Publié par (l.peltier) le 16 décembre 2008 | En savoir plus |
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Le Japon édifie sa première capitale à Nara, au nord du Yamato, puissant royaume depuis le V° siècle, à l’est d’Osaka, toute aussi vouée au bouddhisme qu’à l’empereur. On y travailla pendant 15 ans à édifier le Todai-ji, temple élevé par l’empereur Shomu pour la protection du pays et la prospérité de la nation, et la gigantesque statue de Bouddha, le Daibutsu, moyennant 150 tonnes de cuivre, quelques unes d’or et l’huile de coude de toute la population. En 766, ce pouvoir matera durement une révolte des Aïnous, refoulés vers le nord du pays.
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Bataille de Xérès : Tarik écrase les Wisigoths. 7 000 guerriers, commandés par Tarik, lieutenant de Moûssâ débarquent près d’une montagne que les musulmans baptisèrent, en l’honneur de leur chef, Djebel Tarik (Gibraltar). Le roi Rodrigue, qui venait de triompher de la révolte des Vascons [les ancêtres des Basques] du nord-ouest de l’Espagne, s’empressa d’accourir et dépêcha en avant-garde son neveu Sanche. Tarik bouscula aisément ces quelques soldats. Aussi, comprenant le danger, Rodrigue rassembla-t-il tous les hommes disponibles. Inquiet à son tour, Tarik demanda des renforts à Moûssâ qui lui expédia Julien, gouverneur de Ceuta qui s’était rapidement rendu à Moûssâ, avec cinq mille autres guerriers. Julien se mit au service de l’armée musulmane : il indiqua les points d’eau et les chemins mal gardés, il joua même le rôle d’intermédiaire entre Tarik et deux frères d’Akhila, qui se trouvaient dans l’armée de Rodrigue et offraient de trahir l’usurpateur.
Émilienne Demougeot. L’apparition des Arabes en Occident. 1956
Le libertinage de Roderic attira les Musulmans d’Afrique en Espagne, où les appela le comte Julien. Tarick, général de Musa, extermina l’armée des Visigoths dans les plaines de Xérès en Andalousie : Roderic disparût après cette sanglante journée. Pélage, issu du sang royal, se réfugia, à la tête d’une poignée de braves, sur les montagnes escarpées des Asturies, et se contenta d’une caverne pour palais. Les vainqueurs formèrent presque autant de royaumes qu’il y avait de grandes villes .
M.E. Jondot. Tableau historique des nations. 1808
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Rodrigue, roi d’Espagne, est vaincu par les Arabes à Cadix. La faiblesse militaire des Wisigoths explique la défaite beaucoup plus que la force des Arabes. Depuis 589, les Wisigoths avaient connu de grands rois : Récarède, Khindasvind, son fils Receswind, Vamba. La cour de Tolède avait rayonné jusqu’à Béziers, Narbonne. Mais les Wisigoths n’étaient jamais parvenus à régler la question successorale en se défaisant de la règle d’origine : l’élection, et cela n’avait fait que renforcer les électeurs, à savoir à l’époque les nobles et l’entourage immédiat du roi. Les coteries s’étaient multipliées, les rivalités étaient devenues insurmontables ; d’immenses cadeaux avaient été faits à l’Église qui ne manquait pas d’étaler sa puissance à chaque concile de Tolède, et finalement les derniers rois se retrouvaient sans pouvoir, en ayant même délaissé ce qui avait fait leur puissance : l’armée [1]
La rencontre eut lieu, soit sur les bords du Guadalete, près de Jerèz de la Frontera, soit plutôt entre Medina-Sidonia et la lagune de la Janda. Après un combat farouche, les Wisigoths furent vaincus grâce à la défection des deux ailes commandées par les frères d’Akhila, défection qui découvrit le centre où, semble-t-il, Rodrigue se fit tuer. Tarik se hâta de poursuivre les fugitifs : il apparut devant Cordoue, qu’il fit assiéger par un simple détachement, pendant que, toujours guidé par Julien, il se jetait sur Tolède, l’emportait et la pillait. En quelques mois, la moitié de la péninsule fut conquise. Dès 713, les Musulmans envahirent la Tarraconaise. Barcelone capitula peu avant 718. À partir de 755, l’émirat de Cordoue se forma autour d’un prince omeyyade, Abd er-Rhamân, qui avait fui la Syrie pour échapper aux Abbassides : un brillant État arabe s’installa pour des siècles dans l’antique Bétique.
Les Maures, nom que les Espagnols donnèrent aux musulmans du Maghreb qui formaient la grande majorité des envahisseurs, semblaient devoir dominer bientôt toute la péninsule Ibérique.
Malgré cette foudroyante conquête, due essentiellement à la décadence de la royauté wisigothique, la population prolongea localement la lutte, dans le Nord-Ouest montagneux surtout. Le gouvernement califal, représenté par un gouverneur ou émir, en Espagne du Sud, s’efforça de la désarmer en promettant de respecter sa religion, sa langue et ses lois. En fait, à l’inverse de l’Afrique du Nord, la domination musulmane ne put jamais recouvrir tout le territoire de l’Espagne chrétienne.
[…] Bien que la domination des conquérants se fonde sur un principe religieux, elle n’entraîne pas la conversion forcée des vaincus. Moyennant le paiement de certains tributs, les chrétiens ont pu conserver non seulement leur foi, mais aussi la pratique de leur culte, leur organisation religieuse (avec leurs évêques) et même une certaine autonomie en matière judiciaire et administrative. Ces Mozarabes – chrétiens soumis au pouvoir musulman – constituent une part très importante de la population de Al Andalus. Nombreux cependant sont ceux qui, par conviction ou par intérêt (la conversion des esclaves entraîne leur affranchissement) ont abjuré la foi du Christ ; ces renégats, bien que méprisés par les purs musulmans, accédèrent parfois à des situations de premier plan. Il en fut de même des juifs qui, persécutés par les derniers souverains wisigoths, virent leur sort sensiblement amélioré sous l’autorité musulmane.
Émilienne Demougeot. L’apparition des Arabes en Occident. 1956
L’histoire courante – pour ne pas dire officielle – nous parle donc de conquête, de guerre. Il est aussi des historiens pour s’opposer frontalement à cette version beaucoup trop manichéenne selon eux et parler plutôt d’accueil, comme la Bétique en avait accueilli bien d’autres depuis des siècles et des siècles. La thèse est bien plausible, même si elle se pare parfois d’arguments bien discutables : Comment en effet imaginer qu’une armée si modeste, 25 000 hommes selon les historiens, aient pu avec une telle facilité et une telle rapidité réduire au silence un million d’Ibériques ? Malheureusement on peut parfaitement imaginer cela, en ouvrant simplement les yeux : 8 siècles plus tard, les Espagnols s’empareront de l’Amérique centrale, de l’Amérique du sud, avec des effectifs bien moindres :
L’épisode de guerre civile que constitue la chute de Roderic marque une transition significative qui va faire basculer toute la péninsule Ibérique vers de nouveaux horizons. C’est là que s’insinue également une falsification de l’histoire de l’Espagne qu’il convient de corriger à la lumière des investigations d’universitaires scrupuleux qui ont cherché avec objectivité à nuancer la légende d’une prétendue invasion arabe du pays. Certes il y eut probablement un transfert de population. Certes il y eut combat entre bandes rivales mais ce ne fut pas l’affrontement entre deux civilisations qui prévalut sinon un apport successif de valeurs qui ont contribué à forger la culture populaire profonde de cette région. Région, on l’a dit, qui possède le génie de magnifier le talent de ses visiteurs.
Dans un ouvrage remarquable intitulé Les Arabes n’ont jamais envahi l’Espagne, Ignacio Olagùe s’est employé à combattre la thèse officielle d’un affrontement violent. Thèse qui apportait aux vainqueurs la satisfaction d’avoir conquis une civilisation par la force des armes, aux vaincus l’espoir d’une revanche définitive face à des adversaires supérieurs momentanément. On a assimilé, dit-il, la force mentale à la force physique. Puis il ajoute : Persister à croire que des peuples prospères et hautement civilisés ont délaissé leurs croyances et modifié leurs mœurs parce qu’une poignée de nomades surgis du désert les auraient subjugués, relève d’une conception puérile de la vie sociale. L’aspect militaire des événements doit être réduit à un rôle mineur, concernant les menues anecdotes de la vie quotidienne ; il faut concevoir le problème sur le plan culturel. Il n’y a pas eu agression militaire mais crise révolutionnaire.
Prétendre que la reconquête durera près de sept siècles de luttes impitoyables relève du mythe le plus mensonger. Il faut croire plutôt que les Andalous voyant débarquer ces envahisseurs les reçoivent avec bienveillance et les laissent s’installer sans leur opposer une résistance acharnée. C’est d’abord une période confuse qui s’ouvre lorsque les Arabes pénètrent en Europe. Pactes, accords secrets, alliances. Le désordre s’installe et profite à quelques bandes incontrôlées qui mettent la situation à profit. Ils arrivent en France et le 25 avril 732 Charles Martel les défait à Poitiers. Victoire de l’Occident sur l’Orient, ont prétendu certains livres d’histoire. La vérité semble plus modeste : une troupe importante de pillards subit la loi d’une armée organisée.
L’expansion de la pensée arabe dans le sud de la péninsule va se réaliser lentement, comme une pluie fine qui arrose les jeunes pousses printanières. Le pays a déjà connu plusieurs religions : arienne, juive, coranique. Elles représentent toutes une théorie commune, ce sont des religions unitaires qui ne contiennent pas de difficultés conceptuelles pour l’Andalou, lequel ne parvient guère à s’isoler dans l’abstraction. Lorsque parviennent les premiers effluves du christianisme, on lui propose une incompréhensible trinité qui le laisse sceptique. De plus, le clergé impose souvent par la force une morale que le Christ avait enseignée par l’exemple. En 756, quand Abd-er-Rahman, le prince ommeyade, s’installe à la tête des affaires, l’église chrétienne n’est soutenue par aucun pouvoir politique cohérent. L’Islam ne se heurte à aucune opposition structurée et reçoit un accueil conciliant. Le foyer qui donnera naissance à la reconquête couvera plutôt dans la vieille Castille et le nord du pays, provinces alors arriérées qui se replieront sur leurs certitudes. L’Andalousie quant à elle reçoit sans heurt philosophique cette forte religion unitaire.
L’arrivée au pouvoir d’Abd-er-Rahman coïncide d’ailleurs avec une période de tolérance. L’unité politique s’installe, soutenue par une civilisation brillante. Dès la première moitié du IX° siècle, on note à Cordoue, capitale du nouveau royaume, une cohabitation pacifique entre les communautés juive, arabe et chrétienne qui annonce déjà un folklore commun.
Dans les centres de Cordoue et de Grenade, les élites juives, d’un haut niveau culturel, vont progressivement jouer un rôle prépondérant au sein de la vie intellectuelle de la région. Les génies universels séfarades, qui sont à la fois médecins, érudits, diplomates, juristes, contribuent à diffuser en Occident les dernières découvertes et les ouvrages des philosophes arabes. Des savants juifs occupent des postes importants dans les cours des rois musulmans où ils sont les protecteurs des arts, des sciences et des religions. Leur érudition représente une émulation pour les différentes composantes de la population
Incontestablement l’art populaire est un des principaux bénéficiaires de ces échanges culturels féconds. Les conditions climatiques étaient loin de connaître le régime de sécheresse qui sévit de nos jours. Sans verser dans une vision bucolique du décor, on peut dire que le paysan qui possédait un coin de terre entretenait son goût du chant que lui avait transmis le Romain en exprimant sa joie de vivre et sa sérénité.
Peu à peu la langue arabe s’impose avec la culture. Philosophie, médecine, astronomie, mathématiques, sciences naturelles. Splendeur d’une civilisation qui balaie sans mal les balbutiements d’un désordre annoncé. L’Andalousie va devenir en quelques décennies cette région du monde qui attire les regards et fascine par sa richesse artistique. C’est que les indigènes ne restent pas passifs au sein de cette splendeur naissante. En ces temps d’harmonie, la rencontre des valeurs philosophiques et des sentiments, dans une alchimie mystérieuse, pose les fondements d’une synthèse réussie. Le grand historien Américo Castro dans son livre fondamental Espana en su historia décrypte avec subtilité les personnalités antagonistes des deux peuples :
Créer artistiquement, sentir religieusement, penser, vivre, en somme, finit par être pour l’Espagnol la mise en scène et la représentation intégrale de sa propre existence ; de là l’importance capitale qu’offrent pour lui le geste et l’attitude.
[…] Le moi arabe serait comme une île qui saurait ce qu’elle est en se sentant limitée par une mer qui n’est pas elle ; jamais comme un projectile qui croise l’espace en conflit avec son atmosphère.
C’est sans doute dans cette confrontation nullement antagonique que vont naître les prémices d’un art populaire majeur. Le sens artistique de l’Andalou mêlé à la profondeur de l’inspiration arabe. Inspiration qui mêle sensualité orientale et culte souterrain de la nostalgie. Notions souvent oubliées qui colorent pourtant le tissu social d’une teinte forte d’oubli, d’absence et de mélancolie.
Guy Bretéché. Histoire du Flamenco. Atlantica Biarritz 2008
Les valeurs andalouses sont celles des Omeyyades, moins les Omeyyades, qui résumaient les valeurs des Arabes, moins la terre des Arabes. L’identité andalouse est faite de ces cascades de manques plus que d’acquis, de détachements plus que d’attachements.
Gros-Martinez. L’identité andalouse
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Mohammed-ibn-Qâsim, armé par le gouverneur de l’Irak, dirige une expédition au Sind, proche du Dekkan : il prend Debal, puis Niroun, puis remporte une victoire sur les Hindous à Râwar : la veuve du commandant de l’armée indienne rassemble les femmes survivantes : Nous ne pouvons pas être redevables de notre liberté à ces maudits mangeurs de vache ; notre dieu le défend ; notre honneur serait perdu. C’est notre dernier délai. Allons rassembler du bois, du coton et de l’huile car le moment est venu de nous brûler pour aller rejoindre nos maris. Si quelqu’une d’entre vous veut se sauver, qu’elle le fasse.
Là-dessus, elles se firent brûler. Ce n’était pas là un geste exceptionnel, mais bien une tradition indienne, nommée sali, et jauhar de façon générale, lorsque cette pratique ne concerne pas que les veuves.
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Les Japonais ne goûtent pas d’avoir à supporter d’autre présence dans leurs îles : Lorsque nos augustes ancêtres sont descendus du ciel en bateau, ils rencontrèrent plusieurs races barbares, dont la plus redoutable était celle des Aïnous.
Chronique japonaise 712
Et pourtant, ces Aïnous paraissent bien sympathiques : ils ne vont pas chercher leur dieu dans quelque inaccessible Olympe, mais tout simplement dans la forêt voisine, puisqu’il s’agit de l’ours, qu’ils capturent le plus jeune possible, nourrissent, – c’est parfois une femme qui s’en charge -, puis une fois qu’il est bien dodu, se livrent à une grande cérémonie pour le manger, non sans lui avoir auparavant humblement demandé pardon. Et, last but not least, il n’est pas impossible que ce soit leurs ancêtres qui aient dressé les mégalithes du Japon.
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Les Chinois mettent fin aux conquêtes tibétaines et se livrent à un massacre. Sur l’emplacement d’une ancienne église, elle-même sur l’emplacement d’un ancien temple, Walid, 6° calife de Damas, achève la magnifique mosquée des Omeyyades qui brûlera en 1893. Celle que l’on peut voir aujourd’hui est donc récente, fin XIX° début XX°.
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À Jérusalem, le calife Al-Walid inaugure la mosquée Al-Aqsa, au sud de l’esplanade du mont du Temple.
En Angleterre, le lai de Beowulf, une épopée retraçant les exploits du héros germain Beowulf, d’auteur(s) anonymes, est écrit en vieil anglais, l’anglois – anglian – et en saxon occidental – west saxon –, langue germanique : c’est le premier écrit en langue vernaculaire. Plus tôt, vers 670, nous est resté un court poème, l’Hymne de Caedmon, moine au monastère mixte de Streonæshalch (devenu abbaye de Whitby), sous l’autorité de l’abbesse et future sainte Hilda.
Es-tu ce même Beowulf qui se mesura à Breca et fit la course avec lui en haute mer, dans ce concours à la nage où, soit par présomption, soit par hardiesse folle, vous risquâtes tous deux votre vie au-dessus de l’abîme ? Il ne se trouva personne, ami ou ennemi, pour vous dissuader d’accomplir ce misérable exploit de nager en mer.[…] Mais Breca fut le plus fort. […] Voilà pourquoi, bien que tu aies toujours remporté la victoire dans la bataille, je m’attends à de pauvres prestations si tu oses guetter de tout près Grendel une nuit entière.
Dans l’Europe du nord, les Vikings, rois de la mer, semaient l’effroi.
Jusqu’au Moyen-Âge, les Scandinaves ne possédaient que des bateaux à rames sans voiles. Les techniques de navigation à voile élaborées en Méditerranée finirent par atteindre la Scandinavie vers l’an 600, à un moment où le réchauffement climatique et la mise au point de charrues plus sophistiquées stimulait la production de produits alimentaires et où la région connaissait une explosion démographique. La majeure partie de la Scandinavie étant montagneuse et escarpée, 3 % seulement de ses terres peuvent être cultivées. Or ces terres arables se trouvèrent soumises à une pression démographique croissante vers l’an 700, en particulier à l’ouest de la Norvège. Les possibilités d’implanter de nouvelles fermes dans le pays diminuant, la population de Scandinavie commença à déborder de ses frontières. Lorsque les voiles apparurent, les Scandinaves mirent au point en peu de temps des bateaux rapides, à tirant d’eau réduit, très facilement manœuvrables, équipés de voiles et de rames, qui étaient parfaitement adaptés au transport de leurs produits de luxe vers les marchés d’Europe continentale et de Grande Bretagne. Ces navires leur permirent de traverser l’océan mais aussi d’accoster sur toute plage aux eaux peu profondes ou de remonter les fleuves à la rame, sans avoir à se limiter aux quelques ports en eau profonde qui existaient alors.
Jared Diamond. Effondrement. Gallimard 2005
Nés l’épée à la main, l’épée à la main ils mouraient : Ragnar Rodlog, roi du Danemark, a fait naufrage sur les côtes anglaises ; capturé par Œlla, roi du Northumberland, il est condamné à être jeté vivant dans une fosse remplie de vipères :
Je mourrai en riant
Nous nous sommes battus à coups d’épées, dans le temps où, jeune encore, j’allai vers l’Orient, préparer une proie sanglante aux loups dévorants. Le rivage ne semblait qu’une seule plaine, et les corbeaux nageaient dans le sang des blessés.
Nous nous sommes battus à coups d’épées, le jour de ce grand combat où j’envoyai les peuples d’Helsingie dans le palais d’Odin : de là nos vaisseaux nous portèrent à Ifa où les fers de nos lances, fumants de sang, entamaient, à grand bruit, les cuirasses, et où les épées mettaient les boucliers en pièces.
Nous nous sommes battus à coups d’épées, ce jour où j’ai vu dix mille de mes ennemis couchés sur la poussière, près d’un cap d’Angleterre. Une rosée de sang gouttait de nos épées ; les flèches mugissaient dans les airs en allant chercher les casques ; c’était pour moi un plaisir aussi grand que de tenir une belle fille dans mes bras.
Nous nous sommes battus à coups d’épées, le jour où mon bras fit toucher à son dernier crépuscule, ce jeune homme si fier de sa belle chevelure, qui recherchait les jeunes filles dès le matin, et se plaisait tant à entretenir les veuves. Quelle est la destinée d’un homme vaillant, si ce n’est de tomber des premiers au milieu d’une grêle de traits ? Celui qui n’est jamais blessé, passe une vie ennuyeuse, et le lâche ne fait jamais usage de son cœur.
Nous nous sommes battus à coups d’épées, car il faut qu’un jeune homme se montre de bonne heure dans les combats, qu’un homme en attaque un autre, ou lui résiste : ça été là toujours la noblesse d’un héros ; et celui qui aspire à se faire aimer de sa maîtresse, doit être prompt et hardi dans le fracas des épées.
Nous nous sommes battus à coups d’épées ; mais j’éprouve aujourd’hui que les hommes sont entraînés par le destin ; il en est peu qui puissent résister aux décrets des Fées. Eusse-je cru que la fin de ma vie serait réservée à Ella, lorsqu’à demi-mort je répandais encore des torrents de sang, lorsque je précipitais les vaisseaux dans les golfes de l’Écosse, et que je fournissais une proie si abondante aux bêtes sauvages ?
Nous nous sommes battus à coups d’épées ; mais je suis plein de joie en pensant qu’un festin se prépare pour moi dans le palais d’Odin. Bientôt, assis dans la brillante demeure d’Odin, nous boirons de la bière dans les crânes de nos ennemis : un homme brave ne redoute point la mort ; je ne prononcerai point des paroles d’effroi en entrant dans la salle d’Odin.
Nous nous sommes battus à coups d’épées : ah si mes fils savaient les tourments que j’endure ! s’ils savaient que des vipères empoisonnées me déchirent le sein, qu’ils souhaiteraient avec ardeur de livrer de cruels combats ! Car la mère que je leur ai donnée, leur a laissé un cœur vaillant.
Nous nous sommes battus à coups d’épées ; mais à présent je touche à mon dernier moment ; un serpent me ronge déjà le cœur : bientôt le fer que portent mes fils sera noirci dans le sang d’Ella ; leur colère s’enflammera, et cette jeunesse vaillante ne pourra plus souffrir de repos.
Nous nous sommes battus à coups d’épées, dans cinquante et un combats où les drapeaux flottaient. J’ai, dès ma jeunesse, appris à rougir de sang le fer d’une lance, et je n’eusse jamais cru trouver un roi plus vaillant que moi : mais il est temps de finir ; Odin m’envoie ses déesses pour me conduire dans son palais ; je vais, assis aux premières places, boire de la bière avec les dieux ; les heures de ma vie se sont écoulées, je mourrai en riant.
Ode du roi Ragnar Lodbrog. L’Histoire du Danemark, par Mallet.
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En Arménie, le catholicos élu Yovhannès III obtient du calife de Damas trois privilèges pour les chrétiens : liberté de culte, immunité fiscale accordée aux clercs pour les biens de l’Église et promesse de ne pas procéder à des conversions forcées. Mais, en gage de loyauté politique, les Arméniens doivent se tenir à l’écart de l’orthodoxie grecque.
Dans une société chrétienne, où le Christ, nouvel Adam, pose la norme de tout comportement intellectuel ou collectif, les débats sur l’incarnation sont de la plus haute importance. Accepter Chalcédoine (le concile) c’est respecter intégralement les deux natures du Christ, son humanité tout autant que sa divinité. C’est donc admette la légitimité d’une séparation entre le profane et le spirituel, la loi et le pouvoir civil différant de l’autorité religieuse.
Au contraire, proclamer sans nuance l’unique nature du Verbe incarné revient à affirmer que le profane a vocation à se fondre dans le spirituel et que toute loi purement humaine doit s’effacer devant la loi sacrée. Prudemment, Yovhannès adopte un compromis. Tout en maintenant son opposition à Chalcédoine, il choisit une voie moyenne : d’après le catholicos arménien, le Christ a pris une chair passible, mais il l’a rendue incorruptible et impassible par le fait même de l’Incarnation. Toutefois, durant sa vie terrestre, il a enduré volontairement toutes les faiblesses humaines : faim, soif, sommeil et douleur. Il a souffert et il est mort sur la croix, non par nécessité mais par décision personnelle.
De cette façon, l’Église arménienne, qui reconnaît au Christ une humanité authentique, échappe aux formes les plus radicales du monophysisme
Annie et Jean-Pierre Mahé. L’Arménie à l’épreuve des siècles. Découvertes Gallimard 2005
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Les Arabes prennent Narbonne. L’empire omeyyade s’étend alors des Pyrénées aux rives de l’Indus, du Sahara à la mer d’Aral, en Asie centrale.
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Encouragés par la faible résistance que leur avaient opposée les Wisigoths et par l’opulent butin ramassé après tant de faciles victoires, les généraux musulmans franchirent les Pyrénées. L’Aquitaine était à la fois aussi riche et mal défendue par ses féodaux que le royaume wisigothique. Les Maures d’Azama vont jusqu’à Toulouse où, cependant, le duc Eudes réussit à les arrêter.
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Pelayo, noble wisigoth qui a participé à la bataille de Cadix, s’est ensuite réfugié à Covadonga, une grotte des Asturies. Il refuse de se soumettre aux Arabes. Le Vali Ambasa envoie une troupe pour le remettre dans le droit chemin, et surprise, ce sont les Arabes qui sont défaits ! Covadonga devient le point de départ de la Reconsquista, et le lieu de naissance de la monarchie espagnole. Pelayo devient le roi Pélage.
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Les Maures enlèvent Carcassonne et, évitant cette fois le Toulousain, pillent Nîmes. Eudes crut alors habile d’exploiter les dissensions de leurs chefs : il s’allia au Berbère Othmân qui venait de se révolter contre l’émir Abd er-Rhamân al Ghâfiqî. Mais ce dernier passa les Pyrénées à son tour, battit Othmân et punit Eudes en se jetant sur la Gascogne.
Émilienne Demougeot. L’apparition des Arabes en Occident. 1956
Yixing, un moine chinois, réalise la première horloge mécanique, alimentée par l’énergie hydraulique, qu’il nomme carte du ciel sphérique en forme d’œil d’oiseau mue par l’eau. Chaque remplissage d’un godet par l’eau abaisse un levier qui, en laissant échapper une dent de la roue, permet à celle-ci de tourner, pendant qu’un système de contrepoids la bloque au cran suivant. Ainsi, l’écoulement continu d’un liquide se transforme en un mouvement discontinu de l’horloge. Mue par l’eau qui coule dans les godets, la roue effectue un tour complet en un jour et une nuit.
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Dans l’Empire byzantin, dès le début du règne de Léon III, et par la volonté même du basileus, éclate la terrible querelle des Images, qui va opposer pendant plus d’un siècle les iconoclastes ou briseurs d’images aux iconodoules, appelés encore iconolâtres, c’est-à-dire partisans de la vénération des images pieuses.
Issu de la nouvelle noblesse militaire d’Asie Mineure et ancien stratège du thème des Anatoliques, Léon III avait adopté les idées religieuses de nombreux Orientaux, qui critiquaient le luxe du haut clergé et l’outrecuidance des moines. La représentation du corps humain était alors proscrite par de nombreux croyants de diverses religions orientales ; à la même époque, le calife Yazid interdisait dans son Empire cette représentation. En outre, Léon III voulut saper la trop grande influence politique du clergé, conformément aux besoins de la société et aux exigences de l’opinion publique ; il fut soutenu, ainsi que son fils, par l’élite de la société, par une partie du haut clergé et par l’armée. Il voulut aussi abolir le culte abusif des images et rétablir la pureté primitive du christianisme. Désireux de renforcer le potentiel militaire byzantin, de donner des terres à ses soldats, Léon III résolut de confisquer une partie des richesses et des domaines de l’Église et des monastères. L’Église, grâce à sa puissance spirituelle et à ses biens temporels, régentait aussi bien les âmes que l’économie byzantine. Usant de leurs nombreuses immunités et privilèges fiscaux, les monastères, possesseurs des meilleurs domaines, maîtres de la moitié des terres de l’Empire, menaçaient l’État dans son existence en fonction même de leur puissance. Par deux fois, le culte des images fut rétabli par des femmes, dont la première, Irène, était grecque et la seconde, Théodora, paphlagonienne, c’est-à-dire d’une région proche de la capitale ; toutes deux d’une origine différente de celle des basileis isauriens.
Léon promulgue le premier édit contre les icônes en assimilant le culte dont elles étaient l’objet au paganisme ; en même temps, il décrète la réduction du nombre des monastères et des moines. La nouvelle politique, bien accueillie par les fonctionnaires, l’armée et les populations des thèmes orientaux, fut violemment combattue par les chefs de l’Église, les moines et les femmes. Des révoltes, vite réprimées, éclatèrent en Grèce et dans l’Archipel ; le pape protesta et l’Italie byzantine s’éloigna davantage de l’Empire. Léon III fit déposer le patriarche de Constantinople et détacha l’Illyricum de l’obédience romaine. Constantin V inaugura son règne par une guerre contre son compétiteur Artavasde, défenseur des images. Soutenu par la majorité des thèmes d’Asie Mineure, Constantin reconquit sa capitale et accentua la lutte contre le monachisme. Au concile de 753, il fit condamner les images et supprima de nombreux monastères au cours des années suivantes et jusqu’à la fin de son règne.
Rodolphe Guilland. L’empire byzantin. 1956
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Les Arabes établissent quelques comptoirs sur la côte orientale de l’Afrique, mais il leur faut compter avec la puissance du royaume abyssin, chrétien depuis longtemps.
Les choses se gâtent entre le pape Grégoire II [715-731], et le basileus de Constantinople : et si le pape ne peut plus avoir d’allié puissant à l’est, il va aller les chercher à l’ouest, auprès de Charles Martel, puis de Pépin de Bref. Le courrier est bien cru :
Cela nous attriste de voir que si les peuples sauvages et barbares ont accédé à la civilisation, toi, le civilisé, tu retournes à la sauvagerie et à la violence. Tout l’Occident apporte au saint chef des Apôtres les fruits de sa foi, et tu envoies tes hommes briser l’image de Pierre.
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Cette lettre constitue le premier signe du basculement qui va s’opérer en quelques décennies. Le deuxième date de 734 : le roi lombard, Liutprand, occupe Ravenne, puis installe ses troupes aux environs de Rome. Le pape n’attend plus rien de l’empereur byzantin. Il s’adresse alors à Charles Martel, c’est-à-dire au plus puissant des princes considérés comme barbares. Trois lettres successives, qui ont été retrouvées, en témoignent. Grégoire supplie Charles Martel de sauver Rome ; il lui adresse de riches présents. En outre, les clés et les chaînes de saint Pierre, c’est-à-dire les portes du ciel, lui sont promises s’il intervient.
Charles ne bouge pas. À l’époque, il entretient des relations convenables avec les Lombards et ne souhaite pas bousculer la situation en Italie. Lorsqu’il meurt, son fils, Pépin le Bref, amorce une réforme profonde de l’Église franque. Sur ce point encore, il est bien le successeur de Charles Martel. Les deux hommes ne sont pas le moins du monde des barbares. Ils parlent fort bien latin. Leur famille est remplie de saints (Arnould, Gertrude). De plus, Pépin est un homme pieux. Mais pas un dévot frileux. Simplement un monarque qui fait plier ses adversaires. À l’intérieur de son royaume, il se débarrasse avec fermeté des grands seigneurs de la France du Sud et des princes-évêques qui confondent leur bourse et celle de l’Église. Lorsque les intérêts politiques de la monarchie sont en jeu, il oublie ses sentiments. C’est exactement pour cette raison qu’il reste sourd aux appels de Grégoire II.
Mais, en 741, la situation et les hommes changent. L’empereur d’Orient, Léon III l’Isaurien [717-741], meurt. Charles Martel et Grégoire III disparaissent à leur tour. Voilà le nouveau pape, Zacharie [741-752], d’origine grecque. Il commence par tenter d’établir un compromis avec le roi lombard, Ratchis. Dans un premier temps, il croit y parvenir. Il rétablit des rapports convenables avec les Lombards, comme avec Constantinople. D’ailleurs, Ratchis, étrange monarque, décide de se faire moine au mont Cassin. Son successeur, Aistolf, n’est pas exactement un pacifiste : il réoccupe Ravenne, et cette fois pour de bon. Zacharie n’accepte pas ce coup de force. Rome n’a pas réussi à se débarrasser de la tutelle byzantine pour se retrouver entre les mains des Lombards. Le pape doit trouver au plus vite une solution.
C’est exactement à ce moment que deux ambassadeurs demandent à être reçus par lui. Il s’agit de Furald de Saint-Denis et de Burchard de Wurtzbourg. Ils viennent au nom de Pépin le Bref. Celui-ci est fatigué du titre de maire du palais ; il songe à devenir roi. Pour lui, la dynastie mérovingienne a fait son temps. Il demande au pape son avis. Habilement, le pape répond en s’appuyant sur saint Augustin Mieux vaut appeler roi celui qui détient la puissance que celui qui dispose du titre, mais pas du pouvoir. Et sans doute Zacharie confie-t-il aux envoyés de Pépin une lettre plus explicite encore.
Cette fois, le futur roi n’a plus d’obstacles devant lui. En novembre 751, il se fait élire roi des Francs à Soissons, par les grands du royaume. Puis, il va plus loin : il se fait sacrer par les évêques. Soudain il se rapproche des rois-prêtres de l’Ancien Testament : ceux-ci lui servent de modèle.
Georges Suffert. Tu es Pierre. Éditions de Fallois 2000
25 10 732
Les Francs ont peur pour le sanctuaire de Tours, où se trouve le tombeau de St Martin. Entre Tours et Poitiers, Charles, maire du palais du mérovingien Thierry IV et son armée – 15 000 à 20 000 fantassins -, immobile comme un mur, brisent les charges de la cavalerie arabe d’Abd er Rhamân, gouverneur de l’Espagne musulmane – 20 000 à 25 000 cavaliers et fantassins -. Il y gagne le nom de Martel. Les Arabes nommeront Poitiers la bataille du pavé des martyrs (les pavées d’une voie romaine toute proche du site de la bataille). Les Arabes perdront 12 000 hommes, les Francs 1 000.
Si les Arabes n’avaient pas été défaits à Poitiers, la Renaissance aurait eu lieu quatre siècles plus tôt.
Edward Gibbon
D’autres historiens parlent de Poitiers comme de la première croisade.
Seuls partout présents, voyageurs infatigables, au courant de la science antique et de la science orientale, les Arabes furent aussi seuls capables, entre le VIII° et le XII° siècle, face à l’Occident recueilli et à la Chine repliée sur soi, de considérer le monde dans son ensemble. Grâce à eux, dans un univers aux limites élargies, l’Histoire ne peut plus retenir comme une donnée absolue le compartimentage apparent du monde. Par les voies du commerce, s’était éveillé, à l’insu du plus grand nombre, la curiosité de l’Occident pour les choses orientales. Les mathématiques, la philosophie, la médecine y retrouvaient, dès le XII° siècle, une nouvelle jeunesse. La Chrétienté croisée, au contact de l’Islam, n’allait pas tarder à voir dans l’immense Asie un champ offert à l’Évangile. En reliant l’Extrême-Orient à l’Extrême-Occident, les Arabes avaient contribué plus que quiconque à la rencontre des hommes et à la mise en commun de ce qu’ils savaient du monde.
Michel Mollat. Les explorateurs. NLF 1955
Les cavaliers de l’émir Abd er-Rhamân al Ghâfiqî ont emporté Bordeaux, bousculé les Aquitains au confluent de la Dordogne et, avides de pillage, se sont élancés sur la grande route de pèlerinage, qui mène à la basilique de Saint-Martin, à Tours.
Eudes appelle au secours son suzerain mérovingien, c’est-à-dire, en fait, le maire du palais, Charles, bâtard de Pépin II, qui avait su imposer son autorité à l’Austrasie, la Neustrie et la Bourgogne. Sans le titre royal, il disposait ainsi du royaume de Clovis, Clotaire I°, Clotaire II et Dagobert. Or, Charles était pour cette avant-garde de l’Islam un adversaire plus redoutable que le duc Eudes ou le roi Rodrigue : il avait ramené les grands à l’obéissance, tout au moins au nord de la Loire, et il disposait d’une excellente armée bien entraînée par les guerres récentes contre les Saxons, les Frisons, les Alamans et les Bavarois.
Abd er-Rhamân avait déjà brûlé Saint-Hilaire de Poitiers, quand, près de là, il se heurta aux Francs accourus à l’appel des Aquitains. On ne sait où eut lieu la rencontre, vers la mi-octobre 732. Charles fut vainqueur, sans doute grâce à la solidité de son infanterie que ne purent entamer les charges ennemies.
La célèbre bataille dite de Poitiers n’empêcha, toutefois, ni Abd er-Rhamân de faire retraite sans être inquiété, ni d’autres chefs maures d’occuper, aidés de complicités locales, Arles et la Provence, même Avignon et la rive gauche du Rhône, que leur livrèrent les leudes de Bourgogne. En 737 encore, Charles dut arrêter une nouvelle troupe musulmane au sud de Narbonne. Mais l’élan de l’Islam en Occident fut coupé. La Gaule était trop lointaine pour que les Omeyyades de Damas pussent y expédier les renforts nécessaires et user sa résistance par des vagues successives d’armées, comme en Afrique. Elle était trop vaste pour que leurs émirs d’Espagne aux ressources limitées pussent entreprendre une conquête difficile. Aussi le puissant État califal laissa-t-il à Charles Martel et à ses Francs la gloire d’incarner la première victoire de l’Occident chrétien sur des musulmans.
Émilienne Demougeot. L’apparition des Arabes en Occident. 1956
De nouveaux ennemis, survenus des extrémités de l’Asie et de l’Afrique, fondirent sur la France : un seul peuple de l’Occident repoussa l’Orient rallié sous les étendards des Mahométans. La valeur des Français triompha, pour la première fois, d’une manière éclatante, du fanatisme des infidèles ; l’énergique surnom de Martel, échappé à l’admiration naïve des Français, éternisa la gloire du libérateur de la France ainsi que du monde chrétien ; un pareil service acheva de faire oublier les Mérovingiens. À la mort de Thierry, Charles dédaigna de nommer un roi, et régna lui-même six ans sous le nom de duc.
M.E. Jondot. Tableau historique des nations. 1808
Je ne sais si l’on enseigne toujours aux petits enfants de France, notamment dans les classes à haute densité d’immigrés, que Charles Martel arrêta les Arabes à Poitiers, sauvant la France de l’invasion, alors que par le Var, le Vaucluse, les Bouches-du-Rhône, l’Aude, l’Isère, la Seine-Saint Denis, le Nord, le Bas-Rhin, le Rhône, et vingt autres départements, les cavaliers venus du sud, ont repris leur marche en avant. Je vois plutôt quelque chose de flou, tandis que la mémoire arabe reste très vivace à ce propos. C’était une guerre de religion. Le très pieux Abd-er-Rahman, visait la conquête de l’abbaye de Saint-Martin-de-Tours, qui était un phare de la chrétienté, puis son pillage et sa destruction. Sait on que les musulmans tombés à Poitiers sont encore aujourd’hui aux yeux des Arabes des martyrs pour la foi ?
Elle n’a pas du tout eu lieu à Poitiers, cette bataille, mais plutôt non loin de Châtellerault, entre la Vienne et le Clain, à Vouneuil, Moussais la Bataille, Cénon. D’autres tiennent pour Néré-le-Dolent, près de Loudun. D’autres encore pour Saint-Maur-de-Touraine et Ville perdue, un village en bordure de la Nationale 10, qui tirerait son nom d’une agglomération détruite pendant le combat. Les landes de Miré, ou landes de Charlemagne, sur la rive sud de la Loire, entre Tours et Villandry, ont également leurs partisans. Ils ont tous plus ou moins raison. La bataille, en réalité, dura plusieurs jours, selon la chronique de l’anonyme de Cordoue, plusieurs mois même, précédée et suivie de combats un peu partout dans la région où s’étaient déjà installée de nombreux colons arabes auxquels on doit, dit-on, les célèbres plantations d’abricots de Montgamé et même le secret de fabrication du chabichou ! Les bandes sarrasines ayant décroché définitivement, les villages de colons suivirent. Charles Martel repassa la Loire sans se soucier du destin des vaincus. Les chefs francs se partagèrent les prisonniers. À Tours, on les parqua dans une fosse où ils crevèrent comme des mouches et sur la fosse aujourd’hui comblée passe dans le vieux Tours la rue des Maures. D’autres furent mieux traités, assignés à résidence dans le Véron, sur le domaine royal, avec femmes et enfants, là où mon meunier me les avait signalés. Les villages de Huisme, Avoine, Savigny-en-Véron et Beaumont-en-Véron furent sans doute créés à partir de camps de prisonniers ou de réfugiés arabes.
C’était loin d’être un paradis. Aujourd’hui insolemment fertile, le Véron, au VIII° siècle, était un marécage insalubre, et, comme le soulignait mon vieil ami Druet, bien fait pour que des prisonniers dont la survie n’était pas tellement souhaitée y attrapassent des accidents pectoraux…
Ils survécurent et on les y oublia. Ils enterrèrent les derniers morts de la bataille, des blessés qu’un avait ramenés là. Gustave Gallé, ancien maire de Savigny, raconte qu’un peu avant 1914, à l’occasion de travaux de voierie (l’établissement de buses sous la route) juste en face de sa maison, on les retrouva alignés cote à cote et tournés vers la Mecque, jeunes, car ils avaient toutes leurs dents, le crâne reposant sur une pierre en guise d’oreiller.
Jean Raspail. Pêcheur de lunes. Qui se souvient des hommes … Robert Laffont 1990
738
Après avoir écrasé le midi du comte de Provence, les Aquitains qui l’avaient bien aidé à Poitiers, Charles Martel assiège Narbonne, et l’opération coûte tant qu’il s’attire un fort ressentiment des populations. C’est alors la capitale de la Septimanie, province de l’Espagne wisigothe, conquise bien sûr par les Arabes, mais dont la population wisigothe n’est pas du tout acquise aux barbares francs. C’est son fils, Pépin le Bref, qui parviendra à reprendre la ville aux Arabes, bien des années plus tard, au bout d’un siège de 7 ans, en 759.
vers 740
Les Omeyyades construisent le palais d’hiver d’Hisham à Jéricho : complexe thermal, mosquée, fontaine monumentale et un joyau – une mosaïque au sol de 850 m² -, la plus belle du monde, disent ses amoureux : l’Unesco tentera de la sauver en en confiant le soin à Peter Zumthor, architecte suisse. Ils ne se contentèrent pas de cela, creusant aussi en plein désert, dans l’actuel sud-est d’Amman, en Jordanie un ensemble de châteaux : on peut voir aujourd’hui quelques splendides restes de l’enceinte de l’un d’eux, Mushatta, au musée Pergame de Berlin.
749
Abu al Abbas, du clan des Hachémites prend le pouvoir à Damas. Il fait massacrer toute la famille des Omeyyades, puis, selon le chroniqueur Tabari, il fit étendre sur les corps un tapis de cuir sur lequel on servit un repas […] pendant que les victimes râlaient et expiraient. Surnommé dès lors al-Saffah – celui qui a versé le sang – il fonde la dynastie des Abassides, les descendants de l’oncle de Mahomet, qui va compter 37 califes et rester au pouvoir pendant 5 siècles, jusqu’en 1258.
C’est à la même période que les Arabes sunnites ont réalisé d’immenses fortunes qui les éloignent des nouveaux convertis à l’Islam, – les mawalis – lesquels vont rejoindre les rangs de ceux qui refusent la soumission à l’orthodoxie sunnite des califes omeyades : ainsi vont grossir les rangs des chiites et naître sa puissance par rapport au sunnisme.
À l’autre bout du monde, au Japon, c’est une femme, Kõken, qui monte sur le trône à la faveur de l’abdication de son père ; elle va y rester pendant 9 ans, au bout desquels elle abdiquera en faveur de son cousin Junnin pour devenir religieuse sous le nom de Takano Tennõ. Malade, elle est guérie par le moine Dõkyõ qui acquiert de plus en plus de pouvoir sur elle, jusqu’à la convaincre de reprendre le pouvoir à son cousin Junnin, ce qu’elle fait en 764 sous le nom de Shõtoku, sans renoncer à ses vœux bouddhistes ; elle a emmené avec elle son moine qu’elle couvre de distinctions qui font de lui l’héritier du trône. Elle mourra de la variole en 770. Les ministres, outrés du pouvoir accordé au moine Dõkyõ, se concerteront alors pour décider qu’une impératrice ne devait pas être confite en dévotion, et qu’en conséquence les femmes ne pourraient désormais plus jamais monter sur le trône. Depuis 710, la capitale du Japon était Nara, construite sur les modèles des villes chinoises : le nombre de monastères bouddhistes y était devenu si important et leur influence tellement grande qu’en 784, l’empereur Kammu décidera de déplacer la capitale à Nagaoka, puis à Heian [Kyotõ] qui restera la capitale jusqu’à l’ère Meiji, au XIX° siècle.
Cette montée en puissance d’un bouddhisme devenu encombrant a provoqué en réaction la renaissance du shintoïsme des origines, vers 712, qui, pour résumer, est un retour au polythéisme et à l’animisme de la tribu qui avait fini par dominer les autres et donc était devenue la famille impériale, avec Jimmu Teno, en 660.
750
Ainsi, le milieu du VII° siècle présente, en Asie et en Afrique, un changement de décor aussi soudain que déconcertant : deux grands empires rivaux, Byzance et la Perse, s’effondrent et sont remplacés par une domination inconnue la veille. C’est donc un des phénomènes les plus importants de l’histoire universelle. La conquête arabe marque aussi un tournant grave par le singulier bouleversement qu’elle apporta à l’économie du bassin de la Méditerranée. Mais, si on laisse de côté cette brisure, le changement de vie des populations fut à peine perceptible, et l’on assiste plutôt à une lente métamorphose.
À la masse des fonctionnaires byzantins se substitua une aristocratie militaire arabe, grassement nantie des dépouilles des campagnes : elle conserva quelque temps ses divisions tribales. Ces Arabes, au dire de leurs propres historiens, apprirent au contact des Syriens et des Égyptiens jusqu’aux moindres détails de la vie domestique et, à plus forte raison, les principes de l’administration d’un État.
Les territoires conquis devinrent provinces d’empire. Les chrétiens constituèrent des sujets de seconde zone : après tout, c’était la situation des monophysites sous les empereurs. Avec une direction conciliante, ils furent régis sans faiblesse suivant les usages en cours, et les documents officiels continuèrent à être rédigés en grec. D’autre part, ces sujets, contraints à subir la loi islamique comme règle de droit public, ne furent pas invités d’une façon pressante à se convertir à la nouvelle foi. Par ces procédés modérés, les Arabes permirent aux populations annexées de croire qu’ils étaient prédestinés à leur libération.
Le régime de la propriété ne fut pas modifié, et il y avait longtemps qu’en Égypte, en Syrie et sur les confins irakiens, la terre appartenait à l’État et que les cultivateurs en avaient l’usufruit moyennant certaines redevances. Vraisemblablement, au début, les charges ne furent pas alourdies, mais les revenus allaient au nouvel État musulman, au lieu d’enrichir les Byzantins et les Sassanides. Conscients de leur inexpérience, les Arabes eurent la sagesse de maintenir dans tous les domaines les anciens errements, sans songer à diriger par des méthodes originales un protectorat d’exploitation : le système monétaire fut conservé.
Les chrétiens locaux recueillirent même le bénéfice de gagner des emplois, alors que les fonctions publiques leur étaient inaccessibles depuis leur schisme. Le service des finances ne pouvait se priver d’agents compétents. Les non-musulmans ne furent pas astreints au service militaire, parce qu’ils n’étaient pas citoyens et aussi pour des motifs pratiques de sécurité : on trouva dans l’arsenal de la législation byzantine un impôt spécial compensant cette exemption, et ainsi les contribuables ne regimbèrent pas trop lorsque les Arabes établirent une taxe de capitation. En somme, la situation des Syriens et des Égyptiens, juridiquement les protégés de l’État musulman, fut comparable à leur manière de vivre sous la férule des préfets byzantins.
Gaston Wiet de l’Institut. L’Islam 1986
751
Kao Sien-tche, brillant général coréen [la Corée connaissait alors un âge d’or, sur plus de 2 siècles, de 668 à 918, sous le nom de royaume de Silla, avec Kyôngju pour capitale, à l’extrême est, qui sera plus tard rasée] à la tête des armées de l’empereur de Chine est défait à Atlakh, sur le bords du Talas, au nord de Ferghana (Sud-est de Tachkent) par le général arabe Ziyad ibn Calih, allié aux Qarlouq : dès lors, le contrôle de ces régions passa aux mains des Qarlouq et des Ouïgours et l’influence bouddhiste dans les oasis de l’Asie Centrale céda la place à l’Islam. Avec la conquête du Sind en 711, de Kaboul en 712, Tachkent en 714, cette victoire d’Atlakh en 751 consacrait la mainmise arabe sur la zone névralgique des communications de l’humanité.
Les milliers de Chinois faits prisonniers par les Arabes à Samarkand leur apprennent la fabrication du papier (ils ont un journal imprimé depuis 748), à base de chiffons de toile de lin ou de chanvre. Les Arabes lui firent ensuite traverser la Méditerranée jusqu’en Espagne, d’où il gagna l’Europe : on continuait alors à lui donner le vieux nom respectable de papyrus. Les Arabes amèneront aussi dans le sud de l’Espagne et du Portugal la canne à sucre, que les Perses avaient apporté 250 ans plus tôt sur les rivages de la méditerranée orientale.
Sitôt Samarcande conquise, sitôt découverte cette matière miraculeuse que les artisans chinois y fabriquent, les Arabes ne veulent plus rien d’autre pour écrire. Le calife abbaside Al-Mansour, vient de choisir Bagdad pour capitale (762). S’il apprécie le papier, ce n’est pas seulement pour ses qualités, mais aussi pour sa fragilité : elle l’oblige à l’honnêteté. Une autre surface peut être grattée sans dommage. Les noms ou les chiffres et même les signatures se remplacent en un tournemain et personne n’y voit que du feu. Cette facilité pour fabriquer des faux n’est pas tolérable pour qui administre un vaste empire. Le calife doit pouvoir faire confiance aux documents qu’il envoie ou qu’il transmet. Le papier commence sa conquête de l’ouest. Elle va prendre du temps car une fois son utilisation décidée, il ne suffit plus d’acheter le papier, il faut en fabriquer soi-même de grandes quantités. Dans tout le Moyen-Orient, les centres de production se multiplient, notamment tout le long du Tigre. L’Égypte elle-même finit par rendre les armes.
Quand le papier arabe atteint la Méditerranée, on lui trouve beaucoup de ressemblance avec ce bon vieux papyrus qu’on utilise depuis plus de trois mille ans. Les deux matières sont issues de végétaux. Mais si le papier est fabriqué à partir d’une pâte liquide, un mélange homogène, le papyrus vient d’un tissage de fibres. Elles proviennent d’une espèce de roseaux abondantes sur les rives du Nil. À l’intérieur de la tige est une moelle fibreuse que l’on découpe en lamelles. Une première couche est constituée de ces lamelles, mais placées horizontalement. On arrose avec l’eau du fleuve. Puis on martèle longuement l’ensemble pour que les lamelles horizontales et verticales s’imbriquent. Il ne reste plus qu’à laisser sécher et blanchir au soleil d’Égypte. On peut lisser la surface avec une pierre, on peut aussi lui ajouter de l’amidon pour y faciliter l’écriture. En cousant diverses feuilles, on fabrique des rouleaux.
Cette ressemblance entre les deux supports d’écriture pousse beaucoup de langues à donner au nouvel arrivant un nom très proche de papyrus : papier, paper … Notons qu’on lui reconnaît aussi un caractère sacré, et royal. Papyrus et pharaon ont même origine étymologique: papouro : ce qui est de nature royale. Le dernier papyrus utilisé en Égypte date de 935.
L’expansion du papier continue. Le Maghreb est à son tour conquis. D’abord Kairouan en Tunisie. Puis Fès, au Maroc, où, dès le début du XII° siècle, on ne compte pas moins de quatre cents meules à papier. La Sicile, envahie par les musulmans vers 860, puis conquise par les Normands en 1072, devient un foyer d’échanges culturels et techniques. C’est via Palerme que le papier gagnera l’Italie. Pendant ce temps-là, l’Espagne n’est pas en reste. Des artisans juifs y tiennent le rôle des Chinois à Samarcande : ce sont eux qui fabriquent et vendent le papier. Ce faisant ils participent à l’âge d’or. Tant que règnent les Omeyades, dynastie éclairée et tolérante, l’Andalousie brille de tous ses feux économiques et intellectuels. Lorsque les Almohades arrivent, intégristes avant l’heure, les Juifs sont chassés de leur principale demeure, Cordoue. Ils remontent vers le Nord, emportant avec eux leurs savoirs, dont celui du papier.
Erik Orsenna. Sur la route du papier. Petit précis de mondialisation III. Stock 2012
753
Le pape Étienne II a besoin de soutiens face aux incursions des Lombards tout autour de Rome et il l’obtient auprès de Pépin le Bref… à telle enseigne qu’il s’enfuit en France en novembre, via Verceil, Aoste et les Alpes.
En fait, il ne connaît pas Pépin et ignore comment ce dernier va le recevoir ; qu’à cela ne tienne… il va faire confectionner un faux antidaté, par la Curie [2] – la Donation de Constantin – qui va lui permettre de se poser par rapport au roi de France : il s’agissait d’une prétendue lettre de Constantin adressée en 330 au pape Sylvestre I° lui donnant la ville de Rome, et déclarant que les empereurs seraient désormais les sujets du pontife. Et cela marcha plutôt bien, pour ce qui est du cérémonial de la rencontre qui eut lieu à Ponthion, près de Vitry le François, et aussi pour la suite, bien territoriale : 2 ans plus tard, le roi lombard Aistolf s’emparait de 22 villes italiennes, Ravenne entre autres, dont il remettait les clefs à Pépin… qui les fit suivre solennellement sur le trône de Saint Pierre, donnant ainsi naissance aux États Pontificaux. Lesquels États pontificaux seront loin de laisser un bon souvenir à leurs sujets : en 2010, plus de 150 ans après leur disparition, les témoignages sont encore nombreux du ouf, bon débarras qu’a été la levée de cette tutelle : par exemple, plaque élogieuse pour Giordano Bruno, dominicain brûlé par l’Église, vote communiste très important voir majoritaire dans la région, peu industrielle et à l’agriculture plutôt opulente que sont les Marches, autour d’Ancône.
Ravenne a enterré Rome, et Venise a enterré Ravenne. [Venise vient des Vénètes, qui la fondèrent en 421].
Dicton italien
Ahi, Costantin, di quanto mal fu matre, | Ah ! Constantin, de quels maux fut la mère |
non la tua conversion, ma quella dote |
Non par ta conversion mais cette dot |
che da te prese il primo ricco patre ! |
Que reçut de toi le premier pontife qui fut riche |
Dante, Enfer XIX, 115
754
Le pape bénit et oint Pépin et ses deux fils, dont le futur Charlemagne, non seulement comme rois des Francs, mais encore comme patrices des Romains, ce qui leur donnait une sorte de délégation impériale : les voies de Charlemagne étaient bien balisées… Le pape mettait ainsi fin à la légitimité que représentait Carloman, frère de Pépin, soucieux de redonner le pouvoir aux Mérovingiens et de conserver l’alliance avec les Lombards : Carloman fut arrêté et envoyé dans un couvent où il mourut.
756
Abd er-Rhaman, seul Omeyyade rescapé du massacre de Damas en 749, est parvenu à s’enfuir, se réfugier au Maghreb, avant de passer en Espagne où il s’empare de Cordoue où il fonde un émirat : une nouvelle dynastie des Omeyyades s’installe, connaissant stabilité et longévité : seulement 9 souverains en 2 siècles. Cordoue va rapidement rivaliser de splendeur avec Bagdad. Les Arabes, amoureux des jets d’eau, bassins, vergers, ont apporté une grande maîtrise de l’irrigation ; les jardiniers ont dans leurs bagages des graines de fleurs, fruits et légumes : l’orange, l’abricot d’Arménie, la prune de Syrie, la rose blanche de Damas, l’artichaut de Palestine, toutes les cucurbitacées (citrouille, concombre, melon, pastèque), et encore la laitue, le chou-fleur, le persil, la betterave, le fenouil, le céleri.
Dans les mêmes années, à Kairouan, la famille sunnite des Aghlabides, se voit concédé par le calife de Bagdad un émirat héréditaire sur l’Ifriqiya, l’actuelle Tunisie. Ils héritent ainsi avec l’arsenal de Tunis de la plus grosse flotte musulmane en Méditerranée occidentale pour mener le Jihad naval sous forme de batailles contre les byzantins et de razzias sur les rivages chrétiens de la Méditerranée. Les Omeyyades de Cordoue, eux, se contentent d’encourager les pirates andalous qui vont prendre la maîtrise des Baléares, de la Corse, de la Sardaigne et mettre en coupe réglée les côtes du Languedoc, de Provence et d’Italie au temps des Carolingiens.
L’exarchat de Ravenne était jusqu’en 751 propriété de l’empire romain d’Orient, où résidait son représentant. Mais les Lombards s’en étaient alors emparé. Pépin le Bref se mêla de l’affaire, en cherchant à plaire au pape, ce qui lui était beaucoup plus utile que de chercher à plaire à l’empire romain d’Orient, bien lointain. Par la force, il contraint les Lombards à en rabattre sur leurs prétentions et remet l’exarchat de Ravenne au pape.
762
Dans la fertile Mésopotamie, arrosée par le Tigre et l’Euphrate, non loin de l’antique Babylone et Ctésiphon, le calife Abou Djafar al Mançour – Le Victorieux – fonde Bagdad, capitale de l’empire abbasside qui s’étend de l’Andalousie à l’Indus. Il aura pour descendant Harun al-Rashid, dont le fils, Al-Ma’mun, soutiendra les mu’tazilites qui pensaient que la foi pouvait être étayée par des arguments rationnels. Al-Ma’mun fonda la Bayt al-Hikma, Maison de la Sagesse, pour laquelle on recruta un corps complet de traducteurs, souvent des chrétiens, à même de traduire en arabe les ouvrages grecs et alexandrins. Bagdad devint, pendant quelques décennies la Mère du Monde, le Nombril de l’Univers, la Terre de tout Raffinement et de toute Subtilité (Al Yaqûbî). On y crée la première université du monde – la Mustansiriyya – ; la pensée et la philosophie s’y épanouirent, comme les sciences naturelles, la physique et l’astronomie. Elle sera rapidement la première ville du monde : on parle de plus d’un million d’habitants, quand le Caire en comptait 500 000, Samarcande, Cordoue, 300 000, Rome 50 000 et les autres grandes villes italiennes ou françaises difficilement 10 000 !
Les Mille et une nuits seront introduites en Europe au début du XVIII° siècle : ce n’est pas exactement la traduction fidèle d’un original arabe, mais une œuvre à auteurs multiples : Antoine Galland, tout d’abord traducteur et éditeur – le premier volume en 1704, suivi de sept autres jusqu’en 1709 – face au succès rencontré – une autre… une autre – se trouvera en panne de matière première et se mettra donc à écrire lui-même les histoires à suivre qui paraîtront en 1712 – l’Histoire d’Aladin et Les aventures du calife Haroun al-Rachid. Ce n’est qu’à la fin du XIX° siècle qu’Hermann Zotenberg découvrira le pot aux roses.
Al Kindi unit les conceptions néo-platoniciennes exprimées principalement par Plotin aux idées islamiques. À la Maison de la Sagesse et à Bagdad où l’enseignement des Grecs revivait, un mariage des philosophies était absolument nécessaire si l’on voulait que les musulmans orthodoxes ne s’opposent pas à l’assimilation du savoir païen. Il fallait qu’une soudure fut faite entre les diverses conceptions et c’est ce que réalisa Al-Kindi. Comme précepteur du fils du futur calife, Al-Mu’tasim, son influence était immense dans les milieux de la Cour. […] Il réussit à mettre en marche le grand mouvement intellectuel qui allait s’épanouir dans la science islamique.
Colin Ronan. Histoire mondiale des sciences. Seuil 1988
Entre 750 et 1100, tous les savants sont persans, arabes, turcophones d’Asie centrale, berbères, andalous, musulmans, juifs ou chrétiens. S’ils parlent chez eux, leur langue maternelle, tous écrivent en arabe.[…] Dans un premier temps, les savants de l’Islam ont été des intermédiaires, qui ont transmis la science des Grecs, des Persans, des Indiens. Puis, pendant l’âge d’or, entre le VIII° et le XII° siècle, ils ont inventé, innové dans tous les domaines du savoir : astronomie, mathématiques, physique, médecine, botanique, géographie, philosophie, histoire.
[…] Al-Kharezmi [780-850] invente l’algèbre et les algorithmes. Al Battani [858-929] effectue des recherches sur le sinus, la tangente et la circonférence de la Terre. [musulman il était, certes, mais aussi sabianiste, nom d’une très ancienne religion fortement imprégnée de théologie astrale et d’astronomie mésopotamienne… L’islam était encore compatible avec la tolérance.] Ibn al Haytham, appelé aussi Alhazen [965-1039], un des plus grands physiciens de tous les temps, formule les lois de l’optique bien avant Roger Bacon [1220-1292], ainsi que la loi d’inertie, qui deviendra la première loi du mouvement de Newton (1642-1727]. Geber se livre, vers 800, à la distillation, recherche à la frontière entre chimie et médecine, et il définit plusieurs corps, dont l’alcool et l’acide sulfurique. Iranien, comme tous les grands médecins de son temps, al-Razi, ou Rhasès [860-925], développe les hôpitaux et la pharmacie, bien avant l’Europe. Des penseurs comme al-Kindi [801-873], surnommé le philosophe des Arabes, [philosophe qui touchât aussi à l’optique, à la géographie, à la géologie, astronomie, astrologie et même à la fabrication des épées !] et surtout, l’illustre Ibn Sina, Avicenne [980-1037] ont fortement influencé la pensée de l’Occident médiéval.
L’Histoire du Monde. Le Moyen Age. Larousse 1995
Le premier siècle du califat abbasside (VIII°- IX° siècle) fut un moment dont le monde rêvera éternellement.
Ernest Renan.
L’histoire de la science arabe, c’est d’abord celle du maintien en terre d’Orient de connaissances héritées de l’Antiquité. À leur sujet, on parle souvent de transmission des Grecs aux Arabes, mais on a tort. Il serait plus juste d’évoquer un acte d’appropriation par des Arabes cultivés d’une partie de la science de leurs prédécesseurs, car les Arabes étaient demandeurs.
[…] On a un peu trop tendance à oublier l’autre apport à la science arabe que représente l’influence extrême orientale, essentiellement la science indienne et peut-être quelques éléments de la science chinoise. Les Arabes ont récupéré tout ce qu’ils trouvaient, ils ont rassemblé les éléments des sciences anciennes, puis ils en ont fait la synthèse critique – un effort considérable qui va prendre moins de deux siècles et demi -.
Le cas de l’astronomie est particulièrement éclairant. Les Arabes ont accès à deux systèmes de référence : les système grec de Ptolémée (v.90- v.168), qui repose essentiellement sur la démonstration et rend compte du mouvement des astres à l’aide de modèles mathématiques, et celui de l’Inde, fondé sur l’observation et les calculs. Pour ce qui est de la médecine, ils s’appuient sur des fondements théoriques qui doivent beaucoup au Grec Galien (v.131 – v.201) et également sur la pharmacopée indienne
Ahmed Djebbar. L’Histoire. Janvier 2003
Pourquoi l’astronomie occupait-elle donc une telle place ?
Un guide astronomique était nécessaire car le Prophète avait prescrit que les prières du soir, les premières de la journée, devaient être récitées entre le crépuscule et la tombée de la nuit, les prières du matin entre le point du jour et le lever du soleil, les prières de midi lorsque le soleil était au méridien et celles de l’après-midi quand l’ombre de n’importe quel objet était égale à la longueur de son ombre à midi, plus la longueur de l’objet lui-même. Bien entendu, tout cela supposait que fût connu avec précision le mouvement apparent quotidien du soleil, et les tables d’Ibn Yunus (fin X° siècle), fondées comme elles l’étaient sur un terrain mathématiquement solide, étaient aussi excellentes que complètes et contenaient plus de 10 000 entrées sur la position du soleil au long d’une semaine. En fait, elles étaient si excellentes que, jusqu’au XIX° siècle, elles firent partie du corpus des tables utilisées au Caire.
Colin Ronan. Histoire mondiale des sciences. Seuil 1988
Cette période doit porter le nom des souverains qui firent jaillir le plus de lumières autour de leur trône : les Abassides. Au sein du fanatisme le plus barbare, des plus grossières superstitions, l’arbre des sciences reverdit, et poussa de nouvelles branches : bientôt ses fruits adoucirent le caractère farouche des Musulmans ; les progrès que ces infidèles firent dans la jurisprudence, la médecine, la poésie, les mathématiques et l’astronomie, furent presqu’aussi rapides que l’avoient été leurs premières conquêtes. Yésid, de la dynastie des Ommiades, fut le premier calife qui cultiva les lettres ; mais cette étude ne l’empêcha point de se plonger dans la débauche, ni de commettre des forfaits.
Bagdad, bâtie sur les bords du Tigre, en 754, par Almanzor, devint une seconde Athènes qui se remplit des monumens les plus curieux ; les beaux-arts fleurirent sous le ciel pur et serein de la Mésopotamie ; les poètes chantèrent à l’envi ce calife, aussi hypocrite que cruel, et leurs éloges mensongers lui valurent une douce immortalité dont il étoit indigne. Quelques années après, Al-Mamon rassembla dans sa cour les savans les plus renommés, et les combla de faveurs : bientôt un genre étrange de fanatisme, celui de la philosophie, remplaça le fanatisme religieux, les affaires politiques furent négligées ; les califes devinrent d’habiles dialecticiens, des mathématiciens profonds, des poètes ingénieux, et cessèrent d’être souverains. L’ambition profita de cet inconcevable délire ; les émirs, ministres des califes, laissèrent le souverain se piquer de science, de bel esprit, et finirent par s’emparer du pouvoir suprême.
En Afrique, dans la ville de Caïroan, fondée par Oucba, général arabe, en 676, fleurirent également les lettres et les sciences. Cette agréable fermentation de l’esprit humain se fit sentir parmi les Maures de l’Espagne, et se communiqua, mais légèrement, à d’autres peuples de l’Europe.
M.E. Jondot. Tableau historique des nations. 1808
764
Les Tibétains occupent pendant deux semaines la capitale chinoise Chang’an, l’actuelle Xi’an.
15 12 765
L’imam Ja`far as-Sâdiq meurt à Médine empoisonné par le calife abasside Abû Ja`far al-Mansûr. Sa succession crée un problème : son fils Ismâil ben Jafar, successeur désigné, serait mort avant lui, en 760. Aussi la majorité préfère prendre pour imam son deuxième fils Mûsâ al-Kâzim plutôt qu’Ismaïl et son fils Muhammad ibn Ismâil. C’est la contestation de cette succession qui est à l’origine des Ismaéliens. La situation est la suivante :
770
Les empereurs romains Trajan, puis Constantin, puis Justinien, puis les Arabes, s’étaient chargés jusqu’alors de la maintenance du canal des Pharaons : le calife Abou Djafar al Mançour le fait combler par précaution militaire. Il va rester fermé pour 11 siècles… et passera au rang des vestiges inutilisables quand Ferdinand de Lesseps entreprendra tout à coté le percement du canal de Suez.
vers 770
En Inde, le roi Krsna I°, de la dynastie Rãstrakta fait sculpter le temple du Kailãsa, le plus grandiose des grottes d’Ellorã. Elles s’ouvrent dans l’un des escarpements du nord-ouest du plateau du Deccan, plateau d’origine volcanique, composé de basaltes et de granits. Les plus anciennes de ces 32 grottes remontent probablement au VI ° siècle av. J.C. exécutées par une communauté bouddhique mahãyãnique. S’y trouvent juxtaposées les trois grandes religions de l’Inde – bouddhiste, shivaïque et jaïn – sur une distance de 2 500 mètres. Pierre Loti a visité quelques grottes brahmaniques dédiées à Shiva, en 1900 :
Les grottes d’Ellor, [au nord-est de Bombay et nord-ouest d’Aurangabad], sont consacrées à toutes les divinités des Pouranas ; mais les plus immenses sont à Siva, dieu de la mort.
Des hommes, dont le rêve fut terrible et colossal, s’acharnèrent jadis, durant des siècles, à les tailler dans des montagnes de granit. Il en est de bouddhiques, de brahmaniques, d’autres qui remontent au temps des rois Jaïnas ; les civilisations, les religions ont passé sans interrompre le prodigieux travail du creusement et des ciselures.
Vers l’an mille de notre ère, au dire du plus ancien auteur qui en ait parlé, l’Arabe Maçoudi, elles étaient toujours en pleine gloire, et, de tous les points de l’Inde, d’innombrables pèlerins ne cessaient d’y accourir. Maintenant elles sont délaissées, et de longues périodes de sécheresse ont désolé l’âpre région d’alentour. Leur durée indéfinie se continue dans l’abandon et le silence, au fond d’un pays d’où la vie s’en va.
On y arrive de nos jours en traversant un petit désert couleur de bête fauve, uni comme une grève marine, où des montagnes isolées, bizarrement régulières, surgissent çà et là de l’uniformité plate, avec des aspects de donjons, de citadelles trop grandes.
En charrette indienne, aujourd’hui, sous un lourd soleil, j’ai franchi cette solitude, en suivant une route jalonnée d’arbres morts.
Vers le soir, nous avons passé par un fantôme de ville, la jadis célèbre Dalantabad, où mourut exilé, il y a trois cents ans, le dernier des sultans de Golconde, et qui de loin ressemble à la tour de Babel, ainsi que la représentent les vieilles images. Une ville-montagne, un temple-forteresse, un rocher que les hommes d’autrefois avaient retaillé ; maçonné, à peu près régularisé, du sommet à la base, et qui étonne, plus encore que les pyramides d’Égypte au milieu de leurs sables. Des centaines de tombeaux, effondrés aux abords ; on ne sait combien d’enceintes crénelées, hérissées de pointes, s’enserrant les unes les autres, autour du rocher géant. Nous sommes entrés par des doubles portes formidables, qui avaient, comme à Golconde, gardé leurs pointes de fer. Mais, là-dedans, personne, du silence, des ruines, des arbres desséchés ; des squelettes de banians, avec leurs gerbes de racines retombant du haut des branches comme de longues chevelures. Et nous sommes ressortis par d’autres portes doubles, aussi inutiles, et d’un appareil aussi féroce.
Dans l’Est, des plateaux rocheux s’étendaient à l’horizon, et il a fallu y monter par des lacets, mettre pied à terre et marcher derrière la charrette paresseuse. C’était l’heure du soleil couchant, l’heure de l’inaltérable splendeur rouge, en ce pays qui va mourir faute de nuages ; Dalantabad la farouche ville-montagne, avec ses tours, avec ses amas de remparts et de temples, semblait s’élever en même temps que nous et se profilait en plein ciel, dans un rayonnement d’apothéose, tandis que se déployait toujours davantage la muette immensité des plaines rousses, comme incendiés, où rien n’indiquait plus la vie.
Sur les plateaux, un autre groupement de ruines nous attendait encore, Rozas, ville très musulmane, ville de mosquées à l’abandon et de frêles minarets fuselés. Quantité de coupoles funéraires encombraient les abords de ses grands remparts, qui nous sont apparus au crépuscule. Le long de ses rues mortes, où il faisait déjà presque nuit, quelques personnages à turban étaient assis sur des pierres : derniers habitants obstinés, vieillards retenus entre ses murs par la sainteté des mosquées.
Ensuite, pendant une heure environ, plus rien que la monotonie des roches et l’étendue brune, dans le grand silence du soir…
Et tout à coup, une chose si surprenante et si impossible, que c’en était presque à avoir peur, dans la première minute, avant d’avoir compris. La mer ! La mer devant soi, alors que l’on savait être au Nizam, dans la partie centrale de l’Inde ! Une coupée à pic dans le sol des plateaux, et l’infini mouvant était là, déployé de toutes parts : nous le dominions du haut d’une immense falaise, au bord de laquelle notre chemin passait, et en même temps, une brise puissante nous arrivait d’en bas, une brise moins chaude, telle une brise du large… Mais ce n’étaient que les plaines au-delà, les plaines brûlées, émiettées, sur lesquelles le vent promenait des ondes de poussière ou de sable, et lui riait comme des embruns et des lames.
D’ailleurs, nous touchions au but : les grottes [d’Ellorâ], que cependant rien ne révélait encore, étaient au-dessous de nous, le long du triste rivage, creusées dans ce semblant d’énormes falaises, et c’est en face de cette mer sans eau qu’elles ouvraient leurs gouffres d’épouvantes.
II faisait nuit, les étoiles brillaient, et ma charrette s’est arrêtée devant une petite maison de voyageur où les hôtes, deux vieux Indiens aux cheveux blancs, se sont empressés à me recevoir, appelant par de grands cris leurs serviteurs, qui flânaient aux environs dans la campagne.
Personne, cette nuit, ne consentait à me conduire dans les grottes de Siva : il valait mieux, disait-on, attendre le jour. Un berger, enfin, qui ramenait ses chèvres, s’est décidé, pour de l’argent, et nous sommes partis, emportant une lanterne, qu’on allumera en bas, aux sombres entrées.
La nuit est sans lune, mais limpide, et les yeux s’habituent, on y voit.
D’abord la descente dans cette plaine qui joue la mer. C’est par une rampe de cinq ou six cents mètres ; c’est dans le silence et sous le scintillement magnifique des étoiles, parmi des roches tourmentées et parmi des cactus, desséchés sans doute comme sont ici toutes choses, mais qui tiennent encore debout et dont les branches rigides simulent de grands cierges dans des candélabres.
En bas, l’obscurité est plus épaisse, quand nous commençons de suivre les contours du faux rivage, au pied des falaises qui nous font de l’ombre. Le vent, qui soufflait si fort à la tombée de la nuit, s’est apaisé ; on n’entend plus un bruissement nulle part, et le lieu est étrangement solennel.
Dans les flancs de la montagne, voici les entrées béantes, plus intensément noires que tout ce qui est noir alentour, trop grandes, semble-t-il, pour être l’œuvre des hommes, mais trop régulières pour être naturelles ; d’ailleurs, je les attendais ainsi, je sais que c’est cela…
Nous passions sans nous arrêter ; mais le berger hésite, et, par une brusque volte-face, revient sur ses pas. Une crainte religieuse peut-être, ou bien la simple peur, le retient d’aller où il avait projeté de me conduire – sans doute, était-ce en quelque lieu plus épouvantable encore. Alors, avec un air de dire : Non, après tout, contente-toi de ceci ! il s’enfonce avec moi, à travers des éboulements de pierres, des cailloux, des cactus, dans la première venue de ces ténébreuses portes.
Et c’est déjà effroyablement beau, bien que j’aie parfaitement compris que cela ne doit rien être auprès de ce que l’on n’ose pas me faire voir.
Des cours à ciel ouvert, grandes comme des carrousels, et taillées à même le granit énorme, à même la montagne primitive. Leurs parois verticales, dont la hauteur nous écrase, ont trois ou quatre étages superposés de galeries à colonnes trapues, le long desquelles des dieux de taille surhumaine sont en rang, comme un public figé dans quelque théâtre de la mort. Tout cela est noir dans la nuit ; mais le plafond de ces salles de titans est le ciel tout poudré d’étoiles, et une vague lueur diffuse nous permet de distinguer la foule des gigantesques spectateurs sombres qui nous regardent venir.
Et il y en a des séries, on ne sait combien, de ces excavations sculptées, qui représentent chacune le travail de tout un peuple.
Le chevrier que j’ai pour guide, d’abord craintif, s’enhardit de plus en plus au cours de notre promenade dantesque. Maintenant, il allume son fanal pour que nous entrions dans une caverne tout à fait ténébreuse, qui doit remonter à des époques antérieures, lourdement barbares, et où nous n’aurons même plus la sauvegarde des étoiles, puisque le ciel sera remplacé sur nos têtes par les granits épais de la montagne. C’est une avenue haute et profonde comme une nef de cathédrale gothique, où, sur les parois lisses, des espèces d’arceaux en relief imitent des vertèbres ; on est là comme dans l’intérieur d’une bête, d’un léviathan vidé. D’abord, tant notre petite lanterne éclaire mal au milieu de telles obscurités, il semblait qu’il n’y eût rien, ni personne, dans cette salle si longue. Mais une forme apparaît, quelqu’un se précise tout au fond ; un dieu solitaire de vingt ou trente pieds de haut, assis sur un trône ; son ombre, derrière lui, monte jusqu’à la voûte, et danse au gré de la petite flamme que nous avons apportée ; il est du même granit et du même ton noirâtre que le lieu tout entier, mais sa figure de colosse a été peinte en rouge, avec des prunelles noires sur de gros yeux blancs, des prunelles abaissées vers nous, comme dans la stupeur d’être ainsi troublé au milieu de sa paix nocturne. Le silence ici est tellement sonore que les vibrations de nos voix se prolongent longtemps après que nous ayons fini de parler, et nous sommes gênés par la fixité de l’horrible regard.
Cependant, mon chevrier n’a plus peur, ayant constaté que tous ces personnages de pierre étaient aussi immobiles pendant la nuit qu’en plein jour. En sortant de cette grotte, sa lanterne éteinte, délibérément il rebrousse chemin ; je comprends qu’il va me mener vers quelque chose qu’il n’osait pas affronter d’abord, et, sur ce sable qui rappelle celui des grèves, nous marchons plus vite, suivant en sens inverse la ligne des falaises, passant cette fois sans nous arrêter devant toutes ces entrées dont nous avons déjà pénétré le mystère.
La nuit s’avance lorsque nous touchons au but. L’homme rallume sa lanterne et se recueille. Il paraît que, où nous allons, il va faire très noir.
Ce qui ajoute une horreur imprévue à cette entrée, plus grande encore que toutes les autres, c’est que les divinités, les formes gardiennes du seuil, au lieu d’être calmes ainsi que là-bas d’où nous venons, s’étreignent, se tordent dans des convulsions de rage, de souffrance ou d’agonie ; on y voit si mal que l’on ne sépare plus nettement, dans ces amas de noirceurs, ce qui est personnages taillés de qui n’est que reliefs de la montagne, mais les roches elles-mêmes, les énormes masses surplombantes ont des attitudes prostrées, des contournements douloureux : nous sommes ici devant les demeures de Siva, implacable dieu de la mort, celui qui tue pour la joie de voir mourir.
Et le silence : du seuil prend je ne sais quoi de spécial et de terrible ; rochers ou grandes formes humaines, angoisses pétrifiées, agonies en suspens depuis plus de dix siècles, tout est baigné dans ce silence-là, qui est sonore à faire frémir ; on s’inquiète de ses propres pas, on s’écoute respirer…
Aussi, nous nous attendions à tout, excepté à du bruit. Mais à peine entrions-nous sous la première voûte, qu’un bruit soudain, effarant, éclate en l’air, comme si nous avions touché la détente de quelque mécanisme d’alarme ; un bruit qui, en une sonde, se propage jusqu’au plus profond des temples : fouettement de grandes plumes noires, tournoiement affolé de grands oiseaux de proie, aigles, hiboux ou vautours, qui dormaient là-haut parmi les pierres. Toute cette symphonie d’ailes est amplifiée sans mesure par des résonances caverneuses, répétée par des échos, et puis elle s’apaise peu à peu ; elle s’éloigne, et c’est fini, le silence retombe…
Au sortir de cette partie voûtée, qui n’était qu’un péristyle, nous retrouvons tout de suite les étoiles au-dessus de nos têtes, mais les étoiles aperçues par échappées et comme du fond d’un abîme. Ces nouvelles cours à ciel ouvert, obtenues en supprimant la moitié d’une montagne, en enlevant du granit de quoi bâtir une ville, ont ceci de particulier que leurs murs, de deux cents pieds de haut, avec tous leurs étages de galeries superposées et de dieux rangés en bataille, ne sont pas d’aplomb, mais penchent sur vous effroyablement. On a compté sur la solidité de ces granits – qui, depuis le sommet jusqu’à la base, se tiennent en un seul et même bloc, sans une lézarde ni une fissure – pour produire cet effet de gouffre qui se renferme, de gouffre qui va vous engloutir.
Et puis, les cours de là-bas étaient vides. Celles-ci au contraire sont encombrées de choses colossales, obélisques, statues, éléphants sur des socles, pylônes et temples. Le plan d’ensemble ne se démêle pas, dans cette obscurité de bientôt minuit, où notre petite lanterne est si perdue ; on perçoit surtout la profusion et l’horreur ; au passage, quelque grande figure de cadavre, esquissée dans la pierre, quelque rire de squelette ou de monstre, s’éclaire un instant et rentre aussitôt dans la mêlée confuse.
D’abord nous n’avions vu que des éléphants isolés ; en voici maintenant toute une compagnie alignée, debout, trompe pendante, les seuls qui aient l’air calme, au milieu de tant d’êtres convulsés qui grimacent la mort. Et ce sont eux qui supportent sur leur dos la série des trois grands temples monolithes du milieu.
Nous passons entre ces temples et les parois penchées, les parois menaçantes du pourtour, dans une sorte de chemin de ronde où l’on continue de voir par instants les étoiles, qui jamais ne m’avaient semblé si lointaines. Et partout, des enlacements de formes furieuses, des combats de monstres, des accouplements horribles, des tronçons humains coupés, qui perdent leurs viscères, mais qui s’embrassent encore. Siva, toujours Siva ; Siva qui a pour parure des colliers de crânes, Siva qui féconde et Siva qui tue ; Siva qui a des bras multiples pour pouvoir tuer de dix côtés à la fois ; Siva qui, la bouche tordue d’ironie, s’accouple cruellement pour pouvoir, après, tuer ce qu’il enfante ; Siva qui danse et hurle de triomphe sur des débris pantelants, des bras arrachés, des entrailles déchirées ; Siva qui se pâme de joie et de rire en piétinant des petites filles mortes, et fait jaillir, à coups de talon, les cervelles. C’est par en dessous toujours que la lueur de notre lanterne joue sur ces épouvantes, et elles émergent une à une de l’ombre, pour aussitôt s’y replonger et disparaître. Les groupes, par endroits, sont devenus frustes, indistincts sous l’usure des siècles ; à peine dessinés, ils s’estompent et fuient dans l’immense noir ambiant, confondus avec les roches qui en prolongent obscurément la tourmente ; on ne voit pas, on ne sait pas où cela s’arrête, et alors on s’imagine la montagne entière jusqu’en son cœur même, toute remplie de vagues formes affreuses, tout imprégnée de luxure et de râle.
Ces éléphants cariatides, alignés pour soutenir les édifices du centre, détonnaient dans ce lieu par leur tranquillité ; mais sur l’autre face des temples, dont nous faisons le tour, nous trouvons leurs pareils, leurs symétriques, entrés eux aussi dans le mouvement général de lutte et de torture ; des tigres, des bêtes de rêve les étreignent, ou les mordent au ventre : ils se débattent à mort, déjà écrasés à demi par les murailles qui pèsent sur leur croupe. Et, de ce côté, la grande paroi enveloppante, la masse géologique des granits d’alentour, penche encore davantage ; la profusion des figures ne commence à s’y ébaucher qu’à dix ou vingt pieds de haut ; toute la base – qui fait ventre, ainsi que l’on dit en parlant d’une ruine prête à crouler, d’une ruine qui surplombe comme une voûte – est lisse, avec des boursouflures aux aspects mous ; on croirait les flancs d’une volute d’eau noire, on croirait une monstrueuse lame de mascaret, soulevant des édifices dont la retombée va être immédiate et ensevelissante…
Ces temples monolithes, que des compagnies d’éléphants surélèvent et que des pans de montagne taillée dominent de toutes parts, nous en avons maintenant achevé le tour. Il nous reste à y pénétrer, et là, mon guide hésite encore, propose d’attendre à demain, d’attendre le soleil levé.
Les escaliers qui y conduisent sont en désarroi ; toutes les marches en sont brisées, dangereusement glissantes à force d’avoir été polies, dans les temps, par le continuel passage des pieds nus.
D’instinct, sans savoir pourquoi, nous montons avec des précautions de silence ; mais la moindre pierre qui vacille, le moindre caillou qui roule, fait un bruit que l’écho répète et qui nous gêne. Et toujours, autour de nous, l’horreur cent fois répétée des Siva gesticulant, des Siva crispés, des Siva qui cambrent leur taille fine et gonflent leur poitrine charnue, dans l’ivresse des procréations ou des tueries.
Au milieu de si épaisses ténèbres, en entrant là, je ne me soucie guère de n’avoir songé à prendre ni une arme, ni seulement un bâton, tant la possibilité d’une surprise de la part des hommes ou des bêtes est loin de ma pensée ; et cependant la peur du chevrier me gagne, la peur sombre, la peur de ce qui n’a pas de nom et ne s’exprime pas. J’attendais, dans ce sanctuaire, le summum de la terreur épandue alentour, le dernier excès des symboles atroces. Mais non, tout est apaisant et simple ; c’est comme, après les affres de la mort, le grand calme soudain qui doit vous accueillir au-delà ; aucune représentation humaine ou animale nulle part ; il n’y a plus une figure, plus une étreinte, plus un geste, plus rien ; des temples vides, d’une solennité reposante et grave. Seules, les résonances funèbres s’exagèrent plus encore qu’à l’extérieur, si l’on parle ou si l’on marche ; à part cela, vraiment il n’y a quoi que ce soit pour effrayer, pas même, en l’air, un remuement d’ailes noires. Et les colonnes carrées, qui sont d’un même morceau avec les dessous et avec la voûte, ont une décoration sobre et sévère, formée surtout de lignes s’entrecroisant.
Visiblement, du reste, malgré les ruines et la vétusté millénaire, le lieu demeure toujours sacré ; dès l’entrée, il s’impose comme tel, et la crainte qu’il inspire est surtout religieuse. Pour que les murs soient ainsi enfumés par la flamme des torches ou des lampes, il faut que l’on y vienne encore en foule, et pour que le granit du sol soit ainsi luisant et comme imprégné d’huile. Le dieu de la mort n’a pas délaissé la montagne que les peuples d’un autre âge avaient creusée pour lui ; le vieux sanctuaire a encore une âme.
Il y a trois salles, trois temples, qui se succèdent et se commandent, taillés dans cette seule et même pierre. Et le dernier des trois est le Saint des Saints, la partie habituellement défendue, que, dans aucun autre temple brahmanique, je n’avais jamais pu pénétrer.
Là encore j‘attendais je ne sais quoi de terrible à voir. Et, là encore, il n’y avait presque rien.
Mais la seule chose qu’il y ait, par sa simplicité quintessenciée, par sa brutale audace, étonne, inquiète et assombrit plus que toutes les épouvantes amoncelées au-dehors : sur la pierre fruste de l’autel, un petit caillou noir, d’un luisant de marbre poli, ayant forme d’œuf allongé et se tenant debout, avec, de chaque côté, gravés sur le socle, ces mêmes signes mystérieux que les sectateurs de Siva ne manquent jamais de retracer sur leur front, le matin, avec de la cendre. Tout est noirci de fumée alentour ; les niches, dans le mur, pour recevoir de pieuses flammes sont enduites d’une suie épaisse, et graissées d’huile, pleines des débris de mèches que l’on n’ose plus enlever. Tout est sordide, témoignant d’un culte obstiné, mais d’un culte peureux et sauvage.
Or, ce caillou noir, centre de tout, raison d’être, cause première d’un si prodigieux travail de déblaiement et de sculpture, est le plus condensé et le plus significatif des symboles qu’imaginèrent jadis les Indiens pour figurer le dieu qui féconde sans cesse, pour sans cesse détruire ; il est la Lingam ; il représente la procréation, qui ne sert qu’à alimenter la mort.
L’étendue qui joue la mer commence de s’éclairer faiblement quand je sors ce matin de la maison du voyageur où j‘ai dormi à mon retour des grottes épouvantables. Sous un voile de poussière, en suspens comme une brume, l’étendue est bleuâtre, avant jour, bleuâtre et imprécise comme de l‘eau dans du brouillard. Mais le soleil, qui surgit brusquement la révèle une plaine rousse, altérée sous une atmosphère sèche, avec, çà et là, des arbres morts.
Je vais revoir, à la lumière violente, les temples de Siva, vérifier si c’est bien réel, tout ce dont je me souviens, et cette fois je descends seul connaissant la route, entre les roches brunes et les hauts cactus desséchés, rigides comme des cierges de vieille cire jaune.
À peine levé, déjà ce soleil sanglant cause une impression de brûlure aux tempes ; c’est un soleil méchant et destructeur, qui chaque jour répand un peu plus de mort sur la terre de l’Inde… Trois hommes à bâtons, espèces de pâtres sans troupeau, remontent de la plaine, passent près de moi avec de profonds saluts ; ils sont d’une maigreur jamais vue, les yeux fébriles et trop grands ; sans doute viennent-ils du pays de la faim, au seuil duquel me voici arrivé. Les mille petites plantes, qui jadis par place tapissaient la montagne, ne forment plus qu’un triste feutrage sans vie. Mais les bêtes qui restent sont, comme toujours, en pleine guerre ; sur le sol, des débris de petits oiseaux s’étalent, déchiquetés fraîchement par les aigles ; partout, de grosses araignées voraces ont tendu des toiles pour manger les derniers papillons, les dernières sauterelles. Et la magnificence de ce soleil, de minute en minute plus brûlant, comme un brasier qui se rapproche, est sinistre autant que la gloire de Siva… Le dieu qui féconde et le dieu qui tue, comme je pense à lui, ce matin, en descendant à son horrible sanctuaire ! Et comme je le conçois bien, cette fois, à la façon brahmanique !… Le dieu qui multiplie les germes des hommes ou des bêtes avec une ironique et folle profusion, mais qui a pris soin, pour chaque espèce créée, d’inventer un ennemi, infernalement armé tout exprès ! Avec quel art inépuisable et minutieux il s’est complu à préparer les dents, les griffes, les cornes, la faim, les virus, les venins des serpents et des mouches ! Au-dessus des étangs où les poissons glissent, il a aiguisé tous les becs des oiseaux pêcheurs. Pour les hommes, qui devaient à la longue se rire des grands fauves, il a sournoisement réservé les maladies, les épuisements et les vieillesses. Dans la chair de tous, il a enfoncé l’écharde cuisante et stupide de l’amour. Pour tous, il a combiné l’innombrable et ténébreux essaim des infiniment petits ; jusque dans l’eau des ruisseaux clairs, cachant des myriades de destructeurs invisibles, ou bien des germes de vers aux armatures féroces, prêts à dévorer les entrailles de qui viendrait boire… La souffrance est pour élever les âmes ; je le veux bien ; mais nos enfants, nos petits, qui meurent sans comprendre, étouffés par un mal inventé pour eux ?… D’ailleurs, je l’ai vue aussi, la souffrance, et la suprême angoisse, et l’inutile prière, dans les pauvres yeux effarés des moindres bêtes… Et les oiselets blessés à mort par quelque chasseur imbécile, est-ce aussi pour élever leur âme ? Et les bestioles de l’air, sous la sucée atroce des araignées ?… Toute cette infinie cruauté, épandue sur le tourbillon des êtres ; tout cela qui est vrai à hurler, qui a été connu de tout temps et ressassé par tout le monde, jamais ne m’était aussi impitoyablement apparu qu’à cette heure, en redescendant aux grottes de Siva. Et cependant je suis l’un des heureux, moi, et des bien vivants, que la famine proche n’atteindra pas, ni sans doute aucune autre cause d’immédiate destruction. Au plus, ai-je à redouter la brûlure de ce soleil qui monte, et la morsure des cobras aux anneaux noirs, enroulés sous l’herbe morte… Quand j’arrive en bas, dans la plaine de sable et de poussière, tournant à main droite, je n’ai plus que quelques minutes de marche pour me retrouver devant les portes énormes et béantes.
Aucun bruit d’alarme, ce matin, n’accueille mon entrée dans l’effroyable sanctuaire : aigles, vautours ou faucons, qui nichent aux voûtes, sont déjà partis et en chasse, la serre, le bec prêts à déchirer et à manger. Silence partout, moins terrible cependant que le silence d’hier minuit.
Les temples monolithes, que les obélisques précèdent et que les rangées d’éléphants soutiennent, sont bien là, debout dans l’excavation profonde qui penche sur eux ses flancs peuplés de figures. Mais tout me semble moins colossal, moins surhumain, vu au soleil levant ; moins surhumain et plus assez horrible pour célébrer comme il convient le Dieu créateur. Œuvre d’une race encore enfantine, qui n’avait pas eu le temps de suffisamment comprendre l’immense férocité de la vie, ou qui ne savait pas mieux symboliser. Et rien aujourd’hui ne me rend l’impression d’hier, l’impression d’arriver ici dans la nuit noire, avec une lanterne éclairant mal et par en dessous.
Le délabrement s’indique extrême, à la lumière du matin. Non seulement les siècles ont passé, fauchant çà et là des colonnes, des chapiteaux, des têtes ou des corps ; mais de plus, à l’époque de la conquête musulmane, ces temples ont été assaillis, comme tous ceux de Siva, par des hommes fanatisés, qui tenaient à nommer Dieu d’un autre nom.
Ce que l’on ne soupçonnait pas, hier en pleine nuit, c’est que tous ces épouvantails avaient jadis été peints. Les personnages, dont on distingue à présent la multitude entière, dont on aperçoit de tous côtés les gestes multiples, dans la pénombre des roches surplombantes, sont encore légèrement verdâtres, couleur de cadavre, tandis que le fond de leurs loges est resté un peu rouge, comme du sang qui aurait séché.
Les temples monolithes du milieu étaient polychromes, eux aussi, en leur temps ; des nuances comme on en voit à Thèbes ou à Memphis, des blancs, des rouges, des ocres jaunes y persistent encore aux places abritées.
Ce matin, j’y monterai donc seul, ainsi que je le souhaitais ; le chevrier de la veille, si sauvage qu’il fût, n’en demeurait pas moins un homme pensant, et mon tête-à-tête avec Siva était troublé par sa présence.
Au-dedans, c’est bien le silence que j’avais prévu, mais j’attendais plus de lumière sous les voûtes ; il fait très sombre, malgré ce soleil levant dont la grande plaine rousse est déjà tout incendiée ; un peu de fraîcheur nocturne reste, comme emprisonnée sous les granits lourds ; et, dans le fond du plus secret sanctuaire, aux parois ternies depuis des siècles par les torches fumeuses, une éternelle obscurité entoure la dernière, la plus sarcastique expression du dieu de l’engendrement et de la mort, qui est le caillou noir, cyniquement taillé en Lingam…
Pierre Loti. L’Inde [sans les Anglais] 1900. Voyages 1872-1913. Bouquins Robert Laffont 1991
Charlemagne lance une expédition chez les Saxons, dans la région de l’actuel Paderborn pour y abattre l’Irminsul, un gigantesque frêne dont les Saxons disaient qu’il était un des piliers de la voûte céleste, ce dont se moquait Charlemagne au point de vouloir l’abattre… pour leur montrer que le ciel ne leur tomberait pas pour autant sur la tête.
À la même époque les Walser, des peuplades venues de l’Oberhasli, occupent les alpages du Valais, principalement le haut-val de Conches, s’y faisant bergers, jusqu’à ce que le petit âge glaciaire (à partir de 1275 – une théorie dit qu’il est dû à quatre éruptions antérieures en moins de cinquante ans -) ne les en chasse, les contraignant à descendre dans les vallées.
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[1] Il se dit pourtant que ce qui perturba le plus les arabes ne fut pas les armures des cavaliers wisigoths mais bien l’horrible odeur d’ail qu’ils dégageaient. Près de neuf siècles plus tard, les nombreuses maîtresses d’Henri IV se plaindront de la même puanteur. Aujourd’hui, on peut contourner le problème avec l’ail noir, qui est un ail confit.
[2] Il faudra attendre 1440 pour que l’humaniste italien Lorenzo Valla (1407-1457), réalise que c’était un faux, rédigé en 751, 400 ans après la mort de Constantin ! Au service du futur roi de Naples, Alphonse d’Aragon, sa découverte permettra à ce dernier de récuser l’acquisition de Naples par Rome, reposant précisément sur cette donation.
Ce n’est qu’au IV° siècle que le christianisme fut reconnu comme religion d’État. Ce passage à l’Église d’État pénétra profondément la conscience de la société médiévale qui se rallia comme à un fait tangible au traité qui aurait été passé au début du IV° siècle entre l’empereur Constantin et le pape Sylvestre. Cette légende, c’est la papauté du Moyen Age qui l’avait créée de toute pièce, car en vertu de cette donation de Constantin, les évêques de Rome tiraient des privilèges économiques et politiques considérables en Europe occidentale, privilèges que la curie n’eut de cesse de disputer au cours du Moyen Age, au pouvoir temporel. Pour les hérétiques, c’était là l’occasion de faire ressortir la dégénérescence survenue dans l’Église depuis le pape Sylvestre. L’Église, en contradiction avec la vie du Christ et des apôtres, se serait enrichie, aurait accumulé propriétés foncières et fortune, et cultivé des fastes liturgiques et une pompe en totale opposition avec le message de l’Évangile. Peu importe que le traité passé entre l’empereur Constantin et l’évêque de Rome ne corresponde pas aux faits réels. Ce qui nous intéresse, c’est que l’héritage antique de la transition vers une Église d’État a toujours été essentiel pour les mouvements hérétiques du VII° au XV° siècle quelles que fussent les traditions auxquelles ils faisaient référence. Pour tous les mouvements hérétiques, l’imitation de la vie des communautés chrétiennes originelles, avec leur simplicité et leur pauvreté, constituait l’idéal religieux authentique, contrairement à l’Église dépravée.
Martin Erbstösser. Les Hérétiques au Moyen-Âge. Les Presses du Languedoc Max Chaleil, Éditeur 1988