Publié par (l.peltier) le 20 novembre 2008 | En savoir plus |
13 05 1527
Les notables de Naples décident de la construction d’une chapelle dédiée à San Genaro, en action de grâces pour être sortis vivants de l’éruption du Vésuve et de la peste. San Genaro – Saint Janvier – est un martyr de l’an 305, victime des persécutions de Dioclétien : les lions n’ayant pas voulu le croquer, le volcan de la Sulfatara n’ayant pas voulu le consumer, on lui avait coupé la tête dans l’amphithéâtre de Pouzolles, une sainte femme recueillant son sang qui, enfermé dans des ampoules, redevient liquide le samedi précédant le premier dimanche de mai, le 19 septembre et le 16 décembre. C’est le miracle de San Genaro, saint patron de Naples, sur le compte duquel l’Église se cantonne dans un prudent silence. On avait estimé le montant de cette chapelle à 10 000 ducats et on en avait reçu 480 000 ! Autant dire qu’elle est très richement décorée, le style rococo se prêtant on ne peut mieux à la profusion d’or et d’argent.
Autour de San Domenico Maggiore, s’étend le quartier dit Spaccanapoli, devenu vite mon quartier préféré. Spaccanapoli, quel nom, pour la principale des rues qui se fraient tant bien que mal un passage dans le fouillis des habitations ! Elle fend le corps poisseux de Naples comme une épée passée au travers d’un ventre. Tout est physique dans cette ville, tout est sensuel et capiteux. Guidé par Gregorio, qui avait gardé ses relations et repris ses habitudes dans les lieux de son enfance – mines drôles et louches qui ajoutaient à l’amusement de nos promenades -, j’explorais avec délices ce labyrinthe. Venelles sombres et humides, rez-de-chaussée sans lumière, fracas de voix gaies malgré l’extrême pauvreté, hennissements de chevaux, relents de fritures, boutiques de santons, hôpitaux de poupées, étalages de légumes, cris des vendeurs, pleurs des enfants, vociférations des matrones – tout ce que réprouve le bon sens attaché à quelques règles élémentaires en matière de santé publique et d’éducation s’épanouissait ici en farouche luxuriance.
Le libraire de la via dei Tribunali, gros homme jovial qui me ravitaillait en livres sur Naples, me montra le récit d’un voyageur helvétique, qui se scandalisait parce que des gens vivant avec aussi peu de ressources et dans des conditions d’hygiène aussi déplorables osaient être contents de leur sort. Ils seraient parfaitement heureux sans les vexations de la soldatesque espagnole. Le bonhomme riait aux éclats de l’indignation de l’auteur suisse.
Même la transformation anarchique du plan originel de la ville fournissait à ce citoyen vertueux une preuve qu’on vit infiniment mieux à Genève que dans cette terre barbare. Naples avait bénéficié, au commencement de son histoire, d’une planimétrie rationnelle : camp militaire établi par les soldats romains, ce n’était autrefois que rues droites et angles de quatre-vingt-dix degrés. De ce quadrillage primitif, que reste-t-il ? La fantaisie du peuple a pris le dessus, rendu méconnaissable le tracé initial et transformé la froide symétrie en chaotique enchevêtrement. Plus rien n’est rectiligne ; même sur les deux axes, les fameux cardo, du nord au sud, et decumanus, d’est en ouest, toutes sortes de renfoncements, de saillies, d’ajouts abusifs, d’excroissances bizarres ont chamboulé l’alignement impeccable du début. Quant aux ruelles, qui grimpent au petit bonheur, elles ont du mérite à se faufiler au milieu des déballages de victuailles, des monceaux d’ordures, des encombrements de charrettes, des meubles hors d’usage dont on se débarrasse en les jetant par la fenêtre. Le pied glisse sur les déjections, les nourritures tournent sous la chaleur, le vin surit dans les bassines sans couvercle, les mouches étourdissent, les clameurs assourdissent. Dépossédé de moi-même dans un vertige de sensations fortes, j’avais envie de me dissoudre, de me fondre dans cette masse gluante, roborative, tapageuse et parfumée qu’est un bas-fond napolitain.
San Domenico Maggiore campe sur une place qui, sans être très grande, a le toupet d’être irrégulière, au croisement de deux rues, qui s’évasent l’une dans l’autre plutôt qu’elles ne se coupent. L’église, au lieu de s’ouvrir sur ce carrefour, lui tourne le dos. A-t-on jamais vu pareille insolence ? Partout ailleurs, et surtout dans les pays où l’on imprime tant de graves considérations sur le malheur d’habiter une ville si favorisée par le climat mais galvaudée par la paresse, l’incurie et l’irresponsabilité de ses habitants, ce serait une bizarrerie incompréhensible, une incongruité à blâmer, une erreur qui coûterait cher à l’architecte. Ici, personne ne s’étonne qu’une église donne sur une place non point par la façade, mais par le chevet. Une place, dans un système de pensée logique, sert de vestibule à un bâtiment public. Son office est de permettre à la foule qui entre ou qui sort d’affluer ou de s’écouler sans gêne. On pénètre à San Domenico par une porte latérale à peine large de trois pieds fermée à clé la nuit : est-ce une entrée convenable pour un édifice aussi important ? La place n’est pas utile, sinon au bonheur philosophique d’un peuple qui peut se dire qu’il a beau être pauvre, il garde ce luxe d’avoir à sa disposition, dans une ville où l’on se dispute âprement chaque pouce de terrain, quelques arpents qui ne servent à rien.
Les hautes classes de la société trahissent jusque dans la configuration de leurs palais ce goût du gratuit qu’ils poussent à l’absurde. La magnificence du portail, la hauteur et la profondeur de la voûte qui donne accès à la cour, la splendeur de l’escalier qui occupe une aile entière, et, loin d’être réduit à une fonction, n’est là que pour la gloire, tout atteste un culte extravagant du superflu.
Dominique Fernandez, qui prête ces propos à Caravage. La course à l’abîme. Grasset 2002
05 1527
Le connétable de Bourbon est à la tête des troupes de Charles-Quint : 10 000 lansquenets Allemands à la foi luthérienne bien ancrée, 5 000 Espagnols, 2 ou 3 000 Italiens, auxquels s’étaient joints 15 000 vagabonds : tout ce beau monde met Rome à sac. Le duc de Bourbon, blessé au cours de l’assaut, meurt avant la curée. Avec la mort de son épouse Suzanne s’éteint la branche aînée des Bourbons.
La garde suisse, créée en 1506 par Jules II, se fera massacrer pour défendre le pape Clément VII qui, grâce à cette défense héroïque, parviendra à se réfugier au château Saint Ange. Leur attitude sera récompensé par l’attribution ad æternam de la sécurité du Vatican. Presque deux cents ans plus tard, Louis XIV leur vouera aussi une immense reconnaissance, souvenir des jours sombres de la Fronde.
Quels Goths, quels Vandales, quels Turcs ont jamais ressemblé à cette armée impériale dans ses actes sacrilèges ? Il faudrait des volumes pour décrire un seul de leurs crimes. Ils ont jeté par terre le corps sacré du Christ, enlevé le calice, foulé les reliques des saints pour ravir leurs ornements. Ni églises ni couvents n’ont été épargnés. Ils ont violé les nonnes sous les cris de leurs mères, brûlé les édifices les plus magnifiques, transformé les églises en étables, pris les crucifix et les images comme cibles pour les arquebuses. Ce n’est plus Rome, mais son tombeau.
Lettre de Sanga de Porto Fino, le 15 juin 1527 au Nonce en Angleterre
Calvin qui avait alors 18 ans n’a probablement pas partagé cette indignation ; quelques années plus tard, il dira tout le mal qu’il pense des reliques : Ainsi en est-il des reliques : tout y est si brouillé et confus qu’on ne saurait adorer les os d’un martyr qu’on ne soit en danger d’adorer les os de quelque brigand ou larron, ou bien d’un âne, ou d’un chien, ou d’un cheval.
On trouve d’autres personnages pour prendre plus de hauteur : Christ a donné une extraordinaire occasion à notre époque de réaliser cet idéal [la Monarchie Universelle] grâce à la grande victoire de l’Empereur et à la captivité du Pape.
Vivès, dans une lettre à Érasme.
17 06 1527
Pánfilo de Narváez, un des conquérants de Cuba, peut-être bien le plus sinistre bourreau d’Indiens de l’histoire des conquistadors, appareille à la tête de cinq navires, 600 hommes pour explorer le nord du Rio Grande, dans l’espoir d’y trouver autant d’or que Cortés en a trouvé au sud. Alvar Núñez Cabez de Vaca est son trésorier et grand algazil. Ils vont connaître des ouragans à Saint Domingue et à Cuba : maisons écroulées, arbres arrachées, bateaux endommagés et équipages décimés : ce sont seulement trois cents hommes qui débarquent dans la baie de Tampa – côte ouest de la Floride – le 12 avril 1528 : la flotte a ordre d’attendre le retour de Narváez, parti avec 260 fantassins et 40 cavaliers explorer le nord. Ils vont se battre contre des Calusas, puis contre des Timucuas, jusqu’à la bataille d’Apalachee Bay, 300 km au nord de Tampa, en septembre 1528 : les Apalachee sont apparentés aux Choctaws, et on parle de 8 000 à 10 000 indiens ! Les Espagnols ne se nourrissaient que de rapines au détriment des Indiens ; malades, épuisées, les chevaux morts depuis longtemps – il n’en reste qu’un – ils se refusent à connaître une seconde fois l’enfer de l’aller et décident de rejoindre, par la mer, leurs bateaux à Tampa. Ils sont dans une baie proche de Pensacola, rive gauche du Mississippi. Mais avec quelles embarcations ?
Construire des navires pour partir avec.
Nous ne savions pas les construire, nous n’avions ni outils, ni fer, ni forge, ni étoupe, ni poix, ni cordages… Ni personne qui sût rien permettant de mener cela à bien… Un de nos compagnons vint dire qu’il se chargeait de faire des tuyaux de bois et qu’avec des peaux de cerf on ferait des soufflets et… avec les étriers, les éperons, les arbalètes, nous décidâmes de faire les clous, scies, haches et autres outils qui nous faisaient tant besoin… Nous fîmes ramasser beaucoup de palmistes pour en utiliser la bourre qui les couvre, en la tordant et l’apprêtant pour nous tenir lieu d’étoupe pour les barques… Et nous les enduisîmes de poix de goudron qu’un Grec, appelé don Teodoro, tira de certains pins ; de la robe des palmistes et des queues et des cuirs des chevaux nous fîmes des cordes et des agrès, de nos chemises des voiles, et des sabines qui poussaient là nous fîmes les rames… Nous écorchâmes aussi les jambes des chevaux tout entières pour en tanner le cuir et en faire des gourdes pour emporter de l’eau.
Cabeza de Vaca. Relation de voyage 1527-1537. [adressée à Charles I° d’Espagne, ou Charles Quint]. Babel. Actes Sud 1979
11 08 1527
Jacques de Beaune, surintendant des finances du roi, seigneur de Semblançay, est pendu à Montfaucon : un procès truqué lui a attribué des détournements d’argent effectués par la reine mère. Et puis, il n’est pas confortable pour un homme d’être le principal artisan, par son réseau de relations au sein des puissants de la finance, de la satisfaction des besoins d’un souverain qui dépense toujours plus qu’il ne gagne.
Lorsque Maillart, juge d’Enfer, menoit
À Monfaulcon Samblançay l’ame rendre,
À votre advis, lequel des deux tenoit
Meilleur maintien ? Pour le vous faire entendre,
Maillard sembloit homme qui mort va prendre
Et Samblançay fut si ferme vieillart
Que l’on cuydoit, pour vray, qu’il menast pendre
À Montfaulcon le lieutenant Maillart.
Clément Marot. Épigramme du lieutenant criminel et de Semblançay
1527
Théophrastus Philippus Aureolus Bombastus von Hohenheim, plus connu sous le nom de Paracelse, est né dans l’est de la Suisse, dans une famille de médecins. Devenu médecin autodidacte, il soigna et guérit des personnages importants : l’imprimeur Froben et son ami Erasme qui, impressionnés par son bon sens, lui obtiennent la position de médecin de la ville de Bâle et professeur à l’Université ; le bonhomme avait le goût de la provocation : il commença par refuser de prêter le serment d’Hippocrate, jeta dans un feu de la Saint Jean un exemplaire des œuvres de Gallien et le sacro-saint Canon d’Avicenne, se mit à donner ses cours en langue vernaculaire au lieu du latin : c’en était trop pour ces messieurs de l’Université, qui attendirent la mort de Froben, son puissant protecteur, pour le casser ; cela se fit à l’occasion d’un procès, que Paracelse perdit, contre un puissant de l’Église qui refusait de payer ses honoraires après avoir été guéri. Il devint alors un aventurier de la science, un Don Quichotte de la médecine, allant de ville en ville, dans toute l’Europe. On lui attribue parfois L’Arbatel, ouvrage de magie blanche et chrétienne publié en 1575, où l’on découvre la première mention connue du mot anthroposophie, dont l’étymologie renvoie à l’homme (anthropos) et à la sagesse (sophia). L’anthroposophie, c’est donc la sagesse qui émane de l’homme. Condamnant la médecine et la science traditionnelle, il cherchait à apprendre auprès de la population paysanne d’autres façons de soigner, passant ainsi beaucoup de temps à boire en leur compagnie dans les tavernes. Le plus souvent vainqueur des beuveries qu’il suscitait, il lui arrivait de passer le reste de la nuit à dicter de façon très cohérente des traités à son secrétaire, et le lendemain, il était à son laboratoire ou au chevet de ses patients ! Le premier, il eut l’intuition fulgurante de la fonction de la glande thyroïde, dont son contemporain Vésale venait de décrire l’anatomie. Mais, pour un ou deux qui s’approchent de la réalité, combien d’affirmations péremptoires sans un seul petit embryon de preuve… pauvre thyroïde :
Jusqu’à la Renaissance, elle est supposée servir de lubrifiant et d’humidificateur du larynx.
Le rôle de la thyroïde est d’embellir le cou et c’est la raison pour laquelle la nature a doté les femmes d’une thyroïde plus volumineuse que celle des hommes.
Thomas Warton, anglais.
La thyroïde est un réceptacle pour des vers qui gagnent ensuite l’œsophage par des canaux spécifiques.
Jacopo Vercelloni, italien
La thyroïde intervient pour moduler l’expression de la voix.
Pierre Lalouette, français
La thyroïde est la répétition de la matrice au cou, c’est-à-dire, une espèce de miroir de l’utérus.
Johann Friedrich Meckel, allemand
Et enfin, vers 1800, un homme ose dire qu’on ne sait rien d’elle : merci monsieur Bichat : ne serait-ce que pour votre honnêteté, il était bien que l’on donne votre nom à un hôpital : La thyroïde est l’un de ces organes dont les usages nous sont absolument inconnus.
François Xavier Bichat, français
La thèse médicale prévalant jusqu’alors tenait que la maladie était causée par une rupture d’équilibre entre les humeurs du corps, lesquelles humeurs étaient au nombre de quatre : le sang, le flegme, la bile et l’atrabile, le tempérament de chacun se déterminant par le rapport avec ces quatre humeurs. On avait ainsi des tempéraments sanguins, ou flegmatiques, ou bilieux, ou atrabilaires. Cette théorie était à la fois une physiologie, une pathologie et une psychologie. Médecine et botanique étaient devenues sœurs siamoises.
Paracelse soutient que la maladie vient d’une cause extérieure au corps et se moque des humeurs et des tempéraments. Sa foi le conduit à croire qu’il n’y a pas de maladies incurables, mais seulement des médecins ignorants. Il prophétise que médecine et botanique se sépareront un jour, pour que cette dernière élargisse son champ de médicaments aux autres ressources créées par Dieu, minérales, végétales ou animales, organiques et inorganiques.
Les Docteurs devraient tenir compte davantage des choses évidentes, par exemple du fait qu’un paysan illettré sache guérir mieux qu’ils ne le font tous, avec tous leurs livres et avec leurs robes rouges. Et si ces messieurs en bonnet rouge pouvaient en comprendre la raison, ils se vêtiraient d’un sac et se couvriraient de cendres, comme les habitants de Ninive.
Il partageait tout de même avec son époque la croyance de la correspondance étroite entre le macrocosme (l’univers) et le microcosme (le corps humain) : l’astrologie qui était encore la même science que l’astronomie faisait partie intégrante de la médecine : Le ciel agit en nous, pour connaître l’essence de cette action, il faut connaître les propriétés du Ciel et celles des astres. Sans connaître le Ciel intérieur, le médecin ne mérite pas son nom. S’il ne connaît que le Ciel extérieur, il reste astronome et astrologue. Mais s’il sait appliquer cette science à l’homme, il connaîtra les deux Cieux.
[…] Dieu a peuplé les quatre éléments de créatures vivantes. Il a crée les nymphes, les naïades, les mélusines, les sirènes pour peupler les eaux ; les gnomes les sylphes, les esprits des montagnes et les nains pour habiter les profondeurs de la terre ; les salamandres vivant dans le feu. Tout procède de Dieu. Tous les corps sont animés d’un esprit astral duquel dépendent leur forme, leur figure et leur couleur. Les astres sont habités par des esprits d’un ordre supérieur à notre âme, et ces esprits président à nos destinées…. Tout ce que le cerveau conçoit et accomplit procède des astres.
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Au XVI° siècle, grâce à une large distribution de prospectus médicaux – une autre conséquence de la découverte de l’imprimerie -, le monde put enfin secouer l’influence millénaire de Galien. Un des résultats en est que Paracelse, un Suisse de grande culture, à qui l’humanité doit le mot alcool, put écrire : C’est la nature, non l’intervention du chirurgien, qui guérit les blessures. À Vérone, Girolamo Fracastoro élabora une théorie rationnelle de la contagion, l’estimant fort justement causée par la présence de corps minuscules dans l’organisme de la personne contaminée. (On doit également un poème à Fracastoro, Syphilis sive Morbus Gallicus, fantaisie sur la légende du berger Syphilis qui, ayant insulté Apollon, se vit affligé d’un mal cruel. D’où le nom de la maladie qui, conséquence inattendue de la découverte de l’Amérique, commençait à sévir en Europe.) À la même époque, Michel Servet (Miguel Serveto), brillant esprit né en Navarre, à Tudela, découvrait que le sang est amené aux poumons par les artères. Vésale de Bruxelles, professeur à Padoue, remit en l’honneur l’étude de l’anatomie, ce qui eut un effet immédiat sur la pratique chirurgicale. Par-dessus tout, il influença les chirurgiens militaires. Or, la plupart des chirurgiens acquéraient leur expérience sur les champs de bataille – si bien que, pendant longtemps, l’emploi de la chirurgie parut limitée au domaine militaire -. Autrement, seuls quelques barbiers prétendaient à des compétences chirurgicales.
La tendance de la chirurgie à s’exercer essentiellement dans le domaine militaire se renforça après que les campagnes françaises en Italie eurent confirmé l’importance de la poudre à canon – dont les effets effrayaient tellement les gens que l’on crut que les blessures ainsi causées étaient empoisonnées. Ambroise Paré, un chirurgien militaire français au service du roi François I°, fut le premier à reconnaître la nécessité d’une claire compréhension de l’anatomie pour améliorer l’efficacité de la chirurgie. Il constata que les blessures guérissaient mieux quand elles n’étaient pas cicatrisées à l’huile bouillante ou cautérisées comme on le faisait depuis toujours ; il s’aperçut que la présence de tissus morts dans la plaie était un danger par elle-même. En prenant conscience de vérités si simples mais si méconnues, Ambroise Paré, tout autant que par la sûreté avec laquelle il savait repérer l’emplacement d’une balle dans le corps humain, se révéla un authentique pionnier. Alfonso Ferri, son contemporain, démontra que, pour soigner une blessure avec efficacité, il fallait d’abord en extraire tous les corps étrangers qui pouvaient s’y trouver. En même temps, les peintres de la Renaissance se passionnaient autant que les médecins pour l’anatomie. C’est Léonard de Vinci qui a mis en évidence les erreurs de Galien quant à l’interconnexion du cœur et des poumons.
Les progrès de la médecine au XVI° siècle furent l’œuvre de l’Europe méditerranéenne. La vie intellectuelle italienne déclina toutefois après les conquêtes espagnoles et la vie espagnole se mit à stagner – même si Don Quichotte fut assez avisé pour comprendre qu’une dent est plus précieuse qu’un diamant. Les innovateurs de cette génération, Anglais et Hollandais, appartenaient à la religion réformée. C’est ainsi que Zacharias Jansen, un opticien de Middelburg aux Pays-Bas, découvrit le microscope et que William Harvey, un ancien étudiant de l’université de Padoue, s’appuya sur les travaux de Servet pour démontrer que les artères distribuent le sang en partant du cœur tandis que les veines l’y ramènent. Dès lors, on conçut donc la circulation sanguine comme continue et suivant toujours la même direction. C’est un Anglais, Thomas Sydenham, médecin du Dorsetshire et protégé de Cromwell, qui a écrit que la maladie… toute préjudiciable qu’elle puisse être pour le corps, n’est rien moins qu’un vigoureux effort de la nature pour détruire le mal et, ce faisant, guérir le patient.
Au cours du siècle suivant, un savant protestant hollandais, Leeuwenhoek, découvrit les bactéries à l’aide d’un microscope et démontra que les muscles sont faits de tissus spécifiques. Son confrère allemand, Kepler, expliqua que la myopie et l’hypermétropie dépendent du fonctionnement du cristallin qui focalise les rayons lumineux en un point situé ailleurs que sur la rétine. Robert Hooke mit les cellules en évidence et Jan Swammerdam découvrit les globules rouges. Boerhaave fonda une fameuse école de médecine à Leyden. Le règne du chirurgien plus barbier que savant s’achevait. Depuis lors, n‘est plus devenu chirurgien que celui qui a appris la chirurgie. Ensuite, John Hunter, chirurgien de l‘armée anglaise, décrivit la commotion et l’inflammation, et Pierre Fauchard rédigea le premier traité sérieux sur les soins dentaires. D’autres Français s‘acquirent une grande réputation, bien que souvent imméritée, en extrayant des calculs de la vessie, mal caractéristique du XVII° siècle, principalement dû à un régime alimentaire regrettable. La chirurgie se limitait alors à de telles interventions, avec les trépanations, les amputations, l’incision des abcès et les opérations de la cataracte. Ces opérations s’accomplissaient au XVIII° siècle dans des conditions supérieures à tout ce qui avait existé auparavant, mais avec encore peu d’effet sur le taux de mortalité.
Il en allait de même pour la médecine. Même à Florence, la grande cité de la Renaissance, l’ignorance restait encore si forte au XVIII° siècle que les gens croyaient que les deux derniers représentants de la maison Médicis, le grand duc Gian Gastone et sa sœur l’Électrice Anna Maria Luisa, avaient été emportés par un violent tourbillon : Le Diable les a emportés dans une tempête, écrivit ironiquement le consul d’Angleterre. Casanova considérait qu’il y avait de son temps plus de gens qui mouraient des mains du médecin qu’il n’y en avait à être purgés. Deux siècles plus tôt, Maestro Francesco, médecin de Benvenuto Cellini, voyant son patient se rétablir sans qu’il y soit pour grand-chose, s‘était écrié : Oh! puissance de la nature ! elle connaît ses besoins et, nous autres médecins, nous les ignorons entièrement. Maestro Francesco ne différait de ses confrères de l’époque qu’en ce qu’il reconnaissait son ignorance. On n’utilisait que peu de médicaments au XVIII° siècle et sans doute avec moins d’efficacité qu’à Babylone ou dans l‘Égypte antique. On ne connaissait aucun remède contre le typhus ou la fièvre puerpérale. En revanche, les charmes et talismans restaient très prisés dans toute l’Europe. Le roi Charles II a la réputation d’avoir guéri des milliers de personnes grâce à l’ancienne technique du toucher. Les saignées et purges prescrites par presque tous les médecins, loin d’être neutres, avaient souvent des résultats déplorables pour la santé des patients. Il est exact, cependant, que le nombre des hôpitaux s’accrut notablement au XVIII° siècle. L’Angleterre, par exemple, n’en possédait que cinq en 1700, dont deux à Londres, mais cinquante en 1800. Ces sinistres institutions firent pourtant bien des ravages : en effet, nul n’avait alors pris conscience du rôle fondamental de l’hygiène et de l’isolation des malades contagieux. Jusqu’en 1854, dans les hôpitaux de Londres, on admettait en salle commune les gens atteints du choléra. Toute personne hospitalisée courait ainsi le risque de contracter une infection mortelle. Les femmes avaient beaucoup plus de chances de mourir en accouchant dans ces premiers hôpitaux que chez elles. Pour la même raison, l’usage des forceps et autres techniques destinées à faciliter la naissance, usage qui commença à se répandre au XVIII° siècle, eut des conséquences désastreuses.
Les maladies évoluèrent avec le temps ; par exemple, alors que certains maux battaient en retraite, d’autres les remplaçaient (la variole, la syphilis, etc.). Il semble que l’Europe ait ignoré la syphilis jusqu’en 1492, c’est-à-dire avant que Colomb la ramène de Cuba, avec le tabac. (Les premiers syphilitiques d’Europe furent les esclaves indiens exhibés par Colomb à Barcelone en 1492.) Dès l’année suivante, la première épidémie se déclarait à Naples où un vaisseau espagnol, en provenance de Barcelone, avait importé la maladie. L’armée de Charles VIII fut dévastée dès qu’elle atteignit Naples. C’est pourquoi la syphilis américaine reçut pendant longtemps le nom de mal français. L’Inde connut la syphilis dès 1498 et la Chine dès 1505. Les médecins du XVI° siècle tentèrent de la soigner, sans grand résultat, par le mercure. On ne commença à savoir l’utiliser avec efficacité qu’au XVIII° siècle. Bien des gens étaient très atteints. Freyre parle même de la syphilisation du Brésil, indiquant par là que, au XVIII° siècle, le Brésil était devenu le royaume par excellence de la syphilis.
La chute du taux de mortalité qui se produisit au XVIII° siècle, en Europe comme ailleurs, est imputable moins aux progrès de la médecine qu’à l’amélioration de l’alimentation et à ce que les universitaires modernes appellent les progrès de l’environnement. Il est évident que la question du taux de mortalité est indissociablement liée à celle de la courbe des naissances, tout accroissement de la mortalité infantile annulant une éventuelle augmentation du nombre des naissances. En règle générale, dans la plupart des sociétés, une baisse du taux des naissances suit la diminution du taux de mortalité, le phénomène s’étendant sur plusieurs générations. Quand les courbes divergent, la population augmente. Le nombre d’enfants des couples les moins prolifiques peut doubler en vingt ans. Si ce schéma se répétait systématiquement, la population augmenterait partout. Dans le passé, cette expansion s’est heurtée à la résistance de l’environnement. Dans la nature, les animaux sauvages se multiplient jusqu’à ce que les morts et les naissances se compensent, équilibre que l’espèce humaine a, elle aussi, connu à certains moments de son histoire. Au XVIII° siècle, il a été rompu en raison, comme on l’admet couramment aujourd’hui, de la croissance de la courbe des naissances.
À quoi peut-on attribuer ce phénomène? Certes pas à une demande accrue en main-d’œuvre. Au contraire, la croissance de la population amena la misère dans les campagnes anglaises et se produisit dans toute l‘Europe. En Angleterre, la main-d’œuvre augmenta plus vite que l’agriculture ne pouvait l’absorber et l’on vit bientôt dans les villages des travailleurs sans terre et sans emploi. En fait, l’industrialisation du XVIII° siècle a sauvé l’Europe des effets de la surpopulation, comme devait le faire le mouvement d’émigration vers l’Amérique au XIX° siècle.
Le développement de la population au XVIII° siècle peut se comparer à celui du XIII° siècle dont il fut un prolongement très amplifié, succédant à une interruption. La disparition des grandes épidémies comme la peste le renforça, ainsi que l’optimisme inspiré par l’extinction de la peste. Il se peut aussi qu’il faille tenir compte de l’amélioration de l’alimentation consécutive à la découverte de l’Amérique (on commença à trouver des pommes de terre et des artichauts de Jérusalem) ainsi que des progrès des techniques agricoles. Et pourtant, la Russie connut au XVIII° siècle une explosion démographique supérieure à celle des autres pays d’Europe, alors qu‘on n’y décèle que difficilement une quelconque transformation de l‘alimentation ou de l’agriculture. Peut-être la formation d’États forts et la fin des guerres privées jouèrent-elles un rôle aussi important que les facteurs invoqués ci-dessus. (À cette thèse, on peut toutefois objecter que la croissance démographique fut la plus limitée en France, c’est-à-dire dans l’État le plus fort du XVIII° siècle.) Les pays d’Asie, en particulier la Chine, bénéficièrent au même moment d’une administration meilleure que jamais. La population des Amériques s‘accrut du nombre des émigrés et du brassage permanent des peuples, même si la peste et les autres maladies importées d’Europe y faisaient des ravages. À cette époque, un seul pays au monde appliquait une politique officielle de régulations des naissances : le Japon. On y encourageait le célibat, les mariages tardifs et même l’avortement. En revanche, dans l’ensemble des pays d’Orient, on abandonnait fréquemment les nouveau-nés, et certaines tribus pratiquaient encore l’infanticide.
Hugh Thomas. Histoire inachevée du monde. Robert Laffont 1986
C’est en Picardie que l’on trouve la première communauté protestante : Cauvin, – latinisé pour les bons soins de son image en Calvin -, Lefèvre d’Etaples, Olivétan sont picards. L’imprimeur Guillaume invente les guillemets, sans doute venus du lambda grec jusqu’alors utilisé pour distinguer les citations.
1 06 1528
Dans Paris, à l’angle de la rue du Roi de Sicile et de la rue des Juifs – aujourd’hui rue Ferdinand Duval -, quelque ung, pire que un chien mauldit de Dieu brise une statue de la Vierge. Ce ne fut qu’un cri d’indignation. Le roi promit 1 000 écus au dénonciateur et offrit une nouvelle statue de bois recouverte d’argent, l’y déposant lui-même le 11 juin, et plaçant celle qui avait été mutilée à l’église Saint Gervais.
07 1528
Andréa Doria, est à la tête d’une belle flotte qui devrait aider les alliées de François I° à prendre Naples ; mais, las d’attendre en vain les subsides qui lui ont été promis, il se rallie – et Gênes avec lui – à Charles Quint, s’assurant ainsi des places privilégiées dans la gestion des trésors de cet empire sur lequel le soleil ne se couche jamais. Il n’est pas inutile de tempérer la perception que l’on pourrait avoir d’un tel pouvoir, d’un tel absolutisme : quelques années plus tard, il fût tenu en échec aux Cortès quand il voulut introduire un impôt général à la consommation : Quand Charles Quint a voulu rompre leurs privilèges, il a eu tous les Grands contre lui et, plus que les autres, le Grand Connétable de Castille, bien que très affectionné à sa Majesté.
Michel Suriano
11 1528
Les 250 rescapés de l’expédition de Narváez sont partis rejoindre leurs bateaux dans la baie de Tampa depuis les environs de Pensacola sur les embarcations qu’ils ont fabriqués de leur ingéniosité : deux mois de cabotage erratique, plus guidé par l’obsession de ne pas mourir de faim que par le cap sur Tampa. Deux mois de rencontre furtives, parfois bienveillantes, parfois guerrières, avec des Indiens eux-mêmes très souvent affamés, se nourrissant d’un peu de poisson, parfois aussi de gibier, mais le plus fréquemment de maïs… deux mois jusqu’à une série d’ouragans, de typhons, qui noyèrent la plupart des hommes ou les emmenèrent au large car les ancres dérapaient sous les coups de vent du nord ; nombre de ceux restés à terre sont tués par les Indiens, ou bien meurent de faim, l’anthropophagie accorde un répit à quelques uns, si bien qu’au final ce sont seulement quatre hommes qui restent en vie, entre l’actuel Galveston et Lavace Bay, rive droite du Mississippi : un Maure du Maroc, Estebanico et trois Espagnols : Andrès Dorantes, Alonso del Castillo Maldonado et Cabeza de Vaca. Quatre hommes vivants sur les 600 partis 18 mois plus tôt d’Andalousie !
Cabeza de Vaca va survivre seul pendant cinq ans, en se dirigeant vers l’ouest où il sait pouvoir retrouver des Espagnols, un jour ou l’autre : il va tout connaître auprès des Indiens : l’esclavage, les coups, la faim souvent, quand il n’y a pas de figues de barbarie à proximité, la soif, le froid en hiver, au début, puis un statut de commerçant les dernières années de son errance lui assurera la reconnaissance qui permet de ne pas désespérer. Il retrouvera les trois autres dans l’hiver 1533-1534. Alors s’opérera l’évolution la plus radicale : il va devenir guérisseur, shaman – on ne sait comment… si ce n’est par la seule puissance de l’effet placebo qu’il nomme lui, prière -, gagnant du même coup la reconnaissance de chaque tribu rencontrée, jusqu’à retrouver les Espagnols à Culiacán, sur le golfe de Californie. Ils seront à Mexico le 24 juillet 1536.
La Floride, en cette première moitié du XVI° siècle, faisait beaucoup rêver. Le chroniqueur Francisco Lôpez de Gômara écrit qu‘elle est très renommée pour le grand nombre d’Espagnols qui y ont trouvé la mort. Juan Ponce de Leôn l’avait découverte pour Pâques fleuries (Pascua florida, d’où Floride) de l’an 1512, alors qu’il cherchait la fontaine qui rend leur jeunesse aux vieillards. Il revint en Espagne, obtint le titre de gouverneur de cette terre qu’il lui restait à conquérir, et qu’il ne conquit pas : battu par les Indiens en 1515 et blessé par eux, il mourut peu après à Cuba.
En 1518, Francisco de Garay ne connut pas un meilleur sort que son prédécesseur. Les Indiens le forcèrent à rembarquer et il ne s’arrêta pas avant Panuco qui se trouve, en suivant la côte, à cent lieues de là (Lôpez de Gômara). C’est cette même terre de Pânuco, au Mexique, que Cabeza de Vaca tentera désespérément de gagner, à pied, avec ses trois compagnons d’infortune. Garay retournera à Pánuco en 1523, mais cette fois avec le titre de gouverneur : dignité qui n’en impose pas aux Indiens, puisqu’ils le sacrifient et le mangent avec quatre cents de ses hommes.
Quatre ans plus tard, en 1527, l’année même où Cabeza de Vaca s’embarquait pour les Indes, Nufio de Guzmân débarquait à son tour à Pánuco. Le nouveau gouverneur eut plus de chance : il punit les Indiens de leurs péchés et fit de nombreux esclaves. C’était bien fait pour eux puisque, nous dit Lôpez de Gômara, ils sont de grandissimes homosexuels (putos). C’est ce même Nuno de Guzmân, devenu gouverneur de la Nouvelle-Galice, mais toujours aussi acharné à marquer les indigènes au fer rouge que Cabeza de Vaca et ses compagnons, rencontreront au terme de leurs pérégrinations.
Pánfilo de Narváez, sous les ordres de qui Cabeza de Vaca partit pour les Indes, était un homme haut en couleur et en gueule. Né à Valladolid (ou à Cuéllar) vers 1470, il servit d’abord à la Jamaïque, puis, sous les ordres de Diego Velázquez, il prit une part active à la conquête de Cuba entre 1511 et 1518. Bartolomé de las Casas, qui le connut alors, nous le dépeint comme un homme de belle prestance, grand, d’un blond tirant sur le roux, honnête et sain d’esprit, mais guère prudent, courageux pour affronter les Indiens, et sans doute l’était-il pour en affronter d’autres, mais il avait surtout ce défaut qu’il était extrêmement négligent. Mécontent de Cortés qui bafouait son autorité, Velázquez lança contre lui Narvâez en mars 1520. Ce dernier, surpris dans la nuit du 28 au 29 mai, perdit un œil dans la bataille et fut fait prisonnier par Cortés, qui le retint à Veracruz jusqu’en 1522. De retour en Espagne, Narvâez se répandit en calomnies contre son vainqueur ; cela, semble-t-il, l’aida à obtenir le titre de gouverneur de Floride. Restait, cette fois encore, à rendre effectif le mandat. À partir d’ici, il suffit de lire le texte de Cabeza de Vaca pour savoir comment l’expédition tourna au désastre et quelle fut la fin tragique de Narváez et de la plupart de ses soldats. Et comment Cabeza de Vaca et trois autres rescapés réussirent à traverser à pied une grande partie de l’Amérique du Nord, au milieu des tribus indiennes, pour finir par retrouver des chrétiens, leurs compatriotes.
[….] Dans sa Relation, Cabeza de Vaca s’adresse à l’empereur Charles Quint. C’est d’abord un rapport comme en écrivaient, comme étaient tenus d’en écrire les conquistadors exerçant quelque responsabilité. L’auteur doit évidemment rendre compte de ce qu’il est advenu de l’expédition de Narváez. Et il le fait en peignant sans indulgence le chef disparu, lequel avait bien mérité ce traitement. Narváez, ayant mené sa troupe au désastre, lance un sauve-qui-peut dont il espère être un des bénéficiaires. Étant toujours apparu aux yeux de ses contemporains comme un imprudent et un imprévoyant, on ne peut dire que Cabeza le noircisse par plaisir. Mais, ce faisant, Cabeza rehausse par contraste son propre personnage. Et il se présente avec quelque complaisance, ou quelque suffisance, comme l’homme qui aurait pu sauver l’expédition si l’on avait écouté ses avis.
[…] En se présentant comme un homme sage, prévoyant, prudent et capable de prendre des initiatives à la fois hardies et de bon sens, Cabeza de Vaca se dépeint lui-même sous un jour plutôt flatteur. C’était, ce faisant, se prémunir contre de possibles critiques ; c’était sans doute plus encore attirer l’attention sur soi, se placer à un bon rang dans la cohorte de ceux qui…
pedia(n) la conquista de los inmensos rios
indianos a la corte, la madré de soldados,
guerreros y adalides que han de tornar, cargados
de plata y oro, a España, en regios galeones,
para la presa cuervos, para la lid leones.
Antonio Machado. A Orillas del Duero. Campos de Castilla
[le Cid] demandait la conquête des immenses fleuves indiens
à la cour, la mère de soldats, de guerriers, de chefs
qui devaient revenir en Espagne sur les galions royaux,
chargés d’or et d’argent
corbeaux pour la rapine, lions pour le combat
De fait, Cabeza de Vaca se verra confier une entreprise. Correctement menée en ses débuts, elle s’achèvera mal pour lui. Cabeza, comme Narvâez, n’est pas un conquistador chanceux.
La Relation rompt avec les lois du genre dans la mesure même où Cabeza de Vaca n’a rien d’intéressant à raconter. Entendons-nous bien. Ce qui fait palpiter ses contemporains, et tout d’abord l’empereur, ses secrétaires, la Cour, le Conseil des Indes et la Casa de Contratación, ce sont les richesses qu’on a, sinon conquises, du moins entrevues. Et, à un moindre degré déjà, les victoires remportées, les peuplades soumises. Rien de tout cela chez notre auteur. Jeté nu sur le rivage – il naît à sa nouvelle condition -, il raconte comment il a survécu, par quels expédients il a sauvé sa peau, les coups qu’il a reçus, l’infecte nourriture qu’il a ingurgitée… Bref, un drôle de conquistador, un homme qui n’honore pas la profession ! Et il ira jusqu’à se faire commerçant ; y a-t-il rien de plus dégradant pour un hidalgo ?
On remarquera tout au long de la Relation l’importance accordée au problème de la faim : exactement comme dans le roman picaresque, qui est en gestation au cours de ces mêmes années. Cabeza de Vaca et ses compagnons mangent ce qu’ils trouvent, ce qu’ils dérobent, ce qu’on leur abandonne, quitte à se remplir la panse de fruits verts lorsque les Indiens leur en donnent l’occasion.
On notera aussi le soin avec lequel Cabeza, quand il évoque ces cures et ces miracles qui font de lui et des deux autres Blancs (le Noir Estebanico est curieusement exclu de ces pratiques) des super-shamans, se réfère à Dieu, au Dieu des chrétiens, pour lui attribuer l’entier mérite de ces faits troublants et providentiels. Au XVI° siècle, l’Inquisition ne badine pas avec la superstition et la sorcellerie, et le syncrétisme religieux – même si les Indiens le pratiquent volontiers – n’était assurément pas à la mode. Cabeza n’ignore pas qu’il sera lu attentivement par Messieurs les familiers du Saint-Office. Autant prendre ses précautions.
[…] Cabeza de Vaca a grandi dans l’épreuve et il a tiré profit de l’ascèse qui lui était imposée. Lorsqu’il retrouve ses compatriotes devenus rabatteurs d’esclaves pour le compte du sinistre Nufio de Guzmân, la sincérité de son indignation ne saurait être mise en doute. Et c’est dans les Commentaires qu’on en trouve la plus éclatante confirmation : Cabeza de Vaca, tout au long de sa nouvelle mission, se montre humain, respectueux de l’Indien. C’est précisément cette modération si peu courante chez ses compatriotes – y compris chez beaucoup de religieux – qui lui vaudra d’être ignominieusement renvoyé en Espagne par des colons révoltés.
Notre héros rentre en Espagne les mains vides. Pauvre comme Job. Il a même oublié ses flèches taillées dans des émeraudes. On trouve çà et là quelques allusions à d’éventuelles richesses. Mais il s’agit plutôt, de terres prometteuses, si on les cultivait, que de fabuleuses mines d’or ou de fantastiques gisements de perles. Comme Christophe Colomb, Cabeza de Vaca ne peut faire état que d’indices peu probants. Pour Oviedo, Cabeza de Vaca en dit trop ou pas assez. On lui tiendra rigueur de ce vague, de cette imprécision. Apparemment, on le soupçonnera d’avoir voulu garder pour lui-même le bénéfice de ses découvertes. Et quand on lui permettra de franchir à nouveau l’Atlantique, ce sera pour l’envoyer au cœur du continent sud-américain, à des milliers de lieues du théâtre de ses premiers exploits.
[…] Cabeza de Vaca passera de la crainte à l’attente, puis à une immersion triomphale dans cette culture qu’il subit d’abord, qu’il interroge ensuite, pour y intervenir enfin. À chacune de ces situations correspond un progrès culturel qui confine à la sainteté, humble et modeste, d’un qui, toujours, ne veut pas usurper les pouvoirs qu’il attribue à Dieu seul.
Et d’abord Cabeza de Vaca est ce petit Blanc parti, la fleur au mousquet, à la conquête d’un monde fabuleux qui doit lui rapporter tout, gloire, honneur, pouvoir, richesse, sauf ce qu’il finira par y trouver, c’est-à-dire la connaissance et la communication. Il commence donc avec l’inconnaissance et l’incommunication. Ignorance totale du pays, de l’écosystème. La mer, typhons, ouragans (le mot est indien), rien de ce qu’il pouvait connaître, et ceci d’autant plus que Cabeza semble bien être un terrien.
Puis, la côte toujours inhospitalière quand on n’en a pas la pratique. Une côte basse, encombrée de bayous et d’arbres foudroyés, aux racines amphibies, avec partout des lianes filandreuses, infestée de moustiques, de crabes de terre, donc un autre monde. Quand des Indiens apparaissent le contexte n’est pas à la confiance. Dans l’esprit du temps, on troque à distance, selon un procédé immémorial. On abandonne à terre des marchandises qu’on surveille de loin, sans se montrer. Les habitants invisibles s’approchent, laissent des objets de chez eux. On peut enlever chacun sa part, puis on se retire sans autre forme d’échange. Cette coutume remplace, avantageusement, pour les deux parties, les rapines et les razzias.
Mais qu’un intervenant fasse un geste inhabituel, très vite, ce lien sacré de l’échange est jugé violé, profané, souillé. Seul le meurtre peut alors purifier ce temple du commerce, ce lieu d’asile. Tout le monde (et surtout pas les naufragés hasardeux) n’est pas forcément au courant. Parfois, le sacrilège désigne une victime qui doit être immolée pour réparer la faute. Parfois encore, les cris, les gestes bienveillants sont interprétés à l’envers. Nouvelles poursuites, de part et d’autre. Tout dans ce monde est alors un piège. Pensons à la guerre en Birmanie contre les Japonais. Un arbre bouge, on tire, tombe un ennemi qui se cachait. Tout fait signe, mais on n’a pas le code.
Le monde, les gens, tout fait peur. D’où ces escarmouches du début. Et puis, le grand mirage : l’or qu’on va chercher à Apalachicola, et qui, malheur, se révèle à des indices certains, nourrit chez ces conquistadors, encore en possession de bateaux et de chevaux, des rêves insensés, une obsession qui rétrécit le champ de la conscience, bloque toute compréhension de l’autre. L’étranger est l’ennemi. On se rassure dans les nouveaux rituels par lesquels, au nom du roi d’Espagne, on prend possession du sol, des hommes, invisibles toujours, des richesses rêvées. Le cérémonial, l’étiquette religieuse et laïque projettent l’univers espagnol comme une Espagne universelle. Nous voici chez nous, de par le Roi, en nom de Dieu. On rassemble, quand on le peut, les gens du lieu, attirés par une curiosité sympathique. On leur lit la proclamation qui les rend sujets du Catholique. Ils sourient, attendant la fête, la distribution des perles qui apparaissent à cette époque. Ils sourient. Ils ne savent pas que bientôt ils devront la corvée, les impôts, le transport, le travail. Ils comprennent parfois alors ce qu’on leur fait faire par signes. Parfois, ils ne comprennent pas : ils voudraient bien rendre service, mais il est des lieux où ils ne veulent pas que l’on pénètre. De loin, des Caraïbes, leur est parvenu le bruit de la conquête : les Blancs mangent les enfants. Ils fuient, brûlant les huttes, abandonnant les récoltes qu’ils ne peuvent emporter. Ils se terrent, non loin de là, au cœur des bosquets les plus touffus. La peur règne chez les Espagnols. Qui aura le premier commencé le geste hostile ? Certainement pas les Indiens. Si farouches que les disent les Espagnols, ils ont connu une civilisation d’abondance. Ils ne sont pas cannibales par nécessité. Ils ont horreur de la violence. Même assaillants, ils sont dans leur bon droit. C’est nous qui savons cela maintenant. Les Espagnols, eux, se croyaient également dans le bon droit. Avec plus ou moins de bonne foi, plutôt plus que moins, ils pensaient sincèrement apporter l’Évangile. C’est cela d’ailleurs qui, pour une part certaine, fera passer les derniers survivants à l’attente d’autre chose que la puissance et que la violence.
Attente… la liberté viendra : on ne peut descendre plus bas quand on est nu et réduit comme Cabeza de Vaca et les trois survivants dont l’étonnant Nègre (en réalité un Maure d’Azemmour) Estebanico.
Cabeza de Vaca a refait naufrage aux alentours du delta du Mississippi, près de Galveston. Il va passer des années comme esclave. Ce n’est plus le conquistador dont la figure s’incarne en un Cortés, un Pizarre, ou dans un cas pas tellement pathologique, en Aguirre, le Basque, qui, dans l’Amazonie, défiera Dieu dans une révolte quasi nietzschéenne, mais un homme, le dernier de tous, au service de ceux qu’il avait cru domestiquer. Le nègre des Indiens, obligé de se tuer de fatigue, à la recherche d’une nourriture dont la rareté reste pour nous une énigme ethnologique. Saison des tubercules aquatiques, saison des huîtres, saison des tunas. Peu de maïs, bison lointain. On est dans ces zones de civilisation indienne où il semble que l’empire aztèque ait ensauvagé les tribus restées en arrière ou peut-être bien refoulées sur le Nord-Ouest. Jusqu’au Rio Grande, on rencontrera ainsi des tribus entières probablement en décadence à cause des luttes pour le territoire, d’une absence d’échange à laquelle, peu à peu, dans son coin, Cabeza de Vaca mettra un terme, relançant une micro dynamique qui pourrait bien, sur place, n’avoir pas été sans effets économiques, ouvrant les hommes aux marchandises, et, dès lors, analysant avec une lucidité de scientifique le site, les mœurs, les coutumes, l’administration, les langues. Tribus semi-nomades, campements qui nous rappellent les variations saisonnières d’autres nations qui, pour être plus au nord, n’appartiennent pas moins au monde indien.
À partir du moment où Cabeza de Vaca ressent sa captivité comme un appel à s’évader, un horizon nouveau miroite. Des années, nous le savons, vont s’écouler avant qu’il se retrouve en terre familière, pour y connaître d’ailleurs un autre monde, la prison, la bataille politique. Jamais Cabeza de Vaca ne cessera d’être cet homme en chemin vers quelque cité de soleil et d’or : la faim, la misère, la solitude, ces véritables situations limites où s’abîment tant d’autres, il les vivra dans cette attitude où s’enracine l’espérance et qui est le b.a.- ba de l’ethnologie. L’attente en quelque sorte partagée. Il attend sa délivrance, il l’attend de ceux aussi parmi lesquels il vit. Donc il investit le groupe des Indiens d’une véritable valeur humaine. Peu à peu, la curiosité devient un instrument de connaissance, une pratique de l’observation qui peut être utile à cet égaré. La solitude se mue en une sorte de dialogue. L’importance de Cabeza de Vaca, c’est que, dans sa situation, il déchiffre plus vite qu’un voyageur riche – cf. Marco Polo – un univers radicalement pauvre, totalement autre, absolument dénudé, sans pouvoir politique. Car, que sont ces chefs qui, par-ci, par-là, apparaissent : c’est à peine si l’on entrevoit dans la première partie, avant le naufrage définitif, un genre de chefferie qui reflète la situation de l’aire Muskogee, dont le plus haut exemple était la royauté Natchez. En effet, on voit apparaître un chef porté au-dessus du sol. Ailleurs, de l’autre côté du Mississippi, nos quatre voyageurs rencontreront surtout les traces des civilisations Shoshone, Apache, Comanche.
Vraisemblablement, nous sommes, avec Cabeza de Vaca, dans l’aire de civilisation indienne la plus défavorisée, cet hinterland qui n’est ni la civilisation du maïs comme au Pérou ou au Mexique central, ni la civilisation pueblo, navajo, zuni, hopi, avec ses villes circulaires et ses maisons carrées collectives sur l’aire du bison comme plus haut, au-dessus du Colorado, nous la rencontrons chez les Mandan, les Alesaroka, Crow, etc., ni… On se demande par quelle étonnante disgrâce ces peuples n’ont rien, ou presque, qui puisse les caractériser, ni l’or, ni les turquoises, ni les paniers chers à la civilisation californienne (Nootka, Chiriook, Yurok, etc.), rien, mais ce qui s’appelle rien. De ce dénuement est caractéristique la cueillette qui nous ramène à des civilisations préagricoles. Alors que la civilisation pueblo, à l’ouest, a connu et connaît toujours un système admirable d’irrigation, alors que les Hopi savent tisser, etc. Rien de tout cela n’existe dans les cultures décrites par notre héros qui va comprendre peu à peu où se trouve le salut : organiser la collecte et l’échange d’objets. Dès qu’il peut s’évader et aller d’une tribu à l’autre, d’esclave il devient commerçant. Parce qu’il a compris d’instinct le fonctionnement culturel du groupe au sein duquel il vit, son attente prend forme et dans le commerce des objets il instaure le commerce des esprits. Parti pour prendre sa part de l’ethnocide occidental contre les Indiens, il est le premier à instaurer un dialogue.
C’est alors qu’intervient un troisième moment. Dans son commerce, Cabeza de Vaca apprend les langues, et sa communication devient très riche, si riche que, désormais, il sera aux yeux des Indiens comme une sorte de condensateur de l’attente diffuse. Tout le récit illustre dès lors un phénomène très connu chez les peuples qui ont quelque histoire non pas glorieuse, mais heureuse et abondante. Ce qui conforte notre hypothèse selon laquelle Cabeza de Vaca et ses compagnons sont tombés parmi des peuples qui étaient entrés en décomposition par suite probablement d’une migration manquée sous l’influence des lointains empires qui les avaient refoulés, c’est, tout d’abord, des marques à peine croyables de méchanceté, d’agressivité, en milieu indien, et cela pose un problème clair : il s’agit d’un groupe qui a atteint un degré très bas de misère physiologique et culturelle. À moins que Cabeza de Vaca n’exagère – ce qui est probable – la famine et l’inorganisation des Indiens pour se mettre en valeur. À cause de quoi, il faudrait faire planer sur son œuvre un doute radical, dire que, parmi les souvenirs, Cabeza choisit exprès les plus mauvais, effectue un montage qui ne rend pas compte de l’état réel de la vie, ou de la survie quotidienne.
Il est possible que Cabeza de Vaca ait été lui-même entraîné par le schéma si évident qui exprime son itinéraire : du naufrage au triomphe. Quel triomphe ? Tout se relie au fait que l’étranger, dans toute civilisation, est étrange : condensateur, avons-nous dit, de l’attente informulée. L’autre produit dans la vie quotidienne un sentiment d’autre chose. Il sera fait appel à lui dans des circonstances extraordinaires. L’étranger, qui est mis de côté, pour être peut-être rituellement mangé, ou sacrifié, ou échangé comme bouc émissaire, va être sollicité – si forte est l’attente dont il est le signe – de tenter une guérison. Ce qu’il perçoit, de son côté, comme une… nous allons dire, banale épreuve, devient aux yeux des Indiens le défi métaphysique à l’ordre de la maladie et de la mort.
Si forte est, en ce cas, l’expectative des Indiens qu’elle entre en communication avec la crainte et le tremblement du Blanc, qui les transmet : nous voici en plein dans le sacré. Auparavant mis à part pour être consacré aux forces du monde, l’étranger les rassemble toutes et va devenir médecine man, shaman, guérisseur et prêtre à la fois. Étonné, étonnant, il devient l’homme miracle et, parce qu’il ne se prend jamais pour la cause de ses guérisons, mais les attribue à des forces objectives – qu’il nomme son Dieu -, il met dans le rite de guérison à la fois toute l’expérience médicale que les bonnes femmes de Castille lui ont transmise, et tous les rites auxquels sa foi l’a familiarisé. Et, en vertu de ce que Lévi-Strauss nomme l’efficacité symbolique, ça réussit. Quelle que soit la médication, et le résultat qu’elle atteint sur les corps, un effet se produit que le malade appelle guérison. Et se crée alors autour de notre shaman une auréole glorieuse qui va faire de lui une sorte de Christ de ces populations.
[…] Le héros devient conducteur de peuple. Les processus sont connus comme des manifestations de sociétés en mutation et, pour ce qui est des groupes indiens mis en cause et des moins profondément remués dans leur identité, l’intervention de Cabeza témoigne d’une décomposition avancée du milieu qui, prêt à se désintégrer sous l’effet de la misère, se survit en suivant le thaumaturge. Rien d’étonnant, cela se passe comme dans Rabelais où Panurge ressuscite un homme, ou bien dans Cervantes où le baume de Fierabras fait merveille. Si donc les Européens ressuscitent un mort, font des opérations de plus en plus délicates, maîtres des peuples qui leur paient une sorte de tribut, ils impulsent aussi les échanges de peaux de bison et de cerf, ils redistribuent au groupe les richesses en nourriture dont ils ne savent même plus quoi faire. Et l’on passe à un niveau social différent, puisque c’est le moment choisi par les plus malins ou les plus forts du groupe. Il se forme un gang qui promène Cabeza et perçoit des tributs devenus désormais obligatoires. Une force sociale est créée qui mobilise la violence à son profit. La bande ambulante constitue déjà un mini-Etat. D’où le danger : arrivée dans l’aire de la civilisation des groupes où les habitations sont assemblées en hameaux, et non loin de l’aire où les Espagnols chassent leurs esclaves, la bande va constituer une menace permanente. Les aventures qui nous sont ici racontées sont le contrecoup de l’émergence d’un nouveau système ethnoculturel. À la société sans État que Cabeza de Vaca a connue chez les Indiens, désormais va s’opposer l’État du type espagnol, l’État ethnocidaire, et Cabeza de Vaca, précurseur de l’avocat des Indiens, le grand Las Casas à qui il fournira des dossiers par l’intermédiaire de Marc de Nice, ne pourra que retarder, au Mexique du Nord, la destruction de la culture indienne
Le témoignage de Cabeza de Vaca fut, d’abord, un livre écrit sans doute pour se défendre, un compte rendu administratif, puis il apparut comme un étonnant livre d’aventures plus ou moins colorées d’un spiritualisme ésotérique
Davantage, il est un livre de culture, un ouvrage dont la valeur ethnographique est inestimable. C’est lui qui nous apprend que les clans sont divisés par moitié, c’est lui qui, le premier sans doute, fait ressortir le statut des homosexuels – les berdaches – comme significatif du processus d’inclusion-exclusion des minorités, posant par là le problème de l’intégration sociale.
C’est encore Cabeza de Vaca qui posa, à sa façon qui était d’un excellent observateur, le problème de la faim dans ce nouveau monde qui était déjà tiers avant l’arrivée des conquistadors. […]
Lire Cabeza de Vaca, comme une espèce de miracle, avec ce que nous savons aujourd’hui, c’est se rendre compte que cet homme de cœur, cet homme lucide, courageux, cet esprit critique, cet observateur intéressé par toute vie, au rebours du grand massacre perpétré jusqu’à nos jours, introduit déjà, en action et pour l’écrit, le mouvement du peuple indien.
Jean-Marie Auzias, Bernard Lesfargues. Introduction au Voyage et à la Relation de Cabeza de Vaca. Babel Actes Sud 1979
Un film s’inspirera de cette relation, très librement, en 1991, de Nicolas Echevarria.
17 04 1529
Louis de Berquin, gentilhomme picard a traduit l’année précédente le Livre de vraie et parfaite oraison de Luther. Il a aussi traduit Melanchthon et Carlstadt. Ces traductions lui ont déjà valu d’être emprisonné en 1526 et il vient de porter plainte contre cet emprisonnement qu’il juge avoir été arbitraire : il va être aussitôt incarcéré sur ordre du parlement, jugé en urgence et exécuté : le roi pas plus que sa mère et sa sœur n’y pourront rien. Avec lui furent brûlés ses ouvrages et ceux de sa bibliothèque.
Dieu luy face pardon et mercy, mais il ne fust guère plainct, car, supposé qu’il fust sçavant en lettres, toutesfoys, il abbusa méchamment de son sçavoir, se applicquant à dénigrer plusieurs choses concernant nostre foy , et les cérémonies de l’esglise.
Versoris, avocat pour le parlement.
23 04 1529
Signé entre les couronne d’Espagne et du Portugal, le traité de Saragosse atteste du renoncement de l’Espagne aux Moluques en échange de la somme de 350 000 ducats. Aux termes de l’accord la navigation dans les eaux portugaises orientales – qui s’étendent désormais à 17° équatoriaux à l’est, soit 297.5 lieues des Moluques- est interdite aux Castillans. Le Portugal s’enge pour sa part à ne pas construire de forteresse dans cette nouvelle zone. Ce traité met provisoirement fin à la question de la position des Moluques par rapport à l’antiméridien de Tordesillas, que nul n’avait pu résoudre.
3 08 1529
Les clauses du traité de Madrid qui a permis la libération de François I° n’ont pas été respectées et voilà maintenant 3 ans que la France et l’Empire subissent les conséquences de l’affrontement permanent, même si c’est à fleuret moucheté, de deux ego surdimensionnés, – François I° et Charles Quint -. Nul n’en voie l’issue et l’impatience grandit. Deux femmes de pouvoir ont pris secrètement les choses en main : Louise de Savoie, mère de François I° et Marguerite d’Autriche, tante de Charles Quint, placée par ce dernier à la [bonne] gouvernance des Pays Bas. Les deux femmes ont bien évidemment vécu toutes ces dernières années, tout près du pouvoir quand ce n’est au pouvoir même, mais cela n’a pas fait d’elles des ennemies farouches ; plus, leur position respective leur fait percevoir mieux qu’à tout autre les inconvénients de la situation présente ; elles ont donc pris contact, élaborant au cours de plusieurs mois les clauses d’un traité de paix, à l’insu, au moins au début, des souverains, puis une fois ceux-ci informés, leur soumettant le projet… qu’ils acceptent, conscients que leur attitude respective les conduisait à une impasse, et c’est le traité de Cambrai, la bien nommée paix des Dames. Les cessions de territoire sont nombreuses, mais l’essentiel est sauvé : la Bourgogne et la Picardie restent françaises. Les prétentions sur l’Italie sont abandonnées, les condamnations contre Charles de Bourbon cassées – il est mort, mais ses héritiers pourront ainsi recouvrer leurs biens -. Le morceau de résistance reste tout de même la rançon qui permet la libération du Dauphin et du duc d’Orléans : elle est fixée à 2 millions d’écus d’or – 7 tonnes d’or – : 1, 2 million comptant, 510 000 de revenus de la duchesse de Vendôme, Marie de Luxembourg, aux Pays Bas, et 290 000 écus remboursés à Henri VIII, en acquittement d’une dette de Charles Quint envers l’Angleterre. Entre l’or versé pour acheter des élections au titre d’empereur du Saint Empire et celui versé pour la libération, on peut dire que les frasques politiques et guerrières de François I° auront coûté cher aux Français, et tout le monde a été mis à contribution, directe ou indirecte ! Une bonne part de cette dette fût épongée par les emprunts sur l’Hôtel de Ville, qui offraient plus de garanties pour les prêteurs que le pouvoir royal. Et, cerise sur le gâteau, pour bien montrer que l’on n’est pas rancunier, il épouse Éléonore, sœur de Charles Quint, reine du Portugal jusqu’à la mort du roi Manuel I° en 1521 : ainsi nous serons beaux-frères ! Pauvre femme ! quels qu’aient été ses talents, elle ne sera qu’un pion sur un échiquier (comme tant d’autres alors) car c’était mission impossible que de vouloir être attachée et honnête envers son frère et son époux, les meilleurs ennemis du monde : François I°, qui n’avait plus besoin d’avoir d’enfants légitimes, la traita comme Charles Quint avait traité ses deux enfants captifs : mal. Dès lors que les paroles données ne sont plus respectées, cela ne peut donner lieu qu’à l’escalade des petites ou grandes vengeances : les deux enfants avaient commencés par être enfermés dans la forteresse de Villalba, puis en janvier 1528 dans la prison de Villalpando, puis à Berlanga sur le Duero et enfin à Pedrazza, forteresse isolée de la Sierra de Guadarrama.
09 1529
Les troupes ottomanes assiègent Vienne pendant un mois : seules les rigueurs d’un hiver précoce leur feront plier bagage. Face à la gravité de la menace, Luther en avait appelé à la participation de tous à l’effort de guerre aux cotés de Charles Quint pour contrer le Turc.
1529
À Spire, la diète d’Empire décide que le luthéranisme sera toléré là où il est établi, mais qu’on ne le laissera pas se développer ailleurs. 5 princes, et 14 villes, acquis aux thèses de Luther, élèvent alors une protestation, donnant ainsi naissance au terme protestant. À Saint Gall, tous les autels furent détruits, les images brisées à coups de hache ou de marteau : On a rempli quarante chariots des débris jetés hors de l’église, puis un grand feu a été allumé et tout a été consumé par les flammes
Au même moment, le gouverneur de Neuenbourg relatait : Ils ont détruit toutes les statues, ils ont crevé les toiles des tableaux à l’endroit des yeux ou du nez du saint personnage représenté ; même les images de la Mère de Dieu ont été traitées de cette manière.
22 02 1530
Le pape Clément VII pose sur le front de Charles Quint la couronne d’Italie, puis, le lendemain, celle du Saint Empire Romain Germanique. Cela méritait bien un petit cadeau : ainsi l’île de Malte fut offerte aux Hospitaliers de Saint Jean de Jérusalem, chassés de Rhodes depuis 1522 : c’est l’ordre de Malte que nous connaissons aujourd’hui. Ces bons chrétiens donnèrent un éclat à la course – officiellement différente de la piraterie, en fait la même chose – qui, sans atteindre alors celui d’Alger, était largement suffisant pour fonder une richesse qui leur permit de construire nombre d’églises et de palais sur l’île, et d’assurer l’avenir de l’ordre avec une grande sérénité.
03 1530
François I°, estimant que la Sorbonne n’est pas à même d’assurer un enseignement moderne et de qualité, crée le Collège des lecteurs royaux, futur Collège de France.
Le Collège de France doit son origine à l’institution des lecteurs royaux par le roi François I°, en 1530.
L’Université de Paris avait alors le monopole de l’enseignement dans toute l’étendue de son ressort. Attachée à ses traditions comme à ses privilèges, elle se refusait aux innovations. Ses quatre facultés : Théologie, Droit, Médecine, Arts, prétendaient embrasser tout ce qu’il y avait d’utile et de licite en fait d’études et de savoir. Le latin était la seule langue dont on fît usage. Les sciences proprement dites, sauf la médecine, se réduisaient en somme au quadrivium du moyen âge. L’esprit étroit de la scolastique décadente y régnait universellement. Les écoles de Paris étaient surtout des foyers de dispute. On y argumentait assidûment ; on y apprenait peu de chose. Et il semblait bien difficile que cette corporation, jalouse et fermée, pût se réformer par elle-même ou se laisser réformer.
Pourtant, un esprit nouveau, l’esprit de la Renaissance, se répandait à travers l’Europe. Les intelligences s’ouvraient à des curiosités inédites. Quelques précurseurs faisaient savoir quels trésors de pensée étaient contenus dans ces chefs-d’œuvre de l’Antiquité, que l’imprimerie avait commencé de propager. On se reprochait de les avoir ignorés ou méconnus. On demandait des maîtres capables de les interpréter et de les commenter. Sous l’influence d’Érasme, un généreux mécène flamand, Jérôme Busleiden, venait de fonder à Louvain, en 1518, un Collège des trois langues, où l’on traduisait des textes grecs, latins, hébreux, au grand scandale des aveugles champions d’une tradition sclérosée. L’Université de Paris restait étrangère à ce mouvement.
François I°, conseillé par le savant humaniste Guillaume Budé, maître de sa librairie, ne s’attarda pas à la convaincre. Il institua en 1530, en vertu de son autorité souveraine, six lecteurs royaux, deux pour le grec, Pierre Danès et Jacques Toussaint ; trois pour l’hébreu, Agathias Guidacerius, François Vatable et Paul Paradis ; un pour les mathématiques, Oronce Finé ; puis, un peu plus tard, en 1534, un autre lecteur, Barthélémy Masson (Latomus), pour l’éloquence latine. Les langues orientales autres que l’hébreu firent leur entrée au Collège avec Guillaume Postel (1538-1543), l’arabe en particulier, avec Arnoul de L’isle (1587-1613).
Le succès justifia cette heureuse initiative. Les auditeurs affluèrent auprès des nouveaux maîtres. Par là, un coup mortel venait d’être porté aux arguties stériles, aux discussions à coups de syllogismes, aux recueils artificiels qui avaient trop longtemps tenu la place des textes eux-mêmes. Par l’étude des langues, on remontait aux sources. On y retrouvait le pur jaillissement d’une pensée libre et féconde.
Ainsi naquit le Collège de France. Ne relevant que du roi, dégagés des entraves qu’imposaient aux maîtres de l’Université les statuts d’une corporation trois fois séculaire, affranchis des traditions et de la routine, novateurs par destination, les lecteurs royaux furent, pendant tout le XVI° siècle, les meilleurs représentants de la science française. Le Collège, pourtant, n’avait pas encore de domicile à lui. Il ne constituait même pas une corporation distincte, à proprement parler ; il n’existait, comme personne morale, que par le groupement de ses maîtres sous le patronage du grand aumônier du roi. Mais son unité résultait de leur indépendance même. Et déjà, il assurait son avenir par la valeur et l’influence de quelques-uns d’entre eux, tels qu’Adrien Turnèbe, Pierre Ramus, Jean Dorat, Denis Lambin, Jean Passerat, comme aussi par la reconnaissance qu’ils inspiraient à d’illustres auditeurs, un Joachim du Bellay, un Ronsard, un Baïf, un Jacques Amyot. Leurs méthodes d’enseignement étaient variées. Les uns faisaient surtout œuvre de critiques et d’éditeurs de textes ; d’autres commentaient, quelquefois éloquemment, comme Pierre Ramus, les orateurs ou les philosophes, les historiens ou les poètes de l’antiquité classique. Tous, ou presque tous, étaient vraiment des initiateurs en même temps que des érudits.
Collège de France www.annuaire-cdf.revues.org
4 11 1530
Les bourgeois de Neufchâtel, en présence du gouverneur Georges de Rive et de trois délégués de Berne, décident à une courte majorité – 18 sur 320 votants, d’adopter la réforme protestante et d’abolir le culte catholique et ses différentes cérémonies. Ainsi est battu en brèche le vieux principe Cujus regio, ejus religio, la comtesse de Hochberg, veuve de Louis d’Orléans étant leur souveraine et fermement catholique. Cette initiative s’inscrit dans une tradition de l’Église, venue du droit romain de Justinien : Ce qui concerne tout le monde doit être décidé par tout le monde, ou encore On cherche mieux la vérité à plusieurs – Innovent IV 1243-1254 -. Mais elle est tout de même minoritaire, la plus autorisée étant celle exprimée par le cardinal Ratzinger, le futur pape Benoît XVI, dans les années 1990 : La vérité ne peut pas être déterminée par un vote majoritaire.
Il faut noter les conditions de ce vote : 320 votants pour une ville comme Neufchâtel, c’est tout de même bien peu : sont exclus du vote les femmes, les étrangers, les plus pauvres et aussi les clercs catholiques… Ce type de vote ne peut intervenir que dans le sens du passage du catholicisme au protestantisme, non l’inverse. Les catholiques se voient sur le champ privés de la liberté de célébrer leur culte et de la jouissance des bâtiments où ils pourraient le faire. Les clercs sont expulsés, les biens de l’Église saisis, les églises transformées en temple. Démocratie, peut-être, intolérance sûrement.
30 11 1530
Marguerite d’Autriche meurt, nous laissant à Brou, près de Bourg en Bresse un mausolée de marbre à la mémoire de feu son époux, Philibert de Savoie, et quelques mots de sagesse à l’adresse de son neveu – elle était sœur de son père, Philippe le Beau -, Charles Quint : Je vous laisse derrière moi comme mon unique héritier, avec les territoires que vous m’avez confiés, qui sont restés intacts, bien plus, considérablement agrandis. […] Avant tout, je vous recommande la paix, en particulier avec les rois de France et d’Angleterre.
1530
Charles Quint interdit la réduction des Indiens en esclavage ; le roi du Portugal fera de même 40 ans plus tard : n’étant pas concernés par cette loi, les Noirs remplacèrent les Indiens dans les plantations de canne à sucre.
Dans le manuscrit des mines de Saintes Marie aux Mines, dans le Haut-Rhin, on voit des wagonnets sur des rails de bois : l’abus du défrichement des forêts entraîne le développement de l’extraction du charbon ! Au XVI° siècle, l’Angleterre manquait de bois de chauffage. C’est alors qu’on s’avisa de le remplacer par le charbon. Toutefois le charbon anglais ne convenait pas à la fonte du fer car il avait un effet chimique destructif sur le minerai. Vers 1700, l’Angleterre devait toujours importer du fer, et, bien que sa puissance se développât, elle en produisait moins que la Suède, l’Allemagne et même la Russie. Les forges anglaises étaient dispersées, spécialisées, et employaient principalement des fabricants de boucles de chaussures, d’épées et de clous. Abraham Darby transforma cet état de choses. Il avait remarqué que les fondeurs hollandais utilisaient du soufre et fit des expériences en ce sens à Coalbrookdale, sa vallée du Shropshire, qui recelait de riches gisements de fer. En mélangeant du soufre au charbon dans la proportion voulue, il inventa le coke. Puis, choisissant soigneusement son minerai, il obtint, dans ses hauts fourneaux, du fer plus liquide qu’aucun autre pays, excepté la Chine. Il fabriqua ainsi des marmites en fonte. Son fils, Abraham Darby II, améliora le procédé et réussit à produire des barres de fer vers 1730. En 1760, les hauts fourneaux à coke s’étaient multipliés, amplifiant la dépendance de la métallurgie par rapport au charbon. Ce fer fut bientôt présenté en saumon oblongs prêtes à l’emploi, que ce soit pour les roues, les marteaux ou tout autre objet.
Hugh Thomas. Histoire inachevée du monde. Robert Laffont 1986
Claude Garamond crée à Paris la première fonderie typographique française importante. Guillaume Farel, ancien collaborateur de Lefevre d’Etaples passé à la Réforme depuis 1523, a vécu à Bâle, où il est entré en conflit avec Érasme, le maître de l’humanisme chrétien. Il vit ensuite à Montbéliard, puis Strasbourg, et enfin Neufchâtel. Il a publié la Sommaire et briefve déclaration d’aucuns lieux nécessaires à chacun chrestien, petit catéchisme plusieurs fois réédité qui traduit en français les principales idées de la Réforme.
16 03 1531
Éléonore a été très solennellement couronnée reine de France à Saint Denis le 5 mars. Et c’est maintenant la grande fête pour son entrée à Paris, à laquelle le roi assiste depuis la fenêtre d’une demeure aristocrate, serrant de très près sa maîtresse Anne de Pisseleu dite Mademoiselle d’Heilly, qui deviendra duchesse d’Étampes en épousant Jean de Brosse deux ans plus tard, que le Roi tiendra à distance respectable en le nommant gouverneur de Bretagne !
21 06 1531
Le mouvement suisse de la Réforme protestante est arrivé à Ulm un an plus tôt, emmené par Konrad Sam, vitupérant prédicateur qui prône la destruction des images dans les églises : il a recours au référendum et c’est une écrasante majorité qui abonde dans son sens : il fait alors de la cathédrale un temple protestant. Le conseil de la ville a pris la précaution de recommander aux donateurs privés de mettre en lieu sur les éléments les plus précieux : portail central, stalles, tabernacle… mais on ne peut pas tout emmener, et le reste est détruit : soixante autels, nombre de statues, retables, tentures… etc
9 12 1531
À Guadalupe, au nord de Mexico, la Vierge apparaît à Juan Diego Cuauhtlatoatzin, un jeune berger. Dix ans après la conquête de Tenochtitlán par les Espagnols, cela arrivait à point pour conforter spirituellement leur pouvoir. L’événement va devenir fondateur de la nation mexicaine et les anniversaires donneront chaque année lieu à d’imposants pèlerinages.
Ce berger, fraîchement converti, avait l’habitude de gravir la colline pour se rendre au marché. Ce jour-là, une voix l’interpelle par son prénom. La Vierge apparaît et lui demande en langue nahuatl de lui consacrer un temple pour y écouter les pleurs des Indiens et soigner leurs maux. Juan Diego se rend chez l’évêque pour lui transmettre le message sacré. Mais le religieux n’en croit pas un mot.
Le lendemain, la Vierge apparaît au même endroit à Juan Diego, qui lui fait part de l’incrédulité de l’évêque espagnol. Le 12 décembre, l’Indien contourne le mont Tepeyac, car son oncle mourant réclame un prêtre. Mais la Vierge lui apparaît malgré tout. Ton oncle est guéri, le rassure-t-elle, avant de lui demander de cueillir des roses destinées à l’évêque. En plein hiver, le sommet de la colline en est couvert ! Il les ramasse et les enveloppe délicatement dans sa tunique. Lorsque l’Indien la déplie devant l’évêque, l’image de l’éternelle Vierge mère de Dieu s’est imprimée sur le tissu.
Quatre cent quatre-vingt-quatre années plus tard, la Tilma (le nom mexicain de cette relique) intrigue toujours les scientifiques. Suspendue au-dessus de l’autel au fond de la basilique, la tunique de Juan Diego affiche des couleurs d’une fraîcheur énigmatique qui défie l’usure du temps. Miraculeusement intact, le tissu en fibre d’agave aurait dû se désagréger après une quarantaine d’années, commente Andres Enrique Ramirez, prêtre du sanctuaire de Santa Maria de Guadalupe. D’autant que l’image a passé plus d’un siècle sans la protection d’une vitre, aujourd’hui blindée. En 1791, un ouvrier chargé de la conservation de la relique a fait tomber de l’acide nitrique sur un bord du tissu, formant une tache. La marque s’est peu à peu estompée, souligne le Père Ramirez. L’icône a aussi été victime d’un attentat, en 1921. L’agresseur avait fait exploser une charge cachée dans une couronne de fleurs, aux pieds de la Vierge. La force de la détonation a plié un grand crucifix en bronze massif, mais elle n’a pas altéré la tunique.
Plusieurs analyses de l’icône laissent perplexe. L’une d’elles révèle que le tissu a été peint sans aucune trace de pinceau ni de préparation de la toile. L’image est comme imprimée sur la tunique, assure le Père Ramirez. L’origine des pigments reste inconnue. Plus étonnant encore, la scène de la révélation de l’image divine à l’évêque serait fixée au fond des yeux de la Vierge. L’agrandissement des milliers de fois des pupilles de l’icône a permis d’identifier treize silhouettes humaines, dont celles de Juan Diego et de l’évêque, affirme le prêtre. Les proportions parfaites de l’image correspondent au chiffre d’or, existant dans la nature ou la musique.
Croisé à la sortie de la basilique, le Père Francisco Xavier Sanchez Hernandez est rattaché au diocèse de Nezahualcoyotl, dans l’Etat de Mexico, voisin de la capitale. Les débats sur la véracité de ces miracles et les doutes sur l’existence même de Juan Diego n’ont pas d’importance, professe le religieux, qui a longuement étudié la symbolique de la Guadalupe. Pour ce quinquagénaire titulaire d’un doctorat de philosophie, l’icône est un emblème politique, historique et culturel, qui unit les Mexicains, dont plus de 80 % sont des métis. Le prêtre traverse le parvis pour s’approcher du Parque de la Ofrenda orné de gargouilles à l’effigie du dieu préhispanique Quetzalcoatl, le serpent à plumes. Certains Indiens mêlent leurs traditions ancestrales au culte de la Guadalupe qui s’est substitué à celui de la déesse Tonantzin, divinité de la fertilité chez les peuples préhispaniques de la vallée de Mexico. Là, sur un des flancs du mont Tepeyac, la déesse était déjà vénérée avant la conquête espagnole. Son nom signifie nuestra madrecita – notre petite mère –, au même titre que Marie est la mère de Jésus.
Le religieux pointe l’inscription à l’entrée de la basilique, référence aux paroles de la Vierge à Juan Diego : Ne suis-je pas ici, moi qui suis ta mère. Cet étonnant syncrétisme permettra la fusion du passé préhispanique et du présent catholique pour créer une identité métisse : L’image de la Guadalupe est comme un codex préhispanique avec ses références graphiques que les Indiens avaient l’habitude de lire, précise le Père Sanchez Hernandez. La peau hâlée de la Guadalupe annonce une nouvelle race, née de l’union de deux peuples. Ses cheveux noirs sont lissés à la manière des vierges aztèques. À l’instar des femmes enceintes, elle porte un ruban noir en guise de ceinture. Son ventre est orné d’une fleur de jasmin à quatre pétales, représentation des points cardinaux. Son manteau est bleu-vert, la couleur des empereurs aztèques. Il est décoré de 46 étoiles qui reproduisent la constellation du 12 décembre 1531 vue du ciel. Ce jour-là correspond au solstice d’hiver annonçant la naissance d’un nouveau soleil pour les Aztèques, souligne le Père Sanchez Hernandez. Sur l’image, les rayons enveloppent la Vierge telle une auréole, respectant la cosmogonie des Indiens.
Dans la chapelle de la colline, Paula Amezco prie en tenue traditionnelle de l’État du Michoacan. Cette Indienne de l’ethnie des Purépechas porte un châle aux fines bandes noir et bleu. C’est la Vierge des Indiens, notre mère, dit-elle avec ferveur, en montrant les fresques. Sur l’une d’elles, l’évêque se prosterne à genoux devant l’Indien Juan Diego qui déplie sa tunique.
Cet événement intervient dix ans après la chute de l’empire aztèque, vaincu en 1521 dans le sang par les conquistadors espagnols. Pour Bernardo Barranco, sociologue au Centre d’études des religions au Mexique, la Vierge Guadalupe-Tonanzin représente cette mère protectrice et amoureuse venue sauver un peuple orphelin après l’humiliation militaire, politique et économique que lui inflige la colonisation. Ariel Arnal, historien à l’Université autonome de la ville de Mexico (UACM), renchérit : La Guadalupe vient redonner dignité et justice aux Indiens. Cette stratégie d’évangélisation, qui récupère les mythes préhispaniques en unissant deux mondes qui semblaient irréconciliables, entraînera des conversions en masse chez les peuples de la région qui refusaient de changer de religion.
La Guadalupe restera dès lors un symbole identitaire qui accompagnera les moments clés de l’histoire du Mexique. Le 16 septembre 1810, le prêtre Miguel Hidalgo, père de l’indépendance, lance son appel à la révolte en criant : Vive la Vierge de Guadalupe ! L’ecclésiastique est un créole, né au Mexique de parents espagnols, qui lutte contre les privilèges des colons. Un siècle plus tard, le révolutionnaire Emiliano Zapata brandit un étendard avec l’effigie de la Guadalupe aux couleurs du drapeau mexicain. Au XX° siècle, la Guadalupe, en tant que référence identitaire à une multiethnicité mexicaine, résistera au régime ultralaïque du général Plutarco Elias Calles (1924-1928), fondateur du futur Parti révolutionnaire institutionnel (PRI), en guerre contre les paysans catholiques de 1926 à 1929.
Ce succès prosélyte n’a pas échappé au Vatican, qui n’a eu de cesse d’encourager ce culte. En 2002, lors de sa venue au Mexique, Jean-Paul II a canonisé Juan Diego. Quant au pape François [au Mexique le 13 février 2016], il se réservera un moment pour prier seul devant l’icône, dont la popularité a crû au-delà des frontières. Le I° mai 2015, la première paroisse de San Juan Diego a été inaugurée à Buenos Aires, en Argentine. Une initiative longtemps appelée de ses vœux par l’actuel souverain pontife. Selon Roberto Blancarte, sociologue des religions au Colegio de Mexico, le pape a compris le pouvoir d’évangélisation de la Guadalupe auprès des populations métisses et pauvres. L’Église cherche à en faire un symbole d’unité capable de freiner la désertion des fidèles sur le continent. Au Mexique, les catholiques représentaient plus de 96 % de la population dans les années 1970, contre 83 % aujourd’hui. Cette proportion chute à 58 % dans l’État du Chiapas, qui compte une forte concentration d’Indiens se convertissant aux mouvements évangéliques.
Mais le lien des Mexicains avec leur Vierge va bien au-delà de la sphère spirituelle. L’écrivain Carlos Monsivais (1938-2010) répétait à l’envi qu’il n’était pas catholique mais guadalupano. Cette revendication identitaire explique peut-être pourquoi une copie de l’icône métisse trône dans autant de foyers mexicains. Tendance, l’image de la Vierge brune se décline désormais sur des vêtements de créateurs ou de stars du rock. Un attachement émotionnel qui entraîne une certaine schizophrénie dans un pays laïque. Le jour de l’anniversaire de la Vierge n’est pas férié dans les administrations publiques et les universités. Pourtant, presque personne ne va travailler.
Frédéric Saliba. Le Monde du 12 02 2016
Six ans plus tard, le pape Paul III reconnaîtra par une bulle que les Indiens du Mexique avaient une âme ; donc, tuer un Aztèque serait désormais un péché. Mieux vaut tard que jamais.
1531
Des années de disette amènent quantité de pauvres en ville : on en compte 8 000 à Lyon jour et nuit quémans et cryans parmi la ville. Par une contribution levée sur les marchands, les clercs et les étrangers, les Consuls créent l’Aumône générale, qui va permettre de secourir 5 000 pauvres, de distribuer 250 000 livres de pain. Trois ans plus tard, cette Aumône générale deviendra permanente. Les pauvres et les malades ne vont plus demandant et quêtant leur vie parmi la ville, ainsi qu’ils faisaient auparavant, car ils sont nourris en leur maison par l’Ausmone… Il s’ensuyt la santé d’icelle ville qui a esté exempte de peste, de maladies contagieuses depuis ladite aumosne introduite… pareillement les marauds et enfans convalescens travaillent aux fossés de la ville, les petits enfants masles et femelles sont nourris… et on leur fait apprendre un métier à chascun, d’où résultent la santé et la prospérité de la ville.
Les édiles lyonnaises
Bien évidemment, on retrouve ailleurs la même situation : à Nantes, c’est l’hospital de Toussaincts qui prend les pauvres en charge, à Paris, le Grand bureau des Pauvres. De façon générale, on préfère les aider à domicile… le temps du grand renfermement n’est pas encore venu.
La famille d’éditeurs Estienne a fait de Paris la capitale du livre. Robert Estienne, ami de François I°, s’était vu confier par ce dernier la tâche de remettre à la bibliothèque royale, un exemplaire de chacun des livres qu’il imprimait en grec, créant ainsi ce qui fût probablement la première bibliothèque de dépôt. Il avait fait le projet de républier le dictionnaire de Calepino, puis décida de le reprendre de fond en comble : n’ayant trouvé personne pour faire ce travail de bénédictin, il s’y attela lui-même, et cela donna le Trésor de la langue latine, dictionarium latinogallicum, qui va du latin au français. 8 ans plus tard, il en éditera l’inverse, du français au latin : Dictionnaire françois latin contenan les motz et manieres de parler françois tournez en Latin : l’ancêtre de nos dictionnaires : 9 000 mots qui deviendront 13 000 dès sa seconde édition, 10 ans plus tard. Les principaux utilisateurs seront les juristes, la plupart du temps bon latinistes, mais qui pouvaient mal maîtriser le français.
Ronsard avait été entendu, qui disait : Plus nous aurons de mots en notre langue, plus elle sera parfaitte.
[…] Ie vy que des Français le langage trop bas
À terre se trainopit sans ordre ny compas :
Adonques pour hausser ma langue maternelle,
Indonté du labeur, ie travaillay pour elle,
Ie fis des mots nouveaux, ie r’appelay les vieux,
Si bien que son renom ie poussay jusqu’aux cieux.
On commence à entrevoir que l’Amérique du Nord et du Sud forment un continent, sans attache terrestre avec l’Asie : Comme la partie occidentale de nos Indes n’a pas encore été explorée, on ne sait pas si elle se termine par une mer ou une terre… Mon opinion, et celle de quelques autres, c’est qu’elle n’est pas une partie de l’Asie ni ne se raccorde à l’Asie des anciens cosmographes. On pourrait même aller jusqu’à dire que la terre ferme de ces Indes est une autre partie du monde… Donc Pierre Martyr d’Angheira eut raison de la nommer un Nouveau Monde.
Oviedo
23 07 1532
Louis de Brézé, 72 ans, meurt au château d’Anet. Diane de Poitiers, 33 ans, fera graver en lettres d’or sur son tombeau :
Ô Louis de Brézé, ce tombeau a été construit
Par Diane de Poitiers, désolée de la mort de son époux.
Elle te fut inséparable et très fidèle épouse.
Autant elle le fut dans le lit conjugal
Autant elle le sera dans le tombeau.
La belle veuve prendra le temps qui convient avant que de redevenir joyeuse, mais la fin de ce temps arrivera et joyeuse elle redeviendra ; le serment gravée sur le tombeau sera oublié. Et on ne peut que se réjouir que le désir de vie l’emporte sur le culte des morts.
1 11 1532
François Rabelais, diplômé depuis deux ans, de la faculté de médecine de Montpellier, est nommé médecin de l’Hôtel Dieu de Notre Dame de la Pitié du Pont du Rhône à Lyon, où il exerce par intermittence.
16 11 1532
Pizarro, reparti en Espagne en 1528, a rendu compte de ses expéditions à Charles Quint : après quelques semaines du passage quasiment obligé qu’est la prison – le meilleur moyen d’alors pour assouplir l’échine d’un officier colonial – il est reçu par le roi, et, en juillet 1529, licence lui est donnée de conquérir le Pérou. Il prendra pour compagnons ses 4 frères, Hernando, Juan, Gonzalo et Martinez.
Pizarre contemplait le monde depuis la croix. Il pensait en chrétien. La route des Andes le menait peut-être vers une perfection de l’âme. Il marchait droit sur la route tortueuse de ses désirs. Est-ce que tout autre homme aurait accompli la même prouesse ? Est-ce qu’une autre armée, arabe, turque, chinoise, aurait remporté les mêmes succès ? Est-ce qu’un autre peuple aurait eu la même ardeur, le même désir, la même soif de gloire ? À quel point les efforts de Pizarre furent-ils conscients d’eux-mêmes. Mesurait-il ce qu’il y avait d’anormal dans le fait de se lancer à l’assaut d’un empire avec cent quatre-vingt soldats. Fut-il épouvanté par la splendeur des montagnes ? par son propre appétit ? Peut-être sa soif d’être aimé était-elle si grande qu’il ne put jamais s’en ouvrir à personne. Peut-être ses doutes furent-ils si cuisants qu’il ne put jamais les formuler sans éprouver un insurmontable dégoût. Peut-être son ardent désir de posséder un monde qu’il croyait vierge le poussa-t-il à l’oubli forcené de sa propre douceur.
Éric Vuillard. Conquistadors. Babel 2009
Il a quitté Panama en janvier 1531, avec 3 vaisseaux, 180 hommes, 27 chevaux et une poignée de canons. Débarqués un peu au nord de l’équateur, dans la baie de San Mateo, ils gagnent le golfe du Guayaquil où ils recevront un renfort de 100 hommes arrivés sur 2 navires avec Hernando de Soto. Pizarro apprend alors que le pays est déchiré par une guerre civile entre les deux fils de Huayna Capac, Atahualpa et Huascar. Il se met en route vers le sud, divisant ses troupes en 2 colonnes, l’une restant sur la côte, l’autre plus à l’intérieur. Il y découvre que les champs sont soigneusement cultivés [1] et irrigués par un système de canaux ; il n’y a aucun mendiant dans les villages et le réseau de routes est soigneusement entretenu ; il y a à intervalles réguliers des maisons de halte avec des magasins de vivres ; partout des corvées d’indiens conduits par leurs caciques sont au travail. Pizarro apprend qu’Atahualpa vient de vaincre Huascar et le retient prisonnier. Et de même que les Aztèques avaient fait sur Cortès un transfert pour voir en lui l’incarnation de leur mythologie, de même Pizarro se mit à être perçu par les partisans du vaincu, Huascar, comme l’incarnation de leur légendaire Viracocha, dieu créateur et nourricier, recrée pour la circonstance en prophète barbu venu de la mer, ennemi des rois de Cuzco.
Pizarro se mit en route le 21 septembre à la tête de 110 fantassins et 67 cavaliers en direction de Caxamarca, qu’il atteint 2 mois plus tard, le 15 novembre : Atahualpa l’y attendait, tendu, aux aguets mais sans manifestation belliqueuse. Le lendemain, chaque camp ayant disposé ses troupes comme il l’entendait, Pizarro réalisa que les Incas [2] étaient sans armes. Et la journée commença par un sermon du frère Don Vincent de Valverde à Atahualpa, l’enjoignant à se convertir au christianisme, ce à quoi l’empereur répondit qu’il ne connaissait rien à cela et que sa religion lui convenait fort bien.
Et puis, l’empereur s’impatienta : Où prends-tu l’audace de me parler ainsi ?
– Dans ce livre, répondit Valverde, brandissant la Bible à l’empereur, qu’il jette à terre.
Alors Pizzarro donna le signal : alors les couleuvrines tonnèrent, alors les fantassins sortirent des embrasures l’épée au poing, alors les cavaliers verrouillèrent les issues et le nombre des Incas n’y fit rien : ce fût un massacre… le soir, on marchait dans le sang.
Deux fauves se guettaient ; le lion espagnol mordit le premier et terrassa le puma des Andes.
Jean Amsler. Les explorateurs 1955
Autant qu’on tuait de ces porteurs, pour le faire choir à bas, car on le voulait prendre vif, autant d’autres, et à l’envie, prenaient la place des morts, de façon qu’on ne le put onques abattre, quelque meurtre qu’on fit de ces gens-là, jusques à ce qu’un homme de cheval l’alla saisir au corps, et l’avala par terre.
Montaigne. Essais, III, 6, p.915B
Alors , la tête du cortège [inca] pénétra sur la place. Les Espagnols sentirent leur ventre durcir, certains voulurent cracher et se bavèrent dessus. Juché sur son trône, tenu par huit épaules au-dessus du sol, accoudé à un coussin garni de pierres précieuses, l’Inca.
À cet instant, parmi la vingtaine d’Espagnols intrépides qui se trouvaient avec Pizarre, peu pensèrent à l’or, à la richesse qu’ils étaient venus chercher. Peu pensèrent à ce qu’ils pouvaient espérer s’ils capturaient cet homme. Peu songèrent à ça. À ce moment, ce fut leur vie seule à laquelle ils songèrent, et encore, la peur la plus naturelle, la plus simple et la plus brutale les submergea. Qu’allaient-ils pouvoir faire ?
Des centaines d’indiens étaient déjà entrés et s’agglutinaient sur les côtés afin de laisser passer le reste de la troupe. Comme un long serpent chatoyant, le cortège s’enroulait autour de la place et rejoignait lentement le centre. Chaque espace se trouva bientôt comblé. Soudain, l’empereur fut au centre de la place et dominant du haut de son trône l’ensemble de la scène, il exigea le silence.
Les Indiens devaient être environ huit mille à avoir pénétré l’enceinte. Ils formaient une foule immense. À l’autre bout de la place, les vingt Espagnols sentaient leur cœur battre avec une telle force que leur sang aurait pu fendre leurs têtes.
Le chef d’un escadron grimpa sur la forteresse et agita sa lance. Ce qui provoque parmi les Espagnols une grande inquiétude. À ce moment, Pizarre décida d’agir et envoya Valverde accueillir l’Inca et lui prêcher les enseignements de la foi. Valverde, suivi de Filipillo, l’interprète, écarta d’un geste ceux qui se tenaient devant lui et ne l’avaient sans doute pas vu.
Les chants s’étaient arrêtés. Un silence angoissant dans l’enceinte surpeuplée. Pizarre et ses porteurs de rondaches attendaient, tassés à l’autre bout du monde. On aurait dit une masse compacte de visages, peinte au couteau.
Un crucifix à la main, et une bible dans l’autre, Valverde traversa la foule. Tenant sa bible contre lui, il se fraya un chemin difficile. Puis il essaya sans doute d’être convaincant: Yo soy sacerdote de Dios y enseñoa los cristianosles cosas de Dios y asimismo vengaa enseñara vosotros. Loque yo endegñoes lo que Diosnos habló que está en este libro ; y por tantot, de parte de Diosy de los cristianos, te ruego que seassu amigo, porque asi le quiere de Dios, y venirte a bien d eello: y ve a hablar al gobernadorque te esta esperando.
Je suis prêtre de Dieu et j’enseigne aux chrétiens les choses de Dieu et de même je viens vous les enseigner. Ce que j’enseigne est ce que Dieu nous a dit et qui est en ce livre ; et par suite, de la part de Dieu et des chrétiens, je te prie d’être son ami, parce que Dieu le veut ainsi, et il t’en viendra du bien de lui,; et va parler au gouverneur qui t’attend.
Le prêtre tendit la bible. L’Inca l’ouvrit avec difficulté, la regarda sans étonnement et la jeta avec mépris. Alors il haussa le ton, reprochant aux Espagnols leurs rapines, les traitements infligés aux chefs indiens et ordonne que lui fût restitué ce qui avait été pillé. Le dominicain réfuta comme il put, accusant les soldats d’avoir agi à l’insu de leur chef. L’Inca déclara qu’il ne partirait pas que tout ne lui ait été rendu. Il se dressa sur sa litière, prononça quelques mots menaçants et les guerriers indiens lui répondirent d’une seule voix.
Alors Pizarre noua sa cuirasse et demanda à ses hommes de se tenir prêts. Valverde reprit sa bible à la poussière et, étant retourné près des siens en courant, il dit à Pizarre : Salid a él, que yo os absuelvo. Fondez sur lui, moi, je vous absous.
Du haut de la tourelle de l’enceinte, Pedro de Candia attendait un signe. Les hommes dissimulés dans les bâtiments se tenaient prêts. À présent, la peur s’était muée en sa forme active, brûlante. Leur bouche était sèche. Leurs jambes et leurs bras tendus, leurs mains serrées sur les pommeaux d’épée ou les rênes des chevaux. Les bêtes elles-mêmes subissaient l’angoisse ambiante, une tension extrême.
Soudain Pizarre fit un signe. Il y eut un immense hurlement et le dieu du sang brisa tout à coup le moule dans lequel il avait fait l’homme. Ce fut une pluie de feu, de détonations, un fracas inouïe. Les cavaliers fendirent la masse des Indiens en une crue violente. Les trompettes sonnaient, les tambours battaient. Les premiers blessés hurlaient leurs cris. Les casque étincelants des soldats, leur cuirasse, le panache des chefs, les lances, les épées tranchantes, les chevaux hennissants, piétinant les visages, les corps, les chiens furieux, mordant, arrachant les chairs, les cris. Tout cela fit sur les Indiens une énorme impression. On eut dit que toute la puissance et toute la férocité du monde déferlaient sur eux. Bientôt, les membres coupés, les têtes tranchées, le sang, la boue, accrurent la sauvagerie de la charge. On piétinait, on repoussait avec la lance, on hurlait. Du haut de son refuge, Candia visait l’extérieur et les deux autres entrées de la place. L’artillerie déchiquetait les corps.
Ce fut une bousculade gigantesque. Un mur d’enceinte se renversa sous la pression formidable de la foule. Beaucoup d’hommes furent ensevelis. Les Indiens couraient n’importe où, mais ils étaient si nombreux qu’aucun mouvement pour se dégager n’était possible. Ils se bousculaient, se piétinaient les uns les autres. Les seigneurs incas restèrent paralysés par la peur, au milieu du chaos. Les cavaliers espagnols piquaient leurs chevaux avec tant de rage qu’ils leur ouvrirent les flancs et que leurs étriers et leurs jambes furent bientôt pleins de sang.
Et le mortier de Jéricho se mit à fondre, et, comme au livre de Josué : le peuple poussa des cris, et les prêtres sonnèrent des trompettes. Et lorsque le peuple entendit le son de la trompette, il clama d’une si grande clameur, et la muraille s’écroula, et le peuple s’avança dans le ville, chacun devant soi. Ils prirent la ville. Ils livrèrent à la mort tout ce qui se livrait dans la ville, hommes et femmes, enfants et vieillards, même les bêtes, tout fut passé au fil de l’épée. Ainsi, à Caxamarca, pendant l’heure où le soleil disparaît et où les montagnes deviennent mauves, puis bleues, la nuit tomba lentement dans le visage des hommes.
Pizarre s’était frayé un passage jusqu’à la litière royale. Et aussitôt il saisit le bras de l’Inca. Alors les porteurs se jetèrent devant Pizarre et ses hommes et les épées s’enfoncèrent dans leur chair, sans qu’ils fissent rien pour se défendre. On prétend que Pizarre fut blessé à la main en protégeant l’Inca. Mais certains affirment que les chrétiens, malgré l’immense confusion qui régnait et le carnage, donnaient des coups de poignard dans la litière pour en arracher l’or. Ainsi, entre deux coup d’épée, après avoir écarté la foule et tué quelques hommes, les Espagnols se saisissaient de leur poignard et grattaient le trône où l’Inca se tenait assis. Ils jetaient de grands coup d’épée autour d’eux, puis ils frottaient leurs poignards contre le soleil, pressés de tenir entre leurs doigts un petit rayon. Et c’est sans doute ainsi qu’au milieu des combats, une lame ripa sur les planches et blessa Pizarre.
Et lui, le grand faucheux, la vieille mygale lente et féroce, avait sans défaillance approché sa proie, puis brutalement couru sur elle avec toutes ses pattes et s’en était saisi. Et les Espagnols, pires qu’une horde de hyènes, se prenaient au jeu de la mort, dans l’ivresse d’une force brutale qui ne trouve pas d’obstacle.
Ce fut comme un rite fou à la gloire de l’or et de la peur, triomphe des chiens, du fer et de la poudre. Il n’y a eu plus soudain que la terre rouge, les murs humides de sang, l’intégrité du ciel.
Aux temps les plus reculés, des hommes avaient vécu dispersés, d’énormes distances les avaient tenus séparés les uns des autres. Les conflits durent être rares. Les armes étaient faites pour la chasse, non pour la guerre. Plus tard, apparurent la lance de combat, le bouclier. La vie politique se développa. Les groupes en vinrent à s’affronter. Certains s’étendirent sur de vastes territoires, d’autres migrèrent, s’éteignirent. Les premiers chasseurs ne laissèrent comme trace de leur passage que les restes enfouis de campements éphémères, des tessons. Puis vinrent les razzias, les invasions, les empires Puis ce furent les conquêtes à l’échelle du monde, la poudre, le gouvernail, la canne à sucre, le caoutchouc et le pétrole.
Pizarre sait que le nœud se tranche. Il sait que les fils de la réalité sont si serrés, si bien tissés entre eux, qu’on ne peut jamais voir ni deviner où cela commence et termine. Peut-être même n’y a-t-il qu’un seul fil, noué de mille manières et qui parcourt toutes choses et les fait ensemble tenir.
Le voile d’Atahualpa empêchait de l’atteindre, bien que Pizarre lui eût saisi le bras : ce simple voile les séparait toujours, les tenait de chaque côté du monde. Il ne comprit d’abord pas pourquoi, au milieu de ce désordre, il eût l’image de Charles-Quint, il eût l’image de cette hauteur humiliante. Et Atahualpa lui sembla une image parfaite de la souveraineté. Voilà peut-être ce qui le condamna. Voilà ce qui troubla Pizarre. Sa haine héréditaire de la souveraineté, mais aussi son inconditionnel désir, son amour, fusionnèrent à ce moment. La souveraineté indienne mimait sous une forme absolue, complète, rayonnante, celle de son pays. Ce ne fut peut-être ni sa cupidité ni sa brutalité foncière qui furent à ce moment ses guides. Ce furent sa haine et son amour de Dieu. Ce furent sa haine et son amour du roi.
Lui n’était pas fils de Philippe II et d’Olympias, il ne descendait ni d’Énée ni de Vénus, ils descendait des Pizarre et des fripiers, il était le fils d’une servante. Aussi humilia-t-il la gloire dans le rayonnement le plus éclatant qu’il eût pu espérer voir sur la terre. Il la rabaissa à une image de l’oisiveté et de l’indigence. Il en montra le vide
Enfin, il put mettre un nom à ce rideau de tulle qui s’interposait entre lui et le pouvoir. Ce mince nuage de mousseline, ce voile léger qui couvrait la face d’Isis, c’était la Majesté – le Mépris.
Alors, un Espagnol saisit l’Inca par les cheveux, tandis que la poussée de plusieurs d’entre eux renverse la litière. Les vêtements déchirés et le visage découvert, l’Inca tombe dans la boue.
À présent, les Espagnols chevauchaient au milieu des cadavres. La mêlée était furieuse. Les Indiens affolés faisaient une houle vivante entre les parois de granit. Lorsque Benalcazar jaillit hors de la cave où il était terré depuis tout un jour, d’abord la lumière l’éblouit. Il entendit une immense clameur, sentit tout autour de lui un grouillement humain. Il cria à ses cavaliers et à ses soldats de tuer quinze hommes chacun, puis, il se mit, encore aveuglé de soleil, à frapper autour de lui, au hasard. Son épée s’enfonça dans une épaule. Elle déchira les muscles, la graisse, la peau. Il la souleva et de nouveau frappa, mais ce fut le plat de l’épée qui heurta un corps. Il la leva, la pointa en direction du ciel, et l’abattant sur le côté, il pût voir le sang jaillir du crâne et sentit la lame cogner sur l’os du front. Déjà, il y voyait plus clair, mais la confusion était si totale qu’il lançait son épée au travers des visages, dans une masse de corps ; et elle blessait tout ce qu’elle rencontrait d’os et de chair. Soudain, il fit pivoter son épée à droite en écartant le bras et heurta un visage. Il eut le temps de voir les dents se briser, les lèvres se couvrir de sang. Emportée par l’élan, son épée cogna l’arrière de son propre cheval et il faillit tomber.
Sur un flanc de la place, poussé par une foule aveugle, de Soto ne parvenait pas à dépêtrer son cheval. Moguer, qui l’avait vu, voulu lui porter secours. Il sabrait au hasard, hurlant, sentant craquer les os des mains et des bras qui protégeaient les visages. Il écartait la foule comme l’araire écarte la terre. Sa main était rouge et poisseuse. Le soleil frappait. Il fit avancer son cheval sur la sable chaud, fouettant de l’épée une pesante matière d’homme. Là, son épée se prit un instant dans ce quelle tranchait, et il sentit claquer le cartilage d’un coude. L’Indien remua – parmi la mousse d’hommes qui se ruait autour – et coinça l’épée, sans le vouloir, dans son os brisé. Aussitôt, Moguer le repoussa du pied. La lame coupa le ventre de l’homme ; et le sang se répandit avec une masse grise et verte sur le ventre. L’homme gémit et se pencha. Moguer lui laboura le dos. Alors il poussa son cheval en avant et délogea les Indiens qui se tenaient là, à moitié morts de peur, libérant de Soto qui dut laisser son cheval et continuer le massacre à pied.
Les fantassins enfonçaient leurs lances dans les poitrines. Les genoux étaient fendus à coup d’épée. Les carreaux d’arbalète pleuvaient sur ceux qui fuyaient hors les murs. Ils transperçaient les dos et clouaient les hommes à terre. Sur la tourelle fumaient les mèches des arquebuses. Le feu réduisait les membres en charpie et laissait dans le dos de larges cratères. Les Indiens tombaient brusquement transpercés. Un homme était touché, comme s’il avait été choisi depuis très longtemps pour mourir. Les rides se resserraient, les visage s’endurcissait et c’était fini. On avait pris sa petite décharge d’amour.
Les balles traversaient les muscles, rompaient les tendons, tranchaient les ligaments. Les chevaux écrasaient et piétinaient les blessés, les morts. Le jour tombait et les Espagnols continuaient leur carnage. Bientôt, il n’y eut plus un Indien vivant sur la place. Alors les cavaliers et les fantassins derrière eux, jaillirent hors de la ville. Ils se jetèrent à la poursuite des fuyards, les chevaux galopaient, l’épée coupait une main, le cavalier faisait demi-tour et revenait. L’homme désespéré et rempli d’effroi courait n’importe où. L’épée brisait le bassin, tranchait une artère et laissait l’homme étendu, remuant comme une carpe au fond d’un seau.
Les chiens dévoraient les cadavres sur la place. Les épées, semblables à des rames coupantes, barattaient la chair. Les conquistadors, dans le vertige d’une si improbable et si intégrale victoire, ne se plurent soudain qu’à des œuvres de mort. Les Indiens fuyaient, comme les sauterelles devant le feu.
La plaine était rouge et couverte de morts. Les fantassins rattrapaient les Indiens qui souvent tournaient en rond afin d’évier les chevaux, et leur lance s’enfonçait autour des vertèbres, déchirant les muscles. L’homme jetait une main en arrière pour retirer la lance. L’Espagnol appuyait et le faisait tomber. Il attendait parfois que l’homme se retourne pour le frapper de face.
Mais la plupart abandonnaient l’adversaire à moitié mort. Des hommes mutilés couraient au hasard sur la plaine. D’autres, qui parfois n’avaient rien, gisaient étendus les yeux ouverts, rendus fous par la peur. La cruauté des Espagnols était si grande qu’elle rendait impossible toute riposte. Rien ne pouvait s’opposer à cette démesure. Les Indiens s’enfuyaient, horrifiés, se croyant morts d’avoir vu pareil carnage. Un sang épais coulait lentement sur le visage des blessés. Des plaies avaient déjà des croûtes, qui continuaient pourtant de saigner.
Il y eut alors une grande tache rouge. Étoile écarlate. Le Christ est là, dans son manteau de laine rouge. Il porte sa couronne d’épines et son sceptre creux. Le sang coule sur le front. Et dans ce visage aux paupières baissées, il y a une immense tristesse. Couleur. Sang. Il est là, comme un taureau à bout de force, sous les murs jaunes. Les Indiens, fuient, éperdus, devant les derniers venus de la terre. Ils ont bu la soupe brûlante, ils ont senti leur gorge se serrer, leurs intestins se tordre et leur voix se mêler d’aboiements. Ils ont vu ces hommes chanter à cheval, dans leur feuilles de fer. Et la grande tâche rouge s’est étendu sur leurs yeux, pauvre et puissante.
Certains allèrent jusqu’au camp ennemi. Rien n’arrêtait leur fureur meurtrière. Ils ne rencontraient aucune résistance ; ils poursuivaient des ombres dans la nuit. Pendant ce temps, les fantassins regroupèrent les premiers prisonniers. Ceux-ci étaient anéantis par la crainte. Atahualpa lui-même fût dénudé, on lui arracha ses vêtements et on le dépouilla de ses parures.
Les cavaliers ratissaient le lent remous de vagues des derniers survivants qui n’avaient pas trouvé de trous où s’enterrer, ou que la peur avait enfermé dans un cercle et qui couraient, couraient, mais ne parvenaient pas à partir.
On entendait peu de bruit à présent. Seulement , au loin, le bruit d’un cavalier qui chargeaient. La poursuite de ces ombres pâles avait quelque chose d’irréel. Certains partirent très loin sur les traces d’un groupe d’Indiens, les massacrant les uns après les autres, manœuvrant sur les pentes, entre les arbustes, atteignant leur proie, calculant laquelle ils devaient tuer d’abord, afin d’emprunter la trajectoire la plus courte d’un crime à l’autre. Parfois, un cavalier faisait un rapide crochet vers un Indien qui, à force de courir, allait s’échapper, puis, après l’avoir tué, il revenait moissonner son champ.
Les Indiens effarés et las se laissaient prendre, tristes. Les Espagnols fauchaient, proférant des malédictions obscènes. Certains cavaliers tendaient entre leurs chevaux des cordes et enroulaient les Indiens dedans comme des toupies. Bientôt la nuit fût trop dense, les bras fatigués, les chevaux à bout de force. Pizarre fit tirer des coups de feu pour les amener au camp.
Au retour des cavaliers, les chrétiens rendirent grâce. Ils firent une procession autour de la place, remerciant Dieu. En deux heures, ils avaient vaincu, non par leurs forces qui étaient si peu nombreuses, mais par la grâce de Dieu qui était immense. Parmi eux, ne se trouvait aucune victime, à l’exception d’un Noir. Un Espagnol eut le bras cassé. Trois chevaux avaient été estropiés. Les morts de la place furent grossièrement empilés le long d’un mur. On entonne le Te Deum Laudamus.
Éric Vuillard. Conquistadors. Leo Scheer 2009
Atahualpa, encore empereur mais prisonnier, était à même de donner les ordres nécessaires pour mettre au pied des Espagnols ce qui leur faisait mener de telles expéditions : l’or. Et l’or afflua, à dos d’Indiens ou de lamas, en plaques, en vases, en poudre, en barres, en masques, en arme de parade, en bijoux. L’argent s’entassait en assiettes, en plats, en aiguières, en fils, en lingots, en massues héritées d’étoiles du matin, en haches de parade. Le chroniqueur raconte que les Espagnols s’étaient mis à ferrer leurs chevaux en or : bon argument pour se méfier des chroniqueurs : un fer à cheval en or, sur une route pavée, ça ne doit guère durer plus d’une journée : le chroniqueur ne savait certainement pas que l’or est tendre et qu’il ne convient pas à tous les usages…
Mais Pizarro en voulait encore : il détacha son frère Hernando avec 20 cavaliers vers la côte, à Pachacamac, – au nord-ouest de Lima qu’il nommera La Ciudad de los Reyes – où se trouvaient deux grands temples : mais leurs trésors avaient été mis en sûreté (et ils le sont encore aujourd’hui). Ayant fait prisonniers les deux généraux Indiens qui pouvaient encore représenter un proche danger, Pizarro détacha Gomez, l’un de ses sous-officiers, escorté de 5 hommes seulement pour rejoindre Cuzco, 1 200 km. au sud-est : la route ne présentait pas de difficulté : elle n’était autre que l’antique chaussée incasique, pourvue de maisons de relais, de corps de guides et coureurs officiels.
La population de Cuzco était alors estimée à 200 000 habitants.
Gomez avait ordre d’inspecter d’abord le grand temple du soleil, la Curicancha – La Maison de l’Or – [3] ; il découvrit à l’intérieur les murs entièrement tapissés d’or ; l’autel de la salle dédiée au Dieu-Soleil était surmonté de 3 statues d’or massif représentant Viracocha, le Soleil et la Lune. À l’extérieur, Gomez trouva encore de très belles choses dans un jardin où poussait un maïs sacré, et encore dans le Jardin du Soleil, ou Jardin de l’Or. Mais en fait, la plupart des momies et la plus grande partie des trésors avaient été cachés, comme à Pachacamac. Cinq momies furent retrouvées en 1559, mais rien d’autre. Il put admirer encore la forteresse de Sacsahuaman, pour la construction de laquelle Tupac Yupanqui avait employé jusqu’à 20 000 hommes. On parle aujourd’hui d’une cité, [royaume ?] de Gran Païtiti, où pourrait avoir été emmenés les trésors, quelque part à l’est de Cuzco, rive gauche du cours supérieur de la rivière Madre de Dios : en 2007, cela restait encore à découvrir. Mais le mythe de l’El Dorado est tentaculaire : on en trouve aussi chez les Indiens Muiscas, pas bien loin de Bogota, en Colombie, où des fermiers ont trouvé en 1969 une petite figure votive intitulée le radeau de l’Eldorado en or massif : les conquistadors délestèrent les Indiens Muiscas de 80 tonnes d’or.
Gomez quitta Cuzco en emportant les plaques d’or arrachées aux parois intérieures de la Curicancha, et rejoignit Pizarro à Caxamarca. On y fondit tout l’or accumulé, fit le partage, dont le cinquième pour l’empereur d’Espagne.
La renommée de cet immense trésor dès qu’elle fut répandue provoqua une grande agitation dans tout le royaume [d’Espagne] car on disait que la Casa de contratacion de Séville était remplie de jarres, de cruches d’or et d’argent et d’autres lourdes pièces admirables.
Antonio de Herrera
Huascar était mort ; il ne restait plus qu’à se débarrasser d’Atahualpa, devenu seulement embarrassant : un procès mascarade s’en chargea qui prit fin avec sa mort : on avait trouvé moyen de le faire usurpateur, idolâtre, polygame, parjure et fratricide ! Pizarro mit sur le trône un roi fantoche, et l’anarchie s’installa : pillages, incendies. Almagro, principal adjoint de Pizarro, s’en alla piller Cuzco le 15 novembre 1533. Le nid d’aigle du Machu-Pichu fut occupé pour la dernière fois. Les dissensions s’installèrent au sein des Espagnols et Pizarro fût assassiné le 26 juin 1541.
L’empire Inca s’était constitué vers l’an 1000 après J.C. En 1532, il est à son apogée et s’étend sur 3 500 km. incluant le Pérou, une grande partie de l’Equateur, l’ouest de la Bolivie, le nord-ouest de l’Argentine et la moitié nord du Chili. Il se pourrait que leur langue se lise dans la composition des quipus, des cordelettes tressées. Quant au mystère entourant le système utilisé pour rendre opérationnelles les yupanas, ces tablettes de pierre creusées de petites cavités, il fallut attendre qu’un ingénieur italien, Nicolino De Pasquale se penche sur la question en 2003 pour avoir la réponse : il s’agit d’une comptabilité quadridécimale dont les progressions sont géométriques.
Le véritable début de l’expansion prodigieuse des Inca semble être le résultat d’une crise où leur empire naissant faillit sombrer. Sous le règne du huitième empereur, Uiracocha Inca, deux tribus belliqueuses commençaient à aspirer à l’hégémonie sur les terres élevées des Andes centrales : au sud, dans le bassin du Titicaca, les Colla ; au nord-ouest, les Chanca. Le premier danger fut écarté lorsqu’une autre tribu, alliée aux Inca, celle des Hupaca, battit les Colla. Le deuxième ne devait pas être si facilement conjuré. Vers la fin du règne de Uiracocha, les Chanca assiégèrent Cuzco, que sauva l’héroïque résistance organisée par un fils de l’empereur, l’Inca Yupanqui. Après la défaite des Chanca, ce dernier succéda à son père sous le nom de Pachacutec (1438-1471). C’est avec lui que commence vraiment l’expansion de l’empire, c’est-à-dire, à dix ans près, en même temps que celle de l’empire aztèque sous le règne d’Itzcoatl.
Cette expansion fut extraordinairement rapide : elle fut pratiquement achevée en cinquante-cinq ans par Pachacutec et par son fils et successeur Tupac Yupanqui (1471-1493). Le onzième Inca Huayna Capac (1493-1527) n’eut qu’à compléter la conquête de l’Équateur, à réprimer des révoltes et à opérer quelques agrandissements sur les frontières ; il repoussa également l’attaque d’un peuple de l’Est, les Chiriguano. À sa mort, l’empire incasique s’étendait de l’Ancasmayo au Maule et constituait un des États les plus originaux que connaisse l’histoire humaine. Seule la sanglante rivalité qui dressa l’un contre l’autre les deux fils de Huayna Capac, Huascar et Atahuallpa, fut capable d’affaiblir à ce point cet État qu’il devait succomber devant les Espagnols lorsqu’ils y arrivèrent en 1532.
Il est vraiment stupéfiant qu’en un siècle à peine les Inca aient réussi à imprimer leur marque sur les peuples de cet immense pays avec une telle force qu’elle y subsiste encore, que leur langue y demeure dominante à côté du castillan officiel, et que les institutions, les usages, les croyances incasiques se laissent voir sous un mince vernis colonial. Sans doute les conquérants de Cuzco ont-ils eu la sagesse de tenir le plus grand compte, dans l’organisation de leur empire, des institutions et des coutumes locales. Mais ils n’ont pas hésité à leur apporter par voie d’autorité des changements profonds, révolutionnaires, en imposant leur système économique strictement dirigé et planifié, le culte du soleil comme religion d’État, le gouvernement par une hiérarchie complexe de fonctionnaires.
L’architecture incasique est grandiose mais sans raffinement (forteresses de Sacsahuaman et Macchu Pichu), la sculpture absente, la céramique quoique de qualité ne saurait être comparée à celles des civilisations côtières. Les Inca, à la différence des Mexicains et des Maya, n’ont pas eu d’écriture, mais seulement un système mnémotechnique utilisable pour les besoins de leur gouvernement : le quipou ou faisceau de ficelles dont les nœuds et les couleurs permettaient de noter des quantités et peut-être des événements. Ils n’avaient pas de livres, et le savoir ne se conservait que dans la mémoire de dignitaires spécialisés, les amauta. Le génie incasique est ailleurs que dans l’art ou la vie intellectuelle. Il se manifeste dans l’organisation des hommes et l’administration des choses, dans l’agencement extraordinairement précis et efficace d’un système gouvernemental et économique destiné à tirer le maximum de la rude nature des Andes.
Avec leurs routes et leurs greniers, leurs courriers (chasqui), leurs auberges d’État (tambo), la hiérarchie des fonctionnaires reliant le plus petit village à l’un des quatre grands chefs de province et à l’empereur lui-même (Sapa Inca, l‘Inca suprême), la domination absolue exercée sur chaque individu et sur chaque famille en échange d’une totale sécurité, les Inca et leur État tutélaire ont créé une variété de despotisme éclairé unique au monde. Il suffit de comparer cet empire puissamment centralisé à la confédération multiforme constituée par les Aztèques pour que la différence saute aux yeux.
La ressource essentielle des peuples de l’Empire était l’agriculture (maïs, pommes de terre), à laquelle s’ajoutait l’élevage du lama. Aux frontières méridionales de l’État incasique, des populations demeurées indépendantes pratiquaient également l’agriculture et subirent à des degrés divers l’influence de la civilisation péruvienne : tel fut le cas notamment des Diaguites du Nord-Ouest de l’Argentine actuelle, et des Araucans [aujourd’hui Mapuches] du Chili.
L’agriculture incasique est plus perfectionnée que celle des anciens Mexicains. Sans doute l’instrument aratoire le plus commun, la taclla, n’est rien de plus qu’un bâton à fouir s’élargissant en forme de bêche comme la coa mexicaine. Mais les Péruviens, non contents de pousser à son plus haut degré l’art de l’irrigation, ont aussi connu les engrais : fumier de lama, guano des îles de la côte Pacifique, poissons.
Les terres étaient partagées en cinq sections : celles du soleil, dont le revenu était destiné aux temples et au clergé ; celles des veuves, orphelins, infirmes, malades, ou des soldats partis aux armées ; celles des sujets valides (puric) ; celles des curaca ou hauts fonctionnaires ; celles de l’Inca. Tout le travail agricole était à la charge des puric, qui devaient donc assumer, en plus de leur propre subsistance, celle des Indiens incapables de travailler, du clergé et de la classe dirigeante. Mais, pendant que le paysan travaille pour un tiers, que ce soit l’État, le clergé, etc… il est entretenu par ce tiers. C’est à l’Inca Pachacutec que l’on attribue le premier partage des terres, comme aussi la construction des greniers publics, le dénombrement de la population, l’édiction des lois somptuaires, l’établissement des mariages obligatoires, ou encore la réforme du calendrier (année de douze mois) et la reconstruction de Cuzco. Il semble donc que le système social et politique caractéristique de l’ancien Pérou ne remonte, sous sa forme complète, qu’à la première moitié du XV° siècle.
La chute de l’empire mexicain au nord et celle de l’empire incasique au sud mettent fin, en 1521 et en 1532 respectivement, à l’histoire autonome des peuples américains.
Jacques Soustelle. L’Amérique du sud. 1986
1532
François Rabelais, publie Pantagruel. Il prête à Gargantua son sentiment sur le Moyen Age et la Renaissance en cours : Le temps était encore ténébreux et sentant la calamité des Goths [4], qui avaient mis à destruction toute bonne littérature ; mais par la bonté divine, la lumière et dignité a été de mon âge rendue es lettres… tout le monde est plein de gens savans, de précepteurs très doctes, de librairies très amples, et m’est advis que, ni au temps de Platon, ni de Cicéron, ni de Papinian, n’estoit telle commodité d’étude qu’on y veoit maintenant… Je voy les brigans, les boureaulx, les avanturiers, les palefreniers de maintenant, plus doctes que les docteurs et prescheurs de mon temps.
S’adressant à son maître Érasme, l’homme revendiquait sans détour aucun sa filiation : Je vous ai nommé père, je dirais même mère si votre indulgence m’y autorisait. En effet, les femmes enceintes, l’expérience quotidienne nous l’apprend, nourrissent un fœtus qu’elles n’ont jamais vu et le protègent des dangers du monde qui l’entourent, et qu’avez-vous fait pour moi sinon précisément cela ? […] Vous avez fait mon éducation, vous m’avez allaité au chaste sein de votre divine science […] Ce que je suis, ce que je vaux, c’est à vous seul que je le dois […] Je vous salue et vous salue encore, ô vous le plus aimant des pères, vous le père de votre patrie et de sa gloire, vous le défenseur des lettres, l’adversaire du mal, le champion invincible de la vérité.
Lettre à Érasme. Lyon, 30 novembre 1532
La Bretagne devient française : François I° s’y est rendu en février contre l’opinion de toute sa Cour qui déteste ce voyage à l’égal de l’Enfer. Les négociateurs bretons durent faire preuve d’un bon talent, car les Bretons ne payèrent jamais ni taille ni gabelle, et en 1789, ils renâclèrent à envoyer des députés aux États Généraux, de peur sans doute de voir disparaître leurs privilèges.
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[1] On pouvait y voir notamment la pomme de terre, à laquelle les Espagnols n’attachèrent pas autrement d’importance… Quand on est obsédé par l’or, ce n’est pas un champ de pommes de terre qui va attirer votre attention.
Les Indiens remontent la terre. Chaque année la pluie emporte la terre plus bas. Mais les Indiens tirent la terre des ravins, des canaux. Ils refont les murets de pierre sèches aux terrasses des collines. Les pierres s’empilent, calées sur de petits cailloux. Puis ils descendent au fond des ravins et se chargent de terre. Et ils remontent lentement les pentes, portant leur hottes sur le dos. Une fois parvenus aux terrasses, ils s’asseyent et reversent chaque année les mêmes mottes de terre derrière les petits murets froids.
Éric Vuillard. Conquistadors. Leo Scheer 2009
Cette pratique a existé aussi pendant des siècles en Suisse, pays de montagne, notamment dans les vignobles du Valais. Cela a probablement été mécanisé aujourd’hui.
[2] Il y a une confusion sur la signification du terme Inca, confusion que l’on ne cherchera pas à corriger, tant elle est ancrée profondément : en fait les Incas ne sont pas un peuple, mais un statut de guerrier, qui peut être attribué à plusieurs peuples ; il faut avoir réussi des épreuves d’aptitude au combat, d’endurance, d’adresse qui donnent accès au statut d’Inca : c’est donc une association guerrière.
f3] Sur la fondation de laquelle ont été construites plus tard le couvent des Dominicains et l’église cathédrale.
[4] Il était sans doute l’un des premiers à donner le ton, mais ce point de vue fût très largement partagé pour nombre de siècles suivants. Ronsard le reprendra dans la même acception, c’est à dire à consonance péjorative très marquée… Ce sont les Italiens qui, au XVII° siècle nommeront ainsi le style des cathédrales du XIII° siècle, toujours avec une consonance péjorative… laquelle devra attendre à peu près Prosper Mérimée et Violet le Duc, à la fin du XIX° siècle, pour disparaître.