Publié par (l.peltier) le 18 septembre 2008 | En savoir plus |
2 11 1917
Lord Balfour, ministre des Affaires Étrangères du Royaume Uni, envoie à lord Walter Rothschild, dirigeant sioniste, la déclaration suivante :
Cher Lord Rothschild
J’ai le grand plaisir de vous adresser de la part du gouvernement de sa Majesté, la déclaration suivante, sympathisant avec les aspirations juives sionistes, déclaration qui, soumise au cabinet, a été approuvée par lui.
Le gouvernement de Sa Majesté envisage favorablement l’établissement en Palestine d’un Foyer national pour le peuple juif et emploiera tous ses efforts pour faciliter la réalisation de cet objectif, étant clairement entendu que rien ne sera fait qui puisse porter atteinte soit aux droits civils et religieux des communautés non juives en Palestine (futur mandat britannique) soit aux droits et au statut politiques dont les juifs disposent dans tout autre pays.
Je vous serais obligé de porter cette déclaration à la connaissance de la Fédération sioniste.
Arthur James Balfour
Il s’agissait en premier lieu d’affaiblir l’empire ottoman, mais aussi ceux que soutenaient alors l’Angleterre – le colonel Lawrence s’y appliquait – : les Arabes, Palestiniens compris, ceci en complète contradiction avec les promesses faites au Hachémite Hussein en octobre 1915. Les Arabes constituaient alors 93 % de la population de la Palestine. La vieille loi du diviser pour régner engendra un pourrissement dont les effets sont plus actifs que jamais 80 ans plus tard.
En 1800, le monde arabe un territoire privé de souveraineté, soumis à l’autorité formelle de l’Empire ottoman, excepté les royaumes du Maroc, du Yémen et d’Oman. En termes de population, les quelque quinze millions d’Arabes, dont quatre pour la seule Égypte, sont moitié moins nombreux que les Français. La mégalopole du Caire peut se comparer à Constantinople, alors que Tunis, Damas ou Alep comptent chacune quelque cent mille habitants.
À l’époque, l’affirmation de l’arabité ne va pas de soi, on se reconnaît avant tout comme musulman. Le XIX° siècle voit pourtant le développement d’une Renaissance arabe, la Nahda, selon un processus similaire à celui que l’Europe a connu au cours des Lumières, puis de l’émergence des nationalismes. Une élite éclairée s’affirme arabe contre la domination ottomane, perçue comme décadente et oppressive, et contre l’intervention occidentale – marquée par l’expédition d’Égypte (1798) et l’occupation de l’Algérie (dès 1830). Des dynasties modernisatrices imposent leur souveraineté, en Tunisie et en Égypte, celle-ci mettant l’accent sur l’État (dans ses fonctions régaliennes), celle-là sur la Constitution (fondatrice du pacte social, en Tunisie). Ces deux pays deviendront les piliers de la Nahda.
Au XIX° siècle, les catégories que l’on nous présente aujourd’hui comme distinctes, voire incompatibles, sont extrêmement fluides. On peut être un arabe nationaliste tout en brandissant le flambeau de l’islam contre les Turcs présentés comme de mauvais musulmans. Les Arabes chrétiens, alors dans une phase d’expansion démographique qu’on a du mal à imaginer de nos jours – ils font plus d’enfants que les musulmans -, revendiquent parfois le prophète Mohamed comme champion de l’arabité !
À la faveur de la première guerre mondiale, ces courants islamiste et nationaliste convergent en la personne du gouverneur de la Mecque, choisi par les Ottomans, le chérif Hussein. C’est un descendant du Prophète par la lignée la moins contestable, celle des Hachémites. Et c’est lui qui mène la Révolte arabe contre l’Empire ottoman, en s’alliant avec les Français et les Britanniques, qui lui ont promis la création d’un royaume arabe indépendant… et vont piétiner cette alliance. Pour les Arabes, c’est une triple humiliation. Ils sont entrés en guerre comme des alliés, on les traite comme des supplétifs (jusqu’au fameux Lawrence, qui prétend leur apprendre la guérilla !). S’ajoute le mensonge: à peine les puissances européennes ont-elles fait leur promesse à Hussein qu’elles s’entendent secrètement pour se partager le Moyen-Orient à ses dépens. Pire : les Britanniques promettent aux sionistes l’établissement d’un foyer juif en Palestine ! Si on avait voulu être sûrs de s’aliéner les élites arabes, on ne s’y serait pas pris autrement…
Cette trahison des alliés envers Hussein va déboucher sur l’instauration des mandats en Syrie et au Liban, en Palestine et en Irak, chef-d’œuvre de paternalisme colonial. Nous parlons ici de Damas, d’Alep, de Bagdad – des villes qui ont enfanté la civilisation, en termes d’organisation sociale, d’écriture ou de commerce ! L’idée qu’une puissance européenne prétende leur enseigner ce que doit être un pays civilisé est un nouvel affront pour les Arabes. D’autant que ces derniers se sont plies aux règles du jeu démocratique, en organisant des élections, en travaillant à une Constitution, bref en se réclamant de l’autodétermination promue par l’Europe elle-même. Comment réagit cette dernière ? En leur envoyant la troupe, pour s’assurer de leur soumission. C’est à ce moment-là que nous avons perdu les Arabes – en tout cas ceux qui, fidèles à la Nahda, espéraient se libérer.
La trahison envers Hussein ouvre aussi la route de la Mecque à la famille Saoud, c’est-à-dire à la seule force arabe de l’époque réfractaire à la Nahda – les wahhabites. Les puissances européennes offrent ainsi une légitimité inespérée aux tenants d’un islam rigoriste… alors même qu’on ne trouve aucune trace des Saoud dans la geste du Prophète. Or, ce pacte wahhabite établi en 1744 entre le prêcheur Mohamed Abdelwahhab et les Saoud est l’alliance du sabre et du goupillon, une alliance inédite dans le monde arabe, où jamais une tribu et un clerc ne s’étaient associés pour créer un État. C’est chose faite avec la fondation, en 1932, de l’Arabie Saoudite, le seul pays du monde dont les ressortissants sont désignés par le nom de la dynastie régnante…
Cependant ces échecs ne mettent pas fin à la Nahda : l’imprimerie, les échanges, l’éducation continuent de s’étendre, et la diaspora arabe d’essaimer en Europe et en Amérique du Nord… Quant à l’effervescence politique, certains partis de l’entre-deux-guerres, comme le Destour en Tunisie, le Wafd en Égypte, les partis nationalistes en Syrie et, dans une moindre mesure, en Irak et au Liban prolongent l’esprit de la Nahda. Malheureusement, ces élites nationalistes, empêchées par les puissances européennes de faire accéder leurs pays à une souveraineté pleine et entière, vont bientôt être dénoncées par de nouveaux partis plus modernes et radicaux, qui les accusent de pactiser avec l’occupant. Et cette surenchère nationaliste prend souvent la forme de l’islamisme. Pour les Frères musulmans, apparus en 1928, il faut ainsi remobiliser la nation arabe et islamique contre l’élite corrompue du Wafd. On retrouve la même dénonciation des élites chez le Néo-Destour de Bourguiba, le parti Baas en Syrie, et les partis communistes qui surgissent alors. Tous ces partis sont autoritaires, adoptent des structures de type léniniste et se nourrissent de la fin des mandats européens et de la Nakba – la catastrophe, comme on appelle la création de l’État juif et l’exode des Palestiniens en 1948. L’indépendance chèrement acquise de la Syrie, en 1946, est ainsi détournée trois ans plus tard par un putsch du chef d’état-major, prélude à un détournement généralisé des indépendances arabes par des dictatures militarisées.
La Nakba a toute sa place, mais rien que sa place dans les malheurs du monde arabe. À la trahison des aspirations légitimes des Arabes à la fin de la Première Guerre mondiale s’est effectivement ajouté l’abandon de la population arabe de Palestine – une des plus éduquées, voire occidentalisées de la région -, transformée en non-peuple, en conglomérat de réfugiés. Cette négation du droit du peuple palestinien à l’autodétermination est aussi le fait des cliques militaires arabes qui utilisent la cause palestinienne à leur profit exclusif. L’important, pour elles, est de rester branchées sur un système international qui leur garantit rente financière et livraisons d’armes, qu’elles soient pro-Washington et en paix avec Israël, comme l’Égypte depuis 1979, ou pro-Moscou et hostiles à Israël, comme la Syrie des Assad. Pendant des décennies, la Palestine sera ainsi niée par Israël et manipulée par ses alliés arabes.
Nulle part les djihadistes ne sont une alternative digne de ce nom. La ligne de partage dans le monde arabe passe entre ceux qui reconnaissent le peuple comme source de la souveraineté et ceux qui le refusent. Il y a des islamistes, des nationalistes et des laïques des deux côtés. Le président Sissi en Égypte et le chef de Daech, Baghdadi, n’ont pas plus de respect l’un que l’autre pour la souveraineté populaire – d’ailleurs, ils ont tous deux déclenché d’effroyables attaques contre la moindre forme de contestation. La vraie question, pour les pays occidentaux, n’est pas de choisir entre un dictateur et des terroristes, mais de soutenir l’établissement de la démocratie dans le monde arabe. Si nous disons tout sauf Daech au risque de soutenir des tyrans, nous aurons Daech puissance 10.
Les tensions entre chiites et sunnites, qui déchirent aujourd’hui le monde arabe exigent de faire la distinction entre la réalité des tensions confessionnelles et leur caractère supposé éternel. Ces tensions existent, mais affirmer qu’il y aurait une guerre entre chiites et sunnites depuis l’aube de l’islam, et faire de cette rivalité religieuse la clé du Moyen-Orient contemporain obscurcit le débat au lieu de l’éclairer. Il y a eu des phases de concorde, des moments où les sunnites se massacraient entre eux… Bref, il faut revenir à l’Histoire, et réexaminer à sa lumière la question du pouvoir dans ces pays. Djihadistes comme dictateurs ont en effet un intérêt partagé à ce que nous ne comprenions plus rien à ce qui se passe dans le monde arabe. Or, il y a deux enjeux cruciaux, aujourd’hui, pour les pays européens, à mieux appréhender cette région : les migrations et le terrorisme. Bachar al-Assad et consorts sont des machines à produire du djihadisme et des réfugiés : ils ont cyniquement nourri le djihad pour mieux se poser, aux yeux de l’Occident, en rempart contre l’islam radical. Il faut donc anticiper la refondation d’un ordre juste et démocratique là-bas, sous peine de payer ici même le prix de telles impasses. Ce n’est pas une utopie : le mouvement de libération des Arabes est une vague de fond. Chercher à l’entraver ne peut qu’alimenter le cauchemar. Pour eux depuis des années, et demain, sans doute, pour nous.
Jean-Pierre Filiu. Télérama 3425 du 2 septembre 2015
C’est en Syrie que le christianisme a changé de statut, passant d’une petite secte juive à une religion au projet universaliste. En Syrie, encore, que le christianisme, à force de schismes et de querelles dogmatiques, a essaimé en plusieurs Églises. En Syrie toujours que l’islam, religion conquérante d’un chef bédouin de la péninsule Arabique, a acquis le statut d’empire – omeyyade en l’occurrence. En Syrie aussi que s’est tramé le complot qui allait donner lieu à la division entre chiites et sunnites. En Syrie qu’a prêché et est enterré Ibn Taymiyya (1263-1328), prédicateur du djihad et du takfir – excommunication –, à l’origine de la doctrine salafiste djihadiste. En Syrie, enfin, que se sont succédé les plus grands esprits arabes d’Ibn Batouta (1304-1368) à Ibn Khaldoun (1332-1406).
[…] La Syrie a longtemps été le théâtre de l’affrontement entre chiisme et sunnisme. Et ce n’est pas par hasard que les groupes armés rebelles au régime de Bachar Al-Assad, assimilé au chiisme à cause de son appartenance à la communauté alaouite mais aussi en raison du soutien indéfectible de la République islamique d’Iran, ont pris des noms de califes ou de héros du sunnisme : Omar ibn Khattab (584-644), Khaled Ben Walid (592-642), Noureddine Al-Zinki (1118-1174), etc.
[…] Plus tard, au milieu du XIX° siècle, Paris soutient la tutelle égyptienne sur la Syrie et y exila l’émir Abdelkader, son adversaire en Algérie, devenu à Damas un homme de foi. Pendant les émeutes antichrétiennes de 1860, il sauve plusieurs milliers de chrétiens damascènes. Déjà, la défense des chrétiens d’Orient est un thème porteur à Paris. Le sage algérien y est enterré auprès de son maître à penser, Ibn Arabi, théologien, poète, juriste et métaphysicien du XII° siècle.
[…] Théâtre de l’extermination des Arméniens par le pouvoir ottoman en 1915, la Syrie a été une terre de refuge pour cette communauté. Il est étonnant de constater la répétition, non pas des mêmes massacres, mais des mêmes méthodes désormais par le pouvoir syrien : la famine, sciemment provoquée et utilisée comme une arme de guerre.
[…] Quant à Hafez Al-Assad, le fondateur de la dynastie au pouvoir en Syrie, il a agi à l’instar de Moawiyya, le premier calife omeyyade, en désignant son fils – Bassel, puis Bachar après le décès du premier – comme successeur avant même sa mort
Jean Pierre Filiu. Le Miroir de Damas. 2017
S’il est vrai que, dans le Moyen-Orient arabophone, le nomade et le sédentaire n’appartiennent pas à des races distinctes mais se situent seulement à des stades sociaux et économiques différents, on pouvait s’attendre à leur trouver des traits communs dans le mode de pensée, et il était concevable de relever des ressemblances dans ce que ces peuples produisaient. Dans les débuts, lors de notre tout premier contact, nous découvrîmes une unanime transparence ou rigidité de foi, quasi mathématique dans sa restriction, et qui nous inspira de la répulsion par les formes désagréables qu’elle prenait. Les Sémites, dans leur spectre visuel, ne connaissent pas la demi-teinte. C’est un peuple de couleurs primaires, principalement le noir et le blanc, qui ne regarde du monde que ses contours. Ce peuple particulier a le doute en aversion, le doute, cette couronne d’épines moderne que certains de nos penseurs portent avec tant de grâce. Ils ne comprennent pas nos difficultés métaphysiques, nos questionnements introspectifs. Ils ne connaissent que la vérité et la non-vérité, la foi et la non-foi, sans notre hésitant cortège de nuances plus subtiles.
Ce peuple ne se contente pas de voir en noir et blanc, il est en noir et blanc dans sa structure la plus intime : non seulement dans la limpidité, mais encore dans la juxtaposition. Sa pensée s’appuie plus aisément sur les extrêmes. Elle a choisi d’habiter les superlatifs. Parfois, deux idées particulièrement divergentes semblent exercer sur eux un empire conjugué ; ils excluent le moyen terme et poussent la logique de leurs opinions jusqu’à leurs absurdes extrémités, sans relever le moindre non-sens dans leurs conclusions contradictoires. La tête froide, le jugement tranquille, ils oscillent d’une asymptote à l’autre, et si imperturbablement qu’ils ne semblent guère conscients de leurs élucubrations.
C’est un peuple à l’esprit très limité, dont la résignation sans curiosité laisse l’intellect en jachère. Son imagination est vive, mais non féconde. On trouve si peu d’art arabe au Moyen-Orient que l’on serait tenté de dire qu’il n’en a pas existé, bien que les classes supérieures aient compté en leurs rangs de généreux mécènes qui encourageaient les talents de leurs prochains ou de leurs esclaves en architecture, en céramique ou toute autre activité créatrice. Ils ne s’embarrassent d’aucune grande industrie ; ils n’entretiennent nulle part d’organisation vouée au corps ou à l’esprit. Ils n’ont inventé ni systèmes philosophiques ni mythologies élaborées. Ils ont maintenu le cap entre les idoles de la tribu et celles de la caverne ; celles du théâtre et de la place du marché échappaient à leur regard. Ils sont le moins morbide des peuples et acceptent le cadeau de la vie comme un axiome, sans s’interroger. Elle est pour eux quelque chose d’inévitable, imposé à l’homme, un usufruit qui échappe au contrôle. Le suicide est chose impossible et la mort n’entraîne nulle affliction.
C’est un peuple de convulsions, de soulèvements, d’idées, la race du génie individuel. Ses agitations n’en sont, par contraste avec la quiétude de tous les jours, que plus surprenantes, et ses grands hommes plus grands par contraste avec la simple humanité de la multitude. Leurs convictions procèdent de l’instinct, leurs activités de l’intuition. La création la plus profuse de ces populations fut celle des croyances ; elles ont le monopole des religions révélées. Trois de ces productions ont survécu chez elles ; deux sur trois ont de plus été exportées (sous une forme altérée) vers des peuples non sémites. Le christianisme, traduit dans l’esprit respectif des langues grecque, latine et germanique, a conquis l’Europe et l’Amérique. L’islam, après différentes mutations, est en train de s’imposer en Afrique et en Asie. Il s’agit là de réussites. Leurs échecs, les Sémites les gardent pour eux. Les lisières de leurs déserts sont jonchées de restes brisés de croyances qui ont périclité.
Il est significatif que ces religions déchues aient échoué aux confins du désert et des terres arables. Cela nous amène à la genèse de l’ensemble de ces fois. C’étaient des postulats, non des arguments, et elles avaient donc besoin d’un prophète pour les propager. Les Arabes affirment qu’il y a eu quarante mille prophètes ; on en a enregistré au bas mot quelques centaines. Aucun d’entre eux n’était issu d’une région reculée, mais ils suivirent tous un parcours identique. Ils avaient vu le jour dans un endroit très peuplé. Une aspiration aussi passionnée qu’inintelligible les chassait vers le désert. Ils y passaient une période plus ou moins longue dans la méditation et l’abstinence, puis, ayant mis leur message en forme, ils s’en revenaient et prêchaient leurs anciens et dès lors dubitatifs compagnons. Les fondateurs des trois grandes fois accomplirent ce cycle, et ce qui aurait pu n’être qu’une coïncidence prit force de loi face au parcours identique d’une multitude d’autres prophètes, les malheureux qui échouèrent, dont nous pourrions juger la profession non moins sincère, mais pour qui le temps et un monde désillusionné n’avaient pas amassé des âmes d’amadou toutes prêtes à s’enflammer. Pour les penseurs citadins, l’élan vers la Nitrie fut toujours irrésistible, non sans doute parce qu’ils trouvaient Dieu résidant là, mais parce qu’ils entendaient plus distinctement dans cette solitude la parole qu’ils y apportaient.
La base commune de tous ces crédos sémitiques, ceux qui réussirent comme ceux qui échouèrent, était la grande idée de la vanité du monde. Leur réaction profonde contre le temporel les amena à prêcher le dépouillement, le renoncement, la pauvreté ; et le parfum de cette nouveauté intoxiqua inexorablement la cervelle des habitants du désert. Je touchai du doigt pour la première fois, au tout début, cette idée de la pureté née de la raréfaction, un jour que nous venions de traverser les vallonnements du nord de la Syrie jusqu’à une ruine datant de l’occupation romaine, que les Arabes tenaient pour les vestiges d’un palais construit par un prince frontalier à l’intention de sa reine. La croyance voulait que l’argile dont il était maçonné eût été pétrie non avec de l’eau mais, pour plus de magnificence, avec des huiles essentielles de fleurs.
Mes guides, flairant l’air comme des chiens, me conduisaient de salle en salle en faisant observer :
Ici, c’est du jasmin ; ici, de l’ambre gris ; ici, de la rose. Pour finir, Dahoum m’entraîna :
Viens humer la plus douce senteur entre toutes.
Gagnant le logis principal, nous nous approchâmes des fenêtres béantes de la façade orientale pour inhaler à gorge déployée le vent du désert, qui nous venait par bouffées, fluide, dépourvu de turbulences. Né quelque part au-delà du lointain Euphrate, ce souffle lent avait foulé durant des jours et des nuits des herbes fanées jusqu’à ce premier obstacle, les murs fragiles de notre palais en ruine. Il semblait s’y couler et s’y alanguir, comme murmurant en un langage enfantin quelque secret qui nous échappait.
– Celui-ci, dirent mes compagnons, est le meilleur : il est sans parfum.
Mes Arabes tournaient le dos aux fragrances comme au luxe et, le regard perdu dans cette immensité, choisissaient des choses auxquelles l’homme n’avait point de part.
Le bédouin est né et a grandi dans le désert ; ce dépouillement trop âpre pour un étranger, il l’embrasse de toute son âme pour la simple raison, ressentie mais non formulée, qu’il s’y trouve indubitablement libre. Il a oublié toute attache matérielle, tout confort, tout superflu, toute complication, pour atteindre à cette liberté personnelle hantée par la famine et la mort. Il ne voit pas dans la pauvreté une vertu en soi ; il goûte les menus vices et petites jouissances – le café, l’eau fraîche, les femmes – qu’il pouvait encore préserver. Sa vie est faite de l’air et des vents, de soleil et de lumière, d’espaces sans bornes et de vide immense. Ni effort humain ni fécondité dans la nature ; rien que le ciel là-haut et la terre immaculée ici-bas. C’est là que, inconsciemment, il approchait Dieu.
Dieu, pour lui, n’est ni anthropomorphe ni tangible, ni moral ni éthique, pas plus soucieux du monde que de l’homme, nullement naturel enfin ; Il est l’être sans couleur, sans forme, intangible (Platon, Phèdre, 247c) épithètes non dépréciatives mais mélioratives, l’être qui embrasse tout, la matrice de toute activité, la nature et la matière n’étant qu’un miroir Le reflétant. Le bédouin ne peut rechercher Dieu en lui-même, tant il est convaincu d’être en Dieu. Il ne peut rien concevoir qui soit ou ne soit pas Dieu. Lui seul est grand, et cependant il y a une simplicité, une quotidienneté chez ce Dieu des Arabes, qui est leur manger, leur combattre, leur jouir, la plus ordinaire de leurs pensées, leur ressource et leur partenaire de chaque instant, pratique inaccessible à ceux qui ont un Dieu si mélancoliquement caché à leurs yeux, tant par le désespoir d’être à jamais indigne de Lui que par le cérémonial du culte. Eux ne voient nulle incongruité à Le mêler à leurs faiblesses et à leurs appétits, et ils invoquent son nom jusque dans les circonstances les moins honorables. Il est le plus commun de leurs mots ; et nous avons assurément perdu beaucoup d’éloquence lorsque nous avons fait de lui le plus bref et le plus disgracieux de nos monosyllabes.
Cette croyance des hommes du désert paraît au-delà des mots et, donc, de la pensée. Elle est facilement perçue comme une influence, et tous ceux qui séjournent suffisamment longtemps dans le désert pour oublier ses immensités et sa vacuité se trouvent inévitablement projetés vers Dieu comme vers l’unique refuge et ressort de l’existence. Que le bédouin se dise sunnite, wahhabite ou de quelque autre confession sur le spectre des communautés sémitiques, il traitera cela fort légèrement, un peu comme les sentinelles des portes de Sion, qui buvaient de la bière et riaient parce qu’ils étaient de cette ville. Chaque nomade a sa religion révélée, qui n’est ni orale, ni traditionnelle, ni exprimée, mais instinctive. Ainsi relève-t-on en chacune des croyances sémitiques, dans leur forme et leur essence, un accent mis sur la vacuité du monde et la plénitude de Dieu, mais dont l’expression varie selon le pouvoir et le contexte du croyant.
L’habitant du désert ne pouvait faire de la vertu sa croyance. Jamais il ne fut évangéliste ni prosélyte. Il parvient à cette intense fusion avec la divinité en fermant les yeux au monde et à toutes les complexes virtualités qu’il recèle et que seul le contact avec la richesse et les tentations pourrait faire éclore. Il atteint à une foi aussi sûre que forte, mais au champ si étroit ! Sa stérile expérience le prive de compassion et déforme sa bonté humaine à l’image de l’étendue aride où il se dissimule. En conséquence, il se fait souffrir, non pas simplement pour être libre, mais pour se complaire. S’ensuit une délectation de la souffrance, une cruauté qui lui importe plus que les bienfaits matériels. L’Arabe du désert ne connaît pas de joie comparable à celle de l’abstinence. Il voit comme un luxe dans l’abnégation, le renoncement, la retenue. Le dépouillement de l’esprit lui est aussi voluptueux que la nudité du corps. Peut-être sauve-t-il ainsi son âme, et sans péril, mais au prix d’un égoïsme des plus inflexibles. Son désert en devient une chambre froide spirituelle en laquelle se conserve intacte mais jamais améliorée une vision de l’unicité divine. Il est parfois arrivé que les hommes du monde extérieur, ceux en quête d’une réponse, vinssent s’y réfugier un temps pour considérer à loisir la nature de la génération qu’ils allaient convertir.
Cette foi du désert était impossible dans les villages ou les villes. Elle était à la fois trop étrange, trop simple et trop impalpable pour y être exportée et communément embrassée. L’idée, la croyance fondamentale de toutes les religions sémitiques attendait là, mais il restait à la diluer pour qu’elle nous devînt compréhensible. De même que le cri d’une chauve-souris est trop aigu pour nombre d’oreilles, l’esprit du désert échappait à notre plus grossière structure. Les prophètes nous revenaient du désert avec ce qu’ils avaient entraperçu de Dieu et, par leur nébuleux truchement (comme au travers d’un verre fumé), nous faisaient entrevoir quelque chose d’une majesté et d’un éclat dont la pleine vision nous eût laissés muets, aveugles et sourds, tout comme elle avait transformé le bédouin, faisant de lui un homme rustre, à part. Leurs disciples, dans leur effort pour se dépouiller et dépouiller leurs voisins de tout superflu conformément à la parole du maître, s’achoppaient aux faiblesses humaines et échouaient. Pour vivre, il fallait au villageois ou au citadin se repaître chaque jour de tous les plaisirs de l’acquisition et de l’accumulation, et il devenait par contrecoup le plus fruste et le plus matérialiste des hommes. Le flamboyant mépris de la vie qui en conduisait d’autres à l’ascétisme le plus strict le poussait, lui, au désespoir. Il se dissipait sans frein, comme un prodigue dilapide ses forces pour en finir au plus vite. Les Juifs, chez nous à Brighton, l’avare, l’adorateur d’Adonis, le fornicateur des lupanars de Damas furent tous des démonstrations de ce penchant des Sémites pour la jouissance, ainsi que l’expression de cette fibre qui, à l’opposé, donna le sacrifice de soi des esséniens, des premiers chrétiens ou des premiers califes, qui jugeaient le chemin du Ciel plus facile aux simples d’esprit. Le Sémite balance entre désir et renoncement.
Avec une idée, il est possible de mener les Arabes comme par un licol, et sans peine, car l’allégeance spontanée de leur esprit vacant en fait de véritables séides. Aucun ne se défausse et leur attachement dure jusqu’à la réussite de votre entreprise, cependant qu’avec les succès survient le sentiment de responsabilité, du devoir, de l’engagement. Ensuite, l’idée est envolée ; la tâche terminée, tout n’est plus que ruines. En l’absence de foi, on peut les emmener aux quatre coins du monde (mais pas au Ciel) en leur montrant les richesses et les plaisirs de la terre ; mais que, les menant de cette façon, l’on rencontre en chemin le prophète d’une idée, un hère sans feu ni lieu, et ils abandonnent vos trésors pour son inspiration. Ils sont d’incorrigibles enfants de la chimère, sans cervelle et daltoniens, pour qui corps et esprit sont inévitablement et à jamais opposés.
La mentalité sémite est singulière, obscure, pleine d’abattements et d’exaltations, manquant de gouverne, mais avec plus de ferveur et plus féconde en croyances que n’importe quelle autre nation de la Terre. C’est un peuple de sursauts, pour lequel l’abstrait constitue le motif le plus puissant, qui déploie dans l’action un courage et une invention infinis, et que la fin indiffère. Ils sont aussi instables que l’eau et, comme l’eau, susceptibles d’avoir le dernier mot. Depuis l’aube de la vie, par vagues, ils se sont élancés contre les côtes de la chair. Chaque rouleau s’est brisé, mais, comme la mer, il a usé un peu du granit auquel il s’est heurté, et il se peut que vienne le jour lointain où ses frères rouleront sans obstacle là où se trouvait jadis le monde physique, le jour où Dieu planera à la surface de ces eaux. C’est une telle lame (et non la moindre) que j’ai levée et fait rouler, poussée par le souffle d’une idée, jusqu’à ce qu’elle vînt s’ourler, éclater et déferler sur Damas. Le reflux de cette vague, provoqué par la résistance des choses en place, fournira la matière de la vague suivante, quand, avec le temps, elle se soulèvera de nouveau.
T.E. Lawrence. Les sept piliers de la sagesse. Phébus 2009
7 11 1917
Vers 23 h, Lénine est dans le tramway, accompagné de son garde du corps finlandais. Il a remis sa perruque, coiffée d’un bandage et baratine la conductrice avec ses commentaires sur la situation politique ; ils sont pratiquement les seuls passagers : une patrouille de police passe par là, les prend pour des ivrognes et les laisse aller. À minuit, il est devant l’Institut Smolny, où siègent tous les partis révolutionnaires : il n’a pas de laissez-passer et ne peut y entrer qu’à la faveur d’une bousculade. Il se fait alors reconnaître, convoque une réunion du comité central. Tous les ténors sont là dont Staline et Trotski. Kamenev est opposé à un coup d’État, la société n’étant pas mure pour cela. Lénine, longtemps seul d’avis contraire s’oppose à lui : en fait le coup d’État est déjà en marche. Tout le monde en parle depuis plusieurs jours. Aleksandr Kerenski, le chef du gouvernement, prie pour qu’il ait lieu, lui donnant ainsi l’occasion d’écraser définitivement les bolcheviques, les journaux en parlent depuis un mois.
Lénine s’était installé dans l’appartement d’une bolchevique du quartier ouvrier de Vyborg. Il lança l’insurrection pour que le pouvoir ne soit pas remis aux bolcheviques par le Congrès des soviets où ils dominaient pourtant. Étrange. Mais Lénine ne voulait rien qui ressemble à un processus de représentation politique.
Dominique Colas. L’Histoire. 432. Février 2017
Craignant d’être envoyés au front [les Allemands approchent de la capitale], les troupes n’obéissent plus aux ordres de l’état-major. Dès le 4 novembre, le Comité militaire révolutionnaire [CMR, qui émane en théorie du soviet de Petrograd, mais est en fait contrôlé par les bolcheviks] a affirmé son autorité sur les troupes de la ville.
C’est au nom du CMR que Trotski a fait prendre des milliers de fusils dans les arsenaux. Encore au nom du CMR qu’il se rend à la forteresse Pierre-et-Paul, où il a naguère été incarcéré, et s’assure du soutien de la garnison. Toujours, théoriquement, pour défendre le soviet contre les menées de la contre-révolution, qui a relevé sa tête criminelle, comme le proclament des affiches placardées le 6 novembre sur les murs de Petrograd. Le même jour, Félix Dzerjinski, futur chef de la Tcheka, bras armé du pouvoir, s’empare du central téléphonique et télégraphique du gouvernement, puis de la poste centrale. Kerenski a bien essayé de réagir, de faire arrêter les dirigeants bolcheviks, mais ses ordres ont été interceptés. Il a donné consigne de lever les ponts sur la Neva, pour couper la ville et empêcher une progression des insurgés. Mais les bolcheviks ont obtenu qu’ils soient à nouveau abaissés. Le chef du gouvernement a même affirmé à l’ambassadeur de France, Joseph Noulens, que plusieurs divisions fidèles étaient en marche vers Petrograd, sans vraiment rassurer le diplomate, déjà habitué à ses rodomontades.
Les choses vont vite, mais pas assez au goût de Lénine, qui a une obsession : en finir avant la réunion du Congrès des soviets, prévue pour l’après-midi du 7 novembre. Il veut que les délégués soient mis devant le fait accompli, qu’on prenne le Palais d’hiver, siège du gouvernement, qu’on arrête les ministres. Lénine, comme un lion en cage, criait, hurlait, était prêt à nous faire fusiller, rapportera un militant bolchevik. Dès la matinée du 8 novembre, il a lancé une proclamation à tous les citoyens de Russie : le gouvernement provisoire est destitué, le pouvoir est passé au Comité militaire révolutionnaire, qui est la tête du prolétariat et de la garnison de Petrograd. Le Rabotchi Pout (la voie ouvrière), journal dirigé par Staline, a déjà titré sur la victoire…
En réalité, rien n’est joué. Kerenski vient de quitter le Palais d’Hiver de Petrograd pour aller chercher lui-même des troupes. Le gouvernement tient toujours, en dépit des ultimatums bolcheviks, mais il est faiblement protégé par quelques centaines d’élèves officiers (les junkers) et un bataillon de femmes, et a été abandonné par les cosaques. Les 300 députés de la Douma (Parlement) municipale se sont même avancés en colonne, chacun armé d’un pain et d’un salami pour les défenseurs du Palais d’hiver. Ils ont été sommés de rebrousser chemin et ont obtempéré. Le ministre du ravitaillement, qui conduisait la colonne, a estimé qu’il n’aurait pas été de [leur] dignité de se faire tuer dans la rue.
Les bolcheviks ont prévu que le signal de l’attaque contre le Palais d’hiver doit être donné par un fanal rouge hissé au mât de la forteresse Pierre-et-Paul. On perd un temps considérable à trouver un fanal. À 21 h 40, la lumière rouge s’allume enfin, immédiatement suivie, comme prévu, par une énorme détonation : un unique coup, à blanc, tiré depuis le croiseur Aurore, mouillé à proximité.
L’assaut qui suit immédiatement contre le Palais d’hiver appartient au mythe, véhiculé par Octobre, le film de Sergueï Eisenstein : un peuple en armes qui se rue contre l’ancien palais du tsar. En fait, l’affaire a été rapidement expédiée, et a impliqué un assez petit nombre de combattants. Le bataillon de femmes s’est rapidement rendu, et les junkers, beaucoup trop peu nombreux pour défendre l’immense bâtiment, ont vite été débordés. À 2 heures du matin, tout est terminé, les ministres du gouvernement se laissent emmener à la forteresse Pierre-et-Paul.
La plupart des habitants de la ville ne se sont rendu compte de rien. Les tramways ont continué de circuler, l’illustre Fédor Chaliapine a chanté Don Carlos à la Maison du peuple, et John Reed, le journaliste américain chantre des Dix jours qui ébranlèrent le monde, a dîné tranquillement à l’Hôtel de France, tout près de la place du Palais.
À l’Institut Smolny, l’ancien pensionnat pour jeunes filles de la noblesse où s’entassent les délégués écrasés de fatigue, dans une puissante odeur de tabac et d’urine, le Congrès des soviets a fini par s’ouvrir, à 22 heures passées. Les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires, pour protester contre le coup de force, cette aventure criminelle, quittent la salle sous les huées des bolcheviks. La place est libre pour la célèbre péroraison de Trotski, qui, selon John Reed, se lève, le visage pâle, l’expression cruelle, et, avec une froideur méprisante, refuse tout compromis avec les autres partis révolutionnaires et les insulte : Un soulèvement des masses populaires n’a pas besoin de justification. Ce à quoi nous assistons aujourd’hui est un soulèvement et non une conspiration. Nous avons trempé l’énergie des ouvriers et des soldats de Saint Pétersbourg, forgé la volonté des masses pour les diriger vers une insurrection, pas un complot […] Les masses populaires se sont rassemblées sous notre bannière et notre soulèvement a été victorieux. Et maintenant vous nous conseillez de renoncer à cette victoire, de faire des concessions, de trouver un accord […] Un accord ne serait pas bon au stade où nous en sommes. À ceux qui sont sortis d’ici et à ceux qui proposent un compromis, nous avons l’obligation de répondre : vous êtes de pauvres types, des faillis. Votre rôle est terminé. Allez là où est votre place, dans les poubelles de l’Histoire.
Le ton est donné. Quelques heures plus tard, le même congrès vote trois décrets, actes fondateurs du nouveau régime, rédigés par Lénine, qui a été élu président du Conseil des Commissaires du peuple : l’un donne tout le pouvoir aux soviets (slogan purement tactique, le dirigeant bolchevik n’a que mépris pour ces moulins à paroles), l’autre proclame la volonté de mettre fin à la guerre, le troisième le principe de la terre aux paysans.
À ce moment-là, le Palais d’hiver est tombé depuis longtemps, et une foule enthousiaste s’y presse : on a découvert les caves du palais, on s’abreuve de Château Yquem et de vodka. La beuverie dure plusieurs jours, et quand, pour y mettre fin, on fait vider le vin dans la rue, les passants se mettent à en boire dans les caniveaux. Dans Petrograd, les derniers points de résistance sont réduits. Claude Anet, un journaliste français, voit les gardes rouges prendre l’une après l’autre les écoles d’officiers : ils s’emparent des petits junkers blancs et roses, si propres, si soignés, enfants de bourgeois lavés et astiqués, qui apprennent encore l’art de la guerre, et les massacrent.
Kerenski, qui n’a rallié que de maigres troupes, est incapable de les faire avancer vers Petrograd. À Moscou, la résistance aux bolcheviks est beaucoup plus forte et sanglante, mais finalement aussi vaine. Si le parti prend le pouvoir, nul ne pourra plus l’en chasser, écrivait Lénine en septembre 1917. Il avait tort, mais on ne le saura qu’au terme de 74 années de régime soviétique.
Jan Krauze. Le Monde 6 novembre 2007
Pour en arriver là, on ne compte que six victimes à Petrograd ; mais à Moscou, le Kremlin ne tombera que le 3 novembre. Lénine propose au Comité Central de donner à Trotski la direction du gouvernement, ce que l’intéressé refuse catégoriquement, et il ne s’expliquera jamais là-dessus. Quand on a passé sa vie à dire non, il est difficile d’envisager de passer aux commandes :
C’est un grand avantage que de n’avoir jamais gouverné, mais il ne faut pas en abuser.
Talleyrand
Par contre il acceptera d’être nommé commissaire du peuple pour les Affaires Etrangères – ministre des Affaires Etrangères en langage courant -.
Lénine s’active :
Les soviets subiront un échec électoral en décembre : sur 36 millions d’électeurs, 20 millions étaient allées aux S-R : socialistes révolutionnaires, les mencheviks, neuf et demi seulement aux bolcheviks. Lénine met en place la Tcheka, – Commission extraordinaire panrusse pour la répression de la contre révolution et du sabotage – police secrète politique aux mains de Feliks Dzerjinski. Très rapidement, un réseau de Tcheka locales couvrit l’ensemble du territoire : de 1917 à 1921, les Tchekas exécuteront, dans des conditions atroces, plus de 250 000 personnes. La philosophie de cet organe de répression sera donnée par l’un de ses chefs, le Letton Latsis : Ne cherchez pas de preuves pour établir que votre prisonnier s’est opposé au pouvoir soviétique en paroles ou en actes. Votre premier devoir est de lui demander à quelle classe il appartient, quelles sont ses origines, quel est son degré d’instruction et quel est son métier. Ce sont ces questions qui doivent décider de son sort.
*****
Nouveau président du Conseil depuis le mois de juillet, Alexandre Kerenski sait que le soutien du peuple, soviétisé, lui est acquis, mais que celui des militants est plus réservé. Aussi essaie-t-il de renforcer sa base en faisant appel aux syndicats et aux représentants des municipalités, du commerce et des membres des quatre doumas successives depuis 1906 lors d’une Conférence d’État, à la mi-août, où les représentants des soviets sont mis en minorité. Parallèlement, il prend comme ministre de la guerre le général Kornilov, qui s’affirme républicain, contrairement à la droite et à l’état-major, demeurés monarchistes. Mais le général veut le commandement des forces de la capitale Petrograd, qui dépendent du président du Conseil : un vrai défi.
Fin août, le général Kornilov tente un putsch, avec l’appui armé des Britanniques du colonel Alfred Knox, conseiller militaire, les Alliés jugeant qu’il faut en finir avec ce désordre. Kerenski fait alors appel au peuple révolutionnaire, qui coupe aussitôt toutes les communications du général félon. Les bolcheviks l’appuient avec ce mot d’ordre : Lutte contre Kornilov, pas de soutien à Kerenski. En quelques heures, le putsch est mis en échec.
Pourquoi avez-vous nommé Kornilov au commandement ? ai-je demandé à Kerenski en 1966.
J’ai eu tort de penser que je le contrôlerais mieux s’il figurait dans le gouvernement plutôt qu’en le laissant dehors. De Gaulle a eu le même dilemme à résoudre avec le général Salan. Mais il a su le surmonter ; il était de Gaulle, je n’étais que Kerenski.
C’est au lendemain du putsch que le processus de bolchevisation de l’opinion et des soviets s’accélère. À Petrograd, le menchevik Nicolas Tchéidzé et le bureau du soviet sont mis en minorité. Trotski est élu président. Le mouvement gagne Moscou, Saratov, et bientôt 50 soviets de province. Pour Lénine, la leçon est claire : désormais privé de tout appui du côté des militaires – Kornilov a été arrêté – Kerenski ne pourra plus, comme on l’a fait en juillet, écraser un soulèvement populaire.
Depuis sa retraite de Finlande, Lénine ne cesse de tarabuster le comité central du parti. Le 12 septembre, dans une posture patriotique, gage d’un certain retour en popularité, il écrit que les bolcheviks peuvent et doivent prendre le pouvoir, le gouvernement étant incapable de défendre la capitale : attendre une majorité formelle au II° congrès est une forme stupide de légalisme, une idiotie complète et une trahison, car la crise est mûre. Au parti, on juge Lénine irresponsable.
Furieux qu’on ne l’écoute pas, Lénine rentre clandestinement à Petrograd, début octobre, et grâce à l’appui de Iakov Sverdlov, un des leaders bolcheviques, il retourne le comité central du parti bolchevique par 10 voix contre 2, et obtient que soit acquis le principe d’une insurrection armée. De son côté, au soviet de Petrograd, Trotski crée une organisation militaire autonome, le Comité militaire révolutionnaire de Petrograd (PVRK), dont il confie la direction à un socialiste révolutionnaire de gauche, le jeune Lazimir.
En dépit de l’hostilité acquise du comité exécutif des soviets – animé par Fiodor Dan, Irakli Tsereteli, Iouli Martov -, Kerenski est serein ; mais au gouvernement, on juge malgré tout plus prudent d’arrêter Lénine. En vain. Quand la police entre dans l’immeuble où il s’est caché et fait irruption, se trompant d’étage, dans un local où siège un club d’ouvriers, ce sont eux qui capturent les policiers. La garnison a, de son côté, rompu avec le quartier général et a rallié le Comité militaire révolutionnaire, qui, au nom du soviet, défend la révolution, tandis que l’organisation militaire bolchevique prépare l’insurrection.
Sur ce point, trois positions se sont manifestées au sein du Comité central. Kamenev est hostile à l’insurrection, en son sens inutile, puisque les bolcheviks seront majoritaires au II° congrès des soviets, sur le point de se réunir les 25 et 26 octobre. Et puis, l’insurrection choque sa sensibilité de démocrate socialiste : bien qu’il comprenne que ce projet puisse apporter un supplément de légitimité au parti bolchevique pour acquérir la totalité du pouvoir, il souhaite que s’instaure une démocratie socialiste, composée des différentes sensibilités. Dans le journal auquel participe Maxime Gorki, Novaïa Jizn, Lev Kamenev condamne clairement le projet d’insurrection, ruineux à la veille du congrès, texte qui, pour Lénine, équivaut à une trahison.
La position de Trotski est différente. Il voudrait que la puissance du parti se manifeste de telle sorte qu’elle rende une insurrection inutile ; mais on doit malgré tout être préparé à cette éventualité. Inutile d’en fixer la date, puisque, selon lui, elle aura lieu avant la réunion du congrès.
Lénine se démarque autrement. Dans l’esprit de Trotski, il faut que les soviets, guidés par les bolcheviks, prennent le pouvoir, dans celui de Lénine, il faut qu’au nom des soviets, les bolcheviks s’en emparent.
Aussi, quand l’insurrection a lieu, c’est le Comité militaire révolutionnaire, qui, écartant le soviet de Petrograd – donc Trotski -, déclare déchu le gouvernement provisoire. Et c’est la position de Lénine qui l’emporte : lui seul rédige la déclaration, dessaisissant les soviets et Trotski de la paternité de la révolution d’Octobre. Un coup d’État dans le coup d’État.
L’action s’est engagée dès que le gouvernement a voulu assurer la relève des ponts : la Garde rouge, une milice d’ouvriers armés, en prend alors le contrôle, sans que les soldats ne réagissent. La relève se fait partout sur ordre du soviet. La ville est aux mains des insurgés – 6 novembre – au soir – sauf le palais d’Hiver, siège du gouvernement provisoire – et le 7 novembre au matin, le Comité militaire révolutionnaire publie son communiqué.
À l’insurrection ont participé 1 600 gardes rouges, 706 marins de Kronstadt, 47 unités militaires, 12 comités d’usine, 5 comités de quartier, une vingtaine de comités divers, des groupes anarchistes, une minorité de syndicats. C’est donc bien une révolution, la révolution d’Octobre, [pour ne pas trop bousculer les repaires, on laisse à ces jours le nom de Révolution d’Octobre, puisque les Russes s’en référaient alors au calendrier Julien] qui accompagne le coup d’État. Et quand le II° congrès se réunit au son du crépitement des fusils et des mitrailleuses, le 7 novembre, le croiseur Aurora pointe ses canons sur le palais d’Hiver. Un hourra accompagne ce symbole d’une victoire militaire.
Acclamé, Lénine arrive au II° congrès, où les bolcheviks disposent d’une majorité absolue avec 390 membres sur 673. Martov dénonce un coup d’État militaire. Le bureau s’installe. Puis Trotski lance son invective historique : À ceux qui protestent contre ces événements, allez où vous devez vous trouver, dans les poubelles de l’Histoire.
Lénine, Trotski, Sverdlov, apparaissent comme les nouveaux chefs de la révolution. Les soviets les acclament follement. Le 8 novembre, pendant la dernière séance du congrès, Lénine annonce que l’heure de la révolution socialiste est venue. Il lit son décret sur la paix, proposant à tous les peuples et à leurs gouvernements d’entamer des pourparlers en vue d’une paix juste et démocratique. Il lit également son deuxième décret, qui abolit immédiatement la grande propriété, sans indemnité, et remet la terre aux comités agraires, qui dans les faits l’ont déjà confisquée.
Un décret sur le droit des nationalités est également prévu. Il ne sera appliqué qu’en Finlande, car jugé ailleurs contre-révolutionnaire. Ce retournement s’explique : si Lénine a pu être en faveur de l’autodétermination des nations, c’était pour affaiblir l’autocratie. Or, reconnaître ce droit devient désormais contre-révolutionnaire, depuis que le pays s’affirme comme la patrie du socialisme. Il fallait céder en Finlande, déjà quasiment autonome, mais pas ailleurs. Au grand dam des nationalités – annexées, russifiées – qui, déjà déçues de la révolution de février, voient s’éloigner encore la perspective d’une reconnaissance de leur personnalité et, par là même, d’un possible droit à l’indépendance.
L’exception finlandaise déclenche ainsi une vague d’opposition. Les soviets de soldats russes crient Réaction ! quand on évoque la création de contingents militaires ukrainiens séparés ; tout comme les colons russes d’Asie centrale ou du Caucase ou les professeurs russes des universités de Kiev ou d’Helsinki. Ce concert témoigne que les révolutionnaires ne sont jamais meilleurs avocats des droits des peuples que lorsqu’on leur en confie la gérance. Et ils peuvent être confiants car cette décision reviendra à la future Assemblée constituante, où les Russes savent qu’ils détiennent la majorité.
À Petrograd – aujourd’hui Saint-Pétersbourg -, après la révolution d’octobre 1917, il ne vient à l’idée de personne – et pas même des bolcheviks, excepté Lénine, Trotski et Kamenev, qui va se rallier par discipline – que leur parti va exercer la totalité du pouvoir. Tout au plus admet-on que le gouvernement dissolve les soviets à majorité non bolchevique, celui de Louga, au sud de Petrograd, par exemple. De toute façon, on sait que l’élection de l’Assemblée constituante, réclamée depuis près de cent ans par ce que la Russie compte de meilleur, va résoudre les problèmes du pays.
En avril 1917, Lénine reprochait au double pouvoir, celui du gouvernement provisoire comme celui des soviets, de ne pas réunir la Constituante. En octobre, il dit à Vladimir Bonch-Bruyevitch, responsable de la sécurité du gouvernement, que c’était une sottise. Le vote a lieu le 12 novembre et les bolcheviks ne remportent que le quart des élus.
Résumé de Marc Ferro. Le Monde juillet 2017
20 11 1917
Raymond Poincaré, président de la Républiques et Georges Clemenceau se détestent cordialement : malgré tout, et c’est tout à son honneur, le premier appelle le second au gouvernement [François Mitterrand fera de même avec Michel Rocard en juin 1988] : dans son discours d’investiture, il est bien le seul à croire à la victoire : Un jour, de Paris au plus humble village, des rafales d’acclamations accueilleront nos étendards, vainqueurs, tordus dans le sang, dans les larmes, déchirés des obus, magnifique apparition de nos grands morts. Ce jour, le plus beau de notre race, après tant d’autres, il est en notre pouvoir de le faire. Pour les résolutions sans retour, nous vous demandons, messieurs, le sceau de votre volonté.
[…] La civilisation germanique est une monstrueuse explosion de volonté dominatrice
L’homme exerçait alors son métier de journaliste à la direction de L’Homme enchaîné, mais surtout, s’était taillé une grande popularité auprès de l’armée à parcourir sans cesse le front, en tant que sénateur, président de commission de la défense nationale ; n’ayant que la victoire comme objectif, il prendra les moyens de ses ambitions sans faire grand cas de la démocratie, mais en sachant toutefois prendre quelques bonnes longueurs d’avance sur l’évolution des mœurs, et l’attitude envers les colonisés : Blaise Diagne, Sénégalais, déjà député depuis 1914, sera secrétaire d’État dans ce gouvernement. Il se désolera d’avoir un fils footballeur, au Racing Club de Paris, et même en équipe de France : il est vrai qu’à cette époque leur salaires n’avait rien qui puisse venir brouiller les cartes et la jugeote.
Après le retrait de la guerre de la Russie bolchevique, l’Angleterre craignait que l’Italie ne signe un armistice séparé avec les empires centraux ; il lui fallait trouver un agent à même d’écrire des articles favorables à la Triple Entente : ce sera Benito Mussolini qui s’acquittera de la tâche moyennant 100 livres par semaine pendant à peu près un an, payés par le MI 5.
fin 1917
L’arrière, ce sont des gens qui s’amusent, ce sont des planqués qui se planquent, mais ça, c’est surtout pour faire les gros titres de la presse patriote, parce que l’arrière, en fait c’est essentiellement des millions de femmes seules, souvent avec des enfants, parfois de vieux parents ; à la campagne, elles se sont retrouvées à la tête d’une ferme où, en temps de paix, le couple a du mal à suffire à la tâche ; alors, quand l’homme est parti, entre les terres à labourer, emblaver, les blés à moissonner, les animaux à soigner, traire, et les enfants à nourrir, la vie n’est plus qu’un long épuisement, une fatigue qui s’insinue dans le corps tous les jours un peu plus profondément… Pour Clemenceau, l’arrière ne signifiait pas le théâtre, les ballets… mais bien les silencieux soldats de l’usine, ces vieux paysans courbés sur leurs terres, ces robustes femmes au labeur…
Catherine ne dormait toujours pas et savait qu’elle ne sombrerait pas dans le sommeil avant longtemps. Elle ne sombrerait pas, car plus de trois ans sans Jean, c’était trop ! Trop d’ennui, de tristesse, d’angoisse permanente et de cette peur qui, comme cette nuit, l’oppressait, la minait. C’était trop de vide dans ce lit trop grand et si froid en hiver, trop de pensées sans cesse remâchées, trop de souvenirs aussi. Des bons, des merveilleux, ceux des trois, mais si courtes permissions de Jean ; de cet homme maigre, sale et pouilleux, abruti de fatigue et de sommeil, qu’elle avait vu revenir, pour la première fois, après plus d’un an d’absence ! Jean, qui, malgré son épuisement et ce poignant désenchantement qui le taraudaient, lui avait fait, presque chaque nuit l’amour, comme un perdu, un désespéré, un homme en train de se noyer, et qui lutte, qui s’accroche et ainsi se sauve, peut-être…
Mais souvenirs terribles aussi, ceux des fins de permission et de ces départs qui arrachaient le cœur, le brisaient. Souvenirs de ce vide atroce, de ce froid qui tombait sur toute la ferme dès que Jean, son uniforme remis et sa musette à l’épaule, disparaissait au bout du chemin, en route vers le front, la mort, peut-être.
Alors, pour Catherine, parce que c’était le seul moyen de ne pas sombrer dans le désespoir et cette pernicieuse langueur qui coupent toute énergie, restait le travail. Elle s’y jetait à pleins bras, s’y épuisait, comme aujourd’hui encore en maniant ce brabant double, si lourd à retourner.
[…] Gravement, résonnant et vibrant de toute sa caisse de bois, la grande pendule à balancier, dont Catherine remonte chaque semaine les poids, égrène douze coups. Minuit, et Catherine ne dort toujours pas…
Mais comment s’assoupir lorsqu’une angoisse, sournoise comme un aspic lové au pied d’une callune [la fleur nationale de la Norvège], vous saute au cœur au moment où le corps, épuisé de fatigue, se détend enfin, juste avant de sombrer dans le repos ? Comment s’endormir lorsqu’une oppressante et insidieuse intuition vous assaille, vous agresse, et contraint votre esprit à ressasser cette crainte diffuse qui vous ronge et chasse le sommeil ?
Pourtant, dans quelques heures, il faudra que Catherine saute au bas du lit, qu’elle ranime le feu, qu’elle réveille et prépare les enfants pour l’école. Ensuite, qu’elle rejoigne sa belle-mère à l’étable, pour l’aider à faire téter les deux veaux, à traire et à soigner les quatre vaches et à nourrir les deux porcs et les six brebis.
Six heures, je serai debout dans six heures, il faudrait que je dorme, pense-t-elle en se retournant dans le lit.
Mais comment trouver le sommeil quand l’inquiétude vous ronge et que vous agresse la longue litanie de tous les hommes, voisins toujours, amis souvent, tombés par dizaines depuis plus de trois ans et dont les orphelins et les veuves sont désormais seuls sur les fermes décapitées.
Des fermes où il faut pourtant se rendre pour aider aux gros travaux, pour donner la main et pour tenter aussi de consoler un peu, si peu, ceux et celles qui ne guettent plus ni le facteur ni les gendarmes, tous ces annonceurs de malheur…
Mais comment chasser tous ces prénoms et ces visages, et s’endormir alors que, moins de quinze jours plus tôt, a retenti jusque chez vous le long et pathétique hurlement de Jeannette, la plus proche voisine ? Jeannette, terrassée par la douleur et cette monstrueuse injustice qui vient de la rendre veuve, à trente ans, et orphelins ses trois petits.
Jeannette, que Catherine va maintenant chaque jour aider à revivre, mais surtout à travailler, à entretenir toutes ses terres désormais guettées par l’abandon, la friche.
Déjà, dans tout le pays, et surtout dans chaque ferme frappée par la mort ou les irrémédiables blessures des hommes, les ronces, les broussailles, les orties et les chardons sont là, à l’affût, prêts à s’insinuer perfidement dans tous les champs, à quitter les bordures, à s’échapper des haies et à se lancer, toutes épines en avant, à l’assaut des bonnes terres délaissées et si vulnérables désormais.
Vaincue par la fatigue, Catherine sombre enfin dans le sommeil alors que la pendule lâche le coup d’une heure. Il y a maintenant 1 170 jours que Jean est parti…
Le 1° classe Jean Cazarres, du 18° de ligne, fut fauché par une rafale de mitrailleuse Maxim, au matin du 1 170° jour de guerre, à 8 h 35. Très grièvement blessé aux jambes, il fut aussitôt évacué et opéré.
Tu t’y feras, lui assura le major lorsqu’il se réveilla. Dame, on marche plus facilement avec les deux jambes, mais je t’en ai sauvé une ; c’est quand même beaucoup mieux que pas du tout, pas vrai ?
Claude Michelet. Histoire des paysans de France Robert Laffont 1996
Les hommes étaient partis. Le silence était tombé sur tous les villages alentour. Les journées des femmes étaient longues et éreintantes : elles allaient et venaient, de la ferme aux animaux, de la cuisine aux chambres d’enfants. Leurs mains se couvraient de cals, leurs dos se voûtaient. Elles usaient leur santé.
Les champs furent abandonnés. Les meules de foin, laissées sur place, comme des huttes de paille sous le soleil immobile. Elles se desséchèrent puis les premières pluies tombèrent, et elle commencèrent à pourrir. Elles restèrent là, dans les champs, à perte de vue, inutiles et gorgées d’eau. Elles s’affaissèrent doucement et commencèrent à moisir.
Au sommet de la colline du Prieur, les hommes avaient laissé une charrue, embourbée dans un sillon inachevé. Le cheval avait été dételé, mais les femmes n’avaient pas rentré la machine et elle resta penchée légèrement, enfoncée dans cette terre comme un vaisseau dans les sables. Chaque nouvelle averse l’enfonçait un peu plus. Chaque goutte d’eau amollissait son bois davantage. Une araignée vint tisser sa toile, là, entre la terre et le soc. L’herbe poussa les long des roues et les corbeaux se posèrent sur le vieux bois rongé de mousse.
C’était ainsi sur des centaines de kilomètres. Partout les hommes étaient invisibles. Partout des herbes sauvages reprenaient leurs droits. Les murets de pierre qui délimitaient les propriétés s’affaissaient au gré des vents, sans violence, sans à-coups. La pluie effaçait les chemins de terre, inondait les champs. Seul le vent parcourait encore les collines, passant ses longs doigts dans les cheveux des prés.
La terre, dans ce grand silence inquiet, commença à se demander ce qu’étaient devenus les hommes. Elle cherchait une trace, une présence mais ne trouvait rien. Plus aucun pied ne la foulait. Elle sentait les animaux sortir plus souvent, s’attarder dans les champs plus longtemps, à découvert, et s’aventurer dans les endroits où ils n’allaient jamais auparavant. Elle ne pouvait plus douter qu’elle avait été désertée.
Laurent Gaudé. Les oliviers du Négus. Actes Sud. 2011
6 12 1917
Le Mont Blanc, un navire français effectuant du transport de munitions, arrive de New-York où il a chargé plus de 2 400 tonnes d’explosifs : TNT, fulmicoton et acide picrique. Il entre à Halifax, au Canada, où il doit attendre la formation d’un convoi pour regagner l’Europe. L’accès du port est constitué de plusieurs corridors où la circulation est réglementée. Dans le même temps, un navire de secours norvégien, le Imo, sort du port. Mauvaise volonté d’un des bateaux, des deux ? Aucun ne veut céder le passage et la collision ne peut être évitée : le machine arrière effectué alors par le Imo provoque des étincelles qui mettent le feu au benzène stocké sur le pont du Mont Blanc. Il est 8 h 45’. Le capitaine ordonne l’évacuation du navire, et le bateau en feu dérive vers le rivage d’Halifax. À 9 h 45’, heurtant un quai, il explose : une gigantesque boule de feu s’élève jusqu’à 6 000 mètres, déclenchant un raz de marée qui jette à terre le Imo. Plus de 2 500 ha de la ville sont rasés, les vitres cassées jusqu’à 16 km : on compte 2 000 morts, 9 000 blessés.
7 12 1917
Les États-Unis déclarent la guerre à l’Autriche Hongrie.
11 12 1917
Sir Edward Allenby, général anglais appuyé par des unités arabes, prend Jérusalem, après Gaza et Jaffa. Davis Lloyd George, premier ministre britannique, prendra en plus l’habit de croisé pour déclarer son enthousiasme pour la chrétienté qui reprenait ainsi possession de ses lieux saints. Il qualifia cette mise au pas de premier pas vers l’élimination de l’imposture militaire ottomane qui a su nous intimider des années durant du fait de l’incompétence de nos propres stratèges.
12 12 1917
985 poilus quittent le front italien du Monte Grappa, dans les Dolomites, pour 15 jours de permission ; en gare de Modane, leur convoi est composé de 19 wagons italiens obsolètes, au freinage non automatique, soumis à un serre frein à l’efficacité aléatoire. Le train descend la Maurienne, mais au Freney, en amont de Saint Jean, perd le contrôle de sa vitesse limitée à 40 km/h dans cette forte pente de 3 % – il y a 326 mètres de dénivelé sur 15 km – : il finit par atteindre 135 km/h et la locomotive glisse sur les rails : la première voiture déraille à la hauteur de la tranchée de La Saussaz et les suivantes viennent s’y encastrer. 20 minutes plus tard, le feu se déclare, qui ne sera éteint que 24 heures plus tard, tant l’accès est difficile . La locomotive terminera sa course folle à Saint Michel de Maurienne, sans encombre, puisque libérée des 900 tonnes de wagon qui la poussaient. C’est un adjudant et son chauffeur qui, réalisant ce qui s’est passé, donneront alors l’alerte. 425 poilus et 2 cheminots y laissèrent la vie. Il faudra 5 jours et 5 nuits pour dégager tous les corps et rétablir la circulation sur les deux voies. C’est la plus grande catastrophe ferroviaire française. Les restes des corps seront exhumés en 1961, et transférés à La Doua, le cimetière militaire de Lyon. Puis une stèle leur sera dédiée en 1998 au cimetière spécial crée par la commune de Saint Michel de Maurienne.
15 12 1917
Il faut que la France possède l’essence, aussi nécessaire que le sang, dans les batailles de demain.
Georges Clemenceau
12 1917
En Russie, création de la Tcheka, la police politique avec à sa direction, Félix Dzerjinski.
Les États Unis ont 365 000 soldats en France. À la fin de la guerre, deux millions d’Américains auront combattu aux côtés des Français et des Anglais ; ils compteront 117 000 morts.
William March, né en 1893 en Alabama, s’est engagé dans l’US Marine Corps en 1917. Il a publié Compagnie K en 1933, dans lequel il donne la parole plus facilement aux simples soldats qu’aux officiers. On est très loin du récit de guerre classique qui a une tendance naturelle à prendre ses distances avec le réel : le réalisme est cru, l’humour souvent noir, les femmes plus fréquemment garces qu’aimantes [ce n’est que dans les revues qui leurs sont consacrées qu’elles deviennent de rêve], la tricherie, méchanceté et mauvaise foi quotidiennes et la guerre monstrueuse, tellement bête, tellement stupide. Les accents antimilitaristes sont légion. Ce livre est d’une authenticité que l’on ne voit pas partout.
La compagnie K a engagé les hostilités le 12 décembre 1917 à 22 h 15 à Verdun (France) et a cessé le combat le 11 novembre 1918 au matin près de Bourmont, ayant la nuit précédente traversé la Meuse sous les bombardements ennemis ; et ayant participé, au cours de la période susmentionnée, aux opérations décisives suivantes : Aisne, Aisne-Marne, Saint-Mihiel et Meuse-Argonne.
Pendant la traversée sur le navire de transport, j’ai été désigné pour une opération spéciale de surveillance de sous-marins. Chaque homme de notre détachement s’est fait distribuer des jumelles et attribuer une section d’eau à surveiller. Mon angle, c’était entre 247° et 260° et dans la tour avec moi se trouvait Les Yawfitz, dont la section touchait la mienne. À côté de chacun de nous, il y avait un téléphone qui communiquait avec la salle des machines en dessous et avec les artilleurs à leur poste sur le pont.
Une fin d’après-midi où il pleuvait et où il faisait froid, j’ai aperçu un cageot à tomates qui flottait sur l’eau. Je l’ai observé longtemps pour essayer de savoir s’il se déplaçait avec le courant. J’avais presque décidé que oui quand j’ai remarqué qu’il venait de reculer de plusieurs dizaines de centimètres, à l’opposé du sens des vagues. J’ai attrapé mon téléphone pour avertir les canonniers et les mécaniciens qu’il y avait un périscope dissimulé sous un cageot. Le navire a viré d’un coup, et au même moment l’artillerie a ouvert le feu. Aussitôt on a vu un sous-marin remonter en surface, vaciller et puis se retourner dans un jet de vapeur.
Tout le monde m’a fait la fête et m’a demandé comment j’avais pu repérer que le cageot à tomates camouflait un périscope. Je n’en savais rien, en fait, j’avais simplement deviné juste, c’est tout. Alors comme j’étais un héros intelligent, on m’a donné la Navy Cross. Si je m’étais trompé, s’il n’y avait rien eu sous le cageot, j’aurais été une ordure et le dernier des couillons, un déshonneur pour la troupe et, à tous les coups, ils m’auraient envoyé au trou. On me la fait pas à moi.
Caporal Walter Rose
J’ai quitté mon poste de guet frigorifié et nauséeux, grelottant ; trempé jusqu’à mes pauvres os. Je sentais la vermine qui me démangeait le dos et me courait sur la poitrine. Je ne m’étais pas lavé depuis des semaines et mes pieds étaient couverts de cloques détestables. Dans l’abri régnait une odeur aigre et suffocante qui me retournait l’estomac et me donnait envie de vomir… J’ai allumé ma bougie et pendant longtemps j’ai contemplé mes mains sales, mes ongles cerclés de boue séchée. Un sentiment de répulsion s’est emparé de moi.
Je supporterai n’importe quoi d’autre, j’ai dit, mais cette crasse, je la supporterai pas plus longtemps…
J’ai armé mon pistolet et je l’ai posé sur l’étagère à côté de la bougie…
À minuit exactement, je me tuerai…
Sur mon lit se trouvaient des magazines qu’Archie Smith avait lus et qu’il m’avait passés. J’en ai pris un au hasard, je l’ai ouvert ; et là, qui me regardait de ses yeux tristes et pleins de pitié, est apparue Lillian Gish. Jamais de ma vie je n’ai vu une chose aussi pure ou aussi propre que son visage. Je n’arrêtais pas de plisser les yeux, comme si je n’arrivais pas à croire ce que je voyais. Puis je lui ai touché les joues, mais très délicatement, du bout des doigts…
Oh, que tu es propre et ravissante, je me suis exclamé dans ma surprise… Tu es pure et ravissante et adorable !…
J’ai découpé la photo, je lui ai fabriqué un étui en cuir et je l’ai transportée avec moi tout le temps qu’a duré la guerre.
Chaque soir, avant de me coucher, je la regardais, et chaque matin au réveil. Elle m’a accompagné tout au long de ces mois terribles et c’est grâce à elle que j’en suis sorti, finalement, en ayant gardé mon calme et ma sérénité.
Lieutenant Edward Bartelstone
On a été momentanément détachés de notre division et rattachés aux Français, et pendant six jours et six nuits on a combattu sans sommeil et sans trêve. Comme on se battait sous les ordres des Français, c’étaient eux aussi qui nous donnaient le ravitaillement et les vivres. Quand le premier repas est arrivé, il y avait du vin rouge et une petite ration d’eau-de-vie pour chacun d’entre nous. On avait faim et froid, on était extrêmement fatigués, l’eau-de-vie nous a réchauffé les sangs et nous a rendu les longues nuits supportables.
Mais le deuxième jour, quand ils ont apporté le repas, le vin et l’eau-de-vie avaient disparu des rations des soldats américains. Les œuvres de bienfaisance françaises s’étaient élevées contre le fait qu’on nous distribue de l’alcool : on craignait que la nouvelle ne parvienne jusqu’aux États-Unis, où elle risquait de contrarier l’Union des femmes chrétiennes pour la tempérance et le Bureau des méthodistes pour la tempérance, la prohibition et les bonnes mœurs.
Soldat Graley Borden
Ce matin de juin, nous examinions notre position avec le sergent Prado. À notre gauche, et à peu près à un demi-kilomètre en avant de notre première ligne, se trouvait un massif isolé de petits arbres.
Ce bosquet devrait constituer un bon emplacement pour un peloton de mitrailleurs en cas d’attaque ennemie, j’ai déclaré.
Le sergent Prado a levé les yeux :
Je crois pas, il a dit. Je crois vraiment pas.
Il restait planté là avec obstination, en secouant la tête. Je ne lui ai pas répondu aussitôt, j’ai fait comme si je n’avais pas entendu. J’ai fini par dire :
Je crois que vous feriez bien de prendre plusieurs hommes pour aller creuser une ligne de tranchées là-bas.
Je ferais pas ça, mon lieutenant, il a dit. Ce massif se voit comme le nez au milieu de la figure. Â tous les coups, les Allemands vont penser qu’on y a mis des hommes et ils vont marmiter à tout va. Je m’y attends depuis ce matin.
Je suis désolé, j’ai dit, mais je crois que vous avez compris mes ordres.
Bien mon lieutenant, il a dit.
Quelques minutes plus tard, Prado et ses hommes avaient traversé le blé à plat ventre, et dans mes jumelles je les ai vus pénétrer derrière les arbres. Alors, au moment où j’abaissais mes lunettes et où je m’en allais, j’ai entendu un obus trouer l’air calme. Je me suis arrêté, retourné, et je l’ai vu tomber à dix mètres du massif. Tout est resté silencieux pendant que je retenais mon souffle et que les artilleurs allemands corrigeaient leur tir. Puis des quantités d’obus ont commencé à vriller et siffler dans le ciel pour venir s’écraser dans les arbres, où leur explosion était épouvantable. Des geysers de terre, de feuilles et de branches brisées se soulevaient, les troncs des arbres fouettés de toutes parts se courbaient d’un côté puis de l’autre, comme si un ouragan s’était engouffré entre eux et ne parvenait plus à en sortir.
Le pilonnage a duré vingt minutes avant de cesser aussi soudainement qu’il avait débuté. J’ai couru dans les blés, terrifié, regrettant l’acte que j’avais commis par vanité ; et la première chose que j’ai vue en atteignant le massif, c’étaient les corps d’Alden, de Geers et de Carroll entassés les uns sur les autres, leur figure dévastée, le sommet de leur crâne défoncé. Allongé en travers d’un arbre abattu, le corps ouvert du ventre au menton, gisait le sergent Prado et, debout, la tête penchée, Leslie Jourdan regardait sa main, dont les doigts avaient été emportés.
Je me suis appuyé contre un arbre pour ne pas tomber. Je ne voulais pas faire ça, j’ai dit, je ne voulais pas…
Lieutenant Thomas Jewett
Sors de ce trou d’obus ! le sergent Donohoe a crié. Sors de là. Dégage !
Non, j’ai dit. Non.
J’avais le corps qui s’agitait dans tous les sens comme quelqu’un qui a la danse de Saint-Guy. Mes mains tremblaient et mes dents n’arrêtaient pas de claquer les unes contre les autres.
Espèce de salopard ! Salopard de lâche ! criait Donohoe. Il s’est mis à m’envoyer des coups avec le canon de son fusil.
Sors de là ! il a crié encore.
Je vais pas plus loin, j’ai dit. J’en peux plus.
Salopard de lâche ! il a répété. Le lieutenant Fairbrother est arrivé.
Qu’est-ce qui se passe, ici ? il a demandé.
Je suis sorti du trou à quatre pattes et je me suis mis debout face à eux. Je voulais dire quelque chose, mais je n’y arrivais pas. J’ai commencé à reculer lentement.
Reste où tu es ! a dit le lieutenant, mais j’ai continué de reculer.
Salopard de lâche ! a crié le sergent Donohoe. Et puis il a levé son pistolet et visé ma tête.
Reste où tu es ! a redit le lieutenant Fairbrother.
Je voulais rester où j’étais. J’ai essayé de rester où j’étais. Je n’arrêtais pas de me dire : Si je reste pas où je suis, il va me tirer dessus, sûr et certain !… Mais impossible : je continuais de reculer. Il y a eu un silence. J’entendais mes dents qui claquaient les unes contre les autres, elles jouaient une musique. Reste où tu es ! je me disais à moi-même. Reste où tu es, bon sang… Il va te tirer dessus ! Alors je me suis retourné et je me suis mis à courir, et à ce moment-là j’ai entendu la détonation du pistolet du sergent Donohoe, je suis tombé dans la boue et le sang s’est mis à gicler de ma bouche.
Soldat Christian Geils
Bernie Glass, Jakie Brauer et moi, quand on a sauté dans la tranchée, on a vu personne sauf un tout jeune Allemand rondouillard qui était mort de trouille. Il était en train de dormir dans un abri et quand on a sauté, les baïonnettes fixées à nos fusils, il est sorti de son abri en courant et il a essayé de passer par-dessus le parapet. Jakie Fa rattrapé par le fond du pantalon et Fa ramené dans la tranchée et Bernie a fait mine de l’attaquer avec sa baïonnette deux ou trois fois, juste pour lui faire peur, et je peux vous dire que ça a bien marché ! Mais quand Jakie s’est mis à lui parler en allemand, le gamin s’est calmé un peu.
Il nous a suppliés de le laisser partir, mais on lui a dit que c’était pas possible vu que, selon les instructions du capitaine Matlock, on devait le faire prisonnier. Alors il a dit qu’il préférait être tué tout de suite, parce que les Américains tranchaient les mains et les pieds de tous leurs prisonniers. De votre vie, vous avez déjà entendu quelque chose d’aussi idiot ? Quand Jakie nous a rapporté ce qu’il avait dit, sur le coup Bernie s’est fâché.
Demande-lui où il a eu son tuyau, il a fait. Demande-lui qui lui a raconté des bobards pareils.
Après avoir reparlé avec le gamin, Jakie s’est tourné vers nous pour nous répéter sa réponse en anglais :
Il dit que c’est ce qu’on leur a appris au camp d’instruction. Il dit que tout le monde le sait. Que c’est même dans les journaux.
Ben mon petit salaud, s’est exclamé Bernie, oser dire ça quand tout le monde sait que c’est pas nous, mais eux, les Teutons, qui font ces trucs-là. Sacré nom de Dieu, si c’est pas du culot, ça !
Et puis il s’est mis à rire :
J’ai une idée : on va s’amuser un peu. Dis-lui que d’après le règlement, quand on fait un prisonnier, on doit lui tailler ses initiales sur la peau du ventre avec un couteau de tranchée !
D’accord, a répondu Jakie, et puis il a éclaté de rire. Quand il a arrêté de se gondoler, il a répété au petit Allemand ce que Bernie avait dit, et j’ai bien cru que le gamin allait tourner de l’œil. Il est devenu tout pâle et il s’est mis à gémir, allongé dans la tranchée, la joue contre la paroi. Et puis il a déboutonné sa tunique et on a vu qu’il portait un beau ceinturon Gott Mit Uns. Jakie le voulait en souvenir. Il l’a montré à Bernie et lui a dit qu’il allait se le prendre si aucun d’entre nous le voulait, mais Bernie a dit :
Tu peux pas faire ça : ça serait du vol ! Jakie a dit :
Bon, d’accord, je vais lui acheter alors.
Donc il a expliqué au petit Allemand qu’il voulait son ceinturon et qu’il lui en donnait dix francs.
Le gamin lui a pas répondu. Je crois qu’il a même pas entendu Jakie tellement il pleurait et tellement il se tordait les mains en pensant à comment on allait lui taillader le ventre.
Vas-y, t’as qu’à lui prendre, du coup ! a dit Bernie, prends-le si tu le veux !
Mais quand Jakie s’est penché pour défaire la boucle du ceinturon, le petit gamin allemand a poussé un cri et il lui a tranché la gorge d’une oreille à l’autre avec un couteau qu’il tenait caché sous sa tunique !
Soldat Mark Mumford
Quand j’ai vu Jakie Brauer tomber, et ses artères qui crachaient le sang contre la paroi de la tranchée comme un poule à qui on vient d’arracher le cou, ça m’a tellement surpris que je suis resté planté comme un imbécile pendant que le gamin allemand escaladait le parapet et partait en courant. Au bout d’un moment, j’ai repris mes esprits et je me suis mis à lui courir après. J’aurais pu lui tirer dessus facile, mais c’était encore trop bien pour cette ordure… Quand on l’avait traité de façon aussi correcte : en lui proposant de lui acheter son ceinturon plutôt que de le prendre, ce qu’on aurait pu faire sans aucun problème ! Il a presque réussi à me faire perdre mon souffle, mais j’ai fini par le rattraper. Je lui ai enfoncé ma baïonnette dans le corps une fois et puis deux et puis encore. Et après je lui ai frappé le crâne avec la crosse de mon fusil.
C’était un sale coup de traître, couper la gorge de Jakie comme ça. Jakie, c’était l’homme le plus régulier que j’ai jamais connu et il aurait pas fait de mal à une mouche, tant qu’il pouvait l’éviter. De le voir la tête presque tranchée, et ses yeux… Ce qui prouve bien qu’on peut pas faire confiance à un Teuton. Je sais que moi, j’ai jamais laissé une seule chance à un Allemand après ça.
Soldat Bernard Glass
Voilà comment ça s’est vraiment passé. On était de repos dans un bois près de Boissy, juste après notre retour du front où on avait été en première ligne pendant dix jours. Cet après-midi-là, la plupart des gars ont eu du savon et ont fait une lessive, ou ils ont écrit chez eux, mais on a été un ou deux à décider de prendre quartier libre sans permission pour voir à quoi ressemblait le pays.
Sur la route, entre deux prés, j’ai vu une fille qui gardait une vache, elle chassait les mouches qui lui venaient sur le dos avec une branche de saule. Quand elle m’a souri et qu’elle a fait un petit bruit avec sa bouche, j’ai sauté par-dessus la clôture pour aller vers elle. Elle m’a regardé en plissant les yeux et elle a ri. Ensuite elle a passé les bras derrière sa tête et puis elle a bâillé, et quand elle a fait ça, ses seins ont bondi vers moi comme des petits lapins. Je me suis approché d’elle et j’ai posé les mains sur ses cuisses, elle est venue plaquer ses hanches contre moi et elle s’est mise à remuer du bassin. Et puis elle m’a plongé la tête dans son décolleté, ses yeux ont chaviré et on a commencé à s’embrasser. Il faisait chaud ce jour-là, ses cheveux étaient collés contre son crâne. Elle avait des perles de transpiration sur la gorge et sur les lèvres et elle dégageait une odeur de sueur et de foin de trèfle.
Et puis tout à coup elle m’a repoussé comme si elle avait peur de quelque chose, et au même moment j’ai vu un homme qui nous regardait de l’autre côté de la clôture. La fille s’est mise à pousser des cris et à me donner des coups avec sa branche. J’ai sauté par-dessus la clôture et détalé sur la route, mais l’homme m’a couru après, il criait en agitant une bêche. Alors d’autres personnes l’ont rejoint, des hommes et des femmes, tous à me poursuivre armés de bâtons et de fourches. Ils ont fini par me coincer complètement, et je n’ai plus bougé.
C’est comme ça que ça s’est vraiment passé. S’il vous plaît, mon Dieu, aidez-moi.
Soldat Harry Waddell
On a bivouaqué près de Belleville, cette nuit-là, et le lendemain matin on avait ordre de passer à l’épouillage dans un bâtiment situé au milieu d’un champ. On a enlevé nos vêtements à l’extérieur du bâtiment, on les a noués ensemble avec la cordelette de notre matricule, et l’infirmier les a mis dans une étuve où ils devaient cuire environ une heure. Ensuite on est passés à l’épouillage par groupe de cinquante. Il a fallu toute la matinée pour épouiller le bataillon, et pendant ce temps on a dû rester nus dans le champ à attendre que nos vêtements sortent des étuves.
Au bout d’un moment, le champ s’est retrouvé entouré de spectateurs, surtout des femmes, qui s’étaient assises dans l’herbe pour regarder, ou qui mangeaient leur déjeuner comme si de rien n’était. Une vieille dame avait apporté une chaise et un peu de couture. Je me suis approché de l’endroit où elle s’était installée, nu comme le jour où j’étais venu au monde.
Cet après-midi, ça va être au tour du 1° bataillon, j’ai dit, mais mesdames, à votre place, je resterais pas à attendre. Quand on a vu mille hommes nus, on les a à peu près tous vus.
Comment ? m’a répondu en français la vieille dame qui souriait gentiment.
Soldat Byron Long
Le caporal Foster nous a dit de charger nos fusils et d’aller à la carrière de cailloux. Là-bas, il y avait des prisonniers et le capitaine Matlock nous avait ordonné de les emmener dans le ravin pour les fusiller…
Je le ferai pas ! j’ai dit. Je peux peut-être tuer un homme pour me défendre, mais tirer sur un être humain de sang-froid. .. ça, non ! Je le ferai pas !
Tu vas faire ce que le capitaine dit ou t’auras droit au conseil de guerre. Et quand ils t’auront attaché au poteau, ils te tireront dessus pareil. C’est peut-être ce que tu veux !
Je le ferai pas ! j’ai répété.
D’accord, a répondu le caporal Foster. C’est toi qui vois, mais tu pourras pas dire que je t’aurais pas prévenu.
Alors on a pris nos fusils et on est allés à la carrière. Il y avait environ une vingtaine de prisonniers, pour la plupart des gamins qui avaient sur les joues un duvet blond tout fin. Ils étaient au centre, blottis les uns contre les autres, les yeux qui bougeaient nerveusement dans tous les sens, ils se parlaient à voix basse sur un ton apeuré, le cou incliné vers l’avant, trop frêle, on aurait dit, pour supporter le poids de leur casque. Ils avaient l’air malades et affamés. Leurs uniformes étaient râpés, déchirés, crottés de boue, leurs orteils nus sortaient des trous percés dans leurs brodequins. Certains, déjà blessés et affaiblis à cause du sang qu’ils avaient perdu, arrivaient à peine à se tenir debout tous seuls et chancelaient d’avant en arrière.
Et puis tout à coup ce sont mes genoux à moi qui ont faibli.
Non, j’ai dit, non. Je ferai pas ça…
Le caporal Foster alignait les prisonniers sur une seule rangée, il hurlait et jurait, il gesticulait… Pourquoi je refuse pas de faire ça? je pensais. Pourquoi on refuse pas tous? Si on est assez nombreux à refuser, qu’est-ce qu’ils pourront faire ?… Et là, j’ai vu clairement la vérité : On est aussi des prisonniers, nous sommes tous prisonniers…
Non ! j’ai dit. Je ne le ferai pas !
Alors j’ai jeté mon fusil, je me suis retourné et je suis parti en courant à travers les bois aussi vite que je pouvais sans trébucher. J’ai entendu le caporal Foster qui me criait de revenir ; j’ai entendu Dick Mundy et Bill Nugent qui m’appelaient, mais j’ai continué de courir sans m’arrêter, j’allais d’arbre en arbre, je tombais dans des trous d’obus, je m’y terrais en tremblant, je repartais. J’ai fini par arriver à une vieille grange, où je me suis caché derrière un tas d’ordures et j’ai essayé de réfléchir à ce que j’avais fait. Je n’avais pas d’amis pour me couvrir. Je ne savais pas parler français. Je n’avais aucune chance. Tôt ou tard, j’allais me faire ramasser par la police militaire et je serais jugé pour désertion. C’était inévitable, je le savais… Je ferais aussi bien de me rendre, qu’on en finisse là, j’ai décidé. Je m’en tirerai peut-être avec vingt ans. Vingt ans, c’est pas si long, j’ai pensé. J’aurai seulement quarante-deux ans quand je sortirai, je pourrai commencer une nouvelle vie…
Soldat Walter Drury
J’étais à plat ventre dans les blés, pas loin du capitaine Matlock quand il a été touché, et j’ai été le premier près de lui. Une balle de mitrailleuse l’avait frappé pile entre les deux yeux, lui avait traversé la tête et était ressortie au bas de son crâne.
C’est un gars de la troisième section, Mart Passy, qui est arrivé quand j’ai appelé, et tous les deux, on a soulevé le capitaine pour l’emmener jusqu’à une tranchée où des brancardiers l’ont ramassé et puis transporté à l’arrière.
L’attaque était finie, on était rentrés chercher des renforts à la ferme de la Mouche, et je racontais à des gars qui étaient là comment Fishmouth Terry avait été touché.
Il est tombé sans faire de bruit, j’ai dit. Il est tombé et il s’est plié en deux dans les blés, c’est tout. J’ai vraiment cru qu’il était mort, mais quand les brancardiers l’ont embarqué il respirait pour de bon. Il a pris une seule balle, mais elle lui est passée à travers la tête. Quand je l’ai retourné sur le ventre, j’ai vu une cuillerée de cervelle par terre.
Attends une minute, là… pas si vite, mon lascar! le sergent Dunning a fait. Quelle quantité de cervelle t’as dit qui était sortie du crâne de Fishmouth Terry ?…
Une cuillerée, à peu près, j’ai répondu.
Tout le monde a secoué la tête et haussé les épaules.
T’es bien sûr que c’est le capitaine Matlock que t’as ramassé ? le sergent a insisté.
Ben oui, j’ai dit, c’était bien lui. Tout le monde s’est mis à rire…
Déconne pas! a lancé Vester Keith. Déconne pas! S’il y a tout ça de cervelle qui est sorti, ça pouvait pas être notre Terry !
Soldat Abraham Rickey
Quand je suis sorti des vapeurs de l’éther, j’ai pas su tout de suite où j’étais, mais au bout d’un moment j’ai retrouvé mes esprits et je me suis rappelé que j’étais dans un hôpital, et qu’on venait de me couper la jambe. Et puis l’infirmière m’a donné un médicament à avaler et la douleur s’est arrêtée. J’avais l’impression que tout s’embrouillait. Pendant un temps je savais où j’étais et ce qui m’était arrivé, et puis je m’endormais et je me croyais rentré à la maison.
Je sais pas quelle heure il était quand j’ai entendu des gens qui chuchotaient au-dessus de mon lit. J’ai ouvert les yeux et puis j’ai regardé, et tout ce que j’ai vu d’abord, c’était une vieille dame qui avait une tête gentille penchée vers moi. Va savoir pourquoi, je me suis cru à Little Rock et j’ai pensé que la dame, c’était une de nos voisines, une Madame Sellers, qui était venue rendre visite à maman.
Bonjour, Madame Sellers ! j’ai dit. Mais comment ça se fait que vous êtes là, dans ma chambre ?
C’est seulement là que j’ai vu les docteurs et l’infirmière debout à côté de la dame, et que j’ai compris où j’étais. La dame a rien dit, mais elle m’a fait un sourire bien aimable. Quand j’ai compris mon erreur, je lui ai parlé plus poliment.
Excusez-moi, madame, j’ai dit, mais j’ai cru que vous étiez une voisine de par chez moi qui a une pension juste en face de là où j’habite.
La dame a parlé bien correctement :
Trouvez-vous donc que je lui ressemble beaucoup?
Oui, madame, j’ai dit, vraiment beaucoup ! Si vous aviez un tablier et un bonnet, personne pourrait faire la différence.
Alors j’ai vu à la tête de l’infirmière que j’avais gaffé. Plus tard j’ai appris que j’avais parlé à Sa Majesté la reine d’Angleterre [Mary de Teck, épouse de Georges V. ndlr]. Quand j’ai découvert ça, j’ai demandé à l’infirmière de bien dire à la reine que Madame Sellers était une femme respectable qui avait l’estime de tout le monde à Little Rock et qu’il fallait pas qu’elle ait honte de lui ressembler. L’infirmière m’a répondu qu’elles étaient bonnes amies avec la reine et qu’elle ne manquerait pas de lui dire la prochaine fois qu’elles se verraient.
J’en ai plus jamais entendu parler après, mais mon erreur était pas volontaire, et c’est bien comme ça apparemment que la reine avait vu les choses… Mais je parie quand même qu’elle se souvient encore de ma bévue, et qu’elle a ri de moi plus d’une fois depuis.
Soldat Peter Stafford
Je me suis engagé le lendemain de la déclaration de guerre, mais mon frère Rodger, lui, est resté tranquille au pays à causer de la barbarie des Allemands, à vendre des Liberty Bonds pour financer la guerre et à faire des discours. Et puis ils ont fini par l’enrôler, alors il est venu en France juste à temps avant la signature de l’armistice pour aller deux jours au combat en Argonne. (À ce moment-là, ça faisait un an et demi que j’étais sous les armes, et presque huit mois que j’avais pas quitté le front.)
Le dernier jour des combats, Rodger s’est fait érafler l’épaule par une bille de shrapnel, enfin c’est ce qu’il a dit; de toute façon, c’était tellement petit comme blessure que la cicatrice se voyait à peine quand je suis revenu à la maison, pratiquement un an plus tard. Rodger, lui, avait été évacué dans un hôpital et puis rapatrié aux États-Unis. On lui avait fait une sacrée fête quand il était rentré au pays, le premier soldat démobilisé, tout le tralala. Il s’asseyait dans un fauteuil sous le porche pour jouer au héros blessé à la guerre, et là il parlait aux vieilles dames et il admirait les jeunes filles qui passaient.
Il se l’est coulée douce, Rodger, mais quand moi je suis rentré, tout le monde en avait soupe de la guerre.
Allez, mon chéri, m’a dit ma mère, Rodger nous a tout raconté. Je sais que ça doit être douloureux de repenser à tout ça, tu n’as pas besoin d’en parler. Rodger nous a tout dit…
Ah bon ? j’ai demandé. Je voudrais bien savoir qui lui a raconté, tiens.
Allons, Paul, ma mère a dit, tu es injuste avec ton frère. Mais moi je voulais parler quand même. Pendant le dîner, ce soir-là, j’étais en train de raconter une attaque au gaz et Rodger m’a coupé.
Non, il a dit, c’est pas comme ça que ça se passait. Après, je parlais des avions qui rasaient la route pour arroser les soldats à la mitrailleuse.
N’importe quoi, Rodger a dit. J’ai jamais vu ça quand j’étais en France.
Comment t’aurais pu, tu veux me le dire? j’ai répondu. T’as fait un voyage de trois jours. Qu’est-ce que t’as pu voir en si peu de temps!…
Rodger a tourné la tête, il s’est appuyé au dossier de sa chaise.
S’il te plaît…, il a fait d’une voix étranglée.
Alors maman s’est précipitée vers lui pour le prendre dans ses bras et mes sœurs m’ont regardé d’un œil noir.
T’es content maintenant, à cause de toi Rodger est de nouveau malade ! elles ont dit.
Je suis sorti de table et je suis allé dans ma chambre. Un peu plus tard ma mère était sur le pas de la porte.
Tu devrais avoir plus de compassion pour ton frère, elle m’a dit. Tu sais, mon chéri, Rodger a été blessé !
Soldat Paul Waite
C’était autre chose quand on venait de déclarer la guerre, que la fanfare jouait dans le kiosque de Jackson Park et que des jolies filles en tenue d’infirmière poussaient les hommes à s’engager pour défendre leur pays : c’était pas la même chose du tout à ce moment-là, c’était bien romantique…
Voilà ce que j’ai dit à la mère d’Effie quand elle est venue me demander de rompre les fiançailles.
Effie t’épousera si tu insistes, sa mère a dit. Elle sait ce que tu as enduré. Nous le savons tous. Elle acceptera que le mariage ait lieu si c’est ce que tu veux.
Oui, c’est bien ce que je veux ! j’ai répondu. On a fait un marché : elle avait promis de m’épouser si je m’engageais. J’ai honoré ma part du contrat. À son tour d’honorer la sienne.
La mère d’Effie a parlé lentement, elle veillait à choisir des mots qui ne risquaient pas de me blesser.
Tu ne te rends sans doute pas compte à quel point tu… tu as changé, elle a dit. Effie est une jeune fille extrêmement sensible, à fleur de peau, et même si nous savons tous que tu n’as pas eu de chance et que ce n’est pas de ta faute si tu… tu es comme tu es aujourd’hui, néanmoins nous…
Allez-y, dites-le ! j’ai coupé. J’ai un miroir. Je sais de quoi j’ai l’air, la face brûlée et complètement tordue sur le côté. Ne vous inquiétez pas, je sais encore de quoi j’ai l’air!
Ce n’est pas du tout la question, Walter, sa mère a continué… Ce que nous souhaitons simplement, c’est que tu viennes de toi-même dire à Effie que tu la libères de sa promesse.
Non, je ne le ferai pas, j’ai répondu. Pas tant que je vivrai.
Madame Williams s’est levée et est allée jusqu’à la porte.
Tu es très égoïste, et très inconséquent, elle a dit. J’ai posé la main sur son bras.
Elle finira bien par s’habituer à moi. Au bout d’un moment elle ne remarquera même plus ma tête. Je serai tellement gentil avec elle qu’elle sera forcée de recommencer à m’aimer.
Quel idiot. J’aurais dû savoir que Madame Williams avait raison. Je n’aurais pas dû aller jusqu’au bout. Je revois la tête d’Effie, maintenant. Je revois sa tête ce soir-là, quand on s’est retrouvés seuls pour la première fois dans notre chambre, dans cet hôtel de Cincinnati. Comme elle tremblait, et elle se cachait le visage dans les mains parce qu’elle ne pouvait pas supporter de me regarder. Faut que je m’habitue à ça, je me répétais. Faut que je m’y habitue…
Je me suis approché d’elle, mais je ne l’ai pas touchée. Je me suis agenouillé, j’ai appuyé ma joue contre ses genoux… Si elle avait seulement posé sa main sur ma tête ! Si elle avait seulement prononcé une parole bienveillante!… Mais non. Elle a fermé les yeux et elle s’est rétractée. J’ai senti les muscles de ses cuisses se raidir de dégoût.
Si tu me touches, je vomis, elle a dit.
Soldat Walter Webster
William March. Compagnie K. Gallmeister. 2013
1917
Soulèvements contre la réquisition au Bénin et au Soudan. Premiers lâchers du gaz moutarde, qui attaque la peau : parmi les victimes, un certain Adolf Hitler, caporal de 28 ans. À l’hôpital de Pasewalk, il sera traité contre les effets de ce gaz mais aussi, probablement contre ceux de la syphilis. Plus de 1 million d’enfants ont perdu leur père. L’Office national des anciens combattants et des victimes de guerre (ONACVG) va les prendre en charge. De 1917 à 2000, plus de 2 millions de personnes ont obtenu le statut de pupille de la nation. Bien souvent, les familles ne découvrent qu’à la mort de leur parent que ce dernier en bénéficiait.
Marie, reine de Roumanie, petite fille de la Reine Victoria par son père, du Tzar Alexandre II par sa mère, adepte de la religion Baha’ie, a beaucoup pesé pour que son pays s’engage auprès des Alliés. Elle ne se tient pas cloîtrée en son palais et porte secours aux combattants au sein de Regina Maria, la Croix Rouge roumaine : Les femmes, je les ai vues, dressées comme des spectres devant leurs chaumières en poussière, regardant avec des yeux de folie la route où ceux qu’elles attendaient ne reviendraient jamais plus. Je les ai vues fixer le cadavre de leurs enfants morts de faim. Leurs yeux étaient secs, un chagrin trop fort ayant brûlé leurs larmes.
L’une de ses dames d’honneur, Simone Lahovary, raconte l’horreur de 1916-1917 : Nous étions munies de gants et de bottes de caoutchouc que parfois, dans notre précipitation, nous oubliions de passer ; un jour, en entrant à l’hôpital, je vois le plancher vaciller sous nos pieds et me dit : c’est un tremblement de terre ; simplement, nous marchions sur un mouvant tapis de poux du typhus exanthématique… […] Chaque matin nous allions, la reine et moi, à la gare, chercher les blessés ; un jour, nous ouvrîmes la portière d’un wagon ; à l’intérieur, personne ne bougea : pendant le trajet, les douze soldats qui l’occupaient étaient morts.
Paul Vidal de la Blache, natif de Pézenas dans l’Hérault, patron de la géographie en France publie La France de l’Est (Lorraine-Alsace) : il soutient la formule de l’organisation régionale autour des grandes villes : Nancy, Strasbourg. À côté de cette vision moderne, il ressuscite aussi certaines valeurs politiques en relevant l’ascendant exercé par l’idéal républicain sur l’Alsace et la Lorraine au temps de la Révolution, qui fait des habitants une nation élective à la française. Ce livre va très curieusement rapidement disparaître des bibliothèques – Vidal de la Blache mourra en 1918 – et il est difficile de croire que son gendre et successeur à la tête de la géographie française, Emmanuel de Martonne y soit étranger. Qu’y avait-il donc dans cet ouvrage de si subversif, au point d’être la cause de la bifurcation brutale de la carrière du jeune Fernand Braudel, qui voulait être géographe ? Il avait choisit comme sujet de thèse La France de l’Est, et avait demandé à Emmanuel de Martonne de superviser son travail, essuyant un refus catégorique de ce dernier pour ce sujet. Donc, Fernand Braudel en prenant acte s’était détourné de la géographie pour se tourner vers l’histoire, laquelle y a gagné une de ses plus éclatants talents ; la géographie serait peut-être en meilleure forme si elle avait su garder ce monsieur.
Deux américains inventent un système de stabilisation gyroscopique qui va équiper le premier avion téléguidé : c’est l’ancêtre du drone. Gideon Sundbäck, américain d’origine suédoise, dépose un brevet pour ses fermetures sans crochet, dont il équipe les gilets de sauvetage et les tenues et ceintures de vol de la marine et de l’armée. Trois ans plus tard, elles deviendront, fabriquées par la société B. F. Goodrich, les fermetures Eclair avec une usine qui les fabriquera à Rouen à partir de 1924. Elle attendra encore dix ans pour devenir suffisamment souple et légère pour être adoptée par les vêtements féminins. Elle fera le bonheur des scènes d’amour au cinéma : fini la hantise de se louper sur l’ouverture des boutons de la jupe de la belle. Les dents métalliques seront remplacées par le nylon en 1960. Dans les années 1970, ce sera le Japonais Yoshida Kogyo Kabushikikaisha – YKK – qui deviendra le premier producteur mondial, prenant la moitié du marché.
L’état-major du RVF – Ravitaillement en Viande Fraîche – a souhaité personnaliser ses wagons et ses camions selon la marchandise transportée et, pour ce faire, a lancé un concours auquel a participé Benjamin Rabier, illustrateur de bande dessinée dont Gédéon, [grand père de Tintin avec un héros qui se nomme Tintin-lutin, dont s’inspirera Hergé [1]qui a remporté le concours avec une vache qui rit, dès lors surnommée la Wachkyrie, en référence aux Walkyries de Wagner, largement reproduites sur les wagons de transport de troupes de l’armée allemande. Sa vache sera reprise pour illustrer un fox-trot de Clapson en 1919. Léon Bel, affineur de fromage affecté au Train, va faire appel à Benjamin Rabier en 1921 pour donner une image à la marque de fromage fondu qu’il veut lancer. L’image elle-même va avoir une longue histoire, rougira, et sera même reprise par des caricaturiste qui trouveront moyen d’y reproduire un profil de de Gaulle, selon une certaine découpe du profil de la vache, certaines intégrant une corne qui devient nez, d’autres non.
Le procédé industriel de fabrication de fromage fondu a été inventé par Fritz Stettler en 1911 : on mélange et chauffe plusieurs fromages en leur ajoutant des sels de fonte qui rendent le mélange homogène.
En ce temps, pour la population active encore majoritairement paysanne, la vache était l’assurance de ne pas mourir de faim : elle était au cœur même du paysage quotidien :
Il arriva des lettres qui toutes demandaient de nouveaux envois d’argent ; la dernière, plus pressante que les autres, disait que, s’il n’y avait plus d’argent, il fallait vendre la vache pour s’en procurer.
Pour le naturaliste, la vache est un animal ruminant ; pour le promeneur, c’est une bête qui fait bien dans le paysage lorsqu’elle lève au-dessus des herbes son mufle noir humide de rosée ; pour l’enfant des villes, c’est la source du café au lait et du fromage à la crème; mais pour le paysan, c’est bien plus et mieux encore. Si pauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soit sa famille, il est assuré de ne pas souffrir de la faim tant qu’il y a une vache dans son étable. Avec une longe ou même avec une simple hart nouée autour des cornes, un enfant promène la vache le long des chemins herbus, là où la pâture n’appartient à personne, et le soir la famille entière a du beurre dans sa soupe et du lait pour mouiller ses pommes de terre ; le père, la mère, les enfants, les grands comme les petits, tout le monde vit de la vache.
Nous vivions si bien de la nôtre, mère Barberin et moi, que jusqu’à ce moment je n’avais presque jamais mangé de viande. Mais ce n’était pas seulement notre nourrice qu’elle était, c’était encore notre camarade, notre amie, car il ne faut pas s’imaginer que la vache est une bête stupide, c’est au contraire un animal plein d’intelligence et de qualités morales d’autant plus développées qu’on les aura cultivées par l’éducation. Nous caressions la nôtre, nous lui parlions, elle nous comprenait, et de son côté, avec ses grands yeux ronds pleins de douceur, elle savait très bien nous faire entendre ce qu’elle voulait ou ce qu’elle ressentait. Enfin nous l’aimions et elle nous aimait, ce qui est tout dire.
Pourtant il fallut s’en séparer, car c’était seulement pour la vente de la vache qu’on pouvait satisfaire Barberin. Il vint un marchand à la maison, et , après avoir bien examiné la Roussette, après avoir dit et répété cent fois qu’elle ne lui convenait pas du tout, que c’était une vache de pauvres gens, qu’il ne pourrait pas revendre, qu’elle n’avait pas de lait, qu’elle faisait du mauvais beurre, il avait fini par dire qu’il voulait bien la prendre, mais seulement par bonté d’âme et pour obliger mère Barberin qui était une brave femme.
La pauvre Roussette, comme si elle comprenait ce qui se passait, avait refusé de sortir de son étable et elle s’était mise à meugler.
Passe derrière et chasse la, m’avait dit le marchand en me tendant le fouet qu’il portait autour du cou.
Pour ça, non avait dit mère Barberin.
Et, prenant la vache par la longe, elle lui avait parlé doucement. Allons, ma belle, viens, viens.
Et Roussette n’avait plus résisté ; arrivé sur la route, le marchand l’avait attaché derrière sa voiture, et il avait bien fallu qu’elle suive le cheval.
Nous étions rentrés dans la maison. Mais longtemps encore nous avions entendu ses beuglements.
Plus de lait, plus de beurre. Le matin, un morceau de pain; le soir, des pommes de terre au sel.
Le mardi gras arriva justement peu après la vente de Roussette ; l’année précédente, pour le mardi gras, mère Barberin m’avait un régal avec des crêpes et des beignets; et j’en avait tant mangé, qu’elle en avait été tout heureuse.
Mais alors nous avions Roussette, qui nous avait donné le lait pour délayer la pâte et le beurre pour mettre dans la poêle.
Plus de Roussette, plus de lait, plus de beurre, plus de mardi gras.
Hector Malot Sans famille 1878. De Anthologie des Paysans. Stéphanie Viallefond Balland 2013
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[1] qui dira des dessins de Benjamin Rabier : J’ai été immédiatement conquis. Car ces dessins étaient très simples. Très simples, frais, robustes joyeux, et d’une lisibilité parfaite. En quelques traits bien charpentés tout était dit : le décor était indiqué, les acteurs en place ; la comédie pouvait commencer.