisme, pour qu’il y ait en sous-préfecture un sous-préfet et son épouse. Dès lors que celle-ci se mit à passer l’essentiel de son temps à Paris pour devenir une Castafiore, elle ne pouvait remplir le rôle que Jean Moulin aurait lui voir tenir à Albertville

En juin 1928 donc, Jean Moulin se retrouva libre de ses fréquentations, de ses loisirs – du ski à Megève assez souvent -, et pour suivre les codes de l’époque (qui n’ont guère changé), de la voile à Saint Tropez. Elles s’appelleront Gilberte Riedlinger, née allemande à Mulhouse en 1897, qui rompra avec Jean Moulin en février 1943, Antoinette Sachs, peintre amie de Fernand Léger et Colette Pons, dont on ne saura jamais si leur amitié se cantonna à des relations professionnelles, ou plus si affinités. Plus tard, il aura un peu de mal à se défaire de la réputation qu’il avait alors de panier percé, de dandy dépensier, gourmand de la fréquentation des milieux artistiques branchés.

Jean Moulin, sous-préfet de Châteaulin | Becedia

Saint Tropez 1932

A Megève, Jean Moulin (à droite), à son aise dans une ambiance très chic.

A Megève

à Megève en compagnie de Colette Pons, Janvier 1942

18 10 1926   

Louis Lumière présente le premier film parlant, produit par Warner Bros : Le chanteur de Jazz d’Alan Crosland. C’est ce qu’a retenu l’histoire. Si cela marche, le monde entier parlera anglais. En fait le premier film sonore doté du procédé Vitaphone fut Don Juan (1926), suivi d’Old San Francisco (1927), tous deux du même Alan Crosland.

Les querelles intestines au sein du Kuomintang chinois vont bon train : d’un côté le nationaliste Chiang Kai Shek, de l’autre coté l’aile gauche soutenu par le Komintern. Le premier installe son gouvernement à Nankin, le second à Wuhan.

10 11 1926 

Avec la déclaration Balfour, le Canada devient indépendant, tout en restant Dominion du Commonwealth.

11 1926  

Naissance de Match, tout d’abord hebdomadaire sportif, complément illustré de L’intransigeant. C’est Jean Prouvost, qui, plus tard, en fera un magazine d’actualité générale.

10 12 1926 

Aristide Briand partage le prix Nobel de la Paix avec Austen Chamberlain et Gustav Stresemann. Il avait été longtemps l’amant de la belle Otero qui lui disait : heureusement que tu es laid, sans cela, je me serais attaché à toi. La dite belle était un personnage, au firmament des demi-mondaines avec Liane de Pougy, Emilienne d’Alençon.  Une demi-mondaine est une femme qui se donne à un homme sur deux, disait Sacha Guitry. La belle Otero assurait qu’on pouvait faire fortune en dormant, mais pas seule, et de préférence pas avec le même homme que la veille. Elle eut pour amie Colette, pour amants des têtes couronnées, des industriels, des aristocrates qui parfois se suicidaient, et plus souvent se ruinaient, et c’est ainsi qu’elle parvint à amasser une véritable fortune : on parle de 25 millions $ ! Quand tu couches avec un bourgeois, tu es une putain, quand tu couches avec un prince, tu es une favorite. Elle se retira à Nice, flamba au jeu toute sa fortune et mourut dans la misère…. L’archétype de la danseuse de haut-vol.

File:La Bella Otero.JPG

La belle Otero. Par Reutlinger Paris

Cléo de Merode par Felix Nadar. Mentez, mentez, il en restera toujours quelque chose disait Voltaire. Cléo de Mérode fut bien payée pour le savoir, à laquelle la presse colla l’étiquette de demi-mondaine, c’est à dire courtisane. Très belle, – la plus belle femme du monde, disait-on, la danseuse de l’Opéra attira le scandale en étant modèle du sculpteur Alexandre Falguière pour un nu. Léopold II, le roi des Belges (elle même était belge) fut subjugué : il n’en fallut pas plus à la presse pour en faire sa maîtresse, ce qui était faux. Elle fit un procès à Simone de Beauvoir, quand c’est toute la presse qu’il aurait fallu mener devant les tribunaux !

Liane de Pougy, de son vrai nom Anne-Marie Chasseigne, fille d’un capitaine de lanciers du Second Empire. Ayant abandonné mari et enfants, elle confessera sur la tard : Mon père, j’ai vécu très librement. Sauf tuer et voler, j’ai tout fait ! 

Emilienne d’Alençon

Mais Aristide Briand gardait du temps pour penser politique : il se confiait ainsi à son traducteur Oswald Hesnard : L’Allemagne est un pays qui n’est pas drôle. Elle impose à ses voisins des efforts incessants de diplomatie, d’adaptation économique, de progrès industriel et commercial et, avec le temps, elle va déterminer l’orientation de l’Occident.

20 12 1926   

Pie XI met en demeure les catholiques français de prendre leurs distances avec l’Action Française. Quatre jours plus tard, Charles Maurras, par un retentissant Non possumus [3] – Nous ne le pouvons – en première page, refuse de se soumettre.

29 12 1926    

Pie XI condamne l’Action Française. Le décret était prêt, établi depuis le 29 janvier 1914 par Pie X, mais était resté non signé.

1926  

Jean Borotra remporte pour la seconde fois le tournoi de Wimbledon, et Jeannine Lanvin crée la première maison de haute couture pour hommes. À la suite de la révolte des Druzes, la France crée une République libanaise à majorité maronite et la dote d’une constitution. Rudolf Lettner fait breveter les carres de ski : il a mis près de dix ans à les mettre au point : en 1917, au cours d’une permission, en bon Autrichien qui se respecte, il était parti skier : la neige était bien dure, la pente bien raide et arriva alors un dérapage non contrôlé, la chute… qui le rapproche à grande vitesse d’un escarpement rocheux en bordure de piste : il ne doit de pouvoir s’arrêter qu’à la solidité des pointes de ses bâtons qu’il plante vigoureusement et … cela met fin à la chute. Ouf … Il s’en souviendra et dès lors passera tout son temps libre à mettre au point ces carres : des lamelles d’acier à visser dans le ski, à chaque extrémité de la semelle. Jusqu’alors, le ski était un peu comme un bateau sans quille ou sans dérive : le bord de la semelle, en bois comme l’ensemble du ski, s’usait et donc s’arrondissait rapidement : comment accrocher sur une neige dure, voire glacée, avec pareil équipement ? le principe du carre était simple, encore fallait-il trouver le bon métal, suffisamment souple pour épouser la forme du ski, suffisamment dur aussi pour ne pas s’user rapidement. Ce sera une petite révolution dans la maniabilité du ski et les progrès seront marquants. Les carres resteront apparents jusque dans les années 1960, puis deviendront cachés à peu près en même temps que l’arrivée des ski métalliques.

À Metz, le congrès de la Ligue des Droits de l’Homme tient des propos qu’aujourd’hui l’on relit plutôt deux fois qu’une avant d’y croire : Que soit interdite la formation sur le territoire […] de groupements étrangers autonomes constitués en noyaux ethniques organisés et systématiquement réfractaires à toute assimilation nationale.

Au Mexique, les catholiques ne peuvent accepter les mesures anticléricales issues de la Constitution proclamée en 1917 : c’est la guerre des Cristeros qui va les opposer pendant trois ans à l’armée fédérale. Il n’est pas inutile de citer la déclaration de guerre anticléricale que l’on avait pu entendre de la bouche d’un député six ans plus tôt : Il faut pénétrer dans les familles, briser les statues et les images des saints, pulvériser les rosaires, décrocher les crucifix, confisquer les neuvaines et autres machins, barricader les portes contre le curé, supprimer la liberté d’association pour que personne n’aille dans les églises approcher les curés, supprimer la liberté de la presse pour empêcher la publicité cléricale, détruire la liberté religieuse et enfin, dans cette orgie d’intolérance satisfaite, proclamer un article unique : dans la République, il n’y aura de garantie que pour ceux qui pensent comme nous.

Donc, les suites de ces déclarations incendiaires n’auront pas pu être une surprise pour les pyromanes.

L’industrie automobile américaine est en pleine expansion : la Compagnie Firestone se fait concéder près d’un demi-million d’hectares au Libéria pour y planter des hévéas, concession obtenue pour 99 ans en échange d’un prêt de 5 millions $, qui vient assainir les finances du pays. Elle fera la pluie et le beau temps dans le pays au point de le faire échapper 4 ans plus tard à une tutelle de la SDN à la suite d’un scandale sur des ventes de main d’œuvre à Fernando Po.

À Auburn, dans les Massachusetts, première fusée à combustion liquide, de l’américain Robert Goddard.

Maurice Edmond Sailland, alias Curnonsky, fameux gastronome français, a gardé un souvenir ému d’un repas au Terminus de la Motte Beuvron, en Sologne, clos sur une magnifique tarte Tatin : il en parle dans La France Gastronomique, où il lui a pris une envie de sortir des sentiers battus et de raconter un gentil bobard sur l’origine de cette tarte : ainsi, Stéphanie Tatin, en l’an 1898, par un soir de grande presse aurait laissé tomber une tarte et l’aurait remis rapidement dans son plat, comme cela venait, c’est à dire, d’abord les pommes, puis la pâte ; re-cinq minutes de four, et l’aurait servi telle quelle aux clients puisque la presse ne diminuait pas : ils en auraient redemandé, et pour longtemps… Se non e vero, e ben trovato. Et la réputation des Sœurs Tatin, décédées depuis un certain temps, mais aussi du Terminus, toujours vivant, de régionale, devint nationale. En fait, la recette consiste à cuire une tarte normalement, très abondamment beurrée et sucrée ; avant la fin de la cuisson, on sort pour mettre une autre pâte sur le dessus ; on enfourne à nouveau cinq minutes et on sert en renversant le tout sur un plat.

Megève continue à susciter l’enthousiasme : Quelle magnifique vision que ce bassin de Megève hivernal ! Une nef immense, pure de proportions, toute feutrée de blanc, élève ses parois en courbes régulières jusqu’à des crêtes flexueuses. Dans le fond, l’Arly naissant, incertain, qui se décide paresseusement à couler vers l’Isère. On ne le devine d’ailleurs que par un sillon à peine moins blanc sur le plateau uniforme. Les maisons du village sont toutes tassées. À peine si, de loin, on distingue leurs pignons encapuchonnés. Seul, ressort le clocher métallique. La neige trompeuse semble vouloir égaliser tout le terrain. Mais, à regarder mieux, on distingue des vallons, des mamelons, des contreforts. C’est le Mont d’Arbois, les belles arêtes du Joly, les pentes du col de Sion. Dans une échancrure, on aperçoit le Mont Blanc et le Dôme de Miage.

Sur la place, un grand mouvement d’autos, de chenilles, de skieurs. Il est agréable de monter, à pied, par le sentier du calvaire, l’œuvre énorme du curé Ambroise Martin, si expressive dans sa facture naïve et gauche ; puis c’est l’émoi de la pleine neige, une infinie variété de courses pour toutes les forces. J’eus le plaisir d’être conduit par M. Gagnebin, qui fit l’aménagement avec tant de science sportive.

Voyez, me disait-il, nous avons ici une seconde Engadine. Oui, j’entends : moins vaste que celle des Grisons. Mais c’est la même disposition de pentes, sans ruptures et sans à-pics ; la même variété de pistes et de courses ; la même ampleur, le même charme de paysages. Ici, comme là-bas, nous avons un terrain absolument rêvé pour le ski. Je connais toutes les stations françaises, et puis vous dire que l’endroit est absolument unique.

Paul Guiton.  Au cœur de la Savoie. Editions J. Rey B. Arthaud, Editeur. Grenoble. 1926.

8 03 1927  

Pie XI refuse aux membres de l’Action Française l’accès aux sacrements : le mouvement va s’en trouver considérablement diminué. Georges Bernanos sera du nombre des partants, qui finira par écrire : La France maurassienne est aussi creuse, aussi vide que son catholicisme sans Christ, son Ordre catholique sans grâce.

Georges Bernanos. Scandale de la Vérité.

Et encore, quelques années plus tard, dans une Lettre aux Anglais : Maurras a été l’un des hommes les plus néfastes de notre histoire. […] Le crime que nous ne pouvons pas pardonner à M. Maurras, c’est d’avoir substitué un système à la patrie, en sorte que les prétendues élites nationales, instruites par lui, ont fini par trouver très légitime, et même hautement politique de sacrifier, le moment venu, la patrie au système, et au nationalisme la nation.

*****

Marcel Bleustein crée l’agence de publicité Publicis, remplaçant la réclame par la publicité. Blanchet ne complétera son nom qu’en 1940, lors de son entrée dans la Résistance. Du Pain, du vin, du Boursin ;  Dubo, Dubon, Dubonnet ; c’est Shell que j’aime ; Brunswick, le fourreur qui fait fureur ; André, le chausseur sachant chausser ; Y’a bon Banania. Difficile de parler de génie, mais c’est plus facile à retenir que les verbes irréguliers de la grammaire française… comme c’est le but, il n’y a rien à dire. Sa fille Élisabeth épousera Robert Badinter.

20 03 1927 

En Inde, à Mahad (Maharastra) Ambedkar lance un mouvement pour que les Intouchables puissent avoir accès à l’eau d’un puit, pour inaugurer une ère d’égalité dans ce pays. L’abolition de l’intouchabilité et les repas inter-castes ne suffiront pas à mettre un terme au tort qui nous est fait. Tous les secteurs, les tribunaux, l’armée, la police, le commerce doivent nous être ouverts […] La société hindoue doit être réorganisée à partir de deux principes fondamentaux – l’égalité et l’abolition du système des castes.

Ce faisant, il s’oppose frontalement à Gandhi, qui, en ce qui concerne la place des Intouchables n’était jamais allé au-delà d’une demande d’égalité sur le plan religieux – accès aux lieux de culte – mais qui d’autre part s’était toujours montré favorable au maintien du système des castes, facteur d’harmonie sociale, selon lui. Les Intouchables ne se rendent pas compte qu’un électorat séparé (accordé par les Anglais en 1932 avec le Communal Award) créera des divisions parmi les hindous de telle sorte que cela conduira au bain de sang. Des voyous intouchables feront cause commune avec des voyous musulmans et tueront des hindous de caste. Les Britanniques n’ont-ils pas songé à tout cela ? Je pense que si. [propos tenus à Patel].

29 03 1927

La cour d’assises d’Aix-en-Provence condamne à mort le docteur Pierre Bougrat, né en 1889 à Annecy, sa peine étant commuée en travaux forcés à perpétuité assortie de la rélégation, pour ses états de service militaire. La cour déclare qu’il a tué à Marseille le 14 mars 1925 Jacques Rumèbe, compagnon de tranchée, devenu comptable de la Société des céramiques de Saint-Henri dont il transporte la paie des ouvriers.

Il avait été blessé à quatorze reprises, la dernière l’ayant rendu aveugle pendant cinq mois. Après la guerre, il avait ouvert un cabinet de médecine générale au 37 rue Sénac de Meilhan à Marseille. Il mène très vite une vie dissolue dans les boîtes de nuit, collectionnant les maîtresses et dilapidant son argent au jeu, à tel point que sa jeune épouse, fille d’un professeur de la faculté de médecine de Marseille, finit par obtenir le divorce à son profit. Le docteur s’affiche dès lors avec une prostituée. Son mode de vie peu académique pour un médecin altère sa réputation, sa clientèle plutôt huppée au départ se détournant progressivement de lui. Il dépense l’argent sans compter et tire des chèques sans provision, ce qui lui vaut un séjour en prison. Bougrat soigne discrètement Rumèbe pour une syphilis contractée pendant la guerre avec des piqûres en intraveineuse de salvarsan tous les samedis matin. Le samedi , Jacques Rumèbe disparait après avoir reçu son injection hebdomadaire. Il a avec lui une sacoche qui contient 8 507 francs, la paie des ouvriers. Sa femme souligne sa disparition le jour même à la police qui enquête. Le commissaire André Robert, chef de la Sûreté de Marseille, découvre que Bougrat vit avec Andrée Audibert, une prostituée qu’il a rachetée au prix fort à son souteneur. En ménage, Andrée exige de Bougrat des sommes dépassant ses ressources fort réduites depuis son divorce, si bien que le docteur est sous la menace de poursuites judiciaires pour abus de confiance, escroquerie et chèques sans provision. Son besoin d’argent est un mobile. Avec ces éléments, le commissaire Robert obtient enfin l’autorisation de faire une visite domiciliaire chez le notable Bougrat, trois mois après la disparition de Rumèbe. Alerté par les domestiques d’une odeur suspecte, il découvre le cadavre décomposé de l’encaisseur, muré dans un placard. Bougrat affirme qu’il s’est suicidé. Persuadé qu’il serait le premier soupçonné, il aurait camouflé le cadavre dans un placard.

Accusé du meurtre de Jacques Rumèbe avec pour mobile le vol de la sacoche, Bougrat est placé en détention provisoire 456 jours par le juge d’instruction De Possel. L’enquête montre notamment que Bougrat et Andrée, le soir même de la mort de Rumède, sont partis en goguette, faisant couler le champagne à flots. Son passé de voleur invétéré n’arrange rien. Cette condamnation soulève la polémique à l’époque car un expert a conclu lors du procès que Rumèbe est probablement décédé d’un choc anaphylactique des suites de son traitement thérapeutique. Envoyé au bagne de Saint Laurent du Maroni il échappe aux travaux forcés, car employé comme médecin dans l’hôpital par le docteur Rousseau, médecin-chef du bagne. Mais le docteur Rousseau part en retraite et est remplacé par un autre médecin qui ne veut pas voir Bougras à ce poste. Six mois après son arrivée, il se fait la belle avec sept autres bagnards, le , et parvient au bout de 23 jours de dérive sur un canot de fortune au Venezuala. Il termine sa vie dans ce pays sous la dictature de Gómez, exerçant pendant 32 ans son métier de médecin dans la localité de Jaun Griego au nord-est de l’île de Margarita, où le maire ne jure que par lui. Les bienfaits du médecin européen sont en effet reconnus. Il ouvre une petite clinique privée où il soigne bien souvent les gens gratuitement. Gómez autorise officiellement le docteur Pedro Bougrat à exercer sa profession de médecin et refuse son extradition en raison des services qu’il rend à la communauté. Malgré la grâce de Vincent Auriol en 1948, Bougrat refuse de revenir en France car la réhabilitation lui est refusée. Il refait sa vie au Venezuela en épousant la voisine de son premier logement, une italo-vénézuélienne, Magdalena Strochia, dont il a deux filles. En 1970, une association vénézuélienne se crée afin d’ériger un monument sur la tombe du docteur Bougrat qui est aujourd’hui encore, fleurie par les habitants de Juan Griego. Une place et une école y portent son nom

Résumé de Wikipedia

Il est certes difficile de parler de vie brisée, tout au plus peut-on parler de parcours chaotique : il n’a, de fait, jamais effectué de travaux forcés et a exercé son métier dans de bonnes conditions au Venezuala, y trouvant femme et malades aimants. Mais tout de même, être condamné à mort avec une peine commuée en travaux forcés à perpétuité sans aucune preuve du crime, c’est plutôt énorme. La vie judiciaire ultérieure d’Aix-Marseille confirmera cette médiocrité crasse avec l’affaire Gabrielle Russier qui se suicidera en 1969 et l’affaire du Pull-over rouge pour laquelle Christian Ranucci sera exécuté, sans preuve le 28 juillet 1976 ; Georges Pompidou, alors président de la République, qualifiera à cette occasion la justice de monstre froid. Dans ce monde judiciaire qui gravite autour d’Aix-Marseille, on est beaucoup plus près des personnages noirs de Giono que de ceux, gentillets et souriants de Pagnol.

Christian Dedet, lui-même médecin, connu pour sa remarquable Mémoire du fleuve en 1985, écrira en 1988 Le secret du Docteur Bougrat, à la fin duquel il laisse la conclusion à l’expertise en 1948 du docteur Barral, affirmant que Jacques Rumèbe est mort d’une crise nitritoïde de l’arsénobenzol [autre nom du Salvarsan, prescrit à Jacque Rumèbe] et que donc Pierre Bougras n’a pas tué Jacques Rumèbe.

7 04 1927       

Abel Gance projette Napoléon sur triple écran à l’opéra, un des derniers films muets avant l’arrivée du parlant, avec Albert Dieudonné dans le rôle titre. Le titre initial était Napoléon vu par Abel Gance.

Cinq restaurations argentiques de ce film ont été réalisées, qui toutes contiennent les triptyques finaux de l’armée d’Italie.

[…] En 2021, la Cinémathèque française fait état du fait que la société américaine Netflix va devenir mécène de l’organisme et participer financièrement au projet de restauration sous la direction de Georges Mourier. 

Le 14 juillet 2021, au festival de Cannes, la Cinémathèque française annonce que l’illustration musicale sera interprétée et enregistrée par l’Orchestre national de France, l’Orchestre philharmonique, le Choeur et la Maîtrise de Radio-France pour les parties chantées. L’enregistrement de cette partition sera livré en 2023. Plusieurs ciné-concerts sont prévus. Le film sera distribué par Pathé dans les salles, puis diffusé sur les antennes de France Télévisions lors de plusieurs soirées exceptionnelles.

Le 23 mai 2022, au 75e festival de Cannes, la Cinémathèque française annonce la participation de la HFPA (Hollywood Foreign Press Association) organisatrice des Golden Globe Awards au financement de la restauration du film, ainsi que son aide à la recherche des fonds nécessaires à son achèvement.

L’aboutissement de cette restauration, sous la direction de Georges Mourier, est prévue pour fin 2022 avec une présentation publique en 2024 pour le 220° anniversaire du code civil, soit plus de 14 ans après que lui ont été confiés les débuts de l’expertise.

La première partie restaurée, (de Brienne à Toulon), est présentée en ouverture de Cannes Classics au festival de Cannes le 14 mai 2024 en présence de Costa Gavras, Thierry Fremaux, Frédéric Bonnaud, Georges Mourier et Clarisse Gance.

Wikipedia

Le terme de campagne ne paraîtra pas galvaudé concernant le chantier de quinze ans que fut la restauration de Napoléon (1927), le plus célèbre des films d’Abel Gance, lancée en 2008 par La Cinémathèque française sous la direction du chercheur et réalisateur Georges Mourier. L’œuvre renaît dans un nouveau montage de sept heures, en deux parties, qui se rapproche au plus près des souhaits de l’auteur, serti d’une toute nouvelle partition arrangée par Simon Cloquet-Lafollye. Le coup d’envoi est donné les 4 et 5 juillet à la Seine musicale, à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine), pour un ciné-concert en deux soirées avec les orchestres de Radio France, suivi de six projections au fil du mois à La Cinémathèque. A partir du 10 juillet, le « monstre » est distribué par Pathé à travers la France dans un parc de trente salles, plan de bataille inouï pour un muet datant de près d’un siècle.

De Napoléon, il n’y eut jamais de version originale ou tout simplement arrêtée, le film ayant directement commencé sa carrière sous le signe de l’inachevé et du fragmentaire. Bribe d’un projet beaucoup plus vaste qui devait couvrir toute la vie de l’Empereur, cette fresque colossale, obtenue au terme de quatorze mois de tournage, est divulguée courant 1927 selon trois montages différents, produite en muet alors que le parlant commençait à rafler la mise. Elle a bien failli périr émiettée sous les coups de ciseaux des distributeurs et de Gance lui-même qui ne démordit jamais de remanier sa copie tout au long de sa vie. Après cinq tentatives de reconstructions depuis les années 1950, celle de Mourier, outre qu’elle rend tout leur lustre aux images de Gance, installe le récit dans sa durée, laisse plus de place aux personnages secondaires, tempère l’épopée par l’intimisme, double l’histoire de ses coulisses.

Ce nouveau Napoléon n’a donc rien du monument, ni du monolithe figé. Le génie d’Abel Gance, fer de lance de l’avant-garde des années 1920, est ailleurs : dans la faculté débordante dont il investit l’outil-cinéma, qu’il estime capable de propulser le spectateur au cœur même de l’histoire, comme d’en extraire toute la substance poétique. C’est donc un film qui semble en contenir dix autres, plein de trous et de trouvailles, de stases et d’élans, dont chaque épisode, valant pour lui-même, semble contester au tout sa cohérence.

De son enfance au collège de Brienne (Aube) jusqu’à sa reprise en main de la campagne d’Italie, en passant par les orages de la Convention, les turpitudes de la Terreur, son illustration au siège de Toulon, Napoléon (joué par Albert Dieudonné, qui avait déjà incarné le personnage sur les planches) est dépeint comme une figure ascendante, qui « accomplit » la Révolution française en la sauvant de ses propres dérives. Gance mobilise une véritable foule de personnages célèbres ou inventés (dont lui-même dans le rôle de Saint-Just, Antonin Artaud en Marat, Gina Manès en Joséphine) et brasse tous les registres possibles du cinéma, de l’épopée martiale au mélodrame, de la romance à l’effroi.

Le film est un tel déluge d’idées formelles qu’il serait vain d’en dresser le catalogue, le tout culminant avec la séquence finale en triple écran, procédé inouï (et sans lendemain) qui évoque les toiles d’un David. On retient d’abord la magnifique constellation de gros plans décernés à la plupart des personnages, comme s’il était tout à coup donné de toucher leurs visages du regard (inoubliable Robespierre, les joues grêlées par la petite vérole). Le cœur du récit, et véritable morceau de bravoure, reste la scène époustouflante du retour de Corse, où la tempête qu’essuie en mer Napoléon est mise en parallèle avec celle politique qui secoue en même temps la Convention, filmée depuis une balançoire comme une onde agitée – métaphore hugolienne en diable.
Frappent également ces moments où Gance plonge au cœur d’un épisode historique en caméra portée, lui arrachant des prises sur le vif d’une modernité folle. Chaque épisode monte crescendo vers une acmé digne du cinéma d’avant-garde, où le montage stroboscopique cristallise l’intuition napoléonienne modifiant le cours de l’histoire.

Reste que le film ressurgit à une drôle de date, dans l’entre-deux-tours d’élections législatives plaçant l’extrême droite aux portes du pouvoir. Certes, un siècle après réalisation, Napoléon Bonaparte n’est plus exactement un héros de notre temps, et nombre des symboles républicains brandis par le film – La Marseillaise que Rouget de Lisle entonne devant la Convention, le drapeau bleu-blanc-rouge qui se reflète dans le triple écran – ont depuis fait l’objet de récupérations. Gance exaltant la destinée de son héros prête le flanc au mythe de l’homme providentiel, qui connaîtra par la suite de sinistres applications.

Si le film n’en demeure pas moins admirable, c’est parce que le personnage de fiction dévore son modèle historique. Gance filme Napoléon comme une idée, l’incarnation de l’histoire en marche selon la tradition hégélienne, voire comme un créateur de monde (la scène où il réclame face aux spectres de la Convention une République universelle dans une Europe sans frontières). Dans la deuxième moitié, son ombre se projette sur les murs, sa figure se démultiplie en poupées et autres effigies, sa silhouette s’évapore en symbole (« L’aigle ne marche pas, il vole», comme l’écrivait Chateaubriand). Le Napoléon vu par Abel Gance n’est peut-être, en définitive, qu’un reflet du cinéma lui-même : un rêve colossal construit de toutes pièces par la mécanique irrépressible de la caméra.

Film français de et avec Abel Gance (1927). Avec Albert Dieudonné, Gina Manès, Edmond van Daële, Antonin Artaud, Annabella, Alexandre Koubitzky (Partie I : 3 h 40 ; Partie II : 3 h 25).

Photogrammes du film « Napoléon » (1927), d’Abel Gance.

Photogrammes du film « Napoléon » (1927), d’Abel Gance. LA CINÉMATHÈQUE FRANÇAISE, 2023

Director Abel Gance And Crew While Photograph by Bettmann - Fine Art ...

Abel Gance, à droite, sur le tourage de Napoléon au studio de Boulogne, Janvier 1925. La cinémathèque française

12 04 1927  

Les nationalistes du Kouo-min, aidés par les sociétés mafieuses chinoises et par les Occidentaux, se livrent à un massacre sur les communistes à Shangaï.

04 1927    

Le chanoine belge Georges Lemaître, professeur de physique et astronome à l’Université catholique de Louvain formule l’hypothèse du Big Bang à l’origine de l’univers, dans les Annales de la Société scientifique de Bruxelles. En fait, il nomme son idée : hypothèse de l’atome originel. Pourquoi dès lors un Big Bang, trouvaille a priori plutôt surprenante de la part d’un chanoine ? En fait, ce nom attendra 1950 pour apparaître, né de Fred Hoyle, chroniqueur scientifique à la BBC, qui voulait ainsi railler dans son émission  The nature of things la théorie de Lemaître en l’affublant de ce qualificatif qu’il voulait désobligeant, sans penser un instant que c’est précisément ce qualificatif qu’allait retenir la postérité en lieu et place de l’atome originel.

En 2014, L’Agence Spatiale Européenne (ESA) a donné au cinquième véhicule ravitailleur de la Station Spatiale Internationale (ISS), le nom d’ATV-5 Georges Lemaître, pour rendre hommage à celui que l’on surnomme le père de la théorie du Big Bang . Qui était-il ? Et qu’a-t-il apporté à la communauté scientifique internationale ?

Né en Belgique à Charleroi en 1894, Georges Lemaître grandit dans une famille aisée. Il suivit des études secondaires dans un collège jésuite de Charleroi, et dès cette époque, il fut attiré par les sciences. On voit déjà, dans sa correspondance de la Première Guerre, un intérêt pour la cosmologie, indique Dominique Lambert, physicien, philosophe, professeur à l’Université de Namur et membre de l’Académie royale de Belgique. Il a écrit plusieurs ouvrages sur la vie de Georges Lemaître, notamment Un atome d’Univers. La vie et l’œuvre de Georges Lemaître

Il poursuivit des études de mathématiques et de physique à l’Université catholique de Louvain, interrompues par sa participation à la Grande Guerre de 1914. Il entra au séminaire à 26 ans, et rédigea en parallèle un mémoire sur La Physique d’Einstein, qu’il rencontra en personne à Bruxelles en 1927. Il passa ensuite par Cambridge en 1923 où il étudia l’astronomie et la relativité générale, puis fut reçu au Harvard College Observatory et au Massachusetts Institute of Technology (MIT), où il obtint une thèse sur le calcul du champ gravitationnel d’une sphère fluide de densité homogène.

C’est en 1927 qu’il découvrit ce que l’on appelle la loi Hubble-Lemaître, qu’il nommait à l’époque hypothèse de l’atome primitif. Ce modèle correspond au Big Bang, termes ironiques lancés le 29 mars 1949 sur les ondes de la BBC par l’astrophysicien britannique Fred Hoyle, qui était resté accroché à l’idée d’un univers stationnaire, tout come Einstein.

Il introduit l’idée d’un modèle d’univers présentant un commencement naturel, une singularité initiale. L’univers pourrait avoir commencé par un état très dense rassemblant toute l’énergie-matière, explique Dominique Lambert. Aujourd’hui, on ne se représente plus les premiers moments de l’univers par un atome primitif, mais plutôt par une soupe de particules et de rayonnements, d’après l’expert. Mais son intuition était tout de même correcte, car plus l’on remonte dans le temps, plus on observe un univers dense.

Les galaxies lointaines nous fuient avec une vitesse (v) proportionnelle à leur distance (d) par rapport à nous, et cela de la même manière dans toutes les directions (v= H d), résume Dominique Lambert. D’après lui, les recherches de Lemaître mettaient en lumière le fait que ce ne sont pas les galaxies qui bougent, mais l’univers qui, par son expansion, éloigne les galaxies. 

Georges Lemaître avait recueilli, lors de son séjour aux États-Unis en 1924-1925, toutes les données les plus en pointe sur les distances et les vitesses des galaxies (Hubble, Humansion, Slipher). Il eut l’idée de prendre un modèle d’univers de la relativité générale dans lequel l’univers est en expansion, et d’expliquer avec cela la loi v=Hd. 

Son modèle d’univers lui suggère qu’il doit rester un rayonnement datant des premiers moments de l’histoire de l’univers. Il fut le premier, d’après l’expert, à avoir eu l’idée d’un rayonnement fossile, mais s’est trompé sur sa nature. En effet, il pensait qu’il était composé de particules cosmiques, particules chargées à haute énergie, et non d’un rayonnement électromagnétique comme nous le savons aujourd’hui après la découverte du Fonds Diffus Cosmologique par Penzias et Wilson en 1965. Il défendait aussi l’idée que l’univers accélérait aujourd’hui, une accélération décrite par la constante cosmologique dans les équations d’Einstein. Il fut également l’un des premiers à contribuer à la théorie des trous noirs.

Georges Lemaître était aussi passionné de calcul. Il a, selon Dominique Lambert, introduit le premier calculateur de l’Université catholique de Louvain en 1958, qu’il avait programmé lui-même avec un langage de programmation qu’il avait inventé.

In fine, il a découvert presque toutes les caractéristiques du modèle cosmologique qui est le mieux vérifié aujourd’hui (univers en expansion, passé très dense, peut-être une singularité initiale, rayonnement fossile, accélération actuelle de l’univers liée à l’énergie noire).  

Prêtre catholique à la foi profonde, Georges Lemaître rejetait le concordisme, c’est-à-dire l’exégèse des textes bibliques telle qu’ils soient en accord avec les connaissances scientifiques. Il considérait que science et foi sont deux chemins vers la vérité, légitimes, mais que l’on ne peut absolument pas mélanger, car il s’agit de deux approches différentes, explique Dominique Lambert. Sa vie avait une grande unité : c’était le même homme qui décrivait l’univers par la physique (qui ne donne pas accès au sens), et qui d’autre part, lui conférait un sens en méditant le contenu de sa foi chrétienne.  

Il s’opposait donc à tout argument voulant démontrer l’existence de Dieu à partir du Big Bang. D’après Dominique Lambert, le prêtre refusait la confusion entre singularité initiale, qu’il nommait commencement naturel, à savoir l’état initial de l’histoire de l’univers parfaitement décrit par la physique, et la création au sens métaphasique et théologique, entendez la relation par laquelle Dieu pose le monde dans son existence par un acte qui n’est descriptible par aucune cause de la physique, puisqu’il est ce par quoi les causes de la physique vont exister. Lemaître disait souvent j’ai trop de respect pour Dieu que pour le transformer en une hypothèse de la physique ou encore je préfère le Dieu caché.

Ce courant de pensée était tout à fait traditionnel, selon Lambert, puisque Thomas d’Aquin, dont Georges Lemaître avait étudié la pensée à l’Institut Supérieur de Philosophie à Louvain en 1919, distinguait très nettement le commencement et la Création.

Du côté de l’Église, les découvertes de Georges Lemaître n’ont jamais posé de problème. Il a toujours été estimé des papes Pie XI, Pie XII, Jean XXIII et Paul VI, dévoile Dominique Lambert. Il fut nommé à l’Académie pontificale des sciences dès sa création en 1936, et il en fut le président en 1960, recevant à cette occasion le titre de prélat. 

Les membres de l’Union astronomique internationale (UAI) ont voté en octobre 2018 pour recommander de renommer cette célèbre loi Hubble en loi Hubble-Lemaître. En effet, auparavant, cette théorie était simplement appelée loi Hubble, en référence à Edwin Hubble, un astronome américain qui publia en 1929 dans les Proceedings of the National Academy of Sciences, une célèbre revue scientifique pluridisciplinaire américaine, un travail sur l’expansion continue de l’univers, en se basant sur la vitesse d’éloignement de plusieurs galaxies. 

Deux ans avant, en 1927, Georges Lemaître expliquait déjà cette loi. Pourtant, l’ecclésiastique a souffert pendant longtemps d’un certain manque de reconnaissance dans le milieu scientifique. En cause, l’usage du français dans ses travaux, lorsque l’anglais était déjà la langue référence dans le milieu de la recherche.

D’après le journaliste Laurent Lemire, ce manque de reconnaissance pourrait aussi être lié à son rôle au sein de l’Église. S’il n’avait pas été prêtre, on aurait donné raison plus vite à Georges Lemaître. Mais sans doute aussi fallait-il qu’il fût prêtre pour songer à un commencement du monde, écrit-il en ce sens dans son ouvrage Ces savants qui ont eu raison trop tôt.

Il a donné un beau message concernant une manière de concevoir les liens entre la science et la foi respectant et l’une et l’autre sans confusion, dans l’unité de la même personne, estime Dominique Lambert. Personnage jovial, il a laissé à ses étudiants, entre 1925 et 1964, le souvenir d’un professeur à la pédagogie surprenante (il faisait de la recherche en direct devant ses étudiants !), mais d’une incroyable humanité.

Morgane Joulin National Geographic  5 juin 2004

10 05 1927 

Nungesser et Coli ont décollé la veille de France à bord de leur hydravion L’Oiseau Blanc, pour traverser l’Atlantique. Le 10 au matin le quotidien La Presse leur consacre sa première page :

http://correcteurs.blog.lemonde.fr/files/2015/05/imgres.jpg

Malheureusement, tout est faux : Nungesser et Coli ont disparu dans l’Atlantique Nord. Le respect de la preuve avait cédé aux dérapages encouragés par les plus grands journalistes, tel ce conseil de William Randholf Hearst, magnat américain de la presse, qui répétait à ses journalistes : Surtout ne sacrifiez jamais une belle histoire à la vérité ; et c’est encore ce que dit un proverbe hindou : Dites-nous des choses qui nous plaisent et nous vous croirons. Quand on veut à tout prix griller les confrères… La Presse ne s’en relèvera pas. En 2010, Bernard Decraene reprendra l’affaire, au vu du livre de bord d’un garde côte américain qui, dans les eaux de Saint Pierre et Miquelon,  aurait signalé l’avion, qui se serait donc abîmé entre St Pierre et Miquelon et la côte américaine de la Nouvelle Écosse.

Un jour, une question. Quelle fausse nouvelle annonce la presse en ce 9 mai 1927 ?

21 05 1927  

Charles Augustus Lindbergh – il a 25 ans -, traverse l’Atlantique, de New York au Bourget, à bord du Spirit of St Louis : 33 h 32′ de vol pour couvrir 5 800 km, ce qui fait 173 km/h. Il est le premier à le faire en solitaire, et ceci lui permettra d’empocher les 25 000 $ du prix Raymond Orteig, fondé bien des années plus tôt. Il survole l’Irlande et le triomphe est assuré à Paris, qu’il parvient à repérer de nuit grâce à la publicité qu’André Citroën s’est offert sur la Tour Eiffel ; il se pose au Bourget – ce n’est qu’un champ -, à la lumière du seul phare existant. Le garçon a de l’expérience : assurant l’acheminement aérien du courrier aux États-Unis, il a déjà eu à s’extirper par deux fois de son avion pour sauter en parachute. Il a fait confectionner son avion sur mesure, ayant été le premier à envisager un tel vol en solitaire. Il dispose du tableau de bord le plus perfectionné de l’époque ; mais malgré tout, les conditions de vol sont à proprement parler ahurissantes par rapport aux normes que l’on voit en vigueur aujourd’hui. Pas de parachute : ce sera autant de poids en moins, il a même refusé d’emporter du courrier ; pas de radio bien sur, pas de visibilité directe : il avait devant lui un réservoir, donc il avait fait monter l’équivalent d’un périscope. Pour estimer la direction du vent, il descendait au raz des vagues pour voir la direction des embruns. Mais comme cela a failli lui faire toucher un cargo, il remonte, trouvant alors le froid et l’humidité : la combinaison des deux donne du givre et le givre, c’est du poids sur les ailes et la carlingue ; le givre, c’est peut-être ce qui a coûté la vie à Nungesser et Coli dix jours plus tôt. Tout cela est trop dangereux, et il fait demi-tour. Et puis après tout, le givre ne s’épaissit pas tant que cela et ne doit pas représenter un vrai danger : il suffira de contourner systématiquement tous les nuages, ainsi, pas de givre du tout… et de nouveau demi-tour pour repartir vers l’est. De temps en temps, il s’offrait quelques minutes de sommeil, et l’avion traçait sa route alors sans pilote.

Il faut préciser tout de même qu’il s’agit de la première traversée en solitaire, car deux équipages l’avaient déjà réalisé, beaucoup plus tôt : du 8 au 31 mai 1919, un équipage de la marine américaine sur un hydravion NC4 Navy Curtiss, avaient effectué la traversée par étapes, dont la plus longue était Labrador-Açores. Les 14 et 15 juin 1919, un équipage anglais, John Alcock et Arthur Brown sur un bombardier Vickers Vimy avaient relié Terre Neuve à l’Irlande en 16 h 12’ sur 3 630 km.

Ensuite, Lindbergh perdra un peu les manettes [les pilotes de voiture perdent les pédales et les pilotes d’avion perdent les manettes] ; membre très actif du mouvement America First, qui prônait l’isolationnisme, il sera ébranlé par l’assassinat de son fils premier né de 20 mois, d’abord enlevé et tué malgré le versement d’une rançon ; il ira s’installer en Europe, où il visitera la Luftwaffe, au nom du gouvernement américain, et là, il ne saura pas refuser la décoration de l’Aigle Allemand, que lui remettra Hermann  Goering le 28 juillet 1936, et quand Roosevelt lui demandera de la rendre, il refusera.

Lindbergh, Charles A. (1902–1974) | MNopedia

25 05 1927   

Clärenore Stiness, allemande [4] de 26 ans a déjà derrière elle un beau palmarès de compétitions automobiles. Lui est venue l’idée de faire un tour du monde en voiture : fille d’industriel, ce ne sont pas les questions financières qui lui posent des difficultés, et quand l’argent ne vient pas directement, un bon carnet d’adresses suffit à obtenir les contrats publicitaires pour compléter. Le Ministère des Affaires étrangères et les missions allemandes à l’étranger l’appuieront aussi.

Elle arrête son choix sur une Adler Standard 6, une des voitures les plus vendues de l’époque : 50 cv, boite à 3 vitesses ; l’assistance est composée d’un camion qui les accompagne jusqu’en Russie, conduit par deux mécaniciens. Elle-même est accompagnée du photographe suédois Carl-Axel Söderström, rencontré peu avant le départ : le voyage de fiançailles dura deux ans et demi et ensuite ils se marièrent et eurent même de nombreux enfants, dont pas mal adoptés. Le coup de foudre, cela crée des situations d’urgence : pour divorcer d’avec sa première femme Carl-Axel Söderström attendra la fin du voyage. En lieu et place de balade en gondole à Venise et des lacs italiens, ce seront réparations de crevaisons, changement d’arbre de vilebrequin, de segments, des chaleurs comme des froids extrêmes, la faim parfois, la soif souvent… Après pareilles fiançailles, avec des épreuves qui n’ont rien à envier à celles de la Croisière  Jaune [4 avril 1931 au 12 février 1932], la vie quotidienne ne peut plus être qu’un long fleuve tranquille. Mais pour qu’il en soit ainsi, à quatre mois du grand krach boursier qui allait faire le lit du nazisme, mieux valait ne pas s’attarder en Allemagne, ce qu’elle fit, en s’installant en Suède tout en fermant les yeux sur sa pseudo neutralité.

Frankfort, Berlin, Prague, Vienne, Istanbul, Bagdad, Téhéran, Tiflis, Moscou, Surah Kazan, Sverdlovsk, Omsk, Novossibirsk, Irkoutsk, Oulan Bator, Pékin, Tien Tsin, Kobe, Tokyo, Hawaï, San Francisco, Panama, Lima, Camana, Arequipa, Puno, La Paz, Buenos Aires, Mendoza, Santiago de Chile, Valparaiso, Panama, Los Angeles, Vancouver Los Angeles, El Paso, Chicago, Detroit, Washington, New-York Le Havre Paris, Frankfort le 24 juin 1929 : 46 758 km en deux ans et demi.

Trajets effectués par bateau :  Tien Tsin [le port le plus proche de Pékin, Chine], à Kobe [Japon], Kobe à Hawaï [États-Unis], Hawaï à San Francisco [États-Unis], Los Angeles [États-Unis] Panama, Panama Lima [Pérou], Valparaiso [Chili] Panama, Panama Los Angeles, New York Le Havre

Voyage autour du monde - Clärenore Stinnes - Bouddhisme au féminin

10 06 1927   

On trouve déjà des hommes pour parler de décolonisation : Nous n’admettons pas qu’il existe un droit de conquête, un droit du premier occupant au profit des nations européennes sur les peuples qui n’ont pas la chance d’être de race blanche ou de religion chrétienne. Nous n’admettons pas la colonisation par la force (…). Nous aurons accompli ce que vous appelez notre mission civilisatrice le jour où nous aurons pu rendre les peuples dont nous occupons les territoires à la liberté et à la souveraineté.

Léon Blum. Discours à la Chambre des députés.

Dans Notre Jeunesse, Péguy avait résumé tout ceci dans cette évidence : Les fondateurs viennent d’abord, Les profiteurs viennent ensuite.

La France s’était ainsi retrouvée embourbée dans son aventure africaine, mais elle ne voulait pas vraiment assumer ses responsabilités. Tant qu’elle n’était confrontée à aucun enjeu sérieux pour elle, selon ses critères et ses priorités, elle laissait faire. Mais chaque fois que son action avait débouché sur un risque réel de confrontation en Europe, elle avait reculé, en s’empressant d’abandonner justement son œuvre coloniale, la plus récente et peut-être la plus incongrue, celle en Afrique équatoriale et centrale. En 1898, devant la menace britannique à Fachoda elle avait désavoué Marchand et renoncé à toute présence dans le haut-Nil. En 1911, devant la menace allemande à Agadir, elle avait cédé d’immenses territoires en Afrique centrale, cession qui rendait incohérent ce qui restait de l’œuvre de Brazza.

Au fond, tout ceci lui était secondaire. Elle laissait faire tant qu’il n’y avait pas de conséquences politiques à assumer et jamais de budget à financer. Car, malgré les discours anciens sur le devoir d’émancipation des peuples et l’exigence de développement des territoires, le contribuable français ne devait pas être sollicité. Et de fait, la métropole ne finançait pas les dépenses de ses colonies qui devaient se débrouiller seules. On ne s’étonnera donc ni de l’inertie générale qui y régnait, ni de l’inexistence de progrès significatifs du recours à la contrainte faute de moyens publics ou privés. Le drame du portage dura environ jusque dans les années 1930, et ne cessa qu’à partir du moment où l’on n’eut plus besoin d’y recourir.

Philippe San Marco. Sortir de l’impasse coloniale. Mon petit éditeur 2016

25 06 1927 

Léon Daudet, incarcéré à la Santé pour ses propos lors de l’enquête sur la mort de son fils, s’évade : il a suffi pour cela que ses amis de l’Action Française téléphonent en se faisant passer pour des fonctionnaires du ministère de la Justice, demandant sa levée d’écrou, ainsi que celle de Pierre Semard, cela dans une volonté d’apaisement, et ils sortent par la porte. Il ira s’installer avec sa femme à Bruxelles. Pierre Semard, secrétaire général du Parti Communiste avait été emprisonné pour ses appels à la grève contre la politique de la France au Maroc. Il retourna bien vite derrière les barreaux, non qu’il fût fâché avec la liberté, mais la devoir aux Camelots du Roi, ah ça jamais !

10 08 1927

La guerre a mis à mal la démographie française, et par conséquent son économie. Une loi de naturalisation est promulguée qui sur les 13 ans à venir, permettra à près d’un million de personnes d’acquérir la nationalité française, par naturalisation ou accession automatique. Le nombre de naturalisés doublera dès l’année suivante. De 1 532 000 étrangers en France en 1921, ce chiffre passe à 2 409 000 en 1926. Plus de 650 000 personnes acquièrent la nationalité française par décret entre 1927 et 1940. Pour l’essentiel, les délais pour l’obtenir avaient été considérablement raccourcis, passant de 10 à 3 ans.

Dans les années 1920, les efforts du patronat se joignent à ceux des pouvoirs publics pour mettre en place une politique de recrutement massif de travailleurs étrangers afin de répondre aux carences du marché du travail : la main d’œuvre recrutée par la Société Générale d’immigration, qui fédère depuis 1924 les principales organisations patronales, est dirigée vers les secteurs d’emploi de la grande industrie, comme les mines, la métallurgie et la sidérurgie.

[…] La priorité dans les année 1920, est aussi celle d’une immigration [5] de peuplement, solution préconisée par un mouvement populationniste florissant qui cherche à tout prix à lutter contre le spectre de déclin démographique français. […] L’enjeu est bien  aussi militaire : le service militaire, réservé aux Français depuis 1872, est obligatoire depuis 1905. Le privilège des étrangers qui en sont dispensés devient inacceptable alors que s’exacerbent les tensions diplomatiques en Europe.

[…] Les femmes françaises qui épousent un étranger peuvent conserver leur nationalité, brisant la norme alors en vigueur selon laquelle elles adoptaient systématiquement celle de leur époux. La loi permet aussi aux femmes françaises qui se sont mariées à un étranger avant la promulgation de la loi de réintégrer leur nationalité d’origine sur simple demande.

[…] Tout individu né en France d’un parent étranger peut acquérir automatiquement la nationalité française s’il la réclame avant vingt et un ans.

Claire Zalc. Histoire Mondiale de la France, sous la direction de Patrick Boucheron et 132 auteurs encadrés par Nicolas Delalande, Florian Mazel, Yann Potin, Pierre Singaravélou. Seuil 2018

22 08 1927 

Aux États-Unis, les anarchistes Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti meurent sur la chaise électrique : ils viennent de passer 7 ans en prison pour un meurtre qu’ils ne cessèrent de nier : à la suite de la mort suspecte de leur compagnon Andrea Salsado au printemps 1920, ils avaient décidé de porter une arme et s’étaient fait arrêter dans un tramway de Brockton, dans le Massachusetts. On leur mettra sur le dos l’assassinat de deux convoyeurs de fond. L’indignation fera le tour du monde. En France les verriers d’Albi laissent s’éteindre les fours, des échauffourées à Paris donnent lieu à des coups de feu, une bataille rangée se livre sur les grands boulevards.

Fils, au lieu de pleurer, sois fort pour être capable de consoler ta mère. Emmène la faire une grande promenade dans la campagne pour ramasser des fleurs sauvages. (…) Mais, souviens-toi toujours, Dante, dans le jeu du bonheur, il ne faut pas garder tout pour soi. (…) Aide les persécutés et les victimes parce que ce sont tes meilleurs amis. (…) Dans cette lutte qu’est la vie, plus tu aimeras, plus tu seras aimé.

Nicola Sacco à son fils Dante

Adio o mio compagna
O miel figli, o miel amici
Addio mamma
Viva l’Anarchia
Grazie a voi per tutto
Nicola Sacco

Desidéro repitere a voi che io sono innocente
Gamai mi macchiai di alcun delitto
Quello che avete fatt per me
Perdono a quelgli uomini
Per cio’ che in questo
Momento mi si fa
Bartolomeo Vanzetti

Quand L'Humanité défendait Sacco et Vanzetti | RetroNews - Le site de presse de la BnF

La Ballade de Sacco et Vanzetti est un ensemble de trois chansons composées par Ennio Morricone pour la bande originale du film Sacco et Vanzetti de Giuliano Montaldo. L’intégralité de la ballade est interprétée par Joan Baez.

Père, oui, je suis un prisonnier
N’aies pas peur de parler de mon crime
Le crime aime les oubliés
Seul le silence est honteux

Et maintenant je vais te dire ce qui est contre nous
Un art qui existe depuis des siècles
Repasse les années et tu trouveras
Ce qui a noirci toute l’Histoire
La loi est contre nous
Avec son immensité de force et de pouvoir
La loi est contre nous
La police sait comment faire d’un homme
un coupable ou un innocent
Le pouvoir de la police est contre nous
Les mensonges effrontés que les hommes ont dit
Seront plus que jamais payés en or
Le pouvoir de l’or est contre nous
Contre nous la haine raciale
Et le simple fait d’être pauvre

Mon père, oui, je suis un prisonnier
N’aies pas honte de raconter mon crime
Le crime d’amour et de fraternité
Seul le silence est honteux

Pour moi, mon amour, mon innocence
Les ouvriers, et les pauvres
Pour tout cela je suis sauve et forte
et l’espoir est mien
rebellion, révolution n’ont pas besoin de dollars
ils ont besoin de cela plutôt
imagination, souffrance, lumière et amour
et de l’attention pour chaque être humain
Tu ne voles jamais, tu ne tues jamais
tu fais partie de l’espoir et de la vie
la révolution va d’homme en homme
et de cœur en cœur
et je ressens, quand je regarde les étoiles
que nous sommes les enfants de la vie
la mort est petite

*****

 

 

Give to me your tired and your poor
Your huddled masses yearning to breathe free
The wretched refuse of your teeming shore
Send these, the homeless, tempest-tossed to me.

Blessed are the persecuted
And blessed are the pure in heart
Blessed are the merciful
And blessed are the ones who mourn

The step is hard that tears away the roots
And says goodbye to friends and family
The fathers and the mothers weep
The children cannot comprehend
But when there is a promised land
The brave will go and others follow
The beauty of the human spirit
Is the will to try our dreams
And so the masses teemed across the ocean
To a land of peace and hope
But no one heard a voice or saw a light
As they were tumbled onto shore
And none was welcomed by the echo of the phrase
I lift my lamp beside the golden door.
Blessed are the persecuted
And blessed are the pure in heart
Blessed are the merciful
And blessed are the ones who mourn

 

Offrez-moi ceux qui sont éreintés et ceux qui sont dans le besoin
Ces masses grouillantes qui aspirent à respirer la liberté
Ces malheureux rebuts de vos rivages surpeuplésEnvoyez-les moi, ces déshérités, que la tempête les fasse tanguer vers moi.Bénis soient les persécutés
Et bénis soient ceux dont le cœur est pur
Bénis soient les miséricordieux
Et bénis soient ceux qui sont en deuilSe déraciner est un pas difficile à franchir
Dire au revoir à ses amis et à sa famille
Les pères et les mères pleurent
Les enfants ne peuvent pas comprendre
Mais quand la terre promise se trouve au bout du chemin
Les courageux feront le premier pas et les autres suivront
Le beauté de l’âme humaine
C’est la volonté d’essayer de réaliser ses rêves
Alors le peuple pullula à travers l’océan
Vers cette terre de paix et d’espoir
Mais personne n’entendit la moindre voix ni même vit la moindre lumière
Au moment où ils s’échouèrent sur le rivage
Et personne ne fut accueilli par l’écho de l’expression
J’éclaire de ma lumière la porte en or. [6]
Bénis soient les persécutés
Et bénis soient ceux dont le cœur est pur
Et bénis soient ceux qui sont en deuil.

25 08 1927 

Le conducteur de la locomotive du Montenvers de Chamonix se trompe de manette pour freiner, actionnant celle de la marche avant : le train déraille et tombe dans un ravin, faisant plus de 20 victimes. Chaque voiture ayant son autonomie de freinage, cela permit à la dernière de s’arrêter avant la chute. Néanmoins les procédures de sécurité furent revues.

8 09 1927

Politburo à Moscou : Trotski fait le constat des différentes tendances : Staline est la figure dominante de l’équipe dirigeante, mais ce sont les idées de Boukharine qui constituent la menace la plus dangereuse pour les bolcheviks et leur révolution. Si Staline était  centriste, Boukharine occupait le leadership de l’aile droite bolchevique. Trotski insista : le danger fondamental venait de ce côté-là. C’est le moment que choisit le centriste Staline pour se livrer à une attaque frontale contre lui : Tu es un individu pitoyable, totalement dépourvu du sens de la vérité le plus élémentaire. Un lâche sans aucune  moralité, un vaurien, un scélérat qui se complait à dire des choses qui ne correspondent absolument pas à la réalité. Voilà ma réponse.

14 09 1927  

À 50 ans, Isadora Duncan, star américaine de la danse, se tue à bord d’une Amilcar GS 1924 que lui faisait essayer à Nice son jeune garagiste Benoît Falcetto : l’écharpe qu’elle portait autour du cou s’était prise dans une roue, et, la tirant toujours, son corps bascula et finit par tomber sur la chaussée d’une route sinueuse de l’arrière-pays niçois. On la releva abîmée, couverte de poussière et de sang, cervicales brisées.

Petit Parisien 15 septembre 1927

17 09 1925

Frida Kahlo, 18 ans, est en compagnie de son premier amour, Alejandro Gomez Arias, le meneur des Cachucas, un groupe de sept garçons et deux filles qui nourrissent soigneusement leur marginalité. À l’âge de six ans elle a eu une poliomyélite qui a bloqué la croissance de sa jambe droite. Ils sont dans un bus qui a un accident avec un tram : Alejandro s’en tire bien, mais Frida est retrouvée ensanglantée, nue, le corps recouvert d’un peinture dorée échappée d’un pot crevé et surtout, une barre de fer déchire son bassin : il lui en restera des séquelles à vie.

Plusieurs personnes trouvent la mort lors de l’accident. Frida Kahlo, elle, est grièvement blessée. Son abdomen et sa cavité pelvienne sont transpercés par une barre de métal : ce traumatisme est responsable d’un syndrome d’Asherman, et sera la cause des fausses couches de Frida Kahlo. Il explique également le thème de nombre de ses œuvres. Sa jambe droite subit un grand nombre de fractures, onze au total. Son pied droit est également cassé. Le bassin, les côtes et la colonne vertébrale sont eux aussi brisés. L’épaule n’est que démise. Elle reste alitée pendant trois mois, dont un mois à l’hôpital. Mais environ un an après l’accident, elle doit retourner à l’hôpital, car on remarque qu’une de ses vertèbres lombaires est fracturée. Frida Kahlo sera contrainte de porter durant neuf longs mois des corsets en plâtre. C’est alors qu’elle commence à peindre. Elle déclare alors : Je ne suis pas morte et j’ai une raison de vivre. Cette raison, c’est la peinture. Pour l’aider, sa mère lui offre une boîte de couleurs, lui fait fabriquer un chevalet spécial et fait installer un baldaquin au-dessus de son lit avec un miroir pour ciel. Elle peut ainsi se servir de son reflet comme modèle, ce qui est probablement l’élément déclencheur de la longue série d’autoportraits qu’elle réalisera. En effet sur 143 tableaux, 55 relèvent de ce genre. L’artiste doit subir de nombreuses interventions chirurgicales qui l’obligent à rester couchée sur un lit d’hôpital.

Wikipedia

Je t’écris cela depuis une chambre d’hôpital, la salle de préparation au bloc opératoire. Ils essaient de me presser mais je suis déterminée à achever cette lettre. Je n’aime pas faire les choses à moitié, et encore moins maintenant que je suis au courant de ce qu’ils planifient : ils veulent blesser ma fierté en me coupant un pied. Lorsqu’ils m’ont annoncé qu’ils devaient m’amputer la jambe, cela ne m’a pas affecté comme chacun le croyait. Non, j’étais déjà une femme incomplète lorsque je l’ai perdu cette autre fois, peut-être la énième, et pourtant j’ai survécu. Cela n’a pas changé ma douleur et tu le sais, c’est presque une condition immanente à mon être, bien que j’ai souffert, et beaucoup, la fois, toutes les fois où tu m’as trompée. Pas seulement avec ma sœur, mais avec tant d’autres femmes. Comment ont-elles pu tomber dans tes filets ? […] je n’ai jamais compris, qu’est-ce que tu cherchais, qu’est ce que tu cherches, qu’est ce qu’elles te donnent et t’ont donné que je ne t’ai pas offert. Parce que, soyons francs Diego, je t’ai donné tout ce qui était humainement possible et nous le savons. Maintenant tu le vois, mon morcellement sera visible à la vue de tous, de toi. […] Je t’écris pour t’annoncer que je te libère de moi. Je t’ampute de moi. Sois heureux et n’essaies plus jamais de me voir. Je ne veux plus avoir de tes nouvelles ou que tu en aies de moi. […] C’est tout. Je peux enfin m’en aller et reposer en paix. Celle qui vous aimait d’une impétueuse folie fait ses adieux.

Lettre de Frida Kalho à Diego Riveira, 1953

FRIDA KAHLO. 100 IMMAGINI PER UN'ICONA. - Incursioni nell'Arte

Faces of Frida: Enjoying the Life and Work of Frida Kahlo Online in 2021

Self Portrait Along the border between Mexico and the United States, 1932 by Frida Kahlo. From the collection of Detroit Institute of Arts

15 10 1927   

Un grondement ébranle le désert près de Kirkouk, dans le nord de l’Irak : c’est le pétrole qui jaillit du puits n°1 Baba Gurgur, si abondant qu’il faut recruter à la hâte 700 hommes pour endiguer le flot, et éviter ainsi qu’il gagne Kirkouk.

André Gide publie dans La Revue de Paris  La détresse de notre Afrique ÉquatorialeLorsque je me décidai à partir pour le Congo, le nouveau Gouverneur Général eut soin de m’avertir : Que n’allez-vous plutôt à la Côte d’Ivoire, me dit-il. Là tout va bien. Les résultats obtenus par nous sont admirables. Au Congo, presque tout reste à faire. L’Afrique Équatoriale Française a toujours été considérée comme la cendrillon de nos colonies. Le mot n’est pas de moi ; il exprime parfaitement la situation d’une colonie susceptible sans doute de devenir une des plus riches et des plus prospères, mais qui jusqu’à présent est restée l’une des plus misérables et des plus dédaignées ; elle mérite de cesser de l’être. En France on commence à s’occuper d’elle. Il est temps. Au Gabon, par suite de négligences successives, la partie semble à peu près perdue [La question de main-d’œuvre… se présente au Gabon avec un caractère d’extrême gravité. Ce n’est plus le développement plus ou moins rapide de nos exportations qui est en cause, mais notre renom de nation colonisatrice. La crise est arrivée à un tel degré qu’elle compromet la vie sociale indigène et l’existence même des populations…

Les mesures que nous proposons sont absolument nécessaires si l’on veut éviter de voir disparaître ce qui reste de la population de la colonie, En en poursuivant l’application, les autorités administratives devront avoir l’énergie nécessaire pour résister à certains intérêts particuliers qui se croiront lésés, mais dont la considération ne saurait cependant compromettre l’œuvre coloniale que nous poursuivons en Afrique et dont la base est le respect de l’indigène et l’amélioration de ses conditions de vie. [Rapport de février 1927]

Au Congo elle ne l’est pas encore si l’on apporte un prompt remède à certains défauts d’organisation, à certaines méthodes reconnues préjudiciables, supportables tout au plus provisoirement. Autant pour le peuple opprimé qui l’habite, que pour la France même, je voudrais pouvoir y aider. Les intérêts moraux et matériels des deux peuples, des deux pays, j’entends le pays colonisateur et le pays colonisé, s’ils ne sont liés, la colonisation est mauvaise.

Je sais qu’il est des maux inévitables ; ceux dus par exemple au climat ; des difficultés très lentement et coûteusement surmontables, dues à la situation géographique et à la configuration du pays [et celles du Congo sont particulièrement défavorables, expliquant, excusant dans une certaine mesure les lenteurs de sa mise en valeur] ; il est enfin certains sacrifices cruels, j’entends ceux qui se chiffrent par vies d’hommes, certaines misères douloureusement consenties en vue d’un plus grand bien-être futur – et je songe ici tout particulièrement à celle qu’entraîne l’établissement des grandes routes et surtout de la voie ferrée.

Aucun progrès, dans certains domaines, ne saurait être réalisé sans sacrifice de vies humaines. Sacrifice imposé ou généreusement consenti. Du moins s’il profite à la communauté, si, en fin de compte, il y a progrès, peut-on dire que ce sacrifice était utile. Le mal dont je m’occupe ici empêche le progrès d’un peuple et d’un pays ; il ruine une contrée pour le profit de quelques-uns. Je me hâte de dire qu’il est particulier à notre Afrique Équatoriale ; et plus spécialement encore au Moyen-Congo et au Gabon : il a disparu de l’Oubangui-Chari depuis que les Compagnies concessionnaires de cette colonie ont d’elles-mêmes renoncé à leurs privilèges.

Par quelle lamentable faiblesse, malgré l’opposition des compétences les plus avisées, le régime des Grandes Concessions fut-il consenti, en 1899, ce n’est point tant là ce qui nous étonne. Car, après tout, ce régime put, en ce temps, paraître utile. Pour mettre en valeur un pays neuf, allait-on repousser les capitaux et les énergies, les bonnes volontés qui s’offraient ? Non ; l’étonnant, c’est qu’après avoir été reconnu néfaste, c’est qu’après avoir été dénoncé tant de fois par les Gouverneurs de la colonie, après qu’on se fut rendu compte qu’il ne s’agissait point d’une mise en valeur, mais bien d’un écrémage systématique du pays, d’une exploitation éhontée, l’affreux régime subsiste encore. [Qu’ont fait les colons en A.E.F. ? Assez peu de choses. Et ce n’est pas à eux qu’il faut s’en prendre, mais au régime détestable qui a été imposé à l’Afrique Équatoriale : le régime des Grandes Concessions… Dans peu de temps les Grandes Concessions auront définitivement quitté l’Afrique… L’Afrique sera un peu moins riche qu’avant leur venue, disait un des anciens Gouverneurs Généraux de l’A.E.F., M. Augagneur. Dans peu de temps… Espérons-le. Mais il est aujourd’hui sérieusement question de renouveler leurs privilèges. C’est bien pourquoi j’écris ces lignes.]

Mais lorsqu’on vient à reconnaître l’occulte puissance et l’entregent de ces sociétés, l’on cesse de s’étonner. C’est à Paris d’abord qu’est le mal. Et je veux bien croire que le cœur manquerait à certains responsables s’ils se représentaient nettement l’effet de leur coupable complaisance. Mais le Congo est loin. Et pourquoi chercher à connaître ce qu’il est si reposant d’ignorer ? Voudrait-on se renseigner, combien n’est-il pas difficile de découvrir ce que tant de gens ont si grand intérêt à cacher. Allez donc y voir ! Et quand on est là-bas, encore que de camouflages. On peut circuler durant des mois dans ce pays sans rien comprendre de ce qui se passe, sans rien en voir que du décor. Ainsi fis-je d’abord. J’ai raconté dans ma relation de voyage par quel hasardeux concours de circonstances mes yeux se sont ouverts. J’y reviendrai.

On ne voyage pas au Congo pour son plaisir. Ceux qui s’y risquent partent avec un but précis. Il n’y a là-bas que des commerçants, qui ne racontent que ce qu’ils veulent ; des administrateurs qui disent ce qu’ils peuvent et n’ont droit de parler qu’à leurs chefs ; des chefs tenus par des considérations multiples ; des missionnaires dont le maintien dans le pays dépend souvent de leur silence. Parfois enfin quelques personnages de marque, en un glorieux raid, traversent la contrée entre deux haies de Vive la France ! et n’ont le temps de rien voir que ce que l’on veut bien leur montrer. Quand, par extraordinaire, un voyageur libre se hasarde là-bas, comme j’ai fait moi-même, sans autre souci que celui de connaître, la relation qu’il rapporte de son voyage ne diffère pas sensiblement de la mienne, où l’on s’étonne de retrouver la peinture des mêmes misères qu’un Auguste Chevalier par exemple dénonçait il y a déjà vingt ans. Rien n’a changé. Sa voix n’a pas été écoutée. L’on n’a pas écouté Brazza lui-même, et ceux qui l’ont approché savent avec quelle tristesse, dans les derniers temps de sa vie, il constatait les constants efforts pour discréditer son témoignage, pour étouffer sa voix. [Les rapports rapportés par la Mission Brazza n’ont pas été publiés, et les atrocités commises n’ont été soulignées que par quelques orateurs, et par quelques articles de revues ou de journaux. » (Extrait d’une lettre particulière de Madame de Brazza, février 1928]. Je n’ai pas grand espoir que la mienne ait plus de chance de se faire entendre. Je tiens de source certaine, m’écrivait X., fort bien placé pour le savoir, que l’on s’apprête à torpiller votre livre. Et c’est ce qui ne manqua pas d’arriver. Dès que l’on vit que mon témoignage courait risque d’être écouté, l’on s’ingénia à mettre en doute sa valeur ; je me vis traité d’esprit léger, d’imagination chimérique, de chercheur de tares… Ces accusations tendancieuses me laisseraient indifférent s’il ne s’agissait ici que de moi ; mais il y va du sort d’un peuple et de l’avenir d’un pays. Le reproche de partialité, que l’on me faisait également, je me défends de l’encourir. Tous les renseignements que je donnerai dans ces pages sont officiels. Même le commentaire que j’y ajoute n’est le plus souvent qu’un centon impersonnel formé de phrases extraites de rapports administratifs. Car, tout au contraire de ce que certains ont pu dire, ce n’est nullement contre l’administration que je m’élève ; je ne déplore que son impuissance en face de ces maux que je signale ; et cet article n’a d’autre but que de tâcher de lui prêter main-forte.

Que la haute administration, que le haut commerce prennent garde de vouloir mettre trop vite en coupe réglée une possession qu’à vrai dire nous connaissons insuffisamment et dont les indigènes ne sont pas encore initiés à ce que nous attendons d’eux, écrivait Savorgnan de Brazza en 1886. Notre action, jusqu’à nouvel ordre, doit tendre surtout à préparer la transformation des indigènes en agents de travail, de production, de consommation. Ce qu’il faut redouter par dessus tout, c’est de renverser en un jour l’œuvre de dix années, car l’intervention de la force, dans une œuvre préparée par la patience et la douceur, peut tout perdre d’un seul coup.

Ces sages conseils ne furent pas suivis. Dès 1887, une compagnie fut créée au Gabon : la S.H.O., dans des conditions si scandaleuses que le Parlement la fit dissoudre. En dédommagement de quoi, les directeurs de la S.H.O. réclamèrent et obtinrent le droit de choisir un terrain de 3 à 400 000 hectares, donné en toute propriété. Deux ans plus tard, le Parlement approuva la formation de quarante compagnies, à qui 650 000 kilomètres carrés furent concédés. (Je rappelle que la superficie totale de la France est de 551 000 km².) Ces sociétés n’ont, du reste, pour la plupart, pas longtemps vécu. Certaines se sont transformées ; d’autres ont fusionné. Nous ne nous trouvons plus aujourd’hui en face que de quelques sociétés, et n’avons plus à nous occuper que de celles-ci.

Mais, avant de commencer à parler d’elles, je voudrais mettre mon lecteur en garde de confondre ces Concessions congolaises avec les concessions ordinaires telles que peuvent les obtenir les colons ou de grandes sociétés financières, pour la mise en culture d’un terrain ou l’exploitation de richesses minières. Celles-ci concourent, en même temps qu’à l’enrichissement du colon ou de la société, à l’enrichissement du pays et du peuple qui l’habite. Qu’un parti politique anticapitaliste les désapprouve, peu m’importe ici ; je prétends n’avoir pas à me solidariser avec ce parti pour m’élever contre les abus particuliers à l’A.E.F.

Le concessionnaire congolais obtint donc la propriété exclusive de tous les produits naturels [Caoutchouc, noix de palmes, ivoire, peaux d’animaux] d’immenses régions à peu près inexplorées, aussi peu connues du gouvernement qui les accordait que du concessionnaire lui-même. Jusqu’à ce moment les produits de chasse et de cueillette avaient appartenu aux indigènes ; mais l’on peut à peine dire que ceux-ci furent expropriés, car, en fait, ils furent concédés eux-mêmes avec les terrains. Le concessionnaire put alors les contraindre au travail moyennant tels salaires qu’il se réservait toute liberté de fixer. Quant aux produits, il estimait que, dans ce cas, il n’avait plus à les payer.

Les concessionnaires s’engageaient par contre à verser au gouvernement de la colonie 15 p. 100 de leurs bénéfices, et à respecter les clauses d’un cahier des charges. Certaines de ces clauses prétendaient, il est vrai, protéger les droits d’usage que nos principes reconnaissent aux indigènes de toutes nos colonies. Ces clauses donnèrent satisfaction à l’esprit de justice de l’opinion publique et l’endormirent. En pratique elles ne furent jamais appliquées, et les populations habitant les immenses terrains concédés furent, en fait, réduites à un état qui ne diffère de l’esclavage, je voudrais que l’on me dise en quoi ?

Les Grands Concessionnaires du Congo parlent volontiers des importants services qu’ils rendent à la colonie et de leur rôle civilisateur. Qu’ils nous permettent d’examiner ces deux côtés de la question.

Prenons par exemple la Compagnie française du Haut-Congo, la plus importante des survivantes, dont les privilèges arrivent à expiration en 1929, mais, qui, si invraisemblable et alarmant que cela puisse paraître, semble en passe d’en obtenir le renouvellement.

La C.F.H.C. couvre une superficie de 2 600 000 hectares. De plus, la C.F.H.C. contrôle les territoires de l’ex-concession Alimaienne et de l’ex-concession N’Gogo-Sangha, de sinistre mémoire. Elle possède donc un monopole commercial absolu sur 5 600 000 hectares peuplés de 120 000 habitants (je donne les chiffres officiels).

Cette Compagnie, et les Grandes Compagnies en général, font grand état de l’aide indirecte qu’elles apportent au budget de la colonie par les redevances qu’elles lui versent (à savoir, en plus de quelques légères redevances fixes, le pourcentage de 15 p. 100 dont je parlais, sur les bénéfices effectués). Mais il est aisé, d’après le tableau des ventes, de calculer ce que la colonie eût regagné d’autre part en droits de douane et autres si la Grande Compagnie eût fait place au commerce libre. La haute autorité que je cite estime que, pour 10 millions de produits négociés dans une zone de commerce libre, la colonie peut percevoir 3 600 000 francs d’impôts directs ou indirects (laissant d’autre part 6 400 800 francs à l’indigène) ; tandis que les mêmes produits, vendus dans une région concédée, ne rapportent à la colonie que 900 000 francs, et ne laissent à l’indigène que 1 600 000 francs ; tant est grande la différence entre les prix payés par le commerce libre et ceux consentis par la Grande Compagnie. [Parallèlement, l’indigène restant pauvre, force nous est de proportionner son impôt personnel à ses ressources. La colonie perd encore, de ce fait, un million au moins chaque année, pour la seule concession C.F.H.C. dit un rapport administratif.]

Ajoutons que les Grandes Compagnies ne se montrent guère empressées de s’acquitter envers la colonie. N’a-t-il pas fallu toute l’énergie du Gouverneur Général actuel pour faire rentrer dans la caisse un million de redevances arriérées, dont certaines remontaient à dix ans ? Ce chiffre en dit long sur la faiblesse dont faisait preuve l’administration locale devant les Grands Concessionnaires.

Si d’une part le bas prix que le concessionnaire paye les produits naturels pousse l’indigène à refuser ou à limiter son concours, d’autre part les prix exagérément élevés des marchandises d’importation, que seul le concessionnaire a le droit de vendre, limitent, empêchent les achats. Encore les Compagnies Concessionnaires négligent-elles le plus souvent de fournir leurs factoreries des objets les plus nécessaires ou les plus appréciés par les indigènes. Devant cette carence des Sociétés Concessionnaires et devant les nombreuses difficultés pour se procurer les articles d’importation européenne qu’il désire, l’indigène s’est vite découragé et n’a pas cherché par son travail à augmenter sa production, lisons-nous dans un rapport ; et dans un autre : On imagine sans peine l’état d’esprit des indigènes, aujourd’hui parfaitement renseignés, qui savent de combien on les frustre dans chaque transaction, et qui attendent avec angoisse, mais sans beaucoup d’espoir, la fin de ce régime.

Enfin, malgré ses bénéfices considérables, la C.F.H.C. n’a jamais rien fait pour améliorer le sort des indigènes qu’elle exploite : ni route, ni école, ni hôpital ; pas la moindre organisation sanitaire. Elle laissera en s’en allant, si tant est qu’elle s’en aille enfin, un pays saigné à blanc et des indigènes plus misérables qu’avant l’arrivée des blancs.

La Compagnie Forestière de Sangha-Oubangui a ceci de particulier qu’elle ne fait pas de bonnes affaires. C’est ce que nous apprend son directeur, et qu’elle a déjà perdu 45 p. 100 de son capital. En seize exercices, nous dit-il, les actionnaires n’ont touché que six fois un dividende variant de 5 à 20 francs. La C.F.S.O. travaille présentement à se renflouer et procède à l’émission d’actions nouvelles pour appeler à la rescousse de nouveaux capitaux, qui vont lui permettre de continuer à fatiguer la colonie.

Mais laissons de côté la question financière. J’ai traversé à pied les régions où opère la C.F.S.O. et puis parlé en connaissance de cause de ses rapports avec l’administration et avec les indigènes, ainsi que de son rôle civilisateur. J’ai pu constater, comme eût pu le faire n’importe quel voyageur averti, que les plantations dont parle le directeur de la C.F.S.O. (qui n’a jamais été au Congo et doit se reposer sur les rapports de ses agents) sont dérisoires ; que ce qu’il a dit au sujet des mesures d’hygiène, de prophylaxie, des campements de récolteurs, en un mot de toutes les mesures humanitaires prises en faveur des indigènes et que prescrit le cahier des charges, n’existe, le plus souvent, que sur le papier.

Je n’ai pas à m’étendre ici sur le dur travail auquel est astreinte toute la population mâle indigène, dans les territoires concédés à la C.F.S.O. (car il ne s’agit point seulement, comme on le verra, des seuls engagés volontaires et travailleurs recrutés spécialement par la Compagnie). L’on comprend de reste et sans qu’il soit utile d’insister, le funeste effet de ce régime, qui maintient les hommes constamment à de grandes distances de leur village, sur la vie de famille, sur la natalité, sur les cultures, et, partant, sur la prospérité générale du pays. Dans les territoires non concédés, le caoutchouc de céaras, cultivé à l’entour des villages, grâce à l’initiative du Gouverneur Lamblin, tend à remplacer le caoutchouc dit de cueillette, produit naturel, auquel seule a droit la Société Concessionnaire ; l’autre, elle est obligée de l’acheter, ce qui fait qu’elle n’encourage pas beaucoup les cultures. L’on n’a, pour plus de détails, qu’à se reporter à ma relation de voyage.

Certains se sont émus de quelques atrocités, dont je dus me faire le dénonciateur, et que je relate au cours de ce récit [Il s’agit, en l’espèce, de représailles et sanctions exécutées avec férocité par quelques miliciens indigènes, qui furent, par la suite, condamnés.] L’avouerais-je ? Pour révoltants que fussent ces crimes, ils me paraissent beaucoup moins importants que quelques méfaits, d’apparence plus bénigne, que je dénonce sitôt après. Les premiers, abominables mais exceptionnels, n’étaient dus qu’au défaut de surveillance d’un administrateur insuffisant, qui, par la suite, obtint acquittement sur ce point. Les seconds, que je vais dire, dont la responsabilité incombe au même administrateur, présentent un caractère non accidentel ; leur constance même est alarmante. Comment ne pas y voir la conséquence naturelle, fatale, inéluctable, du régime appliqué à cette partie de la colonie ? Voici les faits – sans grande importance peut-être, je le répète – mais particulièrement révélateurs, et, si j’ose dire : exemplaires.

Sous les yeux de l’administrateur et du représentant de la C.F.S.O., des indigènes, fournisseurs de caoutchouc au marché mensuel de Bambio, avaient été brimés dans la cour même de la factorerie de la Compagnie, jusqu’à ce que mort de l’un d’eux s’ensuivît. Par ordre de l’administrateur, ces gens étaient punis pour n’avoir pas apporté une quantité de caoutchouc suffisante. Je ne puis entrer dans les détails et exposer comme quoi ces gens n’avaient nullement cherché à se soustraire au travail, mais que, vu la très grande distance où les forçait d’aller la dévastation progressive de la forêt (souvent à plus de huit jours de marche pour trouver encore du caoutchouc de liane), ils étaient demeurés un mois sans revenir, pour s’épargner le double trajet, rapportant le mois suivant double charge. Je signalais ces faits alarmants dans une lettre au Gouverneur ; une enquête administrative, déclenchée par ma lettre, vint à l’appui de mon récit et entraîna la mise en accusation de l’administrateur. Mais il ne me paraît pas qu’on ait cru devoir, dans cette affaire, s’appesantir sur le rôle de la C.F.S.O., dont la complicité ressort pourtant nettement de ces phrases du rapport du Procureur Général, chef du service judiciaire de l’A.E.F. :

Celui-ci (M. P., l’administrateur en question), parce qu’il avait reçu l’ordre, dit-il, de forcer la production du caoutchouc, mit au service des intérêts privés de la Compagnie Forestière tout l’arsenal de ses pouvoirs disciplinaires dans le but d’activer l’apport de ce produit, qui était payé au prix modéré de 2 francs le kilo [Payé de 10 à 15 francs, par le commerce libre, dans la contrée voisine.] et ces sanctions, il les appliqua, il faut le constater, à des indigènes qui n’étaient liés à cette compagnie par aucun contrat de travail collectif ou individuel.

Contre ceux qui lui parurent insuffisamment actifs dans leurs travaux de récoltes, il prononça des peines d’amende absorbant la totalité de leurs gains et le maximum des peines d’emprisonnement. En outre il infligea à ceux qui furent particulièrement signalés pour leur faible rendement, un châtiment corporel : chargés de lourdes poutres, ils furent astreints à tourner sans arrêt dans la cour de la factorerie. Cette épreuve, commencée à huit heures du matin, ne fut arrêtée qu’à midi, à la suite de la chute d’un homme, Malingué, qui mourut la nuit suivante.

Nous ne pouvons citer tout au long le reste de l’enquête ayant trait à l’état de la prison de Boda (lieu de résidence de l’administrateur) où les indigènes insuffisamment actifs dans leurs travaux de récoltes purgeaient leur peine, et où de sérieuses présomptions, dit le rapport, permettent d’attribuer le nombre effarant des décès au travail trop pénible, aux mauvais traitements, à l’alimentation insuffisante… Quant au nombre des décès, M. P. l’administrateur n’a même pas accompli cette élémentaire obligation de sa charge d’en tenir le compte. (Et pour cause…)

Nous n’avons pas à défendre la Compagnie Forestière, puisque aussi bien elle est sous le contrôle de notre administration, écrivait récemment à ce propos le collaborateur d’un grand journal parisien, laissant apparaître par ces mots son ignorance de la question. Dans toute la région de la forêt où la question du caoutchouc est étroitement mêlée à tous les problèmes qui peuvent surgir dans une circonscription, le rôle de l’administrateur est particulièrement difficile. Il est de force à tenir tête aux commerçants libres, qui ont besoin de lui, et qui le craignent. Les Grandes Sociétés ont montré maintes fois qu’elles ne craignaient nullement les administrateurs subalternes, ni même les supérieurs. Combien de fois les Gouverneurs Généraux qui se sont succédé au Congo, et le Gouverneur Général actuel, qui m’autorise à le dire, ont-ils dû céder aux pressions et accepter de placer, dans les territoires concédés, des administrateurs protégés par les Compagnies, des créatures de celles-ci ! Le Gouverneur Général lui-même ne s’est-il pas vu menacé dès qu’il eut fait connaître son intention formelle de s’opposer au renouvellement des privilèges d’une de ces Compagnies toutes-puissantes ? Et, de toute manière, que peut un administrateur, chef de subdivision, de circonscription même, insuffisamment rétribué, à la tête de territoires trop vastes, débordé de toutes parts par des fonctions et des attributions trop multiples – que peut-il, dis-je, en face d’un représentant de ces Compagnies, d’un agent plein d’attentions d’abord, très aimable, trop aimable, mais qui peut devenir menaçant, car il dispose par-devers lui de puissances et de protections dont dépend le plus souvent la carrière de l’administrateur.

Une sélection fatale s’opère : les mieux cotés, n’étant pas toujours, hélas ! les meilleurs, restent. Je n’entends nullement par ces mots jeter le discrédit sur aucun des administrateurs des régions concédées, ni même sur les agents des grandes compagnies ; mais je dis que, résultant de ce déplorable régime, les invitations aux abus de pouvoir, d’une part, aux complaisances, sinon même aux complicités, de l’autre, sont si fortes, qu’il faudrait, pour y résister, en l’absence de toute approbation, de tout encouragement, de tout appui, plus que de la simple honnêteté, une valeur intellectuelle, une sorte d’héroïsme moral, auxquels le milieu n’invite guère, et que, même en France, on ne serait que bien rarement en droit d’espérer.

Deux articles récents, soucieux de discréditer mon témoignage, m’accusent de décourager toute initiative coloniale. Si le renouvellement des Grandes Concessions vient à être discuté par le Parlement, il faut s’attendre à voir les amis des Compagnies Concessionnaires chercher à tirer parti d’une confusion si favorable à leur cause. C’est pourquoi l’on ne saurait trop redire que l’effort colonisateur et l’existence d’un commerce actif dans nos colonies ne sont aucunement liés à un régime abusif qui tout au contraire les compromet. Je ne voudrais pas d’autre part que l’on se méprît et que cette question très particulière d’un abus localisé l’on cherchât à la noyer dans une discussion spéculative de principes et de théories. Cette question des Grandes Compagnies Concessionnaires, sous la forme que j’incrimine, n’existe, encore une fois, qu’au Congo (lorsqu’on tenta de soumettre au même régime notre colonie du Dahomey, le Gouverneur de celle-ci eut la fermeté de s’y opposer énergiquement [En 1900, M. Pascal, le Gouverneur du Dahomey, reçut une dépêche du Département disant en substance que, le Congo étant partagé, on allait commencer le partage de l’A.O.F., et on l’invitait à préparer un projet de distribution du Dahomey en Grandes Concessions. Le gouverneur Pascal protesta au nom des droits des indigènes et du principe de la liberté commerciale avec une véhémence telle que sa voix fut entendue. (Extrait d’un rapport officiel.)]

Cette question échappe à la politique et mérite de rallier les consciences droites de tous les partis. Il est grand temps de se ressaisir, de mettre fin à un régime qui n’est pas seulement stupide et déplorablement onéreux, mais inhumain et déshonorant pour la France.

André Gide. La Revue de Paris

Participants au 5e Congrès Solvay 

Des hommes en veston cravate et une femme sont assis sur des chaises sur les marches d'un immeuble.

Participants au 5e Congrès Solvay tenu en octobre 1927 sur le thème « Électrons et photons » à l’Institut international de physique Solvay dans le parc Léopold à Bruxelles. (Dix-sept des vingt-neuf personnalités présentes sont lauréates d’un prix Nobel.) Rangée à l’arrière : Auguste Piccard, Émile Henriot, Paul Ehrenfest, Édouard Herzen, Théophile de Donder, Erwin Schrödinger, Jules-Émile Verschaffelt, Wolfgang Pauli, Werner Heisenberg, Ralph H. Fowler, Léon Brillouin ; Rangée du milieu : Peter Debye, Martin Knudsen, William Lawrence Bragg, Hendrik Anthony Kramers, Paul Dirac, Arthur Compton, Louis de Broglie, Max Born, Niels Bohr ; Rangée à l’avant : Irving Langmuir, Max Planck, Marie Curie, Hendrik Lorentz, Albert Einstein, Paul Langevin, Charles-Eugène Guye, Charles Thomson Rees Wilson, Owen Willans Richardson.

14 11 1927

Trotski, son beau-frère Kamenev, et Zinoviev sont exclus du Parti communiste.

11 1927      

Ralph Peer est new-yorkais, chasseur de talents et éditeur de chansons. Il sillonnait le sud du pays et s’était arrêté à Bristol, sur la route US 58, où il avait convoqué vingt groupes. Parmi eux, la Carter Family : A.P. Carter, sa femme Sarah, Maybelle, sa cousine, qui étaient descendus de leur hameau Maces Spring. Sarah est à l’autoharpe et Maybelle à la guitare.  Et maintenant Ralph Peer passe six de leurs chansons enregistrées en prise unique à la radio : le triomphe ! Leur musique leur vient de leurs ancêtres écossais, arrivés là quand les créneaux principaux étaient déjà pris par d’autres immigrants. Et puis les Écossais sont gens à aimer les climats rudes, à aimer aussi travailler le bois, et ils prendront racine dans ces Appalaches, entre Kentucky et Caroline du Nord : dans ces coins un peu reculés on peut encore distiller son whisky dans son coin… La Country était née, qui dit la vie comme elle va, et parfois comme elle va … mal. Le succès ne se démentira jamais. Parfois, le destin donnera un coup de Pouce : June, la fille de Maybelle épousera la star Johnny Cash [voir 1883] qui financera en partie la construction d’un amphithéâtre en bois : le Carter Family Fold.

Mon grand père, c’était Monsieur Tout le Monde. Un type modeste dont une main tremblait parce qu’il avait été frappé par la foudre étant enfant. Mais c’était aussi un passionné de musique, qui pouvait marcher 20 km à travers les bois pour apprendre une chanson traditionnelle auprès d’un ancien sur son lit de mort. Les gens admirent ce côté type simple, mais qui s’est bâti un destin, ça parle à tout le monde.

Rita Forrester, sa petite fille.

10 12 1927  

Henri Bergson reçoit le prix Nobel de littérature.

1927  

Première victoire française en Coupe Davis : Borotra, Brugnon, Cochet et Lacoste, fondateur de la chemise au crocodile.  La France ne jure que par Félix Potin : Entre les deux guerres, les consommateurs reviennent au commerce de proximité. Félix Potin s’adapte et développe un réseau de boutiques qui rivalisent avec les tout nouveaux magasins à prix unique. La fidélité à l’entreprise est récompensée. Aux commis qui épousent des caissières, on confie des concessions dans chaque département : Potin invente la franchise. La vente par correspondance bat son plein. Potin est un art de vivre. On s’arrache les catalogues pour les fêtes de fin d’année [foie gras, chocolat, vins fins, champagnes]. Pour le reste, on y trouve de tout. Des brosses à habit, à dents, à chapeaux, à tête, à ongles, des balais à semelle montés à la ficelle, en chiendent, en coco, en pissava, en fibre d’Espagne… En 1923, le groupe compte 70 succursales… On paie des allocations familiales prénatales, viagères pour les personnels de plus de trente ans d’ancienneté, on donne aussi une prime au mariage.

Jean-Michel Dumay. Le Monde Magazine 7 août 2010

Pierre Descombey et Gaston Ramon créent le vaccin contre le tétanos.

Les adeptes d‘A Muvra se regroupent dans le Partitu Corsu autonomistu.

L’architecte Robert Mallet Stevens réagit contre le modern style, en mettant en avant la fonctionnalité. Kenneth John Conant, professeur d’Histoire ancienne dans une université américaine, a le coup de foudre pour les ruines de Cluny et va leur consacrer le reste de sa vie, soit 50 ans . Ses travaux, même s’ils peuvent prêter à critique pour quelques détails, seront pour le principal d’un inestimable et immense intérêt : il est parvenu à reconstituer le plan d’ensemble de Cluny III.

cluny : maquette de l'abbaye au 18ième siècles exécutée par François gueugnon en 1855 | Rakuten

K. J. Conant, restitution de la façade gothique de l'abbaye Cluny III ...

K. J. Conant, restitution de la façade gothique de l’abbaye Cluny III …

 

Le clocher de l'abbaye de Cluny - Cluny

L’Uruguay accorde le droit de vote aux femmes.

Le gouvernement de Washington passe commande à Gutzon Borglum pour sculpter dans une montagne de granit, le Mont Rushmore, dans les Black Hills du territoire sioux de Lakota, les têtes des présidents Georges Washington, Thomas Jefferson, Abraham Lincoln et Théodore Roosevelt. L’ouvrage sera terminé en 1941, avec l’aide de Borglum fils ; chaque tête mesure à peu près 18 mètres de haut. Un des hauts lieux du tourisme/pèlerinage américain.

Fourni par wikipedia.org

Gutzon Borglum, a dû faire exploser à la dynamite plus de 400 000 tonnes de roche..

Les États-Unis en général et Henry Ford en particulier ne veulent plus être soumis aux importations de caoutchouc en provenance des plantations anglaises et hollandaises d’hévéa en Asie du sud-est : Firestone vient de s’offrir le Libéria en en faisant une grande  plantation d’hévéa, Henry Ford en fait de même en Amazonie, cherchant à répéter ce qu’on fait les Anglais et les Hollandais : il obtient une vaste concession sur le Tapajos, affluent rive droite de l’Amazone, proche de son embouchure : il y crée un port en eau profonde, un réseau routier et ferroviaire et une jolie ville : Fordlandia [nom qui ne fait pas preuve d’une originalité débordante] : 200 maisons et un millier de cases, plusieurs églises, un hôpital, 3 écoles, tennis, golf, piscine et piste de danse, le tout agrémenté de palmiers et d’eucalyptus… excusez du peu. En 1934, on compte 1.5 millions d’hévéa. Mais c’était sans compter sur Microcyclus ulei, un champignon ascomycète qui ne s’était jamais aussi bien senti quelque part, car une telle étendue d’hévéa en monoculture, pour lui, c’était tout beau tout nouveau, et cette découverte, c’était le paradis : en un an tout était ravagé. Aujourd’hui Fordlandia ne figure même plus sur les cartes. Au siège social, on fit le nécessaire pour que ces hévéas ravagés ne fassent pas un tabac.

Les écluses d’Ijmuiden permettent aux navires de gros tonnage d’entrer à Amsterdam.

Pratiquement cent ans après Michelet, Paul Valery reprend une définition de la France, et il ne s’éloigne que très peu du premier : La France est peut-être le seul pays où des considérations de pure forme, un souci de la forme en soi, aient persisté et dominé dans l’ère moderne. Le sentiment et le culte de la forme me semblent être des passions de l’esprit qui se rencontrent le plus souvent en liaison avec l’esprit critique et la tournure sceptique des esprits (…). Le chef d’œuvre littéraire de la France est peut-être sa prose abstraite, dont la pareille ne se trouve nulle part.

Bien loin de la légèreté française face aux bruits de botte, un juriste américain dit sa sagesse… Ce Tâchez d’être heureux est à peu près aux Si de Kipling ce qu’Athènes était à Sparte. Il est très probable que Max Ehrmann a lu Kipling : à 17 ans d’écart, les veines des deux textes sont très proches… Ehrmann s’est peut-être dit : décidément, ces British ont la nuque bien raide, et la morale victorienne y est un peu trop présente ; mettons y un peu de la première des charités, celle qui consiste à s’aimer soi-même, et cela devrait mieux convenir au peuple américain.

Ce texte est repris sur bien des sites internet, – Desiderata – souvent avec l’erreur due à un banal quiproquo, le disant trouvé dans la cathédrale Saint Paul de Baltimore en 1692. Auteur anonyme.

Les nécrosés du cœur, les pisse-vinaigre se gobergeront en parlant de littérature de cuisine, affichée sur les frigidaires, à coté des post-it de courses ou des penses à donner à manger au chat, toujours est-il que cela donne quelques bonnes raisons de se tenir debout, serein.

Faites attention, tâchez d’être heureux.
Allez paisiblement votre chemin à travers le bruit et la hâte
Et souvenez-vous que le silence est paix.
Autant que faire se peut et sans courber la tête, soyez amis avec vos semblables ;
Exprimez votre vérité calmement et clairement ; écoutez les autres,
Même les plus ennuyeux ou les plus ignorants.
Eux aussi ont quelque chose à dire.
Fuyez l’homme à la voix forte et autoritaire ; il pèche contre l’esprit.
Ne vous comparez pas aux autres par crainte de devenir vain ou amer
Car toujours vous trouverez meilleur ou pire que vous.
Jouissez de vos succès mais aussi de vos projets.
Aimez votre travail aussi humble soit-il car c’est un bien réel dans un monde incertain.
Soyez prudent dans vos affaires, car le monde est plein de fourberies.
Mais n’ignorez pas que la vertu existe
Que beaucoup d’hommes poursuivent un idéal et que l’héroïsme n’est pas chose si rare.
Soyez vous-même et surtout ne feignez pas l’amitié :
N‘abordez pas non plus l’amour avec cynisme
Car malgré les vicissitudes et les désenchantements
Il est aussi vivace que l’herbe que vous foulez.
Prenez avec bonté le conseil des années, en renonçant avec grâce à votre jeunesse.
Sachez que pour être fort vous devez vous préparer
Mais ne vous chagrinez pas avec vos chimères.
De nombreuses peurs naissent de la fatigue et de la solitude.
Au-delà d’une sage discipline, soyez doux avec vous-même.
Vous êtes un enfant de l’univers, pas moins que les arbres et les étoiles.
Vous avez le droit d’être ici.
Quelle que soit votre opinion, l’univers va sans doute comme c’était prévu.
Soyez donc en paix avec Dieu, quel qu’il puisse être pour vous ;
Et quelle que soit votre tâche et vos aspirations.
Dans le bruit et la confusion, gardez votre âme en paix.
Malgré les vilenies, les galères, les rêves déçus
Le monde est pourtant beau.
Faites attention.
Tâchez d’être heureux.

Max Ehrmann, juriste de Terre Haute, dans l’Indiana.

dit par Christophe Cerino

dit par Tony Anderson

Raymond Duguet publie aux éditions Jules Taillandier Un bagne en Russie rouge, essentiellement l’histoire du bagne des îles Solovki. C’est le premier livre sur le Goulag publié en occident. Il sera réédité chez Balland, Paris, en 2004, préfacé par Nicolas Werth. L’ennuyeux, c’est que Raymond Duguet, juriste rond-de-cuir, n’a jamais mis les pieds aux îles Solovki, et que son livre est constitué de témoignages contestables, au moins contestés par exemple par Ekaterina Olitskaia, qui était détenue politique aux îles Solovki de 1924 à 1926, pour laquelle les conditions qu’elle y a connue n’ont rien à voir avec l’enfer décrit par Raymond Duguet.

Au sujet des Tutsi et Hutus du Rwanda Monseigneur Léon Classe, vicaire apostolique écrit au résident belge : Qu’on demande aux Bahutus s’ils préfèrent être commandés par des roturiers ou des nobles, la réponse n’est pas douteuse; leur préférence va aux Batutsi, et pour cause. Chefs nés, ceux-ci ont le sens du commandement […]. C’est le secret de leur installation dans le pays et de leur mainmise sur lui.

Trois ans plus tard, il poursuivra : Nous n’aurons pas de chefs meilleurs, plus intelligents, plus actifs, plus capables de comprendre le progrès et même plus acceptés du peuple, que les Batutsi.

______________________________________________________________________________________

[1] Pehlvi est le nom de la langue iranienne issue des influences de l’araméen sur la langue parlée en Iran sous l’empire parthe, au début de notre ère.

[2] Il est préférable d’utiliser le conditionnel car il n’est pas sur que Byrd soit vraiment passé au-dessus du pôle.

[3] Ainsi parlaient les premiers martyrs chrétiens, sous la Rome d’avant Constantin.

[4] La difficulté qu’il y a à trouver de la documentation en français sur cette femme illustre bien ce que devaient être les rapports de l’époque entre la France et l’Allemagne, non seulement sur le plan politique mais aussi sur le contenu de la presse : il n’y a aujourd’hui quasiment rien sur Google en français, ce qui signifie très probablement qu’aucun journal français n’a rendu compte de cet exploit, tant au départ qu’à l’arrivée… et pourtant, le nazisme n’était pas encore là.

[5] ce qui signifie le droit de faire venir sous conditions le conjoint et leurs enfants mineurs.

[6] Référence au dernier vers du poème d’Emma Lazarus qui se trouve sur le piédestal de la Statue de la Liberté