Publié par (l.peltier) le 15 septembre 2008 | En savoir plus |
5 05 1923
Au croisement du boulevard Saint Denis et du boulevard Sébastopol, premier feu de signalisation pour la France. Il est rouge et accompagné d’une sonnerie. L’inventeur en est Léon Foenquinos, qui cédera toutes ses inventions à la France par amour ! Il faudra attendre dix ans avant que n’apparaissent les feux vert et orange.
25 05 1923
Pierre Quémeneur et Guillaume Seznec partent à Paris acheter aux surplus américains de belles voitures américaines pour les revendre aux Russes. Ils se séparent et l’on ne reverra jamais Pierre Quémeneur. Guillaume Seznec sera accusé, sans preuves formelles, du meurtre de Quémeneur et condamné au bagne de Cayenne, d’où il ne sortira qu’en mai 1947, gracié par de Gaulle. En traversant la rue, il sera alors tué par une camionnette qu’on ne retrouvera jamais. Son petit fils, Denis Le Her Seznec, remuera ciel et terre pour obtenir la réhabilitation (la grâce n’étant qu’une annulation de la peine, mais pas une révision judiciaire) de son grand père : en 2001, Marie Lise Lebranchu, gardienne des sceaux, demandera la révision du procès, laquelle sera accordée en 2005. Mais la justice en décidera autrement et refusera cette réouverture en 2007. Le trafic des surplus américains partait directement du secrétariat d’État en charge de l’affaire, avec à sa tête, un Le Troquer, dont un descendant fera parler de lui dans les dernières années de la IV° république pour avoir créé des ballets roses. L’affaire rebondira en 2018 avec deux témoignages contradictoires, l’un affirmant que ce serait Marie Jeanne Seznec, la femme de Guillaume, qui aurait involontairement tué Pierre Quémeneur chez elle le 27 mais 1923 en repoussant ses avances, le second affirmant que c’est Raymond Lainé, garagiste de Saint Lubin de la Haye, dans l’Eure et Loire, qui aurait tué Pierre Quémeneur.
26 05 1923
Premières 24 heures du Mans : les vainqueurs, Lagache et Léonard, ont parcouru 2 209 km à 92 km/h sur une Chenard et Walker.
29 06 1923
Le service militaire est ramené à 18 mois.
23 08 1923
La Grande Assemblée Nationale Turque ratifie le Traité de Lausanne : la Turquie voit sa frontière occidentale reportée à la Maritza, fleuve tributaire de la Mer Égée. Ce qu’avait tricoté le traité de Sèvres : une quasi indépendance pour l’Arménie et le Kurdistan est détricoté par le traité de Lausanne ; il n’y a plus d’Arménie indépendante et les Kurdes, qui n’ont jamais trouvé de puissance occidentale pour les soutenir franchement, voient leurs espoirs s’évanouir devant la volonté de fer de Mustafa Kemal qui fait taire les faibles voix occidentales. Les Kurdes sont partis pour des dizaines d’années d’intégration forcée et ratée entre Turquie, Syrie, Irak et Iran.
Les seuls amis des Kurdes sont les montagnes.
Proverbe kurde
1 09 1923 11 h 58’.
Un tremblement de terre, dit du Kantô, d’une magnitude estimée à 7.9 sur l’échelle de Richter détruit Tokyo et partiellement Yokohama. Le Kantô est la région qui regroupe les préfectures de Tokyo, Chiba, Gunma, Ibaraki, Kanagawa, Saïtama, Tochigi. 142 000 morts, plus de 50 000 blessés graves, 13 000 disparus. L’incendie ravage la ville ; pour le fuir, les victimes sont nombreuses qui vont se jeter dans les rivières, les canaux ou les étangs et qui y meurent ébouillantées, tant l’eau a été chauffée ! Comme dans toute société fermée, on commence à chercher des boucs émissaires, en l’occurrence les ouvriers coréens que l’on accuse de déclencher les incendies, d’empoisonner les puits… Manipulation ? Pour le moins, l’armée et la police contribuent à répandre ce type de nouvelles : on estime qu’à peu près 6 000 Coréens et 300 Chinois seront exécutés. Un dizaine de militants syndicalistes et socialistes sont décapités dans les locaux de la police. Goto Shinpei, ministre de l’Intérieur, coordonnera la reconstruction de Tokyo, perçant de nouvelles avenues, des voies circulaires pour construire des ponts résistant aux séismes, créant des parcs au milieu de la ville.
Un désastre sans précédent, le plus grand de l’histoire, le Japon a supporté en une nuit des pertes matérielles plus fortes que celles de la guerre russo-japonaise.
Paul Claudel, ambassadeur de France au Japon.
Hôtel Impérial, Tokyo, le 16 octobre 1923
Comme tout le monde dans cette ville, je suis presque anesthésiée par l’horreur, car la destruction à une telle échelle semble produire une drogue qui abolit les facultés de réaction. Près de trois mille personnes sont entassées dans cet hôtel, dont les halls, les salons, et jusqu’à des couloirs ont été transformés en dortoirs. La seule raison pour laquelle j’ai pu y pénétrer quand je suis revenue à Tokyo, un mois après le tremblement de terre, était tout simplement que j’ai ouvert, au printemps dernier une petite boutique dans la galerie commerçante de l’hôtel, un essai en vue d’un projet bien plus ambitieux dans la grande artère Motomachi à Yokohama. […] Je reste dans cette petite cellule la plupart du temps, pour être à la disposition de ceux de mes employés qui auraient survécu à l’holocauste. Ils étaient tous au courant de l’existence de cette boutique et finiront bien par apprendre que cet hôtel est intact. Jusqu’ici, une seule s’est présentée, la plus jeune des couturières. Elle a survécu parce qu’elle était restée chez elle ce jour-là avec un gros rhume. Elle n’a pas grand espoir en ce qui concerne les autres, y compris Embouri San, parce qu’elle a entendu dire que dans le quartier derrière Ginza le feu s’est propagé très vite avant que l’on ait eu le temps de dégager les milliers de personnes prises au piège.
Je ne veux pas y penser. Il y a trop de choses auxquelles on ne doit pas penser. […] Deux cent mille personnes ont probablement trouvé la mort sans qu’un sache ni où ni comment. […] D’après ce que j’aurais entendu dire, Bob Dale aurait accompli un travail remarquable par la suite avec les équipes de secours. Je l’ai rencontré peu de temps après mon arrivée, dans une des queues pour la nourriture, et j’ai trouvé qu’il avait l’air bien vieilli subitement, mais nous sommes tous dans ce cas-là. Il est venu ici plusieurs fois mais nous n’avions pas grand chose à nous dire. On a l’impression que c’est un mal commun, les gens restent là assis à fixer les plafonds en stuc ou les statuettes décoratives qu’on trouve partout dans l’hôtel, comme pour s’hypnotiser.
Avec leur longue expérience des catastrophes naturelles, les Japonais semblent avoir trouvé une méthode presque unique pour y faire face. Ils se remettent sur leurs pieds très vite, se secouent, incinèrent leurs morts et reprennent le cours de leur vie. Ici, à Tokyo, la plupart des rues ont déjà été déblayées, quelques tramways circulent. Bob Dale m’accompagnera demain Yokohama par la micheline électrique qui fonctionne de nouveau, car j’avais vraiment peur d’y aller seule. Ma cuisinière et ses deux enfants ont survécu et n’ont pas été blessé, la police m’a fait parvenir un message de la campagne où elle s’est réfugiée. Tobu San, qui était avec moi à Karuizawa, est à Izu, mais je n’ai pas su ce qu’elle y avait trouvé.
Je n’arrive pas à lire. Personne n’y réussit et l’on ne voit personne dans l’hôtel avec un livre. Pour m’occuper cet après-midi, j’ai nettoyé cet endroit, essentiellement pour m’éloigner de la vue tous ces brocarts aux couleurs criardes.
[…] Je suis sorti me promener hier. Ce n’est qu’en dehors de cet hôtel que l’on peut vraiment se rendre compte que c’est un vrai miracle qu’il soit resté debout. Le nouvel Impérial, bâti selon les plans et sous la supervision d’un architecte américain du nom de Frank Llyod Wright, n’a été achevé que l’an dernier. Il est difficile d’imaginer un bâtiment qui résisterait moins à un tremblement de terre que celui-là, car il est entièrement construit en pierres cimentées entre elles, sans aucune structure d’acier, selon une conception inspirée, paraît-il, des temples Maya. Il n’y a pas une seule craquelure dans le bâtiment, ses fenêtres étroites et ses constructions basses ont résisté à l’incendie qui faisait rage tout autour. Les murs épais au-delà des douves du Palais impérial ont aussi échappé à la destruction, ce qui est presque plus impressionnant encore. Aucun mortier n’y joint les énormes pierres, simplement assemblées, qui n’ont apparemment subi aucun dommage et sont toujours dominées par ces vieux pins sur lesquels je n’ai pu voir aucune trace de roussi.
Oswald Wynd. Une odeur de gingembre. Quai Voltaire 1991
17 09 1923
Sur son Firecrest, un cotre de 11 m. de long, Alain Gerbault accoste à Long Island : il a quitté Gibraltar depuis 142 jours. Il est le premier Français à avoir traversé l’Atlantique en solitaire. Il va entreprendre l’année suivante un tour du monde qu’il terminera le 26 juillet 1929 ; en arrivant au Havre, il aura parcouru 60 000 km.
20 09 1923
Les Allemands appellent à la désobéissance passive dans la Ruhr.
29 09 1923
La SDN donne mandat à l’Angleterre pour gérer la Palestine, intégrée jusqu’alors à l’empire ottoman.
6 10 1923
Les troupes turques entrent à Constantinople, évacuée quatre jours plus tôt par les Alliés. La répression contre les chrétiens a fait 23 000 victimes.
29 10 1923
Mustafa Kemal est élu président de la République turque : il va le rester jusqu’à sa mort, en 1938, entreprenant un train de réformes comme aucun pays musulman n’en avait jamais vu, toutes dominées par une indestructible volonté de laïcisation, véritable coup de tonnerre dans tout le monde arabe :
La volonté de laïcisation n’allait tout de même pas jusqu’à confier à des laïcs l’éducation de ses filles [… adoptives : il n’eut pas d’enfants] qui feront leur scolarité à l’institution des sœurs de Notre Dame de Sion à Istanbul !
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, alors que le territoire de l’actuelle Turquie était partagé entre les différentes armées alliées, et que les puissances réunies à Versailles ou à Sèvres disposaient sans état d’âme des peuples et des terres, cet officier de l’armée ottomane avait osé dire non aux vainqueurs. Quand tant d’autres se lamentaient des décisions iniques qui les frappaient, Kemal Pache avait pris les armes, chassé les troupes étrangères qui occupaient son pays et imposé aux puissances de réviser leurs projets.
Cette conduite rare – je veux dire à la fois l’audace de résister à ses adversaires réputés invincibles, et la capacité de sortir gagnant de ce bras de fer – valut à l’homme sa légitimité. Devenu, du jour au lendemain, père de la nation, l’ancien officier avait désormais un mandat de longue durée pour remodeler à sa guise la Turquie et les Turcs. Ce qu’il entreprit avec vigueur. Il mit fin à la dynastie ottomane, abolit le califat, proclama la séparation de la religion et de l’État, instaura une laïcité rigoureuse, exigea de son peuple qu’il s’européanise, remplaça l’alphabet arabe par l’alphabet latin, obligea les hommes à se raser et les femmes à ôter leurs voiles, échangea lui-même son couvre-chef traditionnel contre un chapeau à l’occidentale.
Et son peuple le suivit. Il le laissa bousculer les habitudes et les croyances, sans trop rechigner. Pourquoi ? Parce qu’il lui avait rendu sa fierté. Celui qui restitue au peuple sa dignité peut lui faire accepter bien des choses. Il peut lui imposer des sacrifices, des restrictions, et il peut même se montrer tyrannique ; il sera quand même écouté, défendu, obéi ; non pas indéfiniment, mais longtemps. Même s’il s’en prend à la religion, ses concitoyens de l’abandonneront pas pour autant. En politique, la religion n’est pas un but en soi, c’est une considération parmi d’autres ; la légitimité n’est pas accordée au plus croyant, mais à celui dont le combat rejoint le combat du peuple.
Peu de gens en Orient ont vu une quelconque contradiction dans le fait qu’Atatürk se soit battu avec acharnement contre les Européens alors que son rêve était d’européaniser la Turquie. Il ne se battait pas contre ceux-ci ou ceux-là, il se battait pour être traité avec respect, comme un égal, comme un homme, non comme un indigène ; dès lors que leur dignité était rétablie, Kemal et son peuple étaient prêts à aller très loin sur le chemin de la modernité.
Amin Maalouf. Le dérèglement du monde. Grasset 2009
8 et 9 11 1923
Échec du putsch d’Hitler à partir d’une brasserie de Munich. Röhm et Goering sont à ses cotés. Röhm va partir en Bolivie où il devient instructeur de l’armée, juste le temps que les choses se tassent. Mais son soutien le plus prestigieux est indéboulonnable : Eric Ludendorff, le vieux maréchal, héros de la guerre. Ils sont parvenus à s’emparer des principaux bâtiments publics. Des conseillers municipaux ont été pris en otage, et des Juifs connus arrêtés. Mais le gouvernement riposte : quatre policiers et seize membres des groupes paramilitaires sont tués. Hitler est arrêté et transféré à la forteresse de Landsberg, où il va commencer à rédiger Mein Kampf, dont bien des chapitres lui seront soufflés par Alfred Rosenberg, architecte qui va devenir l’idéologue du parti. C’est lui qu’Hitler a nommé pour prendre sa succession à la tête du parti, le temps de son incarcération ; il reçoit ses visites à de nombreuses reprises. Il est l’auteur du Völkischer Beobachter (L’Observateur populaire), qui de 1920 à 1945 sera l’organe de presse officiel du Parti National Socialiste des travailleurs allemands. Il avait été membre de la société secrète L’ordre de Thulé, qui adhérait aux théories raciales de Dietrich Eckart, lequel l’avait présenté à Hitler.
10 11 1923
La France passe outre la décision du peuple suisse et installe ses douaniers à la frontière en application d’un décret du 10 10 1923. C’est la fin des zones franches : un concert de lamentations s’éleva devant la brusque hausse des prix causée par l’application des droits de douane à tous les produits qui, jusque-là, venaient en franchise de Suisse et de tous les pays du monde.
Le Messager du 24 Novembre 1923.
Ce à quoi Marius Ferrero, chaud partisan de la suppression de la zone franche, répondait : De quoi vous plaignez-vous ? Vous avez joui de privilèges, contrairement aux principes essentiels de la Constitution qui prévoit l’égalité des citoyens devant l’impôt : estimez-vous heureux d’en avoir joui si longtemps ; nous n’avons que faire de vos plaintes… À la formule surannée de Oui et zone, la France meurtrie ne pourra que répondre : Français avant tout !
À Megève, il était recommandé jusqu’alors aux touristes de ne pas omettre de faire plomber les bicyclettes de préférence à la douane de son pays ou à défaut à la sortie de l’intérieur, soit à Flumet, à Bellegarde ou à Annecy.
À Millau, en Aveyron, trois mille gantiers et couturières obtiennent, après une petite semaine de grève, douze jours de congés annuels payés.
21 12 1923
Le dirigeable Dixmude traverse un orage au-dessus de la Méditerranée, à l’ouest des côtes de la Sicile : à 2 h 28’, touché par la foudre, il explose [il est gonflé à l’hydrogène] : 50 morts dont 43 d’équipage et 7 passagers. Il avait été ainsi rebaptisé en mémoire à l’héroïque défense de la ville belge de Dixmude par les fusiliers-marins pendant la guerre. De fabrication allemande, construit en 1917 – LZ 114, ex L 72 -, il avait été cédé à la France, avec deux autres exemplaires identiques en 1920, au titre des dommages de guerre. Le corps du commandant, le lieutenant de vaisseau du Plessis de Grénédan sera retrouvé par des pêcheurs de Siacca, au nord-ouest d’Agrigente. Un monument sera érigé à Pierrefeu du Var, sa base.
1923
L’américain Joseph P. Maxfield invente l’électrophone. La première machine à laver française – Calor – est présentée au Salon des Arts Ménagers : elle sera la plus efficace émancipatrice de la femme, plus que tous les mouvements féministes réunis : pas de longs discours, pas d’effets de manche d’avocats enflammées, mais, chaque jour, des heures de dure corvée en moins pour les femmes : l’inventeur aurait bien mérité un Nobel. On ne vit nulle lavandière venir casser ces machines qui leurs prenaient du boulot : c’est dire si elles étaient heureuses de voir celui-ci prendre fin.
En Espagne, la dictature de Primo de Riveira sera confirmée par référendum le 11 09 1926. La malaria fait des millions de morts en Russie. Le docteur Gaston Ramon met au point le vaccin contre la diphtérie.
Au Mexique, le chef de l’État, le général Obregon signe avec les États-Unis les accords de Bucareli selon lesquels les rebelles mexicains ne pourront plus s’approvisionner en armes aux États-Unis, en échange de quoi le Mexique accordera des facilités aux compagnies pétrolières américaines opérant sur son sol. Mais ces accords doivent être ratifiés par le Congrès, au sein duquel les partisans des généraux rebelles sont nombreux : Obregon n’hésite pas à faire exécuter certains d’entre eux en pleine séance afin de soumettre les autres !
Quelques années plus tard, Paul Morand dira la splendeur de Mexico : Cet aigle dévorant un serpent [le fond tricolore du drapeau mexicain] parut aux Aztèques d’un assez favorable augure pour qu’ils s’arrêtassent ici, venant du nord, et qu’ils fondassent la future Mexico. Du haut de l’Acropole de Chapultepec qui domine la ville, on imagine difficilement ce lac au milieu duquel les Aztèques bâtirent en 1376 leur Tenochtitan. Elle devait ressembler à Venise ou à Bangkok, avec des îles flottantes, des jardins mobiles dont nous ne retrouvons plus, aujourd’hui, qu’un souvenir bien affaibli, aux environs, à Xochimilco. Sur ces canaux, dans ces rues inondées, circulaient les pirogues fleuries des Indiens. Sur cette hauteur-ci, avant le président Calles et avant l’empereur Maximilien, Montezuma II eut sa résidence d’été, son harem, ses bains, ses volières, ses terrains de chasse : décadence alanguie, décomposition d’une grande civilisation qui allait s’écrouler lorsque Cortez arriva, mais qui connut des temps héroïques et fut précédée par d’autres qu’on commence à peine à entrevoir aujourd’hui, plus étranges encore, sauvages, hermétiques, invisiblement, mais sûrement reliées à l’Asie.
Ce dimanche matin, entre midi et deux heures, Chapultepec n’est plus que le bois de Boulogne de Mexico, où, parmi les ahuhuetes, les eucalyptus, arbres tordus comme des guimauves, les Packard et les Buick des Mexicains élégants se suivent au grand ralenti, avant l’heure du déjeuner. Coutume hispanique du paseo, que toute l’Amérique latine a héritée, lent déroulement d’ennui et de vanité, après la messe ou après les toros. Promenades de l’allée des Récollets à Madrid, de La Havane, de ces Antilles sans routes où les riches indolents font venir à grands frais des Rolls, des Hispano, des Voisin, des huit et douze cylindres, munies d’un mégaphone à l’échappement libre, pour tourner autour du kiosque à musique. Devant l’orchestre d’instruments à cordes qui soutient mollement des airs mollement chantés, les cavaliers mexicains de la bonne société, les charros à cheval, sont rangés, botte à botte, sur le trottoir ; les voitures défilent devant eux. Ils saluent lentement, comme dans Cyrano ; ils portent l’habit classique, le pantalon de daim collant, noir et argent, la veste courte à soutaches, le célèbre feutre brodé d’or ; au genou, le lasso. Ils sont assis dans leur selle, la montura en cuir tanné, comme dans un fauteuil de pullman, les pieds dans les étriers d’argent ; ils fument des cigares très noirs, très colorados ; ils s’entourent de crachats négligents, jetés comme des aumônes.
Sous l’embrasement de ce midi de février, sous ce ciel jamais rayé de pluie, au-dessus de l’alignement des rues quadrillées, se lit encore la grandeur monumentale de l’Espagne ecclésiastique et militaire : églises, palais de gouverneurs, casernes et quelques-unes de ces maisons-forteresses qu’on ne peut démolir qu’à la dynamite.
Mexico. La plus vieille ville américaine ; avec ses temples, ses palais, ses jeux de paume dès le XVI° siècle, alors que New York n’était encore, et pour longtemps, qu’un rocher, et Buenos Aires une savane. Je vois, de ce belvédère, les tours de la cathédrale, au style torturé par les Jésuites, comme ces rois qui refusaient de livrer leurs trésors ; cathédrale bâtie par-dessus le grand temple et la pyramide sacrée des Aztèques, dont les idoles servirent à combler les canaux. Brutales et absurdes constructions rocaille, succédant à une architecture savante et secrète, sœur de l’art égyptien. La place du Dieu-de-la-Guerre, du Serpent-à-Plumes, devant la cathédrale, devint celle de l’Assomption-de-la-Vierge ; demain, détrônant la Vierge, s’élèvera à son tour la statue d’un universitaire métis en redingote de bronze. Le monde vit d’attentats. Mais ce qu’aucun homme ne pourra altérer, c’est le paysage ; qui desserrerait l’étreinte de ce cirque rocheux de cent kilomètres de rayon, rendu si proche, cependant, par la pureté d’un air que raréfie l’altitude ? Lumière du vide, auprès de laquelle l’atmosphère grecque ne serait que brume. Couleur de raisins de Corinthe, les deux volcans, le Popocatepetl et l’Ixtachuatl, la montagne fumante et la femme endormie dressent, à plus de cinq mille mètres, deux cônes neigeux et suspendus.
Ce plateau, cette mesa central, ces crêtes ébréchées bordées d’un bleu verdâtre, cette plaine crue, dissimulent leurs richesses, comme des femmes qui fuient l’émeute, cachent leurs diamants dans leur corps et leur or dans leurs cheveux. Ce n’est pas pour rien que, sur la carte, le Mexique prend la forme d’une corne d’abondance. Fruits, primeurs, essences, fortune végétale des tropiques ; puis, sur les hauteurs, là où la surface n’avoue plus rien, le sous-sol se révèle pareil à un coffre d’avare : argent, or, rubis, cuivre, pétroles jaillissants, – auprès desquels les huiles minérales asiatiques sont des ruisseaux -, soufre, marbres, pierres dures crachées par les cratères ; tant de remue-ménage géologiques, de colères volcaniques pour produire quelques opales ou turquoises parfaites, – comme, ailleurs, des mouvements entiers de peuples, pour donner un seul artiste. Pays fouillé, taraudé, éventré par les races successives qui l’habitèrent, sans qu’aucune soit parvenue à l’appauvrir ou à soupçonner l’immensité de sa richesse.
Pays qui ne ressemble à aucun autre, Nouvelle-Espagne qui, il n’y a pas cent ans, allait des Antilles à San Francisco, lieu de rencontre de l’Orient et de l’Occident, asile des nègres et des Chinois, des Blancs et des Rouges. Sur cette terre sans saisons, en un même mois, des arbres fleurissent alors que d’autres connaissent l’automne. Pays des hauts cactus en tubulures d’orgue, des Ford sans moteur attelées de mules, des vachers – la bouche couverte à cause de l’air froid – qui entrent dans les bars sans descendre de leur cheval arabe au poitrail élargi par l’altitude. Gares calcinées, avec leurs écriteaux officiels : Il est défendu de tirer des coups de feu ; locomotives vides lancées au-dessus des abîmes par les révolutionnaires, Mont-de-Piété, mines plutoniennes avec leurs chapelles souterraines aux cierges toujours allumés ; palais de basalte, de diorite, de serpentine ; Mexique, où les métaux précieux et la vie humaine sont sans valeur et dont la richesse a toujours fait le malheur. N’est-ce pas tout l’Occident qui parlait déjà par la bouche de Cortez, quand celui-ci fit répondre au roi Montezuma, qui s’étonnait qu’on pût se montrer si avide de métal jaune : Les Espagnols sont atteints d’une maladie mortelle, que l’or seul peut guérir.
Paul Morand. Hiver Caraïbes 1929
Les Indiens d’Amérique ne sont pas tous parqués dans des réserves à s’alcooliser de liqueurs frelatées : les Osages, installés depuis des lustres en Oklahoma, ont su défendre mieux que d’autres leur beefsteak, devenant propriétaires officiel de leurs terres, et négociant le versement de 10% des revenus procurés par l’exploitation de leur sous-sol : quand il s’agit de pétrole, cela atteint vite des sommes rondelettes : ainsi pour cette année 1923 ont-ils perçu 30 millions $. Pareil pactole attirera nombre de visages pâles qui chercheront à le dérourner dans leur poche. Martin Scorcese en fera un film en 2023 : Killer of the flower moon, long comme un jour sans pain.
En France, à la Chambre des députés, on discute d’une loi sur la protection des animaux domestiques… et on a soin de n’oublier personne : un député s’inquiétera des mauvais traitements que les puces de cirque (… dont on contemplait les bonds fantastiques – 200 fois la longueur de son corps – au moyen de verres grossissants), pouvaient recevoir de leurs dresseurs ! Quelques millions de soldats ont dû se retourner dans leurs tombes !
La SDN – Société des Nations – met en place Interpol : organisation internationale de Police criminelle.
Le pape Pie XI envoie trois missionnaires autrichiens, les Pères Schebesta, Schumacher et Vanoverberg, en Afrique Centrale auprès des Pygmées pour voir si on peut les considérer comme monothéistes : tout Autrichiens qu’ils fussent, ils revinrent avec une réponse de Normand : peut-être bien que oui, peut-être bien que non.
Quand un visionnaire se met à parler de vache folle : Que se produirait-il donc si, au lieu de végétaux, le bœuf se mettait à manger de la viande ?… Au lieu de chair, ce sont des substances nuisibles qui sont fabriquées. Le bœuf se remplirait donc de toutes les matières possibles nuisibles s’il se mettait soudain à être carnivore. Il se remplirait, notamment, d’acide urique et d’urate. Or l’urate a quant à lui des habitudes particulières. Les habitudes particulières de l’urate sont d’avoir un faible pour le système nerveux et le cerveau. Si le bœuf mangeait directement de la viande, il en résulterait une sécrétion d’urate en énorme quantité, l’urate irait au cerveau et le bœuf deviendrait fou.
Extraits d’un recueil de conférences (Santé et maladie, 1923 Éditions anthroposophiques romandes) du penseur autrichien (né en Croatie de parents autrichiens) Rudolf Steiner, qui avait étendu à l’ensemble du vivant les principes élaborées par Hahnemann pour l’homéopathie. La pensée de Rudolf Steiner, disciple de Goethe, père de l’anthroposophie, fera de nombreux adeptes et inspirera l’agriculture biodynamique qui commencera par être mise en œuvre dans les pays d’influence germanique. Bien entendu, comme tout bon totalitarisme qui se respecte, le nazisme infiltrera le mouvement pour l’instrumentaliser et le récupérer à son profit : un vigoureux nettoyage sera indispensable à la fin de la seconde guerre mondiale.
En rupture avec la vision matérialiste, libérale de l’agriculture, qui fait de l’univers physique un bien au service de l’homme, et qui fait donc du paysan un exploitant, la biodynamique considère la terre dans son ensemble comme un être vivant, un Tout, au sein duquel, non seulement les animaux et les plantes sont vivants, mais aussi toute la planète, laquelle planète n’est elle-même qu’une partie de l’Univers, l’espace qui sépare chaque galaxie, chaque constellation, chaque planète étant lui aussi parcouru d’influences réciproques. Le constat le plus élémentaire dans cet ordre est l’influence de la lune sur la terre, dans sa plus évidente manifestation : le phénomène des marées. En favorisant une plus grande biodiversité des sols et en renforçant la santé des plantes, la biodynamie génère une agriculture durable, dans laquelle sont proscrits les produits chimiques qui appauvrissent sols et plantes.
Le concept de la biodynamie ne repose que sur huit conférences que le philosophe autrichien Rudolf Steiner (1861-1925) donna un an avant sa mort, à Kobierzyce, en Pologne, des paroles retranscrites dans un livre, Le Cours aux agriculteurs. Ce sujet intéressait peu le démiurge protéiforme, connu pour avoir imaginé la pensée anthroposophe, créé des écoles alternatives, noirci des dizaines de livres et 90 000 pages qui forment sa vision globale du monde.
[…] En France, la biodynamie couvre 17 000 hectares, soit 0,74 % des 2,3 millions d’hectares des surfaces bio, qui ne représentent elles-mêmes que 8,5 % des terres agricoles.
[…] La biodynamie reste néanmoins une goutte d’eau. Au goût de vin. Car les deux tiers des adhérents français à Demeter, soit 621 propriétaires, sont des producteurs viticoles. Si l’on ajoute les 200 adhérents de Biodyvin, une autre certification cette fois spécifique au vignoble, on comprend que la biodynamie en France est avant tout une affaire de vignerons. Amusant, quand on sait que Rudolf Steiner n’a jamais trop apprécié le vin, a arrêté de boire à 40 ans, estimant que l’alcool freinait la fertilisation de son cerveau, et n’a jamais écrit une ligne sur l’entretien de la vigne.
[…] Cette même ambiguïté entre la culture de la vigne et la pensée de Steiner traverse l’entreprise Demeter International, créée en Allemagne, en 1932, par des disciples du maître afin de poser les règles de la biodynamie et de les promouvoir. Non sans succès. La firme réalise aujourd’hui 1 milliard € de chiffre d’affaires en multipliant les activités dans le vin et l’agriculture (consulting, certifications, expertise, vente de produits agricoles biodynamiques…). Mais elle finance aussi, à hauteur de 100 000 €/an, la Société anthroposophique universelle, navire amiral de la pensée du maître, qui essaime modestement dans le monde entier, et dont le siège se trouve près de Bâle, en Suisse.
[…] Michel Chapoutier tient pour acquis les bienfaits de l’homéopathie, la réalité de la mémoire de l’eau et l’intelligence émotionnelle des plantes (qui réagissent à l’intention, sachant immédiatement si on leur veut du bien ou non). Il se moque que le consensus scientifique lui soit défavorable sur ces questions. Les rationalistes commettent le même péché d’orgueil que le Vatican face à Galilée, assène-t-il. La science, devant une observation qui la contrarie, ne sachant pas la démontrer, préfère la piétiner. Nous vivons dans une scientocratie qui rappelle la théocratie d’antan.
Ophélie Neiman. Le Monde du 14 07 2021
L’anglais Thorvald Madsen crée le vaccin contre la coqueluche.
L’impérialisme soft de la laïcité marié pour l’occasion avec celui des hommes nous fait percevoir l’écologie comme une vision relativement récente du monde, quand en fait la très grande dame, maîtresse femme s’il en fût, qui a énoncé cela est Hildegarde von Bingen – 1098-1179 – [voir à 1100-1250], mystique et bénédictine allemande : on est donc en plein Moyen-Âge.
Des chercheurs allemands parviennent à liquéfier du charbon : le procédé prendra le nom de CTL : coal to liquid : c’est un mélange de monoxyde de carbone issu de la combustion incomplète de charbon et d’hydrogène, permettant d’obtenir des hydrocarbures liquides. Sur un plan purement financier, l’affaire ne présente pas d’intérêt : beaucoup trop cher par rapport au prix du baril de pétrole. Néanmoins, dans l’impossibilité en temps de guerre de se fournir en pétrole en quantité souhaitée, c’est un ersatz, coûteux mais efficace et les nazis utiliseront le procédé pendant la deuxième guerre mondiale. Mais on recommencera à en parler très sérieusement quand le prix du baril de pétrole se mettra à flirter dans les années 2000 avec les 60 $, celui du CTL restant à 45 $. Et les réserves de charbon ne manquent pas, et dans des endroits autrement plus sûrs que le Moyen Orient. Et les techniques actuelles permettent d’éviter le principal inconvénient des débuts : les émissions de CO². Et puis, comme le disait si bien Cheik Yamani, un ancien ministre du pétrole saoudien : l’âge de pierre n’a pas pris fin par manque de pierres !
Avec leurs empires coloniaux, l’Angleterre et la France pratiquaient sur le plan économique la règle de la facilité : une économie de cueillette : on collecte les matières premières et on les transforme. Privé de leurs rares colonies par la défaite de 1918, les Allemands feront fonctionner leurs méninges pour pallier à cette absence d’empire colonial en développant la chimie : Les savants allemands avaient accompli un bond cognitif qui devait changer le cours de l’histoire. Ils avaient rejeté l’idée que la vie constituait une seule essence mystique, dotée de qualités qui la différencieraient du reste de l’univers. Au contraire, ils avaient postulé que les êtres vivants n’étaient que des machines chimiques et que les laboratoires de recherche, s’ils s’en donnaient les moyens, pourraient émuler jusqu’à la vie même.
Leurs premières expériences visaient à produire des médicaments à partir non plus d’arbres ou de plantes, mais de substances chimiques manufacturées. Le triomphe initial remontait à 1897 quand des chimistes constatèrent, dans les laboratoires de la firme Bayer, les effets curatifs du premier remède synthétique : l’aspirine. Peu après, le médecin Paul Ehrlich, à la recherche d’un traitement pour la maladie du sommeil qui décimait ses compatriotes au Congo allemand, injecta des centaines de produits chimiques à des souris inoculées et finit par identifier une teinture industrielle qui guérissait cette maladie : il avait découvert le premier antibiotique. Pour baptiser ce nouveau grand œuvre, Ehrlich inventa un terme, la chimiothérapie.
Les savants allemands voulaient aussi produire en laboratoire des substances qui remplaceraient certaines ressources naturelles. Ainsi, les gisements mondiaux d’azote naturel s’épuisaient, et les cultivateurs s’inquiétaient de savoir comment ils allaient pouvoir fertiliser leurs terres. La population connaissait une croissance explosive. Les Cassandres annonçaient une famine imminente et de très nombreux décès. Le chimiste berlinois Fritz Haber se mit à chercher une solution chimique à ce problème. Il découvrit le moyen de fixer les énormes réserves d’azote contenu dans l’air, et de le transformer en ammoniac pour les engrais. Cette découverte lui valut un prix Nobel et il vendit son brevet à BASF ; les journaux le proclamèrent sauveur du genre humain.
En perdant son empire à l’issue de la Première Guerre mondiale, l’Allemagne s’était vue privée de matières premières essentielles. Elle se retrouva loin derrière la Grande-Bretagne, qui jouissait d’un accès illimité au caoutchouc de Malaisie et au pétrole du Proche-Orient. Les firmes chimiques allemandes – BASF, Bayer, Agfa, Hoechst, Casella et les autres – fusionnèrent pour former un groupe immense, I.G. Farben, dont l’objectif était de produire l’équivalent chimique des ressources naturelles qui faisaient défaut.
Très vite, le caoutchouc synthétique et les dérivés pétroliers que produisait Farben firent l’envie du monde entier. En quelques années Farben devint la plus grosse société européenne, avec des intérêts dans le pétrole, l’acier, les armements, la banque et la presse – en Allemagne et dans le monde entier. Elle possédait ses propres mines de charbon, de magnésite, de gypse et de sel, et des accords de cartel la liaient aux grands groupes américains DuPont, Alcoa et Dow Chemical.
C’est dans les laboratoires d’I.G. Farben qu’un chimiste nommé Hermann Staudinger, qui s’efforçait de synthétiser le caoutchouc, émit pour la première fois l’hypothèse de molécules beaucoup plus grandes et complexes que toutes celles qu’on avait imaginées jusqu’alors. Ces molécules géantes, suggéra-t-il, pouvaient être structurées en chaînes mobiles, ce qui expliquait l’étonnante souplesse du caoutchouc. Le travail de Staudinger sur les polymères fut récompensé par un prix Nobel, et il ouvrit à l’industrie chimique un nouveau débouché : le développement des matières plastiques.
Ce nouveau champ ouvert à l’innovation allait transformer l’environnement des hommes. Jusqu’alors, tous les êtres humains avaient vécu entourés des mêmes matériaux : le bois, la pierre, le fer, le papier, le verre. Voici qu’apparaissaient une foule de substances extraterrestres, capables de produire des sensations corporelles que personne n’avait encore connues.
[…] Berlin était la merveille de son temps, capitale scientifique du monde, mais aussi atelier des géants de la scène et de la musique. On y côtoyait Bertolt Brecht, Marlene Dietrich et Fritz Lang. C’était un carrousel de boxe, de jazz et de cabaret.
Plus tard, cette métropole cesserait d’exister. À l’issue de la guerre suivante le vieux Berlin, ravagé, mis au rebut, oublié, sombrerait dans les eaux de l’oubli ; n’en subsisteraient plus, en surface, que quelques crêtes déformées, convulsées par les mauvais rêves des bas-fonds ; mais elle finirait par connaître la renaissance quand elle redeviendrait capitale de l’Allemagne réunifiée, le 3 octobre 1990.
Rana Dasgupta. Solo. Gallimard 2009
En Iran, Reza Khan devient premier ministre.
1 01 1924
Devant le premier congrès national du Kouo-min tang à Canton, Sun Yat Sen livre son programme :
La plupart des traités faits par les étrangers avec la Chine sont injustes. En effet :
Les étrangers peuvent augmenter les tarifs comme cela leur plaît, tandis que les douanes chinoises n’ont pas le droit d’augmenter les tarifs ;
Les Chinois qui vont à l’étranger ne peuvent pas ne pas observer les lois des pays étrangers, tandis que les étrangers qui viennent en Chine n’observent pas les lois chinoises ;
Les pays étrangers peuvent avoir des garnisons en Chine tandis que la Chine ne peut pas en avoir à l’étranger ;
Les bateaux de guerre et de commerce des pays étrangers peuvent naviguer librement sur les fleuves à l’intérieur de la Chine, tandis que les bateaux de guerre et de commerce de la Chine ne peuvent pas naviguer sur les fleuves à l’intérieur des pays étrangers ;
Les étrangers dans les concessions élèvent des forts, tracent des chemins de fer et fondent des stations navales, tandis que la Chine ne peut pas faire de même à l’étranger. Les traités inégaux sont des traités accordant des privilèges ou des droits sans réciprocité. La Chine ligotée par ces traités est condamnée à la défaite sur tous les terrains. Donc à bas les traités inégaux.
3 01 1924
Ouverture pour les préliminaires des VIII° Jeux Olympiques d’hiver de Chamonix du premier tronçon du premier téléférique de l’Aiguille du midi : Les Pèlerins-La Para. Le second, La Para-Les Glaciers à 2 414 m. sera inauguré le 7 août 1927 ; il sera détrôné par le Brévent, juste en face, dans les Aiguilles Rouges à 2 525 m. Deux ingénieurs suisses, Feldmann et Strub avaient commencé les premières études dès 1905 ; les premiers travaux, en 1911, interrompus par la guerre ne reprirent qu’en 1922. Les cabines étaient de 18 places, 9 en 2° classe, vers l’amont et à l’air, 9 en 1° classe, vers l’aval et vitrées, le tout lambrissé d’acajou et décoré de ferronneries modern style. Quatre câbles pour faire marcher tout ça : porteur, frein, guide, tracteur. Il fallût installer pas moins de 45 pylônes, espacés de 40 à 90 m. M. Eugster, le principal actionnaire connût de gros revers de fortune pendant la grande guerre et dût se retirer. Joseph Vallot reconstitua une société qui sauva ce qu’il y avait à sauver. Mais, avec une gare de départ trop excentrée malgré les navettes, le téléférique ne pût résister à la concurrence du Brévent et fit faillite en mai 1933. Racheté une bouchée de pain en 1936, il redevint rentable en 1937 ; les travaux reprirent, et dès 1940 une ligne de service sommaire fonctionnait, reliant la gare du Glacier des Bossons au Col du Midi, 3 630 m. Elle fût essentiellement utilisée pendant la guerre pour le ravitaillement des chasseurs alpins qui gardaient le site, au col du midi. L’inauguration officielle de cette navette de service n’eût lieu qu’en septembre 1949. Mais la fragilité de l’ancrage de cette gare supérieure ne permit pas d’établir une liaison ouverte aux touristes. De plus, il aurait fallu moderniser les deux premiers tronçons… l’argent manquait et l’on arrêta tous les travaux en 1948. Le téléférique cessa de fonctionner en 1951.
… pour de plus amples informations, voir :
https://www.remontees-mecaniques.net/bdd/reportage-tph-v-de-
l-aiguille-du-midi-les-glaciers-ceretti-tanfani-dyle-bacalan-3869.html
https://www.france.tv/france-3/chroniques-d-en-haut/1988091-chroniques-d-en-haut.html
Mais il existait déjà d’autre types de remontées mécaniques…. plus rustiques.
17 01 1924
Une séance plénière du Comité Central du Parti communiste, dont Staline est le secrétaire général conteste vigoureusement les thèses de Trotski, lequel va partir dans les jours suivants à Soukhoum, en Abkhazie se soigner et se reposer.
21 01 1924
Lénine meurt d’artériosclérose. Il avait déjà eu 2 attaques. La 3°, en mars 1923 l’avait cloué au lit. Il laisse quelques recommandations que l’on nommera Testament, et dont l’essentiel sera tenu secret par la nomenklatura qui elle, en connaissait le contenu :
Le camarade Staline en devenant secrétaire général a concentré un pouvoir immense entre ses mains et je ne suis pas sûr qu’il sache toujours en user avec suffisamment de prudence. D’autre part, le camarade Trotski, ainsi que l’a démontré sa lutte contre le Comité central dans la question du commissariat des Voies et Communications, se distingue non seulement par ses capacités exceptionnelles – personnellement il est incontestablement l’homme le plus capable du Comité central actuel – mais aussi par une trop grande confiance en soi et par une disposition à être trop enclin à ne considérer que le côté purement administratif des choses.
25 décembre 1922
Post-scriptum.
Staline est trop brutal, et ce défaut, pleinement supportable dans les relations entre nous, communistes, devient intolérable dans la fonction de secrétaire général. C’est pourquoi je propose aux camarades de réfléchir au moyen de déplacer Staline de ce poste et de nommer à sa place un homme qui, sous tous les rapports, se distingue de Staline par une supériorité – c’est-à-dire qu’il soit plus patient, plus loyal, plus poli et plus attentionné envers les camarades, moins capricieux, etc. Cette circonstance peut paraître une bagatelle insignifiante, mais je pense que pour prévenir une scission, et du point de vue des rapports entre Staline et Trotski que j’ai examinés plus haut, ce n’est pas une bagatelle, à moins que ce ne soit une bagatelle pouvant acquérir une signification décisive.
4 janvier 1923
Non daté, mais cité par Trotski dans son livre Mein Leben – Ma vie -, cette autre mise en garde, toujours de Lénine :
Ce Géorgien rusé, qui aime son chachlik d’agneau trop salé et trop poivré, salera et poivrera trop la révolution.
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On ne trouve chez Staline aucune trace de l’honnêteté la plus élémentaire.
Lénine à Nadeja Kroupskaïa, sa femme, qui rapportera le propos à Trotski en 1926
25 01 1924
Premiers Jeux Olympiques d’hiver à Chamonix (couplés avec la VIII° Olympiade d’été, à Paris) : ils n’assurent que les disciplines nordiques. Le ski alpin n’était pas au programme : il existait pourtant déjà des remontées mécaniques, des compétitions organisés par Sir Arnold Lunn … mais qui auraient été les compétiteurs ? Pour la plupart, des moniteurs de ski. Or le milieu olympique était encore très chatouilleux sur la question de l’amateurisme et les moniteurs étaient considérés comme des professionnels. Donc, pas de ski alpin. Le temps n’était pas encore venu. Il faudra attendre encore douze ans pour que Sir Arnold Lunn parvienne à vaincre les réticences des organisateurs, et ce sera pour les Jeux Olympique de Garmisch-Partenkirchen, en 1936. Qu’est-ce donc qui se cachait derrière cette obstination à défendre l’amateurisme, sinon le désir très fort de ne voir participer à ces jeux que ceux qui avaient les moyens d’être amateurs, c’est-à-dire, les riches. Tout simplement cette bonne vieille ségrégation de classe, n’allons pas chercher plus loin, ce n’est pas plus compliqué que cela.
Seize nations sont engagées – l’Autriche n’est pas là -, représentées par 416 concurrents. Les Scandinaves feront une razzia de médailles en ski et patinage : Sonja Henie, 12 ans, se classe huitième ; 4 ans plus tard, à St Moritz, elle prendra la médaille d’or… qu’elle conservera pendant 10 ans. En hockey, les médailles seront canadiennes. Tout s’est bien passé ; le secrétaire du Comité des Sports d’Hiver est heureux : il s’appelle Roger Frison Roche.
Cents ans plus tard, Chamonix voudra fêter le centenaire en organisant une course de ski comptant pour la Coupe du monde, les 2, 3 et 4 février 2024 mais devra se limiter à un slalom, le manque de neige les ayant obligé à annuler deux descentes.
27 01 1924
Funérailles de Lénine, où le grand absent n’est autre que Trotski, qui matériellement, n’aurait pas eu le temps de revenir.
28 01 1924
Alexandra David-Néel, 55 ans, arrive à Lhassa, accompagné d’un jeune moine du Sikkim, Yongden, qu’elle adoptera par la suite. L’authenticité de son récit – Voyage d’une Parisienne à Lhassa – a été mise en doute, mais il n’y a pas de raisons bien sérieuses de donner beaucoup d’importance à ces petites querelles. Arrivée avec Yongden à Pékin dans l’hiver de 1917, elle se dirigea vers le Tibet à dos de mulet, vêtue des oripeaux d’un mendiant : 3 200 km dans une Chine déchirée par la guerre civile et le banditisme ; ils s’arrêtèrent trois ans au monastère de Kumbum [aujourd’hui Taer-si], de juillet 1918 à février 1921, étudiant le bouddhisme tantrique, les livres sacrés, et le tibétain, qu’elle finira par maîtriser parfaitement. Kumbum… où l’avaient précédés, 80 ans plus tôt les pères Huc et Gabet, 17 ans plus tôt, Paul Pelliot, où la suivra, 11 ans plus tard, Ella Maillart. Elle aura voyagé quatorze ans en Asie, de 1911 à 1925 : Inde, Sikkim, Japon, Corée, Chine, Tibet. De retour en France, elle sera couverte d’honneurs et quand elle s’éteindra en 1969, à Samten Dzong [1], sa maison de Digne, elle était centenaire !
Enfin, après quatre mois de marche, d’aventures et d’observations dont je n’ai pu raconter, ici, qu’une infime partie, je quittai Détchène un matin, à l’aurore, pour effectuer ma dernière étape vers Lhassa. Le temps était beau, froid et sec, le ciel lumineux. Le soleil levant fit apparaître devant nous, encore lointain et pourtant s’affirmant déjà majestueux et dominateur, le grand palais du pontife lamaïste
Cette fois, c’est la victoire ! dis-je à Yongden. Mais lui m’imposa silence : Non, pas encore, ne dites rien, ne vous réjouissez pas. Que sait-on ? … Il nous faut encore traverser le Kyi tchou, et là peut se dresse un obstacle…
Si près du but, je me refusais à croire que notre bonne chance pût nous abandonner, cependant je n’insistai pas.
Nous marchions rapidement, Tsi Potala grandissait à vue d’œil. L’on distinguait nettement, à présent, les lignes élégantes de ses nombreux toits dorés dont les angles aigus, accrochant la lumière, lançaient des éclairs.
La vallée que nous suivions s’élargissait graduellement. Peut-être les montagnes qui l’encadrent furent-elles jadis couvertes de forêts, mais aujourd’hui pas un arbre n’y subsiste, en dehors de deux qui ornent un petit nombre de jardins dans les villages.
Ces derniers devenaient de plus en plus rapprochés à mesure que nous avancions vers la capitale, mais je remarquai avec étonnement l’étendue considérable de terres laissées en friche. La vie est chère pourtant à Lhassa, il semble qu’il y aurait intérêt à augmenter la production dans son voisinage. Pour quoi les paysans ne le font-ils pas ? La terre de cette région paraît médiocre, l’engrais manque, car celui que fournissent les troupeaux est entièrement employé comme combustible et vendu cher comme tel. Cependant, ces difficultés pourraient probablement, être plus ou moins surmontées comme elles le sont en d’autre parties du pays. Il est possible que d’autres raisons s’opposent au développement de l’agriculture. Une de celles-ci est peut-être celle que l’on me donna autrefois, dans les environs de Jigatzé : les impôts trop lourds ne permettent aucun, ou trop peu de profit au cultivateur, de sorte qu’il s’en tient à produire la quantité de grain strictement nécessaire pour son alimentation et l’acquisition, par voie d’échange, des articles indispensables à son entretien.
Arrivés au Kyi tchou, nous prenons passage dans un bac orné d’une tête d’animal, probablement celle d’un cheval d’après la conception d’un artiste local. Une foule composite, gens et bêtes, s’y entasse. Quelques minutes suffisent à la traversée, personne n’a daigné jeter un regard sur des guenilleux de notre espèce, il en passe des centaines chaque année. Nous voici donc sur le territoire de Lhassa, mais encore loin de la cité elle-même. Yongden réprime encore une fois mes velléités d’entonner un chant triomphal, même réduit à un murmure. Que redoute-t-il maintenant ? Nous sommes arrivés. D’ailleurs, le ciel lui-même nous donne un nouveau signe de sa complicité paternelle.
De même que lors de notre départ du Yunnan, les dieux ont facilité notre fuite nocturne en endormant les hommes et en rendant les chiens silencieux, notre entrée à Lhassa semble protégée par une sorte de prodige.
 peine avons-nous débarqué que l’atmosphère, jusque-là très calme, se trouble soudainement. Dans l’espace de quelques minutes, une tempête furieuse se lève, soulevant jusqu’au ciel, des nuages de sable. J’ai vu le simoun dans le Sahara, et cette terrible averse sèche me donne l’impression d’être retournée au grand désert. Des ombres indistinctes nous croisent, des gens courbés en deux se voilant la figure avec leurs longues manches ou le pan de leur robe. Qui donc pourrait nous voir venir ? Qui donc pourrait nous reconnaître ?
Un gigantesque rideau jaune, fait de sable suspendu, est étendu devant le Potala, aveuglant ses hôtes, leur masquant Lhassa et les voies qui y conduisent. Je l’interprète comme un symbole me promettant une entière sécurité et l’avenir se chargera de justifier mon interprétation. Pendant deux mois, je circulerai dans la Rome tibétaine, j’en parcourrai les temples et me promènerai sur les plus hautes terrasses du Potala sans que nul ne se doute que, pour la première fois depuis que la terre existe, une femme étrangère a contemplé la ville interdite.
Alexandra David-Neel. Voyage d’une Parisienne à Lhassa. 1927
29 et 31 01 1924
Deux séances plénières du Parti communiste donnent à Staline tout le loisir de mettre définitivement Trotski sur la touche.
L’intellectuel juif idéaliste et le brigand géorgien taciturne et méthodique. Le champion flamboyant du communisme universel et celui d’une URSS laboratoire politique circonscrit dans un seul pays.
En 1913, tous deux sont indispensables à Lénine, l’un l’est pour ses idées et ses perspectives d’expansion de l’idéal marxiste, l’autre pour son efficacité à financer le mouvement, hold-up et racket révolutionnaires, moins valorisante sinon moins efficace. Dès lors, le complexe originel d’infériorité semble agir comme un moteur que rien ne peut arrêter avant que l’un ait triomphé de l’autre.
Unis en octobre 1917 dans l’ombre de Lénine, les deux hommes s’affrontent dès la guerre civile, Staline n’exécutant pas les ordres de Trotski, maître de l’Armée rouge, au prix d’un revers militaire qui vaut à la Russie bolchevique de concéder à la Pologne des territoires qu’elle aurait dû gagner.
Est-ce la raison qui rend Lénine si méfiant envers Staline dans son testament ? En tout cas, jouant de l’éloignement de Trotski lors de la mort du fondateur de l’URSS, en janvier 1924, Staline feint de se retirer pour être mieux plébiscité secrétaire général d’un parti qui porte davantage la légitimité du pouvoir que le nouvel Etat, né treize mois plus tôt.
Ce tour de prestidigitation en annonce d’autres, qui escamotent les rivaux un à un, symboliquement puis physiquement. Photos retouchées, procès scénarisés, Staline élimine ceux qui pourraient témoigner d’une genèse où il n’est pas au premier rang. À ce jeu, l’ennemi absolu est Trotski, exclu du parti dès 1927, exilé au Kazakhstan, expulsé d’URSS vers la Turquie, puis pourchassé dans ses retraites occidentales, où la pression de Moscou le rend indésirable. Jusqu’au Mexique, qui l’accueille en 1937 mais où un agent du Kremlin parvient à l’exécuter d’un coup de piolet, en 1940.
Philippe-Jean Catinchi. Le Monde 26 03 2015
L’humour est la politesse du désespoir, disait Christian Bouche-Villeneuve, alias Chris Marker ; et c’est pourquoi les Russes n’en manquent pas : Par un beau matin inondé de Soleil, Staline, en se levant, s’adresse au soleil : Soleil, dis-moi, qui est le plus beau, le plus intelligent, le plus fort ? Le soleil n’hésite pas une seconde : C’est toi, Ô Staline, lumière de l’univers ! À midi, Staline remet ça : Dis-moi Soleil, qui est le plus brillant, le plus génial, le plus remarquable homme de tous les temps ? Le soleil confirme : C’est toi, Ô immense Staline. Avant le dîner, Staline ne peut résister au plaisir de redemander au soleil : Qui est le meilleur communiste du monde. Le soleil lui répond : Tu n’es qu’un malade, Staline, un psychopathe, un fou furieux et si tu ne veux pas entendre la vérité, ne m’adresse plus la parole après midi, car alors je passe à l’Ouest ! À demain connard ! Pour ma part, je vais me coucher sans plaisir, car tes pathologies criminelles m’empêchent de dormir. Mais, puisque la Terre tourne, il faut bien que j’accepte qu’elle ait une moitié à l’ombre en permanence…
1 03 1924
En archéologie, les faussaires amateurs pensent avoir trouvé leur grosse affaire, qui va pour finir virer à l’instrumentalisation par la politique d’une affaire archéologique :
Émile Fradin, un paysan de 17 ans, laboure son champ à Glozel, près de Vichy, lorsqu’une de ses vaches s’enfonce dans une sorte de cavité. Il raconte la découverte ainsi : Nous avons sorti la bête et quelle n’a pas été notre surprise de voir des morceaux de tablette, de vase, tout ça. Enfin, on a cru trouver un trésor. On a dégagé une véritable tombe dans laquelle il y avait même des ossements humains.
On aurait là les traces d’une possible civilisation inconnue vieille de 15 000 ans. Mais plus incroyable encore, cette civilisation aurait soi-disant inventé le premier alphabet ; selon certains. Rien que ça.
Jean-Paul Demoule, archéologue qui a travaillé sur le site, résume ainsi la fièvre qui s’est emparée de ce site : C’est le scénario idéal du petit paysan amateur qui se bat contre la froide science officielle qui essaye de préserver ses certitudes.
En creusant un peu, Émile, aidé de sa famille, découvre des fragments de poterie, des harpons en os, des galets avec des gravures de renne dessus. L’affaire fait vite le tour de ce petit hameau isolé de l’Allier et attire les curieux de la région. Quelques objets retiennent particulièrement l’attention : des tablettes avec d’étranges inscriptions qui ressemblent à du phénicien. Mais le phénicien, qu’on considère comme le premier alphabet, a été inventé au Proche-Orient, il y a trois millénaires, bien loin de Glozel donc.
C’est le début d’une longue querelle entre les Glozeliens, qui défendent l’authenticité du site et les anti-Glozeliens qui n’y croient pas. Une querelle qui sera débattue dans des articles de presse enflammés, des commissions aux conclusions contradictoires et des procès pour diffamation. La famille Fradin, convaincue de détenir un trésor archéologique inestimable, ouvre un musée et fait payer l’entrée. Le site devient une attraction régionale, des bistrots ouvrent même dans ce petit coin de France. L’affaire retombe tout doucement, mais elle sera relancée dans les années 1970, un demi-siècle après la découverte, grâce à une nouvelle technologie qui permet de dater les objets : la thermoluminescence.
Jean-Paul Demoule explique que pour les objets en terre cuite, ceux qui ont été datés par la thermoluminescence, pour lesquels on a des dates qui vont de -300, -400, jusqu’à la période récente, jusqu’à 1924. Donc, il y en a dont on est certain qu’ils ont été fabriqués.Les objets en pierre, vous ne pouvez pas les dater parce que vous auriez l’âge géologique de la pierre. Les objets en os, certains ont été datés, alors on a une date à 15 000 et plusieurs dates vieilles de deux ou trois siècles. Mais les objets en os, vous pouvez récupérer des os sur lesquels vous allez travailler, donc c’est toujours un problème.
L’affaire semble pliée, Glozel n’abrite pas les vestiges d’une ancienne civilisation inconnue. Mais les Glozeliens reçoivent un soutien politique de poids de ce qu’on appelle alors la nouvelle droite, un courant en réalité d’extrême droite, qui entend prouver la supériorité de la civilisation européenne sur les autres.
Et Glozel et son prétendu alphabet tombent à pic pour eux, comme le résume Jean-Paul Demoule, ça prouverait que l’écriture n’aurait pas été inventée par de louches sémites de l’autre côté de la méditerranée, mais par des gens du paléolithique européens bien de chez nous, dans la montagne du bourbonnais.
L’affaire prend de l’ampleur et le ministre de la Culture décide d’organiser une nouvelle campagne de fouilles en 1983, à laquelle participent plusieurs scientifiques de renom, dont Jean-Paul Demoule. Le rapport final arrive à cette conclusion : le site de Glozel est probablement un four de verrier du Moyen âge, dans lequel auraient été déposés des objets de diverses époques, entre l’époque gauloise et le début du 20° siècle. Le site n’aurait donc pas 15 000 ans et les objets les plus anciens auraient 2 500 ans, tout au plus. Pourtant, le dossier est si sensible que le ministère préfère enterrer discrètement le rapport.
Ce qui donne bien sûr du grain à moudre aux complotistes : on nous cacherait quelque chose à Glozel ? Il faut même attendre presque 40 ans pour que le rapport soit publié, avec le soutien de l’université de Clermont-Ferrand.
On n’a jamais su qui avait fabriqué toute cette civilisation, conclut Jean-Paul Demoule, il y a eu des procès contre Fradin qui a été blanchi de ça par les tribunaux. Moi, sur le plan personnel, je trouve que c’est très imaginatif. J’ai souvent dit que c’était un peu le facteur Cheval de la préhistoire parce qu’il y a des choses très étranges qui sont extrêmement inventives. C’est pour ça qu’on plaide depuis 40 ans pour que ça soit classé monument historique parce que ça appartient à l’histoire de l’archéologie.
Yann Lagarde France Cuture 20 juin 2024
3 03 1924
Mustafa Kemal interdit les écoles kurdes et les publications en kurde.
23 05 1924
Création de la Compagnie Française des Pétroles. Les Français ne veulent plus connaître la fragilité de celui qui n’a pas de pétrole : c’est le carburant américain qui a permis aux taxis de la Marne de rouler. En 1894, la France comptait 200 automobiles, 17 107 en 1904, 175 535 en 1914, 676 383 en 1924. Poincaré met à profit le droit reconnu à la France d’explorer au Moyen Orient, ce sera à Mossoul, aux cotés des majors américaines et britanniques : la CFP reprend les parts – 23,75 % de la Deutsche Bank dans la Turkish Petroleum Company. Le pétrole sera raffiné à Berre par la CFR : Compagnie Française de Raffinage. Il faudra tout de même attendre le 17 janvier 1952 pour voir inaugurée la raffinerie, avec 250 000 tonnes de brut traité par mois. La CFP deviendra TOTAL en 1953.
4 06 1924
Le colonel Norton, est de retour au pied de l’Everest, à la tête d’une importante expédition : les compagnons de la tentative précédente sont là. À pied d’œuvre depuis le mois d’avril, le mauvais temps les a obligés à annuler des tentatives bien avancées. Une fourchette de quelques jours s’annonce, belle et chaude : sans oxygène, Norton s’en va pour le sommet avec Sommerwell, puis laisse son compagnon, épuisé et poursuit seul : il atteint 8 575 m.
8 06 1924
Mallory et Irvine, font une ultime tentative pour le sommet, avec oxygène : Irvine n’était sans doute pas le meilleur alpiniste du moment, mais c’était un bricoleur de génie, et c’était précieux pour l’oxygène. Vers 12 h 50, Noël Odell, les aperçoit fugitivement, dans une percée de brouillard, progressant sur l’arête nord-est. Ce sera la dernière fois qu’ils auront été vus vivants. Et on ne saura jamais s’ils sont morts en revenant du sommet ou en y allant. Le piolet d’Irvine et un masque à oxygène seront retrouvés en 1933, et le corps de Mallory, 200 mètres plus bas, en 1999, par Conrad Anker [2], un américain, sur la foi des déclarations d’un alpiniste chinois qui, en 1975, avait découvert un cadavre anglais vers 8 100 m. Près du corps de Mallory, des lunettes, un couteau, un altimètre, mais pas l’appareil de photo dont le film aurait permis de savoir s’ils avaient été au sommet ou non. Un élément plaide en faveur d’un retour après la victoire : il avait emmené une photo de sa femme pour l’y laisser au sommet, et on ne l’a pas retrouvée dans ses vêtements …
En septembre 2024, une équipe financée par le National Geographic, avec, entre autres, le photographe et réalisateur Jimmy Chin, qui a filmé Alex Honnold en free solo dans El Capîtan en 2019, retrouvera sous la face nord de l’Everest, prise dans le glacier central de Rongbuk, une chaussure contenant les restes d’un pied humain. À l’intérieur, les membres de l’équipe découvriront une chaussette rouge dans laquelle était cousue une étiquette A.C. IRVINE. Des membres de la famille de l’alpiniste britannique offriront de partager des échantillons d’ADN pour confirmer l’identité des restes retrouvés sur l’Everest.
À un journaliste américain qui, quelques mois plus tôt, lui demandait pourquoi donc il tenait tant à aller là-haut, il avait répondu, agacé : because it’s there.
En faisant un peu moins concis Lionel Terray donnera le sentiment probablement partagé par l’ensemble des alpinistes : Ce que nous cherchons, c’est le goût de cette joie énorme qui bouillonne dans nos cœurs, nous pénètre jusqu’à la dernière fibre lorsque, après avoir longtemps louvoyé aux frontières de la mort, nous pouvons à nouveau étreindre la vie à plein bras.
Lionel Terray Les conquérants de l’inutile.
Ludwig Hohl dit à peu près le contraire :
Il y avait d’autres moments où ce n’étaient plus des rêves, mais le mélange de rêves et d’état de veille qui est précisément ce que l’on nomme hallucination. À l’un de ces moments, voilà qu’il avait enfin trouvé la réponse définitive à la question si fréquemment posée: Pourquoi faites-vous l’ascension des montagnes ?
(Car toutes les réponses habituelles étaient insuffisantes : Pour des raisons de santé; il devait tout de même y avoir d’autres moyens, moins coûteux. À cause de l’altitude, mais alors pourquoi pas en téléférique, ou en avion ? Parce que c’est un sport particulièrement gratifiant qui, dans un cercle réduit, mais élitaire, apporte des récompenses enviables ; c’était déjà mieux, mais ne suffisait pas.) La réponse était :
Pour m’échapper de prison.
… Et puis ?
Ludwig Hohl. 1904-1980. Ascension. Le nouvel Attila. 2007. Ce livre a été corrigé et réécrit six fois entre 1916 et 1940, et n’a reçu sa forme définitive qu’en 1975
Mais quand je fus sur le sommet inondé de soleil, avec les brumes au-dessous de moi, en vagues ondoyantes, une joie sans bornes chanta dans mon cœur et envahit mon corps. Et l’ivresse de cette heure passée là-haut à l’écart du monde, dans la gloire des hauteurs, pourrait suffire à la justification de n’importe quelle folie.
Giusto Gervasutti 1909-1946. Montagnes, ma vie
Nous, alpinistes, marcheurs de l’extrême, aux confins du possible, sommes soumis à un syndrome précis.
[…] Sans ce dédoublement, je ne serais plus en vie. C’était une schizophrénie entre la raison et l’émotion… Aujourd’hui encore, le dédoublement peut sauver celui qui a le dos au mur. J’avais ainsi la possibilité de communiquer avec un Autre, de partager ma douleur, mon espoir ou mes désespoirs. Un désespoir partagé n’est plus que la moitié d’un désespoir.
[…] La source du bonheur est là-haut, mais le bonheur vient après. Si nous montons finalement, c’est pour revenir, revenir vers les hommes. Après avoir été dans un monde hostile, perdu et exposé dans un froid extrême, avec peu d’oxygène, avec la peur de ne pouvoir redescendre, le retour est comme une résurrection.
Reinhold Messner
Les Ottomilla sont une expérience qui vous vide et vous régénère. Je me rappelle qu’après avoir gravi le Kanchenjunga, quand je suis arrivé au camp de base, je me sentais comme un zombie. J’étai sale, méconnaissable, l’ombre de moi-même. Eh bien, je me suis lavé et, avec cette eau limpide, la vie a recommencé à couler en moi, jour après jour. Lentement, le vase vide s’est empli d’énergie positive. Là où les autres voyaient de la grisaille, moi, je voyais des couleurs resplendissantes… C’est pour cette raison, je crois, qu’on recherche la fatigue. Si elle vous restait toujours dans l’esprit et dans les muscles, personne ne l’accepterait. Mais si on la considère comme un passage nécessaire vers la régénération, elle devient divine. En montagne, on se fatigue et ce n’est pas un hasard si la montagne est un lieu divin. Seule la culture chrétienne, au temps de l’obscurantisme, y a vu le territoire du démon. En Orient, au contraire, tu y trouves le dieu Shiva ou bien le Père des montagnes de glace, le Mustagh Ata…
Et encore plus tard, Catherine Destivelle s’exprimera aussi là-dessus : Qu’est-ce qui pouvait bien me pousser à escalader toutes ces grandes parois comme une folle ? La montagne, la beauté du cadre ? Mon admiration pour Pierre ? La gestuelle de l’escalade ? La joie de vaincre, les efforts récompensés ? Le bien-être du retour dans la vallée ? Les objectifs toujours différents, nouveaux, et toujours de plus en plus difficiles ? L’engagement ? Certainement un peu tout à la fois, et tout ce que je ne sais pas. En tous cas, j’aimais ça à l’époque et j’aime toujours ça.
[…] Grimper, pour moi, représente vraiment un formidable jeu tactique. J’aime le rocher, je le considère comme un matériau vivant que je dois essayer de maîtriser. Chaque passage a une âme, avec ses secrets et ses ruses, chaque roche possède son caractère propre. Le calcaire est ravagé, plein d’embrouillaminis, de reliefs désordonnés, le gneiss un peu moins, le grès est différent, plus compact, plus rond. Le granit lui, est simple, franc, sans détours. Sa matière pure, belle, agréable au toucher est aussi accueillante par ses couleurs généralement chaudes, dans les ocres et les rouges. Ses lignes sont souvent pures, élancées. C’est vraiment lui qui a ma préférence. À son contact, mon corps n’est plus vraiment maître de lui-même. Comme attiré par un aimant, il ne pense qu’à s’y confronter, qu’à le toucher, puis à chercher une faille ou une faiblesse pour pouvoir jouer avec lui, le deviner. Quoi que je fasse, quelle que soit la façon dont je grimperai les faces et les pics, le roc sera toujours égal à lui-même, aussi fort, aussi puissant. Je serai toujours obligé de me plier à ses exigences, à ses ruses. Et si je veux rester en vie, je dois m’en méfier et le respecter. Lorsque je pense au rocher en général, c’est une image de granit brillant au soleil qui me vient aussitôt à l’esprit. Je m’imagine alors le toucher, le caresser ! Tout mon corps se trouve réchauffé par la réverbération du soleil sur la roche. Mes mains se promènent doucement sur la surface granuleuse du rocher. Puis mon corps se met à grimper. Tout est facile, les mouvements s’enchaînent aisément, je grimpe, je grimpe… Un vrai rêve ! C’est pour parvenir à ce degré de liberté physique, ce sentiment d’aisance, de légèreté, que j’ai décidé de regrimper en solo, car je savais que ce serait la seule façon de revivre cette osmose parfaite avec le rocher, de retrouver cette grimpe instinctive, presqu’animale.
Catherine Destivelle. Ascensions. Arthaud 2012
Je vais en montagne parce que c’est là-haut qu’est arrivé le bord de la terre. Sa frontière avec le ciel et l’univers se trouve là-haut, et alors en grimpant je peux aller jusqu’au point où il n’y a plus rien à escalader. Je suis la terre jusqu’à l’endroit où elle s’est élevée et continue encore à s’élever. Car les montagnes grandissent.
J’y vais par admiration pour les forces qui dépensent leur énergie démesurée là-haut. Cette année, j’ai traversé des avalanches qui ont effacé des routes, des forêts abattues par le vent, des versants tombés au fond de la vallée. Et au milieu de ces effondrements, la vie animale, la vie végétale existent et se reproduisent.
[..] Qu’est ce qui nous pousse à faire ça ? La beauté de la surface terrestre qui touche sa limite vers le haut avec l’air, comme le rivage avec la mer. Dépenser gratuitement mes énergies là-haut me récompense.
Erri de Luca. Impossible. Gallimard 2019
L’alpinisme n’est pas seulement un sport, c’est un désir de mesurer la disparité des proportions, celles de l’espace comme celles du temps. L’homme qui grimpe se confronte à des éléments à l’aune desquels sa taille et sa durée dans le monde représentent une quantité négligeable, si infinitésimale qu’elle serait écartée dans ses calculs par le plus scrupuleux des mathématiciens. Là-bas, là-haut, nous ne sommes rien. Et les efforts que nous produisons pour nous donner l’illusion que pendant un bref instant nous sommes maîtres du lieu, sous prétexte que nous sommes parvenus à tracer une voie et atteindre un sommet, laissent indifférents les masses considérables de glace et de pierre parmi lesquelles nos corps souffrent, nos doigts s’écorchent, nos lèvres se craquellent et nos yeux brûlent.
L’alpinisme est une leçon rugueuse de philosophie. Mais il y a aussi dans le sentiment de celui qui étreint celui qui arrive enfin en haut de la voie qu’il a tracée et contemple à ses pieds le monde d’où il vient et vers lequel très vite il lui faudra redescendre, une joie qui ne comporte aucune paille, aucun défaut. Il m’a toujours semblé qu’en ces territoires, à proprement parler inhumains, pouvaient s’éprouver au plus haut degré les sentiments humains qui portent eu justifient nos vies, débarrassés miraculeusement des grossières souillures dont le monde les charge.
Ainsi s’explique le jeu avec le danger et parfois la mort. Mais ce n’est jamais elle que l’alpiniste cherche en montagne. Il s’agit plutôt pour lui d’explorer le plus loin possible cette expérience des sentiments purs dont je viens de parler, d’atteindre leur perfection, leur quintessence de ses sentiments et de jouir du vertige qui nous saisit quand nous les ressentons, augmentés par la fatigue qui plie, malaxe, malmène divinement chaque muscle de notre corps comme une main de masseuse forte et violente. Quand j’essayais d’expliquer cela à Eugène, il s’enrubannait dans la fumée de sa Craven A et me souriait de façon moqueuses.
Je revois les visages de Marco, d’Alain, de Tipol, de Nicolas, de Chloé, des deux Patrick. Tous morts en montagne, dans les Alpes, les Andes, le Karakorum, dans le cirques des Annapurna, au Spitzberg. Je les revois vivants, avant leur départ, dans les derniers moments, jeune futures morts buvant des bières à la terrasse des cafés chamoniards où nous nous vautrions dans nos puanteurs de grimpeurs mal lavés, regardant passer les garçons et les filles, les belles filles des étés infinis, et qui nous regardaient elles aussi, nous qui étions sales et brûlés par le plus haut des soleils, celui des dieux et du vide.
J’apprenais leur mort par un coup de téléphone, le télégramme d’un copain, une brève notice dans un journal. C’étaient toujours des morts lointaines, détachées de ma vie, même si parfois je connaissais le lieu où ils avaient disparu, que je pouvais imaginer leur tombeau immense, battu par les vents, les chutes de pierre, de séracs et les avalanches. Pour moi, ils n’étaient pas tout à fait morts. Ils n’étaient plus dans la vie. Ce n’était pas la même chose.
Puis il y eut Gary, et ce fut différent. J’ai dormi trois nuits à côté de son corps. Dormir n’est pas le mot. Je n’ai guère fermé l’œil. Gary quant à lui a gardé les siens grands ouverts. Je ne suis pas parvenu à les lui fermer. Le mauvais temps nous avait surpris dans la descentes des Dames Anglaises, qui sont deux sentinelles de granit coupant l’élégante arête de Peuterey, qui court côté italien jusqu’au sommet du Mont Blanc, et dont on peut voir de Courmayeur l’immense dessin de roche noire et de dentelle de neige.
Nous avions vingt huit ans tous les deux. Nous grimpions ensemble depuis six ans déjà. Nous formions une cordée, c’est à dire, une entité qui n’existe pas en dehors de ce monde de l’altitude: un couple d’être humains , dont chaque membre remet dans les mains de l’autre sa vie, à chaque instant, aveuglément. L’orage s’était abattu sur nous avec une rapidité imprévisible. Depuis notre réveil à notre bivouac, il faisait certes un peu trop chaud à cette altitude pour la saison – nous étions mi-juin – mais nous n’y avions pas prêté attention. Quelques nuages avaient commencé à verser dans le ciel un lait sale, des stratus inoffensifs et lents, puis ce fut vers les Jorasses, venant de la Suisse, des rouleaux bas gonflés et noirs comme d’immenses varices, poussés par un vent qui n’était que silence mais courait sur le bleu du ciel comme les vagues beiges de grandes marées sur les grèves.
Gary glissait dans le dernier rappel quand j’ai entendu autour de moi voler les abeilles, comme on désigne dans ce milieu le phénomène sonore d’électricité statique, et vu se couvrir de flammèches bleuâtres et jaune citron la pointe de mon piolet et le bouquet de coinceurs et de pitons qui pendait à mon baudrier. Quand j’ai levé la tête vers Gary pour l’avertir, il était au milieu du rappel et tournait sur lui-même en-dessous d’un surplomb. Il chantait à tue-tête. Un air des Stones. Gimme Shelter. Mais le vent déjà emportait les paroles et rabattait vers lui les nuages qui faisaient disparaître le haut des Dames.
L’éclair, orange et zigzaguant, sortit soudain de la masse grise et frappa mon compagnon, le touchant, il me semble, au niveau de la poitrine. Il lâcha la corde et son descendeur libéré le fit précipitamment chuter, comme une balle de tissu pendouillante. Les nœuds que je faisais toujours au bas des deux brins du rappel le stoppèrent net, à un mètre de moi. L’élasticité de la corde lui fit faire quelques rebonds, comme un pantin, puis il finit par s’immobiliser, les bras le long de son corps, inerte, la tête basculée sur son épaule droite. Un peu de sang s’écoulait de ses deux oreilles. Ses lèvres bougeaient. Il murmurait quelque chose que je ne parvenais pas à comprendre. Ses yeux, regardaient un point lointain, derrière moi. Je fis au plus vite pour le libérer de la corde, le vacher au relais, l’asseoir sur la petite vire où nous pouvions tenir à deux. Deux autres éclairs claquèrent près de nous, faisant éclater des blocs de rocher qui s’écroulèrent dans le vide. Montèrent des profondeurs des odeurs de poudre et de gravier mouillé. Puis l’orage continua plus loin sa colère. Le brouillard nous déroba au paysage. La température s’effondra et bientôt les premiers flocons se mirent à voleter autour de nous.
Yeah, a strom is threatening
My very life today
If I don’t get some shelter
Lord, I’m gonna fade away.
Gary chantonnait. Mon compagnon quittait la vie sur un air des Rolling Stones. Je l’avais installé tout contre moi et l’avais recouvert de sa doudoune, de la toile de notre tente. J’avais ôté son casque et lui avais passé sa cagoule, et, sur ses mains, une paire de gants de soie et ses grosses moufles de laine. Il neigeait dru. Le sang continuait à suinter de ses oreilles. Un écoulement mince, ininterrompu, qui séchait vite dans sa nuque et sur le bord de la cagoule, la coloriant de traînées d’un rouge sombre. Il ne répondait à aucune de mes questions, à aucune de mes sollicitations. Il paraissait ne plus me voir, ni m’entendre. Il donnait l’impression de ne pas souffrir. Son visage était calme. De temps à autre, il me semblait y voir un sourire. Je chassais les flocons qui se déposaient sur lui avec insolence. Je lui tenais les mains. J’ai tenté de lui faire boire ce qui restait dans la thermos, mais le thé s’écoula sur le bord de ses lèvres qui ne cessait de murmurer :
If I don’t get some shelter
Lord, I’m gonna fade away.
Lord, I’m gonna fade away.
Lord, I’m gonna fade away.
Il y eut la première nuit.
Interminable. Qui valait mille nuits.
Au matin suivant, Gary avait cessé de chanter.
Puis il y eut les deux nuits suivantes. Et ensuite toutes les autres.
Toutes les autres qui sont ma vie.
Lord, I’m gonna fade away.
Fade away, fade away
Dans le tiroir de ma table de chevet, j’ai la dernière photographie que j’ai prise de Gary, quelques heures seulement avant l’accident. Il est au sommet de la Noire de Peuterey. Il sourit. Il me regarde. Il a vingt-huit ans. Il est dans l’exubérante beauté de la jeunesse. Il ne sait pas encore qu’il s’apprête à se retirer du Temps. Je prends souvent la photographie dans mes mains. Je le regarde d’où il est. Je lui rends son sourire. Ou c’est à moi que je souris, un moi lointain et qui n’est plus.
J’ai mis des années avant de pouvoir raconter à Eugène l’histoire de Gary, arrêté par la crainte de trahir un ami mort en le livrant à un ami vivant. Et un jour je lui ai tout dit. C’était l’hiver. Il neigeait au-dehors. Une neige en appela une autre. Eugène m’écouta en fumant ses Craven A.
Quelques jours plus tard, il m’offrit Ascension de Ludwig Hohl, un récit limpide de montagne d’amitié.
Cela devrait te plaire.
Philippe Claudel. L’arbre du pays Toraja. Stock 2016
Samivel, qui se plaisait dans la simplicité disait dans le fond la même chose : cela se chante sur l’air de Le trente et un du mois d’août. On appelle cela un timbre. 1941
Par un beau matin de juillet
J’ai grimpé sur un haut sommet (bis)
Fallut partir de la cabane
Encore tout bête de sommeil
Avant le lever du soleil
Fallut suiv’ le dos d’la moraine
Et trébucher sur cent cailloux
Croulants et sens dessus dessous
Fallut s’attacher à la corde
Et remonter vers le couloir
Par un glacier comme un miroir
Fallut sur un pont mince et roide
Franchir le trou de la rimaye
Et travailler dur au piolet.
Fallut geler dans l’ombre froide
Se mouiller, et claquer des dents
Jusqu’au col où sifflait le vent
Fallut sur le fil de l’arête
S’accrocher des pieds et des mains
Et chercher longtemps son chemin
Fallut tailler près de cent mètres
Entre deux féroces à pic
Pour arriver tout près du pic
On y voyait toute la terre
Et ses trésors, monts et merveilles
De rocs, de neige et de soleil
…Où les glorieux nuages passent…
Le grand vent m’y couronnait roi
Et l’horizon était à moi.
La bise effacera nos traces,
Mais ne pourra, jamais, c’est sûr,
Chasser de mon cœur tant d’azur
Et aussi, son cousin et ami, Georges Sonnier: Je n’ai pas enclos mon petit domaine : enclore une terre, c’est la limiter ; l’émietter. Cela n’a pas ici de sens ; et mon royaume ne supporterait nulle frontière. Donc, je n’ai pas enclos mon jardin. Et l’Alpe entière s’est faite mon jardin. Ainsi, la vallée m’appartient.
La vallée, et la montagne : de toutes ces cimes caressées de lumière que mon regard embrasse, il n’en est guère que je n’aie gravie ; une fois, deux fois, cinq fois. J’éprouve à les contempler un sentiment de douce possession : non pas parce que je les ai un jour vaincues ou cru vaincre – un mot, cela – mais parce que je les aime. Conquérir n’est pas posséder. Et qui a écrit : l’on ne possède jamais que ce que l’on aime ? Or, ces montagnes, je les aime de tout mon cœur, de ma chair accoutumée, de mon souffle pétri d’elles. Je les sais à présent miennes ; mais parce que j’ai, d’abord, accepté de leur appartenir.
Chaque rocher, chaque arbre m’en sont souvenirs chers. Toute inflexion de la montagne, tout repli du chemin, toute parcelle de glace réveillent une douleur, une joie – car il n’est ici de joie sans peine, et tout se paie au prix le plus juste, le plus digne. Un lien subtil s’est établi entre ce pays et moi. Tout ce qui l’éjouit m’allège tout ce qui le blesse me navre. Je perçois ce rayon frôleur sur la cime lointaine, je ressens la morsure du vent qui fouette cette arête. Et sur cette cime pourtant, sur cette arête la trace un jour marquée de mon pas s’est en quelques heures à peine à jamais abolie. Mais quel être, quel pouvoir effaceraient leur empreinte lumineuse en mon cœur ?
[…] Pour les uns, la montagne est forêt bruissante, alpage caressant ; pour d’autres, la mortelle pureté des neiges, l’aridité des rocs. Et chacun est alors dans la vérité, mais nul ne l’a tout entière: car la montagne mêle et concilie tout. Elle est la grande médiatrice. Aux uns elle prodigue ses douceurs, aux autres ses âpretés. Son visage est double, l’un de sourire, l’autre d’austérité. Et cependant, elle est un ; innombrable mais une. Unité essentielle mais secrète : cette source cachée, cette fleur d’alpage, si humble en apparence, ont aujourd’hui le même prix à mes yeux que la plus rayonnante cime. Et je sais que cela est juste, qu’elles ont réellement le même prix. Mais il m’a fallu des années pour le découvrir.
La montagne, pourtant, c’est avant tout le haut pays, l’univers stérile et inhumain des cimes : comme l’esprit vers son extrême point, elle se tend vers les sommets et s’accomplit en eux. C’est en eux qu’il convient de chercher son âme secrète. Mais pour pénétrer celle-ci, il faut plus que de la patience et de la bonne volonté : de la ferveur, écrivais-je. Et plus que de la ferveur : de la pureté.
Si j’aime la montagne, c’est qu’elle me résiste. Il n’y a en elle nulle facilité. Elle est douce, mais non pas à qui l’ignore. Tout se paie ici, tout se conquiert. Et connaître l’Alpe, la dominer, c’est apprendre, d’abord, à se dominer. La conquérir, c’est se conquérir.
À quoi bon attendre, comme on le fait souvent, d’une chose, d’un être, ce qui ne peut venir que de soi-même ? En montagne, nulle aide à espérer, que de soi ; l’on y est toujours seul ; seul avec ses nerfs à dompter, sa volonté à durcir et à diriger, ses forces à accomplir.
J’aime cet univers difficile. Il n’est rien de si grand, de si épuré. je le disais inhumain, et je me trompais ; surhumain, voilà le mot juste : c’est là-haut que l’homme se conçoit et se dépasse. Mais il se refuse à nous, cet univers ; il nous est irrémédiablement hostile. La passage de l’homme y est paradoxal, périlleux et forcément fugitif. Son existence y est impossible, impensable : ce monde minéral, désespérément aride et vierge, rejette toute vie. Et c’est pour cela que la vie, lorsqu’elle s’y implante ou vient à la marquer d’une empreinte furtive, s’exalte ; prend un sens plus riche et une saveur nouvelle.
[…] Beaucoup, je le sais, ne comprennent pas quels secrets mobiles, quelle nécessité peuvent pousser l’alpiniste vers le sommet qu’il a choisi – qui l’a choisi, devrais-je écrire, car chacun de nous est « appelé« . Mais à quoi bon tenter d’expliquer ce qui se doit éprouver, à quoi bon lancer des mots, des idées qui resteraient sans écho ? Ce qui me guide et me presse, cela, je le ressens obscurément, et sans nul besoin de me l’expliquer à moi-même. Je sais seulement que je l’admire, cette nécessité qui tous nous contraint ; que je l’aime : il n’en est nulle plus purement spirituelle. J’aime ces rets secrets qui, nous emprisonnant, nous aimantent vers une ultime étamine de clarté lancée en proue vers le ciel. J’aime cette nécessaire ascèse où nous plions joyeusement nos corps. Elle rachète nos faiblesses, nos erreurs, elle nous réhabilite. Elle nous justifie. Il y a en elle plus parfois que de la vertu : de la sainteté. Je vous revois, ô mes compagnons, au retour de quelque haute expédition hasardeuse, marquée encore d’une intense révélation et, semble-t-il, de stupeur : attitude déformée par le poids du sac, la fatigue, une tension nerveuse trop grande et prolongée ; gestes hésitants, las et graves ; visages crevassés de soleil, de vent, de sueur ; lèvres muettes, refermées sur les mots trop faibles ; yeux brûlés par une excessive clarté, regard extatiques perdus en la contemplation de quelque fabuleuse vision à vous seuls permise. Il y a en vous, alors, une sorte d’ivresse sacrée, que nul autre ne peut comprendre avant de l’avoir lui-même éprouvée. La montagne vous a baptisé âprement, mais vous êtes envers elle en état de grâce. Mais vous la possédez pour prix de vos souffrances. Je contemple sur vous son empreinte, je reconnais ces stigmates familiers. Je suis des vôtres : je l’ai souhaité un jour ; et puis, j’ai dû le mériter.
Georges Sonnier. Où règne la lumière. Albin Michel 1946
J’ai préparé mon sac et suis monté au Pré de Madame Carle. À cette époque, on apercevait encore, d’en bas, mais de moins en moins visibles, la retombée du glacier Blanc et ses séracs prêtes à s’effondrer.
Dans ce lieu se prépare toujours un je-ne-sais-quoi de fervent et de fiévreux. Cette large vallée pierreuse, enserrée de hautes parois de tous les côtés, est en permanence peuplée par les groupes d’alpinistes qui montent et descendent . Ceux qui descendent longent d’un pas fourbu les rangées de mélèzes et sans s’arrêter se dirigent vers les voitures garées en contrebas. Mais ceux qui montent occupent l’espace d’un affairement incessant. Ils sont assis en cercle avec leur matériel qu’ils soupèsent , vérifient, enroulent, rangent dans les sacs avec un soin méticuleux. En général, ce sont des gens jeunes et terriblement sérieux. C’est même leur sérieux qui les caractérise, et pour ainsi dire les constitue. Je suis resté là un moment à les contempler, ainsi que Lorenzo l’avait fait à l’origine, lors de nos premières courses, quelque vingt-cinq ans auparavant. Regarde, avait dit Lorenzo, à quel point ils sont pénétrés de leur projet, absorbés comme pour une prière. Ils ne parlent pas et regardent à l’intérieur d’eux-mêmes. Leurs gestes sont lents et ne laissent rien au hasard. On dirait qu’ils se préparent à aller conquérir le Graal. On dirait que c’est très important ce qu’ils font et pourtant ce n’est rien. Il n’y a rien de plus vain qu’une course en montagne, toute cette fatigue et tout ce risque pour monter et redescendre illico. Quand encore il s’agit de faire une première, qu’on peut découvrir un nouveau sommet et peut-être lui attacher son nom. Mais là, rien de tel. Inanité et illusion. Pourquoi sont-ils si silencieux et affairés, comme si un grand dessein les hantait ? Que vont-ils chercher là-haut de si grand qu’ils en ont le cœur battant et l’esprit si concentré ? Qu’allons-nous chercher ? Sommes-nous une espèce de fous ? Oui, des illuminés, je crois, fascinés, envoûtés. À cette époque je ne me posais jamais tant de questions. J’avais grandi là, entre la vallée et l’altitude, entre la maison et les refuges. Un de mes oncles qui avait gardé un refuge dans le Queyras, pendant une saison, m’avait emmené avec lui. Je me rappelais cette vie libre au milieu des troupeaux. La haute montagne était devenue pour moi un lieu professionnel, où l’on gagnait sa vie en conduisant des inconnus plus ou moins sympathiques. Mais c’était aussi un lieu secret et séparé, étranger à la terre ordinaire, somptueux et meurtrier, doté de beautés inouïes. On y emmenait des amateurs pour leur montrer une contrée incongrue, inquiétante, qui bordait les terres civilisées et leur servait pour ainsi dire d’exception. On ne montrait en réalité pas grand-chose : le guide faisait faire un petit tour à des clients émerveillés et apeurés, il avait de la chance si le temps était au beau et les conditions favorables. On aurait pu envoyer aussi bien une carte postale. Disons que le client entrait dans une carte postale. La haute montagne, c’était bien autre chose : le déroulement des saisons, les caprices de la nature, les transformations des parois et des glaciers, les jours d’orage – et tout cela dans une densité de solitude inimaginable en bas. Cet univers minéral racontait la solitude infinie des ères géologiques primordiales, quand aucune bête vivante ne peuplait encore la Terre – du moins pouvait-on l’imaginer. J’étais accoutumé à cette étrangeté, et n’y voyais rien d’étrange. J’avais l’habitude de voir mes aînés, à commencer par mon oncle, marcher dans ces lieux des journées entières, pas seulement pour le client, mais aussi pour le plaisir, et je ne m’étais jamais interrogé sur ce plaisir incongru qu’il pouvait y avoir à courir les montagnes sans aucun but. Lorenzo, qui venait d’un autre monde, m’avait ouvert les yeux sur quelques questions auxquelles je n’avais pas songé. Nous partons en pleine chaleur d’après-midi avec un sac lourd, disait-il, pour arriver dans un refuge puant, qui sent les pieds, la sueur, l’urine et tout. Nous nous comportons dans cet endroit dégoûtant comme si nous étions au paradis – et tout cas, tout proches du ciel. Nous dégustons une vieille soupe avec l’air ravi de celui qui mange un homard authentique. Les fruits se sont écrasés dans le sac. Nous dévorons ces rogatons comme au festin. Nous montons dans les dortoirs où nous allons dormir quelques heures, enfin dormir est un grand mot quand on est nombreux à ronfler dans une chaleur épaisse et méphitique. Je dirais qu’on somnole sans conviction. Quand le gardien vient balayer le dortoir avec sa troche en annonçant l’heure de la course : quatre heures pour le Dôme, cinq heures pour les Agneaux et ainsi de suite… alors on se lève ne regardant la nuit noire par la fenêtre, en vérifiant les étoiles du beau temps. On a mal partout, un reste de courbature, une crampe nocturne, on marche hébété jusqu’à son panier de vivres pour attraper le sachet de Nescafé, le pain humide, la confiture en conserve, on avale tout cela au bout de la table, sans parler, avec un reste de sommeil dans les yeux ou plutôt l’ombre du sommeil qu’on n’a pas eu et auquel on rêve. Enfin on boucle le sac, on range le panier à sa place, on attache les lacets des souliers, on récupère son piolet et on sort. Dehors, cette énorme solitude immobile et noire, sous les étoiles un paysage écrasant, à vous décourager de sortir. Et pourtant on enfourche le sentier raide, à la queue leu leu, la main raidie sur le piolet, la lampe frontale allumée. On est crevé avant même d’être parti. Et on est tellement heureux qu’on ne donnerait sa place à personne : dis-moi si ce n’est pas du masochisme. Voilà ce que m’avait dit Lorenzo quand nous avions quinze ans, un jour que nous nous aspergions au lavoir en redescendant. Toujours ses commentaires me prenaient de court. Il me semblait que penser empêchait de vivre. Je le regardais avec méfiance et en murmurant Peut-être, peut-être, avec un air de dire Tais-toi, tais-toi.
Chantal Delsol. Le Paradis est épars. Cerf 2023
10 06 1924
Giacomo Matteotti, 39 ans, principal opposant à Benito Mussolini est assassiné par un groupe fasciste. Le 30 mai, il avait demandé à la Chambre des députés, d’invalider les élections d’avril, qui avaient donné une majorité écrasante au Bloc national – les fascistes – de 355 sièges contre 176 pour les partis d’opposition. Son corps ne sera retrouvé que le 16 août. Mussolini, qu’aucune preuve formelle ne vient accuser d’avoir commandité cet assassinat, fera libérer les accusés avant la fin de leur peine. Un second procès après la fin de la 2° guerre mondiale les condamnera à la détention à perpétuité.
27 06 1924
Albert Londres suit le Tour de France pour le journal Le Petit Parisien. En termes de presse, le Petit Parisien, c’est le rival de l’Auto, journal de l’organisateur du Tour, Henri Desgranges qui n’apprécie pas du tout l’immense popularité de Henri Pélissier, vainqueur du Tour de France de l’année précédente et de nombreuses autres courses. Cette année-là, sa suprématie est menacée par l’immense talent de son ancien équipier, Ottavio Bottechia, confirmé par sa victoire finale. Au cours de cette troisième étape, à Coutances, en compagnie de son frère Francis et de Maurice Ville, ils décident d’abandonner. Albert Londres est devant et lorsqu’il apprend la nouvelle, il fait demi-tour pour interviewer les trois coureurs au café de la Gare de Coutances… Ils mettent parfois le bouchon un peu loin, ils en rajoutent, il y a probablement de la tactique dans cette décision, mais on voit bien que le fond est vrai et que le terme de forçat n’est pas usurpé.
[C’est là le titre d’origine, qui deviendra, succès aidant, les Martyrs de la Route, puis les Forçats de la Route]
Albert Londres. Le Petit Parisien
5 au 27 07 1924
Jeux Olympiques d’été à Paris, Jeux de la VIII° olympiade. 44 nations et 3 089 athlètes (dont 135 femmes) s’y affrontent dans 17 sports et 23 disciplines qui regroupent un total de 126 épreuves. Le foot est présent, avec des nations jusque là fort discrètes comme l’Uruguay : et voilà t’y pas qu’ils mettent un 7-0 à la Yougoslavie ! C’était d’ailleurs le seul sport à même de remplir les stades qui, pour les autres disciplines resteront le plus souvent à moitié vides. La chaleur, énorme, fera des dégâts sur le marathon !
Un stade centenaire 🏟️ 🇫🇷
Le Stade Yves-du-Manoir est le seul lieu qui connait, en 2024, les deuxièmes Jeux de son histoire, en accueillant les épreuves de hockey-sur-gazon de @Paris2024 🏑 pic.twitter.com/oMefyh8Zwt
— Jeux Olympiques (@jeuxolympiques) May 5, 2024
07 1924
Rééchelonnement de la dette allemande. La France évacue la Ruhr.
28 10 1924
Huit autochenilles Citroën quittent Colomb Bechar pour rallier le Cap de Bonne Espérance et Madagascar, – Tananarive le 26 juin 1925 -, 24 000 km plus loin sans aucun incident majeur : c’est la seconde mission Haardt, Audouin Dubreuil. Destinées à l’armée, elles continueront à être produites en petites quantités, mais les ventes des autres modèles feront un bond. André Citroën avait bien fait les choses : le cinéaste Léon Poirier faisait partie de l’expédition : il en ramena un film muet, sonorisé plus tard. Un atelier de taxidermie permit de rapporter des milliers d’animaux, mammifères, insectes etc… La croisière noire inspirera Tintin au Congo, nommé tout d’abord Tintin et Milou dans la brousse.
30 10 1924
La France et la Suisse demandent l’arbitrage de la Cour Internationale de la Haye sur la question des zones franches : l’affaire sera tranchée le 7 juin 1932, la France devant rétablir les anciennes petites zones franches définies par les traités de 1815 et 1816
10 1924
Francisque Gay fonde la Vie Catholique et l’abbé belge Cardijn la JOC : Jeunesse Ouvrière Chrétienne.
1924
Entre 1924 et mars 1928, les prix seront multipliés par 6,5. Le dollar américain vaut 6 fois plus qu’en 1914. Louis de Broglie découvre le caractère ondulatoire des particules. Vallée et Carée publient les premiers résultats positifs d’une vaccination contre la fièvre aphteuse. Le vaccin sera amélioré par Charles Mérieux en 1937. Inauguration du funiculaire des Petites Roches dans le Grésivaudan. Renault sort une 10 CV à une cadence de 40 unités/jour. Charles Benoît, Abel Bardin et Jules Benezech, trentenaires parisiens aux talents très complémentaires s’associent pour créer la Motobécane : le premier, ingénieur, a découvert la moto à l’armée et rêve d’une bicyclette munie d’un bon petit vent de dos permanent. Le second a le sens du commerce et le troisième sait trouver l’argent. Avec l’aide d’artisans de Pantin et de Courbevoie, ils concoctent la MB1, une moto de 175 cm³. Elle pèse 38 kg, roule à 40 km/h, et elle est moins chère que sa concurrente directe. C’est le succès : ils en feront 150 000 exemplaires. En 1926, ils créeront Motoconfort : le matériel est le même : on ne change que l’étiquette. Le sommet de l’entreprise sera atteint après la seconde guerre mondiale, en 1949, avec la Mobylette.
André Breton emmène les Surréalistes dans la transgression de tous les ordres, parvenant ainsi à fédérer des gens qui par la suite s’opposeront sur tout … on verra un Aragon parler de Moscou la gâteuse, s’offrir des amours contre nature avec Drieu la Rochelle, avant qu’une Elsa Triolet ne l’entraîne dans d’autres adhésions. Il cherchait une famille dira Picasso.
André Malraux, marchant dans les pas de nombreux voyageurs, aidé de Louis Chevasson, se sert en œuvres d’art khmer à Angkor : deux linteaux de grès rose du temple de Banteaï Srey découpés à la scie ; il connaît ce marché et sait que le filon est bon : arrêté par la police, l’EFEO – École Française d’Extrême-Orient -, se portera partie civile ; cela lui vaudra tout de même quelques jours à l’ombre : les 3 ans de prison seront ramenés à 8 mois avec sursis, grâce au soutien, via une pétition, de quelques grandes plumes… Gide, Paulhan, Mauriac, Breton, Aragon… la solidarité clanique sait encore réduire au silence la simple honnêteté comme les lois de la République. 70 ans plus tard, les pillards sont toujours là ; c’est dire l’immensité du gisement : plus de 1 500 temples, dont la construction commença dans la première moitié du IX° siècle.
Le geste de Malraux est difficilement pardonnable. Parce qu’il révèle qu’au fond de lui, il avait la prétention d’être le seul à pouvoir comprendre cette beauté. Et que de plus cet orgueil n’était pas un simple penchant personnel mais se fondait sur la supériorité que pense avoir l’Occident qui comprend sur l’Orient qui est compris. […] Malraux aurait dû renoncer à Paris [ciel ! ndlr] et venir s’installer ici. Mais c’était un occidental et il ne connaissait pas le renoncement. […] C’est le même genre de vanité qui a poussé Elgin à faire transporter au British Museum les marbres du Parthénon. [statues de la frise, des frontons et métopes en 1801-1802. ndlr]
Natsuki Ikesawa. Le sœur qui portait des fleurs. Philippe Picquier. 2004
Ibn Seoud poursuit la reconquête de la péninsule arabique : en deux ans, il va reprendre aux Turcs le désert du Rub al-Khali et les villes saintes du Hedjaz, en en chassant la dynastie Hachémite et en gagnant à leurs dépends la protection anglaise.
René Leduc entre chez Breguet où, en trois ans, il devient chef du bureau d’études. Il conçoit un avion qui volerait à 2000 km/h [3]. Les Allemands copieront l’un de ses brevets pour construire le V1. Le prototype d’un avion est prêt en juin 1940 : il est trop tard pour les essais : c’est le Leduc 010 dont le premier vol aura lieu le 29 04 1949, lancé depuis un avion porteur. Le modèle suivant, Leduc 022-1, volera une fois et prendra feu au 2° décollage, le 24 12 1957 : cet incident marquera la fin du programme.
Le parlement italien est dissous : Mussolini exerce une dictature.
Son rinati i fili tuoi con la fede e l’ideale | Ils sont nés à nouveau tes fils avec la foi et l’idéal, |
Il valor dei tuoi guerrieri, la virtù dei tuoi pionieri | La valeur de tes guerriers, la vertu de tes pionniers |
Parmi les premiers fascistes italiens, 57 % étaient d’anciens combattants. La première guerre mondiale fut une machine à abrutir le monde, et ces hommes-là se faisaient gloire de lâcher la bride à leur brutalité latente.
Eric J. Hobsbawm. L’Âge des Extrêmes 1994
La guerre crée plus d’hommes mauvais qu’elle n’en élimine.
Emmanuel Kant
La dictature du Duce ne pourra s’accommoder de la concurrence de Cosa Nostra [4], et le préfet Cesare Mori, aux méthodes très musclées – le préfet de fer – la rendra inopérante de 1924 à 1930. Mussolini, pensant bien naïvement l’affaire réglée en 1928, démettra alors le préfet et Cosa Nostra renaîtra de ses cendres deux ans plus tard. Face à ce vent mauvais, certains s’étaient bien sur retrouvés à l’ombre, mais d’autres avaient eu le temps de mettre les voiles, direction les États-Unis : la Mafia américaine n’avait jamais connu un tel arrivage.
La planète foot se met en place avec les premières adoptions du professionnalisme, en Autriche en 1924, puis en Italie en 1926. Avec lui arrivent les mécènes, industriels de l’automobile, gros commerçants, affairistes de tout poil, porteurs de proposition mirobolantes pour attirer les meilleurs joueurs : au début des années 1930, le joueur le mieux payé est l’Argentin Raimundo Orsi, qui reçoit de la Juventus un salaire de 7 000 à 8 000 lires, soit plus de huit fois le traitement d’un professeur d’université. Mais il faudra attendre pratiquement 60 ans pour atteindre la démesure avec l’essor des droits de retransmission télévisée, et la concurrence acharnée des grands équipementiers : essentiellement Adidas et Nike.
La baronne de Rothschild commande à H. J. Le Même, architecte nantais de père breton, une ferme savoyarde. De santé fragile, il se repose souvent à Saint Gervais depuis 1924. Il vient de s’installer à Megève sur les conseils d’Adolphe Beder, ami de la famille et administrateur de la Société Française des Hôtels de Montagne. C’est son premier chantier à Megève. Il sera le père d’une architecture nouvelle d’autant plus remarquée qu’à cette époque, l’on ne pouvait guère s’attendre qu’à un pastiche de chalets suisses, ou à de fausses paysanneries, peu compatibles avec l’élégance de la clientèle qui arrivait à Megève.
Propos de H. J. Le Même.
6 01 1925
Depuis des années – le conflit avait commencé vingt ans plus tôt – les sardinières – (les femmes travaillant dans les conserveries de sardines) de Douarnenez et d’Audierne, travaillent comme des esclaves et sont payées au mille. Depuis 1905, elles avaient obtenu d’être payées à l’heure – 80 centimes/heure, soit un kilo de pain ou un litre de lait -. On les nommait encore les Penn Sardin, du nom de la coiffe qu’elles devaient obligatoirement porter à l’usine. En 1905, elles travaillaient parfois jusqu’à 18 h/jour ! En 1924, malgré une loi de 1919, elles travaillaient encore 10 h/jour, heures supplémentaires payées au même prix, parfois du travail de nuit, officiellement illégal. La grève a commencé en novembre 1924 ; Elles demandent 1 Franc/heure puis 1.25 F/h, le Pemp rel a vo. Les gendarmes répriment les grévistes et font appel à des briseurs de grève, Daniel Le Flanchec, maire depuis 1921, communiste revendiqué, antimilitariste – il s’était volontairement énuclée pour échapper à la conscription – tatoué sur le bras d’un mort aux vaches sans équivoque, est suspendu de ses fonctions pour avoir apporté un soutien sans faille aux grévistes, le ministre du travail propose une médiation mais la lutte continue. Les syndicalistes de la CGTU – U pour unifié, communistes et anarchistes – viennent leur apporter un soutien stratégique. Les ouvrières sont rejointes par les marins et occupent les rues, la ville est bloquée, le conflit est médiatisé. Le 1° janvier, le maire et son neveu sont blessés par arme à feu par des jaunes. Et enfin, ce 6 janvier, victoire : les patrons cèdent.
4 02 1925
Jacques Rivière, directeur de la NRF depuis 1919, est emporté à 39 ans par la typhoïde ; Gaston Gallimard, directeur d’édition, le remplace et Jean Paulhan devient rédacteur en chef.
J’ai pour le profond scepticisme de Gaston, son cynisme vécu, sa ruse, sa cruauté féminine et son absence totale d’illusion sur la littérature en général et sur les hommes en particulier – les hommes, l’humanité, sont très largement une création littéraire – une admiration non dépourvue d’envie.
Romain Gary
Et Louise de Villemorin de décliner à l’oreille de Gaston : je méditerai, tu m’éditeras.
26 02 1925
Les mots croisés font leur apparition dans le quotidien Excelsior.
02 1925
François Vignole a onze ans. Il vit à Lau-Balagnas, près d’Argelès-Gazost, dans les Hautes Pyrénées ; passionné de ski, son instituteur l’a repéré et inscrit aux championnats des Pyrénées à Cauterets. Il n’a pas l’argent pour s’y rendre en car – 22 km en suivant le Gave de Cauterets -. Il se lève à 2 heures du matin et quitte la ferme avec ses skis – Lau Balagnas est à 431 mètres d’altitude – pour aller à Cauterets, à 950 mètres d’altitude. En fin de matinée, il remporte l’épreuve de ski de fond au Pont d’Espagne et, dans l’après-midi le saut et le slalom ! Il prend le temps de fêter tout ça et repart à la ferme familiale où il arrive à 4 heures du matin ! L’histoire ne dit pas si la route de Cauterets à Lau-Balagnas était skiable et, dans l’affirmative, de toutes façons il aurait fallu une pleine lune – ou presque- pour y voir à peu près.
Géographiquement, cet enfant vit 850 km de Paris, mais culturellement il en est à des année-lumière, dur avec lui-même comme ses parents l’ont été pendant la guerre ! Sacré petit homme, quelle gnaque chez ce gamin, quel appétence pour l’exploit ! Bien plus tard, dans les années 1960, il entrainera Isabelle Mir, 9 victoires en coupe du monde et médaille d’argent aux JO de Grenoble en 1968. Lorsqu’elle arrivera en équipe de France on lui demandera : Mais qui donc t’a appris à skier comme ça ? À quoi François Vignole répondait : La pauvre petite, regarde comme ils me l’ont massacrée !
12 03 1925
Atteint d’un cancer, Sun Yat Sen meurt à 59 ans : Je me consacrai tout entier à la révolution démocratique de la Chine, il y a quarante ans. Durant tout ce temps, mon objectif a été la liberté et l’égalité pour tous les Chinois. J’ai toujours été convaincu que, pour atteindre ce but, il me faudrait éveiller le peuple de Chine et m’appuyer sur les nations qui traitent ce peuple sur le pied d’égalité. La Révolution que j’ai rêvée n’est pas encore achevée. Que mes camarades de labeur veuillent bien continuer à la développer, en appliquant les principes sur lesquels je l’ai fondée. Je parle des san-min, – les trois principes du peuple – adoptés comme charte du premier congrès de parti national du parti révolutionnaire et que je me suis efforcé depuis lors de faire comprendre et accepter par tous. Récemment, j’ai conseillé de tenir une convention nationale qui abolira les traités inégaux et arrangera le reste. Il faudrait que ces choses fussent faites le plus tôt possible. Ceci est mon testament, dicté par moi à Wang Tsing-wei, devant neuf témoins, le 24 février, et signé de ma main, le 11 mars 1925.
Chiang Kai-Shek est alors directeur de la nouvelle école militaire de Whampoa, bien encadrée par les conseillers soviétiques Borodine et Galen. Très vite, il écartera le successeur officiel de Sun Yat Sen : Wang Tsing-wei, et commencera à combattre l’influence des communistes au sein du Kouomin. La période est troublée : de février à mai 1925, Chang-hai a connu une série de grèves dans ses filatures japonaises : le PCC – Parti communiste chinois – appelle à une grande grève pour le 30 mai, dont la répression fera douze morts. Le 23 juin, à Canton, la police des concessions anglaise et française tue 52 manifestants et en blesse 117. S’en suit la plus longue grève qu’ait connu la Chine, de juin 1925 à octobre 1926.
Fort d’une armée de 40 000 hommes, Chiang Kai-Shek va monter une expédition – la Beifa – contre le nord dès juillet 1926. Changsa, capitale du Hunan est prise de 12 juillet, Hankou et Hanyang tombent le 7 septembre, Wuchang, la ville murée résiste mais se rend le 10 octobre. Plus à l’est, d’autres colonnes envahissent le Jianggxi et le Fujian dont les capitales tombent en novembre et décembre. Dès la fin de 1926, l’ANR – Armée Nationale de Libération – s’est rendue maîtresse de presque toutes les villes de quelque importance dans les autre provinces du Hunan, Hubei, Jiangxi, Fujian : l’ensemble forme une population de 170 millions qui reconnaissent, au moins théoriquement, le gouvernement national de Canton. Tous ces succès rapides s’expliquaient principalement par la grande discipline qui régnait au sein de l’ANR, ce qui induisait l’absence de pillage, de viols, lui ralliant facilement les populations locales. Il sera aux portes de Chang-hai à l’automne et patientera trois mois, faisant grassement payer cette patience par les banquiers, commerçants, courtiers et trafiquants de Chang-hai. Les premières épurations de communistes lui vaudront un exil provisoire… pendant lequel, faute d’avoir pu épouser la veuve de Sun Yat Sen il épousera sa sœur May-ling Soong, méthodiste bien introduite dans le milieu de la finance et du confucianisme.
18 03 1925
Une série de tornades ravage les États-Unis dont la plus forte tue 695 personnes sur un parcours de 378 km, du Missouri à l’Illinois.
16 04 1925
Une machine infernale explose dans la cathédrale orthodoxe Sveta Nedelja, à Sofia : la toiture s’écroule : on compte plus de 150 morts. Le roi Boris qui, deux jours plus tôt, avait déjà échappé de justesse à un attentat, s’en sort encore. Le Komintern était derrière l’affaire, mais son principal exécutant, Georges Dimitrov, pût se réfugier à Moscou sans être inquiété.
L’attentat qui allait diviser la chronologie bulgare en un avant et un après dévastait la cathédrale Sainte Nedelja. Les poseurs de bombes avaient placé une charge de dynamite sous la coupole ; elle explosa au cours d’obsèques nationales, faisant disparaître d’un coup toute l’élite du pays. Jamais la ville n’avait vu autant de cadavres. Le roi en réchappa : il se remettait d’une précédente tentative d’assassinat, et était arrivé à Sainte Nedelja en retard.
Sofia se remplit de journalistes étrangers. Ils évoquaient la pire attaque terroriste de l’histoire, la misère de la défaite, l’effondrement de l’économie, ou encore les nouvelles convulsions qui secouent les Balkans.
[…] Une foule de curieux et de photographes tendait le cou vers le dôme détruit et les coupoles rescapées mais tout de guingois. L’église grandiose était remplie de gravats ; un nuage de poussière flottait encore dans l’air.
Rana Dasgupta. Solo. Gallimard 2009
28 04 1925
Exposition internationale des Arts Déco : Le Corbusier est là, mais Picasso, Braque et Matisse sont absents, et l’architecte Auguste Perret s’insurge : Là où il y a de l’art véritable, il n’est pas besoin de décoration..
1 05 1925
Hitler crée la SS, Schutz Staffel – échelon de protection – initialement corps d’élite uniquement destiné à assurer sa sécurité.
21 05 1925
Roald Amundsen s’envole vers le pôle nord : deux hydravions Dornier Wal à deux moteurs en tandem sont au départ ; après huit heures de vol, la moitié de l’essence est consommée. Il faut amerrir. Chaque appareil trouve son espace d’eau libre, à 87°44 N, 10°30′ W. La seule solution pour repartir est de construire une piste de 500 m. Les seuls instruments à peu près adaptés sont trois couteaux norvégiens, une ancre à glace, deux pelles en bois. Le deuxième hydravion est retrouvé après 24 h, mais il est inutilisable : il faudra donc ramener six hommes au lieu de trois. Le 30 mai, essai d’envol sur la piste nivelée au poignard : l’hydravion est hissé à l’entrée de la piste et enfonce la jeune glace. Ils vont plus loin, halant l’appareil qui pèse 4,5 t sur 300 m. pour le présenter devant une longue nappe de glace : ils soulèvent l’appareil pour lui installer des skis. Le 10 juin, la ration journalière, prévue pour être de 975 gr/jour, est réduite à 250 gr. Ils changent de tactique, et plutôt que d’enlever la neige, décident de la tasser ; mais ils auront tout de même manipulé 500 t de neige et de glace.
Le 15 juin, l’avion est préparé, allégé au maximum ; la piste est déplorable (2 crevasses et un canal de 3 m la coupent), mais, dixit Amundsen : il n’en existe pas de meilleure dans la région L’appareil décolle à 10 h 30, cap : le Spitzberg. À l’approche de ce dernier, une commande se coince ; de nouveau, il faut amerrir en catastrophe, à proximité de la banquise : d’énormes vagues attaquent l’appareil qui parvient à se réfugier en eaux calmes. Il ne reste que 90 l d’essence. À l’horizon, un voilier, qui ne les voit pas. L’hydravion, sur l’eau, se lance à sa poursuite. Presque un mois après son départ, l’équipe arrive au complet dans la baie du Roi, où ils retrouvent leur bateau, le Hobby.
29 05 1925
Nous sommes en ce moment au camp du cheval mort par 11° 43′ de latitude sud et 54° 35′ de longitude ouest (c’est la jungle brésilienne. ndlr). C’est le point où mourut mon cheval en 1920. Il ne reste que ses os blanchis. Nous pouvons nous baigner mais les insectes nous obligent à ne pas nous attarder un seul instant. Il fait très froid la nuit et frais le matin ; mais, vers le milieu de la journée, arrivent la chaleur et les insectes et, jusqu’à six heures du soir, nous souffrons au camp un véritable martyre. Vous n’avez à craindre aucun échec.
Percival Harrison Fawcett
C’est le dernier témoignage de l’aventurier anglais de 58 ans, parti à la recherche de la Cité Z. Il ne donnera plus signe de vie et les recherches sur sa fin resteront vaines. En 1914, il avait découvert le Manuscrito 512, de 1753, à la bibliothèque nationale de Rio de Janeiro, qui raconte les pérégrinations d’un aventurier portugais prétendant avoir découvert une vieille cité antédiluvienne dans la région de la serra de Roncador (la montagne du ronfleur) à l’est du rio Xingu. Rien de bien sérieux mais assez pour enflammer des imaginations assoiffées d’ailleurs. Gens de lettre, de théâtre et de cinéma trouveront là un bon os à ronger et s’en délecteront : Conan Doyle écrira Le monde perdu, Peter Fleming, Un aventurier au Brésil, Hergé L’oreille cassée, La Prêtresse du soleil, 3° trimestre 1947 dans l’album numéro 16 de Fantax, Maurice Tilleux, La Ville morte dans Heroïc Albums, Henri Vernes, Sur la piste de Fawcett, Hugo Pratt, Corto Maltese. Au théâtre, la NAD compagnie, Les aventuriers de l’Arche perdue. Au cinéma, James Gray réalise The lost city of Z.
9 06 1925
Sur fond d’affrontement quasi permanent entre militants communistes et militants patriotes – quatre des ces derniers ont été tués par des communistes en avril – Charles Maurras lâche sa plume contre Abraham Schrameck, ministre de l’Intérieur qui a interdit le port d’armes ; et c’est un torrent de haine qui s’imprime sur les pages de l’Action Française, pathologique et nauséeux, noyé dans la logique du bouc émissaire, impuissant à en voir l’irresponsabilité, l’absence de lucidité : J’ai vu, sur leurs civières, sur leur lit d’hôpital, le corps inanimé de Marius Plateau, de Philippe Daudet et d’Ernest Berger. Deux de ces bons Français ont été tués, en partie à cause de moi.
[…] J’ai vu les yeux rougis et les poings serrés d’une pieuse multitude française gonflée des révoltes de la justice, des sentiments de la plus sainte des vengeances. Cette foule énergique n’attendait qu’un signe de nous, j’oserais presque dire un signe de moi, pour se ruer sur les responsables et les châtier. J’ai cru de mon devoir de m’interdire ce signe et d’arrêter cette colère. (…) Mais vous êtes le Juif. Vous êtes l’Étranger. Vous êtes le produit du régime et de ses mystères. Vous venez des bas-fonds de police, des loges et, votre nom semble l’indiquer, des ghettos rhénans. (…) vous êtes ainsi devenu, monsieur Abraham Schrameck, l’image exacte et pure du Tyran qui a exercé de tout temps son droit contre les peuples opprimés. (…) Et, comme voici vos menaces, monsieur Abraham Schrameck, comme vous vous préparez à livrer un grand peuple au couteau et aux balles de vos complices, voici les réponses promises. Nous vous répondons que nous vous tuerons comme un chien.
Charles Maurras. Action Française 9 06 1925
L’affaire fit grand bruit, et vaudra finalement à son auteur, en appel, une amende de 1 000 francs et deux ans de prison avec sursis. La littérature de caniveau était certes presque aussi vieille que l’écriture sinon que le caniveau, mais Maurras fut bien de ses piliers.
26 06 1925
Le Canadien Edward S. – Ted – Rogers invente la première lampe de radio à courant alternatif qui permet d’alimenter les postes avec le courant domestique.
11 07 1925
Antoine Durafour, ministre radical-socialiste et député de St Etienne, – il était aussi président du comité français pour la défense de Sacco et Vanzetti – dépose un projet de loi proposant d’instaurer des congés payés obligatoires pour tous les travailleurs : huit jours pour la première année de présence, quinze jours à partir de deux ans. On oublia tout simplement de mettre le texte à l’ordre du jour pendant 6 ans, et il ne fut discuté qu’en juillet 1931, voté par la Chambre à une large majorité, mais enterré par la suite par le Sénat. C’est le Front Populaire qui le ressortira des oubliettes en 1936.
18 07 1925
Adolf Hitler publie Mein Kampf :
Si le Juif l’emporte, sa couronne sera la couronne mortuaire de toute l’humanité.
[…] Si l’on avait, au début et au cours de la guerre, tenu une seule fois 12 000 ou 15 000 de ces Hébreux corrupteurs du peuple sous les gaz empoisonnés que des centaines de milliers de nos meilleurs travailleurs allemands de toutes origines et de toutes professions ont dû endurer sur le front, le sacrifice de millions d’hommes n’eût pas été vain. Au contraire, si l’on s’était débarrassé à temps de ces quelques 12 000 coquins, on aurait peut-être sauvé l’existence de 1 million de bons et braves Allemands pleins d’avenir. Mais la science politique de la bourgeoisie consistait justement à envoyer, sans sourciller, des millions d’hommes se faire tuer sur le champ de bataille, tandis qu’elle proclamait hautement que 10 000 ou 12 000 traîtres à leur peuple – mercantis, usuriers et escrocs – étaient le trésor le plus précieux et le plus sacré de la nation et que l’on ne devait pas y toucher. [pp.677-678]
[…] Une heureuse prédestination m’a fait naître à Braunau am Inn, bourgade située précisément à la frontière de ces deux États allemands dont la nouvelle fusion nous apparaît comme la tâche essentielle de notre vie […] L’Autriche allemande doit revenir à la grande patrie allemande […]. Le même sang appartient à un même empire. Le peuple allemand n’aura aucun droit à une activité politique coloniale tant qu’il n’aura pas pu réunir ses propres fils en un même État. Lorsque le territoire du Reich contiendra tous les Allemands, s’il s’avère inapte à les nourrir, de la nécessité de ce peuple naîtra son droit moral d’acquérir des terres étrangères. La charrue fera alors place à l’épée, et les larmes de guerre prépareront les moissons du monde futur. [p. 17]
[…] Car il faut qu’on se rende enfin clairement compte de ce fait : l’ennemi mortel, l’ennemi impitoyable du peuple allemand est et reste la France. Peu importe qui a gouverné ou gouvernera la France ; que ce soient les Bourbons ou les Jacobins, les Napoléons ou les démocrates bourgeois, les républicains cléricaux ou les bolchevistes rouges : le but final de leur politique étrangère sera toujours de s’emparer de la frontière du Rhin et de consolider la position de la France sur ce fleuve, en faisant tous leurs efforts pour que l’Allemagne reste désunie et morcelée. [p.616]
[…] Qui tente de combattre la logique d’airain de la nature combat ainsi les principes auxquels il doit sa vie d’être humain. Combattre la nature, c’est entraîner sa propre destruction.
[…] L’ennemi mortel de notre peuple, la France, nous étrangle impitoyablement et nous épuise. Aucun renoncement ne doit nous paraître impossible pour abattre l’ennemi qui nous hait si rageusement
Traduction J. Gaudefroy-Demombynes, A. Calmettes. Nouvelles Éditions latines
Tout y était de ce qui sera, tout : la volonté de revanche sur l’humiliation de Versailles, imposée par la France, restée l’ennemi héréditaire ; la volonté, afin d’édifier une grande Allemagne, de conquérir de vastes territoires à l’Est de l’Europe ; la volonté de porter aux juifs des coups mortels.
…C’est l’incuriosité qui est en partie responsable de la tardive, trop tardive prise de conscience de la nature du nazisme et de la nature du communisme.
Henri Amouroux. Le Monde 25 Octobre 2000
Tout Français doit lire ce livre.
Maréchal Lyautey 1934, année de sa mort
Le maréchal Lyautey parlait de l’édition de Fernand Solor, fondateur des Nouvelle Éditions latines, sur laquelle figurait sa citation en bandeau de page de garde. Or Hitler voulait que ne paraisse en France qu’une édition expurgée de ses citations les plus belliqueuses : il intenta donc un procès à Fernand Solor.
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[1] Très bonne bande dessinée : Une vie avec Alexandra David-Néel, de Fred Campoy et Mathieu Blanchot, chez Grand Angle 2016, adapté du livre de Marie-Madeleine Peyronnet, sa secrétaire.
[2] Charlie Hebdo, jamais en mal d’une blague de mauvais goût, donnera une caricature avec Anker debout et Mallory étendu sur le sol : Mr Mallory, I Presume ? Mais il est vrai qu’aujourd’hui, sur les pentes de l’Everest, il vaut mieux s’enquérir de l’identité des morts, tant ils sont nombreux à baliser le parcours, enfermés à jamais dans leur linceul de doudoune/pantalon rouge vif, vert, bleu, victimes de leur folie d’avoir cru qu’avec du fric tout est possible : ils se multiplient depuis la commercialisation de cette ascension pour laquelle il suffit de faire un gros chèque à l’organisateur. Le spectacle est pathétique… on croirait un soir de champ de bataille au sommet.
[3] Le statoréacteur avait déjà vu sa théorie élaborée par l’ingénieur français Lorin en 1913.
[4] Cosa Nostra est la mafia sicilienne, la ‘Ndrangheta, celle de Calabre, la Camorra, celle de Campanie, et la Sacra Corona Unita, celle des Pouilles.